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Introduction

La critique littéraire, cette notion, ou plus exactement ce champ d'étude, n'est pas
abordée en tant que telle dans les études littéraires secondaires ; on y enseigne les auteurs de
la littérature, on y lit des œuvres, on apprend aussi des éléments d'histoire littéraire et l'on
s'initie au classement des œuvres par genre (épistolaire, roman, poésie, théâtre,
autobiographie…). On n'a pas à se demander quelle est l'essence de la critique.
Cependant si la critique ne fait pas l'objet d'une approche théorique, au terme de laquelle
on se demande ce qu'est la critique littéraire, on la pratique cependant sous la forme scolaire
du commentaire composé, de la lecture analytique… On parle des œuvres, on écrit sur
des textes, on réfléchit à propos d'un poème, d'une scène ou d'un personnage
romanesque… Sur, à propos de… — ces prépositions indiquent bien que l'on construit un
discours second, on commente, on apprécie, on observe, on juge éventuellement une
construction textuelle.
Le cours qui débute aujourd'hui et s'adresse à des étudiants de première année de Lettres
Modernes, porte non sur la pratique critique mais sur la théorie critique. On ne lira pas une
œuvre de Baudelaire, de Victor Hugo… mais on se demandera plutôt comment parler de leurs
œuvres, et même plus généralement comment s'organise le discours sur une œuvre littéraire
quelle qu'elle soit, quelle en est la finalité.
Nul n'ignore que les écrits littéraires ont donné lieu à toutes sortes de commentaires. La
seule œuvre de Shakespeare a ainsi suscité une telle pléthore de gloses qu'une vie suffirait à
peine pour les lire. Une bibliographie critique des œuvres de Racine occuperait plusieurs
volumes entiers. Cette inflation est vertigineuse et pourrait finir par susciter un sentiment de
découragement, d'inanité. À quoi bon ?
Cette activité critique  surabondante et qui s'accroît de jour en jour, est-elle bien utile ? Et
ne pourrait-on pas se dispenser de ce long détour ? Que fait-on exactement d'ailleurs lorsque
l'on porte un regard critique sur une œuvre ? Qu'est-ce qui fonde la légitimité de ce discours ?
Y a-t-il de bonnes ou de moins bonnes manières de soumettre une œuvre à la critique ? ou du
moins comment notre discours sur une œuvre peut-il espérer lui apporter ce qu'elle n'a pas ? Il
convient de réfléchir à un acte réflexif, un acte de second degré (secondaire ?) que nous
pratiquons depuis l'école primaire. Autrement dit, nous nous proposons de soumettre à la
critique la critique littéraire : elle qui d'ordinaire juge, elle sera jugée à son tour.
Le mot de critique : la problématique du cours
Mais arrêtons-nous d'abord sur le mot lui–même de « critique » qui comporte plusieurs
acceptions, plusieurs significations, lesquelles ne s'accordent pas toutes entre elles.
Tout d'abord remarquons que « critique » est à la fois un adjectif et un nom ;
historiquement, c'est d'abord un adjectif, qui vient par le latin criticus du
grec krineïn. Krineïn, c'est juger comme décisif. Il appartient au vocabulaire antique de la
médecine, ce qui fait rapport à une crise ; l'organisme est en danger, en perturbation et il faut
une intervention pour y mettre un terme. Cet état d'urgence suppose de bien diagnostiquer et
surtout d'appliquer les règles médicales à bon escient. Cela amène un changement décisif,
crucial. On parle ainsi de phase critique de la maladie, ou bien encore de l'« âge critique »
pour désigner la ménopause… Il faudra garder à l'esprit ce terme dont le sens ne disparaît pas
complètement et qui reste sous-jacent aux sens modernes du vocable.
Cependant, ce qui concerne notre propos, il s'agit essentiellement du nom, d'apparition plus
récente (XVIIe siècle) : la critique. Il désigne alors un jugement intellectuel c'est-à-dire un
acte portant sur l'examen d'un principe, d'un fait, en vue de porter une appréciation. On parle
ainsi de la critique artistique ; on juge non pas les œuvres mais des œuvres (analyse,
appréciation, examen).
Par glissement métonymique, ce sens (activité) se restreint au sens de « résultat » de cette
activité judicatoire, de ce jugement : on peut dire alors : « Ce roman/ce spectacle/ce concert a
reçu une bonne ou une mauvaise critique.  »
La critique se teinte d'une signification plus morale, repose sur une axiologie : « Sa
conduite mérite une sévère critique. » On finit même par le prendre exclusivement en
mauvaise part ; la critique est un jugement négatif, défavorable (blâme, attaque,
condamnation, éreintement) : « Il subit des critiques incessantes. » Dans ce cas, on juge les
œuvres.
Enfin plus spécifiquement la critique littéraire constitue comme un genre littéraire en soi
ou si l'on veut, elle est, selon le mot de Ferdinand Brunetière, « la contrepartie de tous les
genres littéraires  », sous la forme d'articles, de recensions, de recueils d'articles, ou d'essais,
de monographies. Le nom féminin, « la » critique, se spécialise dans une fonction, un métier,
un état ou une profession : le critique, cette figure apparue dans la vie littéraire française à
partir essentiellement du XVIIIe siècle, s'est développée au XIXe siècle (citons parmi des
dizaines de noms, illustres mais passablement tombés dans l'oubli, ceux de Jean François de
La Harpe (1739-1803), d'Abel François Villemain (1790-1870), de Jules Janin (1804-1874),
de Gustave Planche (1808-1857), de Ferdinand Brunetière (1849-1906), de Jules Lemaître
(1853-1914), d'Émile Faguet (1847-1916). Seule l'œuvre de Sainte-Beuve (1864-1869) a
perduré et gardé des lecteurs malgré de sensibles éclipses.
La critique est ainsi une forme d'écriture qui, bien qu'elle prenne appui sur un autre texte,
peut avoir son autonomie propre : on ne peut écrire de la critique sans avoir lu une œuvre
littéraire mais on peut fort bien en lire sans avoir (encore) lu, ou même sans jamais lire
l'œuvre critiquée.
En rassemblant tous ces sens distincts, la critique littéraire se délimiterait ainsi :
1/ Par un jugement que l'on porte sur une œuvre : on juge des œuvres ; la critique aurait
alors une fonction de connaissance, serait du côté du savoir, de la science. D'où la question :
que doit-on savoir d'une œuvre ? quel savoir la critique littéraire peut-elle nous offrir ?
2/ Par un jugement de valeur : on juge les œuvres La critique poserait la question de la
valeur esthétique. D'où la question : quels sont les limites et les fondements de ce jugement ?
3/ Par un jugement de goût. La critique arbitrerait la question du goût, permettrait une juste
appréciation d'une œuvre. D'où la question : jusqu'à quel point la critique nous permet-elle de
goûter, d'apprécier mieux l'œuvre ?
Cette distinction donnerait lieu à distinguer trois fonctions : description,
interprétation/évaluation, appréciation Cette triple question, si on tente d'y répondre, donnerait
les linéaments d'une critique de la critique littéraire.
Avant d'aborder directement cette question, il est nécessaire d'analyser ce que peut bien
recouvrir « la critique littéraire », son champ, en fait ses champs d'exercice.
I - Typologie de la critique littéraire

Je vous renvoie pour cette question à la lecture de :


- Fabrice Thumerel, La Critique littéraire, Armand Colin, Cursus, 2000.
- Albert Thibaudet, Réflexions sur la critique littéraire, Gallimard, 1939, pp. 125-136.
- Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Librairie Nizet, s.d., (1930).
- Antoine Compagnon, La Critique Littéraire, Article de l'Encyclopaedia Universalis.
- Gérard Genette, Figures V, Seuil, 2002, pp. 7-12.

