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Introduction

Au XVIIIe siècle, dans l’Émile, Rousseau déconseille les fables de La Fontaine


pour les enfants, car il craint qu’ils ne prennent modèle sur le personnage le plus
trompeur :
Composons, Monsieur de La Fontaine. Je promets, quant à moi, [...] de
m'instruire dans vos fables, car j'espère ne pas me tromper sur leur objet ; mais
pour mon élève, permettez que je ne lui en laisse pas étudier une seule, jusqu'à
ce que vous m'ayez prouvé qu’il [...] ne prendra jamais le change et qu'au lieu de
se corriger sur la dupe, il ne se formera pas sur le fripon.
Rousseau, Émile, livre II, 1762.

Et c’est en effet une question qui se pose dès la 2e fable du premier livre : « Le
Corbeau et le Renard ». Est-ce que le lecteur ne serait pas tenté d’imiter le
Renard pour mieux tromper les Corbeaux de ce monde ? Est-ce qu’il ne donne
pas le beau rôle au courtisan et à l’hypocrite ?

Chez La Fontaine, le langage est double, il est capable du meilleur comme du


pire. Mais vous allez voir que le travail d’écriture du fabuliste révèle les
mécanismes de la flatterie pour mieux les dénoncer : l’orgueil qui aveugle le
Corbeau n’est qu’un de ces ressorts. Ainsi, la fable reste un outil de vérité, pas
de tromperie.

Problématique

Comment la mise en scène de ces deux animaux révèle-t-elle la duplicité du


langage, faisant de la fable un outil de vérité, et non de manipulation ?

Axes de lecture pour un commentaire composé

> Un détour par les animaux pour mieux parler des humains.
> Un art du récit qui emprunte ses effets au théâtre.
> Un regard satirique sur la société du XVIIe siècle.
> La dimension universelle de la fable.
> Une fable qui s’inscrit dans une série de réécritures.
> Une description minutieuse des ressorts de la flatterie.
> L’utilisation de l’humour pour corriger les moeurs.
> Le pouvoir moralisateur de la fable.

Premier mouvement :
Une situation symbolique

Maître Corbeau, sur un arbre perché,


Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :

D’abord, selon les versions, on a une majuscule au nom des animaux, qui
devient comme un nom propre. Les illustrations traditionnelles révèlent bien cet
aspect de la fable : les animaux sont anthropomorphes (ils prennent la forme
d’être humains). Par exemple, ils ont un titre honorifique : « Maître corbeau …
Maître renard »... Qu’est-ce que ça veut dire ? Quand on regarde le littré, il y a
déjà plein de sens différents au XVIIe siècle... On va en retenir 3.

D’abord, le Maître, c’est l’avocat : La Fontaine connaît bien ce métier, il a lui-


même fait des études de droit. Le corbeau avocat, c’est déjà une caricature : les
deux ont la robe noire en commun. Or vous savez que le plumage aura son
importance par la suite ! L’avocat, c’est aussi un professionnel du langage : et en
effet, le Renard parvient à ses fins en utilisant la flatterie.

Mais surtout, parler des avocats, c’est une manière détournée de parler des
courtisans, qui sont tous plus ou moins des avocats d’eux-mêmes. Quand La
Fontaine donne une profession à ses animaux, c’est un double détour pour parler
de la société humaine et en particulier de la cour de Louis XIV.

Ensuite, le maître, c’est le maître d’école : et en effet à la fin, le Renard prétend


donner une leçon au Corbeau. Il joue sur les mots : la tromperie n’est pas une
leçon ; par contre, la fable en elle-même est bien une leçon, que le lecteur peut
mettre à profit sans subir la tromperie.
Les fables ne sont pas ce qu’elles semblent être.
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Jean de La Fontaine, Fables, « Le Lion et le Chasseur » (VI,1), 1668-1694.

Enfin, le maître, c’est celui qui commande, celui qui entre en possession d’un
territoire, d’un titre, etc. C’est justement l’enjeu de cette fable : le renard veut se
rendre maître du fromage possédé par le corbeau. On voit bien alors la valeur
symbolique du fromage : il peut représenter n’importe quel objet de convoitise
des humains.

Les deux animaux sont mis en scène de manière parallèle : le même rythme, un
décasyllabe, un octosyllabe, avec un complément circonstanciel de 6 syllabes à
la rime, C’est ce qu’on appelle un parallélisme : la répétition d’une même
construction syntaxique. À chaque fois, le verbe est retardé, c’est un
enjambement : la phrase est prolongée d’un vers à l’autre, cela crée un effet de
suspense.

