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Critique Littéraire
Critique Littéraire
La critique littéraire, cette notion, ou plus exactement ce champ d'étude, n'est pas
abordée en tant que telle dans les études littéraires secondaires ; on y enseigne les auteurs de
la littérature, on y lit des œuvres, on apprend aussi des éléments d'histoire littéraire et l'on
s'initie au classement des œuvres par genre (épistolaire, roman, poésie, théâtre,
autobiographie…). On n'a pas à se demander quelle est l'essence de la critique.
Cependant si la critique ne fait pas l'objet d'une approche théorique, au terme de laquelle
on se demande ce qu'est la critique littéraire, on la pratique cependant sous la forme scolaire
du commentaire composé, de la lecture analytique… On parle des œuvres, on écrit sur
des textes, on réfléchit à propos d'un poème, d'une scène ou d'un personnage
romanesque… Sur, à propos de… — ces prépositions indiquent bien que l'on construit un
discours second, on commente, on apprécie, on observe, on juge éventuellement une
construction textuelle.
Le cours qui débute aujourd'hui et s'adresse à des étudiants de première année de Lettres
Modernes, porte non sur la pratique critique mais sur la théorie critique. On ne lira pas une
œuvre de Baudelaire, de Victor Hugo… mais on se demandera plutôt comment parler de leurs
œuvres, et même plus généralement comment s'organise le discours sur une œuvre littéraire
quelle qu'elle soit, quelle en est la finalité.
Nul n'ignore que les écrits littéraires ont donné lieu à toutes sortes de commentaires. La
seule œuvre de Shakespeare a ainsi suscité une telle pléthore de gloses qu'une vie suffirait à
peine pour les lire. Une bibliographie critique des œuvres de Racine occuperait plusieurs
volumes entiers. Cette inflation est vertigineuse et pourrait finir par susciter un sentiment de
découragement, d'inanité. À quoi bon ?
Cette activité critique surabondante et qui s'accroît de jour en jour, est-elle bien utile ? Et
ne pourrait-on pas se dispenser de ce long détour ? Que fait-on exactement d'ailleurs lorsque
l'on porte un regard critique sur une œuvre ? Qu'est-ce qui fonde la légitimité de ce discours ?
Y a-t-il de bonnes ou de moins bonnes manières de soumettre une œuvre à la critique ? ou du
moins comment notre discours sur une œuvre peut-il espérer lui apporter ce qu'elle n'a pas ? Il
convient de réfléchir à un acte réflexif, un acte de second degré (secondaire ?) que nous
pratiquons depuis l'école primaire. Autrement dit, nous nous proposons de soumettre à la
critique la critique littéraire : elle qui d'ordinaire juge, elle sera jugée à son tour.
Le mot de critique : la problématique du cours
Mais arrêtons-nous d'abord sur le mot lui–même de « critique » qui comporte plusieurs
acceptions, plusieurs significations, lesquelles ne s'accordent pas toutes entre elles.
Tout d'abord remarquons que « critique » est à la fois un adjectif et un nom ;
historiquement, c'est d'abord un adjectif, qui vient par le latin criticus du
grec krineïn. Krineïn, c'est juger comme décisif. Il appartient au vocabulaire antique de la
médecine, ce qui fait rapport à une crise ; l'organisme est en danger, en perturbation et il faut
une intervention pour y mettre un terme. Cet état d'urgence suppose de bien diagnostiquer et
surtout d'appliquer les règles médicales à bon escient. Cela amène un changement décisif,
crucial. On parle ainsi de phase critique de la maladie, ou bien encore de l'« âge critique »
pour désigner la ménopause… Il faudra garder à l'esprit ce terme dont le sens ne disparaît pas
complètement et qui reste sous-jacent aux sens modernes du vocable.
Cependant, ce qui concerne notre propos, il s'agit essentiellement du nom, d'apparition plus
récente (XVIIe siècle) : la critique. Il désigne alors un jugement intellectuel c'est-à-dire un
acte portant sur l'examen d'un principe, d'un fait, en vue de porter une appréciation. On parle
ainsi de la critique artistique ; on juge non pas les œuvres mais des œuvres (analyse,
appréciation, examen).
Par glissement métonymique, ce sens (activité) se restreint au sens de « résultat » de cette
activité judicatoire, de ce jugement : on peut dire alors : « Ce roman/ce spectacle/ce concert a
reçu une bonne ou une mauvaise critique. »
La critique se teinte d'une signification plus morale, repose sur une axiologie : « Sa
conduite mérite une sévère critique. » On finit même par le prendre exclusivement en
mauvaise part ; la critique est un jugement négatif, défavorable (blâme, attaque,
condamnation, éreintement) : « Il subit des critiques incessantes. » Dans ce cas, on juge les
œuvres.
