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TU QUOQUE, FILI L’accession imprévue du « fils à papa » à

la présidence de l’entreprise familiale et la construction du


rôle de leader
Charles Ove
Dans Sociétés 2020/3 (n° 149) , pages 121 à 135
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0765-3697
ISBN 9782807394292
DOI 10.3917/soc.149.0121
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Marges

TU QUOQUE, FILI
L’ACCESSION IMPRÉVUE DU « FILS À PAPA »
À LA PRÉSIDENCE DE L’ENTREPRISE FAMILIALE
ET LA CONSTRUCTION DU RÔLE DE LEADER
Charles OVE∗1
Président du Groupe OUU
Professeur associé au CNAM
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Résumé : Cet article retrace les circonstances qui amènent un fils, universitaire, éloigné
des affaires familiales, à succéder à son père à la tête d’un grand groupe d’expertise
comptable. Au travers d’une approche auto-ethnographique, il s’agit de repérer les fonc-
tions symboliques des rituels et des rôles institutionnels. Ces rôles qu’endosse le nou-
veau « leader » pour construire sa légitimité mettent en évidence les mutations profondes
des modes de gouvernance : « organisation » rationnelle et technique dans sa version
moderne, dominée par la figure du père, l’entreprise postmoderne apparaît plus orga-
nique, fraternelle, marquée par le retour des affects et du besoin d’émotions collectives,
ce que Durkheim appelait la « transcendance sociale ».
Mots clés : entreprise, gouvernance, pouvoir, organisation, symbole, auto-ethnogra-
phie, rites, rituels, succession, leadership

Abstract: This article traces the circumstances that lead a son, an academic, far removed
from the family business, to succeed his father at the head of a large auditing and account-
ing business. Through an autoethnographic approach, the symbolic functions of rituals
and institutional roles are identified. These roles that the new “leader” assumes to build
his legitimacy highlight the profound changes in modes of governance: a rational and
technical “organization” in its modern version, dominated by the figure of the father, the

1. ∗ Auteur signant sous un pseudo pour des raisons de confidentialité vis-à-vis de son
entreprise. Tous les noms propres ont été modifiés.

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postmodern company appears more organic, fraternal, marked by the return of affects
and the need for collective emotions, what Durkheim called “social transcendence.”
Keywords: company - governance - power - organization - symbol - autoethnography -
rites - rituals - succession - leadership

Introduction
Ce travail autoréflexif prend sa source dans les interrogations formulées dans
la conclusion du manuel de référence des écoles de commerce, le Strategor2. Les
auteurs énoncent les questions suivantes, auxquelles le dirigeant doit, d’après eux,
s’efforcer de répondre avant une prise de fonction : Pourquoi suis-je là ? Quel est
ce « moi » qui a la prétention de diriger les autres ? Que va m’apporter ce rôle ?
Que vais-je apporter à l’organisation ? Jusqu’où irai-je dans l’identification à mon
poste ?
Posons quelques jalons de l’histoire. L’entreprise familiale d’expertise-comp-
table « OUU » est créée à la fin des années 1950 par mon père, Joseph Ove.
Aujourd’hui, elle rassemble plus de six cents personnes et une quarantaine d’asso-
ciés. Elle réalise un chiffre d’affaires de cinquante millions d’euros et est implantée
sur vingt-cinq sites. Mon frère aîné, successeur désigné, en a présidé le Directoire,
jusqu’à sa mort prématurée en 2011. Mon père, âgé de quatre-vingts ans, se voit
alors dans l’obligation d’en « reprendre » la présidence. Ces événements me jettent
brutalement « en situation » : en 2011, je rejoins le conseil d’administration, dont
je suis le seul « extérieur » car ne travaillant pas dans le groupe ; en 2013, je quitte
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l’univers académique, ma carrière de chercheur et de directeur d’école de com-
merce, pour rejoindre OUU et « accompagner » mon père. C’est en 2016, peu de
temps avant son décès, que je prends finalement la présidence du groupe.
Je propose de conduire, dans une perspective anthropologique et « à la pre-
mière personne », l’analyse des différents « rôles » qu’en tant que « fils à papa »,
gay de surcroît dans un monde professionnel provincial plutôt hétéronormé, j’ai dû
endosser pour incarner cette fonction de président. Le groupe OUU, objet d’obser-
vation, est vu premièrement « du dehors » (j’ai d’abord été éloigné des affaires
familiales), puis « du dedans » (au moment de la reprise de la gouvernance) et enfin
partiellement, aujourd’hui, « du dessus » (puisque je suis, à présent, à la tête de
ce groupe). Je tâcherai de caractériser les types de rôles, les figures symboliques
dont j’ai constaté qu’ils s’exprimaient dans l’exercice de cette présidence, et qui ont
guidé mes premiers pas de président.

2. B. Garrette, L. Lehman-Ortega, F. Leroy, P. Dussauge et R. Durand (Eds.), Strategor,


8e édition, Dunod, Paris, 2019.