Je commenterai seulement et reprendrai les grandes lignes de l'analyse typologique établie


par A. Thibaudet (1876-1936), ce critique français de l'entre-deux-guerres qui fut à la fois
professeur et journaliste, universitaire, et chroniqueur dans la fameuse Nouvelle Revue
Française, fondée par André Gide. En effet, la description géographique qu'il donne de la
critique présente l'avantage d'être claire et distincte, mais aussi subtile en ce qu'elle ne fige pas
le champ critique, établit des liaisons, des passerelles dans cet univers assez mouvant.
Il distingue trois critiques :
Je les appellerai […] la critique des honnêtes gens, la critique des professionnels,
et la critique des artistes. La critique des honnêtes gens, ou critique spontanée est
faite par le public lui-même, ou plutôt par la partie éclairée du public et par ses
interprètes immédiats. La critique des professionnels est faite par des spécialistes,
dont le métier est de lire des livres, de tirer de ces livres une doctrine commune,
d'établir entre les livres de tous les temps et de tous les lieux une espèce de société.
La critique des artistes est faite par les écrivains eux-mêmes, lorsqu'ils
réfléchissent sur leur art, considèrent dans l'atelier même ces œuvres que les
critiques des honnêtes gens voient dans les salons […] et que la critique
professionnelle examine, discute, même restaure, dans les musées.
Cette distinction entre les professeurs, les artistes et les journalistes, Gérard Genette a
raison de faire remarquer qu'elle est sans doute encore vraie sous la Troisième République
mais de moins en moins vérifiée dans la société actuelle où il n'est pas rare qu'un professeur
soit en même temps journaliste (c'était déjà le cas de Thibaudet lui-même) et même…
écrivain, romancier, poète, auteur dramatique.
Reprenons au moins deux éléments de cette triade, moins pour décrire les institutions de la
critique que les tropismes de la critique littéraire. Thibaudet au reste ne veut pas ériger cette
distinction des trois critiques comme une nomenclature stricte, comme une description
sociologique ou empirique, mais, selon le modèle des phases d'une évolution créatrice,
comme des tendances, des émanations contradictoires mais solidaires, indépendantes mais
finalement complémentaires, de la vie spirituelle critique.
II - La critique spontanée
Ces critiques sont des lecteurs qui n'appartiennent pas au monde littéraire ou à une société
de savants. Ils parlent des œuvres, ne sont pas des spécialistes, plutôt des amateurs éclairés.
L'origine de cette critique, il faut la chercher dans une tradition historique de la culture
française (aristocratique, puis bourgeoise), celle des salons parisiens. On cause en bonne
compagnie. On est entre amis ou entre pairs, on échange des points de vue, on s'enflamme, on
s'enthousiasme, on défend avec passion et éloquence son point de vue, on admire ou l'on
déteste et l'on fait partager son engouement ou sa réprobation. C'est, dit Thibaudet, « l'eau-
mère de la critique » ! On aurait tort de la négliger bien qu'elle soit souvent liée à des modes,
à des emballements passagers. Son temps est celui de l'instant présent. Les livres ont besoin
de cette rumeur, de « ce courant, cette fraîcheur, cette respiration, cette atmosphère du
moderne, qui se forment, se déposent, s'évaporent, se renouvellent par la conversation ».
Cette critique de conversation court le risque de se transformer en bavardage ; on parle
d'un livre et cela dispense souvent de l'avoir lu. Ou bien encore, on se laisse entraîner par la
mode, le snobisme, on parle sans connaître ou du moins sans avoir lu avec une attention
soutenue (« Avez- vous lu les Fruits d'Or ? » dans le roman de Nathalie Sarraute). L'on est
bien étonné d'ailleurs lorsque l'on constate que les ouvrages qui, dans le passé, ont été le plus
appréciés et le plus avidement lus nous apparaissent comme très datés, démodés (Pierre Loti,
Paul de Kock, Géraldy). On s'explique mal la gloire d'un Béranger, poète qui eut droit à des
funérailles nationales — et à qui Sainte-Beuve, selon Proust (son plus fameux détracteur,
sinon le plus virulent), semblait accorder plus de respect qu'à Baudelaire !
Le sort de cette critique est donc d'être vouée à une rapide péremption. Trop liée au goût
du jour. Critique éphémère, journalière. Le Journalisme a pris le relais écrit de cette
conversation cultivée ou demi cultivée. Et de fait l'émergence de la figure du critique-lecteur
qui s'adresse aux lecteurs potentiels d'un livre doit beaucoup au développement de la presse au
XIXe siècle car auparavant les critiques-censeurs, comme Boileau (1636-1711), s'adressaient
aux auteurs plutôt qu'aux lecteurs. Dans une feuille quotidienne ou hebdomadaire, ou à
présent dans des magazines en ligne, on doit être rapide, plaisant, délibérément superficiel.
Cette critique, les professionnels la récusent et souvent la dénigrent ; et ils n'ont pas tout à
fait tort. Elle assure cependant la vitalité de la vie littéraire et « contribue, écrit Thibaudet, à
donner de l'être au jour qui passe ». Et cela même si beaucoup de livres du jour sont des
livres d'un jour, même si la critique n'opère pas le tri (ce dont le temps se charge), même si
elle se trompe plus souvent qu'à son tour lourdement dans ses choix. On pourrait même
composer un livre de toutes les erreurs d'appréciation commises par des critiques-journalistes
les plus avertis mais incapables de discerner un grand écrivain au moment de son
émergence… Ce serait un sottisier qui n'exclurait aucun journaliste de mérite ou de goût[1].
Cependant l'avantage de ces « chroniques » réside dans leurs faiblesses : cette critique
(spontanée mais pas pour autant irréfléchie) entretient un dialogue vivant avec les œuvres ;
elle est multiple, contradictoire, en mouvement, ouverte au devenir, curieuse. Il ne faut pas la
dédaigner : un écrivain a généralement besoin de lecteurs avant qu'une gloire posthume ne le
consacre.

Sur la critique spontanée, voir le compte rendu de P. Sultan sur le livre de de Bruno


Curatolo et Jacques Poirier, La Chronique littéraire : 1920-1970.

À cette critique du profane, on peut opposer (ou superposer) la critique de l'homme de l'art,
de l'initié, des artistes.
III - La critique des écrivains
Qui apparemment serait mieux placé que l'artiste pour juger de l'art, un romancier pour
évaluer une construction romanesque, un poète pour jauger une réalisation ?
Tous les écrivains — c'est la règle — ont été des lecteurs, des lecteurs avides, passionnés,
enthousiastes. Lorsqu'ils célèbrent une œuvre, ils parviennent à en saisir l'inspiration, le génie
propre ; leur sensibilité vibre et s'exprime avec éloquence. C'est un regard en sympathie, de
l'intérieur, et qui va vers la hauteur ; c'est un dialogue de sommet à sommet. Ainsi, lorsque
Victor Hugo fait l'éloge funèbre de Balzac, lorsque Balzac commente La Chartreuse de
Parme[2], ou bien encore lorsque Baudelaire rend hommage à Gustave Flaubert[3], ils ont su,
avec générosité et surtout perspicacité, parler d'œuvres à la fois éloignées de leurs propres
voies mais dont leur intelligence artistique propre a su pénétrer l'originalité et la force,
souvent peu comprises de leurs contemporains, et même négligées par les critiques littéraires
attitrés.
C'est surtout au XIXe siècle, avec le romantisme, bien qu'on puisse sans doute la faire
débuter au XVIIIe siècle notamment avec Diderot (1713-1784), que s'est développée cette
critique littéraire représentée par des artistes-critiques : Chateaubriand (1768-1848), Hugo
(1802-1885), Lamartine (1790-1869), Gautier (1811-1872), Baudelaire (1821-1867), Barbey
d'Aurevilly (1808-1889)… C'est une chaîne qui se prolonge jusqu'au XXe siècle, siècle dans
lequel apparaît même une figure paradoxale, le critique-écrivain, qui fait de l'activité et de
l'écriture critique une forme d'art qui absorbe toutes les autres.
 

Voir Cabanès J-L., Larroux G., Critique et théorie littéraire (1800-2000), Paris, Belin,
2005 (Collection Belin Lettres Sup), chapitre 3, « La critique des créateurs », pp. 89-97.
Voir également, Nordmann J.-T., La Critique littéraire au XIXème siècle, Librairie Générale
Française, 2001, Première partie, Chapitre 4, « La modernité des créateurs », pp. 80-90 ;
Seconde partie, Chapitre 2, « Les réserves des poètes et des romanciers », pp. 126-137.
Baudelaire a bien défini cette critique d'artiste : « Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir
sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un
point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. »

Baudelaire (1821-1867), Le Salon de 1846, second volume des Salons, « À quoi bon la


critique ? »
Voir Document joint : « Baudelaire critique » (aller au texte).

Exemple de critique artistique : Don Juan aux Enfers, section Spleen et Idéal, XV (aller au
texte)
Dans ce poème, Baudelaire reprend les éléments de la comédie de Molière (le personnel de
la pièce) mais élabore une interprétation originale. Il donne une lecture sombre, inquiétante de
ces personnages de comédie. Le cri de Sganarelle (« Mes gages ! mes gages ! ») est figé dans
l'éternité, Don Juan le damné ne semble pas vaincu par le remords et les êtres qu'il a
déshonorés, humiliés, bafoués, le poursuivent sans obtenir de lui même un regard. Ainsi,
Baudelaire créateur ne cesse d'être un interprète, un lecteur mais cette lecture débouche sur un
poème. Son point de vue sur le personnage moliéresque est partial, peu soucieux de savoir ce
que Molière a vraiment voulu exprimer (il ne prétend pas à l'objectivité, ou même à la
fidélité), il livre de son point de vue une lecture exigeante et attentive de la pièce en l'inclinant
vers le tragique, la noircit en une vision dantesque. – C'est un exemple de critique créatrice.
 
