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La TMM a pris une grande importance dans le débat politique aux États-Unis.

Trois points de vue


différents se confrontent dans ce dossier autour de ce sujet controversé.
La théorie monétaire moderne (TMM, ou modern monetary theory) a pris une grande importance
dans le débat politique états-unien lors de la dernière élection présidentielle et continue d’y
alimenter de manière soutenue les discussions sur les questions de dette publique, politique
monétaire et politique de lutte contre le chômage. Reprenant des éléments importants à des écrits
anciens de George Friedrich Knapp, Abba Lerner et Michael Kalecki, la TMM a été formalisée et
redéveloppée au cours des 20 dernières années, notamment dans les travaux de Warren Mosler,
Stéphanie Kelton ou Randall Wray. (Voir ici une présentation en français par Cyprien Batut)
Un des arguments les plus importants de la TMM est qu’un État est libre de créer de la monnaie
pour financer son déficit public. La valeur de la monnaie est elle-même garantie par le fait que la
monnaie est acceptée par l’Etat pour payer les impôts. Il s’en suit que - tant que l’inflation reste
contrôlable - il est toujours possible et souhaitable d’utiliser la création monétaire pour financer
l’État et notamment se débarrasser du chômage.
Élaborée dans le contexte politique et institutionnel propre aux Etats-Unis, la transposition de la
TMM aux cas européens et français continue de susciter de vives discussions.
Les trois textes réunis ici apportent des points de vue différents sur la TMM, en étant très critique
(François Facchini) ou en la discutant de front pour tenter d’en reformuler certaines propositions et
les adapter - en partie seulement - à des contextes institutionnels ou traditions différentes, que ce
soit dans le domaine de la politique monétaire (Jézabel Couppey-Soubeyran et Pierre Delandre) ou
de l’assurance chômage (Cyprien Batut).

La Théorie Monétaire Moderne et ses


faiblesses
par François Facchini , le 21 septembre
Stephanie Kelton a vulgarisé la Théorie Monétaire Moderne (TMM). À l’occasion de la traduction
française de son ouvrage, Le mythe du déficit, François Facchini revient sur cette doctrine et expose
un certain nombre de critiques qui lui ont été adressées.

La traduction du livre de Stéphanie Kelton ([2020] 2021), The deficit myth : modern monetary
theory, arrive à point nommé pour soutenir tous ceux qui veulent installer dans l’opinion que la
dette publique française n’est pas un problème. La Théorie Monétaire Moderne (TMM) prône, en
effet, une politique de monétisation systématique de la dette publique (c’est-à-dire son financement
par la création monétaire réalisée par la banque centrale), tant que cette dernière ne provoque
aucune inflation.
Stéphanie Kelton, qui vulgarise la TMM dans cet ouvrage, est Professeure d’économie à la Stony
Brook University (New York) et fut l’une des conseillères économiques du candidat aux primaires
démocrates Bernie Sanders. Elle a contribué à convertir la gauche du parti démocrate américain à
l’idée que les déficits publics importaient peu et que tous les maux des États-Unis étaient
finalement solubles dans des choix de politiques publiques qui ne se souciaient pas des équilibres
budgétaires, mais uniquement des besoins sociaux et humains.
Cet essai présente les principales thèses de Stéphanie Kelton et les principales critiques qui lui ont
été adressées. Il soutient que les politiques qu’inspire la TMM sont néfastes pour le progrès
économique des pays où elle viendrait à être appliquée. Ces politiques i) favoriseraient
l’hypertrophie du gouvernement, ii) prendraient le risque de processus inflationnistes sans contrôle
de la part des gouvernements, et iii) déboucheraient sur une croissance anémique.

Les thèses du livre de S. Kelton


La TMM i) défend une politique de garantie fédérale de l’emploi pour atteindre l’objectif de plein
emploi (p. 82), ii) critique l’idée qu’il faudrait rembourser la dette publique et s’engager dans une
politique d’excédents budgétaires (Chapitres 3 et 4), et iii) développe un programme politique
global fondé sur l’idée que l’économie ne peut être mise au service de l’humain (Chapitre 8) que si
l’État reprend le contrôle de sa souveraineté monétaire (Chapitre 6) et assume des déficits au
service du plein emploi, de l’épargne, de la santé, de l’éducation, des infrastructures, mais aussi du
climat et de la démocratie (Chapitre 7).
i) La politique de garantie fédérale de l’emploi (p. 82) consiste à créer un marché pour des
travailleurs dont la valeur est nulle sur le marché. « Puisque le prix du marché d’un chômeur est
zéro – autrement dit personne actuellement ne fait d’offre pour obtenir son travail-, l’État peut créer
un marché pour ces travailleurs en fixant le prix qu’il est prêt à payer pour les recruter. Dès
l’instant, où il le fait, le chômage involontaire disparaît ». Mitchell et al. (2019, p. 302) définissent
pour préciser leur politique de plein emploi un taux d’emploi tampon (BER buffer employment
ratio) qui est égal à la part des emplois garantis par le gouvernement sur les emplois total.
ii) Les tenants de la TMM pensent, ensuite, que les déficits publics et la croissance de la dette
publique n’ont aucune importance pour un État qui possède la souveraineté monétaire et qui ne
promet pas de convertir sa monnaie en quelque chose dont ils pourraient manquer comme l’or ou
une monnaie étrangère (dollar) (Chapitre 2). Un pays qui a la souveraineté monétaire n’a pas de
contraintes financières fortes (Mitchell et al. 2019, p. 16), car s’il doit payer ses factures, il peut
toujours imprimer de la monnaie de base (Mitchell et al. 2019, p. 14). Un pays n’atteint la
souveraineté monétaire que s’il n’emprunte que dans sa propre monnaie. Sous ces deux conditions,
un État peut utiliser sa capacité d’émission de monnaie pour financer sa politique de plein emploi.
Les tenants de la TMM contestent ainsi les positions des économistes classiques et de la synthèse,
qui soutiennent que la dette doit pouvoir être remboursée, voire qu’une politique d’austérité peut
être expansive. Baisse des dépenses ou hausse des impôts peuvent donc être nécessaires.
L’inflation est la seule limite à l’impression de monnaie (p. 51) : « La TMM ne rase pas gratis. Il y
a des limites très réelles qu’il faut repérer – et respecter –, faute de quoi on pourrait courir au
désastre ». Dans la TMM ce ne sont pas les revenus, mais l’inflation-prix qui limite la capacité de
dépense du gouvernement. Si on suit l’argument, cela signifie aussi que la France, n’ayant pas de
souveraineté monétaire, a un problème d’endettement public. Son appartenance à la zone euro
contraint son recours à la monétisation de la dette, car elle s’endette dans une monnaie – l’euro –
qu’elle ne contrôle pas. Stéphanie Kelton (p.145) développe d’ailleurs une critique des
gouvernements qui ont renoncé à leur souveraineté monétaire en adhérant à l’euro. Cela conduit, de
plus, à expliquer l’échec de la politique du Venezuela. Il aurait suffi que le Venezuela s’endette en
bolivar et non en dollar américain pour qu’elle n’ait pas de problèmes de financement de sa dette
publique.
iii) Il serait contreproductif de réaliser des excédents pour rembourser sa dette et rétablir les
équilibres financiers de l’État, car le déficit public nourrit l’épargne des ménages et des entreprises.
Voter son budget en excédent a l’effet inverse. Pour arriver à ce résultat, la TMM reprend un
principe qu’elle décrit comme la troisième loi du mouvement d’Isaac Newton. Cette troisième loi
indique que « pour chaque action, il existe une réaction égale et opposée ». Les équations de la
comptabilité nationale sont ici dressées au rang de lois universelles. Dans ce modèle comptable, à
chaque déficit qui existe dans une partie de l’économie correspond un excédent égal et opposé dans
l’autre partie. Si une partie de l’économie paie plus de dollars qu’elle n’en reçoit, l’autre partie doit
recevoir ce même nombre de dollars exactement. D’où cette équation le déficit de l’État est égal
aux excédents du non-État. On peut utiliser les équations de la comptabilité nationale pour
présenter ce modèle. Dans ce cas, ce qui est à gauche est le déficit budgétaire (G-T) et à droite
l’équilibre économique (épargne – investissement ou S-I) : en économie fermée, l’équilibre est G-
T=S-I. Les dépenses publiques moins les recettes fiscales sont égales à l’épargne privée moins
l’investissement. Cela signifie que si le gouvernement réduit ses déficits (G-T), il réduit l’épargne
privée. Les déficits publics deviennent une condition nécessaire d’un haut niveau d’épargne. Cela
porterait selon les mots de Stéphanie Kelton ([2020] 2021, p. 131) un coup fatal au récit simpliste
de l’éviction, selon lequel une hausse de la demande de financement de l’État « évince » la
demande des agents privés sur le marché des fonds prêtables.
iv) Les dernières propositions de la TMM et du livre de Stéphanie Kelton ont une nature générale et
traitent le déficit comme la solution à des problèmes aussi variés que la santé, l’éducation et le
climat. Si la contrainte budgétaire n’est pas décisive et qu’il suffit pour les États-Unis de créer de la
monnaie pour verdir leurs pratiques industrielles, agricoles et énergétiques, il ne faut pas s’en priver
et faire d’une pierre deux coups : lutter contre la pauvreté aux États-Unis et réaliser les objectifs du
Traité de Paris sur le Climat.

