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Analyse linéaire n°14

Victor Hugo, « Melancholia », (extrait)


Les Contemplations (1856)

Le poème « Melancholia » est extrait du livre III des Contemplations de Victor Hugo. Dans
ce recueil, qui se veut les « mémoires d’une vie », l’auteur offre à lire ses souvenirs mais
également ses idéaux. Poète romantique et engagé, Victor Hugo est au moins aussi connu pour
son Œuvre que pour ses prises de position politiques et sociales. Farouche opposant à la peine
de mort, on lui doit également d’avoir mené un lourd combat contre le travail forcé des enfants
issus des classes sociales pauvres, banalisé au XIXème siècle sous l’effet de l’industrialisation
massive et des nouveaux modes de production qui l’accompagnèrent. Dans ce passage (des vers
113 à 146 du poème), Victor Hugo s’attarde sur le travail dur et pénible des enfants, pas encore
légiféré en France et amène son lecteur à réfléchir sur le bien-fondé de cette pratique.

Problématique : Comment Victor Hugo, en dépeignant les conditions de travail sordides


des enfants, construit-il un réquisitoire ?

I – Un tableau saisissant (du début à « Jamais on ne s’arrête et jamais on ne


joue. »)

a) Un mouvement perpétuel

• L’extrait s’ouvre sur trois questions rhétoriques, qui occupent les trois premiers vers
« Où vont tous ces enfants… » qui, par leur modalité interrogative suscitent l’intérêt du
lecteur. On comprend dès l’ouverture du passage, que le poète cherche à faire naître la
réflexion.
• Les premiers vers de ce passage proposent de décrire ces enfants qui plutôt que de
s’amuser comme leur âge l’impose, travaillent et y perdent la santé. La répétition du
déterminant démonstratif « ces » dans les 3 premiers vers met en lumière la proximité
d’Hugo avec ces enfants. Le poète suscite la pitié de son lecteur par le lien de connivence
qu’il crée.
• Les périphrases utilisées aux vers 2 et 3 pour désigner les enfants, secondées par la
gradation dans la douceur (« enfants » ; « doux êtres pensifs » ; « filles de huit ans »)
qui s’oppose à celle de la violence (« ne rit » ; « maigrit » ; « seules ») font saillir
l’incohérence de la situation dans laquelle ces enfants se trouvent. La vulnérabilité des
enfants est soulignée. Il ne s’agit pas seulement d’évoquer une injustice, mais de susciter
la pitié du lectorat.
• L’alliance du substantif « fièvre » apposé au verbe « maigrit » désigne de façon quasi-
allégorique les maladies que contractent ces enfants conséquemment à leurs terribles
conditions de vie et de travail.
• Le champ lexical du mouvement « cheminer », « s’en vont », « vont », « mouvement »,
qui infuse les vers suivants permet de rendre cette description plus vraisemblable : le
poète peint une scène du quotidien.
• Le rythme des vers suivants est lourd. L’emploi de l’adverbe « éternellement », associé
à la double occurrence de « même » au vers 6 souligne la redondance de ces actions. Ce
quotidien est bien rôdé, mais aucun enfant n’y échappe : une forme de fatalisme semble
s’emparer de l’auteur. L’image de Sisyphe (qui, coincé aux Enfers, pousse en vain
jusqu’au sommet d’une colline un rocher) vient en tête.
• Le lieu de ce travail forcé, c’est-à-dire généralement l’usine ou la mine, est associé par
comparaison à une « prison ». La connotation foncièrement péjorative de ce terme
souligne plus avant encore la cruauté de cette situation et peut surprendre les
contemporains du poète qui pour la plupart, voit dans l’industrialisation un progrès. Elle
est d’autant plus saisissante qu’appuyée par un champ lexical associé (« travailler »,
« quinze heures », « meules », « machines »). L’enfermement des enfants est traduit
explicitement.

