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Istina XLVIII (20003), pp. 124-/35 W/L.LE-.JIc.

J SYRIAQUES 125

3ttJ.onter à la phrase «marana tha», notre Seigneur, viens, du Nouveau


'estclment 2.
«Envoyer» est le verbe que l'on trouve dans l'anaphore de saint
HIClqutlS et il caractérise la majorité des anaphores syriennes occidentales,
même que les anaphores grecques de saint Jean Chrysostome, de saint
de saint Jacques et de saint Marc et les diverses anaphores coptes
les origines de quelques termes utilisés éthiopiennes.
dans les épiclèses eucharistiques syriaques Je n'ai cependant pas l'intention de m'attarder à ces deux premiers
; en revanche, je voudrais me concentrer sur quatre verbe spéci-
par Sebastian BROCK * avec lesquels se poursuit la formulation d'un grand nombre d'épi-
à savoir shra, résider; ettnih, reposer; rahhep, planer et aggen,
dre:ssflr sa tente, couvrir de son ombre, les deux derniers ayant les sub-
Dans les diverses anaphores en usage dans les différentes Églises stantl1ts correspondants ruhhapa, action de planer, et maggnanuta, action
tradition liturgique syriaque, la formulation de l'épiclèse ou invocation prendre sous son ombre. Ces verbes se présentent généralement en
Saint-Esprit, revêt différentes formes 1. Je me propose dans cet combinaison l'un avec l'autre et avec d'autres verbes tels que qaddesh,
d'explorer quelque peu les origines de quatre des principaux verbes sanctifier, barrek, bénir et sont alors suivis par bad, faire, faire en sorte,
sés. ou hwa, devenir (voir Appendice 2). Ainsi, pour ne donner que ces deux
Dans leur majorité, les épiclèses sont adressées au Père, à qui il exemples, tirés des anaphores les plus communément utilisées : a) ana-
demandé soit d' «envoyer» le Saint-Esprit, soit que son Saint-Esprit phore des Apôtres Addai et Mari: «Seigneur, que ton Saint-Esprit vienne
se venir». Cette dernière expression «que votre Esprit puisse venir» est et repose (w - nettnih) sur cette offrande ... et la bénisse et la sanctifie de
forme familière issue de l'anaphore des apôtres Addai et Mari, et deux sorte qu'elle deveinne pour nous ... etc» ; b) anaphore de saint Jacques :
autres anaphores syriaques orientales. Elle se retrouve dans un nombre «Envoie sur nous et sur ces offrandes ton Saint-Esprit, de sorte que, dres-
considérable d'anaphores syriennes occidentales soit seule, soit en com- sant sa tente, (kad-maggen), il puisse faire que le pain ... etc».
binaison avec «envoyez» ; en grec, elle caractérise l'anaphore de saint
Basile et quelques anaphores coptes et éthiopiennes. Ses origines peuvent 1. shra, résider
Le verbe shra, au sens de résider temporairement, est déjà utilisé dans
les targums juifs dans un contexte rituel. Dans ces traductions juives en
* Exposé prononcé à la Conférence syriaque mondiale qui s'est tenue à l'Institut de araméen de la Bible hébraïque, les actions de Dieu sont souvent para-
recherche œcuménique St Ephrem (SEERI) à Kottayam en 1998. Le Dr Sebastian BROCK
est professeur à Oxford. Exposé publié dans The Harp XIII (2000), pp. 1-12. Traduit de
phrasées de façon à préserver un sens de la transcendance divine. par
l'anglais par M. Delmotte. exemple, en Ex 25 ,8, où le texte hébreu dit: «Fais-moi un sanctuaire et
1. Pour une étude importante parue récemment, voir G. WINKLER, «Nochmals zu den moi (= Dieu) j'habiterai parmi eux», le targum Onkelos traduit: «Je ferai
Anfangen der Epiklese und der Sanctus im Eucharistischen Hochgebet» dans que ma Shekinah réside (ashre shekkinti) parmi eux, utilisant la forme
Theologische Quartalschrift 174 (1994), pp. 214-231, et son article « Zur Erforschung causative ou ai'el, du verbe shra. Il est très possible que les premiers
orientalische Anaphoren ... » dans Orientalia Christiana Periodica 63 (1997), pp. 363-
420. On peut trouver une étude détaillée des épiclèses syriaques dans les anaphores cou-
chrétiens d'expression araméenne aient adopté ce verbe pour décrire le
rantes dans ma contribution «Towards a Typology of the Epicleses in the West Syrian
Anaphoras» dans R. TAFF et alii (éd.), Festschriftfor Gabriele Winkler, Rome, à paraître.