Critiques de la TMM
Malgré sa popularité chez un certain nombre d’économistes du parti démocrate américain, la TMM
n’a pas convaincu une grande partie de la profession des économistes. L. Summers va jusqu’à
écrire que la TMM propose des recettes pour un désastre annoncé (Summers 2020). Ce désastre
prendrait la forme d’un gouvernement hypertrophié, avec un retour de l’inflation et une croissance
économique quasi nulle (Skousen 2020, p. 11). Les critiques viennent à la fois des économistes
néo-keynésiens (Krugman 2019
; Summers 2020 ; Mankiw 2020) et des économistes classiques (Palley 2015 ; Dowd 2020 ;
Murphy 2020 ; Newman 2020 ; Martin 2020).
Les économistes néo-keynésiens traitent généralement la TMM par le mépris. Le professeur N.
Gregory Mankiw, de l’Université de Harvard, affirmait, par exemple, dans l’introduction de son
article pour le NBER (2020) sur la TMM, qu’elle avait été produite par des économistes
d’universités mineurs, reconnus uniquement dans le domaine de la macroéconomie parce que leur
modèle avait été repris par des hommes politiques comme Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-
Cortez (Mankiw 2020, p. 1). Il y a ici à la fois du mépris et un argument d’autorité. Malgré cette
posture, Mankiw (2020) fait l’effort de lire et de comprendre la TMM telle qu’elle est présentée
dans le manuel de William Mitchell et Martin Watts, et L. Randall Wray (2019). Il en conclut
finalement qu’il ne comprend pas l’approche proposée.
Les critiques des économistes classiques sont logiquement plus nombreuses. Elles portent sur i) la
politique générale de garantie de l’emploi, ii) les risques effectifs des politiques de monétisation de
la dette publique, iii) les liens négatifs qu’entretiendraient la croissance aux excédents budgétaires
et iv) les bienfaits de la dépense publique.
i) La politique de garantie d’emploi promet de faire disparaître le chômage involontaire et de
donner à tous les individus disposés à travailler un salaire minimum fédéral. a) Ces politiques
d’emplois garanties provoqueront, tout d’abord, un effet d’éviction. Car elles mobilisent des
ressources physiques – électricité, ordinateur, bureau, espace, etc. – qui ne sont pas en quantité
illimitées et qui seront détournés d’un autre usage. b) Ces politiques vont, ensuite, changer les
choix des personnes actives. Il suffit que la rémunération qu’offrent ces emplois soit plus élevée
que ce que touche un salarié pour qu’il soit intéressé. La conséquence est un déplacement d’emplois
privés vers des emplois aidés et probablement une baisse de la productivité du travail en moyenne
(Skousen 2020, p. 17). c) Une fois l’emploi garanti obtenu, il n’est pas évident, de plus, que les
individus souhaitent en changer. Une telle politique peut alors conduire à bloquer des ressources
dans des emplois peu productifs. Si comme souvent à une récession succède une phase d’expansion,
lors de la phase d’expansion, au lieu de se tourner vers les nouveaux emplois, les individus vont
rester enfermés dans le système des emplois garantis. Cela va ralentir le moment de la reprise et
limiter l’efficience du système dans son ensemble. d) Le niveau des salaires de ces emplois garantis
ne sera pas enfin sans conséquence sur l’équilibre du marché du travail. Si les salaires garantis sont
hauts, ils vont induire une hausse de tous les salaires, et donc une hausse des prix.
ii) La TMM soutient les politiques de monétisation de la dette et de bas taux d’intérêt, suivant
l’idée qu’un État qui possède la souveraineté monétaire ne peut pas être à court d’argent. Les
gouvernements paient leur dette arrivée à échéance en distribuant la monnaie (dollar ou euro) qu’ils
ont dans leurs coffres. S’ils n’ont plus d’euros et de dollars, ils ne peuvent pas être mis en défaut
puisqu’ils peuvent imprimer autant d’euros et de dollars qu’ils le souhaitent. La principale
originalité de la TMM est dans ce principe. Il s’agit de donner à la politique monétaire pour mission
de rendre la dette publique soutenable.
Une telle proposition se heurte tout d’abord à une limite constitutionnelle. Le Traité sur le
fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) garantit, d’une part, l’indépendance de la Banque
centrale européenne (BCE) et des banques centrales nationales des États membres (article 130) et
interdit, d’autre part, le financement monétaire des gouvernements européens par la BCE et par les
banques centrales nationales (article 123).
Une telle proposition, ensuite, a) néglige l’effet Olivera-Tanzi (1978), b) sous-estime les risques
inflationnistes de la mise au service de la dette de la politique monétaire et c) néglige les effets
bénéfiques d’une déflation prix.
a/ Sous l’effet Olivera-Tanzi les paiements d’impôts ne sont pas effectués immédiatement au
moment où le fait imposable s’est produit. Ces retards de paiement ou de recouvrement n’ont que
peu d’importance lorsque le taux d’inflation est faible. Au contraire, lorsque l’inflation est élevée,
et qu’un pays tente de financer les dépenses publiques en imprimant plus d’argent, l’acte
d’imprimer plus d’argent, en augmentant le taux d’inflation, pourrait réduire les recettes fiscales
d’un montant supérieur à la valeur réelle des revenus provenant du financement inflationniste. Les
euros perçus par l’État en période de fortes inflations ne vaudraient plus rien. Le gouvernement
serait de plus placé dans l’incapacité d’emprunter dans sa propre monnaie, car les fonds qu’il
devrait emprunter auraient perdu toute valeur au moment où il les recevrait. Au fur et à mesure que
l’hyperinflation s’accélère, la valeur réelle des revenus tirés de l’impression de la monnaie devient
également nulle. Le gouvernement est alors confronté à la perspective d’un défaut de paiement,
bien qu’il soit capable d’imprimer n’importe quelle quantité de sa propre monnaie. Pour donner un
exemple, à la fin de l’hyperinflation hongroise de 1946, la valeur totale de tous les billets hongrois
en circulation était d’un millième de cent américain (Dowd 2020 ; Judt 2006 p. 87). L’erreur de la
TMM ici est de supposer que ce qui est correct à la marge l’est aussi pour l’ensemble (Dowd 2020).
Un gouvernement peut éviter un défaut de paiement en émettant quelques dollars ou euros
supplémentaires, mais il ne peut pas le faire à grande échelle.
b/ La TMM a conscience des risques d’inflation, mais en sous-estime la probabilité d’occurrence.
L’application par les gouvernements de la TMM peut conduire les acteurs économiques à anticiper
de l’inflation et finalement à provoquer une crise inflationniste. Le risque inflationniste croît de
plus avec le montant de la monnaie de base créé pour payer les dépenses publiques. Si l’État veut
couvrir des dépenses sociales en quantité limitée l’émission de monnaie de base –dollar ou euros-
est envisageable. S’il veut financer l’intégralité de ces dépenses par l’impression de billet il faudra
multiplier la base monétaire par un chiffre beaucoup plus important et les risques d’hyperinflation
deviendront majeurs (Dowd 2020). L’absence enfin d’inflation en présence de politiques de
quantitative easing ne protège pas contre un phénomène d’inflation monétaire. L’effet de la
création monétaire n’est jamais immédiat. La maturation d’une crise prend toujours du temps,
parfois plusieurs années.
c/ La TMM ne comprend pas, de plus, le rôle de la déflation prix. Une bonne déflation n’est pas la
conséquence d’une pénurie de monnaie, mais de la baisse des prix induite par la mondialisation et
la hausse de la productivité. Cette baisse augmente le pouvoir d’achat des salaires et les rentes des
épargnants
.
Une telle proposition a) ne permet pas d’expliquer la crise Russe de 1998, b) ne tient pas compte du
fait que la plupart des États n’ont pas le choix de la monnaie dans laquelle ils vont libeller leur dette
et c) ne tire pas les bonnes leçons de l’expérience japonaise.
a/ De fait, il ne suffit pas d’emprunter dans sa propre monnaie pour éviter aux États de faire faillite.
S’il est vrai que l’Italie en 1990 n’a pas faillite et qu’elle avait une dette libellée en lire, il est vrai
aussi que la Russie en 1998 a fait faillite et que sa dette était libellée en rouble.
b/ Les États n’ont pas, de plus, toujours le choix de leur monnaie. Cela dépend de la confiance que
les prêteurs accordent à leur monnaie. Les prêteurs ont préféré libeller la dette vénézuélienne en
dollar qu’en Bolivar, car ils anticipaient un important risque de change (Murphy 2020). Les
épargnants refusent de prêter en Bolivar parce qu’ils craignent sa dévaluation. Ils préfèrent prêter et
être remboursés en dollars pour limiter ce risque de change. C’est parce que les prêteurs ont plus
confiance dans la Banque Fédérale américaine que dans la Banque centrale vénézuélienne qu’ils
exigent une telle clause dans le contrat. Libeller sa dette en euro attire plus les investisseurs que là
libeller en franc ou en lire italienne. La politique proposée par la TMM de monétisation
systématique de la dette publique entraînerait probablement un effondrement du taux de change de
la monnaie d’un pays qui la pratiquerait (Summers 2020, p. 673). Si c’était le cas pour les États-
Unis, elle mettrait en péril sa souveraineté monétaire et pourrait mettre fin au « privilège exorbitant
du dollar » – expression de Jacques Rueff. La TMM conduirait finalement à une surexploitation de
ce privilège et à crise mondiale de grande ampleur.
c/ Les politiques de bas taux et de déficits systématiques ont été introduites par le Japon. La banque
centrale japonaise en 1999 a été la première à abaisser ses taux à 0%. Elle a aussi été la première en
2001 à lancer un programme de rachats d’actifs ou de quantitative easing ; Les résultats de cette
stratégie ont été une augmentation du ratio dette publique sur PIB de 70% à près de 240% entre
1990 et 2019 et une dette publique détenue à hauteur de 43% par la banque centrale japonaise et
libellée en yen. Cette dette est soutenable, mais s’est accompagnée d’une croissance anémique
depuis 1992 (moyenne de 0,9% par ans) (Skousen 2020, p. 15). La monétisation de la dette et la
baisse des taux d’intérêt créent les conditions d’une dette soutenable, mais aussi d’une économie
sans crise majeure, car en perpétuelle récession (Newman 2020, p. 30). b.2)
iii) La TMM ignore de plus l’importante littérature qui a montré que les excédents budgétaires ne
nuisaient pas à la croissance économique (Alesina et al. 2019). Évidemment ces résultats heurtent
les principes keynésiens et font l’objet de nombreuses discussions, mais il est important d’en tenir
compte pour avoir une vision complète des débats en cours. Le TMM conduit à aller à l’encontre
des politiques suivies par des pays comme le Canada, la Suède, Singapour, le Chili (Skousen 2020),
la Corée du Sud ou encore l’Australie alors que ces dernières leur ont permis d’avoir des taux de
croissance élevés et une croissance saine. Cette incapacité de la théorie à expliquer la bonne santé
des économies qui pratiquent l’excédent budgétaire est la conséquence d’une erreur d’analyse.
L’erreur de la TMM est de soutenir dans le cadre des équations de la comptabilité nationale qu’un
excédent budgétaire devrait provoquer une baisse de l’épargne et de la consommation. Une telle
proposition a) confond dette et monnaie, b) traite une tautologie comptable comme une relation de
causalité et c) conduit à des incohérences logiques.
a/ La TMM ne distingue pas clairement les titres publics de la quantité de monnaie. Elle fait croire
que rembourser sa dette s’est réduire la quantité de monnaie en circulation. Une dette publique
n’est pourtant pas synonyme de quantité de monnaie nulle.
b/ La TMM confond équation comptable et processus dynamique de causalité. Prenons l’égalité G-
T=S-I. Pour Stéphanie Kelton (p. 138), un déficit à gauche de l’équation provoque mécaniquement
une augmentation de l’épargne collective à sa droite. C’est le déficit de l’État qui fournit les dollars
nécessaires pour acheter les titres publics (p. 140). Ces titres publics feraient, ensuite, partie de
l’épargne. Comme il ne s’agit que d’une tautologie comptable, une tout autre interprétation pourrait
être faite. Si on prend au sérieux ce raisonnement, la conséquence d’un rachat de titres publics
devrait être une baisse de la quantité de dollars ou d’euros disponibles dans l’économie privée. On
respecte ici l’augmentation à droite et la baisse à gauche. Les politiques de rachat de titres publics
réduisent les liquidités disponibles dans l’économie, même si initialement elles les ont augmentées.
Si la dette publique est détenue par le public, les déficits budgétaires des États ne sont plus porteurs
de création monétaire.
c/ La TMM en faisant cette erreur développe, de plus, des positions peu cohérentes. L’argument de
Kelton signifie par exemple que l’annulation de la dette publique détenue par les banques centrales
nationales aurait pour conséquence de détruire de la monnaie et in fine de contredire l’effet
bénéfique d’une politique de rachat de titres publics.
iv) Tout l’appareillage théorique de la TMM supporte l’idée que les dépenses publiques sont des
biens publics dont il ne faut pas se priver pour des raisons budgétaires. L’État n’a pas de problèmes
de solvabilité, car s’il a besoin d’argent il peut le créer. Une telle proposition néglige a) ses
conséquences sur le processus de décision démocratique et b) ignore l’ensemble des travaux qui ont
montré qu’au-delà d’un certain seuil la dépense publique avait un effet négatif sur la croissance
économique et finalement sur la soutenabilité de la dette publique.
a/ Une telle proposition renforce, tout d’abord, le pouvoir exécutif et affaiblit le pouvoir législatif.
En démocratie, un gouvernement ne peut mettre en œuvre son programme que s’il a réussi à gagner
les élections. Les partis politiques sont donc contraints d’être populaires. Cela peut les conduire à
être démagogiques. Si un gouvernement peut sans discussion budgétaire créer de la monnaie pour
acheter sa clientèle politique et accroître ses chances de gagner les élections, il le fera. La
conséquence sera l’avènement de cycles électoraux. La politique monétaire ne sera plus mise au
service de la croissance ou de la stabilité économique, mais du parti au pouvoir. La possibilité que
donne la TMM au gouvernement de soumettre la politique monétaire aux choix budgétaires du
gouvernement renforce, aussi, le pouvoir exécutif et affaiblit le pouvoir législatif. Le gouvernement
pourrait contourner l’aval du parlement et financer directement ses choix par la création monétaire.
Pour augmenter les dépenses, il ne serait plus nécessaire d’avoir l’aval du Parlement. Comme le
note Dowd (2020), dans une telle situation, si le Président Trump veut de l’argent pour financer la
construction d’un mur entre le Mexique et les États-Unis, il ordonne au secrétaire au Trésor
d’imprimer de l’argent. Cela signifie que la conséquence constitutionnelle de la TMM est la
dépendance des banques centrales au pouvoir politique et une négation de la démocratie.
b/ La dépense publique n’est pas par ailleurs toujours un bien public. Elle peut aussi avoir des effets
négatifs sur la croissance et finalement rendre la dette insoutenable. Si la dépense publique
entretient une relation non linéaire avec la croissance de la production, au-delà d’un certain seuil
elle a un effet négatif sur la croissance (Facchini 2021, Chapitre 5). Une politique qui consisterait à
augmenter les dépenses publiques en fonction des besoins et qui de fait acterait que l’économie de
marché est incapable de réaliser cet objectif, prendrait le risque de freiner la croissance économique
et de rendre la dette publique moins soutenable. Une dette publique est soutenable si le taux
d’intérêt nominal devient supérieur au taux de croissance de la production.