Mais la lecture des artistes, orientée par leur travail propre, peut avoir les effets inverses.
Les écrivains cherchent dans les œuvres qu'il leur arrive de commenter (car ils n‘ont,
remarque Thibaudet, rien de systématique et atteignent rarement à une vision d'ensemble) ce
qui peut nourrir leur propre œuvre, les secrets de fabrication ; ils sont comme des artisans qui
admirent — ou dénigrent — le travail d'un confrère : ils sont en quête de modèles, ou de
repoussoirs ; ils révèrent un maître ou haïssent un rival. Cette critique de parti pris souvent
violente, excessive, ne cherche pas tant à être équitable qu'à augmenter son pouvoir
d'invention, à creuser de nouveaux chemins à la création. C'est une descente dans l'atelier.
Mais il faut ajouter aussi : une descente dans l'arène ! les querelles d'écoles, de chapelles,
de clans ne manquent pas de se vider dans le champ de bataille que devient alors la critique
littéraire. Pour renverser la formule fameuse de Chateaubriand, on abandonne « la grande et
difficile critique des beautés » pour s'adonner à  « la petite et facile critique des
défauts  » (extrait d'un article paru en juin 1819, dans le Mercure de France, Mélanges
Littéraires).
 
1/ Exemple 1: Barbey d'Aurevilly au sujet de Paul Féval

Extrait de l'étude « M. Paul Féval », 18 mars 1862, reprise dans Les Œuvres et les hommes,
Première série, volume 1 (Chapitre IX, de la Quatrième partie), pp. 1109-111, dans l'édition
des Belles-Lettres.
Voir texte ci-joint.

Paul Féval (1816-1887), auteur à succès, connu de nos jours, grâce aux adaptations
cinématographiques, pour ses feuilletons palpitants et justement populaires, Le Bossu, et à
l'époque pour Les Mystères de Londres.
Barbey n'a rien contre le divertissement ; il ne boude pas son plaisir ; il ne méprise en rien
le talent, la fécondité, et même le brio de ce jeune écrivain ; d'où des formules louangeuses
(mais se retournant toujours en blâme) par lesquelles il qualifie l'écrivain : « Il a cette fleur de
l'amusement qu'on respire » ; il est « un Conteur pour le plaisir de l'imagination du plus
grand nombre » ; il plaît, « il amuse ». Néanmoins, si on le juge en le comparant à des
modèles plus accomplis, plus maîtres de leur art, à un romancier comme Balzac que Barbey
place au-dessus de tout, Féval n'est pas même un romancier. Il a « diminué la notion de
roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l'action et par la
passion, mais supérieure par la description et par l'analyse ». C'est donc au nom d'une
certaine esthétique du roman qui, sans négliger l'action ou le drame, vise une certaine
profondeur psychologique, un art de la représentation servi par un style artiste, que Barbey
dénie la qualité de romancier à Féval ou plutôt il la lui concède mais dans un rang inférieur.
Seul cet abaissement explique, c'est du moins le point de vue aristocratique de Barbey, le vif
succès rencontré par ces romans qui ne sont qu'à peine des romans, les romans d'aventure, les
romans-feuilletons.
 
2/ Exemple 2 : Zola (1840-1908) contre Barbey (1808-1889) : L'empoignade

Extrait de Jules Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes (3e série) – XVIII. Le
roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902, p. 231, 238 et 239.
Émile Zola, Quatrième partie du chapitre « La critique contemporaine », dans Documents
littéraires. études et portraits. Reproduite d'après l'édition suivante : Paris, Bibliothèque
Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1926, p. 352-359.
Voir texte ci-joint.