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Le groupe OUU : une « dissertation participante »


Commençons par livrer le « récit organisationnel » du groupe OUU. En 1955,
mon père, Joseph Ove, débute chez un comptable agréé qui pratique la « cava-
lerie » : il rembourse ses propres dettes anciennes avec de nouvelles. Condamné
par la justice, son cabinet est placé en liquidation et mon père rachète, en 1957,
au tribunal de commerce, six clients agriculteurs : c’est la première pierre de son
cabinet indépendant, qu’il baptise la « Fiduciaire de P. ». Dès cette époque, il se
jette à corps perdu dans le travail, déploie une vigueur toujours renouvelée à
satisfaire des clients exigeants, et à en conquérir de nouveaux. Son ambition, vite
atteinte : devenir une référence nationale pour les coopératives agro-alimentaires
dans cette région où « l’agro-business » règne en maître.
En 1965, il devient le premier expert-comptable diplômé de S., et son cabinet
se transforme en « Fiduciaire de P. ». Dès lors, il n’a de cesse de s’éloigner de la
« tenue des comptes » pour s’orienter vers le conseil aux grosses exploitations
agricoles, le commissariat aux comptes de coopératives et le conseil aux PME
locales. Son « relationnel clients » mobilise d’une part le réseau de son beau-père,
Paul Filliozat, héros de la résistance locale, et d’autre part ses amis entrepreneurs,
rencontrés via le Rotary Club. Il est également inspiré et stimulé par la fréquen-
tation des « grands » de l’audit français, issus de la même génération : Claude
Guérard, Édouard Sallustro et Robert Mazars3. Son exigence professionnelle est
singulièrement élevée, en regard de son environnement concurrentiel local. En
1971, il s’associe à André U… Ils créent ensemble une entité de commissariat aux
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comptes : Ove U… et Associés (« OUA »), devenu par la suite OUU après l’inté-
gration de Gérard U.
Mon frère aîné, Babo, obtient son baccalauréat en 1974. C’est lui l’héritier dési-
gné. Il prépare donc l’expertise comptable, un Master de sciences économiques
(un Master généraliste équivalent à un « MBA » d’aujourd’hui) ainsi qu’une licence
de droit des affaires. Une formation solide, sur un plan théorique aussi bien que
pratique : les vendredis et pendant les vacances, il travaille déjà avec mon père.
Dans le cercle familial, au quotidien, leurs échanges portent sur des questions fis-
cales. En 1981, il est le plus jeune expert-comptable de France. Il s’intéresse aussi,
très tôt, aux systèmes d’information et à la micro-informatique.
Quant à moi, je suis le benjamin de la famille. Je sors d’HEC en 1988. Babo
propose de me recruter. J’aimerais venir travailler à S. pour des raisons sentimen-
tales. Or je viens de « faire mon outing ». Certes, l’homosexualité est dépénali-
sée depuis 1982, mais elle est encore fortement réprouvée. Mon père me refuse
l’entrée dans le groupe. Babo ne m’abandonne pas, il réussit à le faire plier, mais
je n’accède qu’à la branche « OUU Consultants », que mon frère dirige. Je pratique
le conseil financier, principalement pour des collectivités locales, et développe une
clientèle en marge de celle avec laquelle OUU était habituée à travailler. Dès cette

3. Ces trois entités sont fusionnées aujourd’hui sous la bannière Mazars, seul groupe
d’audit français de rang mondial.

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époque, je me trouve comme « à côté » du groupe familial : un « en dedans/en


dehors » initial qui marque encore, d’ailleurs, ma pratique de dirigeant aujourd’hui.
Je décide finalement de quitter S. et OUU en 1996 pour embrasser une carrière
académique, et j’intègre le groupe Sup de Co D, une grande École de commerce.
J’écris une thèse de management à forte vocation ethnométhodologique autour
de mon expérience de consultant en finance locale. Malgré mon éloignement
physique et professionnel, je reste toutefois le proche confident de mon frère Babo,
mais aussi de mon père, alors que leur relation connaît des tensions parfois très
fortes.
Le groupe OUU, de son côté, se développe considérablement et passe de
trois cents à plus de quatre cent cinquante personnes. Mon frère Babo en préside
le Directoire. Un de mes cousins est approché par mon père pour prendre la
succession de Babo. En 2007, mon frère Thierry meurt, puis c’est le tour de mon
frère Babo, en 2011. C’est alors que mon père me demande d’intégrer le conseil
d’administration. Je suis le dernier enfant vivant de la famille « Ove-Filliozat». Je
comprends, peu à peu, que mon père a jugé que mon cousin ne serait pas celui
qui devait succéder à Babo.
Lorsque mon père frôle la mort en 2013, je prends conscience de l’immense
responsabilité que j’avais, jusqu’alors, refusé de voir. Mes neveux ne sont pas
encore prêts à reprendre le groupe ; le sort de quatre cent cinquante personnes
est en jeu. Tout ceci me pousse à venir examiner la situation de OUU. Je suis, à
cette époque, très à l’aise dans mon métier de directeur d’une école de commerce.
En outre, je connais mal le groupe, j’ai tout au plus quelques vagues souvenirs
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de certains associés historiques. Je n’imagine pas d’autre issue que la vente de
l’entreprise.
Contre tout pronostic, mon père revient à la vie. La question de la succession
continue néanmoins de se poser de manière urgente. Je décide finalement de quit-
ter le monde des écoles de management pour rallier l’entreprise familiale, d’abord
en position d’observateur. Mon père approuve cette position « en réserve ». En
fait, je me prépare à travailler sur le « coup d’après » pour OUU, c’est la raison
pour laquelle je préfère demeurer proche, géographiquement et sentimentale-
ment, de mes parents. D’un point de vue affectif, compte tenu des circonstances
tragiques dans lesquelles mes parents ont perdu trois de leurs quatre enfants, il est
essentiel pour moi d’accompagner mon père au crépuscule de sa vie. Or cette vie
étant étroitement liée au destin de l’entreprise OUU, il me faut, moi aussi, embras-
ser OUU. Il se trouve que mes recherches en management me portent vers une
approche par le témoin ; intégrer OUU devient une occasion unique de revenir sur
le « terrain », un terrain empli de significations nouvelles.
J’ai déjà, alors, une expérience de management en situation de crise. Néan-
moins, dans ce champ professionnel marqué par une haute technicité, mon statut
d’universitaire n’est guère reconnu. Pourtant, on s’accorde à dire que mon regard
neuf me confère une capacité d’étonnement, atout suffisant pour m’envoyer exa-
miner les sites en difficulté. Je procède au licenciement de plusieurs associés.

