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Analyse La Fontaine
Analyse La Fontaine
Et c’est en effet une question qui se pose dès la 2e fable du premier livre : « Le
Corbeau et le Renard ». Est-ce que le lecteur ne serait pas tenté d’imiter le
Renard pour mieux tromper les Corbeaux de ce monde ? Est-ce qu’il ne donne
pas le beau rôle au courtisan et à l’hypocrite ?
Problématique
> Un détour par les animaux pour mieux parler des humains.
> Un art du récit qui emprunte ses effets au théâtre.
> Un regard satirique sur la société du XVIIe siècle.
> La dimension universelle de la fable.
> Une fable qui s’inscrit dans une série de réécritures.
> Une description minutieuse des ressorts de la flatterie.
> L’utilisation de l’humour pour corriger les moeurs.
> Le pouvoir moralisateur de la fable.
Premier mouvement :
Une situation symbolique
D’abord, selon les versions, on a une majuscule au nom des animaux, qui
devient comme un nom propre. Les illustrations traditionnelles révèlent bien cet
aspect de la fable : les animaux sont anthropomorphes (ils prennent la forme
d’être humains). Par exemple, ils ont un titre honorifique : « Maître corbeau …
Maître renard »... Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on regarde le littré, il y a
déjà plein de sens différents au XVIIe siècle... On va en retenir 3.
Mais surtout, parler des avocats, c’est une manière détournée de parler des
courtisans, qui sont tous plus ou moins des avocats d’eux-mêmes. Quand La
Fontaine donne une profession à ses animaux, c’est un double détour pour parler
de la société humaine et en particulier de la cour de Louis XIV.
Enfin, le maître, c’est celui qui commande, celui qui entre en possession d’un
territoire, d’un titre, etc. C’est justement l’enjeu de cette fable : le renard veut se
rendre maître du fromage possédé par le corbeau. On voit bien alors la valeur
symbolique du fromage : il peut représenter n’importe quel objet de convoitise
des humains.
Les deux animaux sont mis en scène de manière parallèle : le même rythme, un
décasyllabe, un octosyllabe, avec un complément circonstanciel de 6 syllabes à
la rime, C’est ce qu’on appelle un parallélisme : la répétition d’une même
construction syntaxique. À chaque fois, le verbe est retardé, c’est un
enjambement : la phrase est prolongée d’un vers à l’autre, cela crée un effet de
suspense.
Le même verbe est utilisé pour les deux animaux : « tenir » à l’imparfait est
ensuite employé au passé simple : c’est ce qu’on appelle un polyptote : un même
mot décliné sous des formes différentes. Celui qui déclenche l’action, c’est bien
le renard, qui prend donc tout de suite l’ascendant sur l’autre personnage.
L’arbre est montré avant même le fromage : le regard du lecteur suit celui du
renard. Tous nos sens sont mobilisés : le goût, l’odeur… Les verbes sont
particulièrement tactiles, la scène est visuellement verticale, il ne manque plus
que l’ouïe, qui sera mobilisée avec le langage du renard. C’est bien la parole qui
fait progresser l’intrigue.
Par contre, dans la version de Phèdre, au premier siècle après J.-C., le morceau
de viande a déjà été remplacé par un morceau de fromage. La morale a en plus
été déplacée dès le début de la fable, écoutez :
Ceux qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer repentir. Un
Corbeau avait pris un fromage sur une fenêtre, et allait le manger sur le haut d'un
arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut.
Phèdre, Le corbeau et le renard, Ier siècle après J.-C.
La Fontaine dit lui-même qu’il ne veut pas imiter servilement les Anciens : il les
adapte seulement au goût de son siècle.
Mon imitation n’est point un esclavage :
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois,
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Jean de La Fontaine, Épître à Huet, 1687.
Je crois que ça explique bien la désinvolture du « lui tint à peu près ce langage »
Bien sûr, la réplique du renard sera au discours direct : les paroles sont
rapportées telles quelles, sans modifications, avec une ponctuation qui signale la
citation. Mais le fabuliste semble dire ici : entre nous, on sait bien que les
animaux ne parlent pas, cherchez plutôt la valeur universelle de cette histoire.
Deuxième mouvement :
Les ficelles de la flatterie
« Joli … beau » : le renard ne cherche pas très loin ces adjectifs qui sont des
mots courants, presque synonymes. « Beau » est en plus une rime assez évidente
avec « corbeau ». Le renard ne semble pas très inspiré ! Le verbe être devient
tout de suite sembler : la louange est donc très subjective ! Avec ces indices, La
Fontaine crée un effet comique et instaure une véritable complicité avec son
lecteur.
Le renard en fait trop : deux phrases exclamatives dans le même vers. Ce sont en
plus deux hémistiches qui forment un alexandrin (un vers de douze syllabes)
réservé aux genres les plus élevés : le renard s’improvise poète, avec les
assonances (retour de sons voyelles) en O qui miment l’admiration. Le flatteur
utilise les ressources poétiques du langage, mais d’une manière excessive.
Ensuite, il utilise comme malgré lui des rimes en -mage : au fond, il n’arrête pas
de penser au fromage, au point que les sonorités contaminent tout son discours.
Dans ce passage, on peut dire que le ridicule touche autant le discours artificiel
du flatteur que l’aveuglement de celui qui est flatté.
Ce dernier vers sur le phénix est aussi un alexandrin, avec un vocabulaire plus
élevé : on se rapproche d’un registre héroï-comique (un style noble pour parler
d’un sujet bas) l’admiration forcée du renard contredit la réalité du plumage du
corbeau. On rejoint le théâtre : il faut se représenter les personnages pour bien
percevoir le comique de situation.