Dans cet échange d'amabilités, et au-delà même des inimitiés personnelles qui affleurent
dans tous leurs propos, les deux écrivains s'opposent au nom de deux conceptions esthétiques
qui sont aux antipodes : c'est Barbey jetant les derniers éclats du romantisme contre Zola le
doctrinaire du naturalisme, le dandysme aristocratique contre la littérature sociale, le
dogmatisme d'un catholicisme réactionnaire contre le scepticisme moderniste.
Qui a tort ? qui a raison ? on ne saurait le dire mais c'est une belle empoignade, stylée,
virulente, sans concession, justifiable et injuste des deux côtés. Entre écrivains, « c'est
moins,  dit avec amusement Thibaudet, un échange de paroles ailées que tantôt de séné et de
casse, tantôt de flèches et de cailloux. »
La critique artistique comporte donc ses étroitesses. La critique se fait jugement de valeur
(c'est le sens moral de « critiquer »), exclut, tranche. Leur art qui ouvre aux artistes-critiques
des portes sur la création des autres, inévitablement, leur en ferme. L'acuité du regard que lui
donne sa parenté avec un autre artiste ne manque pas d'avoir pour contrepartie une cécité aux
qualités d'un artiste trop différent, trop éloigné de lui. Et il n'y a rien de surprenant à ce
Stendhal répugnant aux effusions lyriques haïsse Chateaubriand, que Flaubert ironiste guéri
des mirages du romantisme exècre Lamartine, qu'il trouve larmoyant. Il serait vain de
chercher à réconcilier Zola et Léon Bloy. L'artiste n'est pas le meilleur juge des œuvres d'art
mais cela tient à la nature (au génie ?) de la littérature sans doute d'exprimer en de multiples
sens le multiple. Il n'y a pas lieu de vouloir dépasser ce regard visionnaire qui justement va
parfois trop loin mais, dans ses excès mêmes, illumine, à défaut d'éclairer ; sans doute
cependant faut-il chercher du côté du savoir (et l'on retrouve la fonction gnoséologique du
verbe critiquer) de quoi ordonner et fonder en raison l'exercice critique.
Il revient sans doute à ce que Thibaudet appelle la « critique professionnelle », la critique
savante, professorale, universitaire d'offrir un point de vue qui a pour ambition de s'élever au-
dessus des querelles d'école et de fournir la matière à un enseignement objectif, à un savoir
bien établi et incontestable. Cette catégorie socio-idéologique de « critique des professeurs »
se justifie au XIXe siècle où d'éminents maîtres comme La Harpe, Villemain, Brunetière,
Nisard (1806-1888), Lanson (1857-1934), ont instauré la littérature comme champ de savoir,
comme discipline universitaire, l'identifiant essentiellement, malgré les divergences de
conceptions propres à chaque savant, à l'étude d'une histoire littéraire nationale. Cependant,
cette dénomination professionnelle apparaît inopérante au XXe siècle, surtout en sa seconde
moitié, où l'Université apparaît on ne peut plus divisée sur les notions de scientificité et
d'histoire soumises à de radicales remises en cause.
Voir Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres : De Flaubert à Proust,
Éditions du Seuil, 1983, notamment la partie I, « Gustave Lanson, L'homme et l'œuvre »,
pp. 19-212.
IV - Le savoir (historique) de la critique
Si la critique littéraire prétendait dépasser le simple point de vue partisan, si elle devait
refuser d'aborder les œuvres en fonction de partis pris esthétiques trop limitatifs (par exemple
choisir les Classiques contre les Romantiques, les Modernes contre les Anciens ou l'inverse),
il était nécessaire qu'elle fît place à la relativité du goût, qu'elle devînt sensible à l'évolution
des sensibilités, aux ruptures et aux continuités, mais aussi qu'elle pût se donner les moyens
de fonder en raison sa description. C'est donc à la fois du côté de l'Histoire et de la Science
qu'elle dut porter ses efforts. Donner un sens, une unité, saisir les enchaînements, les logiques,
les déterminations de l'histoire littéraire, de la littérature comme objet de l'histoire : telle est
l'entreprise initiée au XIXe siècle, et qui culmine avec l'œuvre de Gustave Lanson dont le
rayonnement ne faiblit pas avant la seconde moitié du XXe siècle.
Voir Jean Rohou, L'histoire littéraire : objets et méthodes, Paris, Nathan, 1996, (Collection
128), notamment le chapitre 1 : « Rapide histoire de l'histoire littéraire », pp. 5-19.
La littérature dans l'histoire : exposé de la démarche tainienne
Pour comprendre le nouvel esprit historique qui inspire la critique littéraire, choisissons un
guide des plus sûrs et qui fut un maître à penser au XIXe siècle, une des têtes les plus pleines
et les mieux faites. Adoptons la démarche d'Hippolyte Taine. Dans son Histoire de la
Littérature Française  : de 1789 à nos jours (Paris, Stock, 1936), Thibaudet appelle ce
cerveau encyclopédique « le cacique », « le plus grand scholar du XIXe siècle » : dans
l'histoire des idées, « il tient, ajoute-t-il en géographe, une place considérable : une place au
sens même urbain du mot, carrefour des voies, lieu d'orientation, espaces découverts,
portiques d'idées générales, escaliers monumentaux entre les diverses disciplines. »
Voir le dossier consacré à Hyppolite Taine sur le site de l'Encyclopédie Agora.
Taine expose les principes de sa conception dans son Histoire de la littérature anglaise et
au cours de l'étude détaillée de cette littérature nationale applique ses idées. Ainsi, avant
d’aborder l'œuvre littéraire, sa réflexion effectue un large détour par l'histoire.
Voyons l'Introduction à L'Histoire de la littérature anglaise, tome premier, [neuvième
édition], Paris, Librairie Hachette, 1891, pp. V à XLIV.
Il prend acte tout d'abord d'une découverte récente — il cite les noms de Chateaubriand,
d'Augustin Thierry (1795-1856), de Jules Michelet (1798-1874) — : l'étude de l'histoire
s'élargit, se renouvelle en puisant à une source qu'elle avait négligée, la littérature. « On a
découvert qu'une œuvre littéraire n'est pas un simple jeu d'imagination, le caprice isolé d'une
tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d'un état d'esprit. » L'histoire
a dépassé la compilation, la chronique, l'accumulation des historiae. Elle a considéré
l'indispensable document comme une coquille vide, « un débris mort » pour atteindre « à
travers la distance des temps » l'homme « vivant, agissant, doué de passions, muni
d'habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits ». Son objet, c'est
l'individu.
Comme, bien entendu, nous ne pouvons avoir accès à cet individu dont le temps nous
sépare, il faut recourir à l'imagination, procéder à une reconstruction qui rende le passé
présent, en fasse un champ d'expérience. Mais une fois que l'on a restitué ces multiples
aspects de l'homme extérieur, il faut encore aller plus loin, plus profond, creuser et traverser
ces manifestations pour aller en leur centre, l'homme véritable.
Celui-ci se révèle non comme une abstraction mais comme une âme profondément
enracinée dans son temps, sa culture, son peuple. Jusqu'ici « on se représentait les hommes de
toute race et de tout siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l'Hindou,
l'homme de la Renaissance, et l'homme du dix-huitième siècle comme coulés dans le même
moule, et cela d'après une certaine conception abstraite qui servait pour tout le genre
humain. On connaissait l'homme, on ne connaissait pas les hommes ».
Taine se départ de la philosophie des Lumières qui, selon lui, a célébré en l'homme une
essence générique, une abstraction au détriment de la diversité, des traditions séculaires, de
l'historicité. L'histoire au contraire se saisit résolument de la complexité humaine, établit des
familles, des lignées, cerne au plus près des structures différenciées et à travers des portraits
d'individus reconstitue l'esprit vivant de toute une culture.
C'est à ce stade que s'ouvre une nouvelle voie : car cette psychologie, cette « divination
précise et prouvée des sentiments évanouis » risque de s'émietter en une multitude de
notations justes, profondes, mais qu'il convient de réduire à l'unité de causes premières. « Que
les faits soient physiques ou moraux, il n'importe, ils ont toujours des causes. » Il ajoute dans
une formule qui sera ressentie comme provocatrice par les philosophes officiels de son
temps : « Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre. » Mais Taine ne
veut pas réduire à un simple substrat matériel les manifestations de l'esprit ; il veut
simplement dégager des principes, remonter à des causes premières, jeter toute la lumière sur
les productions de la culture.
Il discerne ainsi trois éléments qui configurent l'état moral d'une civilisation : la race, le
milieu, le moment.
La race : « Ce sont ces dispositions innées que l'homme apporte avec lui à la lumière, et
qui ordinairement sont jointes à de différences marquées dans le tempérament et dans la
structure du corps. Elles varient selon les peuples. »
Le milieu : ce sont « ces situations prolongées, […] ces circonstances enveloppantes, […]
ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d'hommes qui, un à un, et
tous ensemble, de génération en génération, n'ont pas cessé d'être ployés et façonnés par leur
effort ». Taine pense aux conditions climatiques et géographiques, aux conditions sociales et
politiques qui pèsent sur les peuples et les structurent.
Le moment : l'humanité comme un organisme vivant connaît ses phases, ses périodes. Elle
se meut, se transforme, vit, meurt et renaît sous d'autres formes.
Avec ses considérations très générales, on semble à mille lieues de l'étude de la littérature
mais ce serait croire que la littérature, pour lui appliquer la formule de Spinoza (Appendice de
l'Éthique, Livre I), est « un empire dans un empire ». Or, il n'en n'est rien car selon une « loi
des dépendances naturelles », aucun domaine de la culture humaine ne se développe sans
entretenir quelque lien avec tous les autres.
Cependant l'étude de la littérature nous permet mieux que toute autre d'appréhender « la
psychologie d'une âme, souvent celle d'un siècle, et parfois celle d'une race ». Loin de ne voir
dans les écrits littéraires que des documents parmi d'autres, Taine en exalte la supériorité qui
vient de leur beauté, de leur capacité à être une psychologie supérieure. Il y a une excellence
de l'expression littéraire qui la place au-dessus de toutes les autres formes de manifestations
de l'âme humaine : les grandes œuvres littéraires « sont instructives parce qu'elles sont
belles ; leur utilité croît avec leur perfection ; et, si elles sont fournissent des documents,
c'est qu'elles sont des monuments. Plus un livre rend les sentiments visibles, plus il est
littéraire  ; car l'office propre de la littérature est de noter les sentiments. Plus un livre note
des sentiments importants, plus il est placé haut dans la littérature ; car c'est en représentant
la façon d'être de toute une nation et de tout un siècle qu'un écrivain rallie autour de lui les
sympathies de tout un siècle et de toute une nation. C'est pourquoi, parmi les documents qui
nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littérature, et
notamment une grande littérature, est incomparablement le meilleur. »
Taine applique cette méthode et en éprouve la fécondité en analysant les écrivains anglais.
Dans La Fontaine et ses fables (1861), il étudie et définit avec bonheur le génie typiquement
français, la spécificité nationale de « notre Homère » : universel, ni affecté ni trivial, limpide
et profond, ce poète se fait entendre de tous, même si tous ne l'entendent également. Cette
épopée « gauloise », vivante, variée, « hachée menu, en cent petits actes distincts, gaie et
moqueuse, toujours légère et faite pour des esprits fins, comme les gens de ce pays-ci ».
Instruire sans donner la leçon de manière trop pesante, insinuer plutôt qu'expliciter, varier les
rythmes et les styles afin de multiplier le plaisir sans lasser les sens.
Voir Taine : Le génie gaulois de La Fontaine
La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, « toujours
divers, toujours nouveau », long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes
de rimes redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles
comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson. Son rythme est aussi varié
que notre allure. Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même
sentiment.
Superficiel, inconstant, versatile mais spirituel, délicat, pudique, enjoué — telle est, selon
Taine, la quintessence du génie français. La Fontaine l'exprime et en hérite ; il lui donne
forme et se trouve formé par lui. Le critique se double d'un historien, d'un psychologue des
mentalités mais ne néglige aucunement les moyens poétiques mis en œuvre de façon
inimitable par un artiste que « la race », « le moment » et le « lieu » ont concouru à donner à
l'humanité mais qui ne le résument pas.
Réfutations, objections
Ce serait donc une mauvaise querelle que de dénoncer dans la méthode adoptée par Taine
(il récuse le terme trop dogmatique de « système ») un simple réductionnisme qui
condamnerait la création artistique à se voir entièrement déterminée par des causes historiques
ou sociales trop générales, trop larges pour saisir sa singularité…
Voir Jugement de Sainte-Beuve sur la méthode tainienne
Sainte-Beuve dans un article du 30 mai 1854, qu'il consacre à L'Histoire de la littérature
anglaise par M. Taine (repris dans Les Nouveaux Lundis, Tome VIII, Paris, Michel Lévy,
pp. 66-137) conteste tout d'abord le bien-fondé du procès que les adversaires spiritualistes de
Taine lui intentent. On l'accuse de dissoudre chimiquement l'artiste, de le disséquer au risque
de voir s'évanouir son âme, de le déduire de ses conditions extérieures. Qu'a donc fait Taine
de la fameuse « étincelle de génie », de l'âme individuelle ?, se demandent ses détracteurs :
« Il n'a fait que nous étaler et nous déduire brin à brin, fibre à fibre, cellule par cellule,
l'étoffe, l'organisme, le parenchyme (comme vous voudrez l'appeler) dans lequel cette âme,
cette vie, cette étincelle, une fois qu'elle y est entrée, se joue, se diversifie librement (ou
comme librement) et triomphe. »
Sans prendre à son compte cette attaque, mais à vrai dire sans la repousser tout à fait
(exemple, qu'on jugera admirable ou bien détestable, de la subtilité ondoyante de Sainte-
Beuve), le maître défend son brillant disciple en lui accordant d'avoir « serré » au plus près le
problème de la création. Au moins, la méthode tainienne qui a su établir autour de l'œuvre un
faisceau de déterminations permet ainsi de la « cerner de toutes parts, […] [la] réduire à sa
seule expression finale la plus simple, […] d'en mieux peser et calculer toutes les données ».
En somme, la méthode circonscrit le génie, trace autour de lui un cercle qui, en le limitant, le
délimite et en fait apparaître encore mieux la singularité. Pour varier la métaphore spatiale, on
est conduit au seuil de la création littéraire et ce n'est déjà pas si mal !
C'est là, selon Sainte-Beuve, que pourrait… commencer la vraie critique (la sienne ?). Car
l'objection qu'il finit par formuler ne dénonce ni ne conteste le déterminisme tainien mais,
plus stratégiquement, subordonne son application à une fin plus élevée : une fois que le terrain
a été dégagé, que les troupes sont en place, la place peut être investie.
Sainte-Beuve enveloppe et déborde (au sens militaire) la tentative critique de Taine. Pour
lui, la science tainienne ne peut se saisir de l'individu mais on ne peut lui reprocher non plus
d'atteindre cette limite car il n'y pas de science du particulier ; cependant, c'est la monade
artistique que la critique se doit décrire. Si une goutte d'eau peut bien ressembler à une autre,
« il n'y a de chaque vrai poète qu'un exemplaire ». La création littéraire est le foyer de
l'individualité la plus singulière, le lieu de l'imprévu, le royaume de l'unique.
La critique littéraire ne doit donc pas refuser de mettre à profit les procédures qu'offrent la
science, ses techniques (celles-ci lui permettent d'approcher au plus près de son objet) mais
elle ne doit pas espérer une pêche miraculeuse avec un filet trop grossier pour le « je ne sais
quoi », l'impalpable différence qui caractérise « l'individualité du talent, du génie ».
Peut–on forger des instruments encore plus subtils et plus insinuants pour capter cette
individualité ? Par quels moyens la critique littéraire (descriptive) peut-elle accéder à une
intelligence profonde, à une compréhension (esthétique) ? On passerait ainsi non pas par-
dessus ou à côté de la science mais au-delà. Critiquer ne se limite pas à analyser, à produire
un savoir sur l'œuvre ; cet acte nécessite encore d'élaborer un savoir de l'œuvre, une intuition
de sa singularité, une « attention à l'unique ».
V - L'art de la critique
Ce désir de restituer l'œuvre d'un écrivain dans sa singularité exige une capacité à
s'approcher au plus près de son modèle, un don pour saisir un geste sur le vif sans le figer, une
aptitude à capter la totalité sans perdre un seul détail, un pouvoir de surprendre le mouvement
à travers la pose, le permanent à travers l'éphémère, le naturel dans l'artifice et la beauté dans
le spontané. Il faut multiplier les esquisses, varier les angles, polir et affiner — dans cet art
requis par une critique en quête de la vie créatrice, on a reconnu celui du portraitiste ou du
statuaire.
Et parmi les critiques qui ont pratiqué l'art du portrait littéraire, on aura reconnu celui qui a,
pour ainsi dire inventé ce genre : Sainte-Beuve.

