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Loïck Roche
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Dossier
Le slow management,
antidote au stress
IL NE SUFFIT PAS D’INVOQUER LES MAUX DONT SOUFFRENT LES SALARIÉS. AGIR SUR EUX C’EST
D’ABORD REVENIR À UN MANAGEMENT METTANT LES PERSONNES AU CENTRE DES ORGANISATIONS.
> Loïck Roche Quand dire, c’est faire (1). Le dire, ce n’est pas
A
la fin des années 60 et dans les faire. Le management n’a pas à voir avec
années qui suivirent Mai 68, ce qu’Austin appelle un énoncé performa-
lorsque l’on prenait la parole dans tif comme peut l’être, par exemple, lors-
les amphis bondés ou même dans la rue, qu’il est formulé par un édile dans le cadre
revenait toujours cette même question. de ses fonctions, un : « Je vous marie. »
« D’où parles-tu camarade ? » Qu’est-ce Dans le même temps, je ne crois pas qu’il y
que cela voulait dire ? Cela signifiait, avant ait, pour ce qui touche au management, de
même de faire cas du fond, qu’il importait relation entre la compréhension intellec-
– c’était finalement cela seul qui comptait – tuelle des choses et la compréhension phy-
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de connaître les engagements politiques de sique des choses. Comme « la théorie n’a
celui qui voulait prendre part au débat. Un jamais délivré personne de ses angoisses
42 débat mort-né : seuls ceux affichant les ni de ses névroses » (Françoise Giroud), la
mêmes convictions pouvaient s’exprimer. vérité du management, s’il y a, doit être
L’Expansion Management Review
Loïck Roche est le directeur adjoint de Grenoble Ecole de management. Il est le coauteur, avec Dominique Steiler et John
Sadowsky, de l’ouvrage Eloge du bien-être au travail, 2010, Presses universitaires de Grenoble, dont des extraits sont
repris dans le présent article.
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tinents car cadrés par le « bon sens », un – il y a bien assistance à personnes en dan-
bon sens que vous possédez déjà ! ger –, il convient, tout autant, de tout
mettre en œuvre pour que cela ne se repro-
Pour ce qui est du cadre… « Ce que je duise plus. Car si l’effet est l’incendie, le
crois », pour reprendre le titre d’une col- stress, la cause doit être recherchée, pour
lection chez Flammarion, c’est qu’un poursuivre sur l’analogie avec l’incendie
article n’a de sens que si celui-ci est relié à de cheminée, dans l’absence de gainage.
la réalité, qu’à la condition qu’il se nour-
risse des externalités et, évidemment donc, Les points forts
de ce qui se passe dans les entreprises,
dans les organisations. D’où la question : Le manque de préparation des
peut-on encore parler de management si managers et de leurs équipes aux
l’on considère ce qui se passe aujourd’hui bouleversements que vivent les entreprises
dans les entreprises ? est à l’origine d’un engrenage de peur et
Car, s’il doit être entendu qu’il y a de d’impuissance qui rend l’organisation
malade.
très belles choses au sein des entreprises,
des gens formidables, et ce à tous les éche- Remettre les choses, et les
lons sans exception, il doit aussi être responsabilités, à l’endroit impose aux
entendu que tel n’est pas toujours le cas. cadres de « perdre » le temps d’aller à la
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Loin, très loin de là ! Les organisations mal rencontre des personnes qui forment leurs
équipes, de leur parler, de les écouter.