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Peut-être ai-je utilisé cette opportunité pour composer de moi-même une image
d’« intraitable » qui, je le pensais alors, pourrait me servir pour la suite. Je travaille
aux côtés de mon père, qui a retrouvé assez d’entrain pour racheter plusieurs cabi-
nets. Je l’aide à rédiger ses écrits, ses lettres aux associés ; je réécris ses discours,
car il n’a jamais été à l’aise avec la prise de parole en public. Contre toute attente,
en dépit de nos modes de vie diamétralement opposés, nous travaillons en par-
faite harmonie. À présent, mon père voudrait que je reprenne la présidence du
directoire, c’est-à-dire la direction opérationnelle du groupe : la place qu’occupait
mon frère Babo.
Je n’ai guère été un « opérationnel » de l’expertise comptable. Je ne souhaite
donc pas me placer dans une position surplombante par rapport au savoir-faire
technique des associés et des collaborateurs. En outre, je suis profondément mar-
qué par l’esprit académique, qui privilégie la relation aux « pairs ». C’est pourquoi,
dès le départ, je choisis délibérément une posture managériale fondée sur l’écoute
et la recherche des professionnels de « confiance ». Je m’imprègne également
de la fonction de présidence de mon père. Celui-ci trouve chez moi un interlo-
cuteur intime. Je lui sers de chauffeur, quand nous allons visiter des filiales ou
des cabinets à reprendre ; de confident, quand il partage avec moi son ressenti
sur les associés et collaborateurs. Nous débattons aussi du mode d’exercice de la
fonction présidentielle, du contrôle, de la maîtrise sur les autres qu’elle implique.
De mon côté, j’avais eu l’occasion d’observer, notamment aux côtés de présidents
d’institution académique, un style encourageant, non intrusif. J’étais partisan de
« laisser de l’air » aux lieutenants, qui sont les « tenants du lieu » réel. Mon père,
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lui, voulait être au fait de tout, quitte à brider le travail collectif, voire l’applica-
tion des décisions. Enfin, je profite de l’aide de mon neveu et de ma nièce qui
m’aident à comprendre certains fonctionnements sociaux et techniques, et, évo-
luant à l’intérieur de OUU, je me familiarise avec l’environnement ; j’apprends à
connaître les personnes qui composent l’entreprise. C’est cela, plus encore que
sa vision du métier, que mon père me transmet. C’est d’abord par son œil que je
découvre le groupe – je regagne, en quelque sorte, plusieurs dizaines d’années de
connaissance de l’organisation. Il ne fait aucun doute que certains associés ont
perdu « son oreille », et que mon arrivée n’est pas appréciée de tous. Mon rôle
dans l’organisation, pendant cette période de transition, est très ambivalent : je
suis à la fois l’héritier, à l’allure parfois prétentieuse, avec ses diplômes et ses choix
vestimentaires, celui qui divise le groupe (en grec, diabolein), mais aussi bien celui
qui rassemble (symbolein), le « sauveur » réalisant « l’unité » – figure mythique dont
l’anthropologie de l’imaginaire a montré, dans les récits collectifs, la « puissance
mobilisatrice »4.
Dans un deuxième temps, avec l’aval de mon père, je nomme un directoire
nouveau, resserré et de confiance. Il s’agit alors de le doter de sa propre autorité,
en attribuant juridiquement les postes, et en permettant à ses membres de prendre

4. R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Seuil, coll. « Points », Paris, 1986,


p. 181.