Voir les références suivantes :


• Brunetière F., Évolution des genres dans l'histoire de la littérature : Introduction : Évolution
de la critique depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, [Leçons professées à l'École Normale
Supérieure entre novembre et décembre 1889, Hachette, 1890], Éditions Pocket, 2000,
(Collection Agora Les Classiques), pp. 222-246.
• Cabanès J-L., Larroux G., Critique et théorie littéraire (1800-2000), Paris, Belin, 2005
(Collection Belin Lettres Sup). Seconde partie, chapitre 1, II, pp. 71-75 ; chapitre 2, II-VI,
pp. 78-88.
• Nordmann J.-T., La Critique littéraire au XIXème siècle, Librairie Générale Française, 2001.
Première partie, chapitre 3 : Le combat des romantiques, pp. 55-59 ; pp. 69-80 .
• Enfin, un exemple de profonde antipathie suscitée par la personnalité complexe et la
méthode sinueuse de Sainte-Beuve :
Les Œuvres et les Hommes (2e série) – XVI. Portraits politiques et littéraires. Lemerre, 1898,
p. 180.
Les Œuvres et les Hommes (1ère série) – VI. Les critiques, ou les juges jugés, Frinzine et Cie,
1885, p. 60.
Les Œuvres et les Hommes (1ère série) – III. Les poètes. Amyot, 1862, p. 101 et sq.
Voir texte ci-joint : Le contre Sainte-Beuve de Barbey d'Aurevilly.
• Pour approfondissement : Bibliographie pour Sainte-Beuve.
La pratique critique : art du jugement
L'art du portrait
Le critique littéraire soucieux d'atteindre à une individualité unique, au sujet créateur
distinct de tout autre, s'efforcera donc de transformer en vie la masse inerte d'écrits dont il
dispose (œuvres publiées, correspondances, témoignages, éloges académiques, discours
officiels, articles…). Pour cela, il procédera avec méthode, patience, persévérance ; il ne doit
pas hésiter à recourir aux fastidieuses monographies produites par une érudition qui empile au
lieu de construire. Ne rien négliger : tout matériau est bon à l'ouvrier.
Sainte-Beuve dans son portrait de Diderot (1831) a décrit de manière lyrique ce travail qui
demande du savoir, de la volonté, une certaine ascèse, mais peut finir par donner une
sensation d'ivresse, celle d'une contemplation stellaire, d'une vision claire de l'unique. On
entre dans l'atelier non plus de l'artiste mais du critique.
On s'enferme pendant une quinzaine de jours avec les écrits d'un mort célèbre,
poète ou philosophe : on l'étudie, on le retourne, on l'interroge à loisir ; on le fait
poser devant soi ; c'est presque comme si l'on passait quinze jours à la campagne à
faire le portrait ou le buste de Byron, de Scott, de Goethe ; seulement on est plus à
l'aise avec le modèle, et le tête-à-tête, en même temps qu'il exige un peu plus
d'attention, comporte plus de familiarité. Chaque trait s'ajoute à son tour, et prend
place de lui–même dans cette physionomie qu'on essaye de reproduire ; c'est
comme chaque étoile qui apparaît successivement sous le regard et vient luire à son
point dans la trame d'une belle nuit. Au type vague, abstrait, général, qu'une
première vue avait embrassé, se mêle et s'incorpore par degrés une réalité
individuelle, précise, de plus en plus accentuée et vivement scintillante ; on sent
naître, on voit venir la ressemblance ; et le jour, le moment où l'on a saisi le tic
familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable, la ride intime et
douloureuse qui se cache en vain sous les cheveux déjà clair-semés, — à ce
moment l'analyse disparaît dans la création, le portrait parle et vit, on a trouvé
l'homme[4].
Cette venue au jour de la figure individuelle est un processus, une construction
progressive, ordonnée sans doute mais qui ne suit pas de voies bien précises. Cette pratique
relève de l'essai, du tâtonnement, de l'ajustement. La composition ne suit pas un ordre
préétabli : c'est une création plus qu'une construction. L'intuition développée dans le labeur ne
peut ainsi se dire que sur le mode lyrique : Fiat lux ! Eurêka ! telles pourraient être les devises
de cette exploration créatrice.
Voir Michel BRIX, Charles-Augustin Sainte-Beuve (1804-1869) : le critique et l'art du
portrait. Une étude dense et synthétique de l'art du portrait, fondamental dans l'art critique de
Sainte-Beuve. À lire attentivement.
Les limites du portrait
Sainte-Beuve ne nous semble pas avoir vraiment théorisé sa pratique ; tout au plus a-t-il
voulu la légitimer a posteriori, la rationaliser, ou simplement la suggérer métaphoriquement.
Cependant, près de trente années plus tard, il est contraint par la nouvelle génération
intellectuelle (Taine notamment) à formuler plus rigoureusement sa conception de la critique,
« cette méthode ou plutôt cette pratique qui [lui] a été de bonne heure comme naturelle et
[qu'il a] instinctivement trouvée dès [s]es premiers essais de critiques, [qu'il n'a] cessé de
suivre et de varier selon les sujets durant des années[5] ».
En effet, cet art de l'esquisse successive peut fort bien laisser insatisfait : car jamais dans
cette captation du mouvement, on ne peut s'arrêter ; pour prendre le mot en sa double
acception (cessation/ jugement), on n'aboutit jamais à un arrêt. Tout reste perpétuellement
dans l'inachevé. Le portrait beuvien menace de ne pas saisir autre chose qu'un mouvement, et
donc se révèle incapable d'atteindre à la substance. Se fixant sur de l'instantané, de
l'individuel, il échoue également à prendre compte la dimension temporelle, la succession,
l'histoire littéraire. La critique sombre alors dans le relativisme, le subjectivisme,
l'anhistoricisme.
Certes, répond Sainte-Beuve, connaître un homme n'a rien d'aisé ; on en fait l'expérience
quotidienne sur nous-mêmes, qui ne sommes pas si transparents à nous-mêmes que nous le
semblons. Il convient même sous les masques de l'œuvre même d'accéder à sa vérité intime
car l'œuvre, comme les conduites sociales, révèle autant qu'elle dissimule. Cette psychologie,
dont les moralistes du XVIIème siècle ont donné le modèle, doit donc être appliquée avec
plus de perspicacité, avec une sagacité accrue.
Comment alors faire communiquer entre elles ces monades qui paraissent un monde par
elles-mêmes, et presque infini ? Sainte-Beuve reconnaît que le système qui articulera toutes
ces animaux humains si complexes, n'est pas encore près d'être établi. Tout au plus pouvons-
nous « entrevoir des liens, des rapports, et [espérer qu'] un esprit plus étendu, plus lumineux,
et resté fin dans le détail, pourra découvrir un jour les grandes divisions naturelles qui
répondent aux familles d'esprit ».
Sainte-Beuve, à la manière de Buffon, collecte, décrit, observe, classifie, rapproche. La
critique littéraire, selon lui, pour reprendre le mot de W. Lepenies[6] « peut devenir tout au
plus une typologie naturaliste, et […] le temps des grandes synthèses est encore bien
lointain ». Les Causeries, en attendant, et si le système complet voit le jour, forment un
herbier mental et artistique, un «  kaléidoscope des types psychologiques humains, un
répertoire du monde moral[7] ».
La critique pour Sainte-Beuve ne saurait donc être sans imposture un système mais elle
peut être tout au plus un art du jugement ; elle ne peut nous aider à juger qu'au cas par cas.
Comme pour l'acte médical (rappelons-le, ce fut la formation initiale de Sainte-Beuve), le
coup d'œil et le geste salvateurs importent davantage que toutes les plus justes théorisations.
Sa justesse consiste à subsumer un cas particulier sous une règle ; or, de même que le
génie, s'il n'est pas sans loi, ne se conforme pourtant pas à une règle préétablie mais invente sa
propre règle, de même le critique doit aussi se montrer inventif et en quelque sorte génial.
Aussi, sans que cela puisse constituer à proprement parler une théorisation, peut-on au moins
se permettre de décrire l'idée de ce génie critique, le concevoir, l'imaginer, à défaut de jamais
le réaliser complètement.
Portrait du portraitiste : le génie critique
C'est ce que Sainte-Beuve dans un portrait (auto-portrait ?) idéal du génie critique trouve à
l'œuvre dans la biographie de Bayle.
Voir un texte sur Agora : Portrait (et auto-portrait ?) d'un génie critique.
Sainte-Beuve, sans déconsidérer la critique austère, à dominante historique, tournée vers
les classiques du passé, prend résolument le parti de la critique journalière, la critique
« journaliste » née dans les conversations et dans les correspondances mais développée et
multipliée dans les journaux. Il la définit ainsi : « une critique alerte, quotidienne, publique,
toujours présente, une clinique chaque matin au lit du malade, si l'on ose ainsi parler ».
La métaphore médicale est significative et bien choisie. Si on la file, on en déduit que la
critique doit apporter ses soins à l'œuvre littéraire, au corpus littéraire : Tout d'abord, elle ne
doit pas nuire (primum non nocere) ; elle doit être surtout attentive à un organisme vivant,
