Vous êtes sur la page 1sur 12

BSGLg, 58, 2012, 83-94

STRATÉGIES IMMOBILIÈRES DES FONDS


D’INVESTISSEMENT OPPORTUNISTES :
LA FINANCIARISATION DU MARCHÉ IMMOBILIER FRANÇAIS

Ingrid Nappi-Choulet

Résumé
Les marchés immobiliers européens ont connu de profonds bouleversements, notamment pour
les plus importants d’entre eux, en se financiarisant dans les années 2000. La gestion de la crise
immobilière internationale des années 1990 par de nouveaux acteurs financiers globalisés a
engendré le développement d’une nouvelle typologie d’investisseurs et la montée en puissance
des fonds d’investissement dits opportunistes, majoritairement internationaux. Ceux-ci inter-
viennent en contre-cycle sur les plus gros marchés immobiliers déprimés ou sur des niches de
marché spécifiques. C’est le cas en France. Ces nouveaux acteurs contribuent largement à la
financiarisation du secteur immobilier et à la hausse des prix immobiliers durant la décennie
2000, notamment dans les quartiers d’affaires parisiens. Ce papier présente le rôle des ces nou-
veaux acteurs immobiliers de la ville qui prennent part à la production de territoires urbains, en
passant du bureau au logement.

Mots-clés
financiarisation, marchés immobiliers, investisseurs immobiliers, fonds opportunistes

Abstract
Property markets have seen huge mutations in a decade. The post-1990 crisis recovery led to
financialisation of the real estate industry, with huge recent growth in Europe’s private property
investment vehicle market. High-risk, high-return strategy opportunity funds have developed
dramatically in France in the last ten years, particularly on the Paris office property markets.
These funds target distressed, under-performing assets or poorly managed properties and in
the 2000s contributed greatly to both financialisation of the property sector and property price
rises in the Paris business districts. This paper investigates the role of these new actors in the
city and its business districts.

Keywords
Financialisation, Property Markets, Property Investors, Opportunity Funds

La crise immobilière des années 1990 a modifié traduit par l’arrivée dans le marché français d’acteurs
structurellement le marché de l’investissement qui considèrent l’immobilier comme une classe
immobilier et ses acteurs en France. L’arrivée de d’actifs parmi d’autres. Leur approche financière de
nouveaux investisseurs aux stratégies innovantes l’immobilier les amène à définir de nouvelles stratégies
(fonds d’investissements anglo-saxons) a profondément basées sur les analyses du risque immobilier ainsi que
révolutionné l’industrie immobilière en financiarisant de nouveaux objectifs de rendement dont l’impact et
le marché de l’investissement et en développant le les conséquences sur les territoires sont importantes.
marché de l’investissement immobilier à des niveaux
inégalés (Graphique 1). L’introduction d’outils Les conséquences sur l’économie et sur la ville sont
jusqu’alors réservés au monde de la finance de marché, en effet considérables. Les acteurs, nombreux dans
marque une véritable mutation des méthodes et des le secteur, se sont professionnalisés et ont adopté
métiers de l’investissement immobilier. Auparavant de nouvelles techniques, généralement empruntées
le monde des investisseurs, constitué principalement au monde de la finance, telle que la titrisation des
des institutionnels et des assureurs, investissait sur des créances et actifs immobiliers. Les immeubles, afin
durées de vingt ou trente ans, sans projeter la revente d’en diminuer leur risque locatif, se sont quant à eux
des actifs, selon une approche dite patrimoniale de banalisés et standardisés aux normes internationales,
l’immobilier. La financiarisation de l’immobilier se IGH (immeubles de grande hauteur) dans les grands

Téléchargé depuis / Downloaded from www.bsglg.be


84 Ingrid Nappi-Choulet

centres d’affaires tertiaires, bâtiments HQE (Haute nomme la « financiarisation » de l’immobilier (Nappi-
qualité environnementale), parcs logistiques ou centres Choulet, 2010). Les flux de revenus récurrents ou
commerciaux. De nouveaux quartiers se développent cash flows locatifs, sont la base même de l’analyse de
sous l’impulsion de nouveaux fonds d’investissement l’investissement immobilier et de l’évolution de ses
apparus en quelques années, dépendant essentiellement performances. Avec la financiarisation de l’immobilier,
de grandes banques d’affaires. D’un produit répondant les critères de décision de l’investissement se font
à des attentes d’utilisateurs, l’immeuble est devenu dans suivant un calcul financier dépendant des flux en
le courant des années 2000 essentiellement un actif utilisant notamment deux principaux outils financiers
financier, développé par de nouveaux investisseurs de de base que sont la Valeur Actuelle Nette (VAN) et le
court terme aux logiques financières nouvelles. Taux de Rendement Interne (TRI). La VAN représente
l’enrichissement net pour l’investisseur qui découlerait
Ce papier illustre le rôle des investisseurs dits de l’acquisition d’un actif. Le TRI est quant à lui la
opportunistes, spéculatifs ou encore court-termistes valeur qui annule la VAN ; En d’autres termes, il
sur la production de la ville, et en particulier de représente le taux d’actualisation pour lequel la valeur
ses territoires de bureaux. Il étudie en particulier la actualisée des flux de revenus locatifs futurs d’un
politique immobilière et financière de ces nouveaux investissement est égale à la valeur actualisée du flux
acteurs de la financiarisation de l’industrie immobilière initial d’investissement. Plus le TRI est élevé, plus le
sur la décennie 1998-2008, avant le coup d’arrêt brutal projet d’investissement est rentable pour l’investisseur.
de la crise financière de 2008. Ce TRI peut également être calculé sur fonds propres,
en tenant compte de l’effet de levier de la dette, afin de
déterminer si la rentabilité attendue par les actionnaires
I. LES FONDS D’INVESTISSEMENT ET LA est atteinte et si l’investissement peut être engagé.
VILLE
Le prix plafond d’un bien immobilier, qu’est prêt à
à la fin des années 1950, Turvey (1957) et Ratcliff payer un acquéreur, se définit comme la valeur des
(1961) étudient le rôle central de l’investissement dans revenus nets attendus actualisés à un taux d’intérêt égal
la détermination des valeurs foncières et immobilières. à celui qui peut être obtenu pour des investissements de
Afin de vendre rapidement son programme immobilier, caractère similaire. Le choix de ce taux d’actualisation
le promoteur qui recherche les investisseurs avant reflète le risque de l’investissement, compte tenu de
même le début des travaux doit tenir compte de la la rentabilité des autres actifs et des autres produits
demande des investisseurs-acquéreurs et transformer immobiliers : plus le risque était important, plus le taux
le taux de loyer (rapport des valeurs locatives sur les de rendement locatif retenu est élevé. Ce taux d’interêt
valeurs vénales) constaté sur le marché en un prix de varie donc en fonction du marché, de la nature de l’actif
vente prévisionnel pour les investisseurs. et de la nature du financement de l’actif. Il est fourni
notamment par les cabinets de conseil immobiliers
Cette transformation doit satisfaire le souci de rentabilité internationaux sur les marchés (réunis pour la plupart
locative minimale espérée par les investisseurs qui sous une source commune Immostat). Ainsi, les taux
achètent les biens immobiliers dans le but de les louer. de rendement locatif des bureaux sont en moyenne
La rentabilité minimale est estimée par rapport au loyer supérieurs à ceux des locaux d’habitation (compris
observé sur le marché et payé par l’occupant, et au prix généralement entre 5 et 7 %), mais nettement inférieurs
de revient de l’immeuble pour l’investisseur. Le prix aux rendements des entrepôts (11 à 13 %), des locaux
de demande de l’actif immobilier par les investisseurs d’activités (9,5 à 11 %) et des locaux commerciaux (7
doit traduire les perspectives de revenus que procure à 10 %).
l’acquisition de l’actif et est ainsi établi en fonction de
la rentabilité espérée par les investisseurs du placement L’intérêt d’une approche immobilière et financière de la
immobilier comparativement à d’autres placements. Il dynamique des marchés de l’immobilier d’entreprise et
se définit sur la base des revenus nets futurs actualisés l’évaluation des villes en termes d’espaces et de marchés
que le bien immobilier procure. immobiliers d’entreprise repose sur l’hypothèse
que ces marchés sont essentiellement des marchés
Depuis le milieu des années 1990, les immeubles d’investissement (Nappi, 1994 ; Nappi-Choulet, 1995).
ne sont plus analysés uniquement sous l’angle Cette démarche consiste à mettre en évidence le rôle
patrimonial comme des produits ou des actifs réels dont déterminant de la demande d’investissement et d’actifs
l’adresse peut être prestigieuse, mais sont considérés immobiliers sur le fonctionnement et la dynamique des
essentiellement comme des actifs semblables aux actifs marchés. Elle permet d’interpréter les fluctuations et la
financiers, rapportant des revenus locatifs récurrents structure des marchés de l’immobilier d’entreprise en
ainsi qu’une plus-value à la revente. Le phénomène faisant référence aux stratégies des acteurs de l’offre et
qui s’amplifie rapidement caractérise ce que l’on de la demande d’actifs immobiliers.
Stratégies immobilières des fonds d’investissement opportunistes : 85
la financiarisation du marché immobilier français