Le début de la fable est un peu comme une scène d’exposition au théâtre, la


présentation des personnages permet de mieux mettre en valeur le noeud de
l’intrigue situé tout juste entre les deux. On se doute que cet équilibre entre les
deux personnages va bientôt basculer.

Le même verbe est utilisé pour les deux animaux : « tenir » à l’imparfait est
ensuite employé au passé simple : c’est ce qu’on appelle un polyptote : un même
mot décliné sous des formes différentes. Celui qui déclenche l’action, c’est bien
le renard, qui prend donc tout de suite l’ascendant sur l’autre personnage.

Le corbeau est « sur un arbre perché », c’est symbolique, il a une position


élevée, que le renard ne peut pas atteindre. Mais le renard, lui, est « alléché »,
comprenez : il a plein d’ambition. On voit bien comment la morphologie des
animaux représente des qualités morales : comment un courtisan ambitieux peut-
il obtenir un poste élevé sans avoir les qualités nécessaires ?
Quand Prométhée voulut former l’homme, il prit la qualité dominante de chaque
bête : de ces pièces si différentes il composa notre espèce [...] Ainsi ces fables
sont un tableau où chacun de nous se trouve dépeint.
Jean de La Fontaine, Préface du premier recueil, 1668.

L’arbre est montré avant même le fromage : le regard du lecteur suit celui du
renard. Tous nos sens sont mobilisés : le goût, l’odeur… Les verbes sont
particulièrement tactiles, la scène est visuellement verticale, il ne manque plus
que l’ouïe, qui sera mobilisée avec le langage du renard. C’est bien la parole qui
fait progresser l’intrigue.

La rime « fromage … langage » est donc particulièrement signifiante : celui qui


tient le fromage ne possède pas le langage, et inversement. La parole trompeuse
du renard, c’est le vernis de la civilisation qui recouvre la pulsion animale de la
faim. Symboliquement, à travers cet échange verbal, c’est bien le corbeau lui-
même qui risque d’être dévoré.
D’ailleurs, au XIIe siècle, on retrouve cette même histoire dans Le Roman de
Renart, où Renart tente de dévorer Tiecelin le corbeau, voici le passage, le
fromage vient de tomber :
Le glouton frémit alors de plaisir ; mais il se contient, dans l’espoir de réunir au
fromage le vaniteux chanteur.
— Ah ! Dieu, [...] ce fromage qui vient de tomber m’apporte une odeur [...]
insupportable. Rien de plus dangereux que cette odeur pour les blessures des
jambes [...] Descendez, je vous prie, mon cher Tiecelin, venez m’ôter cette
abomination. Je ne vous demanderais pas ce petit service, si je ne m’étais l’autre
jour rompu la jambe dans un maudit piège tendu à quelques pas d’ici. »
Anonyme, Le Roman de Renart, XIIe siècle.

En réalité, aucun de ces animaux ne mange de fromage. La Fontaine le sait très


bien : son père était maître des eaux et forêts, et il a lui-même a repris cette
charge pendant plusieurs années. D’ailleurs, dans la fable d’origine, chez Ésope,
c’est un morceau de viande.
Un corbeau, ayant volé un morceau de viande, s’était perché sur un arbre. Un
renard l’aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui et
loua ses proportions élégantes et sa beauté [...]
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », traduction d'Émile Chambry en 1927.

Par contre, dans la version de Phèdre, au premier siècle après J.-C., le morceau
de viande a déjà été remplacé par un morceau de fromage. La morale a en plus
été déplacée dès le début de la fable, écoutez :
Ceux qui aiment les artificieux en sont punis plus tard par un amer repentir. Un
Corbeau avait pris un fromage sur une fenêtre, et allait le manger sur le haut d'un
arbre, lorsqu'un Renard l'aperçut.
Phèdre, Le corbeau et le renard, Ier siècle après J.-C.

En gardant ce fromage, La Fontaine va impliquer ses lecteurs. La viande crue est


trop proche du régime des animaux. Le fromage au contraire est un aliment
transformé, prêt à être consommé. La morale de Phèdre qui introduit la fable
révèle bien aussi que ce détour par les animaux n’est qu’un prétexte pour parler
des hommes.