Enfin plus spécifiquement la critique littéraire constitue comme un genre littéraire en soi
ou si l'on veut, elle est, selon le mot de Ferdinand Brunetière, « la contrepartie de tous les
genres littéraires », sous la forme d'articles, de recensions, de recueils d'articles, ou d'essais,
de monographies. Le nom féminin, « la » critique, se spécialise dans une fonction, un métier,
un état ou une profession : le critique, cette figure apparue dans la vie littéraire française à
partir essentiellement du XVIIIe siècle, s'est développée au XIXe siècle (citons parmi des
dizaines de noms, illustres mais passablement tombés dans l'oubli, ceux de Jean François de
La Harpe (1739-1803), d'Abel François Villemain (1790-1870), de Jules Janin (1804-1874),
de Gustave Planche (1808-1857), de Ferdinand Brunetière (1849-1906), de Jules Lemaître
(1853-1914), d'Émile Faguet (1847-1916). Seule l'œuvre de Sainte-Beuve (1864-1869) a
perduré et gardé des lecteurs malgré de sensibles éclipses.
La critique est ainsi une forme d'écriture qui, bien qu'elle prenne appui sur un autre texte,
peut avoir son autonomie propre : on ne peut écrire de la critique sans avoir lu une œuvre
littéraire mais on peut fort bien en lire sans avoir (encore) lu, ou même sans jamais lire
l'œuvre critiquée.
En rassemblant tous ces sens distincts, la critique littéraire se délimiterait ainsi :
1/ Par un jugement que l'on porte sur une œuvre : on juge des œuvres ; la critique aurait
alors une fonction de connaissance, serait du côté du savoir, de la science. D'où la question :
que doit-on savoir d'une œuvre ? quel savoir la critique littéraire peut-elle nous offrir ?
2/ Par un jugement de valeur : on juge les œuvres La critique poserait la question de la
valeur esthétique. D'où la question : quels sont les limites et les fondements de ce jugement ?
3/ Par un jugement de goût. La critique arbitrerait la question du goût, permettrait une juste
appréciation d'une œuvre. D'où la question : jusqu'à quel point la critique nous permet-elle de
goûter, d'apprécier mieux l'œuvre ?
Cette distinction donnerait lieu à distinguer trois fonctions : description,
interprétation/évaluation, appréciation Cette triple question, si on tente d'y répondre, donnerait
les linéaments d'une critique de la critique littéraire.
Avant d'aborder directement cette question, il est nécessaire d'analyser ce que peut bien
recouvrir « la critique littéraire », son champ, en fait ses champs d'exercice.
I - Typologie de la critique littéraire
À cette critique du profane, on peut opposer (ou superposer) la critique de l'homme de l'art,
de l'initié, des artistes.
III - La critique des écrivains
Qui apparemment serait mieux placé que l'artiste pour juger de l'art, un romancier pour
évaluer une construction romanesque, un poète pour jauger une réalisation ?
Tous les écrivains — c'est la règle — ont été des lecteurs, des lecteurs avides, passionnés,
enthousiastes. Lorsqu'ils célèbrent une œuvre, ils parviennent à en saisir l'inspiration, le génie
propre ; leur sensibilité vibre et s'exprime avec éloquence. C'est un regard en sympathie, de
l'intérieur, et qui va vers la hauteur ; c'est un dialogue de sommet à sommet. Ainsi, lorsque
Victor Hugo fait l'éloge funèbre de Balzac, lorsque Balzac commente La Chartreuse de
Parme[2], ou bien encore lorsque Baudelaire rend hommage à Gustave Flaubert[3], ils ont su,
avec générosité et surtout perspicacité, parler d'œuvres à la fois éloignées de leurs propres
voies mais dont leur intelligence artistique propre a su pénétrer l'originalité et la force,
souvent peu comprises de leurs contemporains, et même négligées par les critiques littéraires
attitrés.
