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Sommaire

Piège pour un milliardaire....................................................... 3


1. ............................................................................................. 4
2. ........................................................................................... 13
3. ........................................................................................... 20
4. ........................................................................................... 32
5. ........................................................................................... 40
6. ........................................................................................... 49
7. ........................................................................................... 57
8. ........................................................................................... 66
9. ........................................................................................... 71
10. ......................................................................................... 78
11. ......................................................................................... 90
12. ....................................................................................... 106
13. ....................................................................................... 112
14. ....................................................................................... 121
15. ....................................................................................... 132

~2~
Piège pour un milliardaire

THE MILLIONAIRE'S MISTRESS

~3~
1.

Il l'observait à distance, tandis qu'elle se pavanait dans


la piscine, entourée d'un groupe d'admirateurs aussi vains
que des paons.
Lui-même, pourtant, ne valait guère mieux qu'eux, songea-t-
il vaguement irrité. Cela faisait maintenant près d'une demi-
heure qu'il l'étudiait, captivé par son corps de sirène, par ses
lèvres sensuelles et par la blondeur de ses cheveux.
Après quelques instants, comme lassée de l'intérêt qu'elle
suscitait, la fille nagea vers l'échelle et sortit du bassin telle
une naïade émergeant des eaux. Une fois sur la margelle, elle
se pencha et tordit ses cheveux pour les essorer. Elle offrit, ce
faisant, à Marcus une vue plongeante sur son décolleté, et il
sentit tout son corps se raidir en réponse à une si provocante
féminité. A n'en pas douter, elle était tout ce qu'il pouvait
désirer.
Et tout ce qu'il abhorrait. Car cette jeune aguicheuse était
sans doute aussi superficielle qu'elle était belle, aussi
inintéressante et ennuyeuse que sophistiquée et sexy.
Il ignorait son nom, mais cela n'avait aucune importance.
Elle n'avait aucune importance. Une seule chose le troublait :
le fait d'être encore sensible à ce genre de beauté. N'avait-il
donc rien appris ?
Un soupir de profonde lassitude passa ses lèvres. Pourquoi
être venu, aussi ? Il savait bien que ce genre de soirée n'était
pas pour lui. Il aspirait, ces derniers temps, à autre chose qu'à
ces vaines distractions. Reposant son verre sur une table
proche, il se détourna de la fenêtre et partit en quête de son
hôte.
~4~
— Mais il est encore tôt! s'exclama Félix, lorsque Marcus lui
eut fait part de son intention de s'en aller.
— Désolé. La semaine a été éprouvante.
— Tu travailles beaucoup trop.
— Sans aucun doute.
— Tu devrais apprendre à te détendre, Marcus. Pourquoi
ne pas rester un peu plus longtemps ? Prends une coupe de
champagne et viens avec moi. Je vais te présenter à la fille
Montgomery.
— La fille de Grayson Montgomery ?
— En personne. Elle s'appelle Justine. J'ai vu que tu la
regardais, tout à l'heure, et je ne peux pas t'en blâmer.
J'aimerais bien croquer dans un fruit aussi charmant.
Marcus ravala de justesse une réplique acerbe. Ce fruit-là
avait certainement été cueilli et consommé depuis bien
longtemps. Il ne le savait que trop, pour avoir épousé une
femme identique !
Un léger frisson le parcourut à cette idée, et il répondit
calmement :
— En réalité, j'aime autant m'abstenir. Ce genre de fille
s'admire à distance.
— Allons! Ne laisse pas ton mariage avec Stefany t'aigrir !
Toutes ne sont pas aussi volages qu'elle !
— Dieu merci, tu as raison. Mais Mlle Montgomery me
semble malgré tout un peu jeune. Quel âge a-t-elle ? Vingt
ans. Pas plus !
— Tout juste ! Mais quel est le problème ? Stefany avait cet
âge-là quand tu l'as épousée.
— Précisément, et tu as vu le résultat !
— Oui, oui... Mais, en l'occurrence, tu n'es pas obligé d'en
arriver au mariage.

~5~
— Oh, cela je le devine aisément...
— Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ne juge pas la fille à
l'aune de son père. Grayson Montgomery est peut-être
totalement immoral, mais Justine est une fille absolument
délicieuse.
— Un peu trop à mon goût, déclara Marcus avec un rire
froid. Mais si je la croise un jour, je n'oublierai pas tes
recommandations. A présent, je dois vraiment y aller. J'ai un
conseil d'administration très tôt demain matin.

Justine gara son coupé gris dans le double garage, et


referma la porte coulissante derrière elle. La place réservée à
la voiture de son père était vide, ce qui ne laissait pas de
l'étonner. Où pouvait-il bien être un dimanche soir ?
Sourcils froncés, elle récupéra son sac à main sur la
banquette arrière et monta directement au premier étage
pour se rendre dans sa chambre. Voyant que de la lumière
filtrait sous la porte de sa mère, elle changea cependant
d'avis et alla frapper doucement au battant.
— Maman ? Tu ne dors pas ?
— Non. Entre, ma chérie !
Adélaïde Montgomery était adossée à une montagne
d'oreillers, un best-seller dans une main et un carré de
chocolat dans l'autre. Une tablette à demi entamée se
trouvait sur sa table de chevet. Rien d'étonnant à ce que sa
mère eût perdu sa silhouette longiligne d'autrefois, songea
Justine avec un soupir.
— Je croyais que tu devais te mettre au régime, fit-elle
valoir d'un ton réprobateur.
— Mais oui, ma chérie. Dès demain.
— Papa n'est pas rentré ?

~6~
— Non. Et j'aurai deux mots à lui dire lorsqu'il arrivera. Il
m'a appelée pour me dire qu'il ne serait pas là pour dîner,
mais j'aurais aimé qu'il me donne une heure plus précise.
Heureusement que je ne suis pas d'un naturel inquiet.
Justine retint un sourire. Sa mère n'avait en effet rien d'un
tempérament soucieux, ayant érigé le laisser-faire et
l'indolence en principes de vie. Grayson Montgomery était le
chef de famille dans tous les sens du terme : il gérait l'emploi
du temps et les loisirs du ménage, engageait ou renvoyait le
personnel, payait les factures. Ni Justine ni sa mère ne
connaissaient l'exacte nature de ses activités
professionnelles, à part le fait qu'il était un conseiller
financier particulièrement recherché. Du reste, Grayson les
gâtait toutes deux beaucoup matériellement, même s'il
n'avait jamais passé beaucoup de temps avec elles.
A plusieurs reprises, la jeune femme s'était demandé quelle
sorte de relation son frère aîné, s'il avait vécu, aurait eue avec
son père. Mais le petit Lorne était mort subitement à l'âge de
dix mois. D'après ce qu'elle avait pu apprendre, sa mère avait
fait une dépression nerveuse, suite à cette terrible épreuve,
et avait juré de ne plus avoir d'autre enfant.
Il lui avait fallu près de dix ans pour changer d'avis. Et Justine
était née. Adélaïde vivait déjà retranchée dans son attitude
indifférente, à cette époque, et avait laissé grandir sa fille
sans jamais lui imposer aucune entrave. Entre une mère
moralement absente et un père qui l'était physiquement,
Justine avait donc toujours pu faire ce que bon lui semblait.
Ses résultats scolaires s'en étaient d'ailleurs ressentis, même
si tous ses professeurs l'avaient toujours qualifiée d'élève
brillante. Opinion qui s'était vue confirmée lorsqu'elle avait
décroché son baccalauréat avec mention, rattrapant dans le

~7~
dernier mois d'école le programme de toute une année. Elle
était à présent à l'université, et sur le point de terminer ses
études. Du moins si les nombreuses soirées auxquelles elle
assistait ne la distrayaient pas trop...
— Comment s'est passée ta fête ? s'enquit sa mère,
mordant goulûment dans un carré de chocolat.
— Oh, pas mal, je suppose. Il y avait toujours la même
faune. Heureusement que j'avais ma voiture, parce que
Howard a voulu me raccompagner. Il devient collant, tu sais.
Sous le seul prétexte que nous sommes sortis une fois ou
deux ensemble, il croit que je lui appartiens. Il a même voulu
m'enlever le haut de mon maillot, dans la piscine. Son
comportement pourrait laisser croire que nous couchons
ensemble.
Adélaïde redressa la tête de son livre et battit de ses
paupières un peu lourdes.
— Tu disais ? Avec qui couches-tu ?
Irritée, Justine soupira. Elle pouvait prétendre qu'elle
couchait avec toute la faculté, sa mère ne s'en étonnerait pas.
Quel événement pourrait donc la faire redescendre du nuage
sur lequel elle vivait ?
— Je ne couche avec personne. Et surtout pas avec
Howard, dont je te parlais à l'instant. Howard Bathgate,
précisa-t-elle comme sa mère lui décochait un regard vide.
— Oh, oui ! Le fils Bathgate ! Et tu ne couches pas avec lui ?
Voilà qui me surprend. Il est assez séduisant, pourtant. Mais
je suppose que c'est le meilleur moyen d'attiser sa flamme.
Tu as raison. C'est un excellent parti. Son père est richissime,
et Howard est fils unique.
— Maman ! Je n'ai pas l'intention d'épouser Howard
Bathgate !

~8~
— Pourquoi pas ?
— Parce que ce n'est qu'un petit crétin arrogant.
— Vraiment ? J'avais le souvenir qu'il était grand… Enfin,
fais ce que tu veux, ma chérie. Tu trouveras quelqu'un
d'autre. Une fille telle que toi doit avoir l'embarras du choix.
— Comment ça, telle que moi ?
— Eh bien, riche, célibataire et sexy.
Justine marqua un temps de surprise, étonnée par ce
dernier adjectif. La plupart des mères auraient qualifié leur
fille de « jolie », de « belle » ou de « ravissante ». Mais sexy ?
Jamais elle n'avait pensé à elle en ces termes. Il faut dire que
jusqu'alors les choses du sexe ne l'avaient guère tentée. Alors
que ses amies affichaient toutes une longue expérience en la
matière, elle-même ne s'était jamais contentée que de
quelques baisers. Certes, les plus hardis de ses compagnons
avaient parfois réussi à la tripoter, mais elle avait aussitôt
détesté cela. Si bien que la seule pensée d'une bouche
humide et chaude contre la sienne ou d'une main pataude
courant sur son corps suffisait à lui donner la chair de poule.
Du reste, elle avait toujours clairement annoncé ce qu'il en
était aux garçons avec lesquels elle était sortie. Ce n'était pas
parce qu'un homme l'invitait à dîner ou à aller au cinéma
qu'elle allait coucher avec lui. Seul l'amour, le vrai, pourrait la
convaincre de surmonter sa répugnance et de supporter une
intimité plus poussée.
Trudy, sa meilleure amie, avait beau lui avoir affirmé qu'elle
trouverait un jour celui qui lui ferait même désirer cette
intimité, Justine lui avait ri au nez et doutait toujours
fortement de la chose. Et ce n'était pas Howard Bathgate qui
allait la faire changer d'avis !

~9~
Chassant ce dernier de son esprit avec son habituelle
efficacité, elle se dirigea vers la porte et annonça :
— Je vais me faire du chocolat chaud. Tu en veux ?
— Non, répondit très sérieusement sa mère. Le chocolat
chaud est beaucoup trop calorique.
La jeune femme hocha gravement la tête et quitta la
chambre, se retenant de rire. Sa mère était décidément aussi
incorrigible qu'adorable, et elle ne l'aurait pour rien au
monde échangée contre une autre. Avec un sourire
affectueux, elle descendit jusqu'au rez-de-chaussée, faisant
glisser sa main sur la rampe de bois lisse. Elle venait à peine
de franchir les dernières marches, d'un seul bond souple,
lorsqu'on sonna à la porte d'entrée. Justine s'immobilisa,
stupéfaite. Qui pouvait bien se présenter chez eux à pareille
heure de la nuit ?
Un frisson étrange la parcourut, tandis qu'elle s'avançait
avec une hésitation dont elle n'était pas coutumière vers le
battant.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle sans ouvrir.
— La police, madame.
— La police ? Oh, mon Dieu...
Repoussant fébrilement la chaîne, elle fit tourner la clé dans
la serrure et pâlit en avisant les deux agents en uniforme qui
se tenaient sur le seuil. Leurs visages graves indiquaient que
leur mission n'était guère agréable.
— Madame Montgomery ? s'enquit le plus vieux des deux
en fronçant les sourcils.
— Non, maman est à l'étage. Je suis Justine Montgomery,
sa fille. Que voulez-vous ? Il est arrivé quelque chose à mon
père ?

~ 10 ~
Elle vit le regard embarrassé qu'ils échangeaient, et sa tête
se mit à tourner. « Ressaisis-toi », se morigéna-t-elle en
agrippant le battant. « Ta mère va avoir besoin de toi... » »
— II... il est mort, n'est-ce pas ?
Le policier qui avait parlé acquiesça tristement.
— Nous sommes vraiment désolés, mademoiselle.
— Il s'agit... d'un accident de voiture, n'est-ce pas ?
demanda-t-elle d'une voix blanche, se souvenant du nombre
de fois où elle avait reproché à son père sa conduite
imprudente.
Les deux agents regardaient à présent leurs pieds. Enfin, le
plus jeune parla.
— Euh... pas exactement, mademoiselle. Il vaut mieux que
vous appeliez votre mère et...
— Mais dites-moi ! les supplia-t-elle. Je dois savoir !
— Eh bien... Votre père a fait un arrêt cardiaque dans un...
club spécialisé où il se... divertissait.
— Attendez, sergent. Vous êtes en train de me dire que
mon père est mort... dans un bordel ?
L'autre parut terriblement gêné, mais opina du chef.
— En quelque sorte, mademoiselle. Ecoutez, je sais que...
— Ma chérie ? Qui est à la porte ?
Le policier s'interrompit. Justine se retourna et vit sa mère
qui descendait l'escalier, boudinée dans sa chemise de nuit.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle de sa voix de
petite fille.
Alors seulement elle aperçut les deux policiers. Justine la vit
pâlir, tandis qu'une soudaine panique emplissait son regard
bleu. Des deux mains, elle agrippa le col de sa chemise,
comme s'il s'était soudain mis à rétrécir et menaçait de
l'étrangler. Puis elle vacilla.

~ 11 ~
— Seigneur, non ! Pas Grayson...
Justine se précipita vers elle pour la retenir, déjà consciente
que leur vie ne serait plus jamais la même.

~ 12 ~
2.

— Une pension ? s'exclama Adélaïde Montgomery,


horrifiée. Tu veux transformer ma maison en pension ? Oh,
non, non, non ! C'est hors de question ! Seigneur, que
penseraient nos amis ?
— Je me moque bien de tes amis, riposta Justine,
contenant à grand-peine son irritation. La plupart n'ont pas
donné signe de vie depuis les funérailles. Tous ces gens que
tu appelles nos amis n'étaient intéressés que par notre
fortune. A présent, nous sommes presque des lépreux pour
eux. Nous sommes marquées du sceau de l'infamie : la
pauvreté !
— Oh, Justine, tu te fais des idées. Pas plus tard qu'hier, Ivy
m'a envoyé une invitation pour le cinquantième anniversaire
de Félix.
— C'est probablement l'œuvre de Trudy. Ça ne t'étonne
pas d'être invitée deux jours seulement avant la soirée ?
Trudy a dû s'apercevoir que nous n'étions pas sur les listes, et
harceler sa mère pour qu'elle ajoute nos noms.
— Allons, allons, les gens nous donnent simplement un peu
de temps pour nous remettre. Ils respectent notre deuil.
Nous ne sommes pas si pauvres, après tout, et deux mois à
peine se sont écoulés depuis que ton père a... depuis qu'il
est...
Adélaïde s'interrompit et se laissa tomber sur le bord du lit,
les mains entre ses genoux.
— ... depuis les funérailles, acheva-t-elle dans un souffle.
S'asseyant près d'elle, Justine lui passa un bras rassurant
autour des épaules.
~ 13 ~
— Maman, nous devons faire face à la réalité. Nous
sommes pauvres, comparées aux gens que nous avions
l'habitude de fréquenter. D'accord, cette maison t'appartient
toujours, techniquement parlant. Mais nous n'avons plus une
seule rentrée d'argent. Et papa a laissé un demi-million de
dollars de dettes derrière lui !
— Mais je ne comprends pas, geignit sa mère. Où est allé
l'argent ? J'ai hérité d'une véritable fortune à la mort de mes
parents. J'étais leur seule enfant.
— Papa a tout dépensé. Et, d'une certaine façon, nous
aussi. Aucune de nous deux ne s'est jamais demandé d'où
venait notre argent de poche, n'est-ce pas ? Nous n'avons
jamais compté, jamais remis en question le luxe dans lequel
nous baignions. Nous avons toujours considéré tout cela
comme un dû, ajouta-t-elle avec un geste circulaire en
direction de la chambre, richement décorée.
— Mais Grayson n'aimait pas que je lui pose de questions...
— Je sais, je sais, murmura Justine d'un ton réconfortant.
— II... il se mettait en colère lorsque je l'interrogeais.
La jeune femme se rembrunit. Elle avait autrefois aimé et
admiré son père, mais cette époque était bel et bien révolue.
Elle avait découvert qui se cachait réellement derrière
Grayson Montgomery, dont l'idée de la paternité se résumait
à lui assurer un compte en banque bien rempli.
Justine était obligée d'admettre, à présent, l'idée qu'il
n'avait épousé sa mère que pour son argent. Depuis sa mort,
les rumeurs disaient qu'il avait abusé de la confiance de
riches et vieilles veuves qui en avaient fait leur unique
héritier. Mais son train de vie, sa passion pour le jeu et ses
visites régulières auprès de call-girls particulièrement
gourmandes avaient bien vite éreinté ses finances. Il était

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mort sans assurance vie, laissant derrière lui cinq cent mille
dollars de dettes et la maison de son épouse en hypothèque.
Sa Jaguar avait été saisie, depuis, ainsi que certaines toiles
qu'il avait acquises sans la moindre passion pour l'art, dans le
seul but d'impressionner ses amis.
— Nous n'avons donc plus du tout d'argent ? demanda à
cet instant sa mère, la lippe tremblante.
— J'ai bien peur que non. La banque de papa menace
également de saisir la maison pour compenser ses pertes.
— Mais c'est ma maison. Mes parents l'ont achetée pour
leur mariage, il y a soixante ans ! Je suis née ici. J'y ai été
élevée. Et tous mes souvenirs sont là. Je ne supporterai pas
de perdre tout cela…
Justine eut un hochement de tête compatissant. Elle
comprenait d'autant mieux sa mère que cette maison avait
également été la sienne depuis son enfance. Mais il était
inutile de fermer les yeux sur la réalité. Elles devaient
impérativement trouver un moyen de gagner de l'argent.
Tout comme sa mère, Justine avait passé toute sa vie à ne
s'inquiéter de rien. Mais assez étrangement, elle avait trouvé
face à l'adversité des ressources cachées qu'elle n'aurait
jamais cru posséder. Et elle avait fermement résolu de ne pas
se laisser aller à s'apitoyer sur son sort.
— C'est pour que tu ne perdes pas la maison que je te
propose cette solution, répondit-elle patiemment. La pension
est une excellente idée. Mais elle ne nous dispensera pas
d'avoir à vendre certains meubles pour commencer de
rembourser la dette.
Le visage de sa mère trahit momentanément un profond
trouble intérieur, mais sa longue habitude d'ignorer la réalité
prit bien vite le dessus.