La Fontaine dit lui-même qu’il ne veut pas imiter servilement les Anciens : il les
adapte seulement au goût de son siècle.
Mon imitation n’est point un esclavage :
Je ne prends que l’idée, et les tours, et les lois,
Que nos maîtres suivaient eux-mêmes autrefois.
Jean de La Fontaine, Épître à Huet, 1687.

Je crois que ça explique bien la désinvolture du « lui tint à peu près ce langage »
Bien sûr, la réplique du renard sera au discours direct : les paroles sont
rapportées telles quelles, sans modifications, avec une ponctuation qui signale la
citation. Mais le fabuliste semble dire ici : entre nous, on sait bien que les
animaux ne parlent pas, cherchez plutôt la valeur universelle de cette histoire.

Deuxième mouvement :
Les ficelles de la flatterie

« Hé ! bonjour, monsieur du Corbeau.


Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois. »

La tirade du Renard commence par une interjection « Hé » : La Fontaine


n’hésite pas à utiliser un langage oral, il rapproche ainsi la fable du théâtre, et en
effet, le Renard est en quelque sorte un acteur qui dit sa réplique. C’est le thème
baroque du theatrum mundi : le monde est un théâtre où chacun joue un rôle ; il
faut déjouer les apparences pour mieux atteindre la vérité cachée.

Comment le flatteur parvient-il à toucher l’orgueil de son interlocuteur ?


D’abord, il le met au centre de son discours avec la deuxième personne du
pluriel. Ensuite, il lui attribue un titre de noblesse : « monsieur du corbeau » :
cette particule fait passer l’avocat pour un marquis ou un comte… Le corbeau
est d’autant plus ridicule que la flatterie est très visible.

« Joli … beau » : le renard ne cherche pas très loin ces adjectifs qui sont des
mots courants, presque synonymes. « Beau » est en plus une rime assez évidente
avec « corbeau ». Le renard ne semble pas très inspiré ! Le verbe être devient
tout de suite sembler : la louange est donc très subjective ! Avec ces indices, La
Fontaine crée un effet comique et instaure une véritable complicité avec son
lecteur.

En montrant les ficelles de ce discours direct, La Fontaine joue de façon très


subtile avec la double énonciation qui est normalement propre au théâtre : ce qui
est dit sur scène est aussi indirectement adressé au spectateur.

Le renard en fait trop : deux phrases exclamatives dans le même vers. Ce sont en
plus deux hémistiches qui forment un alexandrin (un vers de douze syllabes)
réservé aux genres les plus élevés : le renard s’improvise poète, avec les
assonances (retour de sons voyelles) en O qui miment l’admiration. Le flatteur
utilise les ressources poétiques du langage, mais d’une manière excessive.

Les intentions du Renard sont transparentes. D’abord, il dit lui-même « sans


mentir » : c’est bien la précaution des menteurs, de commencer par insister sur
leur sincérité.

Ensuite, il utilise comme malgré lui des rimes en -mage : au fond, il n’arrête pas
de penser au fromage, au point que les sonorités contaminent tout son discours.
Dans ce passage, on peut dire que le ridicule touche autant le discours artificiel
du flatteur que l’aveuglement de celui qui est flatté.

Pour mieux tromper le corbeau, le renard organise ses compliments en gradation


(une augmentation en intensité), regardez. D’abord de simples adjectifs, ensuite
des noms, et enfin carrément une image mythologique : le phénix, c’est un
oiseau légendaire, immortel, qui renaît de ses cendres, il est même rattaché au
culte du soleil dans plusieurs civilisations.

Ce dernier vers sur le phénix est aussi un alexandrin, avec un vocabulaire plus
élevé : on se rapproche d’un registre héroï-comique (un style noble pour parler
d’un sujet bas) l’admiration forcée du renard contredit la réalité du plumage du
corbeau. On rejoint le théâtre : il faut se représenter les personnages pour bien
percevoir le comique de situation.

Dans ce passage, La Fontaine pense peut-être aux répliques des Précieuses


Ridicules de Molière, qui date de 1659. Par exemple quand Mascarille montre sa
perruque à tout le monde :
MASCARILLE
Vous ne me dites rien de mes plumes ! comment les trouvez-vous ?
CATHOS
Effroyablement belles.
Molière, Les Précieuses Ridicules, 1659.