C'est surtout au XIXe siècle, avec le romantisme, bien qu'on puisse sans doute la faire
débuter au XVIIIe siècle notamment avec Diderot (1713-1784), que s'est développée cette
critique littéraire représentée par des artistes-critiques : Chateaubriand (1768-1848), Hugo
(1802-1885), Lamartine (1790-1869), Gautier (1811-1872), Baudelaire (1821-1867), Barbey
d'Aurevilly (1808-1889)… C'est une chaîne qui se prolonge jusqu'au XXe siècle, siècle dans
lequel apparaît même une figure paradoxale, le critique-écrivain, qui fait de l'activité et de
l'écriture critique une forme d'art qui absorbe toutes les autres.
Voir Cabanès J-L., Larroux G., Critique et théorie littéraire (1800-2000), Paris, Belin,
2005 (Collection Belin Lettres Sup), chapitre 3, « La critique des créateurs », pp. 89-97.
Voir également, Nordmann J.-T., La Critique littéraire au XIXème siècle, Librairie Générale
Française, 2001, Première partie, Chapitre 4, « La modernité des créateurs », pp. 80-90 ;
Seconde partie, Chapitre 2, « Les réserves des poètes et des romanciers », pp. 126-137.
Baudelaire a bien défini cette critique d'artiste : « Pour être juste, c'est-à-dire pour avoir
sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un
point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons. »
Exemple de critique artistique : Don Juan aux Enfers, section Spleen et Idéal, XV (aller au
texte)
Dans ce poème, Baudelaire reprend les éléments de la comédie de Molière (le personnel de
la pièce) mais élabore une interprétation originale. Il donne une lecture sombre, inquiétante de
ces personnages de comédie. Le cri de Sganarelle (« Mes gages ! mes gages ! ») est figé dans
l'éternité, Don Juan le damné ne semble pas vaincu par le remords et les êtres qu'il a
déshonorés, humiliés, bafoués, le poursuivent sans obtenir de lui même un regard. Ainsi,
Baudelaire créateur ne cesse d'être un interprète, un lecteur mais cette lecture débouche sur un
poème. Son point de vue sur le personnage moliéresque est partial, peu soucieux de savoir ce
que Molière a vraiment voulu exprimer (il ne prétend pas à l'objectivité, ou même à la
fidélité), il livre de son point de vue une lecture exigeante et attentive de la pièce en l'inclinant
vers le tragique, la noircit en une vision dantesque. – C'est un exemple de critique créatrice.
Mais la lecture des artistes, orientée par leur travail propre, peut avoir les effets inverses.
Les écrivains cherchent dans les œuvres qu'il leur arrive de commenter (car ils n‘ont,
remarque Thibaudet, rien de systématique et atteignent rarement à une vision d'ensemble) ce
qui peut nourrir leur propre œuvre, les secrets de fabrication ; ils sont comme des artisans qui
admirent — ou dénigrent — le travail d'un confrère : ils sont en quête de modèles, ou de
repoussoirs ; ils révèrent un maître ou haïssent un rival. Cette critique de parti pris souvent
violente, excessive, ne cherche pas tant à être équitable qu'à augmenter son pouvoir
d'invention, à creuser de nouveaux chemins à la création. C'est une descente dans l'atelier.
Mais il faut ajouter aussi : une descente dans l'arène ! les querelles d'écoles, de chapelles,
de clans ne manquent pas de se vider dans le champ de bataille que devient alors la critique
littéraire. Pour renverser la formule fameuse de Chateaubriand, on abandonne « la grande et
difficile critique des beautés » pour s'adonner à « la petite et facile critique des
défauts » (extrait d'un article paru en juin 1819, dans le Mercure de France, Mélanges
Littéraires).
1/ Exemple 1: Barbey d'Aurevilly au sujet de Paul Féval
Extrait de l'étude « M. Paul Féval », 18 mars 1862, reprise dans Les Œuvres et les hommes,
Première série, volume 1 (Chapitre IX, de la Quatrième partie), pp. 1109-111, dans l'édition
des Belles-Lettres.
Voir texte ci-joint.
Paul Féval (1816-1887), auteur à succès, connu de nos jours, grâce aux adaptations
cinématographiques, pour ses feuilletons palpitants et justement populaires, Le Bossu, et à
l'époque pour Les Mystères de Londres.