dirigées ne sont pas seulement des véhi-
cules de stress, de violences, de disqualifi- Ce slow management permet la 43
cations, elles peuvent, nous le savons construction d’une légitimité et d’une
Dossier
>> et donc obtenir ce que Freud aurait appelé femmes qu’il dirige. Parce qu’il a peur, le
la guérison. Sans compter, même, que ne manager nie cette peur – ce n’est jamais
vouloir agir que sur le stress, ce serait faire très agréable de reconnaître que l’on a
porter la responsabilité sur les salariés, peur –, il va donc se réfugier dans son
« pauvres natures » qui ne supportent pas bureau, dans ses mails, son téléphone por-
la pression. Double peine en quelque table, ses déplacements… et même dans ce
sorte ! Agir sur la cause, c’est remettre les qu’il abhorrait mais adore aujourd’hui –
responsabilités, à la fois, à l’endroit et… au car pour être consommateur de temps,
bon endroit ! c’est… consommateur de temps –, le
reporting ! Prisonnier de ce qui va devenir
Le problème : identifier le problème. Le faux confort mais vraie excitation : « Tout,
problème, mais encore faut-il qu’on le plutôt qu’avoir à faire face aux hommes et
veuille vraiment et qu’on y consacre le aux femmes ! »
temps nécessaire, peut s’énoncer claire- Deuxième mouvement : pour « conjurer
ment. Incidemment, sachons nous garder sa peur », le manager va développer des
de ces faux prophètes pour qui « il n’existe comportements agressifs. Il va se montrer
pas de problème, il n’existe que des solu- méprisant, disqualifiant, humiliant, vio-
tions », puisque, justement, tout le pro- lent, qui sait même tyrannique… Et s’il est
blème, c’est bien plutôt que le pleinement inconscient de son
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nous préconisons avec Dominique Steiler toujours que ce contact privilégié avec
et John Sadowsky. Il faut que les cadres, leurs équipes et le rappel des valeurs qui
les dirigeants, les managers, renoncent à pouvaient être faits en cette occasion
leur importance à être débordés – débor- étaient encore plus importants. » (1)
dement qui s’exprime dans l’incapacité à Le slow management, c’est cela. C’est cette
faire face aux mille tâches du quotidien idée que, régulièrement, les responsables
mais qui n’est jamais qu’un se ménagent du temps en
déplacement de l’incapacité à dehors des réunions, des
faire face à sa réelle mission Le fait d’être appels téléphoniques, de la
(celle-ci, fort heureusement, débordé n’est lecture des e-mails, pour réel-
dans ses conditions d’exécu- qu’un lement essayer de com-
tion, n’étant pas toujours prendre ce qui se joue chez les
aussi tragique que dans déplacement hommes et les femmes qu’ils
l’exemple pris ci-dessus ; mais de l’incapacité à dirigent ; du temps pour les
c’est bien là aussi la vertu remplir sa mission. écouter, du temps pour
pédagogique de l’exemple : apprendre, du temps pour
non forcer le trait mais enseigner.
prendre appui sur ce qu’on voudrait voir « Il n’y a pas de leaders, de managers, de
exception) –, et apprennent à faire ce que cadres même, dignes de ce nom qui ne fas-
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nous appelons du slow management. sent pas du slow. Que ce soit dans le
domaine des entreprises, bien sûr, mais
Le slow, du temps aussi dans d’autres domaines comme le 45
pour les personnes sport, les expéditions, ou même les armées,
Dossier
>> bureau pour marcher dans les couloirs du Les messages explicites
bâtiment. Durant ces courtes pauses – – Soyez rassurant, diffusez des émotions
comme un conducteur s’arrêterait pour positives, dites – ce qui est vrai – que vous
faire un break toutes les deux heures –, il se travaillez à comprendre et donc à résoudre
ressourçait et, surtout, il prenait le temps les problèmes.
de rencontrer et de discuter avec les per- – Mais dites la vérité. « On ne transige pas
sonnes de l’entreprise. » avec la vérité », affirmait déjà Socrate. Un
manager doit être authentique, accorder
Ce que véhicule cette présence. Le seul ses mots à ses sentiments, prendre le
fait de faire du slow dans l’entreprise per- temps de rencontrer ceux qui font avancer
met la diffusion de messages implicites et le navire et leur dire la vérité !
de messages explicites. – Rappelez les grandes étapes passées de
Les messages implicites l’entreprise. Mettez le présent et les défis à
– Votre présence parmi les hommes et les venir en perspective.
femmes est d’abord une incarnation phy- – Répétez et répétez encore les mêmes mes-
sique, réelle, tangible. Les personnes que sages. Chacun alors peut être certain de les
vous dirigez ont besoin de vous voir. La avoir bien entendus, qui plus est, à leur
seule présence du général auprès de ses source. Et donc, communiquez, communi-
troupes, c’est 50 % des forces armées, 50 % quez encore ! C’est un moyen sûr d’éviter
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prennent en quoi leur travail fait sens et, mille bras, qui se lèveraient pour acclamer
dans le même temps, s’ils reçoivent des cet orateur au charisme décidément hors
signes de reconnaissance, ils seront imper- pair. Mais nous sommes là dans le
méables à la souffrance ; ce que je dis, c’est domaine de l’illusion ! Les grands mana-
que, comme l’a écrit Nietzsche, « si l’on est gers, les grands dirigeants d’entreprise ne
clair sur le pourquoi, on fait procèdent jamais comme cela.
