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ET FRATERNEL
PAUVRETÉ
L’URGENCE
PAUVRETÉ
D’UNE POLITIQUE
L’URGENCE
STRUCTURELLE
D’UNE POLITIQUE
STRUCTURELLE
DÉBATTRE
LE “LOGEMENT
D’ABORD” A-T-IL TENU
DÉBATTRE
SES PROMESSES ?
LE “LOGEMENT
D’EXPLORER
ABORD” A-T-IL TENU
SES PROMESSES ?
LES DÉPARTS
«EXPLORER
CACHÉS »
DES JEUNES
LES DÉPARTS « CACHÉS »
DE KOONAN
DES JEUNES DE KOONAN
31
06
28
39 LE REGARD DE BESSE ET ÉRIC LA BLANCHE Ce produit est imprimé par une usine
certifiée ISO 14001 dans le respect
PILLER LA FRANCE des règles environnementales.
C
PENDANT LA CRISE omment est-il possible d’assener « quand on veut, on peut »
SANITAIRE, LES AIDES face aux personnes vivant la pauvreté ? Cette affirmation
D’URGENCE N’ONT PAS sonne comme une accusation. Comme si les plus pauvres
SORTI DURABLEMENT ne savaient notamment pas gérer leur budget. Comme si leur
seule volonté permettait les efforts nécessaires pour sortir de la
LES PERSONNES
pauvreté. D’où l’idée que s’ils ne s’en sortent pas, c’est uniquement leur faute.
CONCERNÉES Et pourtant, quand on veut bien comprendre les situations de pauvreté, on
DE LA PAUVRETÉ. peut. Dans notre rapport “État de la pauvreté en France1”, nous avons mené
une étude des budgets de ménages en situation de pauvreté en temps de
crise. Et on comprend l’extrême tension éprouvée par les personnes lorsqu’on
met leurs faibles ressources en regard des dépenses déjà engagées. Ces
dépenses liées par un contrat représentent près de 60 % de leurs ressources,
alors que cette part est de 30 % pour l’ensemble des ménages qui vivent en
France. Leur “reste pour vivre” médian est d’à peine 7,5 euros par jour et par
unité de consommation. Un niveau plus faible qu’avant la crise du Covid.
Un quart des ménages disposent même de moins de 1,5 euro. Avec cette
somme ils doivent se nourrir, s’habiller, se fournir en produits d’hygiène, avoir
un éventuel accès aux loisirs, à la culture…Et pourtant, lorsqu’on veut bien
entendre les efforts déployés chaque jour pour vivre ou survivre, on peut.
« On est des mathématicien.ne.s », « la pauvreté nous pousse à beaucoup
réfléchir », écrivent ces personnes qui vivent la pauvreté au quotidien. Dans
l’analyse de leur situation qu’elles partagent avec nous, elles décrivent
les trésors d’ingéniosité et de réflexion déployés, mois après mois, pour
économiser le moindre centime, récupérer tout ce qu’elles peuvent : ainsi
certaines passent une journée entière à cuisiner, en mettant plusieurs
plats ensemble dans le four pour ne pas l’utiliser la semaine suivante
et ainsi réduire la dépense d’énergie. « On vit dans la peur perpétuelle »,
expliquent-elles encore. Elles évoquent alors le stress par anticipation,
qui colle à la peau, la crainte de ne pas pourvoir aux besoins des enfants,
de devoir réduire, voire supprimer le chauffage par peur de la facture.
Et les conséquences sur la vie sociale qui s’amenuise... Et pourtant,
quand on veut bien lutter contre la pauvreté, on le peut. Pendant la crise
sanitaire, les aides d’urgence ont permis à de nombreux ménages de ne
pas sombrer. Des hébergements supplémentaires ont été trouvés pour
des personnes sans domicile. C’est donc possible. Mais ces aides sont
restées limitées et ponctuelles. Elles n’ont pas sorti durablement les
1 “État de la pauvreté en France 2022. À
personnes concernées de la pauvreté. Mais elles démontrent que si l’on
l’épreuve des crises. Enquête sur les budgets choisissait de mener une lutte structurelle pérenne contre la pauvreté,
des plus précaires”, Secours Catholique-Caritas
France, 2022. elle serait efficace.Finalement, peut-être que quand on veut, on peut…
L’INCLUSION FINANCIÈRE
POUR LES PLUS FRAGILES
En 2011, le Secours Catholique, la Croix-Rouge française et l’Union nationale des centres
communaux d’action sociale (Unccas) publiaient un “manifeste pour l’inclusion bancaire en
France des populations fragiles, ou comment lutter à grande échelle contre une forme latente
d’exclusion sociale”. Onze ans plus tard, quelle est la situation de l’inclusion financière ?
La limitation des frais bancaires pour les d’une enseigne à l’autre et, globalement, en deçà de
“clients fragiles” la réalité vécue par une grande partie des ménages en
Depuis la loi bancaire de juillet 2013, les banques difficulté. D’autre part, l’Offre spécifique pour la clien-
doivent identifier leurs clients en situation de fragilité tèle fragile ne touche qu’une faible part de sa cible.
financière, et leur proposer une offre spécifique pour Mal connue par les conseillers et peu rentable, cette
la clientèle fragile (OSCF). Cette offre, peu chère, ga- formule n’est que trop rarement proposée. Lorsqu’elle
rantit des frais d’incidents limités à 20 euros par mois l’est, des clients la refusent par crainte d’être stigmati-
et 200 euros par an. Plus récemment, un accord a été sés ou de se retrouver mis en difficulté par des moyens
signé entre le gouvernement et le secteur bancaire pour de paiement inadaptés.
plafonner à 25 euros par mois les frais d’incidents fac-
turés aux clients fragiles qui n’ont pas souscrit à l’OSCF. Des moyens de paiement inadaptés
Les clients qui souscrivent à l’OSCF n’ont pas
De nombreux “clients fragiles” non protégés droit au découvert et doivent renoncer au chéquier,
Les indicateurs utilisés par les établissements contre deux chèques de banque mensuels à encais-
bancaires pour déterminer qui sont leurs clients en sement immédiat. Or quand on est juste à la fin du mois,
situation de fragilité financière sont principalement un petit découvert ou des chèques que l’on peut faire
laissés à leur libre appréciation, donc très variables encaisser au début du mois suivant sont une marge
de sécurité pour ne pas se retrouver dans le rouge. De
REPÈRES même, les clients de l’OSCF n’ont pas accès à une carte
bancaire classique, mais à une carte à autorisation sys-
688 354
personnes bénéficiaient
tématique. Or celle-ci n’est pas acceptée chez tous les
commerçants ni sur tous les automates de paiement.
de "l'offre spécifique clients
fragiles"au 31 décembre 2021.