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la parole lors des cérémonies. Il faut également éloigner mon père des décisions
prises par ce nouveau directoire. D’un tempérament très autocrate, il n’hésitait
pas à revenir sur certaines décisions du directoire que présidait mon frère : c’est
ce que je tiens à éviter.
Je pose de nouveaux piliers stratégiques, tout en maintenant l’esprit de
conquête propre à la présidence de mon père, soutenu activement par un conseil
de surveillance renouvelé, constitué de personnalités extérieures, sur le modèle
de ce que j’avais observé dans l’enseignement supérieur. Il s’agit de personnalités
qualifiées, aptes à donner un avis sage et éclairé au directoire si l’intérêt du groupe
l’exige, voire à ma famille s’il le faut.
Mon statut d’homme gay, célibataire, sans enfant, a curieusement facilité
cette transmission familiale. On ne peut guère me soupçonner de vouloir favoriser
mes enfants dans la succession. Je dois être attentif à l’équilibre entre l’intérêt du
groupe, sur lequel je veille comme sur le corps d’une petite sœur fragile, toujours
proche de la mort – j’y reviendrai ; celui de chaque associé, avec lesquels j’ai noué
un pacte de confiance ; et celui de ma famille (mes nièces et neveux).
Ma mission consiste à favoriser l’épanouissement et le développement du
groupe OUU, ce membre symbolique de ma fratrie. À présent que voilà consti-
tuée cette nouvelle équipe d’associés, le temps est désormais à la stratégie et à
l’innovation, à un moment charnière du métier, dans un contexte de digitalisation
intensive des métiers de la comptabilité.
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Mort rituelle et renaissance
À l’enterrement de mon père, l’entreprise OUU est terriblement présente.
L’homme, le père, le mari ne font qu’un avec l’entreprise qu’il a créée. Il la porte
en lui, et jusqu’à la mort. Aussi l’hommage que je prononce s’adresse-t-il largement
aux associés, présents en nombre, et que je sais très inquiets de la disparition de
mon père et de sa succession. Me considérant extérieur au groupe, sans attache-
ment à l’entreprise et peu pressé de quitter mon métier académique, ils me soup-
çonnent certainement de désirer la cession de OUU. En réalité, ces funérailles sont
une première occasion de manifester la cohésion avec les membres de OUU, sur le
chemin qui me mènera à un mode de leadership qui m’est propre. Le sociologue
Émile Durkheim a souligné la fonction de ce qu’il nomme les « rites piaculaires »,
où la mort, les rituels funéraires donnent le prétexte d’un rassemblement émo-
tionnel :
« Quand un individu meurt, le groupe familial auquel il appartient se sent
amoindri et, pour réagir contre cet amoindrissement, il s’assemble. Un com-
mun malheur a les mêmes effets que l’approche d’un événement heureux :

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il avive les sentiments collectifs qui, par suite, inclinent les individus à se
rechercher et à se rapprocher5. »

La mort produit de la cohésion sociale, en particulier au sein du groupe fami-


lial. Pour l’anthropologue Louis-Vincent Thomas, la mort provoque une véritable
« reprogrammation » :
« Le groupe se re-serre autour du défunt, il refait provision d’énergie pour
continuer à écrire son histoire. » Le deuil permet même une « refondation du
contrat originel autour d’une volonté de changement (ou de retour aux ori-
gines elles-mêmes, ce qui revient au même), au nom du sacrifice des défunts
honorés »6.

C’est bien en ce sens que cette épreuve du deuil nous rassemble. Mais elle
va se charger d’une signification symbolique plus forte encore. En effet, suivant
mon instinct, guidé par une sorte de lucidité émotionnelle, je dévoile, lors des
obsèques, ce qui était resté jusque-là un secret de famille : la mort de la petite
Marie-Laurence, troisième enfant de mes parents, peu de temps après sa nais-
sance. C’est précisément à cette même époque que mon père lance son cabinet
indépendant d’expertise comptable. Une interprétation psychanalytique des moti-
vations inconscientes de mon père pourrait aller jusqu’à voir dans son opiniâtreté
professionnelle un investissement de substitution à l’amour qu’il n’a jamais pu
donner à son unique fille.
Pas un associé ou salarié de OUU ne m’a, depuis ce discours, reparlé de
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Marie-Laurence. Que peut bien signifier ce silence ? Probablement que le secret se
perpétue, mais qu’il est dorénavant partagé. Il lie les membres du groupe comme
le secret lie entre eux les initiés des cultes dits « à mystères »7.
On devine combien l’ostension de ce secret de famille est, à ce moment-là,
pour moi, un acte d’engagement extrême, bien au-delà de ce qu’aurait exigé ma
simple responsabilité économique ou sociale. Je ne peux parler de Marie-Lau-
rence, qui plus est en présence de ma mère, aux associés du groupe, sans me
sentir intérieurement lié ; je me promets alors de tout faire pour que le groupe
reste familial. Ainsi, ce récit familial se mue, le jour de l’enterrement, en récit
mythique, à la fois fondateur (récit de la genèse de OUU), mais aussi porteur de
régénération. La mort du Père est surmontée grâce à « la petite morte », enfant
éternelle, image de vie et de vitalité. On retrouve les caractéristiques de la « mort
initiatique » décrite par Mircea Eliade, marquée par des « images et symboles

5. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Le Livre de Poche,


Paris, 1991, p. 571.
6. L.-V. Thomas, Rites de mort, Fayard, Paris, 1985, p. 277.
7. Étymologiquement, le « myste » est « celui qui tient clos sa bouche et ses yeux », du
grec μυω, « fermer ».

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solidaires de la germination et de l’embryologie » et associée à un « symbolisme


du commencement »8.