ausculter le patient, être sensible aux symptômes qu'il présente, établir un diagnostic
rigoureux, décrire sa pathologie ou bien favoriser son rétablissement. Surtout, c'est un art qui
doit s'adapter à la constitution individuelle, exercer son jugement plus qu'appliquer une
théorie générale.
Sainte-Beuve brosse dans son article sur Bayle (1647-1706), un portrait du critique qui est
aussi une profession de foi et une analyse des qualités requises pour exercer cette pratique. En
voici les principales : « empressement discursif », « curiosité affamée », « sagacité
pénétrante », « versatilité perpétuelle et […] appropriation à chaque chose ».
À la différence de l'artiste (Sainte-Beuve fait allusion notamment à l'artiste romantique
enflammé, porté vers les extrêmes et la démesure), le critique est un sceptique. Cela ne
signifie pas qu'il soit dépourvu de passion, de foi, ou de convictions mais que son premier
devoir est d'examiner, sans prévention, sans excès, sans dogmatisme. Il juge avec tolérance au
risque de passer pour un tiède ou un éclectique, un épicurien frivole, avide « d'amusement » et
de nouveauté ! Ce n'est pas un homme d'emportement ou de système ; il garde « toujours une
oreille pour l'accusé » : « Cette indifférence du fond, il faut bien le dire, cette tolérance
prompte, facile, aiguisée de plaisir, est une des conditions essentielles du génie critique, dont
le propre, quand il est complet, consiste à courir au premier signe sur le terrain d'un chacun, à
s'y trouver à l'aise, à s'y jouer en maître et à connaître de toutes choses. »
Ce médecin amoureux est un « joueur », avec ce que cette faculté comporte de désordre et
de dispersion mais aussi d'acharnement, de labilité mais aussi de ténacité, de souplesse mais
aussi de persévérance et de fermeté. Il n'a rien de rigide ou d'arrêté ; au contraire la mobilité
est sa vertu, même si cette vertu peut passer pour un vice, une tendance à l'infidélité qui peut
amener le critique à se contredire. Celui-ci, à vrai dire, est un homme libre, un voyageur
farouchement indépendant que même ses opinions passées n'enchaînent pas : « Il faut noter sa
parfaite indépendance, indépendance par rapport à l'or et par rapport aux honneurs. »
Cette inclination à se déprendre de tout fait qu'il n'a pas « d'art à soi, de style », ou s'il en a,
c'est sans s'y efforcer, plus attentif à cerner avec clarté la pensée de l'auteur qu'il lit que
d'exprimer la sienne propre. Il ne rivalise pas avec l'écrivain ; il n'a pas cette prétention ou du
moins là n'est pas son génie propre. Écrit-il bien, c'est de surcroît.
Aussi, on est en droit de se demander si l'œuvre d'un critique (peut-on même appeler
« œuvre » ce qui se nourrit de l'œuvre des autres ?) est appelée à durer. Sainte-Beuve se garde
de répondre à cette question. Il écrit seulement à propos de Bayle :
Bayle restera-t-il ? est-il resté ? demandera quelqu'un ; relit-on Bayle ? Oui, à la
gloire du génie critique, Bayle est resté et restera autant et plus que les trois quarts
des poëtes et orateurs, excepté les très-grands. Il dure, sinon par telle ou telle
composition particulière, du moins par l'ensemble de ses travaux. […] Quand on
veut se dire que rien n'est bien nouveau sous le soleil, que chaque génération
s'évertue à découvrir ou à refaire ce que ses pères ont souvent mieux vu, qu'il est
presque aussi aisé en effet de découvrir de nouveau les choses que de les déterrer
de dessous les monceaux croissants de livres et de souvenirs ; quand on veut
réfléchir sans fatigue sur bien des suites de pensées vieillies ou qui seraient neuves
encore, oh ! qu'on prenne alors un des volumes de Bayle et qu'on se laisse aller. Le
bon et savant Dugas-Montbel, dans les derniers mois de sa vie, avouait ne plus
supporter que cette lecture d'érudition digérée et facile. La lecture de Bayle, pour
parler un moment son style, est comme la collation légère des après-disnées
reposées et déclinantes, la nourriture ou plutôt le dessert de ces heures
médiocrement animées que l'étude désintéressée colore, et qui, si l'on mesurait le
bonheur moins par l'intensité et l'éclat que par la durée, l'innocence et la sûreté des
sensations, pourraient se dire les meilleures de la vie.
Au grand festin de la littérature, la critique au moins n'est pas un hors-d'œuvre : le dessert à
défaut de nourrir régale et couronne un bon repas. Ce n'est pas assurément sans ironie sur lui-
même que Sainte-Beuve emprunte cette (modeste ?) image à la gastronomie.
Critiquer, ce n'est donc plus tant juger, au sens de discriminer en disposant d'un savoir
indiscutable, c'est encore moins décider de ce qui est beau ou pas en fonction d'un contestable
et provisoire canon. Ce serait plutôt se mettre au service d'un désir de lire une œuvre toujours
vivante, d'aller au plus près du geste artistique, de saisir au vol l'éclat d'une insaisissable
génialité littéraire. Pour parvenir à l'accomplissement, même provisoire, de ce désir, il ne faut
pas craindre de plonger dans la mer agitée de l'histoire, de la vie, du temps.
VI – LA PAROLE À L'ŒUVRE
La critique moderne, en l'éclairant par la vie (vie de l'auteur, de la société, des idées, de
l'esprit…) a définitivement arraché l'œuvre littéraire à l'a-chronie d'un immuable panthéon où
la critique classique avait installé les grands monuments du passé. Désormais, que l'on opte
pour le portrait beuvien, pour le déterminisme tainien, pour l'évolutionnisme générique d'un
Brunetière, pour la stricte méthode historique d'un Lanson, ou bien pour la filiation
générationnelle d'un Thibaudet, l'œuvre est toujours prise dans le flux de l'histoire ; elle est
soumise aux fluctuations du temps, incarnée dans le devenir.
C'est le constat que fait Flaubert dans une lettre du mardi 2 février 1869 à George Sand :
Vous me parlez de la critique dans votre dernière lettre, en me disant qu'elle
disparaîtra, prochainement. – Je crois, au contraire, qu'elle est tout au plus à son
aurore. On a pris le contre-pied de la précédente. Mais rien de plus. (Du temps de
La Harpe, on était grammairien. Du temps de Sainte-Beuve et Taine, on est
historien.) Quand sera-t-on artiste, rien qu'artiste, mais bien artiste ? Où
connaissez-vous une critique qui s'inquiète de l'œuvre en soi, d'une façon intense ?
On analyse très finement le milieu où elle s'est produite et les causes qui l'on
amenée. – Mais la poétique insciente, d'où elle résulte ? Sa composition, son style ?
le point de vue de l'auteur ? Jamais !
Flaubert réagit en artiste qui refuse de se laisser définir par des exigences extérieures à son
art : il récuse les verdicts de la critique normative, toute appliquée à réguler et juger selon la
conformité à des modèles du bien écrire (la critique grammairienne symbolisé par La Harpe) ;
mais il ne récuse pas moins le jugement de l'histoire qui enchaînerait son œuvre dans des
réseaux de filiations, d'influences, de conditions, de milieux, de familles d'esprit… L'artiste
(en tant qu'artiste) est ainsi dans une essentielle solitude.
Mais pour autant, dans cette remarque incidente jaillie au sein du flot animé de sa
correspondance, sans vraiment expliciter ou même chercher à approfondir son point de vue, il
n'exprime nullement l'idée reçue que la critique des artistes serait supérieure à celle des…
critiques. Il suggère au contraire la possibilité d'une critique qui soit conçue non forcément
par des artistes mais d'un point de vue artiste ; une critique qui ait le souci de l'art, qui
« s'inquiète de l'œuvre en soi, d'une façon intense », qui adopte le point de vue de l'œuvre à
faire, de l'œuvre comme construction. Il parle – ces termes relèvent encore de la rhétorique
traditionnelle – de « composition » et de « style » : on est dans le registre de l'artisan qui bâtit
son œuvre.
Mais il parle aussi d'une « poétique insciente ». Que veut-il dire par là ? Le terme de
poétique peut venir de la tradition aristotélicienne : il désigne l'ensemble des préceptes ou des
lois de fabrication d'un objet notamment littéraire. Mais le terme qu'il est plus délicat
d'interpréter est le néologisme essayé par Flaubert : « insciente ».
Il est peut-être possible de le comprendre ainsi : ce n'est pas en vertu d'une poétique déjà
apprise, déjà constituée en savoir, suivant les règles d'un « art d'écrire » que l'écrivain élabore
son œuvre mais sans rien savoir par avance. Le critique doit donc lire et apprécier cette œuvre
sans disposer d'aucun plan, d'aucune instruction, d'aucune direction, sans faire appel à rien
d'extrinsèque ; il doit en appréhender la forme quand bien même cette forme n'est inscrite
nulle part. Quant aux « secrets de l'art », l'écrivain le plus conscient ne saurait les lui révéler
car les arcanes d'une œuvre ne sont pas moins énigmatiques pour lui que pour quiconque.