Barbey n'a rien contre le divertissement ; il ne boude pas son plaisir ; il ne méprise en rien
le talent, la fécondité, et même le brio de ce jeune écrivain ; d'où des formules louangeuses
(mais se retournant toujours en blâme) par lesquelles il qualifie l'écrivain : « Il a cette fleur de
l'amusement qu'on respire » ; il est « un Conteur pour le plaisir de l'imagination du plus
grand nombre » ; il plaît, « il amuse ». Néanmoins, si on le juge en le comparant à des
modèles plus accomplis, plus maîtres de leur art, à un romancier comme Balzac que Barbey
place au-dessus de tout, Féval n'est pas même un romancier. Il a « diminué la notion de
roman, de cette chose complexe et toute-puissante, égale au drame par l'action et par la
passion, mais supérieure par la description et par l'analyse ». C'est donc au nom d'une
certaine esthétique du roman qui, sans négliger l'action ou le drame, vise une certaine
profondeur psychologique, un art de la représentation servi par un style artiste, que Barbey
dénie la qualité de romancier à Féval ou plutôt il la lui concède mais dans un rang inférieur.
Seul cet abaissement explique, c'est du moins le point de vue aristocratique de Barbey, le vif
succès rencontré par ces romans qui ne sont qu'à peine des romans, les romans d'aventure, les
romans-feuilletons.
2/ Exemple 2 : Zola (1840-1908) contre Barbey (1808-1889) : L'empoignade
Extrait de Jules Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les Hommes (3e série) – XVIII. Le
roman contemporain, Paris, Lemerre, 1902, p. 231, 238 et 239.
Émile Zola, Quatrième partie du chapitre « La critique contemporaine », dans Documents
littéraires. études et portraits. Reproduite d'après l'édition suivante : Paris, Bibliothèque
Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur, 1926, p. 352-359.
Voir texte ci-joint.
Dans cet échange d'amabilités, et au-delà même des inimitiés personnelles qui affleurent
dans tous leurs propos, les deux écrivains s'opposent au nom de deux conceptions esthétiques
qui sont aux antipodes : c'est Barbey jetant les derniers éclats du romantisme contre Zola le
doctrinaire du naturalisme, le dandysme aristocratique contre la littérature sociale, le
dogmatisme d'un catholicisme réactionnaire contre le scepticisme moderniste.
Qui a tort ? qui a raison ? on ne saurait le dire mais c'est une belle empoignade, stylée,
virulente, sans concession, justifiable et injuste des deux côtés. Entre écrivains, « c'est
moins, dit avec amusement Thibaudet, un échange de paroles ailées que tantôt de séné et de
casse, tantôt de flèches et de cailloux. »
La critique artistique comporte donc ses étroitesses. La critique se fait jugement de valeur
(c'est le sens moral de « critiquer »), exclut, tranche. Leur art qui ouvre aux artistes-critiques
des portes sur la création des autres, inévitablement, leur en ferme. L'acuité du regard que lui
donne sa parenté avec un autre artiste ne manque pas d'avoir pour contrepartie une cécité aux
qualités d'un artiste trop différent, trop éloigné de lui. Et il n'y a rien de surprenant à ce
Stendhal répugnant aux effusions lyriques haïsse Chateaubriand, que Flaubert ironiste guéri
des mirages du romantisme exècre Lamartine, qu'il trouve larmoyant. Il serait vain de
chercher à réconcilier Zola et Léon Bloy. L'artiste n'est pas le meilleur juge des œuvres d'art
mais cela tient à la nature (au génie ?) de la littérature sans doute d'exprimer en de multiples
sens le multiple. Il n'y a pas lieu de vouloir dépasser ce regard visionnaire qui justement va
parfois trop loin mais, dans ses excès mêmes, illumine, à défaut d'éclairer ; sans doute
cependant faut-il chercher du côté du savoir (et l'on retrouve la fonction gnoséologique du
verbe critiquer) de quoi ordonner et fonder en raison l'exercice critique.
Il revient sans doute à ce que Thibaudet appelle la « critique professionnelle », la critique
savante, professorale, universitaire d'offrir un point de vue qui a pour ambition de s'élever au-
dessus des querelles d'école et de fournir la matière à un enseignement objectif, à un savoir
bien établi et incontestable. Cette catégorie socio-idéologique de « critique des professeurs »
se justifie au XIXe siècle où d'éminents maîtres comme La Harpe, Villemain, Brunetière,
Nisard (1806-1888), Lanson (1857-1934), ont instauré la littérature comme champ de savoir,
comme discipline universitaire, l'identifiant essentiellement, malgré les divergences de
conceptions propres à chaque savant, à l'étude d'une histoire littéraire nationale. Cependant,
cette dénomination professionnelle apparaît inopérante au XXe siècle, surtout en sa seconde
moitié, où l'Université apparaît on ne peut plus divisée sur les notions de scientificité et
d'histoire soumises à de radicales remises en cause.