Autorité et confiance
Toute renaissance doit-elle débuter sous les auspices d’un événement mal-
heureux ? La mort de mon père, la disparition de mon frère Babo, si injuste : la
douleur est-elle la source des refondations ? C’est bien, en effet, Eliade nous le
rappelle, l’une des leçons de l’initiation traditionnelle. L’initiation est marquée par
la souffrance, et la reconnaissance de cette souffrance par les autres. Durkheim,
encore, décrit l’initiation comme une seconde naissance :
« Ici et là, on admet que la douleur est génératrice de forces exceptionnelles.
Et cette croyance n’est pas sans fondement. C’est, en effet, par la manière
dont il brave la douleur que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme.
Jamais il ne s’élève avec plus d’éclat au-dessus de lui-même que quand il
dompte sa nature au point de lui faire suivre une voie contraire à celle qu’elle
prendrait spontanément. Par là, il se singularise entre toutes les autres créa-
tures qui, elles, vont aveuglément où les appelle le plaisir ; par là, il se fait une
place à part dans le monde. La douleur est le signe que certains des liens qui
l’attachent au milieu profane sont rompus ; elle atteste donc qu’il est partielle-
ment affranchi de ce milieu et, par suite, elle est justement considérée comme
l’instrument de la délivrance9. »
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L’arrachement aux liens « profanes », nous dit Durkheim, permet une consé-
cration. Eliade, de même, a montré comment l’homme initié devient un « homme
fait » en s’éveillant à la vérité de « l’Histoire sacrée conservée par les mythes » et
sous les auspices des « Êtres surnaturels »10. Connaître leurs secrets permet de
renaître. Ainsi, en évoquant ma « petite » sœur (je suis en réalité son puîné) devant
cette assemblée d’associés, en invoquant la douleur de ce deuil, je touche par mon
discours à une forme de sacralité rituelle.
Ce moment de renaissance et d’initiation symbolique, pour fondateur qu’il
soit, ne suffit pas, toutefois, à asseoir ma place de leader. Où trouver à présent la
« force de diriger » ? Qu’est-ce qui, pour reprendre l’interrogation de Heidegger,
peut diriger celui qui endosse la responsabilité de diriger les autres11 ?
En France, l’expertise comptable est une profession particulièrement tech-
nique, requérant une longue pratique. Mes premiers pas chez OUU sont difficiles.
Je comprends assez bien la finance d’entreprise et le contrôle de gestion, mais
je ne suis plus du tout au fait des règles fiscales. Le roi est nu. Je dois même

8. M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes (1959), Gallimard, coll. « Folio essais »,
Paris, 1976, pp. 18-19.
9. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., pp. 535-536.
10. M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, op. cit.
11. M. Heidegger, Écrits politiques 1933-1966, Gallimard, Paris, 1995.

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avouer que je me découvre une certaine aversion pour le vocabulaire obscur et les
approches byzantines des juristes. Mais je suis, déjà à l’époque, convaincu que je
ne gagnerai ni ma légitimité, ni la reconnaissance, par un surplus de technicité. Je
n’ai jamais souhaité masquer mes imperfections techniques par une position sur-
plombante et autocratique. Au contraire, je vais m’attacher à susciter la confiance
par une approche horizontale. C’est le passage de la Loi du Père à la loi des frères,
que Michel Maffesoli a souvent évoqué comme une caractéristique du passage
du paradigme moderne au paradigme postmoderne12. Maffesoli nous rappelle
également le sens premier de l’auctoritas : « ce qui fait croître » :
« Autre forme de socialisation […], en ce que l’autorité, au lieu de postuler
le vide (en son sens péjoratif), reconnaît qu’il y a là, dans le là (le Dasein),
quelque chose qu’il faut faire ressortir. Accompagner. L’autorité sert, en ce
sens, de révélateur de l’Être collectif. Au-delà de la verticalité, elle met l’accent
sur l’immanence du monde. Immanentisme de la communauté13. »

J’aime à rapprocher cette « auctoritas » originelle de la « pousse de la plante »


décrite par François Jullien14. Le philosophe raconte une histoire rapportée par
le penseur et éducateur confucéen Mencius, celle d’un paysan qui rentre chez lui,
exténué d’avoir tant travaillé : pour faire pousser les plantes plus rapidement, il a
tiré sur les tiges. Mencius en conclut qu’il vaut mieux attendre que « ça pousse »,
ce qui ne signifie pas « ne rien faire » ; il s’agit de « laisser faire », ou plutôt de
« favoriser » le processus de pousse, sans pour autant délaisser. « Il faut se garder
de l’impatience et de l’inertie. » Dans le même ordre d’idées, je qualifie quant à
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moi mon rôle de « mission atmosphérique » : je cherche à créer les conditions d’un
maintien des structures, d’un environnement social de concorde pour agir avec
des éléments favorables à « la pousse de OUU ». Je suis parfois critiqué par cer-
tains associés qui attendent l’énonciation d’une grande saga du futur conquérant ;
je m’y refuse absolument par superstition, mais aussi en vertu d’une prudence
épistémologique de nature typiquement postmoderne qui écarte les grands récits
eschatologiques.
Laisser pousser, c’est, en somme, « autoriser » (c’est cela, l’autorité) la plante à
pousser, faire « confiance » à la plante. Par conséquent, la confiance est un autre
pilier du leadership que je bâtis peu à peu. Là encore, je le dois à mon père. C’est
l’une de ses dernières paroles : « Tu as toute ma confiance. » Mon frère et lui par-
laient de ceux qui avaient leur confiance, de ceux à qui ils avaient fait confiance.
Ce n’était pas des mots en l’air, mais des dettes inextinguibles. Mon père et mon
frère se seraient fait trancher la gorge plutôt que trahir une parole donnée.

12. M. Maffesoli, Le Réenchantement du monde. Une éthique pour notre temps, La Table
Ronde, Paris, 2007.
13. Ibid.
14. F. Jullien, Conférence sur l'efficacité, Presses universitaires de France, Paris, 2005.