~ 15 ~
— Nous séparer de l'héritage de ta grand-mère ? Pas
question ! Je ne veux même pas en entendre parler. J'irai
parler à notre banquier, dès demain. Je lui expliquerai la
situation et je lui demanderai d'attendre jusqu'à ce que nous
ayons trouvé un travail.
Justine ne répondit pas aussitôt, atterrée par tant de
naïveté. Qui donc allait engager une femme de cinquante-
sept ans qui n'avait jamais travaillé de sa vie ?
— Maman, nous n'avons aucune chance de trouver un
emploi. Moi parce que je ne suis pas diplômée, toi parce que
tu n'as aucune expérience. Et quand bien même je trouverais
quelque chose, mon salaire me permettrait à peine de
rembourser les intérêts de la dette. Notre seule chance de
nous en sortir est de transformer cette maison en pension.
Nous aurons cinq chambres de libres si nous partageons la
tienne, peut-être six en aménageant le bureau de papa.
L'université est à quelques pas d'ici, et nous gagnerions un
revenu confortable en louant ces chambres à des étudiants.
— Mais qui ferait le ménage et la cuisine ? Tu as donné
congé à Gladys et à June la semaine dernière.
— Nous nous en chargerons. Nous n'aurons pas les moyens
de nous offrir une cuisinière ou une femme de ménage. Pas
plus qu'un jardinier, d'ailleurs.
— Oh, non... Nous n'allons pas nous séparer de Tom ?
— Il le faut. Nous ne pouvons pas le payer, de toute façon.
Je n'ai même pas pu honorer les factures de téléphone et
d'électricité. Ils menacent de tout nous couper avant la fin de
la semaine. Il va nous falloir vendre quelques-unes de nos
affaires personnelles pour faire face, clans un premier temps.
— Mais pas les bijoux de ta grand-mère !
Avec un profond soupir, Justine se leva.

~ 16 ~
— J'espère que nous n'en arriverons pas là. Non, je pensais
plutôt proposer des vêtements à ce magasin spécialisé dans
les robes de couturier d'occasion. Juste nos le nues de soirée,
pour commencer, précisa-t-elle quand sa mère tourna vers
elle un visage angoissé. Je ne suis pas sûre que nous soyons
invitées très souvent, à l'avenir.
— Nous le sommes samedi, chez Félix et Ivy, fit valoir
Adélaïde avec à-propos. Et l'invitation stipule bien qu'il faut
être en tenue de soirée.
— D'accord. Nous garderons donc deux robes chacune.
Mais nous devrons vendre autre chose à la place. Des
chaussures et des sacs à main, par exemple. Veux-tu que
j'aille voir dans tes placards ce que nous pouvons céder ? Ou
préfères-tu le faire toi-même ?
Visiblement horrifiée, sa mère se mit à secouer la tête de
droite et de gauche.
— C'est terrible... Que va-t-il advenir de nous ?
— Rien n'est perdu. J'arriverai peut-être à vendre mon
projet de pension à l'homme que je rencontrerai vendredi.
— Quoi ? Qui donc ? Quel homme ?
— Un banquier spécialisé dans les prêts à taux réduits. C'est
Trudy qui m'a donné son nom. Il m'a dit qu'il prêterait une
oreille compatissante à une demoiselle en détresse.
Ce qui n'était pas exactement la vérité...
— Wade est un grand amateur de femmes, lui avait dit sa
meilleure amie. Il ferait n'importe quoi pour une bonne partie
de jambes en l'air. A l'occasion du réveillon, la semaine
dernière, il m'a même avoué qu'il avait accordé plusieurs
emprunts en échange de certaines faveurs. Etant donné ton
physique, je pense que tu n'auras aucun mal à obtenir ce que
tu désires.

~ 17 ~
— Je ne suis pas si désespérée ! avait-elle protesté. Et ce
que tu me proposes s'appelle de la prostitution.
— Tu n'es pas obligée d'aller jusque-là, idiote ! Moi, je le
ferais peut-être, avait ajouté Trudy, un sourire malicieux aux
lèvres. Par pur plaisir. Wade est très séduisant. Mais je
comprends qu'une fille comme toi, qui attend que l'amour
frappe à sa porte, n'envisagerait jamais une chose pareille. Tu
n'auras qu'à te contenter de flirter avec lui, et lui faire croire
qu'il aura tout ce qu'il voudra. Dès qu'il te verra, il aura la
bave aux lèvres et sera disposé à signer tout ce que tu
voudras.
— Mais que se passera-t-il quand je le repousserai ?
— Oh, il sera sérieusement déçu. Mais il ne va tout de
même pas aller se plaindre à son patron, n'est-ce pas ? Crois-
moi, le type qui dirige cette banque n'est pas un plaisantin.
J'ai déjà rencontré Marcus Osborne. Il est terrifiant. Si jamais
il apprend que Wade a signé des contrats en échange de
faveurs sexuelles, c'en est fini de notre ami...
Et c'était ce qu'il méritait, songeait Justine, révulsée par cet
affreux commerce. Mais elle n'avait d'autre choix, à l'heure
actuelle, que de faire exactement ce que son amie lui avait
conseillé. Malgré la centaine de coups de fil qu'elle avait
passés, un seul autre banquier avait accepté de la recevoir. Et
il lui avait ri au nez sitôt qu'elle lui avait exposé son projet.
Le souvenir de cette pénible entrevue fouetta sa résolution.
A 10 heures, le lendemain matin, elle rentrerait en se
dandinant dans le bureau de Wade Hampton, prête à
s'humilier pour sauver la demeure dans laquelle elle avait
grandi. Mais coucher avec un parfait inconnu ? C'était hors de
question.
— Qu'est-ce que tu vas porter ? s'enquit sa mère.

~ 18 ~
— Pardon ?
— Qu'est-ce que tu vas porter pour ce rendez-vous ?
— Je ne sais pas. Je n'y ai pas encore réfléchi.
— Dans ce cas, tu devrais peut-être le faire avant de vendre
toutes tes affaires. Pense à garder quelque chose de décent.
Justine retint un sourire ironique. Une tenue indécente
conviendrait, hélas, beaucoup mieux à son rendez-vous avec
Wade Hampton. Aussitôt, elle se rappela l'une des robes
qu'elle avait achetée avec Trudy. Faire des courses avec son
amie s'était toujours révélé une erreur, cette dernière la
poussant à des achats impulsifs qu'elle regrettait
systématiquement. La robe en question était taillée dans un
matériau soyeux et terriblement moulant, et lui arrivait à mi-
cuisse. Elle ne l'avait portée qu'une seule fois, pour un oral à
l'université où elle avait par ailleurs obtenu une excellente
note. Mais elle se rappelait encore la tête du professeur
lorsqu'elle avait croisé ses longues jambes sous son bureau :
les yeux avaient failli lui sortir de la tête !
Aurait-elle le même effet sur Wade ? Cette seule idée
suffisait à la faire frémir. Elle n'était cependant pas en
position de refuser une telle opportunité. Sa vie avait changé,
et les règles qui la gouvernaient également. Survivre était
désormais sa priorité et son mot d'ordre.
Bizarrement, elle sentit une bouffée d'excitation pulser dans
ses veines, et elle se dirigea vers la porte, pleine d'une
détermination nouvelle.
— Viens, maman. Descendons déjeuner. Une rude journée
nous attend, et nous ferions bien de l'affronter l'estomac
plein !

~ 19 ~
3.

Assis à son bureau, Marcus jouait nerveusement avec


un stylo en or, incapable de se concentrer sur les documents
étalés devant lui. Il ne parvenait toujours pas à digérer le
culot de ce jeune homme. Aucune trace de remords, pas la
moindre étincelle de conscience. Il n'avait même pas paru
gêné outre mesure par son renvoi.
Bien sûr, Wade Hampton venait d'une famille riche et
honorablement connue. Travailler ne lui était pas nécessaire.
Il était né avec une cuillère en argent dans la bouche et
n'avait pris ce poste de conseiller financier que pour
s'occuper, en attendant d'hériter de la fortune de sa famille.
Lorsque Marcus avait appris la propension de son employé à
accorder des prêts sur des critères qui n'avaient rien de
commerciaux, il avait vu rouge. La pensée que la réputation
de sa banque pût en être ternie l'avait horrifié, lui qui avait
toujours placé l'honnêteté au sommet de sa liste de valeurs.
Or, l'attitude de Hampton relevait du chantage pur et simple.
Même si le jeune homme avait farouchement nié la chose
lorsqu'il l'avait confronté.
— Du chantage ? s'était exclamé Wade, méprisant. Je n'ai
pas besoin de faire chanter les femmes pour les persuader de
coucher avec moi. Pas la seconde fois, en tout cas. Je n'ai rien
fait de mal. Tout le monde était ravi de ces petits
arrangements. Moi. Les dames en question. Et votre stupide
banque. Aucun des prêts que j'ai accordés n'a posé de
problème. Seuls les ringards dans votre genre considèrent
encore qu'il ne faut pas mêler travail et plaisir. Non mais,
regardez-vous ! Vous vous habillez comme un croque-mort !
~ 20 ~
Et vous êtes aussi rigide que mon grand-père ! Je parie que
vous n'avez pas couché avec une fille depuis des années !
Quinze bonnes minutes s'étaient écoulées depuis le départ
du jeune homme, durant lesquelles Marcus avait pris les
mesures qui s'imposaient pour son renvoi. Sa secrétaire lui
avait également apporté un listing des rendez-vous pris par
Hampton pour le jour même, mais il n'avait pas encore eu le
temps de l'examiner. L'accusation de ce jeune crétin à propos
de sa vie sexuelle — ou plutôt, de son absence de vie sexuelle
— tournait encore dans son esprit.
Depuis combien de temps n'avait-il pas couché avec une
femme ?
« Depuis bien trop longtemps », songea-t-il dans un brusque
accès de franchise.
La mâchoire crispée, il reporta son attention sur le listing
posé devant lui. A la vue du premier nom, il écarquilla
légèrement les yeux, puis fronça les sourcils. Le premier
rendez-vous du jour concernait Mlle Justine Montgomery !
Marcus en éprouva une surprise qui n'eut d'égale que sa
curiosité. Pourquoi diable la jeune Montgomery venait-elle
solliciter un prêt ? Avait-elle décidé de monter une petite
affaire pour occuper ses longues heures d'oisiveté ? Une
galerie d'art, peut-être ? Une boutique de mode ? Ou un café
branché ?
Tout cela n'était cependant que suppositions. Et le meilleur
moyen de répondre à la question était encore de la poser à
l'intéressée.
L'idée de revoir la jeune femme, et dans une position de
supériorité, recelait une insidieuse tentation. Malgré lui,
Marcus commençait de comprendre pourquoi Hampton avait

~ 21 ~
profité de son pouvoir. Tenir une femme pieds et poings liés...
Echanger une faveur contre une autre…
Son pouls s'accéléra comme il envisageait ce dégradant
scénario avec d'autant plus de facilité que Justine
Montgomery n'avait plus quitté son esprit depuis cette soirée
chez Félix, deux mois plus tôt. Il se souvenait encore de son
corps parfait, de ses jambes interminables, et de ses hanches
si féminines...
« Tu n'aimerais pas coucher avec elle ? » demanda une
petite voix intérieure.
Il se redressa brusquement, tira une montre à gousset de sa
poche et vérifia l'heure. 9 h 55. Deux possibilités s'offraient à
lui. Recevoir Justine Montgomery ou faire décaler le rendez-
vous et l'attribuer à un autre conseiller.
Un instinct le forçant à fuir les ennuis le fit aussitôt pencher
pour cette dernière solution. Mais il avisa soudain son reflet
dans la vitre semi-circulaire de son bureau, et les insultes de
Hampton lui revinrent à l'esprit. Costume noir, cravate
sombre, il avait vraiment l'air d'un fossoyeur. Un fossoyeur
qui s'habillerait chez les plus grands couturiers, mais un
fossoyeur tout de même.
Puis une autre image apparut dans la vitre, cette fois pur
produit de son imagination. Il vit Justine Montgomery
s'avancer vers lui, glisser son corps souple et nu dans ses bras
et, d'un baiser, lui insuffler la vie qui l'avait déserté...
Sa gorge s'assécha, tandis qu'une subite crispation de son
anatomie ramenait Marcus à la réalité. Il savait qu'il ne
s'abaisserait jamais jusqu'à une pratique aussi répugnante
que le chantage. Mais il ne pouvait s'empêcher d'y penser.
L'idée de faire plier Justine Montgomery à ses désirs était

~ 22 ~
étrangement excitante. Le bon sens et le professionnalisme
réclamaient donc qu'il se tînt à l'écart de cette fille.
Marcus prit une profonde inspiration et remit sa montre
dans sa poche. Que lui arrivait-il ? Etait-il donc incapable de
se contrôler ? Cette situation était ridicule. Il allait recevoir la
jeune femme, écouter attentivement sa demande de prêt et y
répondre en fonction de critères purement objectifs.
Il avait des principes solides, et même la femme la plus
désirable du monde ne les lui ferait pas oublier.

Justine jeta un coup d'œil à sa montre lorsqu'elle émergea


de l'ascenseur. 9 h 55. Une secrétaire la dévisageait avec un
sourire affable, depuis un bureau, et elle se força à avancer
vers elle. Son cœur battait la chamade, et elle se sentait plus
nerveuse encore que si elle s'apprêtait à passer un examen.
Une violente envie de fuir s'était emparée d'elle depuis
qu'elle avait pénétré dans l'immeuble de verre, mais elle
savait que cela n'arrangerait en rien ses problèmes. Il n'était
pas difficile de s'imaginer que sa mère s'effondrerait
totalement si elle en venait à perdre jusqu'à sa maison.
Justine l'avait entendue pleurer toutes les larmes de son
corps, la veille, avant de s'endormir. Et cela n'avait fait
qu'ajouter à sa détermination d'obtenir ce maudit prêt.
La jolie brune qui se trouvait derrière la réception lui
décocha un regard interrogatif lorsqu'elle s'arrêta enfin
devant elle, se dandinant d'un pied sur l'autre.
— Puis-je vous aider, mademoiselle ?
— Oui. Je suis Justine Montgomery. J'ai rendez-vous à 10
heures avec M. Hampton.

~ 23 ~
— Ah, oui, mademoiselle Montgomery. M. Hampton s'est
absenté, mais je pense qu'il sera là dans quelques instants. Je
vais vous conduire à son bureau, où vous pourrez l'attendre.
Le bureau de Wade Hampton était minuscule, et tenait
plutôt du box. Entre les deux cloisons mobiles se trouvait une
table qui occupait presque toute la largeur de l'espace, ne
laissant que la place de la contourner. La jeune femme s'assit,
croisant et décroisant plusieurs fois ses jambes nues tandis
qu'elle attendait. Mais sa robe remontait systématiquement
sur ses cuisses, et elle renonça avec un soupir à trouver une
position plus décente. Sa tenue était fondamentalement
provocante, et rien ne pourrait le faire oublier. Ce qui n'était
sans doute pas plus mal, puisque l'obtention du prêt
dépendait uniquement de sa capacité à séduire Wade
Hampton.
Quelques minutes plus tard, des pas décidés se firent
entendre dans le couloir. Justine tourna la tête et vit un
homme entrer et refermer la porte derrière lui.
Elle cligna des yeux, le souffle coupé, tentant
désespérément de ne rien laisser paraître du trouble qui la
tenaillait. Elle ne s'était absolument pas imaginé Wade
Hampton ainsi. Le nouveau venu, pour commencer, n'était
pas un jeune homme à proprement parler, puisqu'il devait
avoir entre trente-cinq et quarante ans. Sa carrure
gigantesque rendait par contraste la pièce plus petite encore,
et Justine le suivit des yeux tandis qu'il contournait le bureau
pour s'y installer. Aucun sourire n'avait adouci son visage,
aussi dur que séduisant. Son costume noir lui donnait l'air
d'un démon tout droit sorti des enfers pour provoquer sa
perte.

~ 24 ~
— Bonjour, mademoiselle, déclara-t-il avec une froideur
arctique. Désolé de vous avoir fait attendre. En quoi puis-je
vous être utile ?
Justine le fixa pendant une longue seconde, terrifiée par
l'autorité qui se dégageait de lui, puis s'efforça de sourire.
— Je... j'ai une proposition à vous faire, monsieur Hampton.
Je crois qu'elle est susceptible de nous intéresser tous les
deux.

Marcus se raidit fugitivement et fixa son interlocutrice,


dérouté.
A l'évidence, elle le prenait pour Wade Hampton. La chose
n'avait sans doute rien d'étonnant, puisqu'il n'avait pas pris la
peine de se présenter à elle. Il en avait pourtant eu
l'intention, mais avait été distrait par la vue de ses jambes,
qu'elle exhibait sans vergogne aucune.
Il la balaya d'un regard qu'il espérait discret, et sentit sa
gorge s'assécher lorsqu'il avisa les courbes généreuses que
dessinait sa robe verte. Sa tenue ne laissait rien à
l'imagination, et il prit une profonde inspiration pour dissiper
la bouffée de chaleur qui montait à ses joues.
Tandis que la jeune femme lui exposait son projet,
visiblement inconsciente de l'examen à laquelle il la
soumettait, Marcus nota que ses yeux brillaient avec un peu
trop d'intensité. Elle était soit nerveuse, conclut-il, soit
excitée...
Un brusque soupçon s'empara de lui. Justine Montgomery
connaissait-elle la réputation de Wade Hampton ? Etait-elle
venue pour lui suggérer un échange de bons procédés ?
Qu'avait-elle voulu dire en parlant d'une proposition
susceptible de les intéresser tous les deux ?

~ 25 ~
Cette idée porta un coup sérieux à ses principes, déjà
vacillants. Cette femme était décidément d'une beauté
extraordinaire. Et plus encore lorsqu'elle souriait.
II tenta de se rappeler qu'elle était sans doute une fille
facile, mais cela ne fit qu'ajouter à son excitation, produisant
l'effet contraire à celui espéré. Tant mieux, si elle n'avait
aucune inhibition, songea-t-il avec une noire satisfaction. Elle
s'abandonnerait aussitôt à lui et le pousserait sans doute à
des activités troublantes, à mille lieux de l'amour physique
ennuyeux qu'il avait partagé avec Stefany...
Il se radossa à sa chaise, les mains croisées sous son menton.
Tout en écoutant d'une oreille son interlocutrice, il résolut de
ne pas lui apprendre sa véritable identité. Il avait conscience
de jouer avec le feu, mais voilà qui mettrait au moins un peu
de piquant dans sa vie !
Et puis, il serait toujours temps d'arrêter ce petit jeu s'il
menaçait de devenir dangereux…

Justine acheva la présentation de son projet, espérant


qu'elle n'avait rien oublié d'important. Son vis-à-vis ne
répondit cependant rien, se contentant de la dévisager en
silence, les mains jointes sous son menton. Il évoquait une
araignée dans sa toile, attendant patiemment que sa proie s'y
empêtre.
— Est-ce que... est-ce que la banque peut saisir notre
maison ? demanda-t-elle d'une voix incertaine, comme il ne
disait toujours rien.
— Ils en ont le droit. Est-ce que sa valeur couvrirait la
dette ?
— Aisément, oui. Elle vaut plus d'un million.
— Hmm.