Voir Antoine Compagnon, La Troisième République des Lettres : De Flaubert à Proust,
Éditions du Seuil, 1983, notamment la partie I, « Gustave Lanson, L'homme et l'œuvre »,
pp. 19-212.
IV - Le savoir (historique) de la critique
Si la critique littéraire prétendait dépasser le simple point de vue partisan, si elle devait
refuser d'aborder les œuvres en fonction de partis pris esthétiques trop limitatifs (par exemple
choisir les Classiques contre les Romantiques, les Modernes contre les Anciens ou l'inverse),
il était nécessaire qu'elle fît place à la relativité du goût, qu'elle devînt sensible à l'évolution
des sensibilités, aux ruptures et aux continuités, mais aussi qu'elle pût se donner les moyens
de fonder en raison sa description. C'est donc à la fois du côté de l'Histoire et de la Science
qu'elle dut porter ses efforts. Donner un sens, une unité, saisir les enchaînements, les logiques,
les déterminations de l'histoire littéraire, de la littérature comme objet de l'histoire : telle est
l'entreprise initiée au XIXe siècle, et qui culmine avec l'œuvre de Gustave Lanson dont le
rayonnement ne faiblit pas avant la seconde moitié du XXe siècle.
Voir Jean Rohou, L'histoire littéraire : objets et méthodes, Paris, Nathan, 1996, (Collection
128), notamment le chapitre 1 : « Rapide histoire de l'histoire littéraire », pp. 5-19.
La littérature dans l'histoire : exposé de la démarche tainienne
Pour comprendre le nouvel esprit historique qui inspire la critique littéraire, choisissons un
guide des plus sûrs et qui fut un maître à penser au XIXe siècle, une des têtes les plus pleines
et les mieux faites. Adoptons la démarche d'Hippolyte Taine. Dans son Histoire de la
Littérature Française : de 1789 à nos jours (Paris, Stock, 1936), Thibaudet appelle ce
cerveau encyclopédique « le cacique », « le plus grand scholar du XIXe siècle » : dans
l'histoire des idées, « il tient, ajoute-t-il en géographe, une place considérable : une place au
sens même urbain du mot, carrefour des voies, lieu d'orientation, espaces découverts,
portiques d'idées générales, escaliers monumentaux entre les diverses disciplines. »
Voir le dossier consacré à Hyppolite Taine sur le site de l'Encyclopédie Agora.
Taine expose les principes de sa conception dans son Histoire de la littérature anglaise et
au cours de l'étude détaillée de cette littérature nationale applique ses idées. Ainsi, avant
d’aborder l'œuvre littéraire, sa réflexion effectue un large détour par l'histoire.
Voyons l'Introduction à L'Histoire de la littérature anglaise, tome premier, [neuvième
édition], Paris, Librairie Hachette, 1891, pp. V à XLIV.
Il prend acte tout d'abord d'une découverte récente — il cite les noms de Chateaubriand,
d'Augustin Thierry (1795-1856), de Jules Michelet (1798-1874) — : l'étude de l'histoire
s'élargit, se renouvelle en puisant à une source qu'elle avait négligée, la littérature. « On a
découvert qu'une œuvre littéraire n'est pas un simple jeu d'imagination, le caprice isolé d'une
tête chaude, mais une copie des mœurs environnantes et le signe d'un état d'esprit. » L'histoire
a dépassé la compilation, la chronique, l'accumulation des historiae. Elle a considéré
l'indispensable document comme une coquille vide, « un débris mort » pour atteindre « à
travers la distance des temps » l'homme « vivant, agissant, doué de passions, muni
d'habitudes, avec sa voix et sa physionomie, avec ses gestes et ses habits ». Son objet, c'est
l'individu.
Comme, bien entendu, nous ne pouvons avoir accès à cet individu dont le temps nous
sépare, il faut recourir à l'imagination, procéder à une reconstruction qui rende le passé
présent, en fasse un champ d'expérience. Mais une fois que l'on a restitué ces multiples
aspects de l'homme extérieur, il faut encore aller plus loin, plus profond, creuser et traverser
ces manifestations pour aller en leur centre, l'homme véritable.
Celui-ci se révèle non comme une abstraction mais comme une âme profondément
enracinée dans son temps, sa culture, son peuple. Jusqu'ici « on se représentait les hommes de
toute race et de tout siècle comme à peu près semblables, le Grec, le barbare, l'Hindou,
l'homme de la Renaissance, et l'homme du dix-huitième siècle comme coulés dans le même
moule, et cela d'après une certaine conception abstraite qui servait pour tout le genre
humain. On connaissait l'homme, on ne connaissait pas les hommes ».