Une question essentielle consiste dans l’antinomie qui 2006), deux grandes familles d’investisseurs. Sont
existe bien souvent entre un raisonnement public d’une dissociés d’une part, des investisseurs dits opportunistes
opération à très long terme, qui va prendre 25 ans, et qui recherchent exclusivement un TRI (taux de
un raisonnement d’opérateur et d’investisseur privés, rendement interne) élevé et supérieur en moyenne à 10-
quant à lui de plus en plus à court terme. Aussi, il reste 15 %, d’autre part, des investisseurs dits patrimoniaux
très utile d’étudier les conditions financières actuelles pour lesquels le TRI acceptable peut être inférieur à
des opérations immobilières : on réalise ainsi que le 10-15 %. Nous avions insisté alors en particulier sur
promoteur immobilier ne prend plus aucun risque dans le rôle essentiel des investisseurs dits opportunistes,
le montage d’opération. Le risque est souvent pris par sur les territoires de renouvellement urbain. Ce sont
l’investisseur. les premiers à prendre le risque d’intervenir sur ces
territoires, en contre-cycle du marché. Les résultats
Les conséquences spatiales des décisions financières montrent une forte relation de dépendance entre le fait
menées par les fonds d’investissement immobiliers d’intervenir dans ces territoires risqués et la nature du
ont fait l’objet de plusieurs réflexions académiques risque locatif de l’opération immobilière, qui repose sur
depuis le milieu des années 2000. Les recherches des produits montés « en blanc », par nature spéculatifs.
relatives à l’étude des stratégies des investisseurs D’autre part, il semble exister une forte interaction entre
privés concernent en particulier les opérations de le fait d’intervenir dans ces opérations de renouvellement
renouvellement urbain. Les premiers travaux datent urbain, la durée courte de détention des actifs et les
de la fin des années 1990 et concernent les zones de niveaux élevés de rentabilité attendue.
renouvellement urbain en Grande-Bretagne, avec
le développement du concept de partenariat public- La littérature plus récente sur le sujet est aujourd’hui
privé dans les années 1970 et en particulier du Private développée en géographie de la finance notamment
Finance Initiative par les conservateurs dans les années par Clark (2000, 2005) et Hagerman (2005, 2007).
1990. De nombreuses expériences de partenariat Ces derniers étudient en particulier les différentes
public-privé et de requalification de quartier ancien ou modalités de financement des projets de développement
social, ou de réaménagement de friches industrielles urbain par les fonds d’investissement. Les avis restent
sont ainsi présentées (Booth, 2002). Jones et Watkins partagés. Les protagonistes mettent en évidence la
(1996) étudient en particulier les facteurs de réussite parfaite adéquation entre les attentes respectives des
des opérations de renouvellement urbain notamment à différents parties prenantes dans les partenariats publics
Glasgow ou Manchester. privés ainsi financés et le rôle important des fonds
d’investissement qui prennent le relais des banques
Des recherches ont été menées sur la performance commerciales trop frileuses pour participer aux projets.
économique des investissements immobiliers privés à l’opposé, on trouve quelques travaux mentionnant le
de renouvellement urbain (Adair et al., 1999, 2004). risque des projets ainsi réalisés et leurs conséquences
Les principales conclusions mettent en évidence qu’en néfastes sur les paysages urbains (Fainstein, 2009).
termes de rentabilité, les investissements immobiliers
situés dans les sites de renouvellement urbain surpassent
en réalité, sur le long terme, la moyenne des rentabilités II. LES INVESTISSEURS OPPORTUNISTES
immobilières. Les études montrent également que ET L’APPROCHE FINANCIèRE DE
dans ces territoires urbains, les centres commerciaux L’IMMOBILIER
sont les investissements immobiliers qui se révèlent
les plus rentables pour les investisseurs privés. La Il existe plusieurs stratégies d’investissement dans
surperformance est moins prononcée pour l’immobilier l’immobilier. Il est courant d’établir une typologie
de bureau et encore moins pour l’immobilier industriel des investisseurs immobiliers qui prenne en compte à
(Henneberry & Roberts, 2008). la fois le degré d’endettement de l’investisseur, ainsi
que les objectifs de rendement et notamment le couple
En France, Trache et Green (2001), en étudiant les modes rentabilité-risque associé à l’investissement (Nappi-
de raisonnement économique des investisseurs privés Choulet, 2006 et 2010).
dans leur participation à des projets de renouvellement
urbain dans six villes d’Europe (Manchester, L’investissement en immobilier peut s’effectuer soit
Birmingham, Bruxelles, Lille, Valenciennes et directement dans des actifs immobiliers (logements,
Rotterdam), arrivent aux mêmes conclusions. Par bureaux, commerces, etc.), soit indirectement au
ailleurs, nous avions mis en évidence, dans une étude sur moyen de la « pierre-papier », c’est-à-dire par
les stratégies et modes de raisonnement économique et l’acquisition de parts ou d’actions de sociétés
financier des grands investisseurs et promoteurs privés immobilières, de véhicules ou fonds d’investissement
et les conditions de leur intervention notamment dans dédiés dont les sous-jacents sont les actifs immobiliers
les territoires de renouvellement urbain (Nappi-Choulet, évoqués. Ces différents véhicules qui investissent
86 Ingrid Nappi-Choulet