~ 26 ~
— Mais ainsi que je vous l'ai dit, ma mère ne peut se
résoudre à vendre. Et moi non plus. Si vous m'accordez ce
prêt et que vous me laissez un peu de temps, je suis sûre que
nous pourrons la transformer en pension florissante.
— Hmm.
— Evidemment, je compte réduire le montant de la dette
en vendant les meubles et quelques éléments de décoration,
précisa Justine, irritée par le peu de loquacité de son
partenaire.
— Et combien comptez-vous en tirer ?
— Environ trois cent mille dollars. La dette ne sera plus que
de deux cent mille dollars.
— Vous devez avoir de beaux meubles, observa Hampton,
narquois. Comment comptez-vous rembourser les deux cent
autres mille ?
— Eh bien... par versements mensuels.
— J'entends bien, mais d'où viendra l'argent ?
— Mais je viens de vous l'expliquer ! En transformant la
maison en pension...
Son compagnon l'interrompit d'un geste bref, se pencha en
avant et secoua la tête d'un air navré :
— Je suis désolé, mademoiselle Montgomery, mais j'ai bien
peur de ne pas pouvoir vous aider. Votre projet n'est pas
viable financièrement. Il comprend beaucoup trop de
variables. Je crois qu'il serait dans votre intérêt et dans celui
de votre mère de vendre cette maison et d'acheter quelque
chose de plus petit avec l'argent qui restera.
— Mais je ne veux pas vivre ailleurs ! protesta Justine,
cédant brusquement à la pression de ses nerfs.
Wade Hampton leva un sourcil noir. La jeune femme serra
les dents, se rappelant brusquement qu'elle était supposée

~ 27 ~
minauder devant lui et non pas l'agresser. Mais il lui était
difficile de s'abaisser à ce point.
— Ma mère n'est pas très bien, essaya-t-elle d'expliquer.
Elle a été terriblement affectée par la mort de mon père, et la
perte de la maison lui porterait un coup fatal. Je vous en prie,
ajouta-t-elle, renonçant à son vœu de ne pas le supplier. Je
suis certaine que mon projet de pension fonctionnera !
L'espace d'un instant, elle crut qu'elle avait gagné la partie.
Mais Hampton détourna brusquement le regard et se leva.
— Je ne suis pas insensible à votre position, et je vous
présente toutes mes condoléances pour la mort de votre
père. Si vous aviez un emploi stable, je soutiendrais sans
réserve votre projet. Mais je vois sur votre fiche que vous
êtes étudiante ?
— Oui...
— En quoi ?
— En tourisme.
Un sourire sarcastique se dessina sur les lèvres de son
interlocuteur, et Justine se hâta d'ajouter :
— C'est beaucoup moins simple que ça en a l'air. Je vous
rappelle que le tourisme représente une part non négligeable
du produit national brut de notre pays. Et mon diplôme
devrait me valoir un travail bien payé, à terme...
— A terme ?
— Oui. Je n'ai pas encore passé l'examen final. Et je
souhaitais préparer un troisième cycle.
— Je vois. Pourquoi renoncer à la vie d'étudiante, n'est-ce
pas ?
— Non, vous ne voyez pas ! Je ne suis pas aussi insouciante
que vous paraissez le croire, monsieur Hampton !

~ 28 ~
— Non, bien sûr. Vous allez continuer vos études en gérant
une pension et en vous occupant de votre mère malade.
— Je n'ai pas dit que ma mère était physiquement malade.
C'est plus un problème émotionnel. Et ce problème serait
résolu si elle n'était pas obligée de vendre sa maison.
Justine attendit une réponse, en vain. Pour un prétendu
homme à femmes, Wade Hampton ne lui facilitait pas la
tâche. Qu'attendait-il d'elle ? Qu'elle s'offrît ouvertement à
lui ? Ou prenait-il un plaisir pervers à la voir s'enferrer ?
Ravalant un reste de fierté, elle décida de sauter le pas.
— Je ferais n'importe quoi pour avoir ce prêt. N'importe
quoi, répéta-t-elle en lui décochant un regard plein de
promesses.
Il ne répondit pas plus que précédemment, mais baissa les
yeux vers ses lèvres entrouvertes. La jeune femme sentit sa
gorge s'assécher, et reprit d'une voix tremblante :
— Si vous m'accordez un prêt, vous aurez ma gratitude
éternelle.
— Mais je ne veux pas de votre gratitude.
Justine s'empourpra sous le coup de la confusion, tandis que
le regard noir de son vis-à-vis paraissait la traverser de part
en part.
— Que voulez-vous, alors ?
— Je veux que vous rentriez chez vous et que vous
convainquiez votre mère de vendre, déclara-t-il durement.
Après quoi, je veux que vous trouviez un travail. Mais, plus
que tout, je souhaite que vous cessiez ce petit jeu avec moi.
Vous croyez que je n'ai pas saisi vos sous-entendus,
mademoiselle Montgomery ? Vous n'êtes pas la première
femme à me provoquer. Et vous ne serez pas la dernière.

~ 29 ~
Justine ouvrit la bouche pour protester, mais il fut le plus
rapide et enchaîna :
— Les choses ne sont pas toujours faciles, sachez-le. Du
moins, quand on a un semblant de moralité. Ne prenez pas la
même voie que votre père. Vous êtes bien trop jeune et bien
trop jolie pour vous vendre à ce prix.
Justine rougit plus encore, agrippa son sac et se leva comme
un ressort.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez, riposta-t-elle. Si vous
ne voulez pas m'accorder ce prêt, dites-le-moi simplement.
Inutile de m'insulter.
— Très bien. Je ne veux pas vous accorder de prêt.
— Parfait. Je trouverai l'argent autre part !

Marcus regarda la jeune femme tourner les talons et


quitter le minuscule bureau à grands pas. Il faillit la rappeler,
lui dire qu'il avait changé d'avis et qu'il lui accordait tout ce
qu'elle voulait. Mais, bien sûr, la chose était impossible.
Même s'il avait bien failli, l'espace d'un instant, mordre à
l'hameçon qu'elle avait fait danser devant son nez.
« Réfléchis, Marcus, murmura une petite voix qu'il ne
connaissait que trop. Tu aurais pu avoir cette fille. L'emmener
dîner, puis lui faire l'amour toute la nuit. Et au lieu de ça, tu
l'as sermonnée ! »
Marmonnant un juron, l'homme d'affaires regagna son
propre bureau. Le week-end s'annonçait particulièrement
morne, avec pour seule distraction la soirée donnée par Félix
à l'occasion de ses cinquante ans. Il avait beau détester ce
genre d'événement, ce serait au moins l'occasion de quitter
une maison qu'il en était venu à détester depuis le départ de

~ 30 ~
Stefany. D'ailleurs, il l'aurait revendue depuis longtemps s'il
ne s'était pas agi d'un si bon investissement.
Une nouvelle fois, Marcus se renfrogna. « Est-ce tout ce qui
te préoccupe dans la vie ? Tes investissements ? Faire des
affaires ? Gagner de l'argent ? »
A son grand dam, il repensa à Justine Montgomery. Son père
avait été un homme sans scrupule, mais la jeune Comme
devait souffrir malgré tout de sa disparition. Surtout dans de
telles circonstances...
Sa compassion pour elle, cependant, s'était éteinte
lorsqu'elle lui avait fait part de son refus de vendre leur
maison. Evidemment, une fille telle que Justine ne pouvait se
contenter de moins ! Elle, vivre dans un appartement ? L'idée
était presque risible.
Tout comme l'était son projet de pension. Avait-elle la
moindre idée de la somme d'efforts que nécessiterait sa mise
en œuvre ? Et une fois les frais déduits, que lui resterait-il
pour rembourser l'emprunt ? Non, il avait eu raison de
refuser de l'aider.
Satisfait de sa conclusion, il se plongea dans son travail afin
d'oublier ses préoccupations — un procédé dont il avait
beaucoup usé depuis le départ de Stefany.

~ 31 ~
4.

— Maman! s'exclama Justine en trouvant sa mère assise


sur son lit, en peignoir et les bras ballants. Tu n'es pas prête ?
Il est déjà 8 h 30 !
L'intéressée leva la tête dans sa direction et lui décocha un
pâle sourire.
— J'ai décidé de ne pas aller chez Félix, ma chérie. Mais ne
te gêne pas pour moi. Vas-y, toi. Tu es ravissante, tu sais. Le
rouge te va à merveille.
Justine ignora le compliment, parfaitement consciente du
fait qu'il était destiné à détourner son attention. Sa mère
avait pleuré, à en juger par ses yeux rougis. Et rien ne
semblait pouvoir la secouer de la torpeur dans laquelle l'avait
plongée l'annonce du refus de Wade Hampton.
— Maman, je n'ai pas l'intention d'aller à cette soirée toute
seule, déclara fermement Justine, tout en se dirigeant vers la
robe de crêpe noir posée sur une chaise de velours. Est-ce
que c'est la tenue que tu as l'intention de porter ce soir ?
Allez, laisse-moi t'aider à t'habiller. Peu importe si nous
sommes en retard. Ce genre de soirée démarre rarement
avant 9 ou 10 heures.
— Je ne peux pas porter cette robe, murmura Adélaïde
d'une voix morne.
— Pourquoi ?
— Elle ne me va pas.
— Elle ne te va pas, répéta la jeune femme en serrant les
poings pour dissimuler son irritation. Tu as choisi cette tenue
parmi une dizaine que nous avons revendue, et tu dis qu'elle
ne te va pas ?
~ 32 ~
— Non.
— Bien. Et l'autre, puisque tu en as gardé deux ?
— Elle ne me va pas non plus. Rien ne me va, reprit sa mère
avec un sanglot étranglé. Je ne m'étais jamais rendu compte
que j'avais pris tant de poids depuis les funérailles de ton
père. Je... je mange toujours quand je suis malheureuse.
J'étais belle et mince quand Grayson m'a épousée. Il
m'aimait, à l'époque. Mais après la mort de ton frère, je me
suis mise à manger et... Oh, Seigneur, rien d'étonnant à ce
qu'il soit allé voir d'autres femmes. Tout est ma faute !
Justine sentit son cœur se serrer, tandis que sa mère fondait
de nouveau en larmes. Elle se précipita vers elle, la serra dans
ses bras et la berça telle une enfant.
— Ne pleure pas, murmura-t-elle d'une voix rauque. S'il te
plaît. Rien n'est ta faute. Papa ne te méritait pas. Ce n'était
pas un très chic type. En fait, il était même malhonnête. Et je
suis toujours là, moi. Nous allons réussir, toutes les deux,
ajouta-t-elle avec une soudaine détermination. Je n'ai pas
renoncé à obtenir ce prêt.
Sa mère leva vers elle un regard humide, où perçait
cependant une certaine lueur d'espoir.
— Vraiment ?
— Mais oui ! Il y a d'autres banques ! D'autres
établissements susceptibles de nous prêter de l'argent. La
soirée de Félix sera remplie de types influents. Je suis sûre
que j'aurai de bonnes nouvelles pour toi quand je rentrerai à
la maison.
Justine prit un mouchoir en papier dans une boîte, sur la
table de chevet, le tendit à sa mère et conclut :
— D'accord, reste là pour ce soir. Mais arrête de pleurer et
ne perds pas espoir. Ta fille n'a pas dit son dernier mot !

~ 33 ~
Ce brusque accès d'optimisme se dissipa durant le court
trajet qui la mena chez Félix Turell. Se bercer d'illusions était
une chose, les concrétiser en était une tout autre. Elle avait
peut-être rasséréné sa mère pour la soirée, mais que se
passerait-il lorsqu'elle devrait lui avouer, le lendemain, que
leur situation n'avait pas changé d'un iota ?
Justine soupira, puis grogna en s'engageant dans l'allée où
habitaient les Turell et en s'apercevant qu'il n'y avait plus une
place de libre. Elle ne trouva à se garer que dans une rue
assez éloignée, et eut tout le loisir en marchant jusqu'à la
maison de constater que sa robe était extrêmement serrée.
Pourquoi avoir gardé une tenue aussi voyante et aussi peu
adaptable ? se demanda-t-elle avec irritation. Sans doute
parce qu'elle l'avait achetée très récemment, du temps où
elle n'était alors qu'une étudiante insouciante, et qu'elle
répugnait à la revendre pour le dixième de sa valeur. La robe,
faite de soie sauvage, lui avait en effet coûté une véritable
fortune dans une boutique huppée de Sydney. Elle se
demandait à présent comment il était possible de dépenser
autant pour un simple vêtement. Il lui semblait avoir vécu
toute sa vie sur un nuage, un peu à l'instar de sa mère,
totalement déconnectée de la réalité.
Lorsqu'elle parvint enfin à la maison des Turell et frappa à la
porte, Justine se demandait déjà si elle n'aurait pas mieux fait
de rester chez elle...
— Ah, c'est toi ! soupira Trudy en venant ouvrir. C'est pas
trop tôt. Je commençais à me demander où tu étais. Après
tous les efforts que j'ai déployés pour te faire inviter ! Où est
ta mère ?
— A la maison. Elle ne se sentait pas très bien.
— Ah. Peut-être est-ce mieux ainsi, après tout.

~ 34 ~
— Tu peux t'expliquer ? demanda Justine, piquée au vif.
— Allons, tu connais ma mère. Ce n'est pas la femme la
plus délicate au monde. Elle aurait probablement gaffé et dit
quelque chose qui aurait offensé Adélaïde. Ma mère n'est pas
aussi douce et gentille que moi. Elle peut même se conduire
parfois comme une véritable garce.
Justine avait exactement la même opinion d'Ivy Turell, mais
elle se contenta de sourire et de déclarer :
— Il est vrai que vous êtes très différentes, toutes les
deux...
— Tu crois que j'aurais pu être adoptée ? demanda Trudy
avec un large sourire.
— Possible.
— Quelle idée réjouissante ! Allez, montons dans ma
chambre et allons nous préparer avant de mettre à exécution
le plan B. Au moins, tu es habillée pour...
D'abord surprise, Justine se hâta d'emboîter le pas à son
amie.
— En quoi consiste le plan B ? s'enquit-elle comme elles
pénétraient dans la chambre.
— Te trouver un riche mari. Puisque le plan A, celui de la
banque, n'a pas marché...
— Comment le sais-tu ?
— C'est facile à deviner. D'abord, parce que je n'ai jamais
eu confiance en ta capacité à jouer les mangeuses d'hommes,
répliqua Trudy avec un sourire entendu. Et puis il m'a suffi de
voir ta tête, quand je t'ai ouvert, pour le comprendre. Tu es
incapable de cacher tes émotions, ma pauvre Justine.
Puis, se positionnant devant un miroir pour se remettre du
rouge à lèvres, elle demanda :

~ 35 ~
— Alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu t'es dégonflée,
hier ?
— Pas du tout ! J'ai fait exactement ce que tu m'as dit de
faire ! J'avais même mis ma robe verte ! Mais il m'a
repoussée.
— Wade t'a repoussée ?
— Pas seulement. J'ai même eu droit à un sermon en règle,
figure-toi !
— Je n'arrive pas à y croire...
— C'est pourtant ce qui s'est passé.
Visiblement pensive, Trudy acheva de se remaquiller avant
d'asperger ses poignets et son cou d'une généreuse dose de
parfum.
— Peut-être a-t-il reçu un avertissement de sa hiérarchie,
avança-t-elle d'un ton sceptique. Auquel cas, il était obligé de
jouer ce rôle avec toi...
— Peut-être. Tout ce que je sais, c'est que j'étais morte de
honte. L'horreur...
— Pauvre Justine... Il n'empêche que j'aurais donné
n'importe quoi pour être là, ajouta Trudy avec un
gloussement d'excitation. Enfin, il nous reste toujours le plan
B. Je suppose que Howard Bathgate ne te plaît toujours pas ?
— La seule mention de son nom me donne la nausée.
— Dommage. Il est très amoureux de toi.
— Il ne l'est plus depuis qu'il sait notre ruine. Je n'ai plus eu
aucune nouvelle de lui. Quoi qu'il en soit, je n'ai pas
l'intention d'adopter ton plan B, Trudy Turell. Et même si
c'était le cas, ce n'est certainement pas à toi que je confierais
le soin de me choisir quelqu'un. D'après ta description de
Wade, je m'attendais à trouver un homme empressé et

~ 36 ~
charmeur. Mais il était aussi glacial qu'un sandwich au
concombre.
Trudy sourit de la comparaison et suggéra :
— Il essayait peut-être de donner le change ?
— Je l'ignore. Si c'est le cas, c'est un excellent acteur.
— Tu dois quand même reconnaître qu'il est séduisant ?
— Oui, concéda Justine, je suppose. Son seul regard me
donnait des frissons.
— Vraiment ? C'est une première, non ? D'habitude, les
hommes te laissent de marbre. Et si tu avais rencontré l'âme
sœur ?
— Wade Hampton ? Laisse-moi rire ! Je préfère encore finir
célibataire.
Pourtant, à la vérité, elle avait bien du mal à se défaire du
souvenir de Wade depuis qu'elle l'avait rencontré. Sans doute
parce qu'il la répugnait, se rassura-t-elle, pour la centième
fois au moins.
— Je suis prête ! déclara Trudy en la prenant par le bras.
Descendons et montrons-leur à tous qui nous sommes !
Sans enthousiasme, Justine se laissa conduire jusqu'au rez-
de-chaussée. L'ensemble des invités s'étaient rassemblés
dans le grand salon, dont le sol de marbre bleu traduisait
autant l'opulence des propriétaires que leur mauvais goût. La
majorité des personnes qui se trouvaient là avaient au moins
une quarantaine d'années, les plus jeunes s'étant réunis près
de la piscine.
Justine avisa bien vite la mère de Trudy. Cette dernière,
véritable publicité vivante pour les miracles de la chirurgie
esthétique, était en pleine conversation avec un homme dont
elle ne pouvait apercevoir le visage. Il ne s'agissait en tout cas

~ 37 ~
pas de Félix, à en juger par sa stature hors du commun. Une
stature qui n'était pas sans rappeler celle de...
— Oh, mon Dieu ! s'exclama Justine en se figeant sur la
dernière marche. Pourquoi ne m'as-tu pas dit qu'il était là ?
— Qui ?
— Wade Hampton !
— Wade, ici ? Ça m'étonnerait, il n'était pas invité.
— Il a dû venir avec quelqu'un ! Il est là, sous ton nez !
— Où?
— Devant toi, en pleine conversation avec ta mère !
— Tu es folle ? Ce n'est pas Wade, c'est Marcus Osborne.
— Quoi ?
Toutes deux se regardèrent, et comprirent en même temps
ce qui s'était passé. Justine s'empourpra, horrifiée, tandis que
Trudy éclatait de rire.
— Mais comment as-tu pu confondre Marcus Osborne avec
Wade ? Je comprends mieux pourquoi il t'a sermonnée,
maintenant ! Et je regrette doublement de ne pas avoir
assisté à la scène !
— Eh bien, moi, je ne trouve pas cela amusant.
Mortifiée, Justine fixait l'homme qui l'avait délibérément
abusée. Car il n'avait rien fait pour la détromper lorsqu'elle
l'avait pris pour Wade Hampton. Au contraire, il avait attendu
qu'elle s'humiliât jusqu'à lui faire cette indécente proposition,
pour la balayer ensuite d'un revers de la main.
— Apparemment, nous allons devoir rayer Marcus de notre
plan B, ironisa Trudy, car j'ai bien peur que tu n'aies grillé à
tout jamais tes chances avec lui. Ce qui est d'autant plus
regrettable qu'il est richissime et divorcé. Et puis il ne te laisse
pas indifférente, n'est-ce pas ?

~ 38 ~
Comme Justine se taisait, trop stupéfaite pour répondre, son
amie lui décocha un coup de coude complice.
— Finalement, tu préfères peut-être les hommes mûrs ? Ce
qui expliquerait pourquoi ça n'a jamais marché avec les
garçons que je t'ai présentés. Tu as sans doute besoin d'un
homme, un vrai. Un banquier ténébreux, et impitoyable, par
exemple... Tu reconnais la description ?
— Le physique n'est pas tout, riposta froidement Justine. Et
les poules auront des dents bien avant que j'éprouve quoi
que ce soit pour ce type !
« Même s'il est horriblement séduisant », ajouta une petite
voix, en elle.
Une rage sourde monta en elle tout à coup.
— Tu rougis ? la taquina Trudy.
— Non, je ne rougis pas. Ou alors, c'est de colère. En fait,
j'ai quelque chose à dire à notre ami banquier. Une chose qui
n'attend pas, et qui ne va certainement pas lui plaire.
Puis, sans écouter la réponse de son amie, elle descendit la
dernière marche et traversa à grands pas le salon, les yeux
rivés sur son adversaire. S'il croyait pouvoir s'en tirer après
l'avoir traitée d'une façon aussi méprisable, il allait
rapidement déchanter et comprendre à qui il avait affaire...