Conclusion
L’originalité de la TMM n’est donc ni dans ses prescriptions de politique économique – stabilité des
prix, plein emploi et soutenabilité de la dette- ni dans les instruments de politique économique
qu’elle soutient pour y arriver, mais dans l’idée que la politique monétaire doit être utilisée pour
rendre la dette soutenable. Elle entre en ce sens en complète contradiction avec les fondements du
Traité de Maastricht qui donne pour mandat à la banque centrale de stabiliser les prix et aux
gouvernements le soin de soutenir l’activité économique si nécessaire via la dépense publique. Elle
défend coûte que coûte la dette sous prétexte que l’État ne peut pas faire faillite, mais la dette
publique reste la dette. Ces effets sont connus et quel que soit son mode de financement (impôt ou
création monétaire), la dette est source i) d’inégalités, ii) d’un impôt différé non consenti par les
générations futures et donc en contradiction avec le principe du consentement d’une démocratie
libérale, et iii) d’un effet d’éviction, car derrière la dette il y a une dépense qui mobilise des
ressources rares (main d’œuvre, électricité, papier, etc.) qui deviennent indisponibles pour d’autres
usages.
Si on ajoute à cela l’augmentation des risques inflationnistes et de crise de la dette souveraine,
induite par une augmentation des taux d’intérêt, l’idée selon laquelle la monétisation de la dette
publique pourrait financer tous les besoins non financés par l’effort de production ne peut que
renforcer le biais électoraliste
des gouvernements pour les déficits et la stagnation économique qui semble s’installer dans de
nombreux pays développés et la France en particulier depuis la fin du XXe siècle.