Des refus d’ouverture de compte bancaire qui
3,8
perdurent
Un droit au compte existe dans la loi ainsi qu’une pro-
millions de clients
étaient estimés en fragilité
6,7 cédure de recours devant la Banque de France. Mais
en pratique, les établissements bancaires n’obéissent
financière par les banques milliards d’euros pas toujours aux injonctions d’ouverture de compte
en 2020, alors que l'Insee c'est le montant qui leur sont faites, ou les contournent en exigeant
compte 9,3 millions de estimé des frais
de manière abusive de nouveaux justificatifs. Chaque
Français sous le seuil de bancaires facturés
pauvreté monétaire. en 2018. année, un quart des procédures de droit au compte
(jusqu’à 34 % en 2019) ne donnent finalement pas lieu
Sources : UFC Que choisir, Manifeste pour une inclusion financière
universelle. à l’ouverture d’un compte.
NOTRE ALTERNATIVE
“SORTIR DE LA DÉFIANCE
ENVERS LES MÉNAGES PRÉCAIRES”
C
es dernières années, des dérés comme irresponsables, trop nages aux revenus limités ou irré-
avancées ont eu lieu dans à risque et peu rentables. Cette dé- guliers n’ont pourtant d’autre choix
la lutte contre l’exclusion fiance explique les refus d’ouvrir des que de passer par les banques (pour
financière. Parmi elles, la création toucher des salaires ou prestations
d’un Observatoire de l’inclusion sociales, payer des abonnements,
bancaire ou le développement de faire des investissements…). Il est
Points conseil budget. Le progrès DES MÉNAGES, TROP donc anormal que l’accès aux ser-
le plus notable est la limitation des SOUVENT CONSIDÉRÉS vices et produits financiers ne leur
frais d’incident bancaire pour les COMME IRRESPONSABLES, À soit pas permis ou que l’usage de
clients “fragiles”. Néanmoins, toutes RISQUE ET PEU RENTABLES. ces services accentue leurs difficul-
ces mesures restent insuffisantes tés. Avec d’autres associations1, le
face à la réalité de l’exclusion fi- Secours Catholique milite pour un
nancière, d’autant plus que leur comptes bancaires, d’accorder des service bancaire universel, ouvert
mise en pratique par les établisse- crédits amortissables ou même des à tous selon les mêmes conditions,
ments financiers est aléatoire. Il y microcrédits qui permettraient à ces avec un accompagnement renforcé
a peu de chances que cette situa- ménages de mener des projets. pour les clients “fragiles”.
tion s’améliore tant que les acteurs Elle justifie les frais d’incident ban-
du secteur bancaire resteront dans caire démesurés ou les moyens de 1 Le Secours Catholique, Emmaüs France, l’UFC Que Choi-
un rapport de défiance vis-à-vis des paiement restreints inadaptés aux sir, APF France Handicap, Familles rurales et la Confédé-
ration syndicale des familles (CSF) ont publié en octobre
ménages précaires, souvent consi- usages de la vie courante. Ces mé- un manifeste pour une inclusion financière universelle.
DROIT DE SUITE
EXPULSIONS DES BIDONVILLES ET SQUATS : ÉTAT DES LIEUX ANNUEL
Entre un et deux jeunes sur trois sont au chômage dans les Balkans. die : les jeunes s’en vont par manque
Conséquence : ils quittent leurs pays et partent pour l’Europe voisine. d’opportunités », s’insurge le jeune
homme. « Nous sommes conster-
Face à ce constat, les Caritas d’Albanie, de Bosnie, du Kosovo et
nés de voir partir tous ces jeunes, di-
de Serbie, partenaires du Secours Catholique, ont décidé de lancer plômés ou non. Les faire rester au
YourJob, une plateforme pour l’emploi. Plusieurs milliers de jeunes pays devrait être l’objectif du gouver-
ont ainsi pu reprendre pied sur le marché du travail. nement », poursuit Luz Balaj, res-
ponsable de YourJob au Kosovo.
M
Dans ce petit pays des Balkans, la
itrovica, dans le nord crise politique et les tensions avec
du Kosovo. Dans un la Serbie n’arrangent rien à la situa-
café, nous rencon- tion. Ici, près de 60 % des jeunes
trons Benjamin, 23 sont au chômage ! Les bas sa-
Après un stage de
quatre mois, Artan a
ans, jeune diplômé laires (une moyenne de 300 euros
décroché un emploi en économie. Bilingue en anglais, par mois) ne les incitent pas à res-
de métallurgiste il vient tout juste de décrocher un ter et beaucoup partent en Europe
dans cette entreprise job dans un centre d’appel : « J’ai occidentale. C’est cette fuite des
qui fabrique des
des amis partis en Italie, en Suisse, jeunes qui a poussé les Caritas
brouettes. « Je peux
ainsi prendre en
en Autriche, moi je veux rester mais des Balkans à s’unir et à fonder la
charge ma famille », c’est difficile. Clairement, mon job plateforme YourJob. « Aussi bien la
affirme-t-il. n’est pas le job rêvé. C’est une tragé- Serbie que la Bosnie, l’Albanie et le
QUI ? COMBIEN?
• Les jeunes de moins de 30 ans de quatre pays des Balkans (Albanie, Bosnie-Herzégovine,
Kosovo, Serbie).
• Environ 2 000 jeunes aidés et accompagnés sur une période de trois ans dans chacun des
quatre pays.
LES OBJECTIFS
Kosovo voient leurs jeunes partir. du programme, les conseillers de un stage de trois mois ici avant d’être
Ils ont tous désormais un contact YourJob reçoivent tout d’abord les embauchée. Sans cela, je serais partie
en Allemagne, en Autriche ou en jeunes en entretien individuel avant en Europe », déclare-t-elle. « J’ai em-
Suisse. Ils ne voient pas leur avenir de les orienter soit vers un stage, bauché trois stagiaires de YourJob »,
sur place, à cause également de la soit vers une formation ou encore explique de son côté Lulzim Deva,
corruption dans leurs pays. Avec une bourse d’auto-entrepreneuriat. le patron de Camel. « J’avoue qu’il
YourJob, nous leur montrons qu’ici À Mitrovica, dans le nord du Kosovo, est difficile de recruter car les jeunes
aussi, dans les Balkans, des entre- veulent partir. On veille à offrir de
prises recherchent des employés », bonnes conditions de travail. »
explique Tobias Noelke, le coordi- À quelques kilomètres de là, Artan,
nateur régional de YourJob. en blouse d’ouvrier, travaille le métal
NOTRE RÔLE : CONVAINCRE pour fabriquer des brouettes. Lui
Des stages gagnants LES EMPLOYEURS aussi a décroché un contrat dans
C’est le cœur du projet de la plate- D’INVESTIR DANS DE JEUNES cette entreprise métallurgique à la
forme : être un pont entre les entre- TRAVAILLEURS. suite d’un stage : « J’ai développé
prises qui cherchent à embaucher de nouvelles compétences avec ce
et les jeunes qui cherchent un tra- stage. Aujourd’hui j’aime mon métier.