Taine se départ de la philosophie des Lumières qui, selon lui, a célébré en l'homme une
essence générique, une abstraction au détriment de la diversité, des traditions séculaires, de
l'historicité. L'histoire au contraire se saisit résolument de la complexité humaine, établit des
familles, des lignées, cerne au plus près des structures différenciées et à travers des portraits
d'individus reconstitue l'esprit vivant de toute une culture.
C'est à ce stade que s'ouvre une nouvelle voie : car cette psychologie, cette « divination
précise et prouvée des sentiments évanouis » risque de s'émietter en une multitude de
notations justes, profondes, mais qu'il convient de réduire à l'unité de causes premières. « Que
les faits soient physiques ou moraux, il n'importe, ils ont toujours des causes. » Il ajoute dans
une formule qui sera ressentie comme provocatrice par les philosophes officiels de son
temps : « Le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol et le sucre. » Mais Taine ne
veut pas réduire à un simple substrat matériel les manifestations de l'esprit ; il veut
simplement dégager des principes, remonter à des causes premières, jeter toute la lumière sur
les productions de la culture.
Il discerne ainsi trois éléments qui configurent l'état moral d'une civilisation : la race, le
milieu, le moment.
La race : « Ce sont ces dispositions innées que l'homme apporte avec lui à la lumière, et
qui ordinairement sont jointes à de différences marquées dans le tempérament et dans la
structure du corps. Elles varient selon les peuples. »
Le milieu : ce sont « ces situations prolongées, […] ces circonstances enveloppantes, […]
ces persistantes et gigantesques pressions exercées sur un amas d'hommes qui, un à un, et
tous ensemble, de génération en génération, n'ont pas cessé d'être ployés et façonnés par leur
effort ». Taine pense aux conditions climatiques et géographiques, aux conditions sociales et
politiques qui pèsent sur les peuples et les structurent.
Le moment : l'humanité comme un organisme vivant connaît ses phases, ses périodes. Elle
se meut, se transforme, vit, meurt et renaît sous d'autres formes.
Avec ses considérations très générales, on semble à mille lieues de l'étude de la littérature
mais ce serait croire que la littérature, pour lui appliquer la formule de Spinoza (Appendice de
l'Éthique, Livre I), est « un empire dans un empire ». Or, il n'en n'est rien car selon une « loi
des dépendances naturelles », aucun domaine de la culture humaine ne se développe sans
entretenir quelque lien avec tous les autres.
Cependant l'étude de la littérature nous permet mieux que toute autre d'appréhender « la
psychologie d'une âme, souvent celle d'un siècle, et parfois celle d'une race ». Loin de ne voir
dans les écrits littéraires que des documents parmi d'autres, Taine en exalte la supériorité qui
vient de leur beauté, de leur capacité à être une psychologie supérieure. Il y a une excellence
de l'expression littéraire qui la place au-dessus de toutes les autres formes de manifestations
de l'âme humaine : les grandes œuvres littéraires « sont instructives parce qu'elles sont
belles ; leur utilité croît avec leur perfection ; et, si elles sont fournissent des documents,
c'est qu'elles sont des monuments. Plus un livre rend les sentiments visibles, plus il est
littéraire ; car l'office propre de la littérature est de noter les sentiments. Plus un livre note
des sentiments importants, plus il est placé haut dans la littérature ; car c'est en représentant
la façon d'être de toute une nation et de tout un siècle qu'un écrivain rallie autour de lui les
sympathies de tout un siècle et de toute une nation. C'est pourquoi, parmi les documents qui
nous remettent devant les yeux les sentiments des générations précédentes, une littérature, et
notamment une grande littérature, est incomparablement le meilleur. »
Taine applique cette méthode et en éprouve la fécondité en analysant les écrivains anglais.
Dans La Fontaine et ses fables (1861), il étudie et définit avec bonheur le génie typiquement
français, la spécificité nationale de « notre Homère » : universel, ni affecté ni trivial, limpide
et profond, ce poète se fait entendre de tous, même si tous ne l'entendent également. Cette
épopée « gauloise », vivante, variée, « hachée menu, en cent petits actes distincts, gaie et
moqueuse, toujours légère et faite pour des esprits fins, comme les gens de ce pays-ci ».
