Vous êtes sur la page 1sur 44

René Guénon et la Tradition primordiale

Par Jean-Marc Vivenza

La Tradition primitive que l'on peut nommer " primordiale ",

se divisa lors de la séparation qui adviendra entre le " culte faux " de Caïn
René Guénon (1886-1951), au début du XXe siècle, pétri et structuré du point de vue
spirituel et argumentaire par les théories de l'Inde védique, mais aussi puissamment façonné,
formé et instruit, beaucoup plus qu'on ne l'imagine généralement ou que de pieux
hagiographes ont voulu le faire croire, par les schémas référentiels puisés chez de nombreux
auteurs du courant occultiste [1], que l'on doit le retour en faveur de la notion de " Tradition
" et, en particulier, de cette curieuse appellation dont le succès dépassa sans doute ses fervents
avocats, à savoir la " Tradition primordiale ".

Cette Tradition nommée " primordiale ", car prétendant être la plus ancienne de l'humanité,
serait la " Tradition première " commune à l'ensemble des traditions dites authentiques et "
orthodoxes ", dont les traces et signes apparaîtraient très lisiblement dans les symboles, rites
et mythes du patrimoine commun de l'humanité. On peut donc dire que cette Tradition
primordiale, toujours selon Guénon, aurait véritablement fécondé et nourri substantiellement
l'ensemble des traditions actuelles, ces dernières en dérivant de façon plus ou moins
importante selon leur degré de proximité et d'intimité avec cette source initiale, les formes
traditionnelles de notre présente période temporelle, ou " Manvantara ", conservant un lien
avec la " Tradition primordiale".
La conception traditionnelle du temps propre à la pensée de l'Antiquité païenne, dans son
expression indienne, grecque ou latine, considérait qu'il y avait quatre âges principaux,
respectivement l'âge d'or, l'âge d'argent, l'âge de bronze et l'âge de fer. L'Inde, dont Guénon fit
siennes les expressions terminologiques, donna le nom de Yugas à ces quatre périodes,
formant un cycle complet ( Manvantara), respectivement : Krita-Yuga ou Satya-Yuga, Trêtâ-
Yuga, Dwâpara-Yuga et Kali-Yuga (l'Âge de fer). Ces quatre âges, qui correspondent aux
différentes phases que traverse l'humanité, marquent un éloignement progressif à l'égard du
Principe (c'est-à-dire de l'Unité), et de la " Tradition Primordiale " qui en serait l'expression la
plus pure, éloignement allant en s'accélérant à mesure que les temps avancent.
Fabre d'Olivet (1768-1825) développa la théorie cyclique des âges

dans l'Histoire philosophique du genre humain, ouvrage (1816).

Notons, que si Guénon cite beaucoup la tradition indienne pour donner du poids à ses
réflexions, on ne doit pas sous-estimer chez lui l'influence de Court de Gébelin (1728-1784),
et Fabre d'Olivet (1768-1825), dont il nous est facile de déceler la présence dans les grands
thèmes de sa pensée, en particulier dans cette théorie des âges que l'on retrouve ainsi exposée
dans l' Histoire philosophique du genre humain, ouvrage publié en 1816 par Fabre d'Olivet,
dans lequel on peut lire : Le Kali-youg, qui a commencé, doit terminer cette quatrième
période par l'apparition même de Vishnou, dont les mains armées d'un glaive étincelant
frapperont les pécheurs incorrigibles, et feront disparaître à jamais de dessus la terre les
vices et les maux qui souillent et affligent l'univers. " [1]

Selon René Guénon, l'essence de la Tradition primordiale - dont les restes perdurent dans le
royaume souterrain de l', placé sous l'autorité du " Roi du Monde " -, ne se trouve de façon
privilégiée que dans la tradition hindoue qui serait légataire d'une source directe d'une
incomparable pureté à l'égard des fondements premiers de la " Science Sacrée " d'origine non-
humaine plaçant dès lors les autres traditions dans une sorte de situation de dépendance à son
égard, comme il le déclare de manière catégorique dans son Introduction générale à l'étude
des doctrines hindoues (1921), affirmant : " La situation vraie de l'Occident par rapport à
l'Orient n'est, au fond, que celle d'un rameau détaché du tronc ". [2]

Les difficultés, et elles ne sont pas minces ou anodines du point de vue théorique, portent sur
des éléments qui, à l'analyse, font apparaître de nombreuses interrogations problématiques
que l'on ne peut passer sous silence car représentant des interrogations non seulement
légitimes mais surtout fondamentales pour savoir de quoi l'on parle lorsqu'on se réfère à la "
Tradition ", consistant en deux points principaux qu'il importe de bien comprendre et
d'intégrer, si l'on souhaite réellement posséder une juste perception des notions "
guénoniennes ", qui ne peuvent être acceptées sans quelques préventions nécessaires, qui
représentent, objectivement, de sérieuses apories doctrinales, précisément, et c'est ce qui nous
importe dans le cadre de notre perspective, au regard de la position " traditionnelle " de
l'Illuminisme chrétien.

Ces deux points problématiques qui font difficulté, sont les suivants :

 1°) - Qu'en est-il réellement de la question de l'existence du royaume souterrain


d'Agarttha et du " Roi du Monde " qui y règne ?
 2°) - La " Tradition " qui a perduré depuis les temps primitifs, est-elle un rameau
unique, ou s'est-elle divisée en plusieurs branches ?

III. La question de l'Agarttha et du " Roi du Monde "

Le nom " Asgarttha ", signifiant " la ville du soleil ", a été totalement ignoré pendant des
siècles, et fait son apparition très tardivement en Occident, c'est-à-dire dans la littérature
ésotérique du XIXe siècle qui s'inspire de thématiques hindoues, et peut être repéré pour la
première fois chez Louis Jacolliot (1837-1890), dans son ouvrage " Les Fils de Dieu "
(1873), puis sous la forme " Agarttha ", désignant une cité " insaisissable à la violence ",
également employé par Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), dans " Mission de
l'Inde en Europe. Mission de l'Europe en Asie : ''La question du Mahatma et sa solution '' "
(1910).

Cette apparition, fort récente, de la dénomination " Agarttha ", est un élément qui aurait dû
éveiller quelques soupçons chez les lecteurs de Guénon, car ce dernier va opérer, habillement,
une identification entre la notion traditionnelle de " Tradition primitive " dont on a vu qu'elle
est reconnue par de nombreux auteurs, y compris ecclésiastiques, et les conceptions issues de
la mythologie hindoue diffusées par les occultistes, comme il est aisé de le constater.

Guénon ne cache pas cette source " occultiste ", et le déclare ouvertement dès le premier
chapitre de son livre publié en 1927, " Le Roi du Monde ", tout en évoquant ce qui pour lui va
représenter la " caution " objective en faveur de l'existence de ce " Centre " caché et
mystérieux : " L'ouvrage posthume de Saint-Yves d'Alveydre intitulé Mission de l'Inde, qui fut
publié en 1901, contient la description d'un centre initiatique mystérieux désigné sous le nom
d'Agarttha ; beaucoup de lecteurs de ce livre durent d'ailleurs supposer que ce n'était là qu'un
récit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de réel [...] Jusque-là, d
´autre côté, il n'avait guère, en Europe, été fait question de l'Agarttha et de son chef, le
Brahmâtmâ [...] Mais il s'est produit, en 1924, un fait nouveau et quelque peu inattendu: le
livre intitulé Bêtes, Hommes et Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les
péripéties du voyage mouvementé qu'il fit en 1920 et 1921 à travers l'Asie centrale, renferme,
surtout dans sa dernière partie, des récits presque identiques à ceux de Saint-Yves; et le bruit
qui a été fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre
enfin le silence sur cette question de l' Agarttha." [3]

On remarque, que Ferdinand Osendowski (1876-1945), qui a publié en 1923 un récit de


voyage sous le titre " Bêtes, Hommes et Dieux " [4], est cité comme référence, ce qui donne
l'occasion à Guénon de mettre en place sa thèse, postulant en la réalité d'un " Centre "
souterrain gouverné par un Monarque ( Brahmâtmâ), " Centre " ignoré et dissimulé, dont les
ramifications s'étendraient à tous les continents.
Ce qui est tout à fait étonnant, après avoir comparé les éléments respectifs exposés par Saint-
Yves d'Alveydre dans la " Mission de l'Inde " et Ferdinand Ossendowski dans " Bêtes,
Hommes et Dieux ", c'est le crédit que va apporter Guénon aux propos d'Ossendowski, ce
dernier ayant tout de même déclaré que son récit était à prendre avec quelques réserves dans
la mesure où ce qu'il rapportait des mythes véhiculés dans les régions concernées, en
particulier la Mongolie, avait surtout un rôle " politique.

Guénon va donc souscrire sans aucune réserve aux assertions rapportées Ossendowski, et
devint le vigoureux propagandiste de cette thèse qui lui permettait de trouver quelques
arguments supplémentaires allant dans le sens de ses vues au sujet de la présence d'un "
Centre " situé dans une zone géographique inconnue, " Centre " détenteur des éléments cachés
de la " Tradition primordiale ", conservés entre les mains d'un monarque régnant
mystérieusement, par l'effet d'une autorité supérieure d'origine " non-humaine " en tant que "
Roi du Monde "
Qu'il y ait, dès l'aurore de l'humanité, une " Tradition " qui devait sans-doute posséder une
langue,

comme en était convaincu le vicomte Louis de Bonald (1754-1840) - qui supposera même
dans ses ouvrages qu'elle fut employée par Dieu lorsqu'il voulu communiquer avec ses
créatures, exprimant ainsi les fondements de la Révélation primitive dans un langage
également premier ou primitif compris par tous à l'époque, se constituant, à cette période "
d'enfance du monde ", les bases religieuses et spirituelles préparant et disposant les fils
d'Adam à recevoir, le jour venu, la plénitude de la Vérité Divine en la Personne de Jésus-
Christ -, nul ne le conteste, cette idée étant celle à laquelle souscriront tous les penseurs
traditionnels, tels Joseph de Maistre (1753-1821), ou le jeune Félicité de Lamennais (1782-
1854), affirmant que prirent naissance dans l'esprit des peuples en ces premiers âges, les
éléments sacrés, communs aux différentes civilisations, portant sur la croyance en l'existence
d'un Principe supérieur que l'on connaît, et honore quasiment partout, sous le nom de Dieu, en
la certitude également du caractère immortel de l'âme, en la vie éternelle et la conviction,
largement partagée, que les êtres ont été victimes d'une Chute les obligeant à présent à vivre
sous une forme animale alors même qu'ils furent dotés d'un corps incorruptible avant leur
emprisonnement ici-bas dans les filets du monde matériel.
les Pères de l'Église, les théologiens, les penseurs traditionnels,

ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle,

reconnaissent l'existence d'une Révélation primitive.

Il apparaît donc qu'une sorte de commune position réunit les Pères de l'Église, les théologiens,
les penseurs traditionnels, ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle, en
particulier Martinès de Pasqually (+ 1774), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et
Jean-Baptiste Willermoz (1732-1824), dans leur reconnaissance de l'existence d'une
Révélation primitive ayant conféré aux premiers hommes, aux immédiats descendants
d'Adam et Ève, les bases spirituelles et religieuses fondatrices d'une Tradition originelle
primitive vénérable. Cette unité, et convergence de vue portant sur un sujet parfois délicat, ne
laisse pas d'impressionner, et il n'est pas indifférent de retrouver quasiment les mêmes
arguments chez tel ou tel Père de l'Église et chez ceux qui, ayant reçu le nom " d'illuminés ",
inlassablement, travaillèrent à la clarification des grands problèmes métaphysiques qui se sont
posés à l'humanité.

C'est donc en nous mettant à l'école de ces maîtres de l'esprit, de ces guides secourables, que
nous allons être en mesure d'établir, concernant le sujet qui nous occupe, les distinctions
nécessaires et les discernements indispensables à une juste résolution de la question portant
sur la nature de notre éventuel rattachement à cette Tradition première ou originelle,
rattachement d'ailleurs fort éloigné, comme nous allons le découvrir, de ce que Guénon
voulait qu'il fût.

La première " Révélation ", non écrite, qui fut l'objet de la communication par Dieu aux
Patriarches, les pères de l'humanité, de ses enseignements et de ses lois après l'expulsion de
l'Éden d'Adam et d'Ève, deviendra le fondement d'une Tradition primitive que l'on peut à bon
droit nommer " primordiale ", ou " Tradition Mère " selon Louis-Claude de Saint-Martin, se
divisa quasi immédiatement, et ce dès l'épisode rapporté par le livre de la Genèse, lors de la
séparation qui adviendra entre le " culte faux " de Caïn et celui, " béni de l'Éternel ", célébré
par Abel le juste. Le culte de Caïn, en effet, uniquement basé sur la religion naturelle, était
une simple offrande de louange dépourvue de tout aspect sacrificiel, alors que le culte d'Abel,
qui savait que depuis le péché originel il n'était plus possible, ni surtout permis, de reproduire
la forme antérieure qu'avaient les célébrations édéniques, donna à son offrande un caractère
expiatoire qui fut accepté et agréé par Dieu, constituant le fondement de la " Vraie Religion ",
la religion surnaturelle et sainte.
De la sorte les deux cultes de Caïn et Abel vont donner naissance, dès l'aurore de l'Histoire
des hommes, à deux traditions également anciennes ou " primordiales " si l'on tient à ce
terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel. Si l'on en reste au simple
critère temporel, comme le fait Guénon dans sa conception de la Tradition, sans distinguer et
mettre en lumière le critère surnaturel, alors il est effectivement possible d'assembler, sous
une fausse unité, ces deux sources pour en faire les éléments communs d'une univoque et
monolithique " Tradition primordiale " indifférenciée, se trouvant à l'origine de toutes les
religions du monde, égales en ancienneté et " dignité ", puisque issues d'une semblable souche
méritant le même respect et recevant le même caractère de sacralité.

Or, il est évident, et extrêmement clair, qu'il y a une grave erreur à confondre en une seule "
Tradition " deux courants que tout oppose, deux cultes radicalement différents et contraires,
antithétiques, l'un, celui de Caïn, travaillant à la glorification des puissances de la terre et de la
nature (et donc des démons qui, pour être des esprits, n'en sont pas moins des " forces
naturelles "), visant au triomphe et à la domination de l'homme autocréateur, religion
prométhéenne s'exprimant par la volonté d'accéder par soi-même à Dieu, (les fruits de la terre,
à cet égard, symbolisant les antique mythes païens), l'autre, à l'inverse, celui d'Abel, fidèle à
l'Éternel et à ses saints commandements, conscient de l'irréparable faute qui entachait
désormais toute la descendance d'Adam, et qui exigeait que soit célébrée par les élus de Dieu
une souveraine " opération " de réparation, afin d'obtenir, malgré les ineffaçables traces du
péché originel dont l'homme est porteur, d'être réconcilié et purifié par le Ciel. Comme nous
l'explique Martinès de Pasqually dans le Traité de la réintégration : " Abel se comporta
comme Adam aurait dû se comporter dans son premier état de gloire envers l'Eternel : le
culte qu'Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son
premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine
qui s'opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ, pour la réconciliation
parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme, moyennant que cette
postérité userait en bien du plan d'opération qui lui serait tracé par la pure miséricorde
divine, ainsi que le type d'Abel l'avait prédit par toutes ses opérations à Adam et à ses trois
premiers nés. " ( Traité, 57).

VI. Les deux " traditions " originelles antagonistes, correspondent à deux " religions ",
l'une naturelle (apocryphe) l'autre surnaturelle (non-apocryphe)
Dès l'origine il y a donc, non pas une Tradition, mais deux " traditions ", deux cultes, ce qui
signifie deux religions, l'une apocryphe et naturelle reposant uniquement sur l'homme,
l'autre non-apocryphe et surnaturelle plaçant toutes ses espérances en Dieu seul et en sa
Divine Providence. La suite des événements n'aura de cesse de confirmer ce constant
antagonisme, cette rivalité et séparation entre deux " voies " dissemblables que tout va en
permanence opposer, les rendant rigoureusement étrangères et inconciliables.

Le corps d'Abel le juste, assassiné par Caïn,

découvert par Adam et Ève.

Et ne croyons surtout pas qu'il y a là une tendance à l'exagération, l'expression d'une volonté
de division, de séparation un peu trop dualiste ou manichéenne de l'Histoire religieuse, car
Dieu, dans la Genèse le dira nettement en parlant des deux postérités ennemies, lorsque,
s'adressant au serpent qui vient de tenter Ève, il déclara : " Je mettrai des inimitiés entre toi et
la femme, entre ta postérité et sa postérité " ( Genèse 3, 15) - postérités ou plus exactement "
semences ", qui sera, pour la première, la naissance de Jésus par Marie, et pour la seconde,
soit la postérité du serpent, la génération de l' Antéchrist, membre du corps mystique de la "
Bête ".
À cet égard, l'Histoire du monde, depuis cette annonce, est devenue celle de la lutte acharnée
et du combat irréductible entre deux semences antagonistes, deux postérités ennemies, deux "
corps mystiques " radicalement différents et antagonistes ; lutte alternant les victoires et les
défaites, les trahisons, les avancées et les reculs, les compromissions et les réactions. Les
hommes assistent et participent, de ce fait, depuis la Chute, à un développement croissant et
continuel de la religion naturelle réprouvée qui souhaite conquérir le Ciel par ses propres
moyens, héritière, en raison de son insoumission et de son caractère criminel, de la postérité
du serpent, contraignant les élus de l'Éternel qui constituent le " Haut et Saint Ordre ", à
une préservation attentive et soutenue des éléments du vrai culte, de la Vraie Religion, de la
Tradition effective.

VII. La Tradition abélienne " non-apocryphe "

C'est pourquoi, à cause de cette situation difficile, Dieu, dans sa bonté, n'abandonna pas
l'homme, il ne se détourna pas de sa descendance car il lui envoya de nombreux élus appelés à
témoigner de l'attention et de la Présence du " Très Haut " sensible à la célébration du vrai
culte préfiguré par le sacrifice d'oblation offert par Abel, devenant le type même de toute
œuvre de réconciliation ainsi que nous en instruit Martinès de Pasqually : " Ce type qu'Abel
faisait en faveur de toute la postérité d'Adam jusqu'à la fin des siècles n'était pas la seule
figure spirituelle que cet être mineur nous représentait ; il servait encore de type pour
l'avantage général et particulier de tout être spirituel quelconque. De plus, ce même Abel
était un vrai type des mineurs doués de la grâce divine que le Créateur ferait naître chez les
hommes, pour être des instruments spirituels de la manifestation de sa justice, soit pour la
récompense, soit pour la punition des créatures, selon que leurs œuvres sont conformes ou
contraires à la loi divine. " ( Traité, 82).
En conséquence, la tradition chrétienne rend un culte à Abel, conformément aux déclarations
de Jésus qui le cite comme ayant été le premier " juste ", parlant du sang innocent répandu sur
la terre : " Depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie que vous
avez tué entre le temple et l'autel " ( Matthieu 23, 35), s'appuyant sur l'apôtre Jean qui,
reprenant l'affirmation du Seigneur, le regarde également comme un agneau innocent, nous
demandant de veiller à ne point imiter Caïn : " Nous devons nous aimer les uns les autres et
ne pas ressembler à Caïn qui était du malin, et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il ?
Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes " (I Jean 3,
12). La grandeur d'Abel provient donc de l'orientation droite et sainte de son âme, de la pureté
de sa foi, de son humilité, de sa sincère contrition, de la vérité qui s'exprime à travers son
sacrifice inclinant Dieu à agréer et recevoir cette offrande sainte et sacrée. [5]
Caïn et Abel sont situés au commencement de l'humanité

comme les rameaux fondateurs de deux familles,

de deux " races " antagonistes, irréductiblement séparées et étrangères.

Ainsi s'explique le fait que Caïn et Abel soient situés au commencement de l'humanité
comme les rameaux fondateurs de deux familles, de deux " races " antagonistes,
irréductiblement séparées et étrangères : " Caïn est le chef d'une race. L'Écriture donne la
suite de ses descendants. Il est le chef de cette race dont nous sommes, qui est la race des
pécheurs. Il introduit la longue suite des homicides et le sang qu'il a versé continuera de
déferler sur le monde [...] Le drame qui introduit l'histoire humaine sera le drame de toute
l'histoire humaine. Toutes les cités humaines seront bâties dans le sang [...] Mais Abel n'a
pas de descendant ; Il apparaît comme étranger à la suite des générations qui constituent la
cité terrestre ; et il préfigure ainsi Melchisédech, sans génération lui aussi. Il appartient à
une autre cité. Il constitue un autre ordre. Tandis que Caïn inaugure la longue suite des
persécuteurs, il inaugure celle des victimes, de ceux dont la postérité n'est pas charnelle,
mais spirituelle ." [6]
Abel est donc non seulement l'innocent frappé injustement, le prêtre offrant, en tremblant, le
saint sacrifice célébré pour la rédemption de l'humaine condition, il est aussi l'image de
l'Agneau, il en incarne, en ses traits fragiles et touchants, la bienheureuse évocation qui
recevra tout sons sens au Golgotha : " Et c'est en cela qu'il préfigure éminemment et
proprement le Christ, qui sera lui aussi prêtre et victime. La ressemblance est si forte que la
Préface romaine de la consécration d'un autel inscrit le meurtre d'Abel dans un contexte
liturgique : ''Que cet autel soit pour toi comme celui d'Abel, précurseur dans sa Passion du
mystère du salut, égorgé par son frère, a imprégné et consacré d'un sang nouveau.'' (...) tout le
sang versé ''depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie'' réclame expiation, précise Jean
Daniélou. Cette expiation sera donnée à la fin des temps, par le sang qui sera versé en
réparation de tous les péchés des hommes, ''par le sang de l'aspersion dont la voix couvrira la
voix du sang d'Abel'' ( Hebr., XIII, 24) et qui obtiendra le pardon du châtiment dû à tout sang
versé depuis les origines du monde." [7]

En attendant cette " fin des temps " qui mettra un terme définitif au règne du mal et de la
mort, à la
division entre les choses qui sont en bas et celles qui sont en haut, Abel et Caïn restent donc
bien les membres irréconciliables, et si différents, de deux branches distinctes qui n'ont et
n'auront de cesse, pour l'une, d'œuvrer à la réparation de la faute et, pour l'autre, à conquérir
par son industrie mensongère et criminelle le pouvoir et la domination afin de satisfaire son
insatiable soif d'orgueil.

Il n'est d'ailleurs pas indifférent de relever l'étonnante identité de vue entre saint Augustin
(324-385) et Martinès de Pasqually au sujet de ces " deux postérités " engendrant deux
traditions et donc " deux Cités " absolument irréconciliables et antagonistes, deux " Cités "
que tout oppose et sépare, fondées sur des principes radicalement divergents, ennemis et
opposés, travaillant à des objectifs totalement contraires, poursuivant des buts à tous égards
dissemblables.

VIII. Anéantissement de la " Tradition primordiale " lors du déluge

La postérité d'Abel, après sa mort, image vivante de la " Tradition " fidèle à la Parole de
l'Éternel, sera ensuite représentée par les principaux Patriarches qui seront les détenteurs et les
gardiens de la Révélation Divine " primitive ", et dont les noms nous sont donnés par la Sainte
Écriture qui nous en fait connaître dix : Adam, Seth (qui " remplace " Abel), Énos, Caïnan,
Malaéel, Hénoch, Mathusalem et Lamech père de Noé. Ce sont eux qui transmirent, sans
l'altérer, la Tradition Divine qu'ils avaient reçue, l'enrichissant et la développant alors, qu'au
même instant, parallèlement à ce tout petit lignage de Patriarches qui veillaient jalousement
sur l'enseignement saint et pur, entretenant avec dévotion le culte sacré à l'Éternel, l'immense
majorité des hommes était aspirée par la fausse tradition naturelle de Caïn, par la religion
déviée et pervertie productrice du vice, du crime, de l'impiété, de l'impudicité, de la débauche
et de la corruption généralisée des mœurs et des valeurs.
L'inconduite, générée et entretenue par la tradition souillée fut à ce point générale sur la
surface de la terre, l'immoralité portée à un tel niveau d'abjection que Dieu comprit qu'il lui
fallait agir, et se décida à faire disparaître sous les eaux du " déluge " cette race déchue et
pécheresse. Il importe, de ce fait, de bien voir que la fameuse Tradition pré-noachide, qui
est à la base de nombreuses initiations de métiers s'appuyant sur l'utilisation, et la
connaissance souvent approfondie, d' outils symboliques relatifs à l'ordre cosmique, fut
l'objet d'une nette réprobation de la part de Dieu, et n'obtint de lui aucune clémence
puisqu'elle dut subir la rigueur d'un déluge qui noya sous les eaux du Ciel toute chair vivante
sur la surface de la terre. Écoutons ce que nous enseigne l'Écriture à ce sujet : " L'Éternel vit
que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toute l'imagination des
pensées de son cœur n'était que méchanceté en tout temps. Et L'Éternel se repentit d'avoir fait
l'homme sur la terre, et s'il s'en affligea dans son cœur. Et l'Éternel dit : j'exterminerai de
dessus la face de la terre l'homme que j'ai créé.. " ( Genèse VI, 5-7).

On mesure, à ces rudes paroles, l'état dans lequel devait se trouver la " Tradition ", toute
primordiale qu'elle fût, l'effondrement désastreux de l'ensemble des formes prise par la
connaissance sacrée et les pratiques religieuses, les préceptes, les mythes, les cultes, les
prophéties, les initiations, ceci renforcé par la ruine morale profonde, l'infection radicale dans
laquelle prospéraient les hommes, réduits en esclavage par le démon : " Il n'a pas épargné
l'ancien monde, il n'a sauvé [que] huit personnes dont Noé, ce prédicateur de la justice,
lorsqu'il fit venir le déluge sur un monde d'impies. " (2 Pierre II, 5).
Les indications du livre de la Genèse sont, sur ce point, d'une rare précision, elles ne laissent
aucune place à la relativisation de cet événement considérable qui fut sans précédent et ne
connut, par la suite, aucune réplique de si grande ampleur et d'une importance comparable.
L'intention divine, dans son inflexible détermination, était claire, détruire toute trace de vie et
faire disparaître le moindre reliquat existentiel à l'exception du juste Noé et de ses enfants,
tant la corruption était devenue conséquente et inacceptable aux yeux de l'Éternel : " L'an six
cent de la vie de Noé, le deuxième mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour là toutes les
sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent. La pluie tomba sur
terre quarante jours et quarante nuits. Ce même jour entrèrent dans l'arche Noé, Sem, Cham,
et Japhet, fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux ; [...] Le déluge
fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent l'arche, et elle s'éleva au-
dessus de la terre. Les eaux grossirent et s'accrurent beaucoup sur la terre, et l'arche flotta
sur les eaux. Les eaux grossirent de
plus en plus, et toutes les hautes montagnes qui sont sous le ciel entier furent couvertes. Les
eaux s'élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes, qui furent couvertes. Tout ce
qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui
rampait sur la terre, et tous les hommes. Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses
narines, et qui était sur la terre sèche, mourut. Tous les êtres qui étaient sur la face de la
terre furent exterminés de la terre, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles et aux oiseaux
du ciel : ils furent exterminés de la terre. Il ne resta que Noé, et ce qui était avec lui dans
l'arche. Les eaux furent grosses sur la terre pendant cent cinquante jours. " ( Genèse VII, 11-
24).

Le rejet de Dieu est donc impitoyable, et la punition sera à la hauteur des crimes ainsi que de
l'abjection qui ternirent les traditions développées par les hommes, et aucune, absolument
aucune, ne trouva grâce devant le Créateur. Noyée, engloutie, brisée, l'initiale " tradition " est
ensevelie sous les eaux et, avec elles, ceux qui en étaient les détenteurs ; rien ne fut épargné
ou préservé, les anciennes connaissances retournèrent au néant dans lequel l'Éternel,
violemment, en mettant en œuvre l'effet de son courroux, les plongea afin qu'elles
disparaissent de la terre.

Il n'y eut de sa part aucune mansuétude ou complaisante faiblesse, l'orientation coupable des
enfants des
hommes était parvenue à un niveau si insupportable, l'impiété, le vice et le désordre si
répandus, que le cœur de la Divinité était brisé, profondément affecté au point d'être contraint,
pour limiter le désastre, de préserver le saint culte en ne laissant aucunement subsister, et se
développer, les rites pervers, la religiosité dégradée et les initiations démoniaques. Joseph de
Maistre, dans le second Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, nous délivre d'ailleurs
cette pertinente réflexion concernant le déluge, mettant en lumière le fait que la conservation
de la connaissance dégagée du mal fut maintenue au sein de la famille juste, c'est-à-dire Noé
et ses fils, qui représentent et conservent dans sa pureté la " Tradition divine " : " Nous
savons très peu de choses sur les temps qui précédèrent le déluge, et même, suivant quelques
conjectures plausibles, il ne nous conviendrait pas d'en savoir davantage. Une seule
considération nous intéresse, et il ne faut jamais la perdre de vue, c'est que les châtiments
sont toujours proportionnés aux connaissances du coupable ; de manière que le déluge
suppose des crimes inouïs, et que ces crimes supposent des connaissances infiniment au-
dessus de celles que nous possédons. Voilà ce qui est certain et ce qu'il faut approfondir. Ces
connaissances, dégagées du mal qui les avaient rendues si funestes, survécurent, dans la
famille juste, à la destruction du genre humain." [8]

C'est donc par Noé que la sainte Tradition divine se perpétuera, la seule qui puisse être
considérée comme véritable et authentique, la Tradition de l'Alliance restaurée avec Dieu
(dont l'arc-en-ciel est depuis ce jour le signe), l'autre, la tradition de Caïn et de ses enfants,
ayant été engloutie. C'est pourquoi l'assertion de Jean Tourniac (1919-1995) : " Après le
déluge, ou plus exactement pendant les quarante jours qui séparent l'ancien monde du
nouveau, et lors de la sortie de l'Arche, Noé représente bien en quelque sorte la Tradition
primordiale... " [9], est totalement inexacte, car Noé est, bien au contraire, celui qui restaura
le culte Divin en l'ayant préservé des souillures de la tradition polluée, il est : " le dernier des
chefs pères de famille de la postérité d'Adam avant le déluge, et c'est lui qui, par sa postérité,
a perpétué celle d'Adam, que le déluge avait effacée de la surface terrestre. " ( Traité, 113).
C'est ce que nous explique d'ailleurs précisément et en détails Martinès de Pasqually, lorsqu'il
se penche sur les motifs qui furent déterminants dans la décision divine de provoquer un
déluge, et les éléments qui justifièrent une telle décision, dont la domination et l'entière
maîtrise des esprits démoniaques sur les hommes de cette époque est le principal d'entre eux,
non sans avoir montré l'autorité conquise sur les mineurs, c'est-à-dire les hommes, par ce
sinistre personnage capable de faire croire aux créatures crédules que l'univers n'était point
l'œuvre de la Divinité, le " grand prince du Midi " chef des êtres matériels, qui n'est pas sans
évoquer, étrangement, celui que l'on désigne également sous le nom de " Roi du Monde " : Ce
décret ne fut lancé que pour la manifestation de la justice divine contre les chefs
démoniaques, qui avaient entièrement révolté le
Créateur par les persécutions infinies qu'ils exerçaient sur les mineurs. Les conquêtes
immenses qu'ils avaient faites sur ces malheureux mineurs avaient si fort enorgueilli ces chefs
démoniaques qu'ils se croyaient invincibles et même plus puissant que le Créateur [...] Toutes
les victoires des démons se bornent donc à avoir subjugué la faible postérité de Kaïn et une
partie de celle de Seth [...] Vous me demanderez peut-être quel était ce but auquel les démons
se proposaient d'arriver. C'est de passer les bornes qui leur sont prescrites, en séduisant sans
relâche non seulement les habitants de la terre, mais encore ceux des différents corps célestes
et en leur portant des attaques plus fortes que celles qui étaient remises à leur puissance
ordinaire. C'est d'avoir fasciné l'entendement des mineurs, afin de pouvoir se faire passer à
leurs yeux comme seuls vrais dieux de la terre et des cieux, leur promettant de leur procurer
la même puissance et les mêmes facultés que celles que possède la Divinité et que, si ces
mineurs voulaient les suivre et les reconnaître pour leurs chefs, ils pourraient bientôt agir en
liberté sur tout être quelconque. Bien plus, ces esprits pervers allèrent jusqu'à persuader à
ces mineurs que la création universelle était faussement attribuée à la Divinité, que ce Dieu
qu'ils avaient entendu jadis n'était autre chose que l'un d'eux, qui dirigeait toute la création et
l'homme même depuis son avènement sur la terre, et qu'en conséquence l'émanation des
mineurs venant du grand prince du Midi, chef principal de tout être matériel et surmatériel
(qui veut dire véhicule du feu axe central incorporé dans une forme), ils eussent à le
reconnaître et à lui obéir aveuglément en tout ce qu'il leur ferait inspirer par ses agents
inférieurs et qu'alors ils verraient avec satisfaction manifester leurs puissances avec autant
de succès que celle de leur chef, le grand prince du Midi, qui s'opérait tous les jours devant
eux. " ( Traité, 114).

a) La restauration du culte primitif

Au milieu d'une telle confusion générale, d'un état des choses si opposé aux lois de l'Éternel,
seul Noé réussira à conserver la pratique du " vrai " culte, de l'authentique sacerdoce qui
venait d'Abel et de Seth. Alors que régnaient, avec une rare indécence, les plus noires
opinions, les croyances déviées, que l'humanité se livrait à des dieux infernaux, Noé
maintenait les fondements et les principes sacrés, il restait attaché au service du Très Haut, ni
ne faiblissant, ni ne doutant, représentant, en quelque sorte, la vénérable Tradition des " élus
de l'Eternel ", le " Saint Ordre " uni au Ciel et à la Parole du Créateur, conservateur des
décrets divins.
En cela, par l'attitude qui distingue Noé en ces temps diluviens, se trouve la raison profonde
nous permettant de comprendre en quoi le " Haut et Saint Ordre des élus de l'Eternel ",
dont " l'Ordre des Chevaliers Maçons élus coëns de l'Univers " fut l'expression directe au
XVIIIe siècle, se rattache à la Tradition restaurée par Noé, au culte expiatoire qu'il célébra à
la sortie de l'Arche : " culte [qui] était la vraie figure de celui qu'opérait l'homme divin pour
la réconciliation du premier mineur, afin que la création universelle ne changeât point de
forme, ainsi qu'Adam avait changé de corps. Ce fut par ce culte de l'homme divin, ou Christ,
que le Créateur rebénit sa création universelle, en rebénissant Adam qu'il avait maudit
comme chef principal de tout être créé et comme homme-Dieu de la terre, et c'est là
véritablement ce que Noé a répété. Il intercédait par son invocation, la miséricorde du
Créateur, pour qu'il réconciliât la terre avec le reste de ses habitants qui avaient trouvé
grâce devant lui. " ( Traité, 133).

Ayant reconstitué la Religion primitive, le culte originel relevant de la Révélation Divine, Noé
rendra

possible la continuité spirituelle des élus de l'Éternel et est à l'origine d'une seconde chaîne
sacrée qui, en pleine période où les troubles ne tardèrent pas à se manifester de nouveau,
préserva la pratique de l'authentique rite sacrificiel en le maintenant éloigné de l'esprit de
corruption des fausses religions. Congédiant les occupants de l'arche, Noé leur confia ces
instructions salutaires : " Ne perdez jamais de vue ce que le Créateur a fait pour vous. Vous
êtes le vrai témoignage de la manifestation de sa gloire et de sa justice. N'admettez jamais
que lui, pour être le moteur créateur de tout ce qui s'apparaît à vos yeux corporels et
spirituels, et soyez convaincus que rien n'est, n'existe et n'existerait sans sa volonté. N'oubliez
jamais que tout est provenu de lui, et non de ces maudits esprits tentateurs qui, par leurs
insinuations démoniaques, ont précipité vos semblables dans les affreux abîmes de la
matière, ayant eu l'orgueil de se faire considérer par les hommes comme les vrais dieux,
vivifiants et vivants et de vie éternelle. Demeurez en paix sous la protection du Créateur dans
la portion de terre qui vous est échue à chacun en partage ! Soyez les gardiens de cet
héritage, ainsi que le sera votre postérité, de génération en génération jusqu'à la fin des
siècles !" ( Traité, 138).

Pourtant, depuis l'épisode du déluge, si la postérité de Noé avait rétabli le cérémonial,


postérité se composant d'une première filiation : Sem, Cam et Japhet, la tradition déviée ne
ménagera pas pour autant ses efforts, et l'on assista, en très peu de temps, à la plus
invraisemblable et folle entreprise jamais mise en œuvre par les hommes. Un dessein absurde
et dérisoire naquit dans l'esprit des hommes aveuglés par leurs passions et les mensonges de
l'ennemi de Dieu, atteindre les cieux par la construction d'une tour gigantesque et
vertigineuse. Se fondant sur une résurgence du paganisme le plus grossier, apparaissant
encore une fois, malheureusement, à la faveur des forces démoniaques et prométhéennes
porteuses d'une totale limitation et réprobation historique, les hommes voulurent édifier une
tour qui allait représenter le symbole emblématique d'un pseudo savoir cosmologique, d'une "
tradition ", certes fort ancienne en certains de ses aspects, mais qui, depuis le déluge, ne
pouvait plus être " primordiale ", car celle-ci avait été détruite et noyée, mais " tradition "
pervertie, incomplète, inférieure et satanique.

Quelle était l'intention des constructeurs de Babel ? Ils voulaient, en effet, parvenir à Dieu,
rejoindre Dieu, se hisser jusqu'à la cime des cieux, découvrir les vérités supérieures
inaccessibles, se rendre maîtres des connaissances ultimes ; mais comment ? Par leurs propres
moyens, en élaborant des outils capables de leur dévoiler les secrets célestes comme nous le
révèle l'Écriture : " faisons-nous une tour dont le sommet atteigne le ciel . " ( Genèse XI, 4).
Cette folle décision, qui enfiévrait les ténébreux désirs d'une humanité pécheresse, ne
découlait ni d'un précepte divin, ni d'un commandement, ni d'une invitation prophétique
comme celle qui enjoignit à Salomon de bâtir un Temple à l'Éternel. Cette infecte volonté,
qui animait la descendance malsaine d'Adam, souhaitait, bien sûr, parvenir à Dieu, mais avec
un cœur impur, elle répondait exactement, et en tous points, à ce que Dieu déclara à Isaïe : "
Le culte que me rend ce peuple est un précepte appris des hommes. " ( Isaïe XXIX, 13).

Il se trouve également, si l'on y prête attention, à l'intérieur de ce néfaste chantier, de ce labeur

démoniaque et dirigé contre Dieu, une expression de la plus haute inversion qui soit, celle
visant à magnifier la gloire de l'homme comme le sens des paroles des constructeurs de Babel
le rend très bien : " Celebramus nomen nostrum antequam dividamur in universas terras /
Célébrons notre nom avant de nous disperser à la surface de la terre. " ( Genèse XI, 4). Cet
inquiétant " Célébrons notre nom " résonne bien sûr comme une ode obscure, un lointain
écho à l'antique serpent que l'on retrouve dans cette intention d'ériger un monument dédié à la
glorification de l'humanité coupable, c'est l'expression d'une volonté prométhéenne, d'un
projet constructiviste, faustien où l'on décèle aisément la perceptible trace de Tubalcaïn, le
forgeur de métaux. [10]

Nous sommes, comme le pensent beaucoup de Pères de l'Église, en une période où se


répandent un polythéisme désordonné et un panthéisme galopant qui imprègnent absolument
la religion de Babel, et l'on mesure sans difficulté pourquoi l'Éternel n'a pas voulu de cette "
unité religieuse ", de cette " unité transcendante des religions " réalisée contre sa Vérité,
contre son " Nom " car orchestrée et instrumentée par l'Adversaire en personne. La religion
babélienne était, en réalité, un " creuset " où menaçait de disparaître la Révélation sous la
luxuriante contagion du syncrétisme confus, du panthéisme conquérant, de l'idolâtrie
négatrice du Dieu de la Révélation. D'autre part, cet ensemble composite était totalement
contraire au plan de l'Éternel dont il avait dévoilé, après la Chute, la grande intention, à savoir
la venue en ce monde du Verbe Incarné, venue annoncée et cachée sous l'expression
énigmatique : " la postérité de la femme ". À ce titre, et ceci mérite d'être dit fermement,
toute religion qui, quelle que soit son caractère d'ancienneté, sa valeur historique, son
raffinement culturel, son haut niveau de connaissance, n'est pas finalisée et en attente du "
Verbe de Dieu ", n'est pas vraie et participe de la tradition réprouvée et pervertie.

Voilà pourquoi l'Éternel n'hésita pas un instant, et dispersa l'unité religieuse acquise contre sa
Gloire, il brisa cette fausse harmonie " sacrée " et précipita la tour de haut en bas, la réduisant
en une misérable ruine pour la plus grande honte de ses promoteurs, détruisant cette bâtisse
satanique, dispersant les hommes en les séparant en différentes régions et langues pour qu'ils
ne puissent plus jamais se réunir pour former des projets communs habités par la volonté
pécheresse. C'est ce qu'explique le célèbre passage de l'Écriture : " Le Seigneur descendit
pour voir la cité et la tour que les fils d'Adam édifiaient ; et il dit : ''Voici un peuple uni et une
seule langue pour tous ; ils ont commencé à faire cela et ils n'abandonneront pas leur projet
qu'ils ne l'aient réalisé complètement. Venons donc, descendons et confondons ici-même leur
langue, afin que chacun n'entende plus la langue de son voisin. '' Ainsi le Seigneur les
dispersa de ce lieu sur l'ensemble des terres et ils cessèrent d'édifier la ville. Et on appela cet
endroit Babel parce que là fut confondue la langue de toute la terre ; et de là le Seigneur les
dispersa dans toutes les régions. " ( Genèse XI, 5-9).

La religion de Babel sera l'ultime manifestation globale de la tradition corrompue apocryphe,


car c'est à la suite de cet événement que se développeront, dans les diverses régions de la
terre, les traditions particulières qui ont et possèdent, comme caractère unitaire et vertu "
primordiale ", de participer, à un titre ou un autre, en Orient comme en Occident, de la
religion babélienne réprouvée. Lorsque Guénon et ses disciples, nous parlent donc des traces
de la " Tradition primordiale " présentent dans les différentes traditions, ils ne renvoient
qu'à ces débris épars de la tradition primitive polluée, flétrie et condamnée par Dieu.

Pour rétablir la Tradition originelle définitivement perdue, face à une situation qui, au fil des
temps, devenait irréversible en raison de la nature orientée au mal de l'homme, l'Éternel jugea
nécessaire de protéger la " Révélation " en se choisissant cette fois-ci un peuple qui pourrait
conserver sa Loi. C'est ainsi que Dieu décida d'élire, pour cette mission, un homme :
Abraham, que Martinès de Pasqually nous décrit ainsi : " Il n'y a jamais eu parmi les pères
particuliers temporels un homme plus élevé en postérité charnelle qu'Abram. C'est de là d'où
l'Écriture l'appelle simplement Abram, père élevé, et non Abraham, père élevé en multitude
de postérité en Dieu, telle qu'elle aurait dû être opérée par Adam dans son état de gloire,
mais qui, par sa prévarication, est devenu père élevé en postérité matérielle terrestre. Il vrai
qu'Abraham a succédé en ceci au défaut d'Adam, puisque d'Abraham est véritablement sortie
une postérité de Dieu. C'est en effet, dans la postérité d'Abraham que le Créateur a fait son
élection générale et particulière, la première, pour manifester sa justice, et l'autre pour
manifester sa gloire. " ( Traité, 162).

Si Dieu forge une Alliance avec Abraham, c'est qu'il trouve en lui une vertu majeure et
essentielle, une

force singulière, une grâce qui ne relevait pas de la religion naturelle : la " Foi ". Et cette foi
est
fondatrice d'une nouvelle dimension religieuse, d'un nouveau mode de relation entre Dieu et
l'homme qui va profondément modifier le cours de l'histoire du monde, et même constituer la
base d'une " Histoire " dans laquelle l'existence des êtres ne sera plus conçue comme étant une
fugitive présence au sein d'un processus éternel massif et aveugle, un flux cosmique
condamné à une perpétuelle reproduction, mais un lieu, un temps ou s'épanouira un lien
d'amour entre Dieu et sa créature. [11]

Et c'est maintenant, bien évidemment, que nous retrouvons Melchisédech qui, comme nous le
savons, par l'offrande du pain et du vin va transmettre quoi donc à Abraham ?

Les restes souillés d'une tradition babélienne, (puisque la tradition pré-diluvienne a été
détruite par Dieu), comme l'affirme Guénon ?

Les vestiges dégradés d'une religion cosmique dévoyées et pervertie ?

Ce n'est pas sérieux !

Cela n'a aucun sens du point de vue scripturaire et spirituel, et il faut vraiment avoir perdu
toute mémoire de l'Écriture Sainte et des conditions de la préservation du culte Divin à travers
l'histoire des hommes pour soutenir une telle ineptie !

Que fait donc Melchisédech ?

Melchisédech, réconcilie donc Abraham, comme l'Éternel l'avait fait avec Noé, au Nom et par
le pouvoir du Christ, c'est pourquoi il lui fait l'offrande du pain et du vin, qui n'est pas un
symbole de son rattachement à la " Tradition primordiale " rejetée et réprouvée par Dieu, mais
un témoignage de sa consécration sacerdotale au Messie, au Christ dont il préfigure le culte
eucharistique, ce qui est, nous en conviendrons, tout à fait autre chose !
C'est ce même culte, célébré par Abel, restauré par Noé après le déluge qui se perpétue entre
Melchisédech et Abraham : " Noé a répété, dit encore Martinès, le même type, ainsi que
Melkisédech, Elie, Zorobabel et le Christ. Voilà ceux qui ont été préposés par ordre du
créateur pour marquer les êtres mineurs spirituels, qui devaient accompagner le triomphe de
la manifestation de la justice divine opérée par la puissance de l'homme-Dieu et divin
[Christ], selon son immédiate correspondance avec le Créateur. " ( Traité, 41).

Est-ce que cela n'est pas suffisamment clair ?

N'est-ce point la confirmation incontestable que Melchisédech appartient aux Élus de


l'Éternel qui ont rendu possible la transmission de l'authentique sacerdoce qui conduira à
Jésus-Christ. Toujours d'après Martinès : " Ces mineurs élus depuis Abel et Énoch sont Noé,
Melkisédech, Joseph, Moïse, David, Salomon, Zorobabel et le Messias. Tous ces sujets
préposés pour la manifestation de la gloire divine font le nombre complet dénaire spirituel
divin, duquel toute chose, tant spirituelle que matérielle, est provenue (...) vous pourrez vous
convaincre de ce que j'ai dit, par l'égalité, la similitude et le rapport des opérations de ces
mineurs avec les opérations d'Abel ; ce qui vous fera connaître clairement qu'Abel a fait la
véritable figure des opérations du Christ, de même que vous avez vu Kaïn figurer
véritablement les opérations du prince des démons. " ( Traité, 89). [12]

De ce fait, deux branches, deux " traditions " se côtoient depuis l'origine et sont donc
radicalement opposées, antagonistes et antithétiques l'une à l'autre, la première réunissant les "
enfants de Dieu ", c'est-à-dire la postérité d' Abel et de Seth, la seconde constituée par la
descendance pervertie de Caïn, les " faux frères " selon Jean-Baptiste Willermoz, incarnant
la tradition déviée des " enfants des hommes ".
Martinès de Pasqually insista à de nombreuses reprises pour nous mettre en garde contre le
danger de confusion entre les deux rameaux étrangers représentant la tradition des " enfants
de Dieu ", et celle des " enfants des hommes ", car plusieurs exemples démontrent qu'il est
fréquent de voir se détériorer l'authentique Tradition. Ainsi, " la postérité de Seth et de son
fils Enos ne tarda pas à se corrompre par ses alliances avec la postérité de Kaïn et elle
déchut par là de toutes ses connaissances spirituelles divines que Seth lui avait
communiquées. Cette postérité d'Enos subsista ainsi dans l'abomination, d'où provint le
patriarche Énoch... " ( Traité, 106). On comprend mieux, en cela, l'importance pour les
fidèles disciples du Divin Réparateur de se retrancher du mal, de se préserver de la
descendance criminelle de Caïn et de sa " tradition apocryphe "
pervertie, dont le caractère ancestral et babélien ne confère aucune légitimité, et l'utilité pour
eux de s'inscrire, en revanche, dans la continuité du culte saint et pur célébré par Seth, la "
Tradition non-apocryphe ", en fuyant radicalement les œuvres démoniaques des " enfants
des hommes ".

Résonneront alors, étrangement, ces terribles paroles de René Guénon, aux oreilles de ceux
qui persévèrent dans la garde et la préservation de la Tradition sacerdotale de Seth, qui
conservent précieusement les éléments du culte sacré et veillent, avec attention et amour, sur
la Révélation léguée aux hommes de bonne volonté par les Justes, les Prophètes et le Maître
en personne, c'est-à-dire le Divin Réparateur : " Pour le monde occidental, il n'y a plus de
''Terre Sainte'' à garder, puisque le chemin qui y conduit est entièrement perdu désormais."
[14]

Heureusement, comme nous l'avons largement expliqué, et contrairement à cette affirmation


aussi brutale que fausse, conduisant et précipitant dans des " voies déviées " qui ne sont que
des impasses, il est vrai que les authentiques " Gardiens de la Terre Sainte ", loin d'avoir à "
maintenir le lien entre la Tradition primordiale et les traditions secondaires et dérivées [...]
hommes ayant la conscience de ce qui est au-delà de toutes les formes, c'est-à-dire la
doctrine unique qui est la source et l'essence de toutes les autres, et qui n'est autre chose que
la Tradition primordiale " [15], ont, bien plutôt, à développer, comprenant ce qu'est la
véritable nature de cette " tradition caïniste " souillée et polluée, les extraordinaires trésors
de leur propre " fonds spirituel ", pur et sanctifié par l'Éternel, qui jamais ne fit défaut
puisqu'il leur fut généreusement acquis, en plénitude, grâce aux vertus de leur baptême par
Celui qui est " la vraie Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. " ( Jean I, 9).
Il n'y a donc pas, pour les disciples de Jésus, de " Tradition primordiale " à conserver, dont
le

christianisme serait une des formes, alors qu'il est " La Religion " par excellence, celle qui
possède, en plénitude, le dépôt de la Révélation, et nous ne pouvons, à ce titre, que ressentir
de la stupéfaction et de l'incrédulité devant des déclarations qui, en complète contradiction
avec les enseignements sacrés, osent soutenir avec une incroyable ingénuité : " En quoi
l'affirmation d'une Tradition primordiale amoindrirait-elle le Christianisme ou infirmerait-
elle sa Divinité ? C'est plutôt l'inverse qui s'impose à l'Esprit..." [16], alors que nous
connaissons le caractère singulièrement spécifique des sources chrétiennes se distinguant
radicalement des reliquats dégradés de la très suspecte " Tradition primordiale ".

Ainsi, loin d'établir une " économie générale de la révélation ", bien au contraire, Guénon
subordonne toute forme religieuse à une autorité " primordiale " qui les dépasse en les
surplombant " d'en haut ", ou plus exactement " en creux " si l'on tient absolument à se référer
à l'hypothèse de l'existence de l'Agarttha, autorité qui elle seule serait en possession des
éléments fondamentaux véritables car immémoriaux et " non-humains ", et apparaîtrait
comme étant en mesure de conférer une réelle validité aux diverses traditions localisées dans
l'espace et le temps.

XII. Nécessité de retrouver l'essence primitive de la " Tradition "

S'il est nécessaire de fuir l'influence de la descendance de Caïn, dont nous venons de voir en
quoi elle représente une tradition viciée, dangereuse et réprouvée, c'est que les disciples du
Divin Réparateur, qui souhaitent approfondir les enseignements de la Révélation, s'aidant
dans cette tache, pour certains disposés à une réception plus intense et plus intime de la
Vérité, des lumières de Martinès de Pasqually, du Philosophe Inconnu ou de Jean-Baptiste
Willermoz, sont voués à travailler à l'œuvre préparatoire de réconciliation par la purification
et la sanctification, en s'écartant et se retranchant de la fausse tradition, en rejetant la voie de
Caïn pour suivre fidèlement l'exemple d'Abel, Énoch, Élie, Noé, Melchisédech, Zorobabel et
du Messie [17].

Quel besoin dans ce cas, pour celui que la Providence dans sa bonté à fait naître parmi les
chrétiens, de s'attacher aux erreurs des nations qui méconnurent l'Évangile, d'adopter les
mythes, les croyances et la vision cyclique, les Manvantaras d'un Orient encore plongé dans
les ténèbres de l'idolâtrie, non éclairé par les vérités de la Révélation ?
Le disciple du Messie, loin d'être dans la nécessité de s'ouvrir aux concepts de la pensée
asiate, de faire des génuflexions devant la sagesse de l'Inde, a à redécouvrir les fondements de
sa propre Tradition, il doit, impérativement, se rendre digne des vertus que lui confère le
baptême qu'il a directement reçu de Jésus-Christ, si du moins les terribles stigmates de l'esprit
corrupteur de la modernité triomphante, de cette civilisation apostate, ne lui ont pas fait perdre
toute possibilité de salutaire réaction. Loin des fumées délétères diffusées par cette image
caricaturale du " Roi du Ciel ", l'unique maître de toutes choses, que représente le " Roi du
Monde " des mythologies erronées, l'administrateur souterrain des fruits empoisonnés d'une
connaissance héritière de la prévarication commise dans le Jardin d'Éden, il nous incombe
d'opérer une authentique " conversion ", de mettre en œuvre une véritable déprise vis-à-vis de
l'idéologie égalisatrice se faisant l'avocate de la confusion babélienne, de cette fausse " unité
des langues et des traditions " dont l'Éternel ne voulut pas et qu'il signifia en réduisant à
néant le monument qui consacrait la religion universelle d'une humanité déchue.
Telle est la loi qui donnera fin à toutes les choses temporelles. "

La capacité à discerner entre les deux rameaux antagonistes représentés par


Caïn et Abel est, à ce titre, essentielle, car, si tous deux sont également " traditionnels " mais
inégaux en sainteté, et surtout en ancienneté puisque la tradition de Caïn ne peut se réclamer
que d'une origine babélienne qui, outre son caractère réprouvé, ne possède qu'une antériorité
limitée à la période post-diluvienne, seule la Tradition des " Élus de l'Éternel " remonte
vraiment, par une succession ininterrompue, qui plus est bénie de Dieu, jusqu'à Adam par
Abel, Seth, et Noé, et reste seule à être en mesure de se prévaloir du titre de " primitive " : "
Celle qu'on appelle aujourd'hui la religion chrétienne était chez les anciens, et n'a jamais
cessé de subsister dans le monde depuis le commencement du genre humain, jusqu'à
l'Incarnation de Jésus-Christ qui est le temps où la vraie religion, déjà ancienne, a commencé
à porter le nom de chrétienne." [18]

Il est donc absurde d'accepter que soit effectué, comme le fit René Guénon, une fallacieuse
reconnaissance du caractère légitime, ou " authentique ", du christianisme, par son
hypothétique rattachement à une tradition rejetée par Dieu, alors même que c'est le
christianisme, en plénitude, qui est l'unique porteur du critère de l'authenticité, que c'est lui,
par éminence, qui est détenteur des fondements de la légitimité traditionnelle et " primitive ",
et que c'est en fonction du degré d'intimité ou d'éloignement à son égard, et à vis-à-vis de son
dépôt révélé, que doit s'évaluer l'effective " orthodoxie ", ou " non-orthodoxie ".

La " Terre Sainte " n'est donc pas une expression localisée de ce qu'est, en une région située
en Asie, la

" Contrée Suprême " défendue par des prétendus " Gardiens " qui auraient la mission, dans
l'imagination de Guénon, d'en cacher l'entrée aux profanes, " Terre Sainte " qui, dans le
langage de Guénon, désigne le " Centre du Monde " ou l' Agarttha : " ... Il existe une ''Terre
Sainte'' par excellence, prototype de toutes les autres ''Terres Saintes'', centre spirituel auquel
tous les autres centres sont subordonnés [...] On situe habituellement ce séjour dans un
''monde invisible'' [...] Dans la période actuelle de notre cycle terrestre, c'est-à-dire dans le
Kali-Yuga, cette ''Terre Sainte'' défendue par des ''gardiens'' qui la cachent aux regards..."
[19]
En conséquence, René Guénon, logique avec lui-même et sa conception faussée de la "
Tradition ", adhérant aux thèses occultistes qu'il hérita de Saint-Yves d'Alveydre, s'étant
enfermé dans son incompréhension du christianisme, pensa que l'Occident était à présent vidé
et dénué de toute voie ésotérique de réalisation, déclarant de manière stupéfiante, dans une
lettre, écrite en 1938 à Louis Caudron (1901-1967): " Il n'y a plus de possibilités initiatiques
réelles pour l'Occident en dehors du côté islamique ". [20]

"
Apprends de moi que cette même place existe et existera dans toute sa propriété
éternellement. Elle a été souillée par la prévarication d'Adam, mais elle a été purifiée par le
Créateur, ainsi que te l'assure la réconciliation du premier homme. Oui, c'est dans ce saint
lieu qu'il faut que la postérité mineure spirituelle d'Adam soit réintégrée. C'est le premier
chef-lieu que le mineur a habité, dès son émancipation divine, et la prévarication du premier
homme ne l'en a exclu que pour toute la durée du temps. Observe donc ici que c'est
l'émancipation de ce cercle mineur qui désigne et qui complète la quatriple puissance divine,
sans laquelle le mineur n'aurait aucune connaissance parfaite de la Divinité..." ( Traité, 224).

On mesure en quoi, pour éviter une telle dérive sur le plan des positions doctrinales - dérive
qui s'est

traduite, concrètement, par une minoration du sens du christianisme, une dévaluation critique
de la mystique chrétienne, un alignement sur la théorie hindoue du temps cyclique (
manvantara), la croyance en l'existence d'un " Roi du Monde " entouré " d'assesseurs ",
régnant sur un royaume souterrain nommé Agharta, la conviction du rôle central de la
Tradition dite " primordiale ", parfaitement indépendante et même supérieure à la Tradition
révélée qu'elle coifferait de son autorité, l'adhésion en la doctrine des descentes divines
successives ( avatâra), et, enfin, la certitude de la fonction eschatologique de " l'islam " en
cette fin de " cycle ", de par la prétendue primauté spirituelle de l'Orient à l'égard duquel il
serait impérativement demandé à l'Occident de se ressourcer pour y retrouver, outre son le
lien avec le " Centre ", les méthodes et techniques méditatives ou invocatoires qui lui font
défaut -, il est donc vital d'éclairer ce qu'il en est de la nature réelle de la " Tradition " et des
formes effectives, et réelles, qui sont les siennes, en nous écartant des thèses erronées issues
des courants " apocryphes ", et en nous rattachant, en fidélité, au rameau initiatique, religieux
et sacerdotal " non-apocryphe ", béni de l'Éternel, de sorte d'œuvrer efficacement à la "
réintégration " des êtres en leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine
primitive, pour que puisse s'effectuer, lorsque les temps seront accomplis, le retour des âmes
dans le " Saint-Lieu " qui fut celui d'Adam à l'origine :

Livre en souscription jusqu'au 15 mars 2017 ;

les souscripteurs recevront l'ouvrage dès la première semaine d'Avril.

1. A. Fabre d'Olivet, Histoire philosophique du genre humain, t. I, ch. V, " Digressions sur les
quatre âges du monde ", L'Âge d'Homme, 1977, pp. 98-101.

2. R. Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Éditions Véga, 1976, p.
15.
3. R. Guénon, Le Roi du monde, Ch. 1 er " Notions sur l' Agarttha en Occident ", 1927.

5. L'Église latine propose à la vénération des fidèles le juste Abel car il est une parfaite image
préfiguratrice du Christ : " On découvre entre la victime de Caïn et le Sauveur du monde de
nombreux et frappants traits de ressemblance. Abel innocent - vierge toute sa vie - nous fait
penser à celui qui demandait un jour aux juifs, sans soulever une protestation : ''Qui donc,
parmi vous, pourrait me convaincre de péché'', à celui que saint Paul appelle le Pontife saint,
innocent, sans tâche, à tout jamais séparé des pécheurs. Abel pasteur de brebis, nous
rappelle le Verbe incarné venant sauver le monde et se présentant à l'homme comme le
Pasteur qui voudrait rassembler les brebis égarées et les réunir toutes dans un même bercail
sous sa paternelle houlette [...] Abel, mourant martyr du service de Dieu, est bien la figure de
Jésus-Christ, crucifié pour avoir courageusement accompli la mission de régénération de
l'humanité que son Père lui avait confiée [...] Abel fut d'ailleurs canonisé par le Sauveur lui-
même, qui, dans l'Évangile, l'appela un jour: ''Abel le Juste''. Aussi, son nom revient souvent
dans la sainte liturgie. À la messe tous les jours, le prêtre rappelle à Dieu le sacrifice ''d'Abel
son enfant plein de justice'' et aux litanies des agonisants on recommande à saint Abel l'âme
qui va quitter ce monde." ( Fête d'Abel le Juste, le 30 juillet).

6. J. Daniélou, Les saints païens de l'Ancien Testament, Seuil, 1956, pp. 50-51.

8. J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, IIe Entretien, Editions de la Maisnie, 1980,


pp. 73-74.

10. Le lecteur, averti des éléments symboliques particuliers du Régime Écossais Rectifié,
comprendra sans aucun doute immédiatement pourquoi Jean-Baptiste Willermoz, sur les
conseils avisés de l' Agent Inconnu, jugea nécessaire, le 5 mai 1785, par une décision
entérinée par la Régence Écossaise et le Directoire Provincial d'Auvergne, d'écarter le nom de
" Tubalcaïn " des rituels rectifiés en le remplaçant par celui de " Phaleg ", reconnu comme le
fondateur des " justes et parfaites " Loges. Tubalcaïn fut rejeté des rituels au profit de Phaleg
par le Directoire Provincial d'Auvergne pour les motifs suivants : Tubalcaïn est le fils de
Lamech, un bigame. Inventeur de l'art de travailler les métaux, il ne peut être attribué aux
Apprentis qui viennent justement de les abandonner. Il est l'emblème des vices, notamment
sexuels. Représentant une lignée antédiluvienne effacée par Dieu, il doit céder le pas à
Phaleg, ''fondateur de la seule vraie initiation ''. " (MS 5 868, n°73, Bibliothèque municipale
de Lyon, Fonds Willermoz).

11. R. Guénon, Le Roi du Monde, Gallimard, 1981, p. 57.

12. Se basant sur l'image du sacrifice d'Isaac par son père Abraham, Mircea Eliade (1907-
1986), a montré ce que l'introduction de la foi, dans l'expérience religieuse de l'humanité, peut
avoir de radicalement novateur et constituer une véritable rupture avec les traditions
antérieures : " Abraham ne comprend pas pourquoi ce sacrifice lui est demandé, et pourtant il
l'accomplit parce que c'est le Seigneur qui le lui a demandé. Par cet acte, en apparence
absurde, Abraham fonde une nouvelle expérience religieuse, la foi. Les autres (tout le monde
oriental) continuent à se mouvoir dans une économie du sacré qui sera dépassée par
Abraham et ses successeurs. Leurs sacrifices appartenaient - pour utiliser la terminologie de
Kierkegaard - au ''général'' ; c'est-à-dire étaient fondés sur des théophanies archaïques où il
ne s'agissait que de la circulation de l'énergie sacrée dans le cosmos (de la divinité de la
nature et à l'homme, puis de l'homme - par le sacrifice - de nouveau à la divinité, etc .)
C'étaient des actes qui trouvaient leur justification en eux-mêmes ; ils s'encadraient dans un
système logique et cohérent : ce qui avait été à Dieu devait lui revenir. Pour Abraham, Isaac
était un don du Seigneur et non le produit d'une conception directe et substantielle. Entre
Dieu et Abraham s'ouvrait un abîme, une rupture radicale de continuité. L'acte religieux
d'Abraham inaugure une nouvelle dimension religieuse : Dieu se révèle comme personnel,
comme une existence ''totalement distincte'' qui ordonne, gratifie, demande, sans aucune
justification rationnelle (c'est-à-dire générale et prévisible) et pour qui tout est possible.
Cette nouvelle dimension religieuse rend possible la ''foi'' au sens judéo-chrétien." (M.
Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, Gallimard, 1979, pp. 161-162).

13. L'Église, qui célébrait la fête de saint Melchisédech le 25 avril, a toujours insisté sur le
caractère de " préfiguration " des prémices de la sainte eucharistie dans les offrandes qui
furent présentées par le Roi de Salem à Abraham : " La grandeur de Melchisédech n'est pas
seulement d'être la plus parfaite expression de son ordre propre, mais d'être la figure de celui
qui sera le grand prêtre éternel et qui offrira le parfait sacrifice. C'est ce que le Psaume CIX,
dans un texte d'une importance éminente, annonçait: ''tu es prêtre pour toujours, selon l'ordre
de Melchisédech.'' Le Psalmiste annonçait ainsi qu'à la fin des temps paraîtrait le dernier
grand prêtre, celui qui serait grand prêtre pour toujours, parce qu'il épuiserait la réalité du
sacerdoce et qu'il ne pourrait plus y en avoir d'autre après lui [...] Il est prêtre pour toujours,
parce que le sacrifice qu'il a offert est acquis pour toujours. Les sacrifices qui étaient offerts
jusque là exprimaient l'effort de l'homme pour reconnaître la souveraineté divine. Mais leur
effort n'aboutissait pas à cause de la trop grande disproportion entre la fragilité de l'homme
et la sainteté de Dieu [...] Ainsi dans l'action sacerdotale de Jésus-Christ, Dieu a été
parfaitement glorifié en sorte qu'aucune gloire nouvelle ne peut lui être donnée [...] tous les
autres sacrifices sont abolis et nous ne pourrons plus désormais offrir au Père que l'unique
sacrifice de Jésus-Christ, dont chaque eucharistie est le sacrement, par l'unique sacerdoce de
Jésus-Christ, dont tout sacerdoce est la participation." (J. Daniélou, Les saints païens de
l'Ancien Testament, op. cit., pp. 133-136).

16. J. Tourniac, Présence de René Guénon, vol. I, " L'œuvre et l'univers rituel ", Soleil natal,
1993, p. 131. Il faut dire que le même Jean Tourniac n'avait pas hésité, dans le même ouvrage,
à écrire : " Nous estimons que René Guénon n'a jamais erré dans l'énonciation des principes
et qu'il ne s'est pas trompé dans l'évaluation doctrinale de leurs applications" ( Ibid., p. 79),
ce qui, on en conviendra, permet de résoudre assez aisément nombre de difficultés théoriques
par l'effet d'un comportement hagiographique qui frise allègrement avec l'inconséquence pure
et simple.

17. C'est pourquoi les élus coëns, puisque l'Ordre fondé par Martinès était un Ordre
sacerdotal, furent des prêtres consacrés à la célébration du " culte primitif " et originel, et, en
raison de cette mission spéciale et qualification particulière qui les rattachaient à la lignée des
élus de l'Eternel, devaient impérativement veiller, chaque jour, chaque heure de leur vie, à la
préservation de la pureté de leur ordination et de leur consécration, souci constant et
indispensable pour que pût s'accomplir, dans un esprit de sainteté et de vérité, l'œuvre
liturgique et invocatoire exigée, depuis les premiers commencements, par le Dieu Saint et
Très Haut, l'Eternel Adonaï Sabaoth, Le Père d'Amour et d'infinie Miséricorde avec lequel,
par la Croix, nous a réconciliés Notre Divin Réparateur et Maître le Christ Jésus.

19. R. Guénon, Le Roi du Monde, op.cit., pp. 95-96.

20. R. Guénon, Lettre du 23 septembre 1938, Michel Vâlsan (1911-1974) ou, de son titre en
islam, Correspondances le Caire-Amiens, lettres inédites de René Guénon, in Soufisme
d'Orient et d'Occident, n° 6, 2001. Au sujet de l'islam, Guénon n'avait pas craint d'écrire par
ailleurs, allant dans le même sens : " La tradition islamique, en tant que ''sceau de la
Prophétie'' [est la], forme ultime de l'orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel." (R.
Guénon, Symbole de la science sacré, ch. XXIII, " Les mystères de la lettre Nûn ", Gallimard,
1977, p. 155). Cette thèse surprenante portant sur la conviction que l'islam est la forme ultime,
pour notre temps, de " l'orthodoxie traditionnelle " ayant vocation à supplanter les anciennes
formes appelées à disparaître car ne répondant plus, selon la conception guénonienne, aux
impératifs de la " fin du cycle ", se retrouve exprimée fortement par un disciple de Guénon,
Cheikh Mustafâ 'Abd al-Azîz, en des termes dénués de toute ambiguïté : " L'Islam, forme
traditionnelle venue en conclusion du cycle prophético-législatif est destinée à rester la seule
forme pratiquée sur la terre avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité,
accomplira une telle fonction (celle représentée par l'Arche du Déluge qui contient, selon
René Guénon, ''tous les éléments qui serviront à la restauration du monde et qui sont aussi les
germes de son état futu r''[Le Roi du Monde, ch. XI]), parce qu'il a été constitué avec les
caractères de la généralité humaine et d'universalité spirituelle exigées à cette fin." (M.
Vâlsan, Études Traditionnelles, 1968, p. 32).

Vous aimerez peut-être aussi