quant à eux directement dans l’immobilier, peuvent des fonds d’investissement réglementés, soumis aux
être cotés ou non cotés. contraintes et réglementations de leurs pays d’origine3,
mais également des fonds de pension anglo-saxons ou
Les premiers correspondent aux sociétés foncières des fonds d’investissement privés, dont les formes de
cotées, dont la plupart ont acquis dans le courant des structures juridiques peuvent varier des fonds fermés,
années 2000 en Europe, le statut nord-américain des structures de type private equity, à des fonds ouverts.
REITs (Real Estate Investment Trusts)1, comme les La plupart de ces fonds sont montés et détenus par
SIIC (Sociétés d’investissement immobilier cotées) en des fonds de pension eux-mêmes, des investisseurs
France. Leur développement est caractéristique de cette institutionnels ou par des banques d’investissement.
période : représentant moins de 1 % de la capitalisation
boursière au milieu des années 1990, l’ensemble de ces Les fonds immobiliers non cotés représentent
sociétés foncières cotées pèse aujourd’hui en France désormais une part majoritaire dans l’investissement
près de 3,6 % de la capitalisation boursière de Paris, total en immobilier non résidentiel. Entre 2003 et
(soit près de 48 milliards d’euros en mars 20102, ce 2007, pendant la période d’expansion du marché
qui reste encore faible comparativement au poids des de l’investissement en immobilier d’entreprise en
foncières en Grande-Bretagne ou aux États-Unis (avec France, ils investissent, selon les données des conseils
plus de 10 % de la capitalisation boursière) ou en Asie, immobiliers, au total plus de 43 milliards d’euros
notamment à Hong-Kong (soit plus de 45 % de la d’actifs immobiliers d’entreprise, soit près de la moitié
capitalisation boursière). du marché et représentent ainsi durant cette période
de 5 années, la première catégorie d’investisseurs sur
Ce qui est nouveau et caractéristique de la le marché devant les foncières cotées (23 milliards
financiarisation immobilière de la décennie écoulée d’euros). Le contexte des années 2000 leur est
dans la plupart des pays européens, reste cependant propice : notamment un niveau exceptionnellement
le développement sans précédent des véhicules bas des taux d’intérêt, favorable encourageant le
d’investissement non cotés, réglementés ou privés. recours à l’effet de levier financier, et d’autre part
Les fonds d’investissement non cotés regroupent des le vieillissement de la population dans la plupart
investisseurs physiques ou personnes morales (souvent des pays européens développant le financement des
investisseurs institutionnels), qui lèvent des capitaux retraites par répartition et le poids croissant des fonds
afin de les investir directement sur une certaine de pension et d’une gestion d’actifs-passifs au profit
catégorie d’actifs immobiliers. Ces fonds peuvent être de l’immobilier.

Graphique 1. Évolution de l’investissement direct en France dans l’immobilier non résidentiel sur la période1990-
2010 et répartition par nationalité d’investisseurs (en milliards d’euros)

35

30

25

20

15

10

0
1986

1987

1988

1989

1990

1991

1992

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

2007

2008

2009

2010

étrangers français

Source : Immostat.
Stratégies immobilières des fonds d’investissement opportunistes : 87
la financiarisation du marché immobilier français

A. Le poids des fonds d’investissement représente au niveau européen les investisseurs dans
opportunistes sur le marché français les fonds d’investissement non cotés, réglementés
principalement, recense au total en 2011, plus de 470
Chaque type de fond d’investissement se caractérise par fonds d’investissements immobiliers non cotés en
une demande de risque liée à une attente de rendement Europe, dont 98 au Royaume-Uni, 34 en Allemagne et
et de performance immobilière et financière. Certains 23 en France. Ces fonds gèrent plus de 260 milliards
d’entre eux recherchent un rendement régulier, au d’euros d’actifs immobiliers4. Selon la même source,
détriment d’une plus-value à terme ; c’est le cas des les fonds opportunistes et les fonds value added
fonds dits « core ». Ces investisseurs ont une très forte représentent en nombre 75 % de l’ensemble des fonds
aversion au risque locatif, et en particulier au risque de recensés en 2011 pour 29 % de la valeur des actifs gérés.
vacance locative des immeubles qui entraine une baisse Les fonds opportunistes strictement parlant représentent
équivalente des revenus pour l’investisseur et menace 25 % en nombre et 10 % en valeur. Comme évoqué
leur objectif de redistribution. Ces investisseurs, très précédemment, c’est sur la période 2002-2007 que leur
souvent institutionnels, recherchent en priorité des part s’accroit considérablement. Ils représentent à eux
actifs sécurisés avec des locataires sûrs qui ont signé seuls plus du quart des 75 nouveaux fonds lancés en
des baux fermes à long terme qui permettent d’assurer 2006 en Europe avant la crise financière.
des revenus locatifs récurrents, sur des marchés dits
matures peu risqués. Absents du paysage de l’immobilier français avant
1994, les fonds d’investissement américains dits
à l’opposé, d’autres investisseurs n’ont pas besoin opportunistes apparaissent en France en 1996, au
de distribuer de rendement et privilégient des gains et moment de la récession immobilière, accompagnés
plus-values en capital importants. L’arbitrage se fait en par leurs banques d’affaires anglo-saxonnes telles que
général entre un rendement régulier et un rendement JP Morgan, Morgan Stanley. Une année record est
total appelé TRI, qui prend en compte la plus-value totale atteinte en France en 2001 avec 3,6 milliards d’euros,
sur la période d’investissement. Ainsi, les investisseurs marquée par le rachat du portefeuille d’externalisation
dits opportunistes, mais également « value-added » de France Télécom par le consortium formé par
s’intéressent aux actifs immobiliers à très forte valeur Whitehall, General Electric et Ixis AEW. Ils apportent
ajoutée et créateurs de fortes plus-values potentielles, alors une vision inédite en Europe qui semble à
c’est-à-dire des actifs par nature risqués. Leur objectif l’époque profondément contradictoire avec la nature
est de réaliser une performance basée sur les plus-values patrimoniale de l’immobilier, celle d’une vision
potentielles réalisables, plutôt que sur le rendement financière à court terme (avec un horizon de placement
locatif sécurisé de l’actif immobilier. de 3 à 5 ans maximum) de l’investissement direct dans
l’immobilier. En utilisant très peu de fonds propres et
Ces investisseurs recherchent en conséquence les en maximisant l’effet de levier financier, ces nouveaux
inefficiences de marché, sources de création de valeur investisseurs immobiliers en France vont avoir la
car risquées. Ils s’intéressent en particulier aux niches possibilité de se lancer dans des opérations d’envergure
de marché (comme celles des créances douteuses en comme les rachats de portefeuille d’actifs douteux
1996 ou celles des immeubles à rénover et restructurer). liés à la crise immobilière du début des années 1990.
Leurs modes opératoires sont classiques. Les actifs L’arrivée des investisseurs anglo-saxons sur le marché
sont détenus à court terme, le temps nécessaire à la des bureaux parisien en récession en 1996 et 1997 a
reprise des marchés et à la réalisation des plus-values, relancé le marché de l’investissement immobilier en
mesurées par le rendement en capital, nommé encore France en redonnant une liquidité au marché, atone
plus-value immobilière. L’objectif est la maximisation depuis la crise des années 1990.
du TRI (taux de rendement interne), très sensible à la
durée de détention des actifs. En effet, plus la durée Les investisseurs étrangers occupent un poids
de détention est courte, plus le TRI est optimisé. La considérable dans l’investissement immobilier
gestion des fonds et des investisseurs opportunistes est d’entreprise en France, notamment dans le contexte
donc une gestion dynamique et active qui, s’adaptant à actuel de globalisation des marchés immobiliers. Leur
l’environnement économique et boursier, et combinée part dans les flux d’engagements dans l’immobilier
à l’utilisation de levier financier pour accroître la d’entreprise est prépondérante et atteint, selon les cycles,
performance (au-delà de 60 % de levier) a pour objectif de 40 % à 65 % du montant total des investissements
d’atteindre un taux de rentabilité sur fonds propres de réalisés, selon les données du marché (Graphique 1).
18 % à 20 % par an pour une période d’investissement
de 5 ans au maximum. Il faut noter qu’ils ont joué un rôle majeur dans la
constitution des marchés immobiliers locatifs en France
L’INREV (European Association for Investors in à la fin des années 1960, notamment dans l’immobilier
Non-Listed Real Estate Vehicles), organisme qui d’entreprise. Ce sont les investisseurs britanniques qui
88 Ingrid Nappi-Choulet