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130 TU QUOQUE, FILI

En fin de compte, ils m’ont transmis ces symbolon15. Rappelons qu’à l’origine
le terme désigne un signe de reconnaissance s’inscrivant dans les lois de l’hos-
pitalité antique entre des familles alliées : chacun des hôtes conservait la moitié
d’un objet coupé en deux, qu’ils transmettaient à leurs enfants. Je suis porteur de
leur dette symbolique. C’est une forme de contre-don, au sens de Marcel Mauss ;
si je suis capable de faire confiance, c’est en contrepartie d’un don premier : la
confiance que l’on m’a témoignée.

« Chefferie » et égrégore
J’ai beaucoup appris de l’exercice du pouvoir en fréquentant des maires, dont
certains avaient été ministres, sur l’art du discours « d’évocation » : comment faire
vivre des symboles ou faire revivre des personnes disparues ? Comment com-
pose-t-on une cérémonie (vœux, assemblée générale, anniversaire, inauguration
de nouveaux locaux), comment distribue-t-on la parole ? Dans son ouvrage sur
le leadership, James G. March affirme que le leader doit être à la fois « plombier »
(compétences techniques) et « poète »16 (le pouvoir des mots et des images). Ethno-
logues et sociologues l’ont souvent souligné : la constitution du groupe humain, sa
capacité à faire corps, à tenir ensemble et à durer, reposent bien davantage sur la
perdurance des rites, les formes qu’ils prennent, que sur le message en tant que tel,
sur son contenu. Les rites mis en œuvre lors de cérémonies collectives instaurent
de façon performative un ordre social (que Durkheim qualifie de « sacré »17), et
dans lequel on s’insère, on s’agrège, par la participation. Le rite engage les partici-
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pants dans la reconstitution de cet être collectif abstrait (Malinowski18, Tambiah19),
désigné dans certaines traditions occultistes sous le nom d’« égrégore ».
L’entreprise n’est ni une famille bien sûr, ni une communauté traditionnelle, ni
même un groupe uni par ces « affinités électives » dont parle Maffesoli à propos
de ce qui assemble les tribus postmodernes. Mais elle reste un ensemble d’êtres
humains et l’usage des rites y fonctionne comme ailleurs dans le corps social20.
L’œuvre fondatrice de Trice et Beyer montre comment certains rites que l’on peut
qualifier de théâtraux21 sont non seulement le moyen privilégié pour qu’un groupe
se « pense » et s’identifie lui-même comme groupe, mais aussi un moyen de définir
des hiérarchies au sein de ce groupe.

15. A. Caillé, « Don et symbolisme », Revue du Mauss, 12, 1999, pp. 122-147.
16. J. G. March et T. Weil, On Leadership, Blackwell, London, 2005.
17. H. Jonas, « Durkheim et l’extase collective », Trivium [En ligne], 13 | 2013, mis en ligne
le 28 février 2013, consulté le 17 mai 2020, http://journals.openedition.org/trivium/4420.
18. B. Malinowski. Trois essais sur la vie sociale des primitifs, Payot, Paris, 1933.
19. , S. J. Tambiah, « A Performative Approach to Ritual », Proceedings of the British
Academy, 65, 1981, pp. 113-169.
20. H. Colas, Les rites et les symboles dans les organisations : lectures d'une expérience de
conseil en finances communales, thèse de doctorat en gestion soutenue en 1999 à Paris 9.
21. H. Trice et J. Beyer, « Studying Organizational Cultures through Rites and ceremo-
nials », Academy of Management Review, vol. 9, n° 4, 1984, pp. 653-669.

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CHARLES OVE 131

Rappelons que les « rites de passage » servent à accompagner des change-


ments d’état, ainsi que l’avait noté Arnold Van Gennep22. C’est par le rite qu’on
endosse véritablement son nouveau rôle. Le découpage d’une cérémonie, l’ordre
dans lequel les gestes s’accomplissent et les participants prennent la parole importe
bien plus que ce qui est véritablement dit. Je ne sais pas si mon père en avait
conscience lorsque, vers la fin, il me laissait presque systématiquement prendre la
parole en son nom, mais il est certain que de parler « à la place du chef » est hau-
tement signifiant. Ainsi, le chef approuve une succession, cette parole qu’il confie
à quelqu’un d’autre désigne le successeur.
Les rites cependant n’ont pas seulement une fonction « théâtrale ». Le rituel de
l’Eucharistie s’appuie sur la phrase rituelle prononcée par Jésus : « Vous ferez cela
en mémoire de moi23. » Bien souvent, les rites permettent de créer un lien entre
des mondes antérieurs (dans le temps) ou contigus (dans l’espace). C’est la thèse
de Gebauer et Wulf24, qui reprennent les idées de Goodman25 dans Manières de
faire des mondes : on ne crée pas un monde à partir de rien, on crée des mondes
à partir d’autres mondes à notre disposition. Pour Gebauer et Wulf, nous appré-
hendons le monde social de façon mimétique, en reproduisant les « ritèmes » cor-
porels à notre disposition. Les actions sociales se lient « fibre à fibre », inscrivant
l’individu dans une continuité, dans un processus de transformation. On est loin
de la conception d’une action qui viendrait « couper » le temps entre un avant et
un après. Au contraire, ces séries de ritèmes forment des chaînes sans commence-
ment ni fin. Ainsi, mes premiers pas de président ont précisément consisté à créer
un lien à la fois avec mon père, qui venait de mourir, et mon frère, mort depuis
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huit ans, en n’hésitant jamais à les évoquer comme les « esprits » protecteurs et
totémiques du groupe.
Dans le monde des entreprises, la coutume veut que le président ouvre et
ferme les cérémonies. Dans le rituel maçonnique, ce rôle est dévolu au « maître
des cérémonies ». Sa déambulation ritualisée dans le temple, les cierges qu’il
allume, ainsi que le dévoilement du tapis de loge, marquent symboliquement la
séparation du temps profane et de celui de la « tenue » maçonnique. C’est ainsi
que je conçois mon rôle de président : la première prise de parole ouvre un temps
du rituel, il sépare le « temps du collectif » du « temps de l’individualité ».
On trouve chez l’ethnologue Pierre Clastres une analyse pénétrante des fonc-
tions de la « chefferie » indienne. Dans la plupart des langues des ethnies étudiées,
il n’existe pas de terme pour désigner ce « chef ». Au sens où l’entend la mentalité
occidentale, c’est-à-dire la possibilité d’imposer des décisions par la force, ce chef
est dépourvu d’« autorité ». Reprenant l’analyse de Robert Harry Lowie, Clastres