Travail pour tous


À propos de : Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, La Découverte

par Cyprien Batut , le 15 novembre


Garantir l’emploi pour supprimer le chômage ? C’est la thèse que défend Pavlina Tcherneva, en
l’articulant avec la Théorie Moderne de la Monnaie. Mais cette politique radicale ne constitue
malheureusement probablement pas une solution miracle.
Le chômage est un choix, mais pas celui des chômeurs. C’est de cet a priori que l’économiste
américaine Pavlina R. Tcherneva cherche à tirer les conséquences dans son livre La garantie
d’emploi.

La responsabilité des États


Qui est responsable alors du chômage si ce n’est les chômeurs ? Pour Tcherneva, ce sont les États,
car ils tolèrent son existence, soit parce qu’ils le considèrent comme une nécessité, soit par
impuissance. Le principal exercice de pensée mené par Tcherneva est alors d’imaginer un monde où
les États décideraient d’éradiquer le chômage. Cela signifie selon elle qu’ils doivent garantir un
emploi décent (payé par conséquent au moins au salaire minimum) à tous ceux qui en chercheraient
un. La thèse défendue tout au long des quelque 130 pages est que cette politique serait à la fois plus
juste, mais aussi plus efficace que le statu quo.
Pour nous en convaincre, après un premier chapitre permettant de présenter rapidement ce que
serait un dispositif de garantie d’emploi, l’autrice rappelle dans le deuxième chapitre le coût
personnel et sociétal du chômage. Or, malgré ce coût exorbitant, les États toléreraient un certain
niveau de chômage, car ils seraient persuadés qu’il est nécessaire afin de préserver la stabilité des
prix. C’est la théorie du taux de chômage naturel : si le chômage descend trop, alors les tensions de
plus en plus fortes sur le marché du travail vont entraîner des retards dans la production, des
pénuries, et une augmentation trop forte des salaires. Ces différentes forces vont par la suite générer
une augmentation du niveau général des prix. La lutte contre l’inflation vaut donc bien qu’on tolère
un peu de chômage. Si le chapitre 2 insiste beaucoup sur la théorie du chômage naturel et sa
supposée influence sur les politiques publiques, il mentionne moins la raison plus banale et plus
souvent invoquée : nous n’aurions pas les moyens, financiers et humains, pour éradiquer le
chômage. Pour un public européen, la théorie du chômage naturel paraît lointaine tant, face au
chômage, domine plutôt ce discours de l’impuissance ou bien celui de la condamnation morale des
chômeurs. Fort heureusement, le reste de l’ouvrage répond aussi, indirectement, à ceux qui pensent
que l’on a tout essayé face au chômage, en tentant de démontrer qu’une solution simple et efficiente
existe : il suffit de garantir un emploi à tout le monde.
Le troisième chapitre s’intéresse à l’intérêt macroéconomique de la garantie d’emploi. Il commence
par rappeler que la garantie est avant tout une politique, en fin de compte assez commune dans
d’autres domaines, comme l’édition (par exemple le prix unique du livre) ou la politique agricole,
de prix plancher. Il s’agit d’une politique de contrôle des prix où l’État garantit aux producteurs
d’un bien qu’il achètera leur production à un prix fixé à l’avance. Dans le cas de la garantie
d’emploi, cette politique passe bien sûr par la fixation dudit prix plancher, mais aussi par une
garantie d’achat : l’État s’engage à offrir des emplois à ce prix (ce que ne permet pas le simple
dispositif du salaire minimum). Pour Tcherneva, la garantie d’emploi permet à la fois d’éradiquer le
chômage et d’augmenter la qualité des emplois dans le secteur privé en faisant concurrence aux
emplois dont le salaire ou les conditions de travail ne sont pas satisfaisants en créant un plancher.
Elle accomplit de surcroît ces objectifs plus rationnellement que les politiques existantes. Au lieu de
subventionner la demande privée (les entreprises), un tonneau percé selon l’autrice, car les
entreprises n’ont pas intérêt à atteindre le plein emploi
, la garantie crée simplement les emplois manquants.
Le quatrième chapitre répond à la question du coût du programme en opérant un tour de force
propre à la Théorie Moderne de la Monnaie (TMM). Au centre de celle-ci est l’idée qu’un État
souverain monétairement ne peut jamais manquer d’argent, car il est à la source de sa propre
monnaie. Les dépenses publiques font circuler la monnaie créée pour les financer et les impôts la
retirent ensuite de la circulation. Les impôts ne paient donc pas les dépenses publiques,
contrairement à la vision commune, mais servent principalement à limiter leur impact
inflationniste. La question du financement de la garantie d’emploi est donc secondaire, seules ses
conséquences sur l’économie dans son ensemble comptent.
Pourtant, ce passage par la Théorie Moderne de la Monnaie (TMM) sonne creux dans le livre, car il
n’est en définitive pas une étape nécessaire au regard des autres arguments avancés par Tcherneva.
D’une part, elle estime que le coût financier de la garantie devrait rester faible, 1 à 2 points de PIB
par an pour les États-Unis. De l’autre, ce coût serait à mettre en regard avec ce qui est déjà dépensé
actuellement : le financement de l’assurance chômage, les aides aux entreprises et surtout le coût
social de chômage évoqué dans le chapitre 2. Même les sceptiques de la TMM peuvent donc s’y
retrouver.
Les chapitres 5 et 6 en viennent aux questions pratiques de la mise en œuvre de la garantie
d’emploi et en particulier à celle de son utilité sociale au-delà du marché du travail. Pour l’autrice,
la garantie d’emploi est « l’arme sociale du Green New Deal » et doit permettre de répondre aux
besoins sociaux en termes d’écologie et d’économie du care. C’est l’un des arguments importants
de Tcherneva : la garantie d’emploi se justifie aussi en ce qu’elle répond à des besoins non satisfaits
par l’économie de marché. Elle pense notamment aux transformations nécessitées par la transition
écologique, mais aussi par le vieillissement de la population.