ont en effet lancé les premières opérations de bureaux établissements bancaires français ainsi qu’aux structures
en blanc, c’est-à-dire sans affectation au moment de de défaisance. Ces acteurs, qui ont couvert jusqu’à 46 %
leur lancement, à Paris et en région parisienne. Leur des engagements étrangers en 2001, sont intervenus
retrait progressif du marché français à partir de 1974, dans une logique opportuniste en maximisant l’effet de
en raison de la saturation du marché et de la crise levier financier, avec l’objectif de revendre à très court
économique, a entretenu pendant quelques années terme à contre-cycle en valorisant les actifs immobiliers
une longue absence de l’ensemble des investisseurs et en dégageant des plus-values importantes.
étrangers sur les marchés immobiliers français. Le
retour des investisseurs étrangers, notamment japonais à partir de 2002, avec le ralentissement annoncé du
et scandinaves, s’effectue durant les années 1986-1990. marché locatif et un marché de l’immobilier français
Leur participation dans l’investissement en immobilier de plus en plus mature, sont intervenus à l’opposé
d’entreprise triple alors sur les deux années 1988-1989, des investisseurs à moyen ou long terme, dits
atteignant plus de 40 % du total des engagements. Mais « core » recherchant des rendements plus faibles. Les
c’est essentiellement à la fin de la décennie 1990 que fonds allemands, ouverts ou fermés, succèdent aux
le poids des investisseurs étrangers est prépondérant, investisseurs américains. Ils investissent au contraire
avec près des deux-tiers des montants investis dans des américains, à plus long terme avec un faible
l’immobilier d’entreprise. recours à l’effet de levier de la dette, en achetant des
actifs immobiliers de qualité en général en direct lot par
On peut dresser une typologie d’intervenants sur lot. Avec la reprise des marchés, d’autres nationalités
les marchés d’immobilier de bureaux en France ont ainsi fait leur entrée (fonds du Moyen-Orient,
selon la nationalité et la durée de détention des actifs venant du Qatar, d’Arabie Saoudite, parfois du Koweït,
immobiliers (Graphique 2). Entre 1994 et 1997, ce investisseurs irlandais et espagnols) et ont investi le
sont les investisseurs opportunistes nord-américains marché immobilier français, désormais reconnu comme
qui relancent le marché affecté par la crise de 1991, l’un des marchés mondiaux de taille critique les plus
en rachetant les dettes et portefeuilles de créances aux établis et les plus transparents.

Graphique 2. évolution des engagements des investisseurs étrangers par nationalité en France dans l’immobilier
non résidentiel sur la période 1998-2009

Source : DTZ in Nappi-Choulet, L’immobilier d’entreprise, analyse économique des marchés, 2010, Economica.
Stratégies immobilières des fonds d’investissement opportunistes : 89
la financiarisation du marché immobilier français