vail. « Notre rôle depuis 2019 a été, nous voici à la biscuiterie Camel où Je n’ai pas d’autre choix que de tra-
d’une part, de convaincre les em- flotte un parfum de chocolat et de vailler, car je dois nourrir ma femme
ployeurs d’investir dans de jeunes tra- gâteaux. Donjeta, 20 ans, une char- et ma fille. Rien que le loyer coûte
vailleurs et, d’autre part, de montrer lotte sur la tête, range des biscuits 100 euros par mois, à Mitrovica ! »
aux jeunes que la persévérance peut dans des boîtes en carton : « Sans Responsable de YourJob en Serbie,
s’avérer gagnante pour eux », explique qualification comme c’est mon cas, il Marina Kostic explique : « Notre tra-
Miroslav Valente, responsable de est impossible de trouver un emploi au vail en tant que conseillers d’orien-
YourJob en Bosnie. Dans le cadre Kosovo. Grâce à YourJob, j’ai pu faire tation, c’est de proposer un plan
de carrière aux jeunes tout en ré-
pondant aux besoins du marché. À
l’évidence, ce qui marche le mieux,
REGARD
c’est le stage : 70 % de nos stagiaires
JULIANA BICI, RESPONSABLE DE YOURJOB À CARITAS ALBANIE trouvent un job ensuite. » Outre le
stage, YourJob peut aussi propo-
« YOURJOB EST UNE PLATEFORME ser des formations financées par
RECONNUE » les Caritas, par exemple dans l’in-
formatique, la cuisine ou encore le
« Notre coopération entre Caritas est importante. Nous tenons design graphique. Ridvan Shabani,
une réunion une fois par mois pour discuter des problèmes et des un formateur cuisinier qui a propo-
défis auxquels nous sommes confrontés ainsi que des résultats. sé des formations à 15 candidats
Nous apprenons beaucoup les uns des autres, car nous faisons de YourJob à Mitrovica au Kosovo,
face aux mêmes problèmes. À Caritas Albanie, par exemple, nous en témoigne : « On leur apprend ainsi
nous sommes inspirés de Caritas Kosovo qui a une bonne relation de nouvelles compétences et je suis
avec les pouvoirs publics (Pôle emploi, municipalités, services so- fier de les voir travailler dans des res-
ciaux, etc.). Nous aussi, comme eux, nous apprenons à dialoguer taurants par la suite. »
avec les institutions. Ce soutien de l’État est essentiel. Aujourd’hui,
je dirais que nous sommes devenus une plateforme pour l’emploi L’auto-entrepreneuriat
reconnue dans les Balkans. YourJob est même désormais plus cé- Autre possibilité pour aider les
lèbre que Caritas. Les jeunes que nous rencontrons font confiance jeunes à s’insérer sur le marché du
à la plateforme car ils trouvent du travail. Nous avons des résultats travail : leur offrir une bourse pour
concrets et visibles. » leur permettre de se lancer comme
auto-entrepreneur. Elind, 25 ans,
DUOFORAJOB
jeunes chercheurs d’emploi de déposer leurs CV et
d’être ensuite orientés, après analyse automatique,
ÉGALITÉ DES CHANCES
vers des offres correspondant à leur profil. C.B
Plus d’infos sur : bit.ly/DepartementsEmploiJeunes
MENTORAT INTERGÉNÉRATIONNEL
ET INTERCULTUREL
MOYEN-ORIENT
RETOUR SUR…
CONTEXTE. Où en est le plan quinquennal lancé en 2017 pour réduire le nombre de personnes
sans domicile ? Sylvain Mathieu, délégué interministériel à l’Hébergement et à l’Accès au logement
(Dihal), pilote cette politique publique et a accepté d’en débattre avec Fanny Plançon, chargée de
projets au département De la rue au logement du Secours Catholique.
Sylvain Mathieu : Ce plan change tion des personnes concernées. De gement de paradigme en faveur du
profondément ce qui se faisait plus, une expérimentation appelée Logement d’abord, mais elles re-
avant. L’idée est la suivante : plutôt “Un chez-soi d’abord” a montré que grettent aujourd’hui que la politique
que de mettre systématiquement cette forme de prise en charge est publique qui s’en réclame ne puisse
les personnes sans domicile dans moins chère que celle réalisée clas- bénéficier à un plus grand nombre
des structures d’hébergement et siquement, avec une économie at- de personnes en difficulté. Dans
de leur faire suivre un parcours en teignant 6 000 euros par an et par les faits, le Logement d’abord ne
escalier qui les conduit de la rue personne. Sur cette base, nous s’adresse pas à la grande majorité
à un accueil de jour, puis dans un avons alors élargi l’expérience sur des personnes rencontrées par le
hébergement d’urgence, puis dans l’ensemble du territoire national. Secours Catholique : il laisse no-
un centre d’hébergement de réin- tamment de côté celles et ceux qui
sertion sociale et enfin dans un Fanny Plançon : Le principe qui sont sans papiers ou qui ont des
logement, autant les faire entrer di- consiste à passer directement dans droits incomplets. Ces personnes
rectement dans un logement avec un logement est évidemment une ne sont pas éligibles au logement
un accompagnement adapté. Cette bonne chose. Les associations, et social et rencontrent des difficul-
stratégie du “Logement d’abord” fa- notamment le Secours Catholique, tés dans le parc privé faute d’une
cilite l’insertion et améliore la situa- ont beaucoup milité pour un chan- protection sociale suffisante. Or
il serait bénéfique à tout point est toujours indispensable mais publics, au contraire, la recherche
de vue qu’elles puissent y accé- doit s’intégrer aux principes du d’une réponse adaptée aux be-
der directement, comme tous les Logement d’abord. soins contribue à la réduire. Sur
autres publics aujourd’hui concer- le plan des résultats globaux, à
nés par ce plan quinquennal. En F.P. : À Marseille, nos bénévoles la fin de l’année 2022, plus de
effet, le Logement d’abord n’est relèvent le cas de personnes à la 400 000 personnes sans domicile
pas pensé pour tout le monde. Il rue parfois depuis vingt ans et qui fixe ou sans abri auront accédé au
devrait s’appliquer à tous ceux qui sortent complètement des radars, logement depuis le 1er janvier 2018.
n’ont pas de logement, de façon in- pour lesquelles il n’y a pas d’ac- C’est d’ailleurs une des caractéris-
conditionnelle. Aujourd’hui ce n’est compagnement et qui ne voient tiques du Logement d’abord d’être
pas le cas. rien évoluer. Il s’agit notamment de particulièrement suivi et mesuré en
personnes sans papiers qui n’ont termes de résultats avec des indi-
S.M. : Le Logement d’abord est un pas droit au Logement d’abord. Il y cateurs quantitatifs et qualitatifs
principe et sa mise en œuvre re- a également les personnes qui pré- qui sont à la hausse.