22. A. Van Gennep, Les Rites de passage (1909), A. et J. Picard, Paris, 1981.
23. Luc, 22, 19.
24. G. Gebauer et C. Wulf, Jeux, rituels gestes, les fondements mimétiques de l’action
sociale (1998), Anthropos, Paris, 2004.
25. N. Goodman, Ways of worldmaking 1978, trad. fr. par Jacqueline Chambon, Manières
de faire des mondes, Gallimard, coll. « Folio essais », Paris, 1992.

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132 TU QUOQUE, FILI

distingue trois « propriétés essentielles », « conditions nécessaires du pouvoir »


dans les populations amérindiennes qu’il a étudiées :
1. « Le chef est un “faiseur de paix” ; il est l’instance modératrice du groupe, ainsi
que l’atteste la division fréquente du pouvoir en civil et militaire.
2. Le chef doit être généreux de ses biens, et ne peut se permettre, sans se déju-
ger, de repousser les incessantes demandes de ses “administrés”.
3. Seul un bon orateur peut accéder à la chefferie26. »
Cette « triple qualification » correspond bien aux caractéristiques des modes
de gouvernance que j’ai vues mises en actes. Grand pacificateur et régulateur,
le chef ne peut employer la coercition qu’en cas de menace extérieure (le chef
retrouve, alors, sa fonction de chef de guerre). Cette fonction correspond tout à
fait à celle de président du conseil de surveillance, auquel notre droit des sociétés
ne confère aucune compétence opérationnelle.
Sa générosité est en réalité une « servitude » : le pouvoir suppose la capa-
cité de donner sans compter. Le comportement de mon père, à bien des égards,
répondait à cette fonction. Très frugal dans sa vie quotidienne, il investissait tous
ses revenus dans le développement du groupe.
Enfin, le chef doit être un bon orateur. Pour ma part, j’aime le qualifier de
« Prince bavard »27. Pierre Clastres montre justement comment le chef doit, tous
les jours, « gratifier d’un discours édifiant les gens de son groupe », exhortant à
« vivre selon la tradition […] le thème habituel de ces harangues est la paix, l’har-
monie et l’honnêteté ». La très haute estime dans laquelle la fonction oratoire est
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tenue n’empêche pas que les groupes ainsi harangués « ne prêtent souvent pas
la moindre attention au discours de leur leader, qui parle ainsi dans l’indifférence
générale »28. Là encore, il y a manifestement une constante anthropologique. Je
reconnais la façon dont je compose moi-même mes discours : je débute avec
l’histoire du groupe, puis j’introduis le thème du rassemblement, de la force du
groupe en tant qu’ensemble, j’invoque la nécessité de l’indépendance pour se
développer. Je rappelle systématiquement que ce sont les membres du directoire
qui détiennent le pouvoir de l’action. En tant que président, je possède seulement
le pouvoir de nommer ce directoire et de prononcer la vente du groupe : il s’agit
en fait de deux paroles performatives extrêmement puissantes, et je me félicite
évidemment de n’avoir pas eu à mobiliser la seconde jusqu’à présent.
Les paroles engagent ceux qui les prononcent, mais pas uniquement. La
dimension performative des rituels lie à la fois le grand prêtre, mais aussi les
participants au rituel. Lors des réunions d’associés et des assemblées générales,
je demande à ceux qui sont présents d’applaudir pour saluer l’action des deux

26. P. Clastres, La Société contre l’État, Éditions de Minuit, Paris, 1974, p. 27.
27. Cette fonction oratoire me terrorisait lorsque je faisais mes premiers pas en tant que
directeur, sujet à un trac épouvantable lors de mes discours, et devais consulter les manuels
enseignant à « parler en public ».
28. P. Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 29.

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CHARLES OVE 133

membres du directoire. Cette démonstration physique, le bruit des mains qui


claquent, manifeste la force collective que certaines traditions, je l’ai évoqué plus
haut, nomment : « égrégore ».