Le renard montre le décor, avec un démonstratif « ces bois », comme si les


animaux étaient les « hôtes » (c'est-à-dire, les invités) dans un grand palais. On
pense immédiatement aux courtisans qui habitent Versailles. La flatterie n’est
pas le fait des animaux, mais bien des hommes.

Le « ramage », c’est le chant des oiseaux. Le renard lui dit : si votre chant est
aussi beau que votre apparence, alors vous êtes aussi extraordinaire qu’un oiseau
mythologique ! La beauté extérieure du plumage est mise en rapport, de façon
comique, avec une étrange beauté intérieure, la voix : le compliment reste
superficiel.

Ensuite, c’est drôle parce que le renard se contente de mettre les deux éléments
en parallèle à la rime : en réalité, il ne prend pas la peine de mentir... Le
croassement du corbeau est comparable son plumage : ils sont lugubres tous les
deux. L’orgueil du corbeau est moqué, non pas simplement par souci moral,
mais parce qu’il le rend vulnérable à la flatterie.

Dans la fable d’Ésope, le renard met en quelque sorte le corbeau au défi d’être
digne de devenir un roi :
Un renard l’aperçut, et, voulant se rendre maître de la viande, se posta devant lui
et loua ses proportions élégantes et sa beauté, ajoutant que nul n’était mieux fait
que lui pour être le roi des oiseaux, et qu’il le serait devenu sûrement, s’il avait
de la voix.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », traduction d'Émile Chambry en 1927.

Quand La Fontaine réécrit la fable, il préfère remplacer le roi par une image
mythologique plus éloignée du contexte contemporain. Mais cette distance ne
l’empêche pas de parler indirectement du roi, flatté par ses courtisans : le phénix
est un oiseau solaire, pas très éloigné du culte de la personnalité développé
autour de Louis XIV.

Troisième mouvement :
Une chute qui nous interpelle

À ces mots le corbeau ne se sent pas de joie ;


Et, pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

« À ces mots » on est en plein milieu de la fable, c’est le moment où l’intrigue


bascule : le corbeau est perdu par son émotion, la joie, qui n’est autre que son
excès d’orgueil. Dans la fable comme au théâtre, le langage est un événement en
soi : ce sont bien les mots qui font avancer l’intrigue.

Ici, on trouve des rimes en OI sur 4 vers, qui nous font carrément entendre le
croassement du corbeau. Dans la première version, Ésope est beaucoup plus
direct, et parle de grands cris. La Fontaine les intègre musicalement dans son
vers.
Le corbeau, voulant lui montrer que la voix non plus ne lui manquait pas, lâcha
la viande et poussa de grands cris.
Ésope, Fables, « Le Corbeau et le Renard », VIe siècle avant J.-C.

En plus, ces rimes entrent en écho avec d’autres sonorités très ouvertes : large,
laisse, et les pronoms possessifs qui soulignent ironiquement le dépouillement
du corbeau : avec ces sonorités, on est bien loin de la « belle voix » annoncée !
Le « large bec » n’a rien d’esthétique lui non plus. La flatterie ne repose que sur
l’excès d’orgueil du corbeau.

« sa belle voix » : on peut se demander qui prend en charge l’adjectif « belle » ?


Si c’est le fabuliste, alors il fait ici une antiphrase ironique (il laisse entendre
l’inverse de ce qu’il dit) : le croassement du corbeau n’a rien de beau. On peut
aussi penser que c’est une pensée du corbeau lui-même, illusionné par les
flatteries : en riant de cet aveuglement, le lecteur se retrouve impliqué dans la
morale de la fable.

Le Renard s’en saisit, et dit : « Mon bon Monsieur,


Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute :
Cette leçon vaut bien un fromage, sans doute. »

Après les assonances (répétition de sons voyelles) en A , très ouvertes, le Renard


est au contraire associé à des assonances en I très fermées : « le renard s’en saisit
et dit ». Si le corbeau était incapable de parler la bouche pleine, au contraire le
renard n’est pas du tout gêné pour faire sa leçon avec le fromage dans la
bouche : la parole est du côté de celui qui manipule, mais aussi de celui qui
enseigne.