~ 39 ~
5.

Marcus sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il n'en


comprit pas immédiatement la raison, son hôtesse
l'abreuvant de considérations insipides et ennuyeuses à
mourir sur ses dernières vacances aux Caraïbes. Puis, du coin
de l'œil, il avisa un point rouge en mouvement.
Il tourna presque imperceptiblement la tête et se raidit. Le
point rouge n'était autre que Justine Montgomery. Elle
s'avançait vers lui d'un pas décidé et conquérant qui ne
laissait aucun doute quant à ses intentions. Il était certain
qu'elle avait appris sa véritable identité, d'une façon ou d'une
autre, et qu'elle comptait bien avoir une explication avec lui.
Malgré sa surprise, Marcus ne put que constater que la
colère lui allait à merveille. Elle ne portait apparemment pas
de soutien-gorge, à en juger par les mouvements de ses seins
sous sa minuscule robe rouge. Il sentit sa virilité se rappeler à
lui, et baissa les yeux pour s'assurer que sa veste descendait
assez bas...
— J'aimerais vous parler, dit sèchement la jeune femme en
s'immobilisant près de lui.
— Justine ! s'exclama Ivy d'un ton affecté. Il est très impoli
d'interrompre une conversation !
— Il est également très impoli de se faire passer pour un
autre ! rétorqua l'intéressée sans même la regarder.
Marcus avait beau admirer son audace, il n'avait pas
l'intention de se laisser diffamer en public.
— Bonsoir, déclara-t-il avec une froide politesse. Je suis très
heureux de vous voir. Et je suis tout à fait d'accord avec vous :
il est tout à fait méprisable de se faire passer pour un autre.
~ 40 ~
Mais ce n'est qu'après notre rendez-vous que j'ai compris
votre méprise. Croyez bien que j'en suis désolé.
Justine lui darda un regard meurtrier, mais il lui imposa le
silence d'un geste et, se tournant vers son hôtesse, déclara :
— Je vous prie de m'excuser, Ivy. Mlle Montgomery et moi
devons parler affaires. Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce
que nous nous absentions quelques instants ?
— Non, bien sûr.
Marcus se félicita en silence d'être parvenu à désarmer son
adversaire, du moins le temps de l'entraîner dans un salon
adjacent, désert celui-là. Dès que la porte se fut refermée
derrière eux, cependant, Justine se dégagea de son étreinte.
— Vous avez menti ! lança-t-elle, accusatrice. Vous saviez
pertinemment que je vous prenais pour Hampton.
— Pas pour commencer.
— Mais vous l'avez très vite compris !
— Il était trop tard pour vous détromper sans vous mettre
dans l'embarras, fit-il valoir, refusant de lui céder un pouce de
terrain.
— Espèce de goujat ! Vous saviez très bien ce que j'allais
faire et vous avez délibérément gardé le silence ! J'aimerais
savoir pourquoi, monsieur Osborne. Vous prenez plaisir à voir
les gens s'humilier devant vous ?
Que pouvait-il répondre à cela ?
— Ne soyez pas ridicule. Bien sûr que non.
— Je ne vous crois pas ! Mais ça n'a aucune importance. Je
veux juste que vous sachiez que je n'avais aucune intention
d'accorder ce que j'ai promis, que ce soit à Wade Hampton
ou à vous. Surtout pas à vous, d'ailleurs ! Vous êtes le dernier
homme sur cette terre avec lequel j'aurais envie de coucher.
— Vraiment ?

~ 41 ~
— Oui ! Je ne coucherai jamais avec un homme pour de
l'argent. Et je ne coucherai pas non plus avec un homme qui a
de la glace dans les veines !
— J'en prends bonne note, mademoiselle. Mais je vous
assure que je n'avais pas l'intention de vous piéger. Je venais
juste d'être averti des abus de pouvoir de M. Hampton et
j'étais... troublé.
— Troublé ? ricana la jeune femme, rejetant une mèche de
cheveux blonds en arrière. Je ne pensais pas que quoi que ce
soit pouvait vous atteindre... Est-ce la raison pour laquelle
vous m'avez humiliée ?
Marcus se raidit, la colère prenant lentement le pas sur sa
culpabilité. Qui était cette fille pour le juger? Elle avait beau
prétendre qu'elle n'avait pas voulu coucher avec lui, il n'en
croyait pas un mot. Elle était tel le voleur pris au piège qui ne
regrette pas son acte, mais seulement le fait de s'être laissé
surprendre.
Et cela l'irritait d'autant plus que Justine Montgomery n'était
pas vraiment dans la misère. Si cela avait été le cas, il aurait
pu comprendre — peut-être même pardonner — son
attitude. Mais sa mère et elle n'avaient qu'à vendre leur
maison pour toucher un million de dollars ! Au lieu de cela, la
jeune femme jugeait sans doute plutôt plus facile de vendre
son corps que de se séparer de quatre murs et d'un toit.
Marcus serra les dents. Cette fille le menait depuis le début
par le bout du nez, et il avait plusieurs fois failli tomber dans
ses rets. En silence, il jura de rester sur ses gardes. Il suffisait
de voir la robe qu'elle portait ce soir-là pour comprendre
qu'elle n'était pas dans une situation financière aussi extrême
qu'elle voulait le faire croire.

~ 42 ~
— Je ne vous ai pas humiliée, ma chère, répliqua-t-il enfin.
Vous n'avez pas eu besoin de moi pour cela.

Justine le fixa, songeant qu'elle n'avait jamais détesté


quelqu'un à ce point. Son cœur battait follement, et elle
tremblait des pieds à la tête sous l'effet d'une rage froide.
L'homme d'affaires, cependant, ne paraissait pas le moins du
monde affecté par les reproches qu'elle lui avait jetés à la
figure. Il ne s'était pas départi, depuis le début de leur
entretien, de son immobilité de statue et de son masque
d'indifférence.
— Vous avez raison, admit-elle, la mâchoire crispée. Je me
suis humiliée. Mais j'avais au moins une bonne raison de le
faire. Et vous, quelle est votre excuse ?
— Mon excuse ? répéta-t-il, comme surpris par la question.
— Vous n'en avez pas, n'est-ce pas ? Les hommes tels que
vous n'en ont pas besoin. Vous êtes bien au-delà des excuses,
des explications, des justifications. Hier, vous m'avez donné
une leçon de morale. Mais avez-vous pensé à vous pencher
sur votre propre vie ? Pensez-vous être blanc comme neige,
ou redoutez-vous de découvrir le contraire ?
— Je ne vois pas ce que vous voulez dire...
— Vous n'avez jamais couché avec une femme pour
d'autres raisons que par amour ? Par pur intérêt, par
exemple ? Pour conclure une affaire, ou obtenir une
promotion ?
A cette idée, Marcus Osborne imita à la perfection une
expression choquée.
— Je n'ai jamais fait une chose pareille. Mais il est vrai que
l'amour se fait plutôt rare, de nos jours, et que je n'ai pas
l'intention de me faire moine en l'attendant.

~ 43 ~
— Ah !
— Cela étant, reprit aussitôt l'homme d'affaires, je n'ai
couché qu'avec des femmes que j'appréciais et que je
respectais.
— Ce qui doit réduire considérablement votre champ
d'action, riposta Justine, blessée par le fait qu'il ne paraissait
ni l'apprécier ni la respecter.
— Je n'ai en général aucun problème.
— Avec d'aussi hautes exigences ? ironisa-t-elle.
Il la toisa, et la jeune femme se sentit soudain minuscule
malgré sa taille au-dessus de la moyenne.
— Avez-vous terminé, mademoiselle ?
— Non, je n'ai pas terminé ! Vous vous croyez sans doute
supérieur à la majorité des gens, n'est-ce pas, sous prétexte
que vous siégez derrière un grand bureau ? Vous avez sans
doute renvoyé Wade Hampton, mais laissez-moi vous dire
que vous ne valez guère mieux que lui ! Vous n'avez pas
vraiment écouté ma proposition. Vos préjugés vous ont
aveuglé !
— Allons, comment voulez-vous que je vous fasse confiance
pour diriger une pension ?
— Et pourquoi n'en serais-je pas capable ? Parce que je ne
suis qu'une gosse de riche, une gamine gâtée qui n'a jamais
rien fait de ses dix doigts ?
— C'est vous qui le dites.
— Mais c'est vous qui le pensez !
— Ai-je tort, mademoiselle Montgomery ?
Justine voulut répliquer, mais sa colère était telle qu'aucun
son ne sortit de sa bouche. De plus, l'honnêteté la forçait à
admettre que son compagnon n'avait pas totalement tort.
Elle était une enfant gâtée et n'avait jamais rien fait de sa vie.

~ 44 ~
Ce qui ne signifiait pas pour autant qu'elle fût paresseuse ou
incompétente.
Soudain, elle éprouva un impérieux besoin de prouver à cet
homme qu'il avait tort. Redressant le menton, elle plongea
son regard dans le sien.
— Je vous mets au défi, monsieur Osborne. Accordez-moi
ce prêt et donnez-moi six mois. Si je ne parviens pas à faire
face à mes remboursements, alors je vendrai la maison. Six
mois, répéta-t-elle. Vous n'avez rien à perdre.
— Vous croyez ?
— Oui. Ecoutez, je me suis promis de ne jamais supplier
quiconque pour avoir cet argent. Je ne le ferai donc pas. Mais
si vous ne m'accordez pas ce prêt, j'espère que vous irez en
enfer et que vous y brûlerez pour l'éternité.
Marcus Osborne fit alors une chose étonnante : il éclata de
rire. D'un rire sincère, franc, ouvert. Son visage en fut
totalement transformé, et sa froide séduction céda le pas à
un charme ravageur, presque juvénile.
— Très bien, déclara-t-il enfin, un sourire éblouissant aux
lèvres. J'aime jouer, moi aussi. Passez à la banque lundi matin
et nous discuterons de votre prêt.
Stupéfaite et ravie, Justine écarquilla les yeux.
— C'est vrai ? Vous êtes sincère ?
— Je n'ai pas pour habitude de parler en vain. Vous aurez
votre argent, et six mois pour faire vos preuves. Mais pas une
minute de plus, ne l'oubliez pas ! A présent, nous devrions
peut-être retourner à la soirée. Notre hôtesse va finir par se
demander où nous sommes.
— Oh, je ne peux pas rester ! s'écria Justine, se retenant de
justesse de battre des mains. Je veux rentrer annoncer la
bonne nouvelle à maman ! Merci, merci, merci ! ajouta-t-elle

~ 45 ~
en se dressant sur la pointe des pieds, et en embrassant
impulsivement son compagnon sur la joue. Je vous adore !
Puis elle tourna les talons et quitta la pièce en courant.

Marcus fixa le battant clos pendant presque une minute,


puis leva lentement la main pour toucher sa joue, à l'endroit
où elle l'avait embrassé. Son désir s'était de nouveau éveillé,
et il se demanda avec stupeur comment un simple baiser
pouvait provoquer en lui un tel émoi. Hampton avait sans
doute raison : il n'avait plus touché de femme depuis trop
longtemps.
« Je vous adore », avait dit Justine.
Evidemment, il était tentant de la croire. Mais il connaissait
le pouvoir de l'argent sur les gens, et surtout sur une fille
comme elle. A présent que Justine avait eu ce qu'elle voulait,
cependant, il était fermement décidé à en tirer lui aussi
avantage. Il ne s'agirait pas d'un chantage, puisqu'il lui
accorderait son prêt. Mais sitôt l'affaire conclue, il l'inviterait
à dîner et ne doutait pas du fait qu'elle accepterait. De même
qu'elle accepterait tout ce qu'il lui proposerait après cela...
Car Justine Montgomery était sans doute disposée à tout
pour entretenir d'excellentes relations avec son banquier. Et
sa bonne volonté s'accentuerait sans doute lorsqu'elle
constaterait la difficulté de rembourser ses différentes
dettes.
Six mois, avait-elle demandé. Très bien. Ce délai lui
convenait parfaitement. En six mois, il se serait lassé d'elle.
Tandis qu'il se dirigeait vers la porte, un sourire aux lèvres,
Marcus se demanda ce qu'elle choisirait de porter lundi
matin. Sa robe verte ? Non, elle opterait certainement pour
une tenue plus discrète, mais tout aussi sophistiquée et

~ 46 ~
valorisante. Et, dans ces circonstances, les femmes
choisissaient en général du noir.
Le battant s'ouvrit devant lui comme il mettait la main sur la
poignée, et Félix apparut sur le seuil.
— Ah, tu es là, remarqua-t-il en coulant un regard curieux
dans la pièce. Je me demandais ce que tu devenais. Ivy m'a
dit que tu discutais avec Justine Montgomery.
— En effet.
Félix leva un sourcil narquois, mais Marcus secoua la tête.
— Ce n'est pas ce que tu crois. Nous parlions affaires. Mlle
Montgomery a besoin d'un prêt.
— Oui, c'est ce que Trudy m'a dit. Elle m'a également dit
que tu l'avais déjà repoussée une fois, mais que vous étiez
enfermés depuis si longtemps qu'elle était peut-être passée
au plan B.
— Le plan B ?
— Un plan de secours si Justine n'obtenait pas son prêt. Il
s'agissait de se trouver un riche mari.
Pour une étrange raison, cette confirmation de ce qu'il avait
supposé du caractère de la jeune femme irrita Marcus.
— Je n'ai pas oublié que tu la trouvais attirante, susurra
Félix. Je me disais que tu avais peut-être décidé de sortir de
ton célibat...
— Désolé de te décevoir. Je n'ai fait que proposer un prêt à
cette jeune femme. Rien d'autre.
— Voilà qui est étonnamment généreux de ta part. Allons,
mon vieux, tu ne me la fais pas. Tu es d'habitude beaucoup
plus dur en affaires.
— Disons que j'ai agi par compassion, alors.

~ 47 ~
— Par passion, oui, si tu veux mon avis. Tu n'as peut-être
pas remarqué à quel point elle était attirante dans cette
petite robe rouge ?
— Je n'ai pas fait attention à ce qu'elle portait, mentit
Marcus.
Félix lui répondit d'un éclat de rire et d'un grand clin d'œil
entendu.

~ 48 ~
6.

Justine dut patienter pendant une demi-heure avant


d'être introduite dans le bureau de Marcus Osborne. Elle
passa ces interminables trente minutes dans un état
d'extrême nervosité, tremblant à l'idée que l'homme
d'affaires ait pu changer d'avis.
Trudy aurait sans doute ri de son inquiétude. Pas plus tard
que la veille, au téléphone, son amie lui avait en effet assuré
que Marcus ne lui avait accordé ce prêt que parce qu'il la
désirait. Où elle était allée pêcher une idée aussi stupide,
Justine n'aurait su le dire. Trudy était obsédée par le sexe au
point d'en perdre tout bon sens.
Elle se leva brusquement lorsque la secrétaire lui fit un signe
de tête et lui indiqua la double porte capitonnée, à l'autre
extrémité de la réception. L'estomac noué, un sourire
éclatant aux lèvres, elle pénétra dans l'antre de Marcus
Osborne.
L'endroit était bien différent du box ridicule dans lequel elle
avait été reçue la semaine passée. Le bureau était immense,
et offrait une vue imprenable sur le port par le biais d'une
immense baie vitrée semi-circulaire, qui courait sur toute sa
longueur. Comme suspendu en plein ciel, dos à la vitre,
Marcus siégeait à sa table de travail. Son costume bleu nuit et
sa cravate grise, à rayures claires, lui donnaient une touche
plus décontractée que le trois-pièces noir dans lequel elle
l'avait déjà vu.
Il la suivit du regard tandis qu'elle s'approchait, traversant ce
qui lui sembla une interminable étendue de moquette grise.
Peut-être était-ce un effet de son imagination, mais Justine
~ 49 ~
crut remarquer qu'il paraissait approuver son apparence. En
silence, elle se félicita d'avoir suivi le conseil de sa mère et
d'avoir opté pour une robe noire et simple, garnie d'une seule
rangée de boutons dorés.
— Désolé de vous avoir fait attendre, mademoiselle
Montgomery, déclara Marcus en se levant de son fauteuil.
Asseyez-vous, je vous en prie.
— Appelez-moi Justine, dit la jeune femme en prenant
place et en croisant les jambes. Je déteste le formalisme.
Le sourire qu'il lui décocha en retour la rassura quelque peu.
Nul doute qu'il ne lui sourirait pas ainsi s'il était revenu sur sa
décision de lui accorder un prêt.
— Justine..., répéta-t-il, avec une façon de prononcer son
prénom qui la fit frissonner. Dans ce cas, appelez-moi
Marcus.
Elle hocha la tête, soulagée de la tournure que prenaient les
événements. Elle n'aurait pas supporté d'avoir à rentrer et à
annoncer à sa mère que l'affaire avait échoué. Depuis samedi
soir, Adélaïde paraissait avoir recouvré toute son énergie à
l'idée de ne pas avoir à vendre sa maison. Elle avait même
proposé de s'occuper de la cuisine pour leurs futurs
pensionnaires. Justine lui en avait été reconnaissante, ses
talents culinaires étant à ce jour pour le moins limités.
— Vous n'avez pas changé d'avis, n'est-ce pas ? demanda-t-
elle enfin, le cœur battant.
— Bien sûr que non. Ma parole vaut tous les engagements
écrits du monde.
— C'est merveilleux ! J'avais un peu peur que vous n'ayez
reconsidéré la chose. Je suppose qu'il y a des papiers à
signer ?

~ 50 ~
— Pas à ce stade. De toute façon, seule la signature de
votre mère est juridiquement valable, puisqu'elle est la
propriétaire de la maison. Si je vous ai fait venir, c'est pour
que vous m'exposiez les détails de votre projet. Tout d'abord,
que comptez-vous vendre exactement pour diminuer votre
dette ?
Justine plongea la main dans son sac, heureuse d'avoir prévu
cette question.
— J'ai fait une liste, annonça-t-elle en lui tendant une
feuille de papier. Il y a des meubles anciens, de l'argenterie
du XVIIIe siècle et six toiles de maître. J'ai fait une estimation
raisonnable de chacun de ces éléments. Ainsi que vous
pouvez le constater, leur total atteint environ trois cent mille
dollars. Desquels il faudra déduire la commission du
commissaire-priseur.
Elle se tut et fixa son interlocuteur tandis qu'il parcourait sa
liste. A sa grande satisfaction, elle le vit lever des sourcils
admiratifs.
— Vous avez des meubles très précieux, remarqua-t-il. Et
des toiles très cotées.
— Vous vous y connaissez en peinture et en antiquités ?
Marcus se mit à rire avant de répondre :
— Mon métier est de connaître toutes les formes
d'investissements existant sur cette terre. Les antiquités et
les peintures sont d'excellents placements, si tant est que
leur acquisition soit faite à un prix raisonnable. Qui a acheté
tout cela ? Votre mère ?
— Non, ma grand-mère. Nous avons également d'autres
toiles, acquises par mon père, mais elles ne valent rien. Je le
soupçonne de les avoir achetées parce que l'artiste était à la
mode.