Les verbes étudiés ici caractérisent aussi les invocations à l'Esprit dans les divers offices 2. La phrase peut être prise de deux manières : 1) maran atha, «notre Seigneur est
baptismaux syriaques; voir à ce sujet mon étude «The Epicleses in the Antiochene bap- venu», ou 2) marana tha, «notre Seigneur, viens !». L'araméen palestinien du premier
tismalordines», (1) Symposium Syriacum (Orielltalia Christiana Analecta 197, 1974), pp. siècle A. D. semblait avoir eu un premier suffixe pluriel en -na, plutôt que -an, cela signi-
183-218. fie que la seconde interprétation est la plus vraisemblable.
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mystère de l'Incarnation 3 : ceci est insinué par le fait que dans l'ancieŒ du général Sipur, de sa femme et de sa fille, à la Qurbana qui suit,
ne poésie syriaque (et sans doute dans la poésie liturgique syriaque en Jude Thomas prie en ces termes: «Nous rappelons le nom de
général), c'est le verbe régulièrement utilisé quand les auteurs paraphra~ sur vous" l~ ~o~ exalt~, c~ché à tous; en votre nom, Jésus, que
sant les deux versets-clefs des évangiles qui se rapportent à l'Incarnation, puissanc;e ~e benedIctwn et d actwn de grâce vienne et réside (w - nesh-
à savoir le récit de l'Annonciation en Luc 1,35 : «Le Saint-Esprit viendra sur ce pam. ,,» (133). de même chez Ephrem, dans un passage où il
et la Puissance du Très-Haut te courvrira de son ombre», et Jean, 1, 14 «Le s'adresse au Christ:
Verbe s'est fait chair et a planté sa tente parmi nous». L'usage constant du Dans ton pain se cache l'Esprit".
verbe shra dans ces deux contextes est d'autant plus frappant que toutes dans ton vin réside (sharya) le feu". (Madrashe sur la foi, 10, 8).
les versions syriaques des évangiles utilisent un verbe tout différent des
deux passages, à savoir aggen, planter sa tente, un des verbes auxquels Il est significatif qu'aucun verbe correspondant à shra ne se trouve
nous reviendrons ci-dessous. Deux exemples devraient suffire à illustrer nulle part dans auc~ne anaphore. gr~cq~e ; l'absence de ce verbe en grec
cet usage de shra au lieu de aggen dans ces deux passages fondamentaux comme t~r~e techmque est une mdIcatwn supplémentaire que nous nous
de l'Évangile. Reflétant l'usage du terme «Puissance» (le Très-Haut) de tro~v~ns.Ici devant un terme spécialisé qui remonte aux racines mêmes du
Luc 1,35, Ephrem écrit: chnstIamsme de langue araméenne et syriaque.