B. Une stratégie immobilière et financière offensive réglementé, autrefois dominé par les compagnies
d’assurance, en rachetant les actifs aux foncières cotées
En devenant les premiers investisseurs étrangers sur le (en particulier à Gecina) et en procédant aux ventes à la
marché, avec près des deux tiers des investissements découpe d’immeubles de logements. D’autres comme
étrangers sur le sol français et près de la moitié de Morgan Stanley, affectent une partie de leurs ressources
l’ensemble des investissements dans l’immobilier en dans les maisons de retraite (les fonds MSREF Morgan
France, les fonds d’investissement immobiliers nord- Stanley Real Estate Fund).
américains bouleversent les méthodes d’investissement
immobilier en Europe en introduisant de nouvelles Quel que soit le secteur, les exigences de rendement
techniques et indicateurs financiers. Qualifiés en 1996 attendu par les investisseurs opportunistes sont
de façon péjorative de « fonds vautours », ils opèrent le importantes, au minimum de 20 % après effet de
changement de stratégies d’investissement en adoptant levier. Ce niveau de TRI induit une politique de
une stratégie financière contra-cyclique, qui consiste à risque complètement différente de celle retenue par
investir en bas de cycle, lorsque les prix sont au plus bas les investisseurs traditionnels core. Chaque actif
et les marchés immobiliers dépressifs, pour revendre immobilier est identifié par son niveau de risque qui
leurs actifs en haut de cycle quand les prix augmentent est fonction d’éléments à la fois endogènes et exogènes
afin de maximiser la plus value immobilière. à l’actif lui-même. Ainsi le risque de marché, élément
exogène, est pris en compte à partir des prévisions faites
Leur approche financière des actifs immobiliers les de la demande locative au moment où l’actif immobilier
amène à utiliser et à appliquer aux immeubles et au sera sur le marché. En acceptant des hauts niveaux
secteur immobilier en général des outils financiers de risque, les investisseurs opportunistes peuvent
spécifiques provenant de la finance classique. D’une investir dans des zones complètement délaissées par
approche patrimoniale, on passe rapidement à une les investisseurs traditionnels, comme certaines zones
approche financière anglo-saxonne de l’immobilier de renouvellement urbain tel que le développement du
privilégiant la liquidité des marchés et des actifs, la quartier d’affaires de Saint-Denis en région parisienne.
mutualisation et l’évaluation des risques associés
aux investissements immobiliers, et l’information Deux leviers sont identifiés pour apporter de la valeur
immobilière avec la mise en place d’audits techniques aux actifs immobiliers : l’amélioration des revenus
et juridiques et de nouvelles méthodes d’évaluation des locatifs de l’actif, et l’accroissement de la valeur de
immeubles. Dans le cadre de cette financiarisation de revente de l’actif.
l’immobilier, ces nouveaux investisseurs privilégient
essentiellement le secteur des bureaux, des locaux
d’activité, des plates formes logistiques, des hôtels et 1. La revalorisation locative des actifs immobiliers
centres commerciaux, au détriment du secteur résidentiel Une des stratégies de revalorisation locative de l’actif
qui échappe, notamment en France, à cette nouvelle consiste à renégocier les baux de l’actif, à remettre
approche. Les fonds opportunistes interviennent dans l’actif immobilier sur le marché pour bénéficier du
le secteur immobilier par des investissements directs potentiel de revalorisation locative de l’actif ou potentiel
et des investissements indirects ou financiers comme de réversion, c’est-à-dire la différence entre le loyer
les prises de participation dans les foncières, les couru ou en place et le loyer de marché. La reprise du
acquisitions de sociétés, les apports d’actions à des marché locatif de bureaux dans l’ensemble de la région
sociétés ou encore les « montages corporate » (exemple parisienne à la fin des années 1990 permet à l’ensemble
de Colony Capital sur Accor). des investisseurs d’envisager des ajustements à la hausse
des loyers. Le potentiel de réversion est largement
Par ailleurs, ces acteurs recherchent les actifs risqués positif jusqu’en 2007 au moment de la crise financière.
qui seront les plus rémunérateurs. Les immeubles
recherchés sont ceux qui présentent soit un risque Pour ce faire, des structures d’asset management,
locatif (les immeubles montés vides « en blanc »), soit jusqu’alors inexistantes dans l’immobilier, se
un risque administratif (celui du permis de construire, de développent à un rythme effréné dans ce nouveau
la construction) soit les deux, souvent sur des territoires contexte (Nappi-Choulet, 2009). La plupart des grands
en devenir, comme le quartier Saint-Denis à la fin des groupes immobiliers ou des investisseurs institutionnels
années 1990 (Nappi-Choulet, 2006). développent en interne ces structures dites « REIM »
(Real Estate Investment Management) : c’est le cas
Leur champ d’investissement s’élargit au fur et à mesure de BNP Paribas Reim, d’AXA Reim ou ING Reim.
de leur présence en France et concerne des secteurs où les D’autres sociétés se spécialisent dans la fonction.
investisseurs internationaux étaient traditionnellement C’est le cas d’Invesco Real Estate, filiale de la société
absents. Certains fonds comme Westbrook ou Lone nord-américaine d’asset management d’Invesco Asset
Star se diversifient dans le résidentiel, secteur très Management. Le groupe est l’un des plus importants
90 Ingrid Nappi-Choulet

gestionnaires d’actifs mondiaux dont l’objectif est L’enjeu est de taille dans un contexte où le marché
d’aider les investisseurs à construire leur patrimoine immobilier locatif est en expansion. La méthode est
et leur sécurité financière. Il gère en particulier les adaptée par les fonds opportunistes anglo-saxons à
investissements immobiliers et la gestion des actifs de partir des années 1998, une fois les créances douteuses
TIAA-CREF, le fonds de pension des enseignants acquises et gérées, mais également par la plupart des
américains qui gère dans le monde 21 milliards de dollars investisseurs institutionnels français qui lancent des
d’actifs immobiliers en direct, dont plus de 7 milliards fonds opportunistes à court terme dédiés à ce type
en Europe5. Des groupes français se spécialisent d’opérations spéculatives par nature.
également dans la gestion des actifs immobiliers,
comme AEW Europe (filiale de Natixis Global Asset Un exemple de ce type est apporté par l’imposant fond
Management). Leur mission est de procéder à la de private equity américain Carlyle. Le fonds intervient
réalisation des investissements et à la valorisation des en France, à la recherche d’actifs à forte valeur
actifs suite à la levée des capitaux fournis par les funds ajoutée potentielle, en priorité des opérations très bien
managers. Le métier d’asset manager se concentre sur localisées dont le coût de restructuration peut atteindre
la création de valeur : il s’agit de renégocier les baux, de 100 % du montant de l’investissement. Il se spécialise
valoriser les loyers, d’assurer le suivi des flux bancaires en particulier dans les restructurations d’immeubles de
auprès des investisseurs, le suivi juridique et fiscal des bureaux en centre ville, segment qui représente plus de
baux, la facturation des loyers et des charges. 50 % de son portefeuille en Europe, que le fond qualifie
de « capital-risque dans l’immobilier », comme celui
2. Le repositionnement de l’actif dans son marché de l’ancien immeuble haussmannien des Douanes,
Une autre modalité de création de valeur consiste à rue du Bac, dans le 7e arrondissement, reconverti en
repositionner l’actif immobilier dans son marché. C’est bureaux et commerces en 2011 ou comme les locaux
en général la modalité retenue par les investisseurs de l’Imprimerie nationale dans le 15e arrondissement
dits opportunistes qui recherchent des actifs à forte parisien (Cour des Comptes, 2008).
potentialité de création de valeur, achetés à des niveaux
de prix bas, et pour lesquels il est fortement probable de
créer de la plus-value. III. (1996-2008) : UNE PéRIODE D’ACTIVITé
UNIQUE, INTENSE ET DIVERSIFIéE EN
La principale source de création de valeur réside dans France
l’acquisition d’actifs de seconde main en général
obsolescents pour lesquels sont entrepris des travaux de Absents du paysage francilien, les fonds d’investissement
rénovation qui permettent de positionner l’actif sur le nord-américains interviennent en France dans les
marché des immeubles neufs ou rénovés, à des niveaux années 1996-1998 pour le rachat des portefeuilles
de loyers supérieurs, et indirectement à des niveaux de de créances immobilières douteuses. Dès lors, ces
prix plus élevés. Le cas se présente en particulier dans fonds d’investissement opportunistes se diversifient
le quartier d’affaires de La Défense (Nappi-Choulet, progressivement sur le marché de l’immobilier
2011), où de nombreuses tours dites de première d’entreprise en France. Cette période est faste pour
génération construites dans les années 1960 et 1970 l’immobilier : le marché locatif comme celui de
deviennent obsolètes techniquement et inadaptées l’investissement retrouvent tous deux leur dynamisme ;
aux attentes du marché. Plusieurs d’entre elles sont le marché devient particulièrement attractif pour les
intégralement rénovées, restructurées et agrandies dans investisseurs étrangers, grâce à l’allègement des droits
les années 2000 par des investisseurs anglo-saxons d’enregistrement en 1999.
opportunistes : l’ancienne tour Bull devient en 2009
la tour Séquoia par Tishman Speyer, l’ancienne tour A. Le rachat des créances douteuses (1996-1998)
CB31, appartenant au fond américain Beacon Capital
Partner, devient en 2011 la tour First. Les années 1996-1998 sont marquées par le rachat des
créances douteuses dans un contexte immobilier en
Un second levier qui peut se cumuler au premier, pleine crise. Les fonds américains sont alors les seuls à
consiste à prendre le risque locatif, et à développer en avoir à la fois, la technicité et les liquidités suffisantes
tant qu’investisseur, des opérations de bureaux en blanc pour investir massivement dans les portefeuilles détenus
pour capter les plus-values potentielles. Les immeubles par les sociétés de defeasance. Les montants investis
sont montés en blanc, la maîtrise d’ouvrage déléguée sont en effet considérables. Ils représentent plus de la
aux promoteurs immobiliers souvent locaux, puis pré- moitié (51,4 %) des investissements dans l’immobilier
loués à de grands utilisateurs en recherche de locaux d’entreprise en France en 1996. Les fonds les plus actifs
toujours plus fonctionnels. Les immeubles sont ensuite sont alors ceux de Lehman Brothers, Merrill Lynch,
revendus à des investisseurs core dits Long Terme, avec LaSalle, Morgan Stanley, et Whitehall. Ainsi entre
plus-value et rendement locatif attractif. 1995 et 1996, ces derniers, gérés par Goldman Sachs
Stratégies immobilières des fonds d’investissement opportunistes : 91
la financiarisation du marché immobilier français