Conclusion
Comment mon père, PDG fondateur, patriarche, notable, homme de métier,
entrepreneur volontaire, conquérant et charismatique a-t-il pu laisser sa place à un
tel « vilain petit canard » ? Comment un universitaire gay arrive-t-il en « deus ex
machina » d’une entreprise familiale et provinciale d’experts comptables ?
C’est ce que j’ai voulu comprendre et faire comprendre en écrivant cet article.
J’ai montré comment ma légitimité s’était bâtie « par frottements », à l’intuition,
par tâtonnements, voire improvisation. Ouvertement gay et sans enfants, je savais
que cette légitimité ne pouvait pas être purement et simplement généalogique.
Dépourvu de compétences opérationnelles suffisantes, je pouvais difficilement
m’appuyer sur un savoir technique. Quant à une éventuelle légitimité charisma-
tique, elle est pour moi lointaine et vaniteuse.
Je trouve plus fertile l’idée développée par Paul Ricœur de « parcours de
reconnaissance », qui discrimine entre le vrai et le faux, et place la possibilité de la
reconnaissance de soi et de l’autre dans le tissu inextricable de l’interdépendance
des sujets29. Au fil du temps, je suis parvenu à comprendre que je représentais
nécessairement une forme de promesse pour l’avenir du groupe, puisque, par ma
présence, je réaffirmais son identité familiale. OUU ne saurait être une « société
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anonyme », simple société « par actions ». Elle est une société de signataires, où
navigue la responsabilité ; une entreprise qui expose son « visage », celui dont
parle Emmanuel Levinas30, pour qui il « constitue le fait originel de la fraternité »,
ou encore la « face », notion cardinale dans nombre de cultures asiatiques, où elle
régit l’ensemble des interactions sociales31.
Ainsi, à l’écart des chemins de légitimation habituels du management que
repérait déjà Max Weber (légitimité « traditionnelle », « charismatique », « technico-
rationnelle »32), restait une approche « bricolée » à partir d’emprunts au champ
de l’anthropologie. Le récit de la transmission familiale ne pouvant être pris au
premier degré, j’ai donc pris le parti de l’afficher pleinement comme récit, comme
métaphore, dans sa fonction mythologique. L’autorité ne pouvant être tirée d’une
quelconque supériorité technique, je l’ai revendiquée en nommant un directoire
et des associés plus compétents que moi dans le domaine de l’expertise-comp-
table, ainsi qu’en désignant des personnes qualifiées au conseil de surveillance.

29. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris, 2004.


30. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, et
Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, Montpellier, 1972.
31. Ainsi en Chine, par exemple : le Mianzi, (面子), la « face », l’apparence, l’identité sociale.
32. M. Weber, « Les trois types purs de la domination légitime », traduction d’Elisabeth
Kauffmann, Sociologie, vol. 5, n° 3, 2014, pp. 291-302.

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134 TU QUOQUE, FILI

Horizontalité de la puissance davantage que verticalité du pouvoir, dirait Michel


Maffesoli33.
Ce faisant, j’ai conféré à l’exercice de la présidence une dimension de « chef-
ferie » au sens anthropologique, plus peut-être que de « leader » : producteur de
discours et d’images symboliques, régulateur de l’émotionnel, autorité de celui qui,
au lieu d’imposer, autorise. Si l’on doit toutefois parler d’une figure du leader, celle
qui apparaît est celle d’un rôle qui, au bout du compte, s’assume en tant que rôle.
Loin de l’identification totale de l’individu qu’était mon père à sa fonction de chef
d’entreprise, une nouvelle modalité d’assumer un « leadership » ou une autorité
émerge, qui fait place à la possibilité de jouer de la multiplicité des dimensions et
des identifications de la personne. Ainsi, c’est une figure de « leader interlope »
que j’ai dessiné et assumé, « hétéro-friendly », dirait-on aujourd’hui, terme qu’il me
plaît de faire résonner avec « hétérodoxie », reproche adressé à ceux qui pensent
différemment et se tiennent, par choix comme par instinct, à bonne distance de
toute doxa.
C’est certainement en raison de mon identité plurielle et de ma fréquentation
de diverses « tribus » entre lesquelles j’ai souvent fonctionné comme un « trait
d’union » (tribu familiale bien sûr, amis de S. mais aussi de familles « d’adop-
tion » allemande, gay, juive, tunisienne, des professeurs en école de management,
maçonnique, parisienne, sans oublier mon enracinement dans la région dont ma
famille est originaire) que j’ai pu mobiliser cette souplesse me permettant d’évoluer
entre plusieurs postures. « Enracinement dynamique » (Maffesoli) : c’est le parti
que j’ai tiré d’une connaissance de différents univers professionnels, de différentes
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identités, des masques ou persona (l’universitaire défroqué égaré dans l’entre-
prise, et vice-versa le chef d’entreprise de culture académique ; le fils, le frère,
seul expert-comptable en titre de la famille, défenseur du caractère familial du
groupe à l’heure où beaucoup deviennent des entités sans visage, etc.), c’est, au
bout du compte, ma capacité à jouer de ces différents rôles qui m’a laissé la liberté
indispensable pour conduire le groupe. Distance, liberté, indépendance surtout,
que je cherche encore et toujours, jusque dans la prévision de ma propre succes-
sion à la tête du groupe, à préserver.

Bibliographie
Caillé A., « Don et symbolisme », Revue du Mauss, 12, 1999, pp. 122-147.
Clastres P., La Société contre l’État, Éditions de Minuit, Paris, 1974.
Colas H., Les rites et les symboles dans les organisations : lectures d'une expérience de
conseil en finances communales, thèse de doctorat en gestion soutenue en 1999 à
Paris 9.
Durkheim É., Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), Le Livre de Poche,
Paris, 1991.

33. M. Maffesoli, La Violence totalitaire. Essai d'anthropologie politique, (1re édition, PUF,
Paris, 1979), Méridiens Klincksieck, coll. « Sociétés », Paris, 1994.

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