«Quand la Puissance réside (shra) dans le sein, cette même Puissance
formait des enfants dans le sein» (Madrashe sur la Nativité, 4, 174). 2. ettnih : se reposer, trouver le repos
L'usage du verbe shra pour décrire l'Incarnation du Verbe divin dans Les origines bibliques de l'usage de ce verbe en connexion avec
le sein de Marie se trouve en beaucoup d'autres passages du Madrashe l'Esprit sont dans la traduction d'Isaïe 1,2 dans la Peshitta (<<Un rameau
d'Ephrem sur la Nativité et ailleurs 4. On peut aussi trouver le même so.rtira du tronc de !~ssé et un re~eton naîtra de sa souche») et l'Esprit de
verbe, quoique moins fréquemment, dans de claires allusions à Jean 1, 14. DIeu reposera e~ residera sur lUI (w - tettnih w -leshre). Le concept du
Ainsi, encore chez Ephrem, on trouve le passage suivant: «repos» .(en synaque nyaha, en grec anapausis) était à l'évidence un
«Béni soit Celui qui a abaissé sa grandeur et a résidé (wa-shra) en concept Important dans le christianisme ancien et était associé à Mt Il
nous» (Madrashe sur l'Église, 15,2; sur la Résurrection 1, 7). 2~-29 ?ù le Christ dit .: «Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et char~
Du point de vue plus spécifique de l'usage de shra dans les épiclèses ?es et J~ vous d~nne~aIle repos. Prenez sur vous mon joug et recevez mes
eucharistiques pour indiquer l'activité de l'Esprit, il est curieux de consta- mstructlüns c~ar Je SUIS doux et h':,mble de cœur et vous trouverez du repos
ter qu'il y a d'étroits parallèles phraséologiques déjà dans les targums. pour"vous-memes (ou pour vos ames)>> 6. Au mot traduit ici par «doux»
Dans le Targum officiel (Onkelos) de Gn 45, 27, on lit que l'Esprit de (praus en grec) correspond dans les évangiles syriaques le mot niha qui
Sainteté résidait (shrat) sur Jacob et de même dans le targum palestinien est de la ~mê~e racine que nyaha, repos, et l'on est tenté de soupçonner
Neofiti de Nb 11, 25, l'Esprit de Sainteté est décrit comme ayant résidé que le meme Jeu ?e mo~s .était au~si présent derrière le Matthieu grec dans
(shrat) sur les soixante-dix anciens 5 la sentence arameenne JUIve de Jesus. Que tel soit ou non le cas il est évi-
L'usage du verbe shra dans un contexte eucharistique se trouve déjà dent, à partir d'une variété de sources différentes avec le verb~ ettnih, se
en syriaque dans les Actes de Thomas. Dans un passage décrivant le bap- reposer, ,trouver le repos, a été adopté en syriaque à une date reculée
3. A ce sujet, voir mon article «The Lost OId Syriac at Luke 1, 35 and the earliest
comme 1 un des termes .spécialisés pour signifier l'activité de l'Esprit.
Syriac Terms for the Incarnation» dans W. L. PETERSEN (éd.); Gospel Traditions in the Cet~ usage d~ et~nz.h ~ans le contexte des invocations de l'Esprit
Second Century (Notre Dame, 1989), pp. 117-131. semble etre un trait dIstmctIf de la tradition liturgique syriaque car aucun
4. E. g. Hom. de Nativitate 3, 20 ; 16,2; 21, 6; Hom. de Virginitate 25,8; Carmina
Nisibena 46) 1. Dans de nombreux passages du Fengitho et de l'Hudra, aggen et shra sont 6. J:ce sujet, .voir G. WINKLER. «Ein bedeutsamer Zusammenhang zwischen
tous deux utilisés ensemble dans les paraphrases de Luc 1,35. Erkenntms und Ruh~ m Mt ~ 1, 27"29 und dem Ruhen des Geistes auf Jesus am Jordan.
5. Ephrem utilise shra avec le Saint Esprit comme sujet dans Hom. de Nativitate 5, Eme Analyse zur Gelst - Chnstologie in syrischen und armenischen Quellell» Le Muséon
10 et 6, 13. 96(1983),p~ 267-326. '
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usage correspondant du verbe anapauein, se reposer, ne se trouve dans le syriaques 7.