lève du droit. Il n’a rien changé à sentent des problématiques plus
ce qui existait auparavant et par- spécifiques (troubles psychiques, F.P. : Aujourd’hui, l’augmentation
ticulièrement en ce qui concerne addictions…) et qui en concur- du coût de la vie risque de faire
la prise en compte du statut des rence avec des cas dits « faciles » basculer beaucoup de ménages
personnes. Dans le parcours en es- se voient discriminés dans l’accès dans la pauvreté, ce qui pourrait
calier, l’accès au logement n’était au logement. créer davantage de ruptures loca-
pas possible pour les personnes tives, d’expulsions des logements
en situation irrégulière. Ensuite, le S.M. : Sur la question des per- et donc un plus grand nombre de
Logement d’abord ne doit pas être sonnes à droits incomplets, le mises à l’abri d’urgence. Or l’État
opposé à l’hébergement. La mise Logement d’abord ne modifie prévoit de supprimer 7 000 places
à l’abri, la prise en charge des per- pas le corpus juridique existant. d’hébergement d’urgence d’ici à la
sonnes en situation de précarité Quant à la concurrence entre les fin de l’année 2022, et encore 7 000
places en 2023. Pourquoi réduire menée par plusieurs associations, construction. Certes, il est dom-
ce nombre de nuitées en héberge- dont le Secours Catholique, montre mage que les objectifs de produc-
ment d’urgence ? qu’il y a une réelle discrimination tion ne soient pas atteints mais,
envers les personnes à faibles res- encore une fois, l’État reste très
S.M. : Prévenir les ruptures lo- sources dans les attributions de lo- volontaire dans cette affaire. Et
catives fait partie du Logement gements sociaux. pour les personnes à très faibles
d’abord. C’est un de ses axes-clés. ressources, nous avons créé les
La Délégation interministérielle à S.M. : La France a le premier parc Plai adaptés, pour qu’elles aient
l’hébergement et à l’accès au loge- social de l’Union européenne. des loyers qui leur correspondent.
ment (Dihal) pilote une politique qui Même dans les années où nous
a permis de faire baisser le nombre ne parvenons pas à atteindre nos F.P. : Le Secours Catholique sou-
de ruptures locatives, en lien avec objectifs ambitieux, la France reste haiterait qu’il y ait une grande loi
l’ensemble des acteurs sur ce le pays qui produit le plus de loge- sur le logement qui prévoie des
champ d’action. En 2020, du fait du ments sociaux dans l’Union euro- financements pluriannuels ambi-
Covid, la trêve hivernale a été pro- péenne. Et par ailleurs, ce sujet ne tieux pour développer une offre de
longée tout au long de l’année. En relève pas uniquement de l’État, logements sociaux accessibles
2021, le nombre d’expulsions avec car ce sont les collectivités terri- aux plus pauvres, et que la loi sur
concours de la force publique a di- toriales qui accordent les permis l’immigration annoncée par Gérald
minué par rapport à 2019 grâce à de construire. Darmanin ne conduise pas à des
une série de mesures, par exemple régressions supplémentaires des
des équipes mobiles qui vont vers F.P. : Cependant nous sommes in- droits des personnes sans domicile
les personnes pour examiner leur quiets de l’assouplissement de la migrantes ou en demande d’asile.
situation et intervenir le plus en loi SRU, qui est dorénavant un peu Par le passé, nous étions associés
amont possible. moins contraignante… à la réflexion du gouvernement sur
ces sujets, notamment en partici-
F.P. : Il était prévu qu’il y aurait dis- S.M. : On peut donner quitus au pant à des comités de pilotage.
cernement, et que dans les cas précédent gouvernement pour Aujourd’hui, nous ne pouvons
les plus graves l’expulsion ne se- avoir résisté à une forte pression plus, dans ces réunions, porter la
rait pas accordée. Or nous voyons sur le démantèlement de la loi parole des personnes que nous
encore expulser des familles avec SRU. Il y a eu quelques assouplis- rencontrons.
des enfants atteints de pathologies sements, très faibles, et l’ensemble
sévères et d’autres cas qui nous du principe a été conservé. Je le ré- S.M. : Le ministre du logement,
semblent particulièrement graves… pète, l’argent pour construire est là, Olivier Klein, réunira très prochai-
mais il faut au final un accord de la nement les associations comme
S.M. : Les préfets prennent en collectivité territoriale compétente, le faisaient ses prédécesseurs et il
compte la vulnérabilité des per- en général la commune. s’agit toujours de travailler collecti-
sonnes et des instructions ont été vement pour améliorer la situation
données pour proposer une solu- F.P. : Il se construit surtout du lo- des personnes en situation de pré-
tion dans ces cas. C’est un combat gement social pour catégories carité. Il a annoncé également un
de tous les jours et il y a des évolu- moyennes… second plan quinquennal et nous
tions en cours qui sont en train de aurons largement l’occasion d’en
changer certaines façons de faire. S.M. : Près de 40 % des logements discuter afin de construire nos
sociaux sont des prêts locatifs actions pour les cinq prochaines
F.P. : En termes de construction de aidés d’intégration (Plai), c’est-à- années.
logements sociaux, on n’arrive pas dire la catégorie de logements so- Propos recueillis
à atteindre les objectifs de produc- ciaux dont les loyers sont les plus par Jacques Duffaut
tion, notamment les logements so- faibles. Nous avons veillé à main-
ciaux accessibles aux personnes tenir la production de Plai dans
les plus modestes. Or une étude un contexte de contraction de la
ENQUÊTE
PAUVRETÉ : L’URGENCE
D’UNE POLITIQUE
STRUCTURELLE
PAR BENJAMIN SÈZE
FOCUS
«J
e suis cuisinier et je gagne sans allocation logement car il transport…), des ménages, ex-
2200 euros nets par mois. gagne trop. Et l’essence, car il tra- plique Pierre Madec, économiste
Pourtant je galère. » vaille à 50 km de son domicile. à l’OFCE. Cela empêche de com-
Daniel, 41 ans, est conscient du Daniel est un cas emblématique prendre la situation de milliers de
paradoxe que peut représenter sa de ces ménages hors statis- personnes qui ne sont pas consi-
situation. Mais le quadragénaire tiques, car touchant des reve- dérées officiellement comme né-
vit seul, depuis qu’il est séparé, nus qui les situent au dessus du cessitant de l’aide, et qui pourtant
avec quatre enfants à charge une seuil de pauvreté, mais qui vivent ne s’en sortent pas. Cela ne permet
semaine sur deux, sans aucune pourtant de vraies situations de pas non plus de voir qu’à revenu
allocation familiale, car c’est la précarité. « Ce qu’on ne mesure égal, les difficultés financières d’un
mère des enfants qui les perçoit. pas aujourd’hui, ou très partielle- ménage en situation de pauvreté
Il a deux gros postes de dépense. ment, ce sont les dépenses, notam- s’aggravent du fait de l’augmenta-
Le loyer : 850 euros par mois, ment contraintes (loyer, charges, tion du coût de la vie. »
L’ENTRETIEN
A.L.H. : Je vous rejoins. Quand Benjamin Sèze : Parmi les justifica- Néanmoins, même si celles-ci font
vous regardez la part des loyers tions avancées pour ne pas augmen- de grands efforts pour réduire les
dans le budget des allocataires du ter de manière significative le RSA, il problèmes de santé liés aux condi-
RSA, elle dépasse très largement y a l’idée selon laquelle un RSA trop tions de travail, quand je regarde
30 %, voire 40 %. Il faut y ajouter, haut n’inciterait plus au travail. Qu’en les personnes qui sont en demande
notamment en période hivernale, pensez-vous ? d’emploi, un certain nombre ont
les coûts de l’énergie. Le revenu plus de 40 ans, elles ont travaillé
minimum a sûrement été calcu- durant vingt à vingt-cinq ans dans
lé à l’origine en tenant compte ces usines de l’agroalimentaire et
d’un niveau de dépenses. Sauf QUEL SERAIT LE SALAIRE sont “cassées” parce qu’elles ont
qu’aujourd’hui, on a complète- MINIMUM DÉCENT des troubles musculo-squeletti-
ment décroché. La question que POUR MANGER, SE LOGER, ques (TMS). On ne peut pas dire
vous posez ne concerne pas uni- AVOIR DES LOISIRS ? à ces personnes : « Il y a du travail
quement les bénéficiaires d’aides à l’usine, allez-y ! » La majorité des
sociales, mais également les bas personnes au chômage veulent
revenus. Il y a un certain nombre travailler, mais elles aspirent, pour
de personnes en emploi dont A.L.H. : Les freins dans l’accès des raisons de santé ou autres, à
le reste à vivre leur permet tout à l’emploi sont ailleurs. Je vais une qualité de vie au travail qui ne
juste de manger, de se loger, de prendre l’exemple de ce qui se leur est pas proposée aujourd’hui.