Les limites de la garantie


La garantie d’emploi est un livre important qui mérite son succès, car il combine l’ambition des
propositions avec une attention aux détails. Les lecteurs avertis gagneront du temps en se référant
directement au chapitre 5 afin d’en apprendre plus sur la mise en place pratique de la garantie
d’emploi
. Les moins convaincus profiteront également des autres chapitres qui détaillent un à un les
arguments en faveur de la garantie d’emploi.
Le livre pèche toutefois dans sa critique du « régime du chômage » : d’une part il sous-estime les
bénéfices des assurances chômage publiques, de l’autre il met sous silence certaines contradictions
de la garantie d’emploi.
Pour commencer, le chômage indemnisé est déjà un type de réponse au problème de la perte
d’emploi. La plupart des rôles que Tcherneva donne à la garantie d’emploi sont déjà remplis par les
assurances chômage publiques qui existent dans les pays développés. Elles servent à placer un
plancher sur le marché du travail en garantissant aux nouveaux chômeurs une fraction de leur
revenu antérieur. Elles atténuent par la même occasion le choc de la perte d’emploi sur le revenu et
la demande agrégée, et ont un rôle de stabilisateur automatique. Enfin, elles donnent du temps aux
nouveaux inactifs pour chercher un nouvel emploi ou bien se former.
Mais le livre de Tcherneva part du constat que cette réponse est insuffisante. Qu’offre en plus
l’emploi garanti ? Il permet aux chômeurs de travailler s’ils le souhaitent. Selon Tcherneva, cela
suffit à rendre ce statut d’emploi garanti plus désirable que le chômage indemnisé, et surtout moins
stigmatisant. Ceux qui occuperaient des emplois garantis accomplissent en effet des tâches
socialement utiles et acquièrent ce faisant des compétences qui peuvent accroître leur
employabilité. Ceci pose toutefois deux problèmes. D’abord, la garantie d’emploi risque du coup de
rendre le chômage résiduel (i.e. les personnes ne désirant pas prendre un emploi garanti) plus
stigmatisant. Ensuite, l’emploi garanti n’efface pas la perte d’emploi. Tcherneva attribue au
chômage le coût de la perte d’emploi (qui passe en partie par la perte de compétences propres au
poste et à l’entreprise antérieure) et fait comme si, en supprimant le passage par le chômage, ce
coût disparaîtrait. À moins de supposer que le travail est plus formateur que les formations
accessibles aux chômeurs et/ou que les chômeurs restent inactifs, il n’est pas sûr que l’emploi
garanti fasse mieux que le chômage indemnisé. Le livre surestime donc les avantages de la garantie
d’emploi de ce point de vue.
Par ailleurs, il est difficile pour un emploi garanti d’être à la fois suffisamment attractif pour
représenter une véritable alternative sur le marché du travail, d’assurer des besoins que le marché
privé ne satisfait pas et d’accomplir son rôle de stabilisateur automatique.
En effet, tout d’abord, si les emplois garantis sont supposés absorber les chocs économiques, ils
sont par nature transitoires et alors peu à même d’assurer les besoins structuraux non satisfaits ou
de représenter une alternative crédible pour les salariés sur le marché privé
. Ensuite, s’ils répondent à des besoins jusqu’ici non satisfaits, alors ils risquent de ne pas être assez
désirables, car pour une partie des salariés ces emplois au salaire minimum offriront une
rémunération inférieure au chômage indemnisé. Par ailleurs, les compétences acquises risquent
d’être peu transférables sur les autres segments du marché privé. Enfin, s’ils représentent une réelle
alternative, alors il faut poser plus sérieusement la question des effets d’éviction sur le marché du
travail. Autrement dit, un emploi garanti ne sera suffisamment désirable que s’il peut amener
certains employés du privé à quitter leur emploi. Le succès de la garantie d’emploi passe donc par
une redistribution de l’activité des secteurs reposant sur les emplois de mauvaise qualité vers ceux
reposant sur les emplois garantis. Cette redistribution est peut-être souhaitable, mais elle représente
un défi politique pour le gouvernement qui souhaiterait instaurer la garantie et Tcherneva ne semble
même pas discuter ce point.
On pourrait se demander du coup si à la fois un meilleur accompagnement des chômeurs et un
développement de l ’emploi public ne seraient pas aussi efficaces que la garantie d’emploi dans ses
objectifs avoués. Par ailleurs, la garantie d’emploi ressemble parfois dangereusement à une
politique de workfare dont la seule innovation serait de mettre au travail les chômeurs – ce qui ne
semble pas être le souhait de Pavlina Tcherneva.

Une remise en cause salutaire


Malgré ces contradictions, La garantie d’emploi semble accomplir son but. Celui-ci est de remettre
en cause le statu quo des politiques de l’emploi dans les pays développés pour imaginer ce qui se
passerait si les États investissaient plus dans les chômeurs et dans le développement de la demande
publique d’emploi. En France, l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur, lancée en 2015,
représente une première avancée dans ce domaine et la lecture du second rapport du comité
scientifique, animé par la Dares, l’institut statistique du Ministère du Travail, sera instructif pour
tous ceux qui auront apprécié le livre de Tcherneva.
Les bénéficiaires de l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur, souvent des personnes éloignées
durablement de l’emploi, sont ainsi plus souvent en emploi que les non-bénéficiaires comparables.
Toutefois, les structures qui étaient chargées d’encadrer les bénéficiaires, les entreprises à but
d’emploi (EBE), ont eu des difficultés à combiner des objectifs de rentabilité et d’encadrement des
chômeurs. Face à ce dilemme, elles ont souvent privilégié ce dernier objectif. Après 4 ans, les
territoires pilotes de l’expérimentation ne semblent pas s’en sortir particulièrement mieux que les
territoires témoins qui leur sont comparés. Même si l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur est
bien différente du projet de garantie d’emploi de Tcherneva
, ces résultats intermédiaires mettent en valeur les difficultés pratiques qu’un tel projet peut
rencontrer.
Pavlina R. Tcherneva, La garantie d’emploi, traduit de l’anglais par Ch. Jaquet, La découverte
2021, 152 p., 18 €.