Il faudrait donc donner la parole à « l'œuvre en soi », faire comme si elle était radicalement
séparée de tout ce qui n'est pas elle, comme si l'auteur n'était personne, comme si le
lecteur/l'interprète enfin jouait un rôle majeur dans la constitution du sens ou des sens à lui
donner.
Comment y parvenir ? Comment s'immerger en elle et ne tenir compte que d'elle,
l'abstraire de tout sans la réduire non plus à une pure abstraction ?
On indiquera plusieurs possibilités, plusieurs orientations qui s'ouvrent à la critique
littéraire selon que l'on porte l'accent sur l'auteur, sur l'œuvre, ou sur le lecteur.
Pour user en toute clarté conceptuelle de ses catégories esthétiques, pour comprendre les
problèmes que soulève la théorisation de chacune de ses notions, les difficultés que comporte
leur bon usage, on lira avec minutie l'exposé aporétique qu'Antoine Compagnon en donne
dans Le Démon de la théorie : « Littérature et sens commun », Paris, Le Seuil, 1998,
(collection La Couleur des idées). Notamment sur la question de l'auteur, pp. 47-99 ; sur celle
du lecteur, pp. 147-175.
La dissociation
Un écrivain peut être un personnage de la comédie sociale, un individu terne ou brillant,
conformiste ou extravagant, révolutionnaire ou réactionnaire, exubérant ou discret… Sa
personnalité relève, comme celle de chacun, de la psychologie, de la sociologie, ou si l'on
veut prendre un point de vue moins élevé, de la rumeur, de l'anecdote, du bavardage, de la
chronique mondaine : Balzac joue et contracte des dettes, Proust est homosexuel, Byron
nageait dans la Tamise et Malraux s'est livré au trafic d'œuvres d'art…
Cependant, que conclure de ces déterminations biographiques pour éclairer l'écrivain à
l'œuvre ? Quel rapport entretient l'auteur avec ce qu'il produit ?
Proust dans une œuvre ou plutôt dans une ébauche d'œuvre posthume auquel un éditeur
habile a donné le titre polémique de « Contre Sainte-Beuve » a ironisé sur la fâcheuse
tendance de la critique à vouloir expliquer l'œuvre d'un auteur par les détails de sa vie, ou
même à établir un lien de causalité entre l'écrivain et son milieu. C'est, selon sa vision absolue
de l'œuvre d'art, tout le contraire qui est vrai : si un auteur n'est pas un mondain, s'il est bien
un artiste, s'il ne déverse pas dans ce qu'il écrit sa conversation la plus ordinaire, mais s'il
s'efforce de se dépouiller de ce qu'il a de plus superficiel, s'il entreprend de rentrer en lui-
même et de se débarrasser de ce qu'il y a plus extérieur à son moi profond, alors son œuvre
n'est plus le fruit de la personne sociale mais bien du seul créateur enfoui en lui. L'auteur de
la Recherche n'est plus Marcel Proust le frivole esthète bourgeois tel qu'on peut le croiser
dans les salons parisiens, tel que l'on peut le percevoir à travers bien des billets de sa futile
correspondance. Son écriture n'exprime plus qu'une force à l'œuvre. C'est une puissance de
création, qui se dépossède de lui-même. Ce n'est plus un sujet, un substrat mais une activité
impersonnelle, un faire sans nom.
Voir : Extrait de Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve, chapitre VIII, intitulé : « La méthode
de Sainte-Beuve », pp. 150-180.
Cette idée qui inspirera toute la critique littéraire contemporaine, Paul Valéry la
condensera dans des formules que leur incisive densité rend provocatrices : « Toute œuvre est
l'œuvre de bien d'autres choses qu'un “auteur”. » (Tel Quel, in Œuvres, Tome II, Paris,
Gallimard, 1960, Bibl. de la Pléiade, p. 629)
Il dit ailleurs encore plus explicitement : « Les prétendus renseignements de l'histoire
littéraire ne touchent donc presque pas à l'arcane de la génération des poèmes. Tout se passe
dans l'intime de l'artiste comme si les événements observables de son existence n'avaient sur
ses ouvrages qu'une influence superficielle. Ce qu'il y a de plus important – l'acte même des
Muses – est indépendant des aventures, du genre de vie, des incidents, et de tout ce qui peut
figurer dans une biographie. Tout ce que l'histoire peut observer est insuffisant. » (Au sujet
d'Adonis, in Œuvres, Tome I, Paris, Gallimard, 1960, Bibl. de la Pléiade, p. 483)
Cette décision de plonger dans les profondeurs de la psyché est féconde (l'illustrent, avec
une grande diversité, les travaux de Gaston Bachelard, de Georges Poulet, Jean Starobinski,
de Charles Mauron, Jean-Pierre Richard, de Jean Bellemin-Noël, du Michelet de Roland
Barthes). Elle permet de dégager des strates occultées de l'œuvre, les métaphores obsédantes
qui la structurent, des thèmes récurrents qui dessinent son univers imaginaire. Ce dépassement
du sens obvie de l'œuvre par une auscultation se nourrit de la psychanalyse, ou plutôt de ses
différents courants et influences.
Dès lors, il est possible de concevoir pour aborder les œuvres de l'esprit une démarche qui
s'intéresse avant tout, sinon exclusivement, à la chose faite, mais aussi au faire, aux processus
de la fabrication d'une œuvre.
Le travail de l'œuvre, sa forme
Il convient de prendre en compte le travail de l'œuvre. L'actualisation de l'œuvre consiste
d'abord à surmonter les résistances de la matière ; l'écrivain quand il est à son pupitre n'est
plus lui-même ; il se dépasse, s'arrache violemment à sa nature, s'absorbe dans sa tâche. Son
travail compte davantage que sa personne. L'œuvre naît seulement d'un effort, d'une lutte
harassante contre l'informe.
On se souvient du sculpteur Wenceslas Steinbock mis au travail de force par la cousine
Bette dans le roman de Balzac. Contraint, par le despotisme de la vieille fille, à abandonner
ses rêveries, il se confronte enfin à « l'exécution et ses travaux ». Lui « né poète et rêveur »
doit renoncer aux « cigares enchantés » de la Conception et se « précipiter dans son œuvre »
« comme le soldat dans la redoute » ; s'il ne veut pas « assister au suicide de son talent », il
doit être comme « le mineur enfoui sous un éboulement ».
Balzac se livre à un éloge du labeur qu'il oppose à la « Conception et ses plaisirs » :
Celui qui peut dessiner son plan par la parole, passe déjà pour un homme
extraordinaire. Cette faculté, tous les artistes et les écrivains la possèdent. Mais
produire ! mais accoucher ! mais élever laborieusement l'enfant, le coucher gorgé
de lait tous les soirs, l'embrasser tous les matins avec le cœur inépuisé de la mère,
le lécher sale, le vêtir cent fois des plus belles jaquettes qu'il déchire
incessamment ; mais ne pas se rebuter des convulsions de cette folle vie et en faire
le chef-d'œuvre animé qui parle à tous les regards en sculpture, à toutes les
intelligences en littérature, à tous les souvenirs en peinture, à tous les cœurs en
musique, c'est l'Exécution et ses travaux.
La Cousine Bette chapitre XXI (page 263 dans l'édition GF Flammarion)
Par ses images à dessein prosaïques, mais aussi par le mouvement d'éloquence de cette
période, Balzac ébauche une certaine conception de la génialité qui valorise le travail. Il
rompt ainsi avec une vision par trop spiritualiste de la création.
Il dessine une voie neuve à la critique littéraire (ou bien redécouvre la voie ouverte par
Aristote) : une bonne lecture doit s'intéresser à l'architecture d'une œuvre, considérer
attentivement la composition, l'ordre interne sans négliger aucun détail. Si le critique rend
visite à l'atelier de l'artiste, ce ne sera pas pour l'entendre parler mais pour le voir au travail.
Se déploie ainsi une lecture immanente à l'œuvre qui recourt à des modèles abstraits, à des
classifications minutieuses, à une rhétorique rigoureuse et s'applique à décrire au plus juste les
contraintes du discours littéraire. Cette démarche est au cœur par exemple, de la poétique de
Gérard Genette, de l'analyse structurelle de Jean Rousset, des lectures polysémiques du S/Z de
Roland Barthes.
L'espace littéraire
Enfin, si l'on considère, par décision de méthode, les œuvres littéraires comme
indépendantes de la succession historique, il est possible de concevoir que la critique s'exerce
sur un espace littéraire. Il n'y aurait plus entre les livres qu'un rapport de contiguïté, comme
sur les étagères d'une bibliothèque où les principes d'ordre les plus divers président au
classement. Racine côtoie Baudelaire, Balzac se retrouve en compagnie de Dante, Eschyle est
mis en regard avec Claudel, et Pindare avec Perse.
Au lecteur de délimiter ses parcours dans l'espace réversible qui s'ouvre à lui, d'établir des
relations autour de nœuds de signification, des filiations imprévues, des rapprochements
éclairants. Tout texte fait écho à un autre texte, se trouve pris dans un réseau de significations,
dans une mémoire dont le lecteur est le centre et la circonférence nulle part. La critique est un
comparatisme perpétuel, jamais en repos.

Lire sur notion complexe d'intertextualité, le manuel de Typhaine


Samoyault : L'intertextualité, mémoire de la littérature, Paris, Nathan, 2001, (Collection 128).
Recension de cet ouvrage sur le site de Fabula.

Cette exploration de l'intertextualité permet de tracer non plus désormais dans les œuvres
mais entre elles le parcours d'une recherche, d'une quête. Le critique ne cherche plus alors à
édifier un discours objectif ; il se contente d'établir la validité du lien qui rattache les œuvres
jalonnant son cheminement. Par là, il devient écrivain : à force de lire l'œuvre, il la désire, elle
le trouble et le fascine et il désire y entrer au point de se confondre avec elle. Faire œuvre de
critique conduit à faire de la critique une œuvre (L'arpentage de l'espace littéraire par Maurice
Blanchot, les pastiches de Proust, les brefs essais de Gérard Macé, les courts traités de Pascal
Quignard pourraient donner une idée de ces « glissements progressifs » du lecteur en critique,
et du critique en écrivain.)
Conclusion
La critique, tout en cherchant perpétuellement à élucider les concepts qu'elle met en œuvre
(nécessité de la théorie littéraire) ne propose pas de découvrir la « vérité objective de
l'œuvre » – qui n'est qu'une superstition littéraire à abandonner. Elle ne veut plus juger en
position de surplomb ; elle ne se contente pas de tout savoir sur une œuvre. Elle serait plutôt
un lieu de passage, le foyer ardent où se rejoignent et rivalisent le désir de lire et celui d'écrire.
La critique littéraire articule la lecture et l'écriture : on désire l'œuvre, on désire sa parole à
partir de l'œuvre, et ce faisant, dans l'écriture critique, dit Roland Barthes, on renvoie
« l'œuvre au désir de l'écriture, dont elle était sortie. Ainsi tourne la parole autour du livre :
lire, écrire : d'un désir à l'autre va toute littérature. » (Critique et vérité, in Œuvres complètes,
Tome II, Paris, 1994, Seuil, p. 51).
Patrick Sultan

[1] On trouve un florilège de ces bévues, de ces jugements que la postérité a démentis, dans
l'ouvrage malicieux de Bernard Pivot, Les Critiques littéraires, Flammarion, 1968, collection
Le Procès des Juges, pp. 103-134.
[2] Voir Balzac, Écrits sur le roman, [Textes choisis, présentés et annotés par S. Vachon], Le
Livre de Poche, Collection Références, 2000, pp. 173-274.
[3] Voir Baudelaire, Écrits sur la littérature, [édition établie, présentée et annotée par J.-L.
Steinmetz], Le Livre de Poche Classique, 2005, pp. 191-206.
[4] Portraits littéraires, Tome I, Garnier Frères, 1868, pp. 239-264.
[5] « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », articles du lundi 21 juillet et du mardi
22 juillet 1862, repris dans Nouveaux lundis, tome 3, Paris, Michel Lévy frères, 2ème édition,
pp. 1-33).
[6] W. Lepenies, Sainte-Beuve au seuil de la modernité, Seuil, 2002, p. 255.
[7] Ibidem, p. 256.
 

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