se rendre à leur travail. Quel serait passe sur mon territoire. Ici, il y Un autre exemple éclairant est le
le salaire minimum décent pour a du travail, par exemple dans secteur de la restauration. Des ef-
manger, se loger, avoir des loisirs ? des industries agroalimentaires. forts sont faits par certains
faut-il aussi qu’il y ait un tiers qui as- contrairement au RSA qui vous oblige S.F. : Nous vivons dans un système
sure cet accompagnement. à rendre des comptes tous les trois qui manque de cohérence, où l’on de-
Dans notre département, nous avons mois. Cette expérience anglaise est mande aux allocataires du RSA de
deux “Territoires zéro chômeur de très positive. On se rend compte retourner à l’emploi mais sans le leur
longue durée” (TZCLD). Ce dispositif qu’une aide suffisante et sans contre- permettre, et où beaucoup de per-
expérimental consiste à créer locale- partie a un effet libérateur. La sécu- sonnes travaillent sans pour autant
ment des entreprises à but d’emploi rité que cela apporte soulage les réussir à s’en sortir. Je n’en veux pas
où l’on propose des CDI, rémunérés personnes de la charge mentale de aux ménages qui gagnent très bien
au Smic, à des personnes au chô- devoir sécuriser leur quotidien, de leur vie, ils s’en sont donné les moyens.
mage depuis plus d’un an, qui sont s’assurer qu’elles toucheront bien le Mais il faut que ce soit plus équitable.
par ailleurs accompagnées. Et on A.L.H. : Je vous rejoins sur cette idée.
adapte les emplois. Je trouve que Il faut qu’il y ait un équilibre de reve-
cette démarche est une réponse in- nus, y compris avec les personnes qui
téressante à votre question. Et les ON NE PEUT TRAVAILLER se retrouvent, à un moment donné de
retours que l’on a sur ces expérimen- SUR LA QUESTION DE leur vie, dans une situation difficile.
tations sont plutôt positifs. LA PAUVRETÉ SANS C’est pourquoi on ne peut travailler
Les évaluations qui ont été deman- SE PENCHER SUR sur la question de la pauvreté sans se
dées, notamment par le gouverne- CELLE DES INÉGALITÉS pencher sur celle des inégalités éco-
ment, disent que ce dispositif coûte ÉCONOMIQUES. nomiques. Aujourd’hui, on constate
cher. Mais est-ce si cher au regard de à l’échelle de la société que les plus
ce que coûte la précarité : les aides riches sont de plus en plus riches et
sociales, mais aussi les coûts induits, RSA le mois suivant, qu’elles ne vont que les plus pauvres voient leur si-
en termes de santé par exemple ? pas devoir rembourser un trop-perçu tuation s’aggraver. On pourrait faire
Et ces évaluations ne prennent pas parce qu’elles ont travaillé un peu le contribuer plus largement ceux qui
en compte ce qu’apporte cette dé- mois précédent ou trois mois avant… ont le plus de moyens à la solidarité
marche aux personnes et à leur en- Je pense donc que l’idée d’un reve- nationale. En ce moment, on se bat
tourage, d’un point de vue moral et nu minimum garanti et significatif par exemple pour une taxe sur les
social. Il faut que l’on travaille aussi est tout à fait audible. C’est quelque super-profits. Ce sont des milliards
sur le mal-être pour que notre société chose que nous pourrions peut-être d’euros qui pourraient justement ser-
aille mieux. pousser. vir à compenser les faibles revenus.
Mais cela ne doit pas être décorrélé Soit en augmentant les aides sociales
S.F. : La majorité des personnes qui des revenus du travail. Car cette insé- (revenu minimum, allocation loge-
sont au RSA voudraient travailler. curité quotidienne que vous décrivez ment…), soit en investissant dans la
Mais le fait d’être dans la survie les concerne aussi des personnes qui construction de logements sociaux,
épuise, leur prend toute leur éner- travaillent et qui ont des salaires bas par exemple, ou dans l’aide à la réno-
gie. En maintenant un RSA aussi et/ou irréguliers. Et la prime d’activi- vation énergétique pour les ménages
faible, on les empêche de se pro- té ne résout pas tout, d’autant que modestes. Et puis, on ne peut ignorer
jeter, de se mobiliser pour autre son fonctionnement maintient les que dans certaines entreprises l’écart
chose. Que pensez-vous du prin- personnes dans une certaine situa- de rémunération entre le plus bas et
cipe d’augmenter le montant du tion de précarité : « Est-ce que je vais le plus haut salaire est de 200, voire
RSA pour soulager le quotidien des la toucher ce mois-ci ? Est-ce qu’elle ne 400. Et lorsque de grandes entre-
allocataires et leur permettre de se va pas être diminuée ? » prises font de très grands bénéfices,
concentrer sur des projets, comme je ne suis pas sûre que le salarié au
la recherche d’un emploi ? B.S. : Cette corrélation entre minima Smic voie sa rémunération réévaluée.
A.L.H. : Une expérience est menée sociaux et revenus du travail semble Je m’appuie toujours sur cette phrase
en Angleterre : les pouvoirs publics conduire aujourd’hui à un nivelle- du Conseil national de la Résistance
ont donné l’équivalent de 1 000 euros ment vers le bas. Sous prétexte que qui dit que « chacun doit contribuer en
à un assez grand nombre de per- le Smic permet à peine de vivre, le fonction de ses moyens pour bénéficier
sonnes. Et ce, sans contrepartie, RSA permet à peine de survivre. en fonction de ses besoins ».