~ 51 ~
— Et qui vous a fait l'estimation ?
— Moi.
Il lui décocha un regard stupéfait, et elle expliqua :
— Ma grand-mère était experte en la matière, et elle m'a
appris énormément de choses avant de mourir.
— Je dois admettre que je suis impressionné, Justine. Très
impressionné.
Ravie du compliment, la jeune femme s'empourpra
légèrement.
— J'appellerai le commissaire-priseur cet après-midi,
annonça-t-elle.
— Non, ne faites pas ça. Je suis intéressé par ce que vous
proposez. Si je me décide à acheter, cela vous évitera d'avoir
à verser une commission sur la somme totale.
— Ce serait merveilleux !
— Naturellement, il faut que je voie les meubles et les
tableaux. Est-ce que vous serez chez vous cet après-midi ?
Disons... vers 14heures ?
Justine hésita. Elle avait prévu d'aller vendre sa voiture, mais
la chose pouvait attendre. Il lui était impossible de refuser
une telle offre, qui lui ferait gagner du temps et de l'argent !
— Oui, bien sûr, répondit-elle avec un large sourire.

« Oui, bien sûr », songea Marcus avec ironie. Il n'avait eu


aucun doute quant au fait qu'elle allait accepter la moindre
de ses propositions, y compris l'invitation à dîner qu'il lui
glisserait vers la fin de l'après-midi.
Jusqu'à présent, elle s'était montrée parfaitement prévisible,
depuis la robe noire qu'elle avait choisie jusqu'à son
comportement en général. Ses manières charmeuses étaient

~ 52 ~
à mille lieux du mépris dont elle l'avait accablé le samedi
précédent, et témoignaient d'un pathétique souci de plaire.
Il devait cependant reconnaître qu'elle l'avait surpris avec
cette liste et son estimation si précise. Apparemment, Justine
Montgomery connaissait son sujet. Et lui savait reconnaître
une affaire lorsqu'elle se présentait.
Il se radossa à son siège, pensif. Toute cette histoire allait
peut-être se révéler moins coûteuse qu'il ne l'avait d'abord
cru. Car il n'était pas question qu'il engageât l'argent de la
banque sur un projet aussi hasardeux que celui de la jeune
femme, n comptait, depuis le début, le financer sur ses
propres deniers. L'acquisition des meubles et des toiles
compenserait en partie la perte éventuelle.
En partie, bien sûr, mais le fait de posséder cette fille, de lui
faire l'amour, de se rassasier d'elle jusqu'à plus soif... cela
n'avait pas de prix. Oui, conclut-il avec satisfaction, l'affaire
lui était globalement profitable. Seulement, pour une fois, sa
rentabilité ne se mesurait plus seulement en termes
financiers.
— Excusez-moi un instant, Justine, déclara-t-il
brusquement.
Il appuya sur son Interphone, et sa secrétaire lui répondit
aussitôt.
— J'aimerais annuler tous mes rendez-vous de l'après-midi,
Grace.
— Tous ?
Marcus sourit, comprenant parfaitement la surprise de
Grace. Jamais il n'avait pris un après-midi de congé. Du
moins, pas depuis le jour où il était rentré chez lui et avait
trouvé Stefany au lit avec son amant…

~ 53 ~
Ce souvenir lui revint avec sa vigueur et son acuité
habituelles, mais il n'éprouva pas la douleur dont il était
ordinairement suivi. A n'en pas douter, ce changement était
dû à la présence de la troublante Justine Montgomery.
Beaucoup de ses amis lui avaient dit que le meilleur moyen
d'oublier Stefany était de connaître d'autres femmes, mais il
ne les avait pas crus jusqu'à ce jour.
— Monsieur Osborne ? fit la voix de sa secrétaire.
— Oh, oui, tous mes rendez-vous, confirma-t-il, revenant
brusquement à la réalité.
— Bien. Oh, avant que vous ne partiez...
— Quoi ?
— Gwen vient d'appeler. Elle s'est cassé la cheville, et le
médecin l'a mise en arrêt de travail pendant quinze jours. Elle
m'a demandé de vous dire que vous alliez lui manquer. Je
m'occupe d'engager une remplaçante, mais je voulais vous en
avertir.
— Merci. Faites envoyer des fleurs à Gwen, avec une carte
pour lui souhaiter tous mes vœux de rétablissement.
Marcus relâcha le bouton de l'Interphone et, reportant son
attention sur Justine, surprit sa mine renfrognée. Il lui vint à
l'esprit qu'elle s'interrogeait peut-être sur l'identité de Gwen.
Et, bien que sachant qu'il n'avait pas à se justifier, il ne voulait
pas non plus qu'elle le repoussât le moment venu parce
qu'elle le soupçonnait d'avoir une autre maîtresse.
— Pauvre Gwen, observa-t-il d'un ton détaché. C'est la
personne qui s'occupe du ménage de nos bureaux. Nous
discutons souvent ensemble lorsque je travaille tard. Son
mari est au chômage et elle a cinq enfants. Pour le moment,
elle est la seule source de revenus de la famille.

~ 54 ~
Une expression de soulagement passa fugitivement sur les
traits de Justine, à laquelle succéda la compassion
appropriée.
— Ce doit être terrible, murmura-t-elle. Est-ce qu'elle sera
payée pendant son arrêt de travail ?
— Bien sûr.
— J'ai une idée ! Laissez-moi la remplacer pendant son
absence !
Marcus fut totalement pris de court par cette requête. La
dernière chose qu'il désirait était bien de voir Justine passer
ses soirées à nettoyer son bureau. Il avait d'autres projets
autrement plus intéressants pour elle !
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Gwen s'occupe
de l'étage entier. Elle travaille de 6 heures à minuit. C'est
épuisant.
— Vous croyez que je répugne à la tâche ? Vous vous
trompez ! Je peux le faire ! Je sais que je le peux !
Elle se pencha légèrement vers lui, un enthousiasme
touchant et juvénile sur son visage délicat.
— Ecoutez, l'université ne reprend pas avant deux
semaines, et je compte faire paraître une annonce dans le
Herald de samedi prochain pour recruter nos premiers
pensionnaires. J'aurai sans doute beaucoup de candidatures,
mais les premières rentrées d'argent n'arriveront pas avant
trois semaines. En attendant, je serais ravie de pouvoir
gagner de quoi vivre. Je vous en prie, Marcus, ajouta-t-elle
lorsqu'il ne répondit rien.
Il se tendit en entendant son prénom franchir ces lèvres
sensuelles avec tant de douceur. Il lui semblait que la voix de
Justine enveloppait doucement son cœur, telle une branche

~ 55 ~
de vigne sauvage, et le serrait jusqu'à en extraire des
sentiments d'une troublante intensité.
Sa réaction à cette faiblesse fut une colère immédiate. Ce
n'était pas son cœur qu'il voulait la voir toucher !
Au même instant, il s'imagina Justine penchée sur ses
meubles ou à genoux sur le sol pour nettoyer, et en conçut
une violente excitation. Et il comprit qu'un dîner en tête à
tête, le soir même, aurait été une erreur. Ils auraient fait plus
ample connaissance, et il n'avait aucune intention de
connaître cette fille autrement qu'au sens biblique du terme.
Si elle voulait jouer les soubrettes, il n'y voyait pas
d'inconvénient. Il pouvait tout aussi bien la prendre ici même,
sur ce bureau, que dans un lit...
— Très bien, répondit-il d'une voix qu'il espérait posée.
Vous pourrez remplacer Gwen.
Enclenchant de nouveau l'Interphone, il ordonna :
— Oubliez le remplacement de Gwen, Grace. J'ai ici
quelqu'un qui s'est proposé. Vous la conduirez au service du
personnel lorsqu'elle sortira de mon bureau.
— Bien, monsieur Osborne.
— Vous êtes sûre d'être à la hauteur ? demanda-t-il à la
jeune femme qui le dévisageait avec un sourire ravi.
— Je vous ai déjà dit que je pouvais tout faire si je le
décidais, riposta-t-elle en se rembrunissant. Mais vous ne
m'avez pas crue, et vous ne me croyez toujours pas.
— Je suis comme saint Thomas, Justine. Je ne crois que ce
que je vois.
Elle plissa sa délicieuse bouche en une moue de défi et
murmura :
— Dans ce cas, vous allez voir.

~ 56 ~
7.

— Tu vas travailler comme femme de ménage ?


Justine leva les yeux au ciel, puis répondit du ton le plus
patient qu'elle put :
— Seulement pour deux semaines, maman.
Dépassant une Adélaïde outrée, elle ouvrit le réfrigérateur
et en sortit la dernière canette de soda.
— Mais... mais..., bafouilla sa mère derrière elle.
— Mais quoi ? demanda Justine avec irritation, se retenant
de claquer la porte du réfrigérateur.
— Est-ce que tu es sûre que tu en seras capable ?
— Oh, non ! Tu ne vas pas t'y mettre, toi aussi !
— Comment ça, moi aussi ?
— Marcus pense également que je n'en suis pas capable,
mais je lui montrerai !
Justine avala une grande gorgée de soda, maudissant la
fournaise qui régnait à l'extérieur. L'Australie connaissait son
été le plus chaud depuis les trente dernières années, à en
croire le présentateur météo que sa mère écoutait
religieusement chaque soir.
— Marcus ? demanda cette dernière d'un ton incertain.
— Marcus Osborne, le président de la banque. Le type que
j'ai rencontré à la soirée de Félix. Celui que j'ai vu aujourd'hui.
— Ah. Et comment est-il ?
— Comment ça, comment est-il ?
— Physiquement.
— Affreusement beau.
— Affreusement beau, répéta sa mère en pouffant. Et quel
âge a-t-il ?
~ 57 ~
— Je ne sais pas. Peut-être trente-cinq ans. Il paraît parfois
plus, parfois moins.
— Marié ?
— Seigneur, mais tu es pire que Trudy !
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle a fait ?
Secouant la tête avec exaspération, Justine termina sa
canette et la reposa sèchement sur la table.
— Elle a essayé de me marier avec lui, voilà ce qu'elle a fait.
Elle est persuadée que je lui plais, ce en quoi elle se trompe.
J'ai presque forcé Marcus à m'accorder ce prêt, l'autre soir,
en menaçant de l'humilier en public. Et même si son honneur
lui interdit de revenir sur sa parole, je ne pense pas qu'il me
porte dans son cœur. Il attend certainement mon premier
faux pas.
— Tu crois qu'il aimera les peintures ? demanda
distraitement Adélaïde, comme si elle ne l'avait pas écoutée.
— Nous verrons bien. Il est également intéressé par les
meubles.
— Et si rien ne lui plaît ?
— Ce ne sera pas le cas. Les hommes comme lui mesurent
tout en termes de pertes et profits. Il sait pertinemment qu'il
fera une bonne affaire avec ce que nous avons à vendre.
— Tu ne l'aimes pas beaucoup, n'est-ce pas ?
Justine considéra la chose quelques instants, puis haussa les
épaules.
— Disons qu'il semble avoir le don de m'irriter.
— C'est normal, ma chérie. C'est un homme, après tout. Et
les hommes nous irritent très souvent. Ce sont d'ailleurs les
plus irritants qui sont en général les plus attirants. D'après ce
que tu me dis de lui, il vaudrait mieux que tu sois l'épouse de
ce M. Osborne plutôt que sa femme de ménage.

~ 58 ~
Plus troublée qu'elle ne l'aurait voulu par cette idée, Justine
partit d'un rire dur.
— Très drôle, maman.
— Je n'essaie pas d'être drôle. Simplement, je ne t'ai jamais
vue aussi perturbée par quelqu'un. D'habitude, tous tes
prétendants font des pieds et des mains pour attirer ton
attention, mais tu les dédaignes superbement. Peut-être que
ton M. Osborne parvient à t'impressionner parce que c'est un
homme, lui, pas un gamin.
Justine grinça des dents, mais s'efforça de sourire d'un air
affable.
— Maman, je ne le redirai qu'une fois : Marcus ne m'aime
pas. Et il n'essaie pas de m'impressionner. Il est banquier
jusqu'à la moelle, et rien d'autre ne l'intéresse que de gagner
de l'argent. Mais, assez parlé de lui. Je vais prendre une
longue douche froide avant de fondre complètement.

Marcus gara sa Mercedes grise le long du trottoir et leva les


yeux vers la résidence des Montgomery. La demeure n'avait
rien d'un palais, mais était cossue et apparemment vaste. Le
quartier particulièrement huppé où elle se trouvait confirmait
l'estimation que Justine en avait faite. Même à une vente aux
enchères, la maison atteindrait aisément le million de dollars.
Il n'avait donc rien à craindre en lui accordant ce prêt sur ses
finances personnelles.
Cette conclusion n'apaisa pas pour autant la nervosité qui ne
l'avait plus quitté depuis sa rencontre avec la jeune femme, le
matin même. Avec un soupir, il se décida à descendre de
voiture et fut aussitôt assailli par la chaleur qui pesait, d'après
ce qu'il avait entendu dire, sur une grande partie de
l'hémisphère Sud. Tout le monde s'en plaignait, mais lui n'en

~ 59 ~
avait jusqu'à présent presque rien remarqué. Sa vie se passait
en général dans des espaces clos munis de climatiseurs
perfectionnés, et il n'avait pas à souffrir des ardeurs
excessives du soleil.
Malgré les gouttes de sueur qui perlèrent presque aussitôt
sur son front, il renonça à la tentation de retirer sa veste et
traversa la rue. Le goudron fondait et collait, l'obligeant à
regarder où il mettait les pieds. Ce fut avec soulagement qu'il
atteignit enfin l'entrée de la maison et qu'il frappa à la porte.
Il se crispa aussitôt lorsque Justine vint lui ouvrir, vêtue d'un
short en jean ridiculement court et d'un bustier de soie jaune.
Son charmant minois était dénué de tout maquillage, et ses
cheveux encore humides laissaient supposer qu'elle sortait de
sa douche. La brosse qu'elle tenait à la main, ainsi que son
expression stupéfaite, attestait du fait qu'il la surprenait.
— Vous êtes déjà là ? demanda-t-elle, confirmant ses
soupçons.
— Il est 14 heures.
— Oh, vraiment ? Je suis désolée, je n'ai pas vu le temps
passer. J'avais l'intention de me changer avant votre arrivée.
De se changer? Mais il ne voulait pas qu'elle se change !
Même s'il devait prendre sur lui pour ne pas lorgner sur ce
corps si féminin et si peu vêtu...
— C'est inutile, répondit-il d'une voix un peu pâteuse. Ce
que vous portez vous va très bien.
— C'est en tout cas moins chaud que ma robe noire,
concéda Justine avec un sourire. Vous devez étouffer dans
votre costume !
— Je me suis déjà senti plus à l'aise, en effet.
— Entrez, alors, et retirez votre veste.

~ 60 ~
Il fit un pas en avant, appréciant l'ombre bienfaisante qui
régnait dans le hall, et laissa la jeune femme lui ôter sa veste.
— Et la cravate, ordonna-t-elle en tendant la main.
Il supposa avec un frisson qu'il n'était pas le premier homme
qu'elle déshabillait. « Et tu ne seras pas le dernier », se
rappela-t-il tout aussitôt.
— Allons, l'encouragea-t-elle, charmeuse. Je ne dirai à
personne que je vous ai vu en tenue décontractée. De toute
façon, vous êtes le grand patron de votre banque, n'est-ce
pas ?
— Oui et non. Je suis le président de la banque, mais elle ne
m'appartient pas. Je suis responsable devant le conseil
d'administration.
— Vous n'avez rien à craindre. Nous ne cachons pas de
membres du conseil d'administration ici. Et vous avez le droit
de prendre un peu de bon temps, cet après-midi. D'après ce
que j'ai compris, ça ne vous arrive pas très souvent.
— Je dois admettre que je débute dans ce domaine, en
effet, reconnut Marcus en desserrant sa cravate.
— Vous vous trouvez face à une experte en la matière. Du
moins, je l'étais. La règle numéro un pour prendre du bon
temps est de se débarrasser de tout uniforme. Donnez-moi
votre cravate...
Marcus obéit et suivit Justine du regard, tandis qu'elle allait
accrocher ses affaires au portemanteau. Il nota que son short
était vraiment très court et se détourna, redoutant de trahir
ses sentiments d'une manière qui n'aurait pas manqué d'être
embarrassante.
— Quelle est la règle numéro deux ? interrogea-t-il en
faisant mine d'inspecter un buffet ancien.

~ 61 ~
— Il n'y en a pas. Ou du moins, tout dépend des individus. Il
faut se laisser aller. Prendre du bon temps consiste
essentiellement à faire ce dont vous avez envie plutôt que ce
que vous devriez faire.
— Vous avez des exemples ?
— Je préfère ne pas vous en donner. Cela ne ferait
qu'ajouter à l'image désastreuse que vous avez de moi.
Marcus glissa un regard vers la jeune femme. Il aurait
volontiers pris du bon temps avec elle, mais commençait de
se demander si elle était aussi perverse qu'il l'avait d'abord
cru. Une grâce presque naïve se dégageait d'elle, contrastant
singulièrement avec sa sensualité et la maturité de son corps.
Tout cela était-il calculé ? Il était encore trop tôt pour le
dire... Mais il savait déjà une chose avec certitude : cette fille
n'avait pas une once de méchanceté en elle. Elle n'était pas
une nouvelle Stefany. Juste une bouffée d'air frais dans sa vie
morne et confinée.
Il éprouva soudain une intense lassitude. Il en avait assez de
la banque, assez de travailler dix-huit heures par jour. Il
voulait retrouver une vie normale. Respirer le grand air.
S'enivrer de Justine.
Il l'aurait peut-être prise dans ses bras et embrassée sur-le-
champ si une femme n'avait pas fait irruption dans le hall. La
cinquantaine bien tassée, elle était encore jolie malgré un
empâtement plus que regrettable. Il devina qu'il s'agissait de
la mère de la jeune femme, intuition confirmée par le regard
spéculatif qu'elle lui jeta. Seule une mère pouvait soumettre
un homme à un examen aussi direct.
— Monsieur Osborne ? demanda-t-elle en lui tendant la
main. Comment allez-vous? Je suis Adélaïde Montgomery, la
mère de Justine.

~ 62 ~
— Bonjour, madame.
— Oh, je vous en prie, appelez-moi Adélaïde.
— Dans ce cas, appelez-moi Marcus.
— Quel prénom charmant. Bien, je vous laisse entre les
mains de ma fille. Elle vous fera faire un tour du propriétaire
et vous montrera tout ce qu'il y a à voir. Je passais juste vous
dire bonjour et vous remercier pour tout ce que vous faites
pour nous. Ce sont des hommes comme vous qui me
redonnent foi en l'humanité. Et dans les banquiers.
— N'oublie pas de parler à Tom lorsqu'il viendra, murmura
Justine comme sa mère s'apprêtait à s'éloigner.
Adélaïde se rembrunit. Marcus s'apprêtait à demander qui
était Tom lorsque la maîtresse des lieux leva vers lui un
regard implorant.
— Tom est notre jardinier, expliqua-t-elle d'une voix
légèrement plaintive. Du moins, c'était notre jardinier. Justine
dit que nous ne pouvons pas le garder. Je ne sais pas
comment lui annoncer la nouvelle.
Marcus ouvrit la bouche, s'apprêtant machinalement à
proposer de payer de sa poche pour le jardinier. Mais Justine
fut la plus rapide et déclara sèchement :
— Maman, je ne crois pas que notre hôte soit intéressé par
ce sujet.
— Oh, oui, bien sûr. Tu as raison, ma chérie. Je suis désolée.
J'avais oublié : nous devons résoudre nous-mêmes nos
propres problèmes.
— Exactement. A présent, je dois montrer à Marcus les
meubles et les toiles. Et tu n'as pas oublié que je commence à
travailler ce soir ?
— Non, ne t'inquiète pas.
Puis, se tournant vers Marcus, Adélaïde ajouta :

~ 63 ~
— J'espère que nous aurons le plaisir de prendre le thé
ensemble, tout à l'heure ?
— Avec plaisir.
La mère de Justine eut un sourire ravi et disparut par une
porte latérale. Marcus se tourna vers la jeune femme, irrité
de la dureté dont elle avait fait preuve. Mais il se radoucit
tout aussitôt en avisant la détresse qui déchirait ses beaux
yeux bleus. En un instant, il comprit tout le poids qui pesait
sur ses épaules depuis la mort de son père.
— Je suis désolée, murmura-t-elle, sans doute parce qu'il
fronçait toujours les sourcils.
— Vous n'avez aucune raison d'être désolée. Je comprends
ce que vous vouliez dire à propos de votre mère. Quand vous
disiez qu'elle ne supporterait pas de vendre. Et à propos du
jardinier...
— Non ! coupa Justine. Je ne veux pas de votre charité,
Marcus. Vous en avez déjà assez fait. Maman n'est peut-être
pas très solide, mais je le suis pour deux. Je suis parfaitement
capable de tondre le gazon et de désherber les parterres.
— En sus de suivre vos cours, de gérer une pension et de
faire mon ménage ?
— Nous verrons bien. C'est à moi de décider ce que je
devrai sacrifier. Vous croyez que j'ai besoin qu'on me tienne
la main ?
Sans lui laisser le temps de répondre, elle tourna les talons
et gagna le premier étage. Après une seconde d'hésitation,
Marcus lui emboîta le pas et la rattrapa sur le palier.
— Je crois surtout que vous avez besoin d'un ami.
— Un ami ? railla-t-elle. J'ai bien peur que ce soit devenu
une denrée rare depuis notre ruine. J'avais des tonnes d'amis.