épiclèses grecques. Les deux plus anciennes références à Gn l ,2 dans la littérature
les Actes de Thomas et Aphraate, identifient clairement le ruheh
3. rahhep, planer . . allaha au Saint-Esprit dans ce verset et il est vraisemblable que telle fut
Dans la Bible syriaque, le verbe rahhep, et le substantIf qUl en es l'irlte:rprétcltlcm répandue dans le christianisme syriaque ancien. Il n'est
dérivé, ruhhapa, action de planer, présence «planante», se présente à d que dans cette hypothèse d'expliquer comment se produisit
nombreuses reprises. Dans presque tous ces passages, à la fois dan ad(mtlOn de rahhep comme verbe spécialisé pour indiquer l'action du
l'Ancien et dans le Nouveau Testaments, le substantif se trouve en cO lll Cependant, quelques décennies seulement après
binaison avec rahme, compassion, et le verbe rahhep traduit normalement I.pèlraate ait écrit ses Démonstrations, on trouve Ephrem adoptant une
les verbes hébraïques signifiant «avoir compassion» ; de la même maniè~ opinio1n totalement différente dans son Commentaire sur la Genèse. Tout
re la forme substantive mrahhpana est régulièrement couplée avec connaissant l'identification de ru/wh d- allaha avec le Saint-Esprit, il
m~ahhmana, «compatissant». Mais aucun de ces passages ne fournit l'od persiste à dire que «les fidèles» l'interprètent comme «un souffle de
gine de rahhep et de ruhhapa comme ils sont ~tilis~s dans la le.littéra~r. Dieu», envoyé pour disperser les nuages qui avaient produit l'obscurité
syriaque ultérieure, surtout dans un contexte hturglque. Pour cette ongi (mentionnée dans la première moitié de Gn 1, 2). Ce n'est pas ici le lieu
ne il nous faut remonter à un unique verset au commencement du récit de d'examiner ses raisons, qui semblent avoir été commandées, du moins en
la 'création dans la Genèse «La ruha (esprit, souffle) de Dieu planait partie, par le désir de mettre en doute les opinions de Bardasane sur ce
(mrahhpa) sur la surface de l'eau» (Gn 1, 2 b). Le verbe hébreu sous- verset. Le fait qu'Ephrem soit parfaitement sastisfait dans ses autres
jacent ici, mrahepet, est de la même racine que le syriaque; la traduction œuvres d'utiliser le verbe rahhep et le substantif ruhhapa en connexion
grecque des Septante, en revanche, a re~du le verbe hébreu par un passif, avec le Saint-Esprit (en dehors du contexte de Gn 1 ,2), indique simple-
epephereto, «était porté», différence qUl, comme nous le verrons, devalt ment que ces termes étaient déjà devenus de son temps les termes nor-
prendre de l'importance pour une couche de l' exé~èse syriaque. maux en syriaque pour décrire l'activité du Saint-Esprit.
Contrairement à la situation dans la Bible syriaque la racme verbale rhp En ce qui concerne l'interprétation de Gn 1,2, la voix d'Ephrem fai-
ne se présente de nouveau qu'une seule fois dans la Bible hébraïque, en sait cependant autorité dans la tradition syriaque plus tardive. Or, il s'est
Dt 32, 11, où elle est employée au sujet d'un oiseau qui plane au-dessus trouvé que la même opinion fut partagée par les principaux auteurs grecs
de son nid. de la tradition exégétique antiochienne, Diodore, Théodore de Mopsueste
Au point où nous en sommes, il faut faire une courte diversi?n d~ns et Théodoret (un des argument de Théodore était que le verbe passif des
les problèmes exégétiques posés par Gn 1 ,2. Un regard sur une s~lectlOn Septante n'était pas approprié pour décrire une action du Saint-Esprit. Le
de traductions anglaises modernes de la Bible indiquera rapIdement Commentaire sur la Genèse de Théodore était traduit en syriaque et était
qu'une grande incertitude règne au sujet de l'exégèse et de la trad~ction évidemment étudié dans la fameuse École perse d'Édesse et dans celle qui
de ce passage; et en particulier au sujet de l'identité précise du sUjet du lui a succédé à Nisibe (où Théodore devint naturellement l' «Exégète» ou
participe hébreu mrahepet ici, le nom ruheh d- allaha (en hébreu l' «Interprète», mpashshqana, par excellence). L'autorité combinée
ruah'elohim) : se rapporte-t-il au Saint-Esprit ou à un esprit divin autre d'Ephrem et de Théodore est la garantie que la tradition exégétique
que le Saint-Esprit ou bien ruah signifie-t-il vraiment <~vent» et d~s ce syrienne orientale était unanime pour traduire la ruha de Gn 1, 2 simple-
cas est-ce un «souffle de Dieu» ou seulement un vent vlOlent ? La diver- ment par «souffle».
sité des opinions parmi les traducteurs et les exégètes modernes de la Superficiellement, cela pourrait conduire à soupçonner que cette
Bible n'est pa sune nouveauté, car dans l'antiquité il existait une sem- interprétation de l'identité de la ruha qui planait sur les eaux primordiales
blable diversité de vues parmi les juifs et les chrétiens. La discussion sur 7. Pour plus amples détails; voir mon étude <<The ruah'elohim of Gn 1, 2 and its
ce sujet a pris des formes diverses dans les différentes langues, et nous jet- reception history in the Syriac tradition» dans les Mélanges pour D. M. BOGAERT
terons un coup d'œil ici sur la curieuse histoire des différentes interpréta- (Louvain, à paraître).