acquièrent pour 8 milliards de francs de créances (800 de 55 sièges régionaux français appartenant à EDF, au
millions auprès de Indosuez, 3,2 millions de créances prix de 521 millions d’euros.
cédées par la banque Worms filiale de l’UAP, 4 milliards
cédés par Suez). GE Capital, pôle financier de General Une autre diversification consiste à développer en
Electric, investit de son coté, un milliard de francs tant qu’investisseurs des opérations en blanc, c’est-
dans le rachat d’un portefeuille de créances auprès du à-dire réalisés sans connaissance de l’utilisateur avec
CDR (Consortium De Réalisation), tandis que Lehman un risque locatif de fait très élevé, en anticipant une
Brothers, Cargill et LaSalle Partners se partagent pour reprise du marché locatif. En 1999, selon les données
900 millions de francs le portefeuille de créances cédées de marché, sur les 38 milliards de francs investis dans
par la Barclays. à la même époque, seul un français, les bureaux, plus d’un quart sont des investissements de
Unibail, parvient à lever un fonds dédié à l’immobilier restructuration d’opérations en blanc.
décoté (Crossroad Properties), mais sans être parvenu
à la fin 1996 à investir dans le rachat de ces créances C’est le cas de Whitehall, qui restructure après avoir
douteuses. Leurs investissements proviennent dans un acquis auprès du groupe PSA un portefeuille de 5
premier temps essentiellement de fonds gérés par des immeubles de bureaux et d’un bloc d’emplacement
structures bancaires (Morgan Stanley, Goldman Sachs, de parkings à Neuilly, l’ancien siège social de Citroën
Lehmann Brothers) ou de grands groupes industriels (environ 45 000 m²). La nouvelle opération réalisée en
(General Electric, Cargill). Rapidement, ils sont partenariat avec le promoteur Générale Continentale
rejoints par des fonds d’investissement indépendants à Investissements (GCI) est baptisée Crystal Park.
partir de 1998, comme Westbrook ou Orion. L’opération montée en blanc est revendue quelques
mois après fin 2004, louée avec un bail de 12 ans fermes
B. La niche des externalisations d’actifs d’entreprise à PricewaterhouseCoopers, à 450 millions d’euros (soit
(1999-2003) un taux de rendement inférieur à 6%) au fonds core
allemand Kanam. De son côté, le promoteur américain
Au début des années 2000, de nouveaux fonds Hines France construit ou restructure plusieurs tours
opportunistes indépendants pénètrent le marché à La Défense (tour PB6, restructuration de la tour
français et ouvrent leurs bureaux à Paris : Orion Capital CB16).
Managers (2001), Pacific Investment, Hines (2002),
Apollo Real Estate (1998) ou Blackstone (2000). C’est La période constitue « la phase industrielle » de
en 2001, que le record des investissements américains la gestion d’actifs immobiliers, marquée par de
est atteint dans l’immobilier d’entreprise, avec le nombreuses opérations d’acquisitions et de ventes
rachat par Whitehall et General Electric d’une partie d’actifs immobiliers, qui s’échangent comme des actifs
du portefeuille d’actifs d’entreprise cédé par France financiers sur un marché d’investissement devenu de
Télécom. plus en plus liquide, où les actifs de bureaux sont les
plus recherchés. Ces actifs représentent sur la période,
Tandis que les grands groupes industriels cèdent plus de 70 % de leurs investissements. La rotation des
leurs actifs immobiliers en plusieurs vagues durant actifs s’accélère en 2006-2007, dans un contexte de
les années 2000, dans un contexte de recherche de hausse généralisée des prix immobiliers.
valeur actionnariale (Williams, 2000 ; Nappi-Choulet,
2003), les fonds d’investissement de court terme Par ailleurs, les fonds diversifient leur patrimoine et
recherchent de leur coté à la fois des actifs à acquérir commencent à investir en dehors du marché parisien ou
et des actifs à valoriser. Les portefeuilles d’actifs dans d’autres segments de marché. Pacific Investment
cédés comprennent à la fois des locaux techniques et investit dans des immeubles de bureaux à Cergy-
localisés en province, mais surtout des sièges sociaux Pontoise dans le nord de la région francilienne (Parc
historiquement localisés en centre-ville parisien, à des Saint Christophe) et Blackstone, investit dans plusieurs
adresses de prestige. C’est ce qu’entreprend GE Real parcs logistiques en province (Lille, Beaune, l’Isle
Estate en rachetant des patrimoines auprès de foncières d’Abeau). Le fonds Colony Capital investit en 2005
françaises cotées comme Klépierre et Simco ou auprès dans les hôtels du groupe Accor tandis que le fond
d’entreprises. L’externalisation des actifs immobiliers Apollo Real Estate, prend des parts en 1998 dans la
de France Télécom illustre bien la participation des société France Terre afin d’investir de manière indirecte
fonds opportunistes dans ce type d’opérations. Une dans le résidentiel.
première vague de cession d’actifs immobiliers a eu
lieu en 2001 pour un montant de 3 milliards d’euros C. La crise du marché locatif de bureaux et la
où GE et Whitehall ont investi aux côtés d’IXIS AEW. recherche de nouvelles opportunités (2003 à 2008)
Une seconde vague a eu lieu en 2002 avec un fonds de
Morgan Stanley, MSREF IV. Ce dernier avait acquis Alors que le marché de l’investissement est en pleine
également un an auparavant, un portefeuille composé euphorie entre 1997 et 2001, le marché locatif des
92 Ingrid Nappi-Choulet