b) La monstruosité de l’industrialisation

• Le recours au registre fantastique, qui transforme la machine industrielle en créature


monstrueuse « qui mâche on ne sait quoi dans l’ombre » permet d’accentuer l’horreur
d’un tel phénomène de société. Il est éminemment polémique puisque la comparaison
qu’il suggère s’oppose à la doxa.
• La monstruosité de l’industrialisation s’oppose à l’innocence des enfants condamnés à
la servir. Hugo reprend sa comparaison des vers 5 et 6, dans les vers 9 et 10. Les enfants
sont ici comparés à des « anges » prisonniers d’un « bagne », d’un « enfer » où ils
doivent travailler. L’effet de miroir et l’antithèse qui se créent permettent là encore au
poète, de rallier son lectorat à sa cause.
• Le segment « Ils travaillent. » rejeté au vers 10 peut être lu de deux façons
complémentaires : d’abord cette position en début de vers, isolée du reste de la phrase
est une forme d’insistance (c’est bien ce travail qui pose problème) ; mais elle peut
également évoquée l’image d’une industrie qui rejette ces enfants après en avoir
consommé l’essence même. L’usine devient dès lors une créature presque
mythologique, comparable à celle du Minotaure qui se repaissait des enfants qui se
perdaient dans son labyrinthe. Ce travail est dès lors le siège d’une forme
d’asservissement, d’aliénation et d’anéantissement.
• Par ailleurs, la description qu’Hugo propose de ce milieu industriel au vers 10 : « Tout
est d’airain, tout est de fer » n’est pas sans rappeler la prison du Tartare (nom que porte
l’enfer de la mythologie grecque) faite elle aussi de ces deux matériaux. Mais elle
évoque également la théorie des âges de Saint-Simon qui voyait dans l’âge industriel,
un âge d’or.
• Le dernier vers de ce mouvement « Jamais on ne s’arrête et jamais on ne joue » repose
sur un parallélisme de construction des deux hémistiches. Le pronom indéfini « on » en
permettant au lecteur de s’identifier à ces enfants, attire plus de pitié et de compassion.
La négation portée par l’adverbe de temps, nie toute possible issue et toute forme
d’humanité.
• De ce dur labeur, les enfants sont déjà morts. La « pâleur » évoquée dans le vers 12,
marque la fin d’un processus de mortification, elle est appuyée par la mention de la
« cendre » qui évoque le charbon extrait des mines, bien sûr mais aussi une incinération
symbolique.
II – Un réquisitoire contre le travail infantile (de « Il fait à peine jour, ils sont déjà
bien las » à la fin)

a) Un destin terrible

• Ce travail qui ôte l’essence même de la vie est critiqué par l’auteur qui quitte dans le
second mouvement de ce texte la description et le registre polémique pour défendre la
cause des enfants. Il commence par souligner la fatigue et la pénibilité induites par ces
activités : le vers 13 oppose ainsi deux modalisateurs (« A peine » et « déjà ») et
mentionne explicitement la lassitude des enfants.
• La référence au « destin » au vers suivant fait écho à la tragédie, genre de l’Antiquité
par excellence qui mettait en scène la chute ou la mort de personnages célèbres de la
mythologie. Ce substantif convoque la notion de « fatum », c’est-à-dire d’un destin
funeste auquel nul ne peut échapper. Ces enfants sont donc assimilés à des héros
tragiques. L’interjection « hélas » en fin de vers, traduit l’atermoiement du poète face à
une situation qu’il ne peut changer.
• Au comble de l’apitoiement, le poète fait parler les enfants en intégrant du discours
direct dans son poème : « Petits comme nous sommes, / Notre père, voyez ce que nous
font les hommes ! » Le lecteur fait évidemment partie de ces « hommes » accusés de
participer à leur asservissement. Ce recours au DD établit un lien de proximité évident
avec le lectorat.
• La double adresse à Dieu : « Ils semblent dire à Dieu » puis « Notre père » rend leur
plainte plus pitoyable encore. C’est devant la justice divine que les hommes doivent
rendre compte de leurs méfaits et c’est entre les mains de Dieu que les enfants se
confient. La prise de parole est mise en scène et se veut culpabilisante.
• Le vers 17 se construit sur l’exclamation plaintive du poète : « Ô servitude infâme
imposée à l’enfant ! ». Le poète rejoint ainsi la voix de l’enfant et par sa dimension
totalisante, nous invite à la partager nous aussi. Les mots « servitude », « infâme » et
« imposer » traduisent l’indignation d’Hugo et portent en germe l’idée d’un esclavage.
• L’interjection qui ouvre le vers suivant : « Rachitisme ! » désigne une maladie grave
qui impacte la croissance de la colonne vertébrale. La suite du vers, qui mentionne le
« travail » des enfants autorise le lecteur à établir entre les deux éléments un rapport de
cause à effet : ce travail détruit physiquement les enfants. Cette analyse est d’autant plus
évidente que soutenue par l’oxymore « souffle étouffant » en fin de vers qui évoque la
suffocation.
• Cette maltraitance physique s’ajoute au blasphème : si l’homme a été créé par dieu à
son image, déformer son image, c’est insulter dieu. Le vers 19 (« Défait ce qu’a fait
Dieu ; qui tue, œuvre insensée »), par son allitération en [d]) et le chiasme qui compose
son premier hémistiche résonne comme une condamnation. Ce chiasme est d’ailleurs
appuyé et repris syntaxiquement au vers suivant : « La beauté sur les fronts, dans les
cœurs la pensée »