~ 64 ~
Mais je puis vous garantir qu'aucun d'entre eux ne viendra
tondre ma pelouse.
Marcus fronça les sourcils. Ce n'était pas exactement ce à
quoi il s'était attendu. Il avait supposé que chacune de ses
offres aurait été acceptée avec avidité. Pourquoi ce
revirement ? Avait-il manqué un détail important ?
— Et moi ? demanda-t-il, décidant d'aller droit au but.
— Vous ?
La surprise qu'elle manifesta acheva de l'irriter
complètement.
— Bien sûr ! A qui croyez-vous que je pensais en vous
parlant d'un ami ?

~ 65 ~
8.

Justine en resta muette de stupeur.


— Mais... mais...
— Mais quoi ? coupa doucement son compagnon. Y a-t-il
une seule raison pour que nous ne soyons pas amis ? Vous
venez d'admettre qu'aucun de vos anciens prétendants ne
viendrait disputer ce droit. Quant à moi, je suis divorcé et
célibataire.
Son regard noir la parcourut, et la jeune femme sentit son
estomac effectuer un double salto. Elle n'était pas stupide.
Par ami, il voulait dire « petit ami ». Encore que ce dernier
terme fût ridiculement inapproprié à un tel homme. « Amant
» était sans doute plus adéquat.
Marcus Osborne, donc, voulait devenir son amant.
Trudy avait vu juste, depuis le départ ! L'homme d'affaires la
désirait vraiment. Et c'était la raison pour laquelle il lui avait
accordé ce prêt ! La raison pour laquelle il était venu
jusqu'ici ! Ce qui, d'une certaine façon, le rendait plus
méprisable encore que Wade Hampton...
Elle aurait dû en être outragée. La Justine qui s'était rendue
à la banque, le vendredi précédent, l'aurait été. Mais il
semblait qu'il lui fût arrivé quelque chose, depuis, encore
qu'elle n'aurait su dire quoi. Sa mère avait vu juste en
affirmant que Marcus la troublait bien plus qu'aucun autre
homme auparavant.
De fait, elle avait à présent conscience d'avoir agi
étrangement depuis qu'il avait franchi son seuil. N'avait-elle
pas flirté avec lui, inconsciemment ? Ne l'avait-elle pas
encouragé à se dévêtir ?
~ 66 ~
Posant sur lui un regard trouble, elle se représenta malgré
elle son compagnon totalement nu. Son sang se mit aussitôt à
bouillonner dans ses veines, tandis qu'une rougeur
révélatrice grimpait le long de son cou et colorait ses joues.
— Justine ? reprit-il à cet instant. Il y a un problème ?
— Pourquoi voudriez-vous devenir mon ami ? demanda-t-
elle sans se laisser le temps de réfléchir. Vous ne m'appréciez
même pas.
Leurs regards se croisèrent, et elle se trouva totalement
incapable de détourner la tête. Son pouls s'accéléra. Marcus
leva une main hésitante vers elle, puis lui effleura la joue. Elle
voulut l'en empêcher, obéir aux injonctions de sa raison, mais
ne put que le fixer en retour, tel un petit animal hypnotisé
par un serpent.
Lentement, la distance qui séparait leurs deux visages
décrut. Avec horreur, Justine comprit que l'homme d'affaires
allait l'embrasser. Et, pire encore, qu'elle allait le laisser faire.
Elle ferma brusquement les yeux, comme si ce mouvement
avait le pouvoir de modifier le cours de la réalité. Elle ne put
retenir un soupir lorsqu'il effleura ses lèvres, qui se
transforma en gémissement déçu quand il se retira.
Instinctivement, elle se dressa sur la pointe des pieds pour le
retenir et, nouant ses bras derrière la nuque de son
compagnon, elle initia un nouveau baiser.
Ce fut au tour de Marcus de laisser échapper un
gémissement. Glissant un bras autour de la taille de Justine, il
l'attira tout contre lui et l'embrassa farouchement, sans
chercher à dissimuler une seconde l'éveil de son propre désir.
Justine écarquilla les yeux, émerveillée par la violence des
sensations qui la parcouraient. Jamais elle ne s'était imaginé
qu'un simple baiser puisse se révéler aussi délicieux. Ses

~ 67 ~
lèvres s'entrouvrirent pour laisser passer un gémissement
torturé, et Marcus en profita aussitôt pour darder une langue
conquérante contre la sienne.
La jeune femme fut surprise par ce brusque assaut, mais loin
d'éprouver un quelconque dégoût face à cette intrusion,
comme cela avait été le cas par le passé, elle frémit sous
l'aiguillon d'une excitation sans borne, totalement nouvelle.
Si bien que lorsque l'homme d'affaires voulut se reculer pour
reprendre son souffle, elle le retint convulsivement et
s'agrippa à lui avec une fureur dont elle fut la première
surprise.
— Rappelez-moi de ne plus vous embrasser en public,
grogna Marcus lorsqu'il parvint enfin à se dégager.
— Embrassez-moi encore..., s'entendit-elle murmurer,
suppliante.
Il posa sur elle un regard étonné, puis obéit et vint cueillir
son souffle sur ses lèvres, alternant tendresse et férocité,
douceur et passion.
— J'ai envie de vous, déclara-t-il tout à coup d'une voix
rauque, confirmant l'éveil d'une virilité que Justine ne pouvait
plus ignorer. Dites-moi que vous avez aussi envie de moi. Que
ce n'est pas seulement de la gratitude... Dites-le-moi !
« Oui... », fut tout ce que Justine trouva à balbutier.

Une soudaine exultation s'empara de Marcus lorsqu'il


entendit son aveu. Nul ne pouvait feindre une telle
sensualité, un tel abandon. Ces petits gémissements… Cette
façon qu'elle avait de se plaquer tout contre lui... Il osait à
peine s'imaginer comment elle se comporterait une fois qu'il
la posséderait.

~ 68 ~
Sans cesser de l'embrasser, il la souleva dans ses bras et la
transporta jusqu'à une pièce voisine. C'était une chambre,
remarqua-t-il du coin de l'œil, principalement occupée par un
immense lit sur laquelle il la déposa aussitôt.
Bien vite, il éprouva une intense frustration à l'idée de ne
goûter qu'à ses lèvres. Il voulait toucher son corps tout entier,
le découvrir tel un explorateur à la recherche de terres
vierges. Encore que « vierge » ne fût sans doute pas le terme
le plus adéquat pour qualifier Justine Montgomery. Tout en
elle trahissait une longue expérience en matière sexuelle. Car
force lui était de reconnaître qu'elle savait s'y prendre pour
rendre un homme fou de désir.
Elle ne fit rien pour l'arrêter lorsqu'il fit glisser son bustier de
ses épaules, révélant des seins aussi pleins et fermes qu'il se
les était imaginés. Leurs extrémités étaient déjà tendues, et il
les agaça toutes deux du bout de la langue, arrachant à
Justine des soupirs d'extase.
— Vous aimez ça ? demanda-t-il en s'appuyant sur un
coude, conscient qu'il valait mieux faire une pause s'il ne
voulait pas s'abandonner précocement.
— Oui, admit-elle, posant sur lui ses immenses yeux bleus.
Marcus hésita. Il aurait aimé la dévêtir totalement et la
posséder ici et maintenant, mais sa mère était susceptible de
les surprendre à tout moment. De nouveau, il se consacra
donc à ses seins, les couvrant de baisers et les caressant tour
à tour. Justine secouait la tête de droite et de gauche, ses
longs cheveux étalés sur le lit en une auréole dorée. Elle
semblait perdue dans un océan de sensualité, parfaitement
incapable de mettre fin de sa propre initiative à ce qui se
passait entre eux.

~ 69 ~
Répondait-elle systématiquement avec un si total abandon ?
Cette idée le troubla fugitivement, mais il la repoussa. Quelle
importance, après tout ? C'était bien ce qu'il attendait d'elle,
après tout ! Une expérience sexuelle échevelée, jusqu'à ce
qu'il s'en soit lassé. Que lui importait son comportement avec
ses autres amants ? La dernière des choses qu'il souhaitait
était bien de tomber amoureux de cette fille !
— Justine ! appela soudain sa mère, depuis le bas des
escaliers. Tu es là-haut ?
Marcus marmonna un juron et se leva brusquement. Justine,
en revanche, mit quelques secondes avant de se mettre en
position assise. Il nota avec satisfaction qu'une rougeur
coupable lui enflammait le visage comme elle remontait
maladroitement son bustier.
Il sourit, amusé. Apparemment, même la plus libérée des
femmes éprouvait un certain embarras à l'idée d'être surprise
par un parent. La douce Adélaïde croyait-elle, naïvement, que
sa fille était encore vierge et pure ? Sans doute, oui. Grayson
Montgomery, en revanche, n'avait certainement pas été
dupe. Aucun homme ne pouvait ignorer les signaux
ouvertement sexuels que la jeune femme envoyait à la gent
masculine.
Précipitamment, Justine lissa les draps froissés. Marcus
remarqua qu'elle évitait soigneusement son regard. Elle
offrait une image très différente de la créature sensuelle et
délurée qui s'était abandonnée à lui, quelques instants plus
tôt, et il apprécia malgré lui cette troublante duplicité.
— Justine ? appela de nouveau sa mère, plus proche cette
fois.

~ 70 ~
9.

Justine jeta un dernier regard en direction du lit et se


précipita vers le palier, ignorant délibérément son
compagnon.
— Je suis là, maman. Qu'est-ce que tu veux ?
— Tom est en bas, expliqua l'intéressée, franchissant les
dernières marches en haletant légèrement. Je serai avec lui
dans le jardin si tu as besoin de moi. Comment ça va, avec
Marcus ? Est-ce qu'il a aimé ce que tu lui as montré ?
— J'ai adoré, déclara l'homme d'affaires, émergeant à son
tour de la chambre. C'était magnifique.
Justine s'empourpra furieusement, mais sa mère se fendit
d'un sourire satisfait et, après un laconique « C'est parfait »,
redescendit. La jeune femme resta figée à côté de l'homme
d'affaires, en proie à un tumulte émotionnel tel qu'elle n'en
avait jamais connu. Les choses ne se passaient pas du tout
comme elle l'avait supposé. Elle s'était toujours imaginé que
seul l'amour lui ferait accepter un contact physique intime
avec un homme, mais ce qu'elle venait de vivre prouvait le
contraire. Elle n'aimait pas Marcus, pas plus qu'il ne l'aimait. Il
y avait cependant entre eux une sensualité explosive, un désir
auquel elle était parfaitement incapable de résister.
Levant vers son compagnon un regard incertain, elle nota
qu'il ne paraissait pas le moins du monde déconcerté par ce
qui venait de se passer. Il la prit dans ses bras sitôt que sa
mère eut disparu au bas de l'escalier et l'embrassa de
nouveau à lui couper le souffle.
— Vous agissez toujours ainsi, avec les femmes ? demanda
Justine quand il la libéra enfin.
~ 71 ~
— Comment ?
— De façon aussi... directe ?
— Et vous ? répondit-il en riant. Car je n'ai pas remarqué
que vous me repoussiez. J'ai même cru que vous
m'encouragiez.
— Vous me faites un effet étrange, admit-elle, trop
bouleversée pour songer à mentir. Je ressens des choses que
je n'avais jamais ressenties.
— Vraiment ? murmura-t-il en l'embrassant dans le cou.
Dites-m'en plus.
— Peut-être est-ce vous qui devriez m'en dire plus,
répondit la jeune femme en renversant légèrement la tête en
arrière.
A ces mots, il se raidit et posa sur elle un regard spéculatif.
— De quoi parlez-vous ?
— Est-ce que vous m'avez accordé ce prêt parce que vous
vouliez coucher avec moi ?
— Est-ce que vous me giflerez si je vous réponds que oui ?
— Non.
— Dans ce cas, oui. Du moins, en partie.
Une nouvelle fois, Justine s'étonna de ne rien éprouver du
dégoût qu'elle s'était attendue à ressentir. Au lieu de cela,
elle vibra à l'idée de lui inspirer pareille passion, une passion
qui lui faisait perdre tout sens de la déontologie.
— J'ai essayé de lutter contre la tentation, confessa-t-il,
enroulant presque distraitement l'une de ses mèches blondes
autour de son doigt. Et j'aurais réussi si vous n'étiez pas
revenue à la charge samedi soir, avec cette maudite robe
rouge... Avez-vous la moindre idée de l'effet que vous
produisez sur un homme, dans une telle tenue ?
— Non…

~ 72 ~
Comment aurait-elle pu imaginer que la chair puisse se
montrer aussi tyrannique, éveiller des appétits à ce point
compulsifs ? Elle venait tout juste de le découvrir, dans les
quelques minutes qu'elle avait passées avec Marcus sur son
lit...
— Venez avec moi, murmura-t-il. Je vais vous le faire
comprendre.
— M-maintenant ? bafouilla-t-elle en écarquillant
légèrement les yeux.
— Oui. Nous pouvons aller chez moi. Ce n'est pas très loin,
et nous y serons seuls.
Elle faillit accepter, mais l'idée qu'elle allait se retrouver nue
devant lui et perdre sa virginité éveilla en elle une soudaine
panique.
— Je... je ne peux pas, répondit-elle en s'arrachant à son
étreinte.
— Pourquoi pas ? insista l'homme d'affaires, avec une
certaine brusquerie. Vous ne demandiez pas mieux, il y a
quelques instants. Qu'est-ce qui vous a fait changer d'avis ?
N'essayez pas de jouer les difficiles, Justine. Ça ne vous va
pas, et je ne suis pas d'humeur à cela...
— Ce n'est pas ça ! C'est juste que... vous me brusquez ! J'ai
horreur de ça !
Il leva ses sourcils charbonneux en accent circonflexe, tandis
qu'un sourire sardonique se dessinait sur ses lèvres.
— Vous voulez me faire attendre, c'est ça ?
— Je crois plutôt qu'il s'agit de me faire attendre.
— Ah...
Elle n'avait aucune idée de ce que signifiait ce « ah », mais il
provoqua en elle un frisson d'émotion.

~ 73 ~
— Très bien, reprit Marcus. Je me plie à vos désirs. Quand
accepterez-vous de sortir avec moi ?
Justine savait pertinemment que par « sortir », il entendait
coucher. Et cette présomption était justifiée, puisqu'elle
n'avait rien fait pour décourager ses initiatives. Elle
comprenait à présent que son attente du coup de foudre
n'avait été qu'une illusion romantique, entretenue par la
certitude qu'elle ne supportait pas les contacts physiques et
que seul un homme extraordinaire pourrait lui faire
surmonter sa répulsion pour le sexe.
De fait, Marcus était un homme extraordinaire. Mais pas
dans le sens où elle l'avait entendu. Et elle redoutait, en sus,
de perdre sa virginité entre ses bras, de ne pas être à la
hauteur de ses attentes. Comment réagirait-il aux
immanquables maladresses que la pousserait à commettre
son manque d'expérience ? L'abandonnerait-il aussitôt pour
une autre, plus habile celle-là ?
A son grand étonnement, cette idée rendit presque Justine
malade de dégoût.
— Quand ? répéta-t-il d'une voix sourde. Pourquoi pas ce
soir ?
— Parce que ce soir, je dois travailler pour vous. Vous l'avez
déjà oublié ?
— Bon sang, je savais qu'il s'agissait d'une mauvaise idée.
Ecoutez, je vais m'arranger pour que quelqu'un vous
remplace. Et nous pourrons passer tous les soirs ensemble. Je
vous paierai quand même.
— C'est hors de question ! Je n'accepterai pas votre argent
dans de telles circonstances ! Je ne coucherai pas avec vous
pour votre argent !

~ 74 ~
« Non, bien sûr... », songea Marcus avec son cynisme
coutumier. Aurait-elle agi ainsi avec lui s'il n'avait pas été le
président de l'une des plus importantes banques d'affaires du
pays ? C'était peu probable. Malgré toutes ses protestations
d'innocence, elle lui cédait précisément à cause de son
argent.
— Vous avez également dit que je serais le dernier homme
sur terre avec lequel vous accepteriez de coucher, lui rappela-
t-il, sondant ses traits à la recherche d'un quelconque signe
d'embarras.
— Je crois qu'il est temps que je vous montre les toiles et
les meubles, riposta-t-elle abruptement. Si bien sûr ils vous
intéressent toujours. Car vous n'êtes peut-être venu que pour
me séduire ?
La séduire ? Marcus faillit éclater de rire. Cette femme était
une véritable Mata Hari, mais agissait avec une innocence
admirablement feinte. Car il n'avait qu'à songer à la façon
dont elle avait réagi, entre ses bras, pour se rappeler qu'elle
n'était pas aussi naïve qu'elle voulait bien le faire croire.
— Je n'ai pas l'intention de me confesser davantage,
grommela-t-il. Allons voir ces tableaux.
L'après-midi fut particulièrement éprouvant. Marcus eut les
plus grandes peines du monde à se concentrer sur les œuvres
et les meubles que lui montra Justine, mais l'homme
d'affaires en lui finit par reprendre le dessus.
— Je dois vous dire que votre offre est particulièrement
alléchante, remarqua-t-il. Vous pourriez tirer une somme
bien supérieure à trois cent mille dollars, si vous preniez le
temps de vendre chaque objet séparément.

~ 75 ~
— Je préfère tout céder en lot. Et je sais de toute façon que
vous veillerez sur les affaires de ma grand-mère aussi bien
que je l'aurais fait moi-même.
— Vous voulez dire qu'elles vous appartiennent ?
— Oui. Tout ce que je vous ai montré est à moi. Je ne veux
rien vendre de ce qui appartient à maman. Elle a déjà assez
souffert.
Marcus fut troublé de constater qu'elle luttait à présent
pour contenir ses larmes.
— Ecoutez, Justine, si vous ne voulez pas vendre, dites-le-
moi.
— Ce n'est pas une question de le vouloir ou non, mais de
devoir le faire. Sans quoi nous perdrons la maison, et maman
ne le supportera pas.
Il fronça les sourcils. Le manipulait-elle une fois de plus ?
Cherchait-elle à exciter sa compassion pour lui extorquer plus
d'argent ?
Il se rappela soudain ce que Félix lui avait dit du fameux plan
B. Un riche mari, à l'évidence, résoudrait tous ses problèmes.
Et il était presque tenté de s'offrir pour jouer ce rôle...
— Justine, commença-t-il, je...
— S'il vous plaît, Marcus, ne me faites pas une autre offre
que je devrai refuser. J'ai accepté votre prêt simplement
parce que je sais que je pourrai le rembourser. Je ne veux pas
de votre charité.
Elle darda sur lui un regard de défi, puis enchaîna presque
aussitôt :
— Vous voulez que nous soyons amis ? Très bien, ça me va.
Mais je n'ai pas besoin d'un autre père, compris ?