130 f<.t'1GLÜJLéJ SYRIAQUES
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justifie l'absence de rahhep dans les épic1èses des trois prétendue autorité d'Ephrem, combinée avec celle de saint Basile
syriennes orientales. Bien que ce ne soit là qu'une possibilité, il faut ra
bien accueillie par beaucoup. Il se fait que la véritable identité de ~et
peler que le substantif ruhhapa était utilisé précisément dans ce context
~~.r. .... ·"rrl'" syrien n'a été mise en lumière que récemment 8 : il est connu
dans le fameux commentaire sur la liturgie, à savoir l'Homélie 17 attri~
buée à Narsai (il y a de bonnes raisons de douter de cette attribution et d pour avoir été un contemporain plus âgé de saint Ephrem,
la dater au contraire du VIe sièc1e) ; on trouve ici la déclaration explicite, Eusètle d'Emèse qui en réalité était originaire d'Édesse.
mise sur les lèvres mêmes du Christ: «Je ferai du pain et du vin mori Pour eh revenir aux diverses anaphores syriaques, on trouve à la fois
Corps et mon Sang grâce à l'action planante (ruhhapa) du Saint- rn 11 h t" n et ruhhapa dans nombre d' épic1èses orthodoxes syriennes. Ainsi
Esprit». l'anaphore syriaque de saint Jean Chrysostome (qui est tout à fait dif-
En fait, il y a toute une série de cas où rahhep et ruhhapa se préseh~ térenlte de l',a~~ph,ore grecque attribuée à ce saint), on lit dans la partie
tent dans la poésie liturgique syrienne orientale pour décrire l'activité dû concernant 1 eplclese : «... que votre Esprit et votre Puissance sanctifian-
Saint-Esprit dans une variété de contextes différents. Ainsi par exemple te habitent (dressent leur tente) ce saint autel et sanctifient ses offrandes
un passage de l'Hudra pour la Pentecôte décrit la «puissance de l'Esprit» et qu'il plane (nrahhep) et réside (w-neshre) sur ce pain ... » et, comme
comme «planant au-dessus des apôtres» (le texte biblique dans les Actes exemple de l'usage de ruhhapa,on peut prendre l'anaphore de Grégoire
a «se posa», iteb). Iuhannon : « ... que votre Esprit vienne et réside (w-neshre) et habite
Qu'en est-il de la tradition syrienne occidentale? Bien que le nom de (~lante sa ~ente) sur ces saints Mystères et les sanctifie de la sainteté qui
Théodore y fût anathème, néanmoins son exégèse biblique, telle qu'elle. ~lent de lUI de so~te que grâce à cette action (de planer) cachée et mysté-
était enseignée à l'École perse d'Edesse, exerçait de fait une influence neuse (ruhhapa) Il fasse de ce pain ... ».
considérable sur les auteurs orthodoxes syriens qui étaient formés à cette , ~omme pour les deux verbes shra et ettnih, selon nos constatations
École. Parmi eux se trouvait le fameuxpoète Jacques de Saroug dont les ~n~er~eures, rahhep n'a pas de contrepartie qui lui corresponde dans les
homélies sur les six jours de la création puisent abondammentt dans les eplcleses gre~q~es (et,certes, le verbe utilisé dans la Septante en Gn l, 2
traditions exégétiques de Théodore de même que d'Ephrem. Mais, enco- epephereto, etait porte, n'est guère approprié pour être utilisé dans les
re une fois, en dépit de son identification de la ruha de Gn l ,2 avec le invocations à l'Esprit).