bureaux marque un ralentissement soudain à partir la société P2C, qui détient plus de 300 commerces, soit
de 2002. L’éclatement de la bulle internet en 2001 50 000 m², et 1 350 logements rue de la République
ainsi que les attentats terroristes du WTC en 2001 à Marseille. Le fond (Lone Star Fund IV) s’engage
ralentissent l’activité économique générale en France dans le plus important programme de rénovation
et à l’étranger et entraîne un phénomène d’attentisme de centre-ville (134 000 m²) baptisée Marseille-
des grands utilisateurs dans leur prise de décision sur République, en France. L’opération est revendue deux
des surfaces significatives. ans après en 2007 pour deux cents millions d’euros, à
Atemi, filiale de Lehman Brothers. Le fond Cargill de
La demande placée des utilisateurs retombe à des niveaux son coté acquiert auprès de la Ville de Lyon, le quartier
proches de 1996 (moins d’1,5 million de m² par an) au Grolée-Carnot dans le 3e arrondissement de Lyon pour
moment de la reprise du marché locatif. Les valeurs 87 millions d’euros (soit 10 immeubles haussmanniens
locatives chutent de 6 % en moyenne à Paris et de 8 % représentant 43 000 m² de logements et de commerces)
pour les immeubles prime du QCA parisien. C’est le pour revendre deux ans plus tard les commerces de rez-
moment de haut de cycle que les fonds d’investissement de-chaussée avec une forte plus-value à la foncière Les
recherchent pour réaliser les plus-values en arbitrant Docks Lyonnais.
conformément à leur stratégie et en céder leurs actifs. En 2005, l’état français met en place une politique
Le marché parisien connaît un paradoxe nouveau : une volontariste de cessions d’immeubles, dictée notamment
récession sur le marché locatif combinée à un marché de par la volonté d’accroître les recettes budgétaires non
l’investissement particulièrement expansif, au point de fiscales pour réduire le déficit. La politique est confiée
devenir le principal marché d’investissement en Europe à l’administration des domaines rebaptisée France
avec plus de 8 milliards d’euros d’investissements Domaine. Sur la seule période 2005-2007, l’état
directs en 2002. Les investisseurs opportunistes encaisse un montant total de 2,252 milliards d’euros de
américains deviennent soudainement vendeurs nets produits de cessions immobilières (Cour des Comptes,
d’actifs de bureaux sur la période, en cédant en 2004, 2009). La Cour des comptes fait remarquer que « La
dans l’immobilier d’entreprise, environ 2,7 milliards mise sur le marché de biens prestigieux a rencontré une
d’euros d’actifs. demande d’investisseurs nationaux ou internationaux
qui a, en retour, contribué à encourager l’administration
Dès lors, un nouveau type de fonds apparaît avec la dans la poursuite d’une politique ambitieuse de
volonté affichée d’investir sur un horizon de long cessions ». Parmi les sociétés d’investissement, la part
terme, supérieur à 10 ans. C’est le cas de Morgan des sociétés intervenant pour le compte d’investisseurs
Stanley, qui crée un fonds intégralement dédié à ce internationaux est prépondérante, ces sociétés (parfois
type d’investissement : l’Eurozone Office Fund. Des par l’intermédiaire d’une filiale de droit français)
fonds de pension américains comme TIAA apparaissent représentant 54 % des produits de cession.
aussi sur le marché français avec les mêmes objectifs
d’investissement à long terme.
IV. CONCLUSION
Les fonds opportunistes de court terme quant à eux,
recherchent de nouvelles opportunités et cèdent leurs Les fonds d’investissement opportunistes, par nature
actifs de bureaux pour investir dans de nouveaux spéculatifs et court-termistes, sont apparus en France à
marchés spéculatifs, comme le marché résidentiel haut- partir de 1996, au moment de la grande crise immobilière
de-gamme. C’est le cas du fonds Westbrook qui, après des années 90, alors que l’ensemble des marchés
avoir acquis des immeubles de bureaux entre 1997 et immobiliers français, principalement de bureaux,
2002, change radicalement de stratégie en investissant sont en pleine récession. Rapidement, cette catégorie
massivement dans le logement parisien en rachetant 98 d’investisseurs est associée à la « financiarisation » de
immeubles soit 3 200 appartements à Simco, une filiale l’industrie immobilière. Dès lors, le marché immobilier,
de la foncière cotée Gecina. par essence local et physique, devient notamment pour
les immeubles de bureaux prime, un marché globalisé
Les actifs résidentiels, délaissés par les sociétés et mondial. Les actifs immobiliers à vocation locative
foncières cotées à la recherche de rendement locatifs sont détenus par des sociétés ou des entités qui lèvent
plus importants fournis par les bureaux, deviennent le des fonds sur le marché mondial des capitaux. Dans ces
nouvel actif de prédilection des fonds opportunistes. conditions, l’immeuble et son quartier deviennent des
Les acquisitions se multiplient alors que de grandes actifs financiers dans un monde globalisé.
villes cèdent leurs actifs et que l’état français définit en
2005 une politique ambitieuse de cessions immobilières Le phénomène est de grande ampleur et marque en
(Nappi-Choulet, 2012). France une rupture dans l’approche de l’investissement
immobilier. On passe ainsi d’une approche patrimoniale
Le fonds Lone Star investit la rue de la République à à une approche financière de l’immobilier, où les
Marseille ; il rachète en 2004, pour 117 millions d’euros, techniques financières de gestion d’actifs appliquées
Stratégies immobilières des fonds d’investissement opportunistes : 93
la financiarisation du marché immobilier français