ICI ET LÀ-BAS
I
ls sont collecteurs de déchets, vendeurs rien », témoigne Samari Kerketta, habitante
de rue, employés de maison ou encore ou- de Murhu près de Khunti. « De nombreux tra-
vriers dans le bâtiment : tous travaillent au vailleurs informels des villes ont été jetés sur les
quotidien sans contrat et sans couverture routes pour retourner aux villages chercher le
sociale. Leur vie s’est arrêtée avec le confi- soutien de leurs familles », constate Catherine
nement décrété par les autorités indiennes Bros, professeur d’économie à l’université de
en 2020. « Avant, je prenais soin de mes trois Tours. Toutes ces populations se sont retrou-
enfants avec mon salaire quotidien. Je n’ai vées deux à trois mois sans revenus, faisant
pas de pension de veuve bien que mon mari monter le taux de pauvreté (si on considère
soit décédé. Durant le confinement, je n’ai pas qu’il touche ici les personnes vivant avec
pu travailler, alors je n’avais pas de nourriture, moins d’un dollar par jour) à 50 % de la po-
AVIS D’ACTEUR
L’
exemple indien montre bien tuelles et non pas pérennes. Et de heures supplémentaires. Même
l’importance d’avoir des po- nombreuses personnes ayant des si l’exemple indien nous montre
litiques publiques de lutte emplois précaires dans le système que la protection sociale à la fran-
contre la pauvreté et un système de informel sont restées en dehors des çaise est l’une des meilleures et
protection fort et efficace. En Inde, la radars. Ce sont ces personnes que des plus efficaces au monde, rap-
faiblesse de la couverture sociale a nous avons vu arriver au Secours pelons-nous qu’elle n’est pas uni-
frappé de plein fouet les travailleurs. Catholique : beaucoup de travail- verselle et que de nombreuses
Il faut espérer que les pays émer- leurs “ubérisés”, qui n’ont pas de personnes n’en bénéficient pas.
gents se doteront d’une protection statut et ne sont pas protégés so- Pour éviter ce problème, au
sociale qui s’inspire de la nôtre. cialement ; ce sont aussi les mi- Secours Catholique, nous pensons
Pour autant, il ne faut pas oublier grants sans papiers qui travaillent qu’il faut permettre l’accès de tous
qu’en France, même si le système dans le bâtiment ou la restaura- aux minima sociaux, qu’il faut ré-
de protection sociale a permis tion ; ce sont encore les personnes gulariser les sans-papiers qui tra-
d’amoindrir le choc de la crise du affectées par la réforme de l’assu- vaillent au noir ou encore étendre
Coronavirus la première année, rance chômage, qui se sont mises le RSA aux jeunes. Notre système
les mesures n’ont été que ponc- à travailler au noir pour faire des peut encore être amélioré.
PARCOURS
1969 :
naissance
1988 :
devient cameraman lors
de la première Intifada
VICTORINE ALISSE / COLLECTIF HORS FORMAT / SCCF
1989 :
mort de son frère, tué par
l’armée israélienne
1991 :
mariage
2003 :
fonde l’ONG Tam
(Women Media and
Development)
Elle a fait de l’égalité des genres le combat de sa vie. La D’où vient le féminisme ancré
Palestinienne Suheir Farraj défend les droits des femmes de Suheir ? Clairement de trois
femmes qui l’ont marquée dans
dans une société patriarcale et qui subit le joug de l’occupation
son enfance. Sa mère d’abord,
israélienne. Avec son ONG Tam, partenaire du Secours
Huda, qui a dû nourrir une famille
Catholique, elle milite pour faire changer les mentalités. de sept enfants après que son
mari déporté au Liban eut été tué
E
lle a le féminisme dans la articles du code pénal, l’un relatif par l’armée israélienne. Puis elle
peau. C’est plus fort qu’elle ! aux crimes d’honneur, l’autre au s’est remariée et Suheir a alors
Elle y croit : les femmes ont viol (jusqu’alors un homme au- été éduquée par sa grand-mère
les mêmes droits que les teur de viol n’était plus poursuivi Zarifa et sa grande sœur Maryam.
hommes. « Je n’avais pas le choix, s’il épousait sa victime). « Je lutte « Elles étaient toutes les deux très
je devais m’engager en tant qu’acti- pour nos droits en tant que femmes fortes pour nous protéger et elles
viste pour les droits des femmes », dans une société patriarcale qui nous laissaient toujours prendre
déclare aujourd’hui Suheir, rappe- n’accepte pas les changements. Je nos propres décisions », se remé-
lant qu’elle a été marquée par l’his- sais bien que je prends des risques. more Suheir, évoquant le souve-
toire d’une de ses sœurs, Mayson, Tout militant des droits de l’homme nir des bonbons, des pastèques
mariée à 16 ans et ensuite victime est en danger. J’ai des craintes pour et du poulet pendant les fêtes du
de violences conjugales. À l’origine mon équipe mais pas pour moi », té- Ramadan de son enfance. « Les
de la création de Tam1 en 2003, racines de mon féminisme viennent
un constat : l’image de la femme d’elles, mais ensuite cela a été un
dans la société et dans les médias long processus fait de rencontres
palestiniens est « traditionnelle ». TOUT MILITANT avec des femmes, de conférences
Avec quatre autres femmes, Suheir DES DROITS DE L’HOMME internationales, etc. C’est dans
fonde donc Tam pour défendre les EST EN DANGER. mon sang : je crois en la liberté
droits des femmes et lutter contre des femmes de choisir leur vie et
toutes les violences dont elles sont en leur égalité avec les hommes »,
victimes : « Être leur voix. » Avec le insiste-t-elle.
soutien du Secours Catholique, moigne Suheir qui reconnaît être ré-
elle a notamment fondé une plate- gulièrement la cible d’attaques de la Rebelle
forme en ligne, “Be safe”, qui per- part de fondamentalistes religieux Son côté rebelle semble bien être
met d’appeler à l’aide 7 jours sur 7 palestiniens. « Malgré un contexte dans les gènes de la jeune femme.
et 24 heures sur 24. Tam sensibilise difficile en Palestine, où la société Déjà, enfant, elle rompait le jeûne du
aussi les jeunes enfants dans les est patriarcale et où la liberté des Ramadan en buvant de l’eau. Puis à
écoles aux droits des femmes et associations est limitée, Suheir n’a l’âge de 10 ans, elle fuit le pensionnat
pratique le plaidoyer pour faire évo- pas peur », constate de son côté dans lequel elle avait été envoyée par
luer les lois. « Pour changer les men- Nolwenn Cremet, chargée de pro- sa grande sœur. En grandissant, la
talités, il faut changer les lois. Cela jets en Palestine pour le Secours lutte contre les injustices la gagne. À
permettra d’éveiller les consciences », Catholique. « Elle clame ses reven- 14 ans, Suheir s’engage dans une as-
explique Suheir, précisant qu’elle a dications haut et fort et ne recule pas sociation étudiante qui dénonce l’oc-
réussi avec Tam à faire geler des sous les pressions diverses. » cupation israélienne, avant d’être
Femmes fortes
La famille de Suheir est sa fier-
té : « Je suis entourée de femmes
fortes », se réjouit-elle. Aujourd’hui
grand-mère et âgée de 53 ans,
arrêtée lors de la première Intifada « pour [notre] existence en tant Suheir n’en reste pas moins mi-
en 1987. C’est alors qu’elle trouve sa qu’êtres humains ». Alors que 65 % litante féministe. « Elle conti-
voie. Elle propose à un média pales- de la Cisjordanie est contrôlée ad- nue de consacrer sa vie à lutter
tinien de faire des vidéos et devient ministrativement et militairement pour les autres, pour toutes ces
caméraman : « J’ai compris que ce se- par Israël et qu’une partie de son Palestiniennes qui voient leurs droits
rait mon métier. Avec mes films, je vou- territoire est utilisée pour ses co- bafoués. Suheir est profondément
lais dénoncer l’occupation israélienne lonies, Suheir revendique un accès altruiste et animée par une volon-
contre notre société. » à la terre et la liberté de circulation té de justice », observe Nolwenn
pour les Palestiniens : « Chaque Cremet, du Secours Catholique,
jour nous subissons des humilia- avec admiration. Et quand on de-
tions. Il faut se lever à 4 heures du mande à Suheir comment elle voit
JE RÊVE D’ÉGALITÉ matin pour passer les barrages et l’avenir, elle répond : « Je rêve d’éga-
ET DE LA LIBERTÉ aller travailler. Les hommes sont lité et de la liberté de choisir nos vies.
DE CHOISIR NOS VIES. ainsi battus et humiliés. Après cela, Je rêve d’une société libre de discri-
ils déversent leur rage sur leurs minations et de violences, d’un pays
femmes. » et d’une terre libres. Je rêve d’une
C’est pendant cette première Pour autant, Suheir reste optimiste école où les filles et les garçons
Intifada que « [son] monde et confiante. En témoigne cette pourront ensemble apprendre et
s’écroule » : son frère aîné Faiz est fleur qu’elle a fait tatouer sur son travailler à l’amélioration de l’image
tué par l’armée israélienne. « La cou : « Mon tatouage me rappelle que les femmes ont d’elles-mêmes. »
noirceur a enveloppé ma vie. Faiz que la vie est belle, malgré tout », Avant d’ajouter : « Peut-être que je
était la colonne vertébrale de notre déclare-t-elle. Dans son combat, ne verrai jamais cela. Mais avec de
famille dans notre société patriar- Suheir peut aussi compter sur son l’espoir, peut-être que mes filles le
cale », explique aujourd’hui Suheir. mari, Najeeb, un journaliste qu’elle verront. »
Elle-même sera blessée par balle a épousé en 1991 à l’âge de 22 ans.
au niveau du nez et c’est sa camé- « Je l’avais prévenu que je ne serais
ra qui sauvera son œil. pas une femme qui resterait au foyer
et qu’il n’y avait aucune chance que
Rêve ça change. Il m’a répondu qu’il ne
Suheir ne lutte pas uniquement voulait pas que je change », relate-
pour les droits des femmes dans t-elle en riant. Ensemble ils ont eu
1 L’abréviation de “Tanmiat wa Ael’am al Marra”,
une société patriarcale, mais aussi trois enfants, un garçon et deux Women Media and Development.
LES DÉPARTS
“CACHÉS” DES JEUNES
DE KOONAN
PAR BENJAMIN SEZE PHOTOS : VINCENT BOISOT /SCCF
L’
endroit se situe à la sortie quitté son pays direction l’Europe. Le frère plus âgé, mais ils partent
de la ville, juste avant que jeune homme de 20 ans avait mûri aussi seuls. À Koonan, « pas une
les sentiers boueux ne se son projet depuis l’enfance. « J’avais seule famille n’échappe à la migra-
perdent dans la forêt et le goût de l’aventure, envie d’aller voir tion », indique le maire de la ville,
les herbes hautes. C’est un regrou- ailleurs pour avoir un lendemain meil- Abou Bamba, pour donner une idée
pement d’une dizaine de cases. leur, explique-t-il. Et puis nous sommes de l’ampleur du phénomène. Son
L’habitat est modeste et exigu. Les nombreux, sept enfants, il fallait que propre fils, âgé de 22 ans, est ré-
murs sont façonnés avec de la terre l’un d’entre nous cherche quelque cemment parti au Maroc.
et coiffés de toits d’herbe séchée. chose pour assumer la charge de la Assis à l’ombre de l’apatam, Siafa
À l’intérieur sont empilées des famille. » Alors Oumar est « parti à Bamba est le chef coutumier du
bassines en plastique pour laver le l’aventure », comme de nombreux village. Vêtu d’une longue tunique
linge et la vaisselle. Dans la cour, des jeunes de son âge dans les environs. orange et coiffé d’un calot blanc,
cendres encore fumantes laissent Difficile de donner une évaluation l’homme âgé de 75 ans raconte
deviner l’emplacement d’un feu de précise. Il existe peu de statistiques qu’autrefois, les départs de jeunes
bois où l’on a fait cuire l’attiéké, une détaillées sur l’importance et l’évo- existaient déjà mais restaient rares.
semoule de manioc qui constitue, lution de l’émigration ivoirienne. « C’était des étudiants, des jeunes des
avec le riz, la base de l’alimentation « C’est encore un phénomène relati- grandes villes, surtout d’Abidjan, qui
locale. vement récent, mais il prend de l’am- partaient en avion avec un visa »,
précise-t-il. L’instauration de la
scolarisation de masse, après l’in- POSITIONNEMENT
dépendance du pays, et le manque PAR PATRICIA SPADARO, CHARGÉE DE PLAIDOYER MIGRATIONS
de débouchés à la sortie des études, INTERNATIONALES AU SECOURS CATHOLIQUE
ont créé une première génération
« IL FAUT OUVRIR DES VOIES SÛRES DE MIGRATION »
d’émigrants vers la France. Ceux-ci
ont réussi et ont pu aider leurs pa-
rents au village. « Ils reviennent dé-
sormais pour les cérémonies et les
P ersonne ne choisit l’endroit où il naît, et l’émigration est une straté-
gie pour compenser les inégalités systémiques au niveau mondial.
C’est un moyen de s’extraire de la pauvreté et de s’ouvrir des perspec-
vacances avec leurs belles voitures. Ils tives, alors qu’on n’en voit aucune dans son pays. La migration, facteur
font construire de belles maisons. En de développement, a toujours eu cours dans l’histoire de l’humanité, et
voyant cela, les jeunes d’ici se disent : elle continuera d’exister. Elle a principalement lieu à l’échelle régionale.
“Pourquoi pas moi ?” » D’ailleurs, en 2020, les deux tiers des migrants originaires des pays
d’Afrique de l’Ouest vivaient dans la région1. L’obsession sécuritaire euro-
Partir “caché” péenne est construite sur une lecture erronée des flux migratoires et nie
Le jour où il a pris le bus en direction l’apport positif des migrations pour toutes les sociétés, d’origine comme
du Mali, première étape de son pé- d’accueil. Elle nourrit des politiques de blocages à nos frontières et sur
riple, Oumar vivait à San Pedro, une le parcours migratoire. Ce sont ces politiques qui alimentent les maux
ville du sud de la Côte d’Ivoire, chez de la migration : la criminalité des réseaux de passeurs, la perte de vies
un ami de la famille. Il y était méca- humaines, l’appauvrissement des familles qui s’endettent, la création de
nicien dans un garage automobile. poches de misère dans les pays de transit et d’arrivée. C’est pourquoi,
Son père et son frère aîné étaient au au Secours Catholique, nous promouvons l’ouverture de voies acces-
courant de son projet, mais pas sa sibles, sûres, légales et flexibles de migration. Si les politiques accom-
mère. « Cela aurait été un choc pour pagnaient les migrations plutôt qu’essayer vainement de les bloquer,
elle de savoir que je partais de façon tout le monde serait gagnant.