Au XVIIe siècle, « flatteur » rime avec « Monsieur » : les animaux représentent


bien des types humains. La Fontaine cible des défauts universels, qui peuvent
concerner n’importe quelle classe sociale. Voltaire commente cela au XVIIIe
siècle :
Je ne connais guère de livre plus rempli de ces traits qui sont faits pour le
peuple, et de ceux qui conviennent aux esprits délicats. [...] De tous les auteurs
La Fontaine est celui dont la lecture est d'un usage plus universel... Il est pour
tous les esprits et pour tous les âges.
Voltaire, Mélanges littéraires, 1768-1776.

Derrière le message universel, on voit se dessiner le monde des courtisans à


Versailles : dans ce contexte, La Fontaine restera réticent à la flatterie, utilisant
des astuces pour ne pas trop développer ses compliments.
Iris, je vous louerais, il n'est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé,
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Jean de La Fontaine, Discours à madame de la Sablière, 1678.

Dans notre fable, c’est donc le trompeur qui prend en charge la morale, au
discours direct avec les guillemets. La formule de politesse « Mon bon Monsieur
» est ironique, parce qu’il utilise tout de suite un mode impératif peu
respectueux : le corbeau subit une leçon donnée de force. Mais grâce à la fable,
ce n’est pas le cas du lecteur, qui peut mettre à profit cette leçon sans la recevoir
directement.

Le renard fait semblant de monnayer sa leçon : c’est un clin d'œil du fabuliste à


son lecteur : la fable nous permet d’apprendre la leçon sans avoir à le payer d’un
fromage. L’art du récit nous permet de tirer profit d’une expérience de fiction.
La fable est ce qu’on appelle un apologue : le récit n’est qu’un support pour
faire passer un message moral ou philosophique.

Dans l’antiquité, Platon défend les philosophes contre les sophistes, qu’il accuse
de manier le langage pour dire tout et son inverse, et de monnayer leurs leçons.
Platon oppose ainsi l’amour de la vérité au simulacre et au mensonge :
Ainsi l’art du sophiste n’est autre chose que l’art de gagner de l’argent par la
discussion, qui lui-même fait partie de l’art de la dispute, de la controverse, des
combats et par conséquent de l’art d’acquérir. [...] Le sophiste est une espèce de
charlatan, habile dans l’art de l’imitation.
Platon, Le Sophiste, IVe siècle avant J.-C.

Si le renard apparaît ici comme un sophiste, La Fontaine érige au contraire la


fable en outil philosophique, elle fait tomber le voile des apparences. Si la fable
est une fiction, elle n’est pourtant pas un art de la tromperie.
C’est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa république, y a
donné à Ésope une place très honorable. Il souhaite que les enfants sucent ces
fables avec le lait [...] car on ne saurait s’accoutumer de trop bonne heure à la
sagesse et à la vertu.
Jean de La Fontaine, Préface des Fables, 1668.

Tout est fait pour mettre en valeur la morale de la fable. D’abord, elle est
introduite pas le seul vers impair : « Apprenez que tout flatteur // Vit aux dépens
de celui qui l’écoute » un heptasyllabe, un décasyllabe. Ce rythme déséquilibré
met l'accent sur la subordonnée, c'est-à-dire, le contenu même de la morale.

La morale est entièrement au présent de vérité générale : pour parler d’une


action vraie en tout temps : « Tout flatteur vit … celui qui l’écoute ». Les deux
protagonistes : le corbeau et le renard, sont remplacés par des notions abstraites
et générales : tout flatteur (avec l’article indéfini), et celui qui écoute (avec la
subordonnée relative qui définit son propre antécédent). Ce sont des procédés
typiques des maximes, comme on les trouve par exemple chez La
Rochefoucauld, un célèbre moraliste contemporain de La Fontaine.

Le Corbeau, honteux et confus,


Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Le rythme déséquilibré imite la confusion du corbeau : 3 syllabes, 5 syllabes :


La Fontaine réserve les rythmes impairs pour des moment clés. Ici, les deux
adjectifs sont complémentaires : la honte montre que le corbeau perçoit son
propre ridicule, mais la confusion révèle la difficulté de revenir sur ses illusions.
Ce sont deux choses que la fable apprend au lecteur : échapper au ridicule, mais
aussi et surtout, devenir plus lucide sur soi-même et les autres.

Et en effet, le personnage dont on se moque est un meilleur repoussoir que le


personnage trompeur, comme l’écrit Molière dans sa préface de Tartuffe :
C’est une grande atteinte aux vices, que de les exposer à la risée de tout le
monde. On souffre aisément des répréhensions ; mais on ne souffre point la
raillerie. On veut bien être méchant ; mais on ne veut point être ridicule.
Molière, Préface de Tartuffe, 1664.