Le « ramage », c’est le chant des oiseaux. Le renard lui dit : si votre chant est
aussi beau que votre apparence, alors vous êtes aussi extraordinaire qu’un oiseau
mythologique ! La beauté extérieure du plumage est mise en rapport, de façon
comique, avec une étrange beauté intérieure, la voix : le compliment reste
superficiel.
Ensuite, c’est drôle parce que le renard se contente de mettre les deux éléments
en parallèle à la rime : en réalité, il ne prend pas la peine de mentir... Le
croassement du corbeau est comparable son plumage : ils sont lugubres tous les
deux. L’orgueil du corbeau est moqué, non pas simplement par souci moral,
mais parce qu’il le rend vulnérable à la flatterie.
Dans la fable d’Ésope, le renard met en quelque sorte le corbeau au défi d’être
digne de devenir un roi :
Un renard l’aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui
et loua ses proportions élégantes et sa beauté, ajoutant que nul n’était mieux fait
que lui pour être le roi des oiseaux, et qu’il le serait devenu sûrement, s’il avait
de la voix.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », traduction d'Émile Chambry en 1927.
Quand La Fontaine réécrit la fable, il préfère remplacer le roi par une image
mythologique plus éloignée du contexte contemporain. Mais cette distance ne
l’empêche pas de parler indirectement du roi, flatté par ses courtisans : le phénix
est un oiseau solaire, pas très éloigné du culte de la personnalité développé
autour de Louis XIV.
Troisième mouvement :
Une chute qui nous interpelle
Ici, on trouve des rimes en OI sur 4 vers, qui nous font carrément entendre le
croassement du corbeau. Dans la première version, Ésope est beaucoup plus
direct, et parle de grands cris. La Fontaine les intègre musicalement dans son
vers.
Le corbeau, voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lâcha
la viande et poussa de grands cris.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », VIe siècle avant J.-C.
En plus, ces rimes entrent en écho avec d’autres sonorités très ouvertes : large,
laisse, et les pronoms possessifs qui soulignent ironiquement le dépouillement
du corbeau : avec ces sonorités, on est bien loin de la « belle voix » annoncée !
Le « large bec » n’a rien d’esthétique lui non plus. La flatterie ne repose que sur
l’excès d’orgueil du corbeau.
Dans notre fable, c’est donc le trompeur qui prend en charge la morale, au
discours direct avec les guillemets. La formule de politesse « Mon bon Monsieur
» est ironique, parce qu’il utilise tout de suite un mode impératif peu
respectueux : le corbeau subit une leçon donnée de force. Mais grâce à la fable,
ce n’est pas le cas du lecteur, qui peut mettre à profit cette leçon sans la recevoir
directement.
Dans l’antiquité, Platon défend les philosophes contre les sophistes, qu’il accuse
de manier le langage pour dire tout et son inverse, et de monnayer leurs leçons.
Platon oppose ainsi l’amour de la vérité au simulacre et au mensonge :
Ainsi l’art du sophiste n’est autre chose que l’art de gagner de l’argent par la
discussion, qui lui-même fait partie de l’art de la dispute, de la controverse, des
combats et par conséquent de l’art d’acquérir. [...] Le sophiste est une espèce de
charlatan, habile dans l’art de l’imitation.
Platon, Le Sophiste, IVe siècle avant J.-C.
Tout est fait pour mettre en valeur la morale de la fable. D’abord, elle est
introduite pas le seul vers impair : « Apprenez que tout flatteur // Vit aux dépens
de celui qui l’écoute » un heptasyllabe, un décasyllabe. Ce rythme déséquilibré
met l'accent sur la subordonnée, c'est-à-dire, le contenu même de la morale.
Et c’est vrai que le corbeau n’a pas le beau rôle dans cette fable. D’abord, il est
privé de toute parole : on ne l’entend que dans les assonances en A , ou au
discours indirect : les paroles rapportées sont reformulées par le narrateur. « Il
jura qu’on ne l’y prendrait plus ». La mise en scène fait du corbeau la cible de
toutes les moqueries.
Mais pas sûr que le corbeau ait vraiment retenu cette leçon, par exemple, dans «
Le corbeau qui veut imiter l’Aigle », il se surestime encore, et tente d’attraper un
mouton :
La moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage ; [...] sa toison
Etait d'une épaisseur extrême, [...]
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau,
Que le pauvre Animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
La Fontaine, Fables, « Le Corbeau voulant imiter l’Aigle », 1668-1694.
Le pronom défini « le » désigne seulement le corbeau : c’est sur lui que tombe le
ridicule, le lecteur ne peut pas se sentir visé. Par contre, le pronom indéfini « on
» désigne bien tous les flatteurs du monde : c’est une mise en garde universelle.
Ainsi, la fable ne donne pas l’hypocrite en modèle, comme pouvait le craindre
Rousseau. Au contraire, elle l’empêche de nuire, en divulguant à chacun les
ressorts cachés de la flatterie.
Conclusion
Mais on peut s’interroger sur la valeur morale de la fable : est-ce que le lecteur
ne risque pas de prendre modèle plutôt sur le personnage le plus cynique ? Au
contraire, dans toute sa mise en œuvre, la fable représente bien une manière
d’utiliser le langage qui, loin de valoriser la dissimulation, se trouve du côté de
la lucidité, en donnant à voir les ficelles de l’art des hypocrites.