«souffle», Jacques est parfaitement satisfait d'employer rahhep et ruhha-,
pa dans d'autres contextes, y compris les contextes eucharistiques. 4. aggen, dresser sa tente 9
Cependant, la plupart des auteurs orthodoxes syriens plus tardifs voient , L~ 9uatrième terme aggen, «dresser sa tente», a ses racines en ara-
Gn 1, 2 en référence au Saint-Esprit; ils pouvaient invoquer à l'appui de meen JUIf, comme c'était le cas pour shra. Dans certaines couches de la
cette position l'autorité de saint Basile dans son COl1ll]1entaire sur le tradition p~l~stinienne du Targum, aggen était le verbe utilisé pour tradui-
Hexaemeron ou les six jours de la création. Basile lui-même cite comme re le mysteneu~ verbe hébreu pasah dans le récit de l'Exode (Ex 12). Ce
source de son interprétation un anonyme syrien. On est toujours poussé à verbe \do?t dén~e Pesah, c'est-à-dire Pascha, Passover, Pâque), est d'un
identifier les anonymes, et cet anonyme syrien, en particulier, était déjà au sens tres mcertam, et les chercheurs, tant dans l'antiquité que dans les
début du VI ème sièc1e identifié à Ephrem : on trouve cette identification à temps modernes, ont présenté un grand nombre de propositions. Les tra-
la fois chez Sévère d'Antioche et dans la Vie du VI ème siècle d'Ephrem
(dont l'auteur utilise cette identification comme pierre de fondation pour . 8. .v~ir L. va~ R~MPAY. «L'informateur syrien de Basile de Césarée», dans Orienta-
lza Chnstlana PerlOdlca 58 (1992), pp. 245-251.
son histoire apocryphe de la visite d'Ephrem à saint Basile). Bien que 9. Pour plus .amples détails, voir mon étude «From Annunciation to Pentcost : the
quelques critiques perspicaces comme Moshe bar Kepha aient observé Travels of a te.chrucal. term» dans E. CARR et alii (éd.), Eulogema : Studies in honor of
que cette identification ne cadrait par avec les vues personnelles RobertTaft s'.1', (,Studla Anselmialla 110, 1993), pp. 71-91. Il est difficile de trouver une
d'Ephrem, telles qu'on les connaît dans son Commentaire de la Genèse, traductlO~ satls~a.lsante de aggen (d'autant plus qu'il traduit deux verbes différents en Luc
et J.ean); Je cholSls «planter sa tente» (plus proche de Jean) en raison du substantif étymo-
logiquement correspondant gnona, baldaquin nuptial, chambre nuptiale.
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ducteurs du Targum palestinien ont choisi aggen à l'évidence parce qu A partir du Ve siècle, l'usage de aggen s'étendit du contexte de
c'était un verbe qui avait des connotations de protection divine (la racin AnmClUclatlon à celui d'autres étapes importantes de l'histoire du salut
s'en trouve aussi dans l'hebreu magen, bouclier). Bien que la Peshitta a' naT'-m~SSllS to~t. l'Eucharistie. Ici, l'usage commun du verbe aggen à l~
choisi pour l'Exode une traduction toute différente pour pasah, le plu dans le r~cIt de l'Annonciation et en référence à l'action consécratoi-
ancien christianisme d'expression syriaque doit avoir repris de l'araméel1 :e ~e l'Espnt dans l'E~charistie aidait à mettre en évidence les liens
juifl'usagespécifique du verbe aggen pour indiquer l'activité divine dans ~trolts, co~me les vOY~lent !es auteurs. s~riaques à partir d'Ephrem, entre
l'humanité et c'est la raison pour laquelle ce fut le terme choisi pour 1 IncarnatIOn et la consecratIOn euchanstIque du pain et du vin.