Notre Renard est d’ailleurs assez proche du Tartuffe de Molière : en maniant la


parole, Tartuffe parvient à s’accaparer les biens d’un homme naïf, Orgon, qui est
la cible du ridicule. La seule chose qui sauve Orgon, c’est la lucidité de sa
famille et l’intervention du roi.

Et c’est vrai que le corbeau n’a pas le beau rôle dans cette fable. D’abord, il est
privé de toute parole : on ne l’entend que dans les assonances en A , ou au
discours indirect : les paroles rapportées sont reformulées par le narrateur. « Il
jura qu’on ne l’y prendrait plus ». La mise en scène fait du corbeau la cible de
toutes les moqueries.

« Mais un peu tard » : le fabuliste intervient directement ici : en perdant ses


illusions, le corbeau a surtout été dépouillé. Mais pour le lecteur, ce n'est pas
trop tard : la fable lui permet d’apprendre une leçon sans la subir directement.

Le dernier verbe « prendrait » est au conditionnel, et pas à l’indicatif. Il y a donc


implicitement une condition pour ne pas être pris à la flatterie : il faut connaître
ses propres limites…

Mais pas sûr que le corbeau ait vraiment retenu cette leçon, par exemple, dans «
Le corbeau qui veut imiter l’Aigle », il se surestime encore, et tente d’attraper un
mouton :
La moutonnière créature
Pesait plus qu'un fromage ; [...] sa toison
Etait d'une épaisseur extrême, [...]
Elle empêtra si bien les serres du Corbeau,
Que le pauvre Animal ne put faire retraite.
Le Berger vient, le prend, l'encage bien et beau
Le donne à ses enfants pour servir d'amusette.
La Fontaine, Fables, « Le Corbeau voulant imiter l’Aigle », 1668-1694.

Le pronom défini « le » désigne seulement le corbeau : c’est sur lui que tombe le
ridicule, le lecteur ne peut pas se sentir visé. Par contre, le pronom indéfini « on
» désigne bien tous les flatteurs du monde : c’est une mise en garde universelle.
Ainsi, la fable ne donne pas l’hypocrite en modèle, comme pouvait le craindre
Rousseau. Au contraire, elle l’empêche de nuire, en divulguant à chacun les
ressorts cachés de la flatterie.

D’ailleurs, on trouve une morale très différente à la fin de la version de Phèdre :


Le Corbeau honteux gémit alors de sa sottise.
Cette fable prouve la puissance de l'esprit d'adresse
L'emporte toujours sur la force.
Phèdre, Le Corbeau et le Renard, Ier siècle après J.-C.

Contrairement à Phèdre, La Fontaine ne valorise pas ici l’esprit d’adresse, au


contraire, il démonte les méthodes des flatteurs pour les rendre inefficaces.

Et en effet si on regarde maintenant la variété des fables de La Fontaine, les


hypocrites n’ont pas toujours le beau rôle. Par exemple, le corbeau sera vengé
par un vieux coq dans la fable « Le Coq et le Renard », qui se termine comme ça
:
Et notre vieux Coq en soi-même
Se mit à rire de sa peur
Car c’est double plaisir de tromper le trompeur.
La Fontaine, Fables, « Le Coq et le Renard », 1668-1694.

Conclusion

La Fontaine utilise des animaux pour représenter des types humains, et


notamment des défauts qui sont universels. Mais c’est aussi pour lui l’occasion
d’aborder des débats très vifs dans la société de son époque : la préciosité,
l’hypocrisie.

En utilisant le genre de la Fable, et en introduisant des écarts avec les versions


les plus anciennes, La Fontaine utilise toutes les ressources du récit. Souvent, il
s’approche de la comédie, et fait des clins d'œil au lecteur comme s’il était
spectateur de la scène. Comme Molière, La Fontaine utilise le rire pour mieux
corriger les mœurs.

Mais on peut s’interroger sur la valeur morale de la fable : est-ce que le lecteur
ne risque pas de prendre modèle plutôt sur le personnage le plus cynique ? Au
contraire, dans toute sa mise en œuvre, la fable représente bien une manière
d’utiliser le langage qui, loin de valoriser la dissimulation, se trouve du côté de
la lucidité, en donnant à voir les ficelles de l’art des hypocrites.

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