bon ménage du comment ». C’est, au contraire, parce que
Ce que je dis, c’est que si vous Il faut apprendre vous vous serez obligé à ren-
êtes capable de donner de la à perdre contrer, à parler, à convaincre
reconnaissance aux hommes le plus de personnes possible,
et aux femmes, alors vous
du temps que le jour J – jour du grand
leur montrez qu’effective- pour ses équipes. raout – vous récolterez les
ment, parce qu’ils sont réelle- Ainsi peut-on fruits mûrs de l’adhésion
ment importants pour vous, les valoriser. patiemment semée en amont
ils sont réellement importants dans le cœur de chacun. C’est
pour l’entreprise. parce que, tout autant, vous
Toutes et tous, nous connaissons ces aurez été capable de récolter les bonnes
mots d’Antoine de Saint-Exupéry dans Le idées, parce que vous vous serez ouvert
Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le aux autres, que ceux-ci auront développé
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cœur. L’essentiel est invisible pour les un sentiment d’appartenance, une capacité
yeux ». Mais qui connaît la suite ? Telle- à s’intégrer dans un dessein et un destin
ment plus importante : « C’est le temps collectifs, et accepteront dès lors de s’ou- 47
que tu as perdu pour ta rose qui fait ta rose vrir à vous et, ce faisant, de vous faire
Dossier
>> temps de rencontrer ses équipes, il a lines, que l’on retrouve aujourd’hui encore
écouté ses employés et, ensemble, ils ont chez Yvon Chouinard, fondateur et diri-
créé un futur meilleur. C’est parce qu’il a geant de Patagonia, chez Sylvain Bou-
pratiqué le slow management, parce qu’il a teiller, PDG de Coquant Imprimerie et chef
pris le temps de tracer un nouveau chemin d’orchestre à ses heures, et chez beaucoup
en concertation avec ses employés qu’il a d’autres…) est une partie intégrante du
pu réussir. » slow management. L’idée est celle-ci : si, par
le temps que vous savez consacrer à vos
Résistances. De même qu’il y a des limites équipes, vous réussissez à créer un envi-
– nous les avons soulignées –, il existe des ronnement où chacun va s’investir réelle-
résistances. La première d’entre elles est la ment, alors il n’y a plus besoin de contrôle.
volonté de contrôle : comme la vie serait Tous savent ce qui doit être fait et ils le
belle si les personnes que je font. Tous alors se sentent
dirige pensaient comme moi, investis du devoir d’agir au
leur dirigeant, je pense. Le Si vous créez un mieux des intérêts de l’entre-
slow management, c’est exacte- environnement où prise. »
ment l’inverse. Le slow mana- Autre résistance, le non-res-
gement, c’est cette idée – diffi-
chacun s’investit pect dont peut faire montre le
cile à concevoir au premier réellement, il n’y a cadre, le dirigeant, le mana-
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abord – que le but du mana- plus besoin ger, envers les hommes et les
gement, c’est justement… la de contrôle. femmes avec qui il est amené
48 cessation du management. à travailler. Comme d’ailleurs
« Cette attitude (que l’on parfois – les torts pouvant
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retrouvait chez Herb Kelleher lorsqu’il être aussi du côté des équipes – les non-
présidait aux destinées de Southwest Air- qualités des salariés. Les fausses excuses,
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T
« oute crise bien comprise peut devenir un for- organisations pour se soigner. […] Comme une
midable ferment sur lequel il va être possible voiture qui monterait un col enneigé, il est beau-
de faire lever de nouvelles énergies. Mieux, y coup plus juste de braquer, de contrebraquer…,
compris si les choses ont été prises par le plus même si cela demande pour le coup un vrai pilo-
mauvais bout. Les salariés de telle ou telle orga- tage. Cela permet de garder de la vitesse indis-
nisation ne sont plus fiers de leur entreprise, c’est pensable pour continuer. Si l’on s’arrête, même
là une force sur laquelle il faut travailler. Si l’on pour faire un point, il n’est pas sûr que l’on puisse
parvient à la retourner, elle peut être un moteur repartir… Cette montée dans un col enneigé,
extrêmement puissant. Vouloir nier cette force, c’est exactement ce qu’a fait Anne Mulcahy,
faire table rase, comme on voudrait réviser l’his- ancienne CEO de Xerox. Par la pratique du slow
toire, ce serait la pire des choses. Il faut retour- management, elle a réussi, sans jamais perdre de
ner cette énergie aujourd’hui très négative en la dynamique de ses équipes, à retourner cette
énergie tout aussi puissante mais positive cette force de pleine dépression et de désespoir – qui,
fois. C’est cela le management. C’est travailler les aux débuts des années 2000, avait envahi les
hommes et les femmes au corps, ce n’est pas équipes de Xerox – en une quête héroïque. » I
vouloir se faire aimer et moins encore utiliser les D. Steiler, J. Sadowsky et L. Roche, op. cit.
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enfin : « Ce n’est pas le moment… avec les ment, c’est travailler autrement. C’est tra-
difficultés que nous traversons… avec la vailler d’abord avec les hommes et les
crise… » Il me semble, au contraire, que femmes. C’est comprendre que leur don- 49
l’on pourrait appliquer à l’organisation les ner du temps, c’est travailler à donner du