Dossier : Autour de la Théorie Monétaire moderne

La monnaie volontaire
par Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre , le 19 octobre

Pour compléter les formes existantes de création de monnaie, et financer la transition écologique et
sociale, certains économistes militent pour un nouveau mode d’émission de monnaie, sous forme de
don (de monnaie centrale) : telle serait la monnaie volontaire, démocratique et affectée au bien
commun.
Introduction
Le paysage monétaire est agité. Les banques centrales ont, depuis plusieurs années, radicalement
transformé leurs modalités d’action, en recourant massivement aux pratiques d’assouplissement
quantitatif dans le cadre de leurs « politiques non-conventionnelles ». Des nouveautés monétaires
comme les cryptomonnaies ou les monnaies locales ont fait leur apparition, tandis que se
développent différentes propositions (comme la monnaie hélicoptère, les dons de monnaie centrale,
…) visant à réformer le système monétaire, notamment pour faire face aux nouveaux enjeux – et
nouvelles urgences ! – sociaux et environnementaux. Ces propositions convergent toutes vers un
nouveau mode d’émission de monnaie centrale, différent du traditionnel mode bancaire : la
monnaie émise serait libérée de toute contrepartie financière (ni remboursement à effectuer ni titre
à posséder pour y avoir accès) et serait donc permanente. Ce serait un don monétaire. Le secteur
bancaire et financier n’en serait plus le seul bénéficiaire direct, car cette monnaie serait directement
distribuée aux ménages, aux entreprises ou aux États, et servirait à donner à la société les moyens
de sa transformation écologique et sociale – ce que la monnaie actuellement encastrée dans la dette
bancaire, et de ce fait temporaire, échoue à faire. La gouvernance d’un tel mode d’émission serait
très différente de celle des banques centrales, rompant avec leur indépendance, et installant un
dialogue entre toutes les parties prenantes (banque centrale, trésor, parlementaires, ONG,
scientifiques, etc.). Mais l’institut d’émission gouverné par ce dialogue ne remplacerait pas la
banque centrale, il la compléterait, car son mode d’émission viendrait s’ajouter à ceux qui existent
et non pas s’y substituer totalement.
Ce type de propositions peut être rapproché de la théorie monétaire moderne
, très en vogue dans le monde anglo-saxon, en ce qu’il participe de la même volonté de remettre la
monnaie au service du bien commun et de montrer que c’est la volonté « publique » (au sens de
collective) qui doit présider à l’émission monétaire. Mais il s’en distingue très nettement dans ses
fondements : l’expression de la volonté publique n’est pas confondue avec celle de l’État, et la
monnaie issue du don monétaire n’est pas la créature de l’État. Le nouveau mode d’émission
proposé n’est donc ni le fait de banques privées refinancées par une banque centrale indépendante
comme c’est aujourd’hui le cas, ni étatique comme le voudraient les partisans de la théorie
monétaire moderne.
Cet essai présente la nécessité d’une telle évolution monétaire, et les formes qu’elle pourrait
prendre.
En effet, les transformations des sociétés ont toujours impliqué des transformations du système
monétaire. De notre point de vue, cela revient à dire que la société ne réalisera pas ses nouveaux
objectifs, au premier rang desquels la transition écologique et sociale, sans une transition monétaire.
Plus que jamais, la société a besoin que la monnaie soit (re-)mise à son service. La proposition de
monnaie volontaire, associée aux modes existants de monnaies bancaire et acquisitive, s’inscrit
dans cette perspective.

Dans les turbulences monétaires actuelles, l’amorce d’une transition monétaire


Les propositions monétaires qui ont émergé ces dernières années pénètrent difficilement l’univers
feutré et conservateur des banques centrales. Pourtant une transition monétaire semble bel et bien
s’être amorcée, de leur propre fait, par le biais des « mesures non conventionnelles », qu’elles ont
prises pour faire face aux crises financière et pandémique, et qui transforment leur mode d’action.
Traditionnellement, les banques centrales créent de la monnaie centrale à la demande du secteur
bancaire en la lui prêtant à court terme à un taux d’intérêt qu’elles fixent dans le cadre de leur
politique monétaire.
Ce taux d’intérêt directeur – ou prix de l’argent – constitue leur principal instrument de politique
monétaire et leur bénéfice. Cela reste le cas lorsqu’elles endossent le rôle de prêteur en dernier
ressort dans les situations de turbulences financières.
Les « mesures non conventionnelles » dérogent à cette tradition et vont au-delà du prêt en dernier
ressort. Elles sont de deux types : le rachat de gros volumes de titres financiers, et,
complémentairement, l’octroi au secteur bancaire de prêts à long terme et à taux bas, voire négatifs.
Pour racheter des titres financiers, principalement des titres de dette publique, les banques centrales
créent des montants de monnaie centrale plus élevés que jamais. Et, quand elles appliquent des taux
d’intérêts négatifs sur leurs prêts, les banques centrales subventionnent le secteur bancaire.
Depuis que les banques centrales recourent aux mesures non conventionnelles d’achats d’actifs, ce
n’est plus seulement en répondant aux demandes de liquidités des banques commerciales qu’elles
créent de la monnaie (centrale), mais de plus en plus en achetant, sur les marchés financiers, des
titres, que les banques ou d’autres institutions financières veulent revendre. Avec ce mode acquisitif
de création monétaire (la monnaie est créée en contrepartie d’une acquisition de titre), l’instrument
de la politique monétaire devient le volume de monnaie centrale plutôt que son prix.
Contrairement au taux d’intérêt (du prêt de monnaie centrale) qui peut varier à la hausse comme à
la baisse, cet instrument quantitatif (l’achat de titres) est largement asymétrique. La banque centrale
peut aisément augmenter le volume de monnaie qu’elle crée en déclenchant l’achat de titres, mais
plus difficilement le diminuer en les revendant. Parfois, elle est amenée à conserver les titres
jusqu’à leur terme. C’est donc un instrument structurel, la monnaie qui en est issue est plus
persistante qu’avec l’instrument du taux d’intérêt associé à des prêts de monnaie centrale à courte
échéance qui en font un instrument conjoncturel. Par ailleurs, si cette monnaie conserve une
contrepartie financière, à savoir le titre acquis par la banque centrale et enregistré à l’actif de son
bilan, cette contrepartie n’est plus une dette pour le bénéficiaire de la monnaie centrale : les
banques ou autres institutions financières qui obtiennent de la monnaie centrale en vendant des
titres à la banque centrale n’ont plus d’obligations contractuelles à son égard une fois l’opération
terminée – il n’y a pas d’emprunt à rembourser en ce qui les concerne.
Pour le moment, c’est surtout au secteur bancaire et financier que cette monnaie libérée de la dette
profite, alors qu’elle pourrait être tournée vers le bien commun, l’intérêt général et être mise au
service de la société tout entière, pour œuvrer à sa transformation écologique et sociale. Certes, les
achats de titres de dette publique, qui sont devenus la principale source de création de monnaie
centrale, sont des opérations qui facilitent le financement des États sur les marchés obligataires en
assurant aux investisseurs qu’ils pourront revendre sans difficulté les titres de dette publique qu’ils
possèdent tant que la banque centrale sera là pour les racheter. En cela, on peut considérer que les
États tirent bénéfice de ces opérations. Toutefois, il convient de souligner que ce sont d’abord les
porteurs-vendeurs de titres de dette publique qui bénéficient de la monnaie créée. Ensuite, il faut
rappeler que cette opération d’assistance financière indirecte aux États a pour contrepartie la
croissance de la masse monétaire qui alimente l’expansion de la sphère financière, déjà
hypertrophiée, porteuse d’un risque d’instabilité financière préjudiciable à l’économie. Enfin, il
faut être conscient que les bas niveaux des taux d’intérêt que ces opérations d’achats d’actifs
permettent de maintenir ont une incidence à la hausse sur les prix des actifs financiers et
immobiliers dans lesquels le secteur bancaire est actif et que ces hausses de marché compensent
largement les faibles marges d’intérêt des banques qui, d’ailleurs reçoivent une subvention
compensatoire par le biais des intérêts négatifs. C’est donc bien, pour le moment, le secteur
bancaire et financier, bien plus que l’économie dans son ensemble, qui profite de cette phase initiale
de transition monétaire.
Par certains aspects, ces turbulences monétaires ressemblent à l’effervescence du XIXe siècle
pendant lequel les innovateurs de l’époque, hérauts du banking principle, réclamaient un système
monétaire adapté aux besoins d’une économie en forte croissance, qu’ils voulaient libérer de la
contrepartie en or de la monnaie, alors que les conservateurs, défenseurs du currency principle,
s’accrochaient à la traditionnelle définition métallique de la monnaie. À l’issue d’une histoire
longue et mouvementée, le banking principle a triomphé, aboutissant au mode bancaire de création
monétaire et au désencastrement définitif de la monnaie vis-à-vis de sa contrepartie en or ou en
argent.
Aujourd’hui, la politique monétaire se trouve dans une situation de clair-obscur où le mode
bancaire de création monétaire reste la référence officielle mais où, en réalité, c’est le mode
acquisitif qui est en action. Avec la prépondérance du mode acquisitif sur le mode bancaire,
n’assiste-t-on pas à un désencastrement progressif de la monnaie vis-à-vis de la dette au sens où le
crédit bancaire (contrat de dette) n’est plus la source exclusive de la monnaie des banques
commerciales de même que le prêt de liquidité centrale (contrat de dette) n’est plus la source
exclusive ni même principale de la monnaie centrale ? Les propositions de don monétaire qui
émergent des débats mentionnés plus haut ne constituent-elles pas des formes de réencastrement de
la monnaie dans la société ?