traditionnellement aux valeurs mobilières s’appliquent 4


Selon l’INREV.
désormais aux actifs immobiliers. L’immobilier devient 5
Cf. Rapports d’activités.
un actif comme les autres – la troisième classe d’actifs
– qui permet aux investisseurs de diversifier les risques
de leurs portefeuilles d’actifs. Le périmètre de la finance BIBLIOGRAPHIE
s’élargit à l’immobilier.
Adair A., Berry J., McGreal S., Deddis B. & Hirst S.
Ces nouveaux fonds d’investissement, principalement (1999). Evaluation of Investor Behaviour in Urban
nord-américains, ont fait les quartiers d’affaires parisiens Regeneration, Urban Studies, 36(12), 2031-2045.
des années 2000. Ils sont intervenus spécialement en Adair A., Berry J., McGreal S., Hutchison N., Watkins
1996 pour les opérations de bureaux, logées tout d’abord C. & Gibb K. (2004). Urban Regeneration and Prop-
dans les créances douteuses des années 1980, puis erty Investment Performance, Journal of Property
dans la rénovation et le développement de nombreuses Research, 20(4), 371-386.
opérations prestigieuses. Certes spéculatifs, leur rôle Booth P. (2002). Le partenariat public-privé en Grande-
est ambigu. Ils contribuent fortement à la hausse Bretagne, in Partenariat Public-Privé et collectivités
spectaculaire des prix immobiliers, tout en développant territoriales, Paris : La Documentation Française,
un marché immobilier de taille internationale et initiant 291 p.
la prise de risque d’opérations immobilières dans des Clark G. (2000). Pension fund capitalism. Oxford :
territoires de renouvellement urbain, délaissés par les Oxford University Press, 342 p.
autres investisseurs. Clark G. (2005,). Setting the agenda: The geography of
global finance, Working Paper 05-03, School of Ge-
Leur motivation réside dans la probabilité d’y trouver ography and the Environment, Oxford University.
des retours sur fonds propres particulièrement élevés. Cour des Comptes (2008). Les opérations immobilières
Les anticipations de plus-values sur la revente des Kleber/Convention à Paris, Rapport annuel public,
actifs immobiliers obtenues en investissant en bas de 635-655.
cycle immobilier entre 1997 et 1999 et la possibilité Cour des Comptes (2009). Les cessions des biens im-
de recourir à la dette lorsque les taux d’intérêt sont mobiliers de prestige par France Domaine, Rapport
historiquement bas y contribuent fortement. annuel public, 84-106.
Fainstein S. (2009). Mega-projects in New York, London
Fonctionnant sur des niches de marché, le retournement and Amsterdam, International Journal of Urban and
du cycle locatif de bureaux les invite à s’intéresser aux Regional Research, 32(4), 768-785.
autres quartiers de ville à partir de 2002, notamment Hagerman L. et al. (2005). Pension Funds and Urban
à la rénovation des commerces et des quartiers Revitalization: Competitive returns and a revitalized
résidentiels de centre-ville, avec le maximum de New York, Oxford University Centre for the Environ-
risque rémunérateur. Les opérations de vente à la ment, WP 05-13.
découpe de logements font particulièrement scandale Hagerman L., Clark G. & Hebb T. (2007). Investment
à Paris, où les prix immobiliers résidentiels flambent. intermediaries in economic development: Linking
à l’inverse, dans certains quartiers, Lyon ou Marseille, pension funds to urban revitalization, Investment In-
des opérations montées « en blanc » plus récemment, termediary Case Study, Harvard Law School, 57 p.
avec des perspectives de plus-values considérables, Henneberry J. & Roberts C. (2008). Calculated Inequal-
deviennent des actifs financiers vides, dans un contexte ity? Portfolio Benchmarking and Regional Office
de hausse généralisée des prix et de crise financière Property Investment in the UK, Urban Studies, 45(5
globalisée. & 6), 1217-1241.
Jones C. & Watkins C. (1996). Urban Regeneration
Notes and Sustainable Markets, Urban Studies, 33(7),
1
 Déclinées pour l’instant dans huit pays européens 1129-1140.
(Allemagne, Belgique, Bulgarie, France, Grèce, Italie, Pays- Jones C. (1996). Urban regeneration, property develop-
Bas et Royaume-Uni), les Reits ont l’obligation de distribuer ment, and the land market, Environment and Plan-
une part importante de leur résultat et de leurs plus-values. ning C: Governement and Policy, 14, 269-279.
En contrepartie, elles bénéficient d’un régime de transparence Nappi I. (1994). Le marché des bureaux, analyse des
fiscale, c’est-à-dire d’une exonération d’impôt sur leurs acteurs de l’offre, Thèse de doctorat en sciences
revenus, et doivent respecter des règles de dispersion de leur économiques, Université de Paris XII.
capital. Nappi-Choulet I. (1995). Pour une approche immobilière
2
Selon l’Institut d’Épargne Immobilière et Foncière (IEIF). et financière des marchés de bureaux, Revue d’Eco-
3
En France, les SCPI et les OPCI représentent les deux nomie Régionale et Urbaine, 3, 481-500.
principales catégories de véhicules d’investissement non Nappi-Choulet I. (1997). Les bureaux: Analyse d’une
cotés réglementés par l’AMF. En Allemagne, tous les fonds
crise. Paris : Éditions
�������������
Adef, 181 p.
ouverts sont réglementés par la BaFin.
94 Ingrid Nappi-Choulet

Nappi-Choulet I. (�������
2003). The Economic and Financial Trache H. & Green H. (2001). L’intervention des inves-
Reasons for Corporate Property Outsourcing in tisseurs privés dans des projets de renouvellement
Europe, in The Compendium of Real Estate Papers, urbain, Les cahiers pratiques de renouvellement
IPD, 97-103. urbain, 1.
Nappi-Choulet I. (��������������������������������
2006). The Role and Behavior of Turvey R. (1957). The economics of real property, an
Commercial Property Investors and Developers in analysis of property values and pattern of use, Lon-
French Urban Regeneration: The Experience of the don, George Allen and Unwin, 150 p.
Paris Region, Urban Studies, 43(9), 1511-1535. Williams K. (2000). From shareholder value to present-
Nappi-Choulet I. (2009). Les mutations de l’immobilier, day capitalism, Economy and Society, 29, 1-12.
de la finance au développement durable, Paris :
Édition Autrement, 304 p.
Nappi-Choulet I. (2010). L’immobilier d’entreprise,
analyse économique des marchés, Paris : Édition Coordonnées de l’auteure :
Economica, 256 p.
Nappi-Choulet I. (2011). La financiarisation des quar- Ingrid Nappi-Choulet
tiers d’affaires : l’exemple de Cœur Défense, Esprit, Professeur
novembre, 30-43. Titulaire de la Chaire Immobilier et Développement
Nappi-Choulet I. (2012). Le logement, laissé-pour- durable
compte de la financiarisation de l’immobilier, Esprit, ESSEC Business School
janvier, 84‑95. 1 Avenue Bernard Hirsch, BP 50105
Ratcliff R.-U. (1961). Real estate analysis, New York : 95021 Cergy-Pontoise cedex – FRANCE
Mac Graw Hill, 342 p. nappi@essec.fr

Vous aimerez peut-être aussi