~ 76 ~
Marcus mit quelques secondes à répondre, impressionné
par la teneur de son propos et par la virulence de ses
sentiments. Si bien sûr ils étaient réels...
— Je n'avais pas l'intention de vous proposer d'argent,
déclara-t-il enfin, se demandant en silence ce qu'il avait voulu
proposer. Je voulais juste vous dire... merci.
— Merci pour quoi ? interrogea Justine, visiblement
perplexe.
— Pour la confiance que vous me manifestez en me
vendant l'héritage de votre grand-mère. Sachez que vous
pourrez me racheter ces objets quand vous le voudrez.
Les yeux de la jeune femme s'emplirent de larmes, mais elle
détourna aussitôt la tête. Marcus fronça les sourcils, se
demandant s'il ne l'avait pas jugée un peu rapidement en la
qualifiant d'enfant gâtée et égoïste. Il plaça une main
réconfortante sur son épaule nue mais ne dit rien, trop
occupé à lutter contre le violent désir qui venait de se
réveiller en lui au contact de la peau brûlante.
— Désolée, marmonna Justine en lui adressant un sourire
vacillant. Ce n'est pas mon genre de pleurnicher. Merci
beaucoup de votre proposition. Les biens de ma grand-mère
sont uniques, et je serai heureuse de pouvoir les récupérer un
jour.
Marcus laissa doucement glisser sa main, abandonnant à
regret l'épaule de la jeune femme. Le seul trésor qu'il
souhaitait posséder, songea-t-il, le plus précieux de tous, était
Justine Montgomery en personne.
Il espérait simplement que le prix à payer pour cela ne serait
pas trop fort.

~ 77 ~
10.

— Non ! s'exclama Trudy lorsque Justine l'appela pour lui


conter une version édulcorée des événements, l'après-midi
même. Je n'arrive pas à y croire.
— C'est pourtant toi qui as dit que je plaisais à Marcus.
— Bien sûr ! Et ce que je n'arrive pas à croire, c'est que ce
sentiment soit réciproque !
— Je sais. Je ne comprends pas très bien moi-même ce qui
m'arrive. Il vient à peine de partir et il fallait absolument que
je parle à quelqu'un. Je ne pouvais rien dire à maman. Elle est
encore avec Tom.
— Tom ? Qui est-ce ?
— Notre jardinier.
— Je croyais que vous ne pouviez plus vous permettre
d'avoir un jardinier ?
— C'est bien le cas. Mais il insiste pour continuer à
travailler gratuitement. Il dit qu'il n'a pas besoin d'argent
mais qu'il ne veut pas se sentir inutile. Je le soupçonne d'avoir
le béguin pour maman. Il est veuf, tu sais. Et je crois que ma
mère l'aime bien aussi. Enfin, peu importe. C'est pour parler
de Marcus et de moi que je t'ai appelée. J'ai besoin de tes
conseils. Je sors avec lui samedi prochain, et j'ai peur qu'il
n'ait une attaque en s'apercevant que je suis encore vierge.
— Quoi ? Parce que tu comptes coucher avec lui après
votre première sortie ? C'est bien toi qui dis ça ?
— Oui, soupira la jeune femme. C'est bien moi.
Elle savait pertinemment qu'elle agissait d'une façon peu
conforme à son caractère, mais soupçonnait également

~ 78 ~
qu'elle ne pourrait pas lui résister s'il décidait de coucher
avec elle.
— Mais qu'est-ce qu'il t'a fait pour te transformer à ce
point ? demanda Trudy, au bout du fil.
— Eh bien, il n'est pas du tout comme je l'avais imaginé. Il
est... il est...
— Banquier, acheva son amie avec une ironie mordante. Ne
l'oublie jamais. Et il a été marié avec la plus grande garce de
tous les temps. En tout cas, c'est ce que dit mon père. Pour
ma part, je ne l'ai jamais rencontrée. Mais il semblerait que
Marcus a été échaudé par cette expérience. Il ne t'épousera
pas, Justine.
— Mais je ne veux pas qu'il m'épouse ! C'est bien la
dernière idée qui me serait venue à l'esprit !
— Allons, à d'autres ! Je suis ta meilleure amie, tu te
rappelles ? Si tu envisages de coucher avec Marcus, je suis
prête à parier un million de dollars que tu en es déjà tombée
amoureuse. Et quand tu auras perdu ta virginité avec lui, ce
sera pire encore. Si tant est qu'il soit un bon amant, ce dont je
doute.
— Il sera un bon amant, repartit Justine, frémissant au
souvenir de ce qu'elle avait éprouvé dans ses bras.
— Tu as l'air bien sûre de toi. Attends, tu es certaine que tu
m'as tout dit de ce qui s'est passé aujourd'hui ? Tu sais, je
plaisantais en disant que ce bloc de glace était peut-être ton
genre d'homme.
— Ce n'est pas un bloc de glace...
— Voilà qu'elle le défend, à présent... Il y a quelques jours à
peine, tu le détestais !
— Je me trompais sur son compte, voilà tout.
— Peut-être que non.

~ 79 ~
— Mais pourquoi essaies-tu de me dissuader ? s'emporta la
jeune femme. Tu devrais être contente, non ? Avec tous les
hommes que tu as voulu jeter dans mes bras !
Un silence dubitatif accueillit cet éclat. Irritée, Justine reprit :
— Je ne suis pas amoureuse de lui !
— Hmm...
— Bon, si c'est là tout le secours que tu peux m'offrir...
D'un geste brusque, elle raccrocha. Le téléphone sonna
presque aussitôt, et elle hésita pendant trente secondes
avant de répondre enfin.
— Je suis désolée ! s'écria aussitôt Trudy. Je peux te
paraître dure, mais je ne veux pas te voir souffrir. Et même si
je t'ai souvent taquinée sur tes conceptions romantiques de
la vie, tu dois savoir que j'ai toujours trouvé ça adorable. Je
t'ai même enviée, d'une certaine façon.
Justine sentit sa lèvre inférieure se mettre à trembler. Puis,
avant même qu'elle comprît ce qui lui arrivait, elle fondit en
larmes.
— Ne pleure pas, murmura son amie, au bout du fil. Je t'en
prie…
Elle parvint à se ressaisir rapidement. Décidément, la
journée avait été riche en émotions et en sanglots...
— Tout va bien, annonça-t-elle en reniflant. Vraiment.
— C'est faux. Tu viens de traverser une période
particulièrement difficile, et tu as besoin de t'amuser un peu.
Sors avec Marcus et couche avec lui si tu en as envie. Mais ne
lui ouvre pas ton cœur.
— De toute façon, il ne voudra sans doute pas de moi
lorsqu'il s'apercevra que je suis vierge.
— Je n'en suis pas si sûre.

~ 80 ~
— Moi, si. Il prendra ses jambes à son cou lorsqu'il
découvrira la vérité.
— Pourquoi ?
— Parce que cela remettra en cause tous ses préjugés à
mon égard. Il a eu beau réprouver mon attitude provocatrice,
à la banque, il n'a pas pu s'empêcher pour autant de mordre
à l'appât. Et il meurt d'envie de bénéficier de ma soi-disant
expérience en matière sexuelle.
— Hmm, tu as peut-être raison.
— Pour les préliminaires, je pourrai improviser. J'ai lu assez
de choses sur le sujet pour donner le change. Mais pour l'acte
lui-même, ce sera une autre affaire. Je ne veux pas qu'il sache
que c'est la première fois. Tu vois un moyen ?
— Ma foi, non... C'est assez délicat.
— Qu'est-ce qui s'est passé dans ton cas ?
— J'ai eu horriblement mal.
— Oh, non...
— Mais j'ai une amie qui jure que sa première fois a été un
véritable enchantement. Pas de douleur, rien. Je dois dire
cependant qu'elle est encore pire que moi. C'est une
véritable furie. Dès qu'un homme lui plaît, elle lui saute
dessus.
Justine ferma fugitivement les yeux. Cette conversation était
aussi stupide qu'embarrassante.
— C'est ridicule, Trudy... Je devrais peut-être lui dire la
vérité, tout simplement.
— Si tu crois que c'est mieux.
— Mais tu penses qu'il me repoussera, n'est-ce pas ?
— Je pense qu'il réfléchira à deux fois.

~ 81 ~
— Ce serait peut-être aussi bien. Vendredi dernier, à la
banque, je lui ai donné une fausse image de moi. Je voudrais
rétablir la vérité avant... avant d'aller trop loin.
— Son opinion est-elle si importante pour toi ?
— Oui.
— J'en étais sûre.
— Mais je ne suis pas amoureuse de lui !
— Je t'ai entendue, la première fois.
— Personne ne me croit jamais ! geignit Justine.
— Mais si, je te crois. Allez, tu ferais bien de raccrocher si tu
ne veux pas être en retard au travail. Il est déjà 16 h 30. Tu ne
m'as pas dit que tu devais être à la banque à 18 heures ?
— Si, mais ce n'est pas très loin d'ici.
— N'oublie pas que c'est l'heure de pointe. Est-ce qu'il sera
là ?
— Tu veux dire Marcus ?
— Evidemment.
— Je ne pense pas. Il a pris son après-midi. Pourquoi ?
— Parce que les hommes tels que lui travaillent en général
tard. Très tard, même, s'ils ont des vues sur leur femme de
ménage.
— Tu as vraiment l'esprit tordu.
— Oui. Et je ne suis qu'une jeune femme. Imagine l'esprit
d'un homme de trente-cinq ans. Qu'est-ce que tu comptes
porter, comme tenue ?
— Ils fournissent une combinaison, à la banque.
— Parfait. Il est très difficile de déshabiller une femme en
combinaison.
— Bon, je crois que j'en ai assez entendu.
— D'accord, d'accord... Mais ne viens pas me dire que je ne
t'aurai pas prévenue !

~ 82 ~
— Promis.
— Je te téléphonerai dès demain. Mieux, même, je
passerai.
— Bonne idée. Tu pourras te rendre utile et m'aider à
vendre ma voiture.
— Quoi ? Mais tu as besoin de ta voiture !
— J'ai besoin d'une voiture. Pas d'un coupé dernier cri. Je
me rachèterai un véhicule plus modeste. Et ne viens pas
avant midi. Je dormirai sûrement tard, demain matin.
— Je vois, susurra Trudy d'un ton lourd de sous-entendus.
Avec un profond soupir, Justine raccrocha.

Marcus ne se sentait guère d'humeur à travailler lorsqu'il


quitta la résidence Montgomery. Il rentra donc chez lui et prit
un long bain dans sa piscine, puis se prépara un sandwich et
s'affala devant sa télévision pour regarder les informations de
5 heures.
La présentatrice était une jolie blonde, mais la comparaison
avec Justine tournait instantanément en sa défaveur. A son
grand dam, Marcus repensa aux quelques minutes d'intimité
qu'ils avaient passées dans la chambre et sentit son sang se
mettre à bouillir. Il n'avait qu'à fermer les yeux pour revoir
son corps gracile, ses seins parfaits, sa peau si claire...
Avec un juron, il leva la télécommande et coupa le sifflet de
la présentatrice. Pourquoi avait-il repensé à Justine? Il avait
jusqu'à cet instant réussi à la faire sortir de son esprit, mais
voilà qu'elle revenait de nouveau le tourmenter ! A ce
rythme-là, il était probable qu'il ne tiendrait jamais jusqu'au
samedi suivant.
L'idée lui vint brusquement d'aller à la banque et de la
surprendre au beau milieu de ses tâches ménagères. Nul ne

~ 83 ~
s'étonnerait de le voir là-bas, pas même Justine. N'avait-il pas
le travail de l'après-midi à rattraper ?
Un sourire moqueur glissa sur ses lèvres comme il
s'imaginait avouer la vérité à Justine. « J'avais trop envie de
vous. Je vous veux maintenant, sur ce bureau. »
Mais il entendait d'ici le non outré avec lequel elle
accueillerait son initiative. Et il ne voulait pas compromettre
ses chances en se mettant dans une position délicate. Ou,
pire encore, ridicule. Ce qui signifiait qu'il lui faudrait attendre
jusqu'au samedi suivant.
Serrant les dents, il pointa de nouveau la télécommande
vers la télévision, remit le son et s'efforça de se concentrer
sur les informations.

Justine en aurait pleuré de rage. Elle était coincée dans les


encombrements depuis un quart d'heure, alors que la banque
ne se trouvait qu'à quelques minutes de là. Impossible,
pourtant, d'abandonner sa voiture en pleine circulation.
Et dire qu'elle avait insisté pour avoir ce travail, dans le seul
but de montrer à Marcus qu'elle était digne de confiance!
Que penserait-il s'il apprenait qu'elle était arrivée en retard
pour son premier soir?
Elle agrippa le volant à deux mains et respira profondément,
décidée à prendre son mal en patience. Le trafic se débloqua
enfin, comme par miracle, et elle parvint à franchir le
carrefour où elle était restée bloquée. Des bris de verre, au
sol, laissaient supposer qu'un accident avait eu lieu et
expliquaient ce fâcheux contretemps.
Justine se dirigea vers l'entrée du parking de la banque et
descendit la rampe d'accès en trombe. Un agent de la
sécurité l'immobilisa à la barrière pour la sermonner sur sa

~ 84 ~
conduite, lui faisant perdre de précieuses minutes. Elle lui
adressa cependant un sourire éclatant qui calma
instantanément ses récriminations, expliqua qu'elle était la
nouvelle femme de ménage et se vit dirigée vers une place de
parking libre. Puis elle se rua vers l'ascenseur et déboucha au
sixième étage, avec dix-huit minutes de retard exactement.
Là, elle partit en quête de la responsable logistique et la
trouva dans le minuscule bureau où elle avait été reçue le
premier jour, et qui avait autrefois appartenu à Wade
Hampton.
Sa supérieure était une femme d'une cinquantaine d'années,
d'allure bonhomme, qui balaya d'un geste nonchalant les
excuses qu'elle présenta aussitôt.
— Je m'appelle Pat, annonça-t-elle en lui tendant la main.
Vous trouverez vos affaires dans la salle du personnel. L'étage
de la direction est votre domaine. Vous commencerez par le
bureau du grand patron. Il faut aspirer, faire la poussière et
vider les poubelles. Tout ce que vous touchez doit être
scrupuleusement remis en place. Vous terminerez par les
toilettes. M. Osborne dispose d'une salle de bains
personnelle communiquant avec son bureau. Des questions ?
— Aucune.
— Parfait. Je m'arrête pour prendre un casse-croûte sur le
coup de 20 h 30. Vous pourrez faire une pause et venir le
partager avec moi, si vous voulez. Je vous ferai appeler. Au
fait, ne vous inquiétez pas si certains bureaux sont occupés.
Les types d'ici sont des brutes de travail et rentrent souvent
chez eux très tard. Faites votre boulot comme si de rien
n'était. Ils ne vous remarqueront même pas.
Puis Pat lui jeta un regard curieux, secoua la tête et reprit :

~ 85 ~
— Oubliez ce que je viens de dire. Avec votre physique, ils
vous remarqueront sûrement. Vous feriez bien d'attacher vos
cheveux, et de ne pas répondre à leurs sourires... Vous n'avez
que cinq heures pour faire tout l'étage, et vous perdrez un
temps précieux si vous vous mettez à bavarder.
Justine acquiesça, se retint de faire un salut militaire et
gagna la salle du personnel. Elle trouva rapidement le casier
qui était réservé à Gwen, passa une combinaison trop grande
pour elle et, poussant devant elle un petit chariot de produits
ménagers, se dirigea vers le bureau de Marcus.
Pat avait vu juste. De la lumière filtrait encore sous de
nombreuses portes. L'une d'elles s'ouvrit pour laisser passer
un homme en costume gris, qui remonta le couloir sans
accorder un coup d'œil à Justine.
Etait-ce ce que Marcus exigeait de ses employés ? Dix
heures de travail par jour ? Etait-ce le rythme qu'il tenait lui-
même ? Sa secrétaire avait paru stupéfaite lorsqu'il lui avait
annoncé qu'il prenait son après-midi. Apparemment,
l'homme d'affaires ne faisait pas souvent l'école
buissonnière...
Tout en progressant vers son bureau, Justine songea à son
mariage et aux raisons de son échec. Trudy avait gratifié son
épouse du qualificatif peu flatteur de « garce ». Mais peut-
être cette dernière s'était-elle éloignée de son mari
simplement parce qu'il la négligeait et passait trop de temps
à travailler. Ce genre de situation était monnaie courante, de
nos jours.
Soudain, et pour la première fois, la jeune femme songea
que Marcus avait peut-être des enfants. Sans raison
particulière, cette idée l'attrista. Tout comme le fait qu'il ait
pu avoir été passionnément amoureux.

~ 86 ~
« Mais il ne l'est plus, maintenant, lui rappela la voix de sa
raison. Pas plus, d'ailleurs, qu'il ne l'est de toi ! Tout ce qu'il
veut, c'est te mettre dans son lit. Il l'a reconnu lui-même. »
Oui, il ne fallait surtout pas qu'elle oublie cela. Entre eux, il ne
s'agissait que d'une simple alchimie sexuelle, et rien d'autre.
D'amour, il ne serait jamais question…
Justine sentit son estomac se serrer, et son cœur également.
Et si Trudy avait vu juste ? Peut-être était-elle en train de
tomber amoureuse... Si ce n'était déjà fait. Mais il lui était
difficile de démêler l'imbroglio de ses sentiments, pour la
simple et bonne raison qu'elle n'avait jamais été amoureuse
auparavant. Il lui était donc impossible de faire la différence
entre la noblesse de l'amour et la bassesse du désir, dont elle
devinait à présent que tous deux pouvaient se montrer d'une
égale virulence.
Son envie d'avouer sa virginité à Marcus augmenta d'un
cran, en même temps que sa détermination à ne pas le faire.
Ne risquait-il pas de fuir à toutes jambes s'il l'apprenait ? Et
c'était ce qu'elle voulait éviter à tout prix. Car elle n'aspirait
qu'à sentir de nouveau ses lèvres brûlantes contre les
siennes, ses larges mains explorer son corps nu...
Un frisson la secoua des pieds à la tête. Elle devait
absolument arrêter de penser à Marcus, ou il lui serait
impossible de patienter jusqu'au samedi soir.
Qu'était devenue la Justine effrayée par le sexe ? Ce n'était
pas le moindre des mystères qu'il lui restait à résoudre.

Marcus résista jusqu'à 6 h 20. Puis, abandonnant


brusquement sa troisième tasse de café froid sur la table du
salon, il monta jusqu'à sa chambre, prit une douche rapide et
s'habilla tout aussi hâtivement. Sans même prendre la peine

~ 87 ~
de se sécher les cheveux, il redescendit et courut jusqu'à sa
voiture.
Il lui fallut une bonne demi-heure pour parvenir à
destination, au lieu des dix minutes habituelles. Un accident
avait provoqué d'importants ralentissements, et ce fut en
proie à une intense frustration qu'il pénétra enfin dans le
parking attenant à la banque. Là, l'agent de la sécurité
l'intercepta et lui adressa un sourire d'excuses :
— Je suis navré, m'sieur Osborne. Je ne savais pas que vous
viendriez travailler. J'ai donné votre place de parking à la
nouvelle femme de ménage. Sacré morceau, d'ailleurs, si
vous me passez l'expression.
— Aucune importance. Je me garerai au premier
emplacement libre.
Marcus trouva une place juste à côté de celle qui lui était
ordinairement réservée, et fronça les sourcils en apercevant
le coupé métallisé qui y était garé. Il connaissait parfaitement
la valeur d'un tel véhicule, et tous ses doutes à propos de
Justine revinrent l'assaillir en force. Il semblait de plus en plus
évident que la jeune femme répugnait à se séparer de tout ce
qui attestait de son ancien statut social : voiture, maison,
vêtements. Elle pouvait bien sacrifier quelques meubles et
quelques toiles dont elle ne savait que faire pour feindre le
plus extrême dénuement et l'apitoyer...
De nouveau, le plan B lui vint à l'esprit. Si elle espérait le
manipuler, la pauvre allait en être pour ses frais. Car Marcus
n'avait plus aucun scrupule à l'idée d'utiliser Justine à son
tour, pour satisfaire l'appétit sexuel insensé dont il était la
proie. Et lorsqu'elle s'apercevrait que son projet de se trouver
un mari fortuné avait échoué, il serait trop tard pour faire
machine arrière.