Naissance d’un nouveau mode d’émission monétaire


Le système monétaire contemporain est forgé pour rendre possibles des activités financièrement
rentables. Il a permis l’essor du capitalisme marchand, industriel puis financier et donc aussi ses
débordements dont les dégradations sociales et environnementales résultent. Tel est le cœur de sa
remise en question et la base normative des propositions monétaires alternatives qui en découlent.
Ces dernières visent, par le don, à mettre la monnaie de la banque centrale au service du bien
commun, de la transition écologique et sociale et de l’investissement public, dont la rentabilité
financière est nulle mais dont l’utilité sociale et environnementale est grande.
Au-delà de leurs différences, la plupart des propositions de réformes du système monétaire se
rejoignent pour affirmer la nécessité de créer ce nouveau mode d’émission monétaire dans lequel
c’est la banque centrale - ou un institut d’émission - qui décide, dans le cadre d’une gouvernance
démocratique, d’émettre les quantités de monnaie centrale nécessaire pour atteindre les objectifs
fixés en l’attribuant à un secteur particulier (l’État, les ménages, les entreprises) et en l’affectant à
une fin déterminée (le soutien au revenu des ménages, à l’activité des entreprises, aux
investissements publics, aux investissements de transition écologique, …). Nous appelons ce
nouveau mode de création monétaire « mode volontaire de création de la monnaie centrale » et
désignons par transition monétaire le passage à ce nouveau mode d’émission.
Cette émission monétaire par le don serait différente de celles qui existent actuellement :
Elle serait l’expression d’une volonté politique démocratique ;
Elle serait directement affectée aux biens communs et aux biens publics ;
Elle serait sans contrepartie comptable exigible ;
Elle créerait de la « monnaie permanente » plutôt que de la monnaie temporaire, précisément
parce qu’aucune contrepartie exigible sous forme de remboursement n’amènerait à ce que la
monnaie créée retourne vers la banque centrale.
Ce débat sur la transition monétaire s’ouvre à peine mais, selon nous, il s’inscrit dans une
régularité historique qui veut que chaque fois que la société en a eu besoin, elle a transformé le
système monétaire pour l’adapter à ses besoins. Ainsi, le « mode bancaire de création monétaire »,
issu du banking principle, a supplanté « le mode féodal de création monétaire » et a répondu, en
son temps, à l’installation de l’ordre marchand. Il s’est progressivement transformé pour répondre
aux besoins du capitalisme industriel puis a débouché sur le « mode acquisitif de création
monétaire », initié en 2015 pour sauver le capitalisme financier et sauvegarder l’économie en 2020
en période de pandémie.
Mais les défis de l’humanité se multiplient. Réaliser la transition écologique, restaurer la
biodiversité, adapter les infrastructures publiques, vaincre l’injustice sociale, garantir l’emploi et
assurer un minimum vital sont autant de priorités et de besoins auxquels l’ordre marchand ne saura
pas répondre. Pour les partisans de cette réforme monétaire, la transformation du mode d’émission
de la monnaie le pourrait en revanche.
Selon notre analyse, cette transformation en est à son commencement. Elle a débuté avec
l’assouplissement quantitatif et son mode acquisitif de création monétaire qui, en sauvant la finance
puis en sauvegardant l’économie des conséquences de la crise sanitaire en 2020, a démontré
magistralement que l’on peut sortir du mode bancaire de création monétaire, que la dette bancaire
(celle contractée avec une banque commerciale dans le cadre d’un crédit à un agent non financier
ou celle contractée avec une banque centrale dans le cadre d’un prêt de monnaie centrale à une
banque commerciale) n’est pas nécessairement la contrepartie inéluctable de la monnaie et qu’elle
ne sert certainement pas à réaliser ce qui est d’intérêt commun. Le mode acquisitif de création
monétaire, même s’il est de fait tourné vers la préservation du capitalisme financiarisé plutôt que
vers la réalisation du bien commun, a ouvert la porte au mode volontaire de création monétaire qui
ambitionne, lui, de permettre, par le don de monnaie centrale, la réalisation des objectifs d’intérêt
général.
C’est en étant totalement libérée de sa contrepartie financière, c’est-à-dire en n’impliquant ni
remboursement d’un prêt, ni titre à céder, et en devenant donc un don de l’Institut d’émission, que
la monnaie pourrait être mise au service du bien commun, orientée vers les besoins de dépenses de
l’économie réelle, ceux des ménages, ceux des entreprises, ceux des États tout particulièrement
pour les accompagner et leur permettre de réaliser les investissements indispensables à la transition
écologique.

Les trois modes de création monétaire et le développement durable


Selon nous, ce nouveau mode volontaire d’émission monétaire n’aurait pas vocation à remplacer
mais à compléter de manière structurelle les modes actuels de création monétaire. La banque
centrale (ou l’Institut d’émission) disposerait ainsi de trois modes d’émission monétaire distincts –
dont seul le dernier serait nouveau – adaptés aux dimensions économique, écologique et sociale du
développement durable :
1/ par prêt via le mode bancaire de création monétaire,
2/ par achat de titres via le mode acquisitif de création monétaire et
3/ par don via le mode volontaire de création monétaire.
L’objectif de chacun des modes d’émission serait spécifique :
Le mode bancaire continuerait, comme aujourd’hui, de financer le développement économique
marchand et industriel (dimension économique du développement durable),
Le mode acquisitif resterait une arme monétaire discrétionnaire à disposition de la banque
centrale à activer dans les situations d’urgence telles que celles qu’on a connues (crise des
subprimes puis des dettes souveraines, Covid) et, enfin,
Le mode volontaire serait réservé à financer des investissements et des dépenses effectués pour le
bien commun et le bien public, par l’intermédiaire des secteurs publics et non marchands, et
s’attacherait donc plus particulièrement aux dimensions environnementale et sociale du
développement durable.