rendre les deux différents verbes grecs utilisés dans les versets-clefs meh- D,ans les anaphores syriennes orientales, aggen ne se présente que
tionnés ci-dessus, Luc 1, 35 (où le grec a epekiasen, «a couvert de sOll dans 1 anaphore sous le nom de Théodore. Il a été suggéré que l'usage de
ombre») et Jean 1, 14 (où il a eskènosen, «a planté sa tente»). Le choix agg.en dans cette anaphore était dû à l'influence de l'anaphore syrienne
originel de aggen semble remonter au Diatessaron syriaque, et latraduc- o~cldental~ ?e .Jacques, où kad maggen, «tandis qu'il plante sa tente», est
tion a été conservée dans toutes les versions syriaques utérieures des évan- tres c~ractens~l,q~e, ,correspondant au participe grec epiphoitèsan. La for-
giles. Maintenant, dans aucun des deux passages des évangiles, aggen mulatIOn de 1 eplclese dans l'anaphore de saint Jacques a certainement
n'est une traduction évidente du grec, et des traductions plus proches ex~rcé une ~r~de influence sur de nombreuses anaphores orthodoxes
auraient pu aisément être trouvées; cela signifie que celui qui a choisi syne~nes ulter~eures, où est conservée la phrase kad maggen. Cependant,
d'utiliser aggen l'a fait pour une raison précise. On peut ici tenter de sug- en raIs.o~ de 1 usa~e répandu de aggen dans le contexte de l'épiclèse
gérer qu' il l' a fait parce qu'il vait connaissance de l'usage de ce verbe par e~chanstI9ue parr;u les aute~~s syria~ues des Vème et Vlè me siècles, il peut
le Targum palestinien dans le récit de la Pâgue et, en conséquence, dési- bIen se faIre que l.usa,ge de ,11n:p.arf~It de aggen, par opposition à la phra-
rait introduire dans ces deux passages de l'Evangile une résonance typo- se kad maggen, SOIt ne tout a fait mdependamment de l'influence de l'ana-
logique entre l'Agneau de Dieu incarné et l'agneau pascal. cela peut au phore de saint Jacques.
premier abord paraître plutôt forcé (tiré par les cheveux), mais il faut se . Le substantif dérivé maggnanuta est attesté pour la première fois à la
souvenir que ce lien typologique entre l'agneau pascal et le Christ, fm ~u Vème siècle, normalement dans le contexte de l'Incarnation. Lui
«1'agneau véritable», était très fort dans l'ancien christianisme syriaque, aUSSI a cependant été étendu rapidement à d'autres contextes et surtout à
et les parallèles entre les deux ont été élaborés en détail par Ephrem et par l'E~charistie . où il caractérise un nombre considérable d'épiclèses
d'autres, comme le montre le passage suivant d'Ephrem dans son synennes OCCIdentales.
Commentaire de ['Exode: . Bien que la phrase kad maggen dans l'anaphore de Jacques soit cer-
tameme?t une traduction du participe grec epiphoitèsan, il n'est pas du
L'agneau (pascal) est un symbole de notre Seigneur qui a été
t?ut vraIse~?lable que l'usage de aggen dans les invocations syriaques
conçu le lü ème jour de Nisan. Car, du dixième jour du septième mois
~Ire son ongme .de ce verbe grec, vu que aggen est un terme biblique
où Zacharie fut averti de la naissance de Jean (Luc 1, Il, pris comme
le Jour de l'expiation), jusqu'au 1ü du premier mois (= Nisan), Important en synaque, alors que epiphoitaô (et de même le substantif epi-
lorsque l'annonce fut faite à Marie par l'Ange, on compte six mois. phoitèsis) ne l'est pas en grec.
c'est pourquoi l'Ange lui dit : «C'est le sixième mois pour celle Ces quatre verbes utilisés dans les épiclèses eucharistiques syriaques
qu'on appelait "stérile" (Luc 1,36). Par conséquent, le 1ü ème jour (de son.t tous des caractéristiques distinctives de la tradition liturgique
Nisan), lorsque l'agneau pascal fut réservé (Ex 12,3), notre Seigneur syna~~e et cha~~n d' en~re eux a sa résonance propre et ses propres et
fut conçu 10; quand il fut immolé, lui, que symbolisait l'agneau, fut mysteneuses ongmes qUI nous font même parfois remonter (comme dans
crucifié. ~e cas ?e shra ~t de aggen) dans la préhistoire du christianisme syriaque
J~squ'~ ses racmes en araméen juif. Un autre verbe, rahhep, tire son ori-
10. Le 10 Nisan (avril) est régulièrement considéré comme la date de l'Annonciation
dans la littérature syriaque ancienne. Le 25 mars, familier aujourd'hui, est d'introduction gme d un passage de la PeShitta de l'Ancien Testament, qui par la suite est
beaucoup plus tardive.