~ 88 ~
Car il allait faire de cette fille son jouet, sa marionnette, un
pur instrument de satisfaction et de plaisir. Et elle réfléchirait
sans doute à deux fois, à l'avenir, avant de tenter d'attirer
dans ses rets le premier millionnaire venu.

~ 89 ~
11.

Justine découvrit que sa tâche était plus complexe que


ce qu'elle avait d'abord supposé. Il y avait une quantité
incroyable de produits ménagers sur son chariot, chacun
étant destiné à un usage bien précis, et elle perdit un temps
précieux à en lire les notices d'emploi. Elle venait cependant
de parvenir à un résultat très satisfaisant dans la salle de
bains de Marcus et observait avec satisfaction, depuis le seuil,
les carreaux brillants, l'émail éclatant et le miroir immaculé.
Un miroir dans lequel apparut brusquement, par-dessus son
épaule, le visage de l'homme d'affaires.
Justine poussa un cri de frayeur et se retourna, le cœur
palpitant.
— Vous avez failli me faire mourir de peur ! Qu'est-ce que
vous faites là ?
Tout en parlant, elle étudiait du coin de l'œil sa tenue
décontractée, ses cheveux en bataille, et elle sentit un désir
presque familier s'éveiller au creux de son ventre.
— J'avais oublié quelque chose au bureau, répondit-il en la
soumettant à son tour à un examen approfondi.
Justine se souvint brusquement qu'elle portait la
combinaison de travail de Gwen, une tenue grisâtre bien trop
grande pour elle, boutonnée de la gorge jusqu'au ventre, et
qui la faisait ressembler à un sac de pommes de terre.
— Je sais, déclara-t-elle avant que Marcus pût faire le
moindre commentaire. Je suis parfaitement ridicule.
— Pas du tout. Vous êtes infiniment plus sexy que Gwen.

~ 90 ~
Il n'y avait aucune trace d'humour dans sa voix. Une lueur
féroce éclairait les profondeurs de son regard, sans pour
autant parvenir à en dissiper la noirceur.
Instinctivement, elle fit un pas en arrière. Un geste que son
compagnon prit sans doute pour une invitation, car il franchit
le seuil de la salle de bains et referma la porte derrière lui.
Justine le fixa, tétanisée, et se trouva incapable de réagir
lorsqu'il lui ôta la bombe de nettoyant qu'elle tenait crispée
dans sa main droite.
Elle voulait qu'il l'embrassât, mais éprouvait en même temps
une peur panique. Marcus lui paraissait en effet plus sombre
et ténébreux que jamais, comme s'il était en proie à une
colère sourde.
Elle ne résista pas lorsqu'il la prit dans ses bras, et poussa un
petit gémissement d'abandon au moment où ses lèvres
conquirent les siennes. Avec une diabolique habileté, il défit
tout en l'embrassant les boutons de sa combinaison et la fit
glisser le long de son corps. Justine se retrouva devant lui en
sous-vêtements, et songea que leur dentelle noire et sexy
présentait sans doute une image fort peu virginale. Tout
comme la façon fébrile dont elle s'attaqua, sans réfléchir, à la
chemise de Marcus.
Elle fit preuve de moins d'adresse que lui, cependant, ce qui
arracha un soupir de frustration à son compagnon. Avec un
grognement impatient, il tira sur les pans de sa chemise et en
fit sauter tous les boutons, qui s'éparpillèrent en cliquetant
sur le carrelage.
La jeune femme retint son souffle, le cœur battant à cent à
l'heure. Marcus n'était nu que jusqu'à la taille, mais il était
déjà tout ce qu'elle avait imaginé, et bien plus encore. Son
torse paraissait avoir été ciselé dans le marbre, à cette

~ 91 ~
différence près que les muscles qui roulaient sous sa peau lui
donnaient une vie dont la pierre était dénuée. Ses épaules
étaient larges, sa taille étroite. Son jean, quant à lui, peinait à
dissimuler l'éveil d'une troublante virilité. Brusquement,
Justine douta de sa capacité à l'accueillir en elle. Elle se
rappela ce que lui avait dit Trudy sur la première fois...
— Marcus, commença-t-elle, je...
— Ne parlez pas, coupa-t-il brusquement.
Et, sous son regard médusé, il dégrafa son pantalon et se mit
totalement nu. Justine déglutit péniblement, paniquée et
violemment excitée à la fois. Lorsqu'il l'attira de nouveau
contre lui pour l'embrasser, elle se sentit parcourue d'un
intense frisson de désir. L'ardente protubérance qui labourait
son abdomen, au gré de leur étreinte, ne l'effrayait presque
plus. Son corps répondait à un langage muet et ancestral, et
sa féminité s'épanouissait d'elle-même pour accueillir
l'offrande suprême.
— Vous êtes une véritable sorcière, murmura-t-il, tout en
suivant des lèvres la ligne gracile de sa gorge.
D'une seule main, il la débarrassa de son soutien-gorge. Et,
comme précédemment, il commença à gratifier ses seins tour
à tour d'attentions excitantes qui lui arrachèrent de petits
soupirs extatiques.
Elle se mit à trembler comme une feuille, terrifiée par la
violence du désir qui la tenaillait. Sans cesser de l'embrasser,
son compagnon la souleva et la fit asseoir sur une commode
toute proche. Puis il acheva de la déshabiller et, d'une main
experte, partit à l'assaut de son intimité.
C'était à la fois délicieux et à la limite du supportable. Elle
renversa la tête en arrière, tentant d'arracher quelques
goulées d'air à une atmosphère raréfiée. Ses joues la

~ 92 ~
brûlaient, tandis qu'un enivrant mélange de honte et de
sensualité pure infusait son esprit. Marcus avait trouvé la
perle qui commandait à son désir et en jouait avec une
virtuosité proprement diabolique. S'il continuait ainsi, il allait
certainement la rendre folle...
— Je vous en prie…
Elle se mit instinctivement en position de l'accueillir, le
suppliant de la satisfaire enfin du corps et du regard en même
temps.
— C'est vraiment ce que vous voulez ? demanda-t-il d'une
voix rauque. Vous êtes encore plus sensuelle que je l'avais
imaginé...
Et, sans attendre sa réponse, il quitta ses seins pour
descendre le long de son ventre, en un voyage dont le but ne
faisait aucun doute. Justine se crispa, terrifiée de constater
qu'il avait mal interprété son invitation. Puis, comme les
lèvres de Marcus épousaient les pétales de sa féminité, le
noir se fit dans son esprit. Il lui sembla qu'elle était emportée
sur le dos d'un coursier affolé au beau milieu d'un océan de
noirceur, déchiré à intervalles réguliers d'éclairs de sensations
pures.
— Maintenant, sanglota-t-elle. Maintenant…
Lorsqu'elle parvint à rouvrir les yeux, le visage de son
compagnon était de nouveau à hauteur du sien. Une
farouche détermination se lisait dans son regard.
— Oui, maintenant, grogna-t-il.
Et, d'un seul mouvement, il glissa en elle.
Justine ne put se retenir. Elle cria.

***

~ 93 ~
Marcus était assis à son bureau, la tête entre les mains. De
la salle de bains provenait un bruit de douche, et il songea
avec un grognement embarrassé à ce qui venait de lui arriver.
Il n'avait su que dire ni que faire lorsqu'il avait compris la
vérité. Ou plutôt, il avait dit quelque chose qu'il regrettait,
mais dont il ne se souvenait pas exactement. Sans doute un
juron de surprise. Ce qui lui avait valu un regard plein de
mépris de la part de Justine.
— Partez, avait-elle murmuré en ramenant ses genoux
contre elle, en une attitude défensive.
Il n'avait pas obéi immédiatement, et elle lui avait répété le
même ordre en criant. Alors seulement il avait battu en
retraite, atterré. Il était assis depuis dix minutes à son bureau,
sa chemise défaite et déchirée sur les épaules, l'esprit en
proie au plus total chaos.
Comment aurait-il pu soupçonner un seul instant qu'elle
était vierge ? Une vierge ne se prostituait pas pour obtenir un
prêt ! Une vierge ne laissait pas le premier venu la déshabiller
tandis que sa mère se trouvait au rez-de-chaussée. Une
vierge ne se laissait pas davantage embrasser dans un
immeuble presque désert...
Marcus émit un grognement de dépit. Lui-même, il devait
bien le reconnaître, avait agi de façon parfaitement
contradictoire avec son caractère mesuré et prudent. Il
n'avait ainsi pas pensé un seul instant, dans les bras de la
délicieuse Justine, aux conséquences possibles d'un rapport
non protégé.
Vierge, elle ? songea-t-il pour la centième fois. Il ne
parvenait pas à y croire. Comment une fille aussi sensuelle
qu'elle, aussi réceptive, pouvait-elle n'avoir connu aucun
homme ? La chose aurait été compréhensible si elle avait été

~ 94 ~
élevée dans un pensionnat ou dans un milieu moralement
rigide, mais ce n'était pas précisément le cas.
La porte de la salle de bains s'ouvrit brusquement,
l'arrachant à ses méditations. Justine parut devant lui,
rhabillée, le regard plein de morgue.
— J'avais raison sur votre compte, déclara-t-elle tout de go.
Et Trudy se trompait.
— A quel sujet ? demanda-t-il calmement.
— J'avais parié que vous me repousseriez en découvrant
que j'étais vierge.
La repousser ? Peut-être avait-il bien fait, après tout, si elle
avait toujours son fameux plan B en tête. Avait-elle essayé de
le piéger en tombant enceinte ? Quel meilleur moyen de
s'attirer la dévotion — et l'assistance financière — d'un
homme ?
Marcus serra les dents. Si elle avait essayé de le manipuler,
alors Justine Montgomery était pire encore que Stefany. Il se
rappela sa voiture de sport, son élégante robe de soirée, sa
maison dans une banlieue résidentielle... Elle n'avait rien
voulu sacrifier de tout cela. Sa virginité, en revanche, avait
été une denrée monnayable. Elle l'avait sans doute conservée
dans le seul but de l'offrir au plus offrant.
Il soupira. Malgré tous ses soupçons à son égard, il la désirait
plus que jamais. Et, en silence, il résolut de l'avoir. Mais il n'y
aurait ni mariage ni enfant.
— Vous auriez dû me le dire, répondit-il enfin.
— Apparemment, oui.
— Mais pourquoi ne l'avez-vous pas fait ? interrogea
Marcus, se demandant quelle excuse elle allait fournir pour
justifier son plan B.
— Quelle importance ?

~ 95 ~
Il fut surpris par la douleur qui perçait dans sa voix mais
n'eut guère le loisir de s'y attarder, car Justine reprit presque
aussitôt :
— Je suppose que la soirée de samedi est annulée ?
Après ce qu'elle venait de lui faire subir? Certainement pas !
Il se leva et contourna le bureau, un sourire aimable aux
lèvres.
— Pourquoi serait-elle annulée ? murmura-t-il d'une voix
douce, à mille lieux du froid glacial qui paraissait souffler sur
son âme.
— Vous... vous n'avez pas changé d'avis ?
— Bien sûr que non. A présent que je me suis remis de ma
stupeur initiale, je suis enchanté à l'idée d'être le premier
auquel vous vous donnez. Je regrette simplement d'avoir été
un peu dur avec vous. Même si vous devez bien reconnaître
que j'avais toutes les raisons de me tromper sur votre
compte.
Une charmante rougeur monta aux joues de la jeune
femme. Il se pencha et l'embrassa légèrement, tentant de ne
pas se laisser emporter par son désir.
— Je... j'aurais dû vous dire la vérité, reconnut-elle, un peu
haletante.
— Hmm. Il n'y a pas de mal.
Il l'embrassa avec davantage de passion, avant de se
souvenir de sa résolution de ne pas se laisser emporter.
— Est-ce que vous êtes en colère contre moi? interrogea-t-
elle lorsqu'il se recula enfin, le souffle court.
De la colère ? Non, ce n'était pas exactement ce qu'il
ressentait pour le moment...
— Non. Pas le moins du monde.

~ 96 ~
Ils se jaugèrent quelques instants du regard, en silence. Une
sensualité explosive paraissait flotter dans l'atmosphère, et
croître de seconde en seconde.
— Bien, je... je crois que je vais retourner travailler,
bafouilla Justine.
— Vraiment ? murmura Marcus, conscient qu'il lui bloquait
le passage.
— N'essayez pas de m'arrêter, répondit-elle, comme si elle
venait de lire dans son esprit.
— Je le pourrais ?
— Vous savez bien que oui. Mais si vous avez un semblant
de considération pour moi, n'en faites rien. Pas ce soir.
Sa voix se brisa et ses yeux s'emplirent de larmes. Marcus
sentit son cœur se serrer mais détourna prestement le regard
et, retournant vers son bureau, rattacha les rares boutons qui
restaient à sa chemise.
— Très bien, déclara-t-il d'une voix neutre. Je dois travailler
moi aussi. Mais je crois que je vais emporter mes dossiers à la
maison, afin de me soustraire à la tentation.
— La tentation ?
— Celle de vous prendre ici et maintenant. C'est tout juste
si vous n'avez pas « Invitation à l'amour » écrit sur le front.
Voilà qu'elle rougissait de nouveau. Mais comment faisait-
elle ? Un autre de ses talents cachés, sans doute...
— Oh, avant que je parte, reprit-il en récupérant ses clés de
voiture. Quand votre mère pourra-t-elle passer signer les
papiers du prêt ?
— Quand vous voudrez. Je l'accompagnerai jusqu'ici.
« Dans le coupé gris », songea-t-il avec cynisme. Mais ce fut
d'une voix posée qu'il répondit :

~ 97 ~
— Je demanderai à Grace de vous appeler demain pour
vous fixer un rendez-vous. Elle vous dira également quand
passeront les déménageurs.
— Les déménageurs ?
— Pour les meubles et les peintures, lui rappela-t-il
patiemment. Vous vous souvenez ?
— Oh, bien sûr. Et... est-ce que vous m'appellerez, demain ?
Il leva les sourcils, presque machinalement. Qu'avait-elle en
tête ? Avait-elle renoncé à patienter jusqu'au samedi ? Dans
ce cas, il n'y voyait aucun inconvénient !
— Vous voulez que je vous appelle ?
— Bien sûr.
— D'accord.
— Bon. Je ferais mieux de me remettre au travail, alors.
Elle parut hésiter, puis fit un pas en avant et murmura :
— Je suis désolée, Marcus.
Il serra les poings pour résister à la tentation de la prendre
dans ses bras et riposta sèchement :
— Je vous appelle demain.
Puis il sortit de la pièce, luttant contre lui-même pour ne pas
se retourner.

— Je t'avais dit qu'il viendrait à la banque, observa Trudy,


sur le trajet qui les conduisait chez un concessionnaire de
voitures d'occasion. Et je suis sûre qu'il n'avait pas l'intention
de travailler, mais bien de te séduire. Ce qu'il semble avoir
fait avec une facilité étonnante. Je suis surprise que tu le
fasses attendre jusqu'à vendredi soir pour finir ce qu'il a
commencé, puisque tu as l'air d'apprécier ce qui s'est passé
entre vous.

~ 98 ~
— Moi aussi, je suis surprise, reconnut Justine. Mais j'ai eu
peur.
Elle se souvenait encore de l'état d'excitation qui l'avait
tenaillée durant toute la nuit, et lui avait fait regretter de
s'être comportée aussi stupidement. Même le bain froid
qu'elle avait pris en rentrant n'avait pas réussi à calmer son
ardeur.
— Si tu lui avais avoué que c'était la première fois, il se
serait sans doute montré un peu plus délicat, fit valoir Trudy.
Mais d'après ce que tu m'as dit, tu lui as laissé croire que tu
avais fait ça toute ta vie ! Dire que vous avez failli vous
envoyer en l'air sur une commode ! Tu es drôlement moins
inhibée que ce que j'aurais cru. Et Marcus est sûrement un
meilleur amant que je ne l'avais supposé.
— Je t'avais dit qu'il serait un bon amant, marmonna
Justine en rougissant.
— Oui, bon, il est possible que je me sois trompée sur son
compte. Mais je ne me suis pas trompée en te conseillant la
méfiance. Papa dit que sa première femme lui a laissé un
souvenir amer, et qu'il ne t'épousera jamais.
— Trudy ! Combien de fois devrai-je te dire que je n'ai pas
l'intention qu'il m'épouse ? Je veux juste que… que...
Justine tenta de rester impassible sous le regard perplexe
que lui jeta son amie. Rien ne servait de jouer les hypocrites.
Depuis ce matin, et après une nuit sans sommeil, elle avait
accepté l'idée que ses sentiments pour Marcus fussent
purement sexuels. Car ce dont elle souffrait ne pouvait en
aucun cas être de l'amour. L'amour, c'était la douceur et la
tendresse. Pas ce maelström noir et vertigineux dans lequel la
précipitait la seule mention du nom de l'homme d'affaires.

~ 99 ~
— Pouvons-nous changer de sujet pour l'heure qui suit ?
demanda-t-elle avec impatience, comme elle pénétrait sur le
parking du concessionnaire. Je te rappelle que j'ai une voiture
à vendre.
Trudy s'apprêtait visiblement à protester lorsqu'elle aperçut
un élégant vendeur qui s'avançait dans leur direction. Elle
passa aussitôt en mode « séduction » et mit pied à terre sans
même répondre,
Justine secoua la tête, amusée malgré elle. Son amie
l'accusait de se montrer délurée, mais Marcus allait être son
tout premier amant. Tandis que le vendeur qui s'avançait vers
elles allait certainement rejoindre une liste déjà longue de
conquêtes...

***

Justine ressortit du parking au volant d'une vieille Mazda,


un chèque conséquent en poche. Après avoir déposé Trudy
chez elle, elle passa à sa banque et fit effectuer les virements
les plus urgents, afin que l'électricité et le téléphone ne
soient pas coupés. L'argent qu'elle venait de récolter lui
permettrait de vivre deux ou trois mois, peut-être plus en se
serrant la ceinture. Il lui assurerait en tout cas le financement
des premiers investissements nécessaires au fonctionnement
de la pension.
— Maman ! appela-t-elle lorsqu'elle rentra enfin, et trouva
la maison vide.
— Je suis là ! Dans le jardin.
La vue de sa mère à quatre pattes dans les plates-bandes
surprit et ravit Justine. Elle ne mit pas longtemps à
comprendre les raisons de cette soudaine passion pour le

~ 100 ~
jardinage, car Tom apparut bientôt à l'angle de la demeure,
un râteau à la main.
— Bonjour, Justine !
— Bonjour, Tom. Il fait sacrément chaud, n'est-ce pas ?
— Pas autant qu'hier, heureusement. Mais un peu de pluie
ne nous ferait pas de mal. Le jardin commence à souffrir des
restrictions d'eau.
— Vous faites un excellent travail, Tom. Je suis vraiment
navrée que nous ne puissions pas vous payer.
— Ce que je cