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TU QUOQUE, FILI
L’ACCESSION IMPRÉVUE DU « FILS À PAPA »
À LA PRÉSIDENCE DE L’ENTREPRISE FAMILIALE
ET LA CONSTRUCTION DU RÔLE DE LEADER
Charles OVE∗1
Président du Groupe OUU
Professeur associé au CNAM
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Abstract: This article traces the circumstances that lead a son, an academic, far removed
from the family business, to succeed his father at the head of a large auditing and account-
ing business. Through an autoethnographic approach, the symbolic functions of rituals
and institutional roles are identified. These roles that the new “leader” assumes to build
his legitimacy highlight the profound changes in modes of governance: a rational and
technical “organization” in its modern version, dominated by the figure of the father, the
1. ∗ Auteur signant sous un pseudo pour des raisons de confidentialité vis-à-vis de son
entreprise. Tous les noms propres ont été modifiés.
postmodern company appears more organic, fraternal, marked by the return of affects
and the need for collective emotions, what Durkheim called “social transcendence.”
Keywords: company - governance - power - organization - symbol - autoethnography -
rites - rituals - succession - leadership
Introduction
Ce travail autoréflexif prend sa source dans les interrogations formulées dans
la conclusion du manuel de référence des écoles de commerce, le Strategor2. Les
auteurs énoncent les questions suivantes, auxquelles le dirigeant doit, d’après eux,
s’efforcer de répondre avant une prise de fonction : Pourquoi suis-je là ? Quel est
ce « moi » qui a la prétention de diriger les autres ? Que va m’apporter ce rôle ?
Que vais-je apporter à l’organisation ? Jusqu’où irai-je dans l’identification à mon
poste ?
Posons quelques jalons de l’histoire. L’entreprise familiale d’expertise-comp-
table « OUU » est créée à la fin des années 1950 par mon père, Joseph Ove.
Aujourd’hui, elle rassemble plus de six cents personnes et une quarantaine d’asso-
ciés. Elle réalise un chiffre d’affaires de cinquante millions d’euros et est implantée
sur vingt-cinq sites. Mon frère aîné, successeur désigné, en a présidé le Directoire,
jusqu’à sa mort prématurée en 2011. Mon père, âgé de quatre-vingts ans, se voit
alors dans l’obligation d’en « reprendre » la présidence. Ces événements me jettent
brutalement « en situation » : en 2011, je rejoins le conseil d’administration, dont
je suis le seul « extérieur » car ne travaillant pas dans le groupe ; en 2013, je quitte
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3. Ces trois entités sont fusionnées aujourd’hui sous la bannière Mazars, seul groupe
d’audit français de rang mondial.
Peut-être ai-je utilisé cette opportunité pour composer de moi-même une image
d’« intraitable » qui, je le pensais alors, pourrait me servir pour la suite. Je travaille
aux côtés de mon père, qui a retrouvé assez d’entrain pour racheter plusieurs cabi-
nets. Je l’aide à rédiger ses écrits, ses lettres aux associés ; je réécris ses discours,
car il n’a jamais été à l’aise avec la prise de parole en public. Contre toute attente,
en dépit de nos modes de vie diamétralement opposés, nous travaillons en par-
faite harmonie. À présent, mon père voudrait que je reprenne la présidence du
directoire, c’est-à-dire la direction opérationnelle du groupe : la place qu’occupait
mon frère Babo.
Je n’ai guère été un « opérationnel » de l’expertise comptable. Je ne souhaite
donc pas me placer dans une position surplombante par rapport au savoir-faire
technique des associés et des collaborateurs. En outre, je suis profondément mar-
qué par l’esprit académique, qui privilégie la relation aux « pairs ». C’est pourquoi,
dès le départ, je choisis délibérément une posture managériale fondée sur l’écoute
et la recherche des professionnels de « confiance ». Je m’imprègne également
de la fonction de présidence de mon père. Celui-ci trouve chez moi un interlo-
cuteur intime. Je lui sers de chauffeur, quand nous allons visiter des filiales ou
des cabinets à reprendre ; de confident, quand il partage avec moi son ressenti
sur les associés et collaborateurs. Nous débattons aussi du mode d’exercice de la
fonction présidentielle, du contrôle, de la maîtrise sur les autres qu’elle implique.
De mon côté, j’avais eu l’occasion d’observer, notamment aux côtés de présidents
d’institution académique, un style encourageant, non intrusif. J’étais partisan de
« laisser de l’air » aux lieutenants, qui sont les « tenants du lieu » réel. Mon père,
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la parole lors des cérémonies. Il faut également éloigner mon père des décisions
prises par ce nouveau directoire. D’un tempérament très autocrate, il n’hésitait
pas à revenir sur certaines décisions du directoire que présidait mon frère : c’est
ce que je tiens à éviter.
Je pose de nouveaux piliers stratégiques, tout en maintenant l’esprit de
conquête propre à la présidence de mon père, soutenu activement par un conseil
de surveillance renouvelé, constitué de personnalités extérieures, sur le modèle
de ce que j’avais observé dans l’enseignement supérieur. Il s’agit de personnalités
qualifiées, aptes à donner un avis sage et éclairé au directoire si l’intérêt du groupe
l’exige, voire à ma famille s’il le faut.
Mon statut d’homme gay, célibataire, sans enfant, a curieusement facilité
cette transmission familiale. On ne peut guère me soupçonner de vouloir favoriser
mes enfants dans la succession. Je dois être attentif à l’équilibre entre l’intérêt du
groupe, sur lequel je veille comme sur le corps d’une petite sœur fragile, toujours
proche de la mort – j’y reviendrai ; celui de chaque associé, avec lesquels j’ai noué
un pacte de confiance ; et celui de ma famille (mes nièces et neveux).
Ma mission consiste à favoriser l’épanouissement et le développement du
groupe OUU, ce membre symbolique de ma fratrie. À présent que voilà consti-
tuée cette nouvelle équipe d’associés, le temps est désormais à la stratégie et à
l’innovation, à un moment charnière du métier, dans un contexte de digitalisation
intensive des métiers de la comptabilité.
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il avive les sentiments collectifs qui, par suite, inclinent les individus à se
rechercher et à se rapprocher5. »
C’est bien en ce sens que cette épreuve du deuil nous rassemble. Mais elle
va se charger d’une signification symbolique plus forte encore. En effet, suivant
mon instinct, guidé par une sorte de lucidité émotionnelle, je dévoile, lors des
obsèques, ce qui était resté jusque-là un secret de famille : la mort de la petite
Marie-Laurence, troisième enfant de mes parents, peu de temps après sa nais-
sance. C’est précisément à cette même époque que mon père lance son cabinet
indépendant d’expertise comptable. Une interprétation psychanalytique des moti-
vations inconscientes de mon père pourrait aller jusqu’à voir dans son opiniâtreté
professionnelle un investissement de substitution à l’amour qu’il n’a jamais pu
donner à son unique fille.
Pas un associé ou salarié de OUU ne m’a, depuis ce discours, reparlé de
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Autorité et confiance
Toute renaissance doit-elle débuter sous les auspices d’un événement mal-
heureux ? La mort de mon père, la disparition de mon frère Babo, si injuste : la
douleur est-elle la source des refondations ? C’est bien, en effet, Eliade nous le
rappelle, l’une des leçons de l’initiation traditionnelle. L’initiation est marquée par
la souffrance, et la reconnaissance de cette souffrance par les autres. Durkheim,
encore, décrit l’initiation comme une seconde naissance :
« Ici et là, on admet que la douleur est génératrice de forces exceptionnelles.
Et cette croyance n’est pas sans fondement. C’est, en effet, par la manière
dont il brave la douleur que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme.
Jamais il ne s’élève avec plus d’éclat au-dessus de lui-même que quand il
dompte sa nature au point de lui faire suivre une voie contraire à celle qu’elle
prendrait spontanément. Par là, il se singularise entre toutes les autres créa-
tures qui, elles, vont aveuglément où les appelle le plaisir ; par là, il se fait une
place à part dans le monde. La douleur est le signe que certains des liens qui
l’attachent au milieu profane sont rompus ; elle atteste donc qu’il est partielle-
ment affranchi de ce milieu et, par suite, elle est justement considérée comme
l’instrument de la délivrance9. »
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8. M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes (1959), Gallimard, coll. « Folio essais »,
Paris, 1976, pp. 18-19.
9. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, op. cit., pp. 535-536.
10. M. Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, op. cit.
11. M. Heidegger, Écrits politiques 1933-1966, Gallimard, Paris, 1995.
avouer que je me découvre une certaine aversion pour le vocabulaire obscur et les
approches byzantines des juristes. Mais je suis, déjà à l’époque, convaincu que je
ne gagnerai ni ma légitimité, ni la reconnaissance, par un surplus de technicité. Je
n’ai jamais souhaité masquer mes imperfections techniques par une position sur-
plombante et autocratique. Au contraire, je vais m’attacher à susciter la confiance
par une approche horizontale. C’est le passage de la Loi du Père à la loi des frères,
que Michel Maffesoli a souvent évoqué comme une caractéristique du passage
du paradigme moderne au paradigme postmoderne12. Maffesoli nous rappelle
également le sens premier de l’auctoritas : « ce qui fait croître » :
« Autre forme de socialisation […], en ce que l’autorité, au lieu de postuler
le vide (en son sens péjoratif), reconnaît qu’il y a là, dans le là (le Dasein),
quelque chose qu’il faut faire ressortir. Accompagner. L’autorité sert, en ce
sens, de révélateur de l’Être collectif. Au-delà de la verticalité, elle met l’accent
sur l’immanence du monde. Immanentisme de la communauté13. »
12. M. Maffesoli, Le Réenchantement du monde. Une éthique pour notre temps, La Table
Ronde, Paris, 2007.
13. Ibid.
14. F. Jullien, Conférence sur l'efficacité, Presses universitaires de France, Paris, 2005.
En fin de compte, ils m’ont transmis ces symbolon15. Rappelons qu’à l’origine
le terme désigne un signe de reconnaissance s’inscrivant dans les lois de l’hos-
pitalité antique entre des familles alliées : chacun des hôtes conservait la moitié
d’un objet coupé en deux, qu’ils transmettaient à leurs enfants. Je suis porteur de
leur dette symbolique. C’est une forme de contre-don, au sens de Marcel Mauss ;
si je suis capable de faire confiance, c’est en contrepartie d’un don premier : la
confiance que l’on m’a témoignée.
« Chefferie » et égrégore
J’ai beaucoup appris de l’exercice du pouvoir en fréquentant des maires, dont
certains avaient été ministres, sur l’art du discours « d’évocation » : comment faire
vivre des symboles ou faire revivre des personnes disparues ? Comment com-
pose-t-on une cérémonie (vœux, assemblée générale, anniversaire, inauguration
de nouveaux locaux), comment distribue-t-on la parole ? Dans son ouvrage sur
le leadership, James G. March affirme que le leader doit être à la fois « plombier »
(compétences techniques) et « poète »16 (le pouvoir des mots et des images). Ethno-
logues et sociologues l’ont souvent souligné : la constitution du groupe humain, sa
capacité à faire corps, à tenir ensemble et à durer, reposent bien davantage sur la
perdurance des rites, les formes qu’ils prennent, que sur le message en tant que tel,
sur son contenu. Les rites mis en œuvre lors de cérémonies collectives instaurent
de façon performative un ordre social (que Durkheim qualifie de « sacré »17), et
dans lequel on s’insère, on s’agrège, par la participation. Le rite engage les partici-
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15. A. Caillé, « Don et symbolisme », Revue du Mauss, 12, 1999, pp. 122-147.
16. J. G. March et T. Weil, On Leadership, Blackwell, London, 2005.
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20. H. Colas, Les rites et les symboles dans les organisations : lectures d'une expérience de
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21. H. Trice et J. Beyer, « Studying Organizational Cultures through Rites and ceremo-
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22. A. Van Gennep, Les Rites de passage (1909), A. et J. Picard, Paris, 1981.
23. Luc, 22, 19.
24. G. Gebauer et C. Wulf, Jeux, rituels gestes, les fondements mimétiques de l’action
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25. N. Goodman, Ways of worldmaking 1978, trad. fr. par Jacqueline Chambon, Manières
de faire des mondes, Gallimard, coll. « Folio essais », Paris, 1992.
26. P. Clastres, La Société contre l’État, Éditions de Minuit, Paris, 1974, p. 27.
27. Cette fonction oratoire me terrorisait lorsque je faisais mes premiers pas en tant que
directeur, sujet à un trac épouvantable lors de mes discours, et devais consulter les manuels
enseignant à « parler en public ».
28. P. Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 29.
Conclusion
Comment mon père, PDG fondateur, patriarche, notable, homme de métier,
entrepreneur volontaire, conquérant et charismatique a-t-il pu laisser sa place à un
tel « vilain petit canard » ? Comment un universitaire gay arrive-t-il en « deus ex
machina » d’une entreprise familiale et provinciale d’experts comptables ?
C’est ce que j’ai voulu comprendre et faire comprendre en écrivant cet article.
J’ai montré comment ma légitimité s’était bâtie « par frottements », à l’intuition,
par tâtonnements, voire improvisation. Ouvertement gay et sans enfants, je savais
que cette légitimité ne pouvait pas être purement et simplement généalogique.
Dépourvu de compétences opérationnelles suffisantes, je pouvais difficilement
m’appuyer sur un savoir technique. Quant à une éventuelle légitimité charisma-
tique, elle est pour moi lointaine et vaniteuse.
Je trouve plus fertile l’idée développée par Paul Ricœur de « parcours de
reconnaissance », qui discrimine entre le vrai et le faux, et place la possibilité de la
reconnaissance de soi et de l’autre dans le tissu inextricable de l’interdépendance
des sujets29. Au fil du temps, je suis parvenu à comprendre que je représentais
nécessairement une forme de promesse pour l’avenir du groupe, puisque, par ma
présence, je réaffirmais son identité familiale. OUU ne saurait être une « société
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Bibliographie
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