b) Le « mauvais » travail

• Ce passage, qui se veut argumentatif, met en évidence le sacrifice que les hommes sont
prêts à faire au nom du progrès industriel. Hugo convoque les exemples d’Apollon et
de Voltaire, l’un pour sa beauté, l’autre pour son esprit, et les détourne dans deux
formulations antithétiques : le dieu de la beauté est contrefait, il devient bossu ; le
modèle d’intelligence et d’éloquence qu’est Voltaire devient un « crétin ». En les
dépossédant de leurs caractéristiques premières, le poète cherche à montrer les effets
néfastes de l’usine si les humains.
• Le trio des vers 23, 24 et 25 associe le travail infantile à un travail néfaste. La nature
mauvaise de ce labeur, presque personnifié ici en prédateur rappelle le « monstre
hideux » des alexandrins précédents.
• L’incarnation de l’usine (au sens littéral : « in carne ») qui acquiert donc une âme et
développe des facultés de prédation (traduites par la métonymie de la « serre » qui
désigne un rapace), ne se fait que par la dépossession des enfants de leur propre entités
est affirmé par l’oxymore « créant la misère ». Ce travail est déshumanisant et nie sa
propre utilité.
• Le rapport analogique entre la « richesse » d’une part et la « misère » de l’autre achève
d’éclairer l’inversion des valeurs du monde et du travail et la perversion du système qui
en est à l’origine.
• Dans le vers 26 Hugo va jusqu’à questionner le bien-fondé même du progrès industriel :
« Progrès dont on demande : Où va-t-il ? Que veut-il ? » Le poète lance son
interrogation dans le vide et laisse le lecteur juger de la réponse qu’il convient de donner.
• Les enfants sont désignés au vers 27 comme « la jeunesse en fleur », une jeunesse brisée
pour laquelle l’auteur éprouve une immense compassion et dont il salue la dévotion.
L’emploi du verbe « briser », sujet du progrès, propose une réponse implicite aux
questionnements soulevés au vers précédent.
• Le dernier vers enfin, rappelle les termes de Saint-Simon lui-même et des partisans de
l’industrialisme et les détourne pour en souligner l’absurdité : « qui donne, en somme,
/ Une âme à la machine et la retire à l’homme. » Cet alexandrin synthétise ce qu’avançait
déjà le poète aux vers 23à 25. L’industrie ne peut vivre sans l’homme, mais agit sur elle
comme un parasite.

« Melancholia » est un poème qui met en valeur l’engagement social et politique de Victor
Hugo. Dans cet extrait, le poète prend parti en faveur des enfants issus des classes sociales
pauvres, premières victimes de l’industrialisation de masse. En recourant aux registres
fantastique et polémique, mais plus encore en appuyant sa critique sur une description terrible
et vraisemblable de la misère à laquelle étaient confrontés ces enfants, Hugo dénonce
l’exploitation infantile et fait entendre sa voix.
Dans une société marquée par la pensée Saint-simonienne, Hugo se démarque. Il finira par
rallier à sa cause les députés français, qui voteront en 1841, une première loi pour encadrer
l’âge légal du travail des enfants, puis en 1851 une nouvelle loi limitant le service journalier à
12h maximum (contre 16 auparavant).
L’engagement du poète, manifeste dans d’autres poèmes tirés des Contemplations, s’illustre
tout autant dans d’autres œuvres d’un genre différent comme Claude Gueux (pour le théâtre)
ou Les Misérables (pour le roman) par exemple. Il sera rejoint par ceux d’auteurs de la deuxième
moitié du siècle, comme Émile Zola, qui fera paraître en 1885, Germinal, œuvre romanesque
s’intégrant dans le cycle des Rougon-Macquart et qui dénoncera les conditions de vie et de
travail des miniers.

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