Une gouvernance démocratique


Cette coexistence de modes de création monétaire permettrait, selon nous, de mieux partager le
pouvoir monétaire et de se protéger contre son accaparement par des intérêts particuliers.
Car c’est le modèle de gouvernance de chaque mode d’émission qui détermine le partage du
pouvoir monétaire. Le mode volontaire de création monétaire est a priori difficilement compatible
avec une banque centrale ou un institut d’émission indépendants car ils ne seraient pas légitimes
pour définir et contrôler ces enjeux sociétaux. La décision d’émission pourrait-elle émaner de l’État
(ou des États membres dans le cas européen) ? Les partisans de la Théorie monétaire moderne n’y
voient pas un problème mais, au contraire, une nécessité puisque leur conception chartaliste de la
monnaie les amène à se représenter cette dernière comme la « créature de l’État ». Cependant, à
moins de concevoir l’État comme une organisation bienveillante par définition et dépositaire du
bien commun, une telle fusion nous paraît élever le risque de centralisation et d’accaparement du
pouvoir monétaire. Nous semble hautement préférable une gouvernance plus large, décentralisée,
polycentrique qui inclurait des représentants des trois dimensions du développement durable
comme des représentants politiques (exécutif et législatif), d’ONG environnementales, des
entreprises, des scientifiques, des syndicats et, bien sûr, des représentants de banque centrale, de
l’Eurosystème dans le cas de la zone euro. Quoi qu’il en soit, ce nouveau mode de création
monétaire irait nécessairement de pair avec des structures institutionnelles nouvelles, qui restent à
définir et qui viseraient, en rassemblant l’ensemble des parties concernées, à ce que le pouvoir de
création monétaire soit partagé pour demeurer au service du collectif et mis à l’abri de sa capture
par des intérêts privés, autant que par ceux de la puissance publique qui, si elle en avait l’entier
pouvoir, pourrait aussi le détourner à ses propres fins, militaires ou répressives, par exemple.
Le schéma que nous esquissons de cette monnaie volontaire, à travers la gouvernance partagée de
son mode d’émission, peut se décliner à différentes échelles : celle d’une zone monétaire, celle des
pays qui la composent, celles des territoires et des régions de ces pays, en coordonnant ces
différents niveaux d’action. L’attribution des montants créés par l’institut d’émission pourrait ainsi
passer par des services publics décentralisés, organisés selon le même mode de gouvernance
partagée, capables d’appréhender et de piloter des projets, à l’échelle nationale mais aussi locale,
départementale ou régionale.
De nouveaux outils monétaires et une comptabilité de banque centrale rénovée
Ce nouveau mode de création monétaire devrait aussi s’accompagner de nouvelles règles et de
nouveaux outils monétaires qui permettraient de gérer le volume de monnaie en circulation. Alors
que le volume en circulation de monnaie bancaire – temporaire à vocation conjoncturelle – s’ajuste
aux circonstances économiques au gré des octrois et des remboursements de crédits, le volume de
monnaie volontaire – permanente et à vocation structurelle – est plus stable par conception car il ne
reflue pas une fois mis en circulation.
Une première bonne règle monétaire à appliquer serait de n’émettre que des « quantités nécessaires
et non excessives » afin de lui permettre d’assurer son rôle d’instrument structurel et laisser à la
monnaie temporaire un rôle d’instrument conjoncturel. Au cas où le volume « nécessaire et non
excessif » devait être dépassé, on peut imaginer utiliser différents outils monétaires. L’Institut
d’émission pourrait emprunter sa propre monnaie contre paiement d’un intérêt, afin de la retirer de
la circulation ; une obligation de détention de réserves obligatoires immobilisées auprès de la
banque centrale par les banques commerciales, outil aujourd’hui tombé en désuétude, pourrait être
réinstaurée (du moins réactivée puisque l’outil existe encore) ; enfin, on pourrait imaginer effectuer
des prélèvements fiscaux ponctuels sur les soldes bancaires.
Cette évaluation de la « quantité nécessaire et non excessive » de monnaie en circulation, et donc
celle, au-delà de cette quantité, d’une capacité de dépense trop importante par rapport à la capacité
d’offre, de nature à provoquer l’inflation, reviendrait à l’institut d’émission. Il convient toutefois de
relativiser ce risque d’inflation au regard d’autres paramètres tels que les risques de déflation, le
taux d’occupation de l’industrie, le taux de chômage, le volume disponible et le prix des ressources
naturelles, l’urgence et l’ampleur des dégâts écologiques et sociaux à réparer, etc.
Enfin, il faudrait adapter les règles de la comptabilité de banque centrale afin de permettre
l’enregistrement précis de chaque type d’émission et le contrôle des « contributions définitives de la
banque centrale aux objectifs publics » par le biais des émissions via le mode volontaire.
L’enregistrement du montant de monnaie volontaire simultanément au passif de l’institut
d’émission sur le compte des bénéficiaires (ménages, entreprises ou État) et à son actif sous la
forme d’un actif non exigible, rendrait le don de monnaie centrale compatible avec la comptabilité
en parties doubles. Le schéma comptable d’ensemble devrait permettre le traitement transparent des
trois modes d’émissions et leur correcte imputation aux trois dimensions du développement
durable.

Des effets réels de la politique monétaire volontaire


Les mesures non-conventionnelles de politique monétaire des banques centrales ont montré leur
efficacité à travers la planète. Le sauvetage du monde financier après la crise de 2008, la
préservation de la zone euro lors de la crise des dettes souveraines en 2015 et la sauvegarde de
l’économie en 2020 en sont leurs grands succès. Toutefois, hormis pour 2020, année pendant
laquelle les États ont pu financer des mesures très concrètes pour la population par des déficits
extraordinaires, que les achats de titres de dette publique par des banques centrales ont largement
facilités, les mesures non-conventionnelles ont l’inconvénient de bénéficier surtout à la sphère
financière. Elles alimentent des bulles sur les marchés financiers et immobiliers et les effets sur le
monde réel ne sont que secondaires quand ils ne sont pas négatifs, en termes d’inégalités, par
exemple.
Par son affectation directe au bien commun, par son fléchage vers des finalités précises, la monnaie
volontaire aurait des effets réels plus nombreux et plus concrets que la monnaie acquisitive :
financement des investissements de transition écologique, financement des investissements publics,
restauration de la biodiversité, diminution du taux de chômage, augmentation des revenus,
croissance économique des secteurs jugés vertueux sans nécessité d’exploitation de nouvelles
ressources naturelles. Il s’ensuivrait probablement une augmentation des recettes budgétaires
couplée à un allègement de certaines dépenses et donc à une amélioration du solde primaire du
budget avec comme conséquence une diminution progressive de l’endettement public sans
rétrécissement monétaire et donc sans austérité budgétaire.

De l’unicité à la pluralité des modes d’émission monétaire


Alors que, traditionnellement, le système monétaire a reposé sur un seul mode d’émission
monétaire, féodal, bancaire, souverain ou étatique, notre vision débouche sur la coexistence d’une
pluralité de modes d’émission monétaire, ce qui la distingue fondamentalement de la très en vogue,
et très étatique Théorie Moderne de la Monnaie, qui attribue l’exclusivité du pouvoir de création
monétaire à l’État et voit principalement dans la banque centrale un moyen de financement de
l’État seulement contraint par l’inflation. La pluralité des modes d’émissions incluant le mode
d’émission volontaire nous apparaît essentielle pour réencastrer la monnaie dans la société, et la
mettre à l’abri de l’accaparement par le secteur bancaire et financier comme aujourd’hui ou de
l’État comme le voudrait la théorie monétaire moderne.
La proposition de coexistence d’une pluralité des modes d’émission monétaire que nous faisons,
associant le mode d’émission volontaire aux modes bancaire et acquisitif, se distingue des
approches monétaires traditionnelles, « d’une part des approches qui voient dans l’État l’initiateur
et le garant de la monnaie, d’autre part des approches qui voient dans le marché l’institution la plus
à même d’en garantir l’efficacité »
. Notre conception de la monnaie cherche plutôt à articuler ces approches en y insérant un chaînon,
celui de la monnaie volontaire, afin d’y adjoindre une dimension citoyenne et écologique.
Ce n’est pas une révolution monétaire, mais une évolution monétaire qui est proposée ici, au
service du bien commun.
Dossier(s) :
Autour de la Théorie Monétaire moderne
par Jézabel Couppey-Soubeyran & Pierre Delandre, le 19 octobre

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