clandestine, dit-il. Sa santé est fragile, 1 Source : Centre d’analyse des données migratoires mondiales
elle ne l’aurait pas supporté. »
Si certaines familles organisent ou enquête menée auprès de migrants Au bout de deux jours sans nou-
soutiennent financièrement la mi- ivoiriens, l’OIM Côte d’Ivoire révèle velles de Falikou, son fils, Diomandé
gration de leur enfant, la plupart des que 94 % des hommes interviewés Massain, agricultrice à Koonan, a
jeunes préparent leur départ à l’insu ont pris seuls la décision de migrer, commencé à s’inquiéter. C’était il y
de leurs parents. Dans un rapport et que les deux tiers ont financé eux- a un an et demi. « Son téléphone ne
publié en 2020, faisant suite à une mêmes leur voyage. répondait plus », relate cette femme
âgée de 54 ans. Elle s’est alors ren-
seignée et a appris que son fils
n’était plus à Touba, le chef-lieu de
la région, où il préparait son bac. Son
silence a duré une semaine. « J’en
ai été malade, raconte la mère de fa-
mille. J’ai tout imaginé : qu’il avait
Mohamed Maninga,
VINCENT BOISOT / SCCF
Lamine, 18 ans, « Ton papa est décédé, j’ai besoin de la traversée. En évoquant ce jeune de
(au premier plan) vient toi ici. Et puis, on n’a pas les moyens 27 ans qui était mécanicien à Touba,
de recevoir ses résultats
de te payer le voyage. Le billet d’avion ses yeux se brouillent de larmes.
du BEPC. Il fait partie
des 29 % d’admis et le passeport coûtent cher. » Aujourd’hui, Falikou est en Algérie.
en Côte d’Ivoire Pour elle, comme pour la plupart Il fait des petits contrats dans le bâ-
en 2022. des familles rencontrées à Koonan timent pour financer la suite de son
et dans ses environs, le “voyage”, ne parcours. Sa mère est inquiète. « Je lui
s’envisage pas autrement que par les dis de ne pas passer par l’eau, d’attendre
eu un accident de moto, qu’il s’était airs. La voie clandestine est proscrite. d’avoir assez d’argent pour prendre
fait enlever… » À aucun moment En effet, rapporté par les informations l’avion… Mais il me répond seulement
elle n’a pensé à un départ. « Pour télévisées, le péril méditerranéen qui de prier pour lui. » Alors Diomandé se
voyager il faut de l’argent et il n’en se dresse devant les jeunes Ivoiriens lève la nuit pour prier afin que Dieu
avait pas, alors je n’y ai pas pensé. » en route pour l’Europe est source protège son fils.
Falikou avait économisé en faisant d’angoisse pour leurs proches. Pour
le taxi-moto durant ses années de Diomandé, ce danger est extrême- Des intérêts contradictoires
lycée. Si son fils lui avait parlé de ment concret. L’an dernier, Abou, L’agricultrice n’est pas opposée à
son projet, Diomandé lui aurait dit : son neveu, est mort noyé en tentant la migration. Si le projet de Falikou
de migrants subsahariens et ex- qui a dépouillé Oumar Kone et ses table », reconnaît le chef du village
pulsé dans le désert, à la frontière compagnons de route. « J’ai eu très de Koonan, Siafa Bamba. « On oblige
nigérienne. peur », confie Seckou, âgé de 20 ans. nos enfants à le faire car on a besoin
À Soula, un petit village voisin de Refroidi par l’expérience de ses co- d’eux, mais on ne leur souhaite pas de
Koonan, Seckou Bayoko répare la pains du village, Seckou Bayoko souffrir comme nous. »
moto tricycle avec laquelle il « (fait) s’est laissé convaincre par son père
le chauffeur ». Sur ses cinq amis de ne pas migrer à son tour. « Il a ré- Un accélérateur
qui ont migré, un seul est arrivé Assis devant la case qu’il partage
en Europe, grâce au soutien finan- avec sa femme et leur jeune fils,
cier de sa famille. Le dernier parti Moussa Kone, 27 ans, a fait le
est toujours en Algérie. Les trois calcul. Le jeune agriculteur vit de la
SUR SES CINQ AMIS
autres en ont été expulsés il y a un noix de cajou. Sa récolte annuelle
QUI ONT MIGRÉ, UN SEUL
an. Seckou les a revus. Ils lui ont ra- lui permet de remplir dix sacs de
EST ARRIVÉ
conté les violences subies tout au 100 kg. Selon le prix fixé par l’État,
EN EUROPE,
long du parcours. « Ils se sont fait cela lui rapporte entre 300 000 et
frapper par les passeurs, racketter 350 000 francs CFA par an (par
par des brigands…, relate le jeune comparaison, le Smic annuel ivoi-
homme. Ils ont même vu un homme rien est de 720 000 francs CFA).
qui ne pouvait pas payer les braqueurs alisé que si mes amis partaient, peut- « Avec cela, tu dois traiter le champ
se faire descendre d’une balle dans la être que moi aussi je nourrissais ce et nourrir ta famille… Pas facile d’éco-
tête, au Niger. » projet, raconte le jeune homme. Il nomiser. » Moussa voudrait acheter
Dans le rapport de l’OIM Côte d’Ivoire, m’a fait asseoir et on a discuté. Mes un terrain et construire une maison.
près de deux migrants sur trois dé- frères et sœurs sont encore petits, il Un chantier qu’il estime à 8 millions
clarent avoir été victimes d’abus, de m’a dit qu’il préférait que je reste à de francs CFA. Pour le réaliser, il fau-
violence ou d’exploitation au cours côté de lui pour l’épauler, qu’on avait drait qu’il multiplie sa production
de leur voyage. Dans le désert ma- un moulin à farine de manioc à gérer, presque par dix, considère-t-il. Ce
lien, c’est un groupe de djihadistes et que si je faisais en plus le taxi-moto, qui suppose qu’il ait suffisamment
on pourrait s’en sortir. » d’argent pour financer les intrants
La plupart des familles n’ont pas chimiques et une machine agri-
d’autre alternative à proposer à leurs cole… Comment faire ?
jeunes que le travail aux champs. Ces deux dernières années,
Moussa Kone, agriculteur Un dur labeur où tout se fait à la Moussa a vu des amis partir vers
de 27 ans, avec sa femme main, à coups de pioche et de ma- l’Europe. « Pour certains, ça a mar-
Bassa, et son oncle Vassé. chette. « C’est très pénible et pas ren- ché », constate-t-il. Sur les réseaux
sociaux, le jeune agriculteur re-
garde les photos que ces derniers
postent depuis l’Espagne, sur les-
quelles ils portent de beaux ha-
bits. Il ne se fait pas d’illusion pour
autant : « Ils te font croire qu’ils ont
la belle vie, mais toi tu comprends
qu’ils travaillent dans les champs de
tomates. » Néanmoins, poursuit-il,
« même s’ils galèrent et qu’ils sont mal
payés, même si on peut penser que,
finalement, ils font la même chose
VINCENT BOISOT / SCCF