134 l!-rl'~LLùLù SYRIAQUES 135

devenu le sujet d'une vive controverse exégétique - sans


jamais interféré sur l'usage de rahhep dans le contexte de
Le dernier verbe, ettnih, tire de même son origine de la Peshitta -THÉODORE: w -teshre w -aggen ... wa -tbarrak - wa - tqaddesh - wa
l'Ancien Testament mais semble avoir pris des connotations SUI)pll~men­ thattem ... w - nehwe... (que la grâce de l'Esprit) et réside et plante sa
taires d'un passage dans les évangiles syriaques. .. et bénisse et sanctifie et scelle ... de sorte qu'il puisse devenir...
Une prise de conscience de toutes les diverses associations
jacentes à l'usage de ces quatres termes dans les épiclèses eu(;haristiql1es b) Syriennes occidentales:
syriaques peut être d'un grand profit pour aider à enrichir notre -JACQUES: kad maggen ne'bed ... (que l'Esprit) ... en plantant sa
gence de la mystétrieuse action du Saint-Esprit au cours de chaque fasse ...
bration de la Qurbana.
- XII ApôTREs (seconde anaphore des) : ... wa-nrahhep... w - ne'bdiw
Appendice 1. ... (w - lan nhasse wa - nqaddesh) ... dab -maggnanuteh ne' bed ... ... d _
Attestation des quatres verbes shra, ettnih, rahhep et aggen dans nehwe. .. et plane '" et fasse (et nous pardonne et nous sanctifie)... de
épiclèses syriaques orientales et occidentales Il : sorte que grâce au fait qu'il plante sa tente, il fasse en sorte qu'il devien-
shra : Nestorius, Théodore: 11 anaphores syriennes occidentales Il. ne ...
ettnih : Addai et Mari, Nestorius: 6 anaphores syriennes occidentales.
rahhep : 14 anaphores syriennes occidentales. - DIONYSIUS BAR SALIBI (pemière anaphore de) : .. .negmor ... nshah-
ruhhapa : 9 anaphores syriennes occidentales. lep qu'il accomplisse ... et change ...
aggen : Théodore: 18 anaphores syriennes occidentales.
kad maggen : Jacques et 17 anaphores syriennes occidentales. - JEAN l'évangéliste: naggen ... wa -nqaddesh ... d - kad maggen ne
maggnanuta : 8 anaphores syriennes occidentales. - bed ... qu'il plante sa tente ... et sanctifie ... de sorte que, plantant sa
tente il puisse faire '"
Appendice 2.
Verbes utilisés dans les épiclèses d'une sélection - JEAN de Harran (ou Jean CHRYSOSTOME) : w - naggen w -neshre...
syriaques (pour les anaphores syriennes occidentales, la wa -nqaddesh '" ne' bed '" nhawwe '" nshamle ... et qu'il plante sa tente
basée sur les recueils d'anaphores publiés à Pampakuda). ... et réside ... et sanctifie ... désigne ... accomplisse ...

a) Syriennes orientales: - JULIUS: wa- nrahhep... (wa - ndayyarban wa - nqaddesh lebbawa-


- ADDAI ET MARI: wnettnih...wa - nbarr kiw (hy) wa - nqadd - shiw tan) ... d - kad maggen ... ne' bed... ,
(hy) d - nehwe (que l'Esprit) trouve son repos ... et le bénisse et le sanc-
tifie de sorte qu'il puisse devenir ... - MATTHIEU le BERGER: w - naggen w - neshre wa - nqaddshiw (hy)
d - kad sha' et ... wa - mrahhep nshamle... negmor qu'il plante sa tente
- NESTORIUS: w - teshre w - tettnih wa - tbarr kiw (hy) wa - tqadd- et réside ... et le sanctifie ... de sorte que en brûlant ... et en planant il
shiw (hy) w te'- bdiw (hy) kad mshahlep... wa - mqaddesh d - nehwe achève et accomplisse ...
... (que la grâce de l'Esprit) et réside et trouve son repos ... et le bénisse
et le sanctifie et fasse ... en le changeant ... et en le sanctifiant... qu'il - XYSTUS : w - qaddesh ... b - maggnanuteh7 negmor... nshamle ...
et sanctifie en plantant sa tente, qu'il accomplisse et achève.
11. Pour l'identité des anaphores syriennes occidentales, voir mon étude «Towards a
Typology ... » (note 1).

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