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Revue Philosophique de Louvain

Le structuralisme de Jacques Lacan


Maurice Corvez

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Corvez Maurice. Le structuralisme de Jacques Lacan. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 66, n°90,
1968. pp. 282-308;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1968.5434

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1968_num_66_90_5434

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Le structuralisme de Jacques Lacan

De l'imposant ouvrage (x) où Jacques Lacan a recueilli ses divers


écrits, échelonnés, sous forme de témoignages fragmentaires, sur plus
de trente années de travail psychanalytique, nous voudrions dégager
l'unité de la pensée et plus précisément la systématisation difficile qui
représenterait, au moins mal, le structuralisme personnel de l'auteur.
Nous ferons ensuite quelques remarques critiques, fondées sur ce que
nous croyons savoir de la structure de l'âme humaine et de ses rapports
avec le langage.
Comme Lacan le dit lui-même, le terme de structure est énoncé
au principe de maintes orientations contemporaines de la recherche
sur l'homme. L'anthropologie est aujourd'hui structuraliste. Entendons
qu'elle met au premier plan de ses investigations la catégorie
d'ensemble, et l'étude d'ensembles dont les parties sont elles-mêmes
structurées. Cependant, pour situer le structuralisme qui est le sien
en psychanalyse, la meilleure référence, estime notre auteur, serait
celle de la sociologie. Mieux, c'est de la notion de structure, telle que
Claude Lévi-Strauss l'a discernée en ethnologie, qu'il s'autorise pour
définir ce qu'il appelle le « champ d'approche structural » dans la théorie
psychanalytique. Les deux notions sont en effet parentes en ce qu'elles
visent le même inconscient, agissant dans la conduite des individus et
dans la vie des sociétés.
La notion lacanienne de structure est loin d'être reconnue par
tous les analystes qui se disent structuralistes. Principe d'élucidation
pour les uns, elle n'est qu'aberration pour les autres. Aux yeux de
l'auteur, elle s'édifie dans l'ordre des lois de l'intersubjectivité, ou
communication des personnes, lorsque ces lois sont explorées jusque
dans leurs derniers fondements. Au terme de l'exploration, elles
revêtiraient même un caractère mathématique et, faute de les connaître,
la vue par le dedans des névroses et la tentative de comprendre les

(i) Écrits, un vol. 20,5 X 14 de 912 pp., Paris, Éd. du Seuil, 1966, prix : 50 FF.
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psychoses seraient vouées à un échec certain. Cette persuasion se


recommande de la pensée de Freud, qui serait bien plus structuraliste qu'il
n'est admis communément. Car, si le propre du structuralisme est
d'introduire en toute « science humaine» ce mode très spécial du sujet
qui peut s'affecter d'un indice «topologique», il n'est pas douteux
que Freud, dans le remaniement doctrinal de la seconde topique (1927),
a institué une reprise de son expérience selon une dialectique que le
structuralisme moderne permet d'élaborer logiquement, à savoir celle
du sujet « pris dans une division constituante ». Cette élaboration se
réclame fondamentalement, comme d'une discipline pilote en Occident,
de la linguistique moderne : science, avec de Saussure son fondateur,
des langues existantes dans leur structure et dans les lois qui s'y
manifestent. A la dualité de la nature et de la culture, une conception
ternaire — nature, société, culture — de la condition humaine serait
en passe de se substituer : conception dont le dernier terme (culture)
pourrait bien, nous dit Lacan, se réduire au langage, comme à ce qui
distingue essentiellement la société humaine des sociétés naturelles.

EXPOSÉ

1. L'inconscient et le langage

La psychanalyse, selon notre penseur, est une expérience


dialectique. Sa responsabilité première se détermine à l'endroit du langage.
D'où la nécessité de ramener l'expérience psychanalytique aux formes
de ce langage, de restaurer le pouvoir des mots et les lois de la parole.
De quoi s'agit-il en effet dans la technique et dans la doctrine
psychanalytiques? De l'inconscient et, pour Lacan, de l'inconscient
freudien, conçu, en ses mécanismes difficilement accessibles, comme
la source de mirages et de phénomènes pathologiques. La guérison
des « symptômes » par la manifestation et l'identification de
l'inconscient démontre bien la dynamique constituante du principe caché
qui les soutenait dans leur existence et dans leur signification avant
qu'il ne fût révélé. C'est de cet inconscient qu'il importe de retrouver
les lois qui le régissent, et dont le dévoilement peut seul conduire à
la résolution en profondeur de leurs effets pernicieux, par la découverte
de l'événement pathogène, dit traumatique.
Les symptômes, au sens analytique du mot : demandes immotivées
et désirs excentriques, obsessions et phobies, impuissances, automa-
284 Maurice Corvez

tismes de répétition, pulsions où s'oblitère la réalité du besoin,


discontinuités dans le discours conscient, ratés de l'action, etc., constituent
déjà par eux-mêmes une sorte de langage, dont le sens et la maîtrise
font défaut à la disposition du sujet, et qui doit se déchiffrer comme
une inscription hiéroglyphique. Cependant, si l'on reconnaît que « les
maladies parlent», et que les symptômes sont déjà des «mots», ces
mots et ces maladies ne prennent toute leur valeur de signification
que lorsque le sujet les articule en paroles, lorsque pulsions et inhibitions
se structurent en termes de langage, dans un discours « bien rusé »,
où il y a lieu de faire la part de l'imaginaire, du réel et du symbolique.
Sans l'accompagnement de la parole, les symptômes demeurent
équivoques. Avec l'apparition du langage émerge la dimension de leur
vérité. La psychanalyse est expérience de vérité, et c'est pourquoi,
dans la recherche des motivations secrètes, il serait étonnant que ne
soit pas exploitée l'expressivité majeure du langage et qu'on ne tende
l'oreille « au non-dit qui gîte dans les trous du discours ». Le sens
recelé par un symptôme et soutenu par l'inconscient, est celui d'un
conflit refoulé, le symptôme n'étant lui-même que le retour du refoulé
dans le compromis, et le refoulement impliquant toujours censure de
la vérité. S'il est vrai que « c'est le monde des mots qui crée le monde
des choses », il appartient principalement au déchiffrement du langage
de nous conduire à la région énigmatique où se structurent les réalités
essentielles dont dépendent les phénomènes pathologiques. Le langage
préexiste, avec sa structure complexe, à l'entrée qu'y fait chaque sujet
à un moment de son développement mental. C'est lorsque l'enfant
naît au langage que son désir s'humanise. Réservant donc au langage
son rôle substantiel, il n'est que de scruter les rapports du langage
à la parole, de savoir d'où vient la parole, de ramener l'expérience
psychanalytique à la parole et au langage comme à ses fondements.
Les phénomènes subjectifs : rêves, lapsus, mots d'esprit, etc.,
présentent, dans l'identité de leur structure, une pensée « formée et
articulée», au sens où tout symptôme englobe un élément d'une
situation antérieure privilégiée, lequel articule la situation actuelle,
c'est-à-dire est employé inconsciemment comme un facteur qui modèle
l'indétermination du vécu selon une signification tendancieuse. Cette
signification, induite dans le signifié par la structure de l'inconscient,
fait que le symptôme n'est pas une « parole pleine », coïncidant avec
la réalité. Dès là qu'il n'offre pas un sens clairement lisible, il doit être
compris dans sa relation à la chaîne signifiante qui le détermine. Ou,
à prendre les choses par l'autre bout du processus de genèse, le symptô-
Le structuralisme de Jacques Lacan 285

me est le signifiant d'un signifié qui a été refoulé hors de la conscience


du sujet.
On voit, par cette référence à la linguistique, que le symptôme
névrotique n'est pas véritablement un signe, au sens où la fumée,
par exemple, est le signe du feu : signifiant, il n'est pas de nature à
mener l'esprit jusqu'à la réalité que, pourtant et d'une certaine manière,
il contient. Il ne dit rien en clair et doit être élucidé. Suivant la doctrine
freudienne, il exige d'avoir un double sens, et donc un minimum de
surdétermination. Cette surdétermination signifiante n'est pas réelle
mais symbolique. Dans la sorte de discordance entre le signifiant et
le signifié, qui s'origine au refoulement, le signifiant refoulé, composant
avec la censure, fait sentir sa présence dans le symptôme, qui devient
alors symbole.
L'ordre symbolique est dit, pour le sujet, constituant, d'une
constitution qui lui vient du langage. La structure de la détermination
symbolique, si l'on veut saisir ses effets d'analogie, est à tenir comme
un fait de syntaxe. Définir la syntaxe du discours par les morceaux
qui, lors de moments privilégiés (rêves, traits d'esprits, etc.), nous en
parviennent, est le moyen le plus efficace de pénétrer dans l'analyse
du symptôme.
Le symbole participe du langage par l'ambiguïté sémantique
de sa constitution. L'analyse l'interprète, et voici que le symptôme,
qui s'inscrivait en lettres de souffrance « sur le sable de la chair »,
s'efface. Déchiffrée, la structure signifiante du symptôme est patente,
et manifeste l'omniprésence pour l'être humain de la fonction
symbolique. Le symbole se rapporte à un conflit défunt, par delà sa fonction
dans un conflit présent. Du plus simple au plus complexe des
symptômes, l'action du signifiant s'y avère prédominante. Si le symptôme
se résout tout entier dans une analyse du langage, c'est parce qu'il
est lui-même structuré comme un langage ; qu'il est langage, dont la
parole doit être délivrée.
Selon l'analyse linguistique moderne, la primauté de la notion
du signifiant sur celle du signifié est impossible à éluder en tout discours
sur le langage. Or la vérité de cette prévalence du signifiant sur les
significations les plus lourdes à porter de notre destin se révèle dans
et par l'expérience psychanalytique. Le signifié est ce qui est manifeste
dans le discours ; les « trous du sens » sont les déterminants du signifié.
Par exemple, écrit Lacan, le désir, chez tel malade, d'avoir un désir
insatisfait est signifié par son désir de caviar : un désir est signifié
par un désir. Le désir du caviar est le signifiant d'un désir impossible.
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Mais le signifiant n'a souvent de sens que par sa relation à un autre


signifiant : au désir de caviar se substitue (dans le rêve) le désir de
saumon, propre à une amie : désir signifiant par rapport au premier.
C'est dans cette articulation des significations que réside la vérité
du symptôme. Ainsi l'automatisme de répétition n'a de principe que
dans Y insistance d'une chaîne signifiante, qui manifeste sa présence
à se reproduire dans le transfert, à se répéter dans les coupures que
lui offrent le discours effectif et la cogitation qu'elle informe.
Le terme crucial est ici celui de « signifiant ». J. Lacan souligne
fortement la nécessité de l'étude exacte des liaisons propres au
signifiant et de l'ampleur de leur fonction dans la genèse du signifié. Car
l'inconscient, c'est que l'homme soit habité par le signifiant. Ce
signifiant, refoulé, exerce sa suprématie dans le sujet. Il se définit d'abord
comme agissant séparé de sa signification, les effets du signifié étant
créés par ses permutations : tel signifiant peut signifier dans leur
ensemble les effets du signifié, en tant qu'il les conditionne tous par
son action. A ce titre, il est seul à garantir la cohérence théorique
de l'ensemble comme ensemble : son unité venant, comme nous le
montrerons plus loin, de n'être, par sa nature, symbole que d'une
absence. Ainsi le signifiant en général est ce qui représente le sujet
pour un autre signifiant, lequel sera donc le signifiant pour quoi tous
les autres signifiants représentent le sujet : c'est dire que, faute de ce
signifiant, tous les autres ne représenteraient rien.

2. Le symbolisme analytique

Les rapports subtils du signifiant et du signifié en psychanalyse


reçoivent un nouvel éclairage de l'examen du passage du premier au
second chez le névrosé. Et d'abord, l'analyse démontre que le signifiant
se dispense de « toute cogitation, fût-ce des moins reflexives », pour
exercer des regroupements dans les significations qui asservissent le
sujet. L'intrusion aliénante que manifeste le symptôme se réalise selon
un automatisme des lois de l'inconscient qui explique les modalités
des effets du signifiant dans l'avènement du signifié^ Dans la chaîne
signifiante qui hante l'inconscient s'articulent la substitution ^afmr.
terme à un autre pour produire l'effet de métaphore, et la combinaison
d'un terme avec un autre pour produire l'effet de métonymie. La cause
en est dans le barrage qui, maintenant hors de la conscience l'objet
d'un désir interdit, lui défend de se montrer au plein jour. Le signifiant
Le structuralisme de Jacques Lacan 287

a donc fonction active dans la détermination des effets, où le signifiable


apparaît comme subissant sa marque, et devenant, par cette passion,
le signifié. Les deux versants générateurs du signifié que constituent
la métonymie et la métaphore sont des effets déterminés par le double
jeu de la combinaison et de la substitution dans le signifiant. C'est ce
glissement du signifié sous le signifiant, toujours en action (inconsciente)
dans le discours, qui donne lieu au symptôme, lequel n'est donc pas
le simple indice d'un processus psychique, mais un effet articulé dans
sa structure elle-même.
Or il n'est pas difficile de reconnaître dans ces démarches
psychologiques les racines linguistiques de l'inconscient, de comprendre le
fonctionnement de ces démarches en s'inspirant de modèles
linguistiques. Le symptôme psychanalytique est soutenu, dans sa
surdétermination, par une structure identique à celle du langage, telle qu'elle se
manifeste dans les langues pratiquées par les masses humaines. Et,
s'il se résout tout entier dans une analyse du langage, c'est parce qu'il
est lui-même structuré comme un langage. Les mécanismes qui
composent le régime de l'inconscient recouvrent exactement les fonctions
que la linguistique moderne tient pour déterminer les formes les plus
radicales des effets du langage : la métaphore et la métonymie,
autrement dit les effets de substitution et de combinaison du signifiant dans
les dimensions, respectivement synchronique et diachronique, où ils
apparaissent dans le discours.
La synchronie et la diachronie représentent les deux réseaux
de relations qui organisent la détermination que le signifiant surimpose
au signifié. Le premier réseau, celui du signifiant, est la structure
même du matériel du langage, en tant que chaque élément y trouve
son emploi exact d'être différent des autres : il règle les fonctions
respectives des éléments de la langue. Le second réseau, celui du signifié,
est l'ensemble diachronique des discours concrètement prononcés,
lequel réagit historiquement sur le premier, de même que la structure
de celui-ci commande les voies du second. Ce qui domine, c'est l'unité
de signification : le principe de l'unité existant dans la synchronie.
Cette unité ne se résout jamais en une pure indication du réel, mais
renvoie toujours à une autre signification, la signification dernière
ne se réalisant qu'à partir d'une prise des choses qui est d'ensemble.
En psychanalyse, métaphore et métonymie sont les effets premiers
que la combinatoire pure et simple du signifiant détermine dans la
réalité où elle se produit. La métaphore n'est que le synonyme du
déplacement symbolique mis en jeu dans le symptôme. Le sentiment
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qui s'y exprime, sur-sublimé, représente un effort tenté au-delà des


ressources du sujet : je rêve que je suis tel grand personnage, dont
j'entreprends de jouer le rôle. A l'opposé, avec le symbolisme de la
métonymie, le sentiment est sous-sublimé : l'effort est empêché
d'accomplir ce qu'il voudrait. Le désir éveillé du caviar, symbolisant le désir
comme inaccessible, est une métonymie, celle du manque à être.
Dans les deux cas (métaphore et métonymie), le sujet se subordonne
au signifiant, au point d'en être suborné.
La notion du symbolisme analytique va rigoureusement à l'en-
contre de la pensée analogique naturelle. Pour comprendre la valeur
de connaissance qu'il convient de lui accorder et la détermination
que l'animal humain reçoit de l'ordre symbolique, il faut considérer
le symbole à même le symptôme. La répétition névrotique, compulsive,
est répétition symbolique, et il s'y avère que l'ordre du symbole ne
peut être pensé comme constitué par l'homme, mais bien comme le
constituant : on voit assez dans l'histoire d'un sujet la détermination
majeure qu'il reçoit du parcours d'un signifiant. Référer le symbole
aux idées serait méconnaître sa fonction structurante : l'extériorité
du symbolique par rapport à l'homme est la notion même de
l'inconscient. L'idée de pacte est incluse dans le symbole, et le rapport
de celui-ci à la fonction imaginaire et au désir refoulé y est manifeste.

3. Le discours du désir

Lacan enseigne, après Freud, qu'il faut toujours, dans le


symptôme, rechercher, non seulement le signifiant inconscient, mais
l'expression du désir que ce signifiant éclaire. Ceci, particulièrement dans
le discours onirique, «voie royale» de l'inconscient. L'élaboration
du rêve est nourrie par le désir ; le rêve est le symbole du désir. C'est
la vérité de ce que le désir a été dans son histoire que le sujet crée par
son symptôme. La durée du désir inconscient est inextinguible, et
l'indestructibilité de ce désir, dans la « mémoire », provoque et
conditionne l'insistance des désirs particuliers, «le long des chemins où
il se mire dans le sentir, le dominer et le savoir». Le désir règle la
répétition signifiante du névrosé comme son symbole. Refoulé, il
transparaît dans le recès métaphorique ou métonymique du
symbolisme, mais il n'en est pas moins au-delà. Inconscient en tant
qu'exprimé selon les modes du symbolisme, le désir se manifeste aussi,
dans l'expérience, en tant que dénégation consciente, sous le mode
Le structuralisme de Jacques Lacan 289

de la répression, elle-même déterminée par l'inconscient. Mais ce sont


surtout les condensations sémantiques du discours (métaphore et
antonomase, allégorie, métonymie et synecdoque, etc.), et ses
déplacements syntaxiques (ellipse et pléonasme, régression, répétition,
apposition, etc.), à travers lesquels il est possible de lire les désirs et les
intentions dont le sujet module son discours. Les besoins eux-mêmes,
comme les désirs particuliers et manifestes, se subordonnent aux
mêmes conditions conventionnelles qui sont celles du signifiant en
son double registre : synchronique d'opposition entre éléments
irréductibles, diachronique de substitution et de combinaison par quoi
le langage, s'il ne remplit certes pas tout, structure tout de la relation
humaine. C'est tel désir primaire, par exemple celui de l'« identification »
de l'enfant à la mère qui, non seulement suspend à l'appareil signifiant
la satisfaction des besoins mais les morcelle, les filtre, les modèle aux
défilés de la structure du signifiant. Les désirs nourris par des « idées »
primaires désignent les points où le sujet disparaît sous l'être du
signifiant. Ces idées sont constantes et en petit nombre, à la différence
des symboles toujours ouverts à l'adjonction de nouveaux symboles :
ce sont les idées du soi, des parents, des phénomènes de la naissance,
de l'amour, de la mort. A partir de là se constitue le réseau plus concret
du signifiant, où il faut que le sujet soit déjà engagé pour pouvoir y
prendre forme. Ce dernier suit la filière du symbolique, façonne son
être même sur le moment qui le parcourt de la chaîne signifiante,
selon qu'il est déterminé dans ses actes par le déplacement du signifiant
dont « il suit le train ».
Le désir est donc soumis, dans le sujet, à cette condition qui lui
est imposée par l'existence du discours de faire passer son besoin par
les figures du signifiant. Il « s'avance masqué », mais sa résidence est
dans l'inconscient, avec les premières marques idéales, facteurs
imaginaires, où les tendances se constituent comme refoulées, dans la
substitution du signifiant aux besoins, et qui informent les unités les plus
vastes du comportement par la voie du complexe.
C'est parce qu'elle pare au moment du manque impliqué dans
le désir, qu'une image («fantasme») vient par sa position assumer le
rôle de supporter tout le prix de ce désir : projection, fonction de
l'imaginaire. A l'opposé vient s'installer au cœur de l'être, pour en
désigner le trou, un index : introjection, relation au symbolique.
« L'illusion dérive des désirs de l'homme », dit Freud : source inépuisable
de fantasmes. Avec les images qui captivent son éros d'individu
vivant, et dont l'assomption par le sujet produit ce qu'on appelle
290 Maurice Corvez

l'« identification », celui-ci pourvoit à son insertion dans la séquence


signifiante où ces images s'inscrivent. Dans la désagrégation de l'unité
imaginaire que constitue le « moi », il trouve le matériel signifiant de
ses symptômes, et c'est de la sorte d'intérêt qu'éveille en lui ce moi que
viennent les significations qui en détournent son discours. D'où la
fixation « perverse » au point même de suspension de la chaîne
signifiante « où le souvenir-écran s'immobilise, où l'image fascinante du
fétiche se statufie». Le fantasme n'est autre, dans son usage
fondamental, que ce par quoi le sujet se soutient au niveau de son désir
évanouissant, évanouissant pour autant que la signification même de
la demande qu'il formule lui dérobe son objet. Par ce biais de
l'imaginaire s'exerce la prise du symbolique sur l'organisme humain le
plus intime. Mais la notion de fantasme, effet «imaginaire», ne se
réduit pas à l'imagination. Elle entre dans la catégorie du signifiant :
l'imaginaire doit être assuré dans sa concaténation symbolique. Cette
valeur de signifiant du fantasme n'a rien à voir avec sa signification.
Le signifiant répond à la fonction de représenter le signifié ; il n'a pas
à répondre de son existence, au titre de quelque signification que ce
soit, naturelle ou conventionnelle. La signification manifestée dans les
images du rêve est caduque, n'ayant de portée qu'à faire entendre
le signifiant qui s'y déguise. Cette signification provient du désir
refoulé, selon qu'il dépend de lui que la demande soit exaucée.

4. Détérioration du discours anal/tique

Telles sont, semble-t-il, les données majeures de la doctrine


psychanalytique professée par Jacques Lacan : science des mirages
qui s'établissent dans le champ structural de l'inconscient. Un surcroît
de lumière nous est fourni par l'évocation de la technique du praticien
dans la direction de l'analyse. Sa méthode veut être radicale, par le
démasquage lucide des symbolismes où se perd le désir du patient.
Spécialiste de la fonction symbolique, sensible à tous les aspects de
la vérité qui se camoufle dans le langage, c'est par une attention aiguë,
portée aux fonctions de la parole et au champ de la représentation,
qu'il se propose de mener à bien son œuvre de perspicacité.
On assiste présentement, nous dit Lacan, à une détérioration
affligeante du discours analytique. La psychanalyse d'après Freud
en est revenue à ce qu'elle était à l'étape antérieure. Cette dégradation
est si inepte que la psychanalyse « ne se trouve d'autre titre à l'intérêt
Le structuralisme de Jacques Lacan 291

que d'être celle d'aujourd'hui». Mais il ne saurait être question de


dépasser Freud. Un grand nombre d'effets psychiques que le terme
d'inconscience, en tant qu'il exclut le caractère de la conscience,
désigne légitimement, n'en sont pas moins sans rapport aucun avec
l'inconscient typiquement freudien. Faute de savoir utiliser
l'instrument linguistique, le recours actuel au compromis désoriente toute
action psychanalytique et la plonge dans la nuit. Or s'il s'agit de
surprendre et de maîtriser le désir refoulé, dont «la place d'oiseau
céleste est surdéterminée dans les rets de la lettre», comment ne pas
« exiger de l'oiseleur qu'il soit d'abord un lettré » ?
L'illusion archaïque à dénoncer est celle qu'on peut généraliser
sous le terme de psychologisation du sujet, phénomène dont la pratique
de la psychanalyse va toujours plus s'alourdir en opposition à la
découverte de Freud. La doctrine freudienne n'est pas une psychologie.
Ainsi Freud nous avertit que le rêve, par exemple, ne l'intéresse que
comme vecteur de la parole et dans son élaboration en structure de
langage, élaboration dont le style est incommensurable avec aucun
des effets connus en psychologie expérimentale. Cette confusion psycho-
logisante domine, aux U.S.A., sous le nom de behaviourisme, système
qui ne vise que l'adaptation de l'individu à l'entourage social, par la
recherche des patterns de la conduite et par l'obj ectivation impliquée
dans la notion des human relations. Cette technique, qui se prévaut
de la seule catégorisation psychologique de son objet, et qui ne saurait
se dépasser par l'appel (sous le nom à'affect) au concret, ou à telle
position « culturaliste », n'a rien de commun avec une psychanalyse
qui concerne la relation de l'homme au signifiant, et non au langage
en tant que phénomène social.
La référence à l'expérience de la communauté comme à la
substance du discours n'offre pas une solution meilleure. Une telle
expérience prend sa dimension essentielle dans la tradition qu'instaure
ce discours, tradition qui, bien avant que les drames historiques ne
s'y impriment, fonde les structures élémentaires de la culture. Or
ces structures mêmes révèlent une ordonnance des échanges humains
qui, fût-elle inconsciente, est inconcevable hors des permutations
qu'autorise le langage.
Face aux desiderata de la demande névrotique, le tourment des
analystes médiocres méconnaît que la demande porte, en soi, sur
autre chose que sur les satisfactions qu'elle appelle. La réduction du
désir profond à la demande immédiate n'est qu'enlisement de l'analyse :
le sujet s'y éclipse dans sa subordination au signifiant de la demande.
292 Maurice Corvez

Mais le désir, qui se produit dans l'au-delà de la demande, ne s'escamote


pas si facilement. Le besoin articulé dans ce rejeton qu'est la demande
présente un caractère excentrique qui le distingue du besoin véritable.
Au delà du vide de sa demande, c'est à la vérité dans son principe que
le sujet lance un appel, à travers lequel vacillent les appels de besoins
plus humbles. Les fantasmes, ou incidences imaginaires, qui figurent
ces besoins, loin de représenter l'essentiel de l'expérience analytique
n'en livrent rien que d'inconsistant, à moins qu'on ne les rapporte
à la chaîne symbolique qui les lie et les oriente. A défaut de cette
référence, on fera droit aux demandes irrationnelles : par exemple,
on en viendra à « diviniser la chimère de l'amour dit génital, au point
de lui attribuer la vertu d'oblativité, dont sont issus tant de
fourvoiements thérapeutiques ». « Qui balaiera, s'écrie Lacan, cet énorme
fumier des écuries d'Augias, la littérature analytique ? »

La technique risque aussi bien de s'embourber dans l'analyse


de la résistance et de la défense qui accompagnent l'approche du
refoulé. A l'analyse de la résistance orientée vers un renforcement
de la position objectivante chez le sujet, Lacan oppose l'interprétation
symbolique. A l'analyse du hic et nunc, en quête d'un geste, d'une
attitude, d'un frémissement, il oppose la valeur de l'anamnèse, comme
indice et comme ressort du progrès thérapeutique. L'analyse des
résistances doit être comprise dans sa relation symbolique à l'inter-
subjectivité de la parole. Il n'est pas bon de ne tendre l'oreille qu'à
l'idée de ce qui dévoie l'analysé, au moment où il est simplement
«en proie à la vérité». Les défenses : déplacement quant à l'objet,
renversement contre le sujet, régression de la forme, etc., sont
inconscientes, et non attribuables au moi, à ce moi perceptible dans les
données plus ou moins immédiates de la jouissance consciente ou de
l'aliénation laborieuse. Ce moi, que constitue en son noyau une série
d'identifications aliénantes, se distingue fondamentalement du sujet
véritable de l'inconscient, instance constituante de toutes les
résistances à la cure des symptômes. Défini comme le système des objecti-
vations psycho-sociologiques du sujet, ou le « système perception-
conscience » du préjugé scientiste, il ne saurait passer, dans sa chosifi-
cation de l'être humain, pour une « fonction du réel », ou le corrélatif
d'une réalité absolue. La thérapeutique psychanalytique n'est pas une
orthopédie psychologique, un processus de reconquête d'un «moi»
plus vrai et plus fort, une recherche du « vécu », qui en deviendrait
le but suprême. La prendre pour telle serait matérialiser son procès
Le structuralisme de Jacques Lacan 293

subjectif et retomber aux illusions d'un certain humanisme dont la


notion statique n'a rien de commun avec le principe freudien de réalité.
La fin de l'analyse deviendrait alors l'identification au moi de l'analyste,
laquelle n'est que sujétion psychologique, contraire à la vérité que
l'expérience doit rendre évidente, à savoir le principe extrinsèque des
effets inconscients : principe qui rabat la prétention de l'autonomie
dont un moi traumatisé fait son idéal. Le projet d'identification au
moi, supposé normal, de l'analyste sera toujours une identification
à des signifiants, aux objets de toutes les articulations de la demande
du sujet, effets imaginaires de la relation à deux, dont les fantasmes
flottants devraient s'éclairer d'une autre source. Ramener la cure à
une utopique rectification de ce couple imaginaire, c'est supprimer
toute référence aux pôles symboliques de l'intersubjectivité, s'engluer
dans une dialectique de méconnaissance, de dénégation et d'aliénation
narcissique. Le sujet, pour chacun des partenaires, ne peut se suffire
d'être sujet du besoin ou objet de l'amour : ce qui est en question,
c'est la cause énigmatique du désir.
La technique de déchiffrage de l'inconscient doit être aussi
« désintriquée » de la théorie des instincts, voire des pulsions ou
tendances, qui ne vont pas d'ailleurs sans un avènement du signifiant.
Cette théorie n'occupe chez Freud qu'un rang secondaire et
hypothétique, et contient de plus une part mythique. L'inconscient n'est pas
que le siège des instincts. Il n'est pas le primordial ni l'instinctuel,
et d'élémentaire il ne connaît que les éléments du signifiant engagés
' dans la structure du langage. Enfin la métapsychologie de Lacan
rejette la mantique de C. Jung, qui, dans sa théorie des archétypes,
faisant du symbole un simple fleurissement de l'âme, méconnaît
qu'un drame oublié traverse l'inconscient des âges, et néglige la fonction
directrice d'une articulation signifiante, qui prenne effet de sa loi
interne et d'un matériel soumis à la pauvreté qui lui est essentielle.

5. La structure du sujet

Toute orientation objectivante de l'analyse étant ainsi récusée,


Lacan s'applique à dégager l'hétéronomie radicale de l'être humain,
dont la béance congénitale ne peut plus être recouverte sans faire
de tout ce qui s'y emploie une malhonnêteté foncière. Cette béance
que présente l'être réel de l'homme dans ses relations naturelles,
mêlée aux éléments imaginaires qui apparaissent morcelés en elle, ne
294 Maurice Corvez

peut être dépassée que dans une analyse qui se propose pour seul but
l'avènement d'une parole vraie et la réalisation, par le sujet, de son
passé dans son rapport à un futur. La rectification des relations du
sujet avec le réel met en question la vérité. L'art de l'analyste, ce
«ramoneur», doit être de suspendre les certitudes du sujet, jusqu'à
ce que s'en consument les dernières illusions. Et c'est dans le discours
du patient que doit se scander leur résolution. Il s'agit de guider ce
discours vers le dévoilement de sa vérité et, pour cela, de s'orienter
dans un champ de langage, de s'ordonner à la fonction de la parole,
selon qu'elle confère un sens aux fonctions de l'individu. Le domaine
de l'analyse est celui du discours concret en tant que s'y révèle la
réalité transindividuelle du sujet; ses opérations sont celles de l'histoire
de ce sujet selon qu'elle constitue l'émergence de la vérité dans le réel.
Chez l'homme, éternellement enchaîné à ses symboles, le sens alors
relève la tête. Pour libérer la parole du névrosé, l'analyse l'introduit
au langage de son désir, c'est-à-dire au langage premier dans lequel,
au delà de ce qu'il nous dit de lui, déjà il nous parle à son insu et tout
d'abord par le symbolisme du symptôme.
Le problème central est alors de reconnaître la place où se tient
Y ego du sujet, de savoir par qui et pour qui il pose sa question, de
déceler son vrai désir et l'objet à qui s'adresse ce désir. La topique
de Yego, de Y id et du superego peut donner occasion de s'aliéner dans
cette triade, lorsqu'elle est mythiquement manipulée. Chez Freud,
elle n'a valeur que par sa subordination à la métapsychologie, qui se
rapporte, elle, aux trois étages du réel, de l'imaginaire et du symbolique.
L'ego (le je) et le moi se distinguent et se recouvrent en chaque
sujet particulier. C'est toujours dans le rapport du moi du sujet au je
de son discours qu'il faut comprendre le sens de ce discours pour
désaliéner le sujet. Rien ne doit y être lu concernant ce moi et ses
« identifications » qui ne puisse être réassumé sous la forme du je,
soit en première personne, là où le sujet se reconnaît.
La cure psychanalytique présente une rigueur en quelque sorte
éthique, hors de laquelle toute technique, même fourrée de
connaissances psychanalytiques, ne saurait être que psychothérapie. « Wo
Es war, dit Freud, soil Ich werden » : là où était ça, le je doit être,
là il me faut advenir. Le vrai sujet n'est autre que la « chose » qui est
la plus proche du sujet visible, tout en lui échappant le plus. C'est un
sujet dans le sujet, transcendant au moi; c'est l'inconscient, là où ça
parle. Le sujet doit être pensé comme celui où ça peut parler, sans
qu'il en sache rien, en tant même qu'il parle. Le sujet vrai est le sujet
Le structuralisme de Jacques Lacan 295

de l'inconscient, le sujet qui parle, là où ça souffre. Ce sujet, qui est


vrai par rapport à un moi abusé, ne se confond pas évidemment avec
le «je», sujet de la personne. L'inconscient freudien n'est pas le tout
de l'homme, le maître incontestable de sa conduite. Dans la mesure
où il intervient dans cette conduite, il relativise évidemment l'action
de la personne, du « je » le plus central, mais le sujet humain, en tant
qu'humain, est transcendant par rapport à cet inconscient. Il y a
donc lieu de distinguer dans l'être de l'homme : 1) le sujet du moi
psychologique, de l'objectivation illusoire et symbolique ; 2) le sujet
de l'inconscient ; 3) le sujet personnel ou proprement humain.
A projeter ce phénomène sur le plan linguistique, on dira que le^'e
du discours doit être pensé comme signifiant. Il n'est alors que l'index
qui, dans le sujet de l'énoncé, désigne le sujet pour autant qu'il parle
actuellement. Il désigne le sujet de renonciation, il ne le signifie pas.
C'est le rôle de l'action curative de dénoncer la présence du sujet
caché, investi dans le discours. Cette action se développe dans et par
la communauté verbale, dans la saisie dialectique du sens. Pour
déchiffrer la diachronie des répétitions inconscientes dans la synchronie
des signifiants qui s'y composent, l'interprétation est aux prises avec
quelque chose qui soudain rend la traduction possible. Pour en favoriser
l'émergence, l'analyste ne satisfait aucune demande. Le sujet est dirigé,
et même canalisé, vers l'aveu du désir, rendu difficile de par son
incompatibilité avec la parole. C'est pourquoi le désir ne se saisit que dans
l'interprétation. La psychanalyse reconnaît dans le désir la vérité
du sujet, de ce sujet qui subit de n'être sujet qu'en tant qu'il parle,
qu'en tant que sujet du signifiant. La vérité ne pénètre dans le réel
que par le jeu de l'intersubjectivité du «nous», assumée dans un
langage qui mesure la valeur de la parole, laquelle n'est pas
d'information, ou de redondance dans la communication. Telle est la
prééminence du signifiant dans la structure de la relation intersubjective,
comme aussi dans le sujet. De même, les images oniriques ne sont à
retenir que pour leur valeur de signifiant, c'est-à-dire pour ce qu'elles
permettent d'épeler du «proverbe» proposé par le rébus du rêve.
Seule la structure du langage rend possible l'opération de cette
lecture. Afin de rendre les images à une signification restituée, et
de faire reconnaître le sens du symptôme (et non seulement expliquer
le symptôme par son sens), l'expérience psychanalytique manie la
fonction poétique du langage pour donner au désir sa médiation
symbolique. Car c'est par le don de la parole que toute réalité est
venue à l'homme, et c'est par son acte continué que toute il la maintient.
296 Maurice Corvez

6. Les chemins de l'être

Nous voici ramenés à la question fondamentale de la psychanalyse r


qui parle, quand il s'agit de l'inconscient ? Là, ça parle, et ça pense,
plutôt mal, mais ça pense ferme, en pensées articulées comme dans
un discours. Le lieu de cette parole, Lacan insiste à l'appeler : l'Autre,
lieu transcendantal, « mémoire » que la parole évoque partout où
il intervient, où gît également le désir. Ressort de la parole, lieu de
son déploiement, l'Autre, parlant sur une « autre scène », est requis
pour situer dans le vrai la question de l'inconscient, car « l'inconscient,
c'est le discours de l'Autre ». Le désir inconscient est le désir de l'Autre.
C'est du lieu de l'Autre qu'est émis son message. L'interprétation
consistera à le renvoyer au sujet conscient sous une forme inversée.
Si « ça » parle dans l'Autre, c'est que c'est là que le sujet, par une
antériorité logique à tout éveil du signifié, trouve sa place signifiante.
La place du signifiant dans l'Autre est celle d'une présence fermée
à la conscience pour l'ordinaire puisque, habituellement, c'est à l'état
de refoulé qu'elle y persiste, et que, de là, elle insiste pour se représenter
dans le signifié par les automatismes de répétition.
Le discours de l'Autre doit s'entendre selon une détermination à la
fois objective (c'est le discours de ce qui me fait face) et subjective
(c'est en tant qu'Autre que le sujet désire dans cette opacité vécue
qui représente le besoin). A l'égard de l'Autre, l'appel est inconditionnel,
éclairé par le fantasme névrotique. Cet Autre n'est que le garant de
la Bonne Foi, nécessairement évoqué dès qu'il s'agit du pacte de la
parole.
L'Autre, « champ hors du sujet » et place essentielle de la structure
du symbolisme, n'est pourtant qu'à mi-chemin d'une quête que
l'inconscient déconcerte par son art difficile. Le désir refoulé est
synonyme de demande d'amour, d'une demande que la satisfaction
d'un besoin immédiat ne saurait combler. Toute demande implique
cet espace démesuré d'être requête de l'amour. La particularité de
tout ce qui peut être accordé se ravale à n'être plus que l'écrasement de
la demande d'amour. Il est donc inévitable que la particularité
satisfaite reparaisse au delà d'elle-même. Elle y reparaît, mais en conservant
la structure enclose dans l'inconditionné de la demande d'amour.
L'Autre, au-delà des besoins et des demandes, détient ce privilège de
dessiner la forme radicale du don de ce qu'il n'a pas, soit de ce qu'on
appelle son amour. Ainsi en est-il de la relation primordiale de l'enfant
à la mère, dans laquelle l'Autre, la mère, est censée capable de répondre
Le structuralisme de Jacques Lacan 297

à la demande toujours ouverte de l'amour. 0r« la réalisation de l'amour


parfait, écrit magnifiquement J. Lacan, n'est pas un fruit de la nature
mais de la grâce, c'est-à-dire d'un accord intersubjectif imposant son
harmonie à la nature déchirée qui le supporte ».
Dans le transfert aussi, où opère le lien intersubjectif entre
l'analysé et l'analyste, l'Autre n'est pas le terme d'une relation purement
duelle, parfaitement confuse dans son substrat. L'ordre symbolique
exige au moins trois termes : l'Autre présent, entre les deux, qui
n'enveloppent pas celui qui parle, et de qui seul, avec sa promesse
d'amour, l'analyste peut recevoir l'investiture du transfert qui l'habilite
à jouer son rôle légitime dans l'inconscient du sujet.
C'est au sein de cet Autre, image refoulée de l'amour déçu, que
le sujet doit surgir de la donnée des signifiants qui le recouvrent.
En articulant la chaîne signifiante, il amène au jour ce qui est inscrit
dans la demande d'amour : le manque à être, dont l'Autre est le lien,
avec l'appel à en recevoir le complément espéré. L'expérience du désir
où la pensée psychanalytique doit se développer est celle du manque
à être, par quoi tout étant pourrait n'être pas, ou être autre, autrement
dit est créé comme existant.
Ce manque à être est une mise en question du sujet dans son
existence. L'aveu de l'être s'y dessine en creux. A la place originelle
du sujet, le vide n'est qu'un aspect de la Chose la plus proche, et
qui est l'être lui-même. La question de son existence « baigne le sujet,
le supporte, l'envahit, le déchire de toutes parts », comme en témoignent
les tensions, les suspens, les fantasmes que rencontre l'analyse. Si
l'homme vient à penser l'ordre symbolique, c'est que d'abord il y est
pris dans son être, et qu'il entre dans cet ordre comme sujet. Le destin
de l'homme est d'aller à l'être, au noyau de son être (Kern unseres
Wesens), objet du désir dont nous témoignons par nos caprices, nos
aberrations, nos impostures. Pour Freud et pour Lacan, le centre
véritable de l'être humain n'est plus désormais au même endroit que
lui assignait une certaine tradition humaniste. La direction de la
cure sera « une action qui va au cœur de l'être ». Je dois, dans l'analyse,
advenir là où s'était l'inconscient. Être de non-étant, c'est ainsi
qu'advient le je, comme sujet que rien ne peut satisfaire. Je suis à la
place d'où se vocifère que «l'univers est un défaut dans la pureté
du Non-Être », c'est-à-dire de l'Être absolu. Je dois venir au jour de
ce lieu d'être; c'est là que mon devoir me commande que je vienne
à être. C'est d'un lieu d'être qu'il s'agit pour l'homme, structure du
sujet de son existence, à ne pas confondre avec soncaspect spatial.
298 Maurice Corvez

L'« ex-sistence » est la place excentrique, corrélative de l'automatisme


de répétition, place où se situe le sujet de l'inconscient. On comprend
alors ce qui lie la métaphore à la question de l'être, et la métonymie
à son manque. La relation au symbolique vient s'installer au cœur
de l'être pour en désigner le trou. Notre problème à tous est : Que
suis-Je? Nous sommes au cœur de la dialectique de l'être, et c'est
bien dans ce rapport à l'être que l'analyste doit prendre son niveau
opératoire. L'être est la valeur constituante pour une subjectivité
primordiale, au-delà du sujet, au-delà de l'Autre. Le sujet ne désigne
son être qu'en barrant tout ce qu'il signifie, mais les chemins de l'être
étaient, pour Freud, déblayés. Si je parle de la lettre et de l'être, écrit
Lacan, si je distingue l'autre (mon partenaire conscient) et l'Autre,
c'est parce que Freud me les indique comme les termes où se réfèrent
les effets de résistance et de transfert. La découverte de Freud est celle
du champ des incidences, en la nature de l'homme, de ses relations
à l'ordre symbolique, et la remontée de leur sens jusqu'aux instances
les plus radicales de la symbolisation dans l'être. La signification du
signifiant inconscient s'insère dans l'ineffable d'une vérité qui ne dit
pas son dernier mot. Elle débouche, par sa relation la plus profonde,
et s'articule sur ce que les Anciens désignaient par le Nous et le Logos.
Ceci se réalise par la présentification d'un Trou qui n'est plus à situer
dans le transcendantal de la connaissance, mais à une place plus proche,
qui nous presse de l'oublier. En ce Logos s'exerce la grande Nécessité,
au sens où nul esprit ne peut échapper à son emprise.
Les fantasmes du névrosé ne sont pas pour autant des signifiants
transcendants mais nécessairement des index d'une signification
absolue. Par cette affirmation, Lacan se défend, justement, d'être
leurré par une exhaustion purement dialectique de l'être.

7. La pulsion de mort et la folie

On ne serait pas complet si, s'interrogeant sur le suppôt de la


vérité de l'inconscient, on n'y découvrait pas, avec Freud, à l'apogée
de son expérience, ce qu'il nomme, d'un mot peut-être équivoque,
l'« instinct de mort ». Éluder celui-ci de sa doctrine serait la méconnaître
absolument. L'instinct de mort, qui ne se confond pas avec la « pulsion
de mort», exprime essentiellement la limite de la fonction historique
du sujet. Cette limite est la mort comme « possibilité inconditionnelle
d'un sujet» défini par son historicité. Elle lui est à chaque instant
Le structuralisme de Jacques Lacan 299
9
présente en ce que cette histoire a d'achevé. Sous sa forme réelle, elle
évoque un passé qui se manifeste renversé dans la répétition névrotique.
L'homme dévoue son temps à déployer l'alternative structurale où
présence et absence prennent l'une de l'autre leur appel. Vie et mort
se composent en une relation polaire au sein même de phénomènes
qu'on rapporte à la vie. Aussi le passage métapsychologique est-il
aisé d'un principe de plaisir généralisé à l'instinct de mort. Celui-ci est
situé au cœur même de la vie du désir. Dans une perspective structurale,
il est « libido négative », en ce sens que son assouvissement est
accompagné d'un plaisir narcissique. La pulsion de mort, les pulsions de
haine, d'agressivité, de destruction, sont fondées sur l'amour et le
désir de valeurs menacées par des instances contraires. L'analyse
devrait aboutir à la pleine assomption, ou réalisation subjective, de
l'être-pour-la-mort. Mais, chez le malade, cette question dont il ponctue
le signifiant, ne rencontre que l'écho du silence que la pulsion de mort
fait régner dans l'inconscient.
L'instance de la mort, élément d'au-delà de la vie, se matérialise
dans le signifiant, car le rapport est intime qui unit la notion de
l'instinct de mort aux problèmes de la parole, comme aussi à ce que Lacan
appelle le « Nom-du-Père », selon que cette expression est le support
de la fonction symbolique qui, depuis l'orée des temps préhistoriques,
identifie la personne du père à la figure de la loi, dont il peut être
tenu pour le représentant originel. Elle est le signifiant qui, dans
l'Autre, en tant que champ du signifiant, est celui du lieu de la loi,
opposé par conséquent à l'aspiration fondamentale de qui réclame
l'amour, non la contrainte (symbole de la mort), et veut être aimé pour
lui-même. Ainsi apparaît la connexion de la paternité et de la mort,
et s'explique le meurtre du père comme drame inaugural de l'humanité.
Ce que Freud veut maintenir par là, c'est la primordialité de ce
signifiant que représente la paternité et qui apparaît assez en ceci que le
vrai père, le père symbolique de l'expérience analytique, est le père
mort.
Disons enfin que l'être de l'homme, non seulement ne peut être
compris sans la folie, mais qu'il ne serait pas l'être de l'homme s'il
ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté. La formule la
plus générale de la folie est la captation du sujet par la situation.
La psychanalyse doit s'introduire au principe des folies de l'homme,
pour y saisir un message qui ne provient pas d'un sujet qui est situé
au-delà du langage, mais bien d'une parole qui vient d'au-delà du
sujet. Dans le drame de la folie, lorsque le signifiant et le signifié se
300 Maurice Corvez

stabilisent dans la métaphore délirante, la raison est à son affaire,


parce que c'est dans la relation de l'homme au signifiant que ce drame
se situe.

8. Religion et science

Cependant, quoi qu'il en soit de l'ampleur et de la profondeur


de ces perspectives, elles ne sauraient déboucher explicitement sur
le problème de Dieu. Le désir de l'être serait-il le dernier mot de la
réponse à qui demande : que me veut l'Autre? Sûrement pas, écrit
Lacan, mais notre office n'a rien de doctrinal sur ce sujet transcendant.
Nous n'avons à répondre d'aucune vérité dernière, spécialement ni
pour ni contre aucune religion. La place où nous nous situons n'appelle
aucun Être suprême, puisque, « place de Plus-Personne », ce ne peut
être que d'ailleurs que se fasse entendre Yest-ce de l'impersonnel.
La religion échappe en elle-même à la juridiction de la psychanalyse.
« Dire que le sujet sur quoi nous opérons en psychanalyse ne peut
être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe ». Et pourtant,
la psychanalyse agit comme médiatrice entre l'homme du souci et
le sujet du savoir absolu. Il y est question en effet de la relation du
sujet à la vérité, considérée comme la cause du savoir mis en œuvre.
Sa praxis ne comporte en droit aucune intervention qui ne tende à
ce que le sujet de la science se réalise de façon satisfaisante, précisément
dans le champ qui l'intéresse. Nous sommes portés sur cette frontière
sensible de la vérité et du savoir, invités à nouer plus intimement le
régime de ce dernier à celui de la vérité. La technique psychanalytique
n'implique d'autre sujet que celui de la science. Elle vise à être une
science; elle doit devenir une science, incluse dans l'inconscient.
Son originalité dans la science vient de ce qu'elle s'applique à la
causalité matérielle, c'est-à-dire à la forme d'incidence du signifiant,
tandis que l'incidence de la vérité, comme cause dans la science, est à
reconnaître sous l'aspect de la causalité formelle. L'exigence de vérité
est liée à une personnification, sans doute cruelle, de l'Autre, qui rend
évidente la division du sujet entre vérité et savoir : «là où c'était,
là, comme sujet, dois- je advenir».
La psychanalyse n'est pas une science, au sens absolu de la science
qui est née au XVIIe siècle, mais en un sens qui, sans effacer ce qui
s'est institué sous ce nom auparavant, « en tire le fil à lui d'une façon
qui montre mieux sa différence de tout autre». Cette science, Lacan
Le structuralisme de Jacques Lacan 301

l'appelle «conjecturale», opposant cette dénomination à celle de


« science humaine ». Il n'est pas de science humaine, ou de l'homme,
dit-il, parce que l'homme de la science n'existe pas, mais seulement
son sujet. L'appellation de «sciences humaines» lui semble l'appel
même de la servitude. Dans leurs constructions, Lévy-Bruhl, sur la
mentalité dite logique, Piaget sur la pensée prétendument égocentrique,
n'apportent rien, le premier sur le magicien, le second sur l'enfant,
et peu sur son développement, car ils ne parlent pas de l'essentiel.
L'opposition des sciences exactes aux sciences conjecturales ne peut
plus se défendre à partir du moment où la conjecture est susceptible
d'un calcul exact (probabilité) et où l'exactitude ne se fonde que dans
un « formalisme séparant axiomes et lois de groupement des symboles ».
La théorie des jeux serait ainsi science valable de l'homme, qui fait
état du caractère entièrement calculable d'un sujet, strictement
réduit à la formule d'une matrice de combinaisons signifiantes. Ce
même sujet, en tant qu'il est sous la mouvance de l'inconscient,
relèverait d'une science conjecturale, mais cette science ne serait pas
véritablement « humaine » parce qu'elle n'atteint pas le fond de la
nature de l'homme. Et Lacan de proposer, au delà de Hegel, une
solution idéale du joint entre vérité et savoir, celle « d'un révisionnisme
permanent, où la vérité est en résorption constante dans ce qu'elle
a de perturbant, n'étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation
du savoir». Hegel a forgé un sujet qui tient sur l'histoire le discours
du savoir absolu. Il nous témoigne en avoir éprouvé la tentation de
la folie. « Notre voie n'est-elle pas celle qui la surmonte d'aller jusqu'à
la vérité de la vanité de ce discours % ».

REMARQUES CRITIQUES

1. Psychanalyse et langage

Au sujet de l'inconscient freudien, Lacan nous dit que l'expérience


psychanalytique ne vise rien d'autre que d'établir qu'il ne laisse
aucune de nos actions hors de son champ. « Tu crois agir quand je
t'agite au gré des liens dont je noue tes désirs. Ainsi ceux-ci croissent-
ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramènent au
morcellement de ton enfance déchirée». Pour éclaircir les rapports théorique
et dynamique de cet inconscient avec la conscience, il nous propose
l'instrument du langage, seul capable, à ses yeux, de décentrer notre
302 Maurice Corvez

conception spontanée du sujet et de nous donner accès à cet Autre,


inaperçu ou récusé, qui, pour une part, nous mène. L'instrument
thérapeutique essentiel serait une opération de langage, l'expérience
psychanalytique « a retrouvé dans l'homme l'impératif du verbe,
comme la loi qui l'a formé à son image ». Ce n'est pas qu'elle soutienne
une puissance magique du langage, ou ignore la communication non
verbale. Mais, dans le sillage de la linguistique, elle se centre sur « la
batterie du signifiant», dont il s'agit d'assurer la prévalence sur ses
effets de signification. L'inconscient serait de même structure radicale
que le langage. Son modèle linguistique permettrait au patient de se
considérer « comme le machiniste, voire le metteur en scène, de toute
la capture imaginaire dont il ne serait autrement que la marionnette
vivante». L'activité du signifiant devient une dimension nouvelle
de la condition humaine : ce n'est pas seulement Yhomme qui parle,
mais, dans l'homme et par l'homme, «ça» parle. C'est ainsi que sa
nature se trouve tissée par des effets où se reconnaît la structure du
langage, dont il devient la matière, et que, par là, « résonne en lui,
au-delà de tout ce qu'a pu concevoir la psychologie des idées, la relation
de la parole ».
La question se pose alors : comment le langage peut-il à ce point
déterminer le sujet humain? Le langage, — en comprenant sous ce
terme tout ce qui exprime l'être humain et spécialement la
manifestation verbale, — ne saurait pourtant être identifié avec l'être réel
de l'homme lui-même. Dans la mesure où l'on fait valoir le pouvoir
singulier du langage oral, ne va-t-on pas réduire le champ structural
de l'inconscient ? Que ce langage soit, pour qui sait l'entendre,
souverainement expressif, nul n'en disconviendra. Mais il ne dit pas tout,
et le danger est grand de lui prêter une fonction si vaste qu'il ne suffise
à la porter. Le langage n'exprime pas tout de l'expérience analytique,
parce qu'il n'est pas adéquat à la réalité de l'être qui parle. Au delà
de la parole totale existe un monde inexprimé. « C'est le monde des
mots qui crée le monde des choses», écrit Lacan. Certes, mais pour
une part seulement, selon que les mots fixent les limites confuses du
devenir des choses. Les choses précèdent, et nul langage ne saurait
modifier leur texture. — En elle-même ! répondra Lacan, mais bien
dans l'appréhension subjective que nous en avons — . « La signification
n'émane pas de la vie», dit-il; non, mais le signifiant inconscient,
lui, en émane, et la vie, plus riche que tout langage, est antérieure à
lui. La réalité ne vient pas à l'homme par la parole : elle lui préexiste
et s'exprime seulement en elle. Par le langage à la réalité psychique
Le structuralisme de Jacques Lacan 303

et mentale ! Oui, cette voie est la plus féconde. Mais le langage ne


couvre pas toute la réalité, et l'hiatus doit être maintenu qui nous
garde de l'illusion d'avoir circonscrit le mystère de cette réalité lorsque
nous avons épuisé les possibilités du langage. Lacan nous l'accorderait ;
mais alors pourquoi faire au langage parlé un crédit tel qu'il semble
exclure tout le reste?
Le «symbolique», nous dit-il, est autonome par rapport aux
analogies naturelles spontanées, bien que tous les symboles se
rapportent au corps propre, aux relations de parenté, à la naissance, à la vie,
à la mort. Certes, la chaîne typique des signifiants est présupposée
à l'humanisation progressive de l'enfant, mais elle-même est postérieure
logiquement à la structure radicale de l'être humain, qu'elle exprime
avec plus ou moins de clarté et de plénitude. A proclamer sans nuance
que l'homme, dès avant sa naissance, est pris dans la chaîne symbolique
comme un tout, en son être même, et à la façon d'un pion dans le jeu
du signifiant, on méconnaît que le langage n'est, après tout, que la
traduction psychique de la réalité constituée de l'homme. Les
structurations préverbales chez l'enfant relèvent, pour une part, de l'imaginaire
et de la symbolisation, mais la structure du réel symbolisé précède
et déborde. Avant de s'approprier la capacité de parler, le sujet trouve
au monde cet Autre qui lui articule son destin : oui, mais cet Autre
transcende les dimensions de toute espèce d'expression et
spécialement celle du langage articulé qui aidera à le déchiffrer.
La machine originale qui met le sujet en scène dans le champ
de l'inconscient n'a rien à voir avec l'idée de « structure de
l'organisme », telle que la supportent les faits les mieux fondés de la Gestalt,
écrit Lacan. Mais l'organisme entier, avec son dynamisme inconscient,
passe-t-il complètement dans les défilés du langage ? Et, si l'instance
des lois où se fondent l'alliance et la parenté, avec le complexe d'CEdipe
comme sa motivation centrale, trouve, par la symbolisation, son
expression dans le langage, n'y a-t-il rien d'autre dans l'être de l'homme,
collectif ou individuel, que ce qui est de l'ordre du langage ?
L'instrument linguistique n'est que la traduction verbale de la réalité mentale
elle-même, en y comprenant son conditionnement matériel, psychique
et organique. L'inconscient, qui parle, parle de la vie et de toutes les
dimensions de la vie, mais le langage n'est que son reflet, un reflet
inadéquat, dont la maîtrise entière laisserait loin de compte la
connaissance exhaustive de son principe caché. Tout ce qui est rationnel
est réel, répète Lacan : sans doute, mais le réel ne s'inscrit pas intégrale-
304 Maurice Corvez

ment dans la raison humaine, ni, a fortiori, dans le langage qui


l'exprime.
Ce qui paraît résulter de ces distinctions, c'est que la connaissance
de l'inconscient ne relève pas entièrement de la structure du langage,
même interprété largement. Lacan, sans ignorer pour autant le rôle,
dans la maladie, des assises biologiques de l'homme, fait peu de cas
de la référence aux stades « prétendus organiques » du développement
individuel, et de la recherche des événements personnels de l'histoire
du sujet. Tout cela, il le compare à ce qu'on appelle « les lois de
l'histoire», lesquelles doivent être subordonnées à la rencontre historique
authentique. Les stades instinctuels seraient déjà, quand ils sont vécus,
organisés en subjectivité et n'agiraient qu'en tant qu'ils ont été pensés,
puis repensés au cours d'une histoire particulière. Les faits qui ont
provoqué des « tournants historiques » n'interviennent que comme
faits d'histoire, c'est-à-dire en tant que reconnus dans un certain sens,
ou censurés dans un certain ordre. Mais, dirons-nous, s'ils agissent
sans avoir été pensés, ne va-t-on pas, en les négligeant, laisser hors
de l'analyse des éléments importants d'information?
Lacan et Freud, loin de nous dépouiller de notre histoire, nous
assurent de sa permanence, mais sous sa forme symbolique. Il semble
que l'esprit de système risque de fausser ici une vision pleinement
scientifique des causes. Les facteurs psycho-physiologiques individuels
qui, pratiquement, sont exclus de la dialectique de l'analyse, ne
pourraient servir, nous dit-on, que de volant à son mouvement. Ce « peu de
physiologie», et les traumatismes contingents de l'histoire du sujet,
exigent le concours d'éléments structuraux qui, pour intervenir,
se passent fort bien de ces accidents. Et de rappeler ce que l'amour
doit au symbole : il y a des gens qui n'auraient jamais été amoureux,
s'ils n'avaient jamais entendu parler de l'amour! Eeconnaissons le
sens principalement subjectif des pulsions, comme il apparaît surtout
dans la perversion, où l'affaire n'est pas de donner satisfaction à un
besoin naturel, par accession à une objectivation reconnue. L'outrance
cependant demeure. En deçà de la parole, existent les instincts de la
nature humaine. Ceux-ci, quoi qu'on dise, et même si on les fait
répondre à l'antique appellation d'imago, ne doivent rien au langage,
étant non pas constitués, mais constituants par rapport à ce qui
seulement les exprime.
L'inconscient dont s'occupe le psychanalyste est celui, et celui-là
seul, qui cause les symptômes. A ce titre, son analyse relève sans
aucun doute de celle du langage, pour cette raison décisive qu'il agit
Le structuralisme de Jacques Lacan 305

partiellement par la médiation de la connaissance, dont le langage


déchiffré est l'expression. Il reste que le message de l'inconscient
s'éclaire aussi de toute forme saisissable de pure manifestation, de
tout ce qui donne matière au langage, et que celui-ci ne traduit pas
nécessairement en sa totalité, m La psychanalyse n'a qu'un médium :
la parole du patient», écrit Lacan. On dirait mieux peut-être : la
psychanalyse fait flèche de tout bois, du bois de la vie organique,
vécue et vivante, et surtout de celui du langage.
Ces remarques ne visent que ce qui paraît trop entier, et donc
paradoxal, dans les affirmations de Lacan, dont nous savons bien
qu'il n'est pas idéaliste, sinon, peut-être d'inspiration hégélienne.
« C'était bien le verbe qui était au commencement, et nous vivons dans
sa création, mais c'est l'action de notre esprit qui continue cette
création en la renouvelant toujours». Continuer la création, en la
renouvelant, c'est, irrécusablement, la présupposer à un effort de
pénétration et de perfectionnement. Comme il est indéniable, — et
Lacan ne l'ignore pas, — que si la « vraie parole » pour le sujet
névrotique est la reconnaissance de son être, en ce qu'il y est « intér-essé »,
le discours vrai est connaissance du réel et adéquation de l'esprit
à la chose. Mais Lacan nous paraît se tromper quand il croit que ce
sont les mots qui donnent « son être concret à l'essence des choses
et sa place partout à ce qui est de toujours ».

2. Psychanalyse et liberté

II nous paraît assez clair que le modèle linguistique adopté par


Lacan pour l'inconscient n'entraîne pas, comme on a pu le croire,
de coupure insurmontable entre la synchronie et la diachronie. De
même que la priorité sur l'histoire de l'état de la langue, — cette
combinatoire qui évoque un ordre fini d'unités discrètes, prélevé sur
le champ entier des possibilités d'articulation, — n'interdit pas les
choix qui produisent des combinaisons neuves, des phrases inédites,
en nombre virtuellement infini, ainsi l'influx de l'inconscient ne
supprime pas l'exercice de la liberté, à travers le tissu de la vie humaine,
normale ou pathologique.
Assurément, l'inconscient et les désirs qu'il suscite sont-ils
involontaires et forment-ils un climat qui conditionne l'activité concrète
de l'homme. Mais, s'il est vrai que l'inconscient est, avant tout,
aspiration à être, et à l'être sans limites, ce conditionnement énergétique
306 Maurice Corvez

ne crée pas une contrainte absolue, mais pose seulement le cadre


inévitable, ou l'accolade immense, à l'intérieur de laquelle peuvent
et doivent se produire nos options. Les déterminismes relatifs,
subordonnés à l'emprise de l'Absolu, ne sauraient, de soi, supprimer
l'activité libre de l'homme, bien qu'ils puissent, dans des cas
particuliers, la rendre totalement inopérante. Le sujet humain n'est donc
pas établi sous la dépendance totale d'un inconscient limité dans ses
aspirations. Celui-ci, considéré dans son fondement dernier, n'attente
pas aux conditions requises pour la vie de liberté, mais au contraire
donne à celle-ci ses conditions nécessaires de possibilité. Aussi bien
le vrai sujet de l'homme n'est-il pas l'inconscient. L'homme n'« ek-siste
pas », au sens sartrien du mot, dans son inconscient. Il est conditionné
par lui, mais ce qui constitue son humanité, au sens le plus propre
et le plus profond, c'est l'exercice de sa liberté. Il semble, au premier
abord, que Lacan méconnaisse cette dimension de liberté dans la vie
de l'homme. C'est ainsi qu'il écrit : « Au-delà du jeu animal des besoins
et de leurs satisfactions, le dialogue des désirs et des plaisirs ...
commence de tisser les fils des soumissions au destin ». Il est vrai : un certain
destin commande aux orientations humaines, mais c'est un destin
limité, qui se situe dans une destinée plus essentielle, œuvre de la
liberté, et n'est donc pas un véritable destin. Le langage de l'Autre
n'a pouvoir de fasciner et d'aliéner que pour une part, de manière
accidentelle : de soi, de par sa structure la plus intime, il n'implique
pas d'aliénation totale. Ce à quoi le désir de l'inconscient s'arrête,
c'est au rideau derrière lequel le manque inscrit dans le désir est figuré
par le réel. L'Autre ne peut annuler le sujet que si celui-ci le regarde
comme un absolu inférieur à l'être. Mais lorsque le sujet saisit la
subjectivité qui constitue un Autre en Absolu, il a dépassé toute
détermination fatale à la liberté : l'Absolu ne « détermine » pas, il fonde.
L'inconscient est à la fois déterminé, limité dans ses mouvements,
et ouvert sur l'Absolu. A des points de vue différents. Dans la mesure
où son rayon d'action est limité, canalisé qu'il est par des tendances
et des réflexes irrépressibles et calculables, son comportement relève
d'une « science » plus ou moins conjecturale ; en tant qu'il débouche
sur l'illimité, fondement de la liberté humaine, il n'est pas objet de
science et de prévision.
Une question importante serait de savoir si l'inconscient freudien
supporte toute l'ouverture que Lacan lui prête. N'est-il pas vrai que
ses motifs se limitent au désir sexuel ? D'autre part, il est dit que la
libido, plus profonde, ne se confond pas avec ce désir, celle-ci n'étant
Le structuralisme de Jacques Lacan 307

d'ailleurs qu'une «hypothèse substantialiste », qui laisse intacte son


acception symbolique de complexe énergétique réglant l'équivalence
entre les dynamismes investis par les images dans le comportement.
Il faudrait alors admettre, avec Lacan, que le « ça » (Es), opposé au
moi et au surmoi dans la topique freudienne, ne recouvre pas
exactement l'inconscient. Le sujet de la séance psychanalytique est un sujet
plus complet, dont le Es freudien n'est qu'une composante.
L'inconscient requiert un présupposé, qui n'est autre que le sujet cartésien.
Ce qui explique qu'au vaste inconscient psycho-somatique des éléments
refoulés, des tendances et des instincts, des souvenirs latents, des
sensations non encore élaborées en perceptions, etc., il faille ajouter
le supraconscient, d'où surgissent les activités intuitives de l'esprit.
L'inconscient du psychanalyste ne se réduit donc pas seulement à
ce dont le niveau est au-dessous de la conscience; il est aussi swpra-
conscient, en ce qu'il porte précisément sur le bonheur, sur la réalité
totale, sur l'être transcendant à toutes les aspirations particulières
et contingentes. Le problème de l'être total est à la base de l'expérience
analytique. Comment me détacher de cette évidence, subvertie par
l'empirique, que je suis dans l'acte même du cogito ? « Là où ce fut,
venir là même, pour m'y faire être, entre cette extinction qui luit
encore et cette éclosion qui achoppe. Je peux venir à l'être de
disparaître de mon dit». Cet être qui me dérobe mon désir refoulé, c'est
mon existence même en tant que sujet. Et c'est aussi, la réponse à
la question plus radicale : Pourquoi suis-je? En vue de quoi? Par
cette question, «le sujet projette dans l'énigme son existence». Que
suis-je là ? Quant à mon être corporel, certes, mais aussi quant à ma
contingence dans l'être, puisque je pourrais n'être pas. Mon existence
en tant que sujet va s'étendre à sa relation intra-mondaine aux objets,
et à l'existence du monde : l'interprétation retrouve « l'horizon dés-
habité de l'être».
Lorsque Lacan, par allusion à Sartre, évoque un «jeu d'esprit
qui ... culmine dans la prétention à assurer une psychanalyse
existentielle », ce qu'il refuse c'est une psychanalyse du « moi » qui n'est pas
vraiment celle que Sartre considère, laquelle est fondée sur la liberté
personnelle comme sur un absolu et s'ouvre à la plénitude de l'être,
sans oublier ce qui conditionne son exercice.
Pour avoir souligné fortement les servitudes si lourdes de la
conscience humaine, nous ne trouvons pas que la pensée de Lacan
débouche sur un horizon inhumain. Sa thérapeutique est une véritable
reprise d'un moi plus authentique, plus libre, mais non présenté comme
308 Maurice Corvez

une construction imaginaire. C'est justement de cette construction


imaginaire que Lacan entreprend de délivrer le malade, et même tout
homme, quel qu'il soit. Il ne rejette aucune problématique humaine,
mais seulement une conception tronquée de l'homme.
Peut-on reprocher à Lacan de traiter du sujet humain comme
s'il était étranger à toute attitude religieuse? Il ne le semble pas.
La psychanalyse est une science. Son objet n'est pas celui de la sagesse
métaphysique, qu'elle laisse en dehors de ses prises, du moins pour
ce qui regarde le fondement dernier de l'être lui-même. D'autre part,
si la religion laisse à Dieu la charge de la cause, et dénie au sujet son
propre accès à la vérité, installant ainsi la vérité en un statut de
culpabilité et inspirant une méfiance à l'endroit du savoir, il est clair que
cette « religion » n'est pas un modèle à suivre. L'Autre est cette place
de « Plus-Personne » que nulle personne humaine ne peut occuper.
N'est-ce pas là une dénomination négative de Dieu, dont le message
ne peut venir en effet que de l'« impersonnel » humain ?
La philosophie de Lacan s'inspire de Platon, de Hegel, de
Heidegger, qu'il appelle «le philosophe». Ce dernier peut être invoqué
valablement sur le plan linguistique, et aussi sur le plan ontologique.
Sur le plan proprement métaphysique, Lacan, plus attentif, devrait
sûrement déchanter. Mais ce qui fait la grandeur de sa doctrine et de
sa thérapeutique, c'est qu'elles visent, non seulement à réduire des
symptômes et des illusions particulières, mais à sauver la personnalité
et à mener, lorsque la chose est possible, jusqu'au terme de la sagesse.
Le sujet se constitue dans la recherche de la vérité. Le dialogue
analytique, poussé jusqu'aux significations les plus extrêmes, rejoint
l'universel, qui est inclus dans le langage : ce qui se traduit
techniquement par la projection du passé morbide dans un discours en devenir.
Il n'est pas d'autre façon, dit Lacan, de résoudre entièrement
l'aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique. L'énorme
objectivation constituée par la science permet au savant, et à ceux
qui le suivent, d'oublier leur subjectivité. Il y a matière, dans la
science, à oublier son existence et sa mort, en même temps qu'à
méconnaître, dans une fausse communication, le sens particulier de sa vie.

Maurice Corvez, o.p.


Lyon, décembre 1967.

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