Instruire sans donner la leçon de manière trop pesante, insinuer plutôt qu'expliciter, varier les
rythmes et les styles afin de multiplier le plaisir sans lasser les sens.
Voir Taine : Le génie gaulois de La Fontaine
La Fontaine est le seul qui nous ait donné le vers qui nous convient, « toujours
divers, toujours nouveau », long, puis court, puis entre les deux, avec vingt sortes
de rimes redoublées, entrecroisées, reculées, rapprochées, tantôt solennelles
comme un hymne, tantôt folâtres comme une chanson. Son rythme est aussi varié
que notre allure. Non plus que nous, il ne soutient pas longtemps le même
sentiment.
Superficiel, inconstant, versatile mais spirituel, délicat, pudique, enjoué — telle est, selon
Taine, la quintessence du génie français. La Fontaine l'exprime et en hérite ; il lui donne
forme et se trouve formé par lui. Le critique se double d'un historien, d'un psychologue des
mentalités mais ne néglige aucunement les moyens poétiques mis en œuvre de façon
inimitable par un artiste que « la race », « le moment » et le « lieu » ont concouru à donner à
l'humanité mais qui ne le résument pas.
Réfutations, objections
Ce serait donc une mauvaise querelle que de dénoncer dans la méthode adoptée par Taine
(il récuse le terme trop dogmatique de « système ») un simple réductionnisme qui
condamnerait la création artistique à se voir entièrement déterminée par des causes historiques
ou sociales trop générales, trop larges pour saisir sa singularité…
Voir Jugement de Sainte-Beuve sur la méthode tainienne
Sainte-Beuve dans un article du 30 mai 1854, qu'il consacre à L'Histoire de la littérature
anglaise par M. Taine (repris dans Les Nouveaux Lundis, Tome VIII, Paris, Michel Lévy,
pp. 66-137) conteste tout d'abord le bien-fondé du procès que les adversaires spiritualistes de
Taine lui intentent. On l'accuse de dissoudre chimiquement l'artiste, de le disséquer au risque
de voir s'évanouir son âme, de le déduire de ses conditions extérieures. Qu'a donc fait Taine
de la fameuse « étincelle de génie », de l'âme individuelle ?, se demandent ses détracteurs :
« Il n'a fait que nous étaler et nous déduire brin à brin, fibre à fibre, cellule par cellule,
l'étoffe, l'organisme, le parenchyme (comme vous voudrez l'appeler) dans lequel cette âme,
cette vie, cette étincelle, une fois qu'elle y est entrée, se joue, se diversifie librement (ou
comme librement) et triomphe. »
Sans prendre à son compte cette attaque, mais à vrai dire sans la repousser tout à fait
(exemple, qu'on jugera admirable ou bien détestable, de la subtilité ondoyante de Sainte-
Beuve), le maître défend son brillant disciple en lui accordant d'avoir « serré » au plus près le
problème de la création. Au moins, la méthode tainienne qui a su établir autour de l'œuvre un
faisceau de déterminations permet ainsi de la « cerner de toutes parts, […] [la] réduire à sa
seule expression finale la plus simple, […] d'en mieux peser et calculer toutes les données ».
En somme, la méthode circonscrit le génie, trace autour de lui un cercle qui, en le limitant, le
délimite et en fait apparaître encore mieux la singularité. Pour varier la métaphore spatiale, on
est conduit au seuil de la création littéraire et ce n'est déjà pas si mal !
C'est là, selon Sainte-Beuve, que pourrait… commencer la vraie critique (la sienne ?). Car
l'objection qu'il finit par formuler ne dénonce ni ne conteste le déterminisme tainien mais,
plus stratégiquement, subordonne son application à une fin plus élevée : une fois que le terrain
a été dégagé, que les troupes sont en place, la place peut être investie.
Sainte-Beuve enveloppe et déborde (au sens militaire) la tentative critique de Taine. Pour
lui, la science tainienne ne peut se saisir de l'individu mais on ne peut lui reprocher non plus
d'atteindre cette limite car il n'y pas de science du particulier ; cependant, c'est la monade
artistique que la critique se doit décrire. Si une goutte d'eau peut bien ressembler à une autre,
« il n'y a de chaque vrai poète qu'un exemplaire ». La création littéraire est le foyer de
l'individualité la plus singulière, le lieu de l'imprévu, le royaume de l'unique.
La critique littéraire ne doit donc pas refuser de mettre à profit les procédures qu'offrent la
science, ses techniques (celles-ci lui permettent d'approcher au plus près de son objet) mais
elle ne doit pas espérer une pêche miraculeuse avec un filet trop grossier pour le « je ne sais
quoi », l'impalpable différence qui caractérise « l'individualité du talent, du génie ».
Peut–on forger des instruments encore plus subtils et plus insinuants pour capter cette
individualité ? Par quels moyens la critique littéraire (descriptive) peut-elle accéder à une
intelligence profonde, à une compréhension (esthétique) ? On passerait ainsi non pas par-
dessus ou à côté de la science mais au-delà. Critiquer ne se limite pas à analyser, à produire
un savoir sur l'œuvre ; cet acte nécessite encore d'élaborer un savoir de l'œuvre, une intuition
de sa singularité, une « attention à l'unique ».
V - L'art de la critique
Ce désir de restituer l'œuvre d'un écrivain dans sa singularité exige une capacité à
s'approcher au plus près de son modèle, un don pour saisir un geste sur le vif sans le figer, une
aptitude à capter la totalité sans perdre un seul détail, un pouvoir de surprendre le mouvement
à travers la pose, le permanent à travers l'éphémère, le naturel dans l'artifice et la beauté dans
le spontané. Il faut multiplier les esquisses, varier les angles, polir et affiner — dans cet art
requis par une critique en quête de la vie créatrice, on a reconnu celui du portraitiste ou du
statuaire.
Et parmi les critiques qui ont pratiqué l'art du portrait littéraire, on aura reconnu celui qui a,
pour ainsi dire inventé ce genre : Sainte-Beuve.
Cette exploration de l'intertextualité permet de tracer non plus désormais dans les œuvres
mais entre elles le parcours d'une recherche, d'une quête. Le critique ne cherche plus alors à
édifier un discours objectif ; il se contente d'établir la validité du lien qui rattache les œuvres
jalonnant son cheminement. Par là, il devient écrivain : à force de lire l'œuvre, il la désire, elle
le trouble et le fascine et il désire y entrer au point de se confondre avec elle. Faire œuvre de
critique conduit à faire de la critique une œuvre (L'arpentage de l'espace littéraire par Maurice
Blanchot, les pastiches de Proust, les brefs essais de Gérard Macé, les courts traités de Pascal
Quignard pourraient donner une idée de ces « glissements progressifs » du lecteur en critique,
et du critique en écrivain.)
Conclusion
La critique, tout en cherchant perpétuellement à élucider les concepts qu'elle met en œuvre
(nécessité de la théorie littéraire) ne propose pas de découvrir la « vérité objective de
l'œuvre » – qui n'est qu'une superstition littéraire à abandonner. Elle ne veut plus juger en
position de surplomb ; elle ne se contente pas de tout savoir sur une œuvre. Elle serait plutôt
un lieu de passage, le foyer ardent où se rejoignent et rivalisent le désir de lire et celui d'écrire.
La critique littéraire articule la lecture et l'écriture : on désire l'œuvre, on désire sa parole à
partir de l'œuvre, et ce faisant, dans l'écriture critique, dit Roland Barthes, on renvoie
« l'œuvre au désir de l'écriture, dont elle était sortie. Ainsi tourne la parole autour du livre :
lire, écrire : d'un désir à l'autre va toute littérature. » (Critique et vérité, in Œuvres complètes,
Tome II, Paris, 1994, Seuil, p. 51).
Patrick Sultan
[1] On trouve un florilège de ces bévues, de ces jugements que la postérité a démentis, dans
l'ouvrage malicieux de Bernard Pivot, Les Critiques littéraires, Flammarion, 1968, collection
Le Procès des Juges, pp. 103-134.
[2] Voir Balzac, Écrits sur le roman, [Textes choisis, présentés et annotés par S. Vachon], Le
Livre de Poche, Collection Références, 2000, pp. 173-274.
[3] Voir Baudelaire, Écrits sur la littérature, [édition établie, présentée et annotée par J.-L.
Steinmetz], Le Livre de Poche Classique, 2005, pp. 191-206.
[4] Portraits littéraires, Tome I, Garnier Frères, 1868, pp. 239-264.
[5] « Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803 », articles du lundi 21 juillet et du mardi
22 juillet 1862, repris dans Nouveaux lundis, tome 3, Paris, Michel Lévy frères, 2ème édition,
pp. 1-33).
[6] W. Lepenies, Sainte-Beuve au seuil de la modernité, Seuil, 2002, p. 255.
[7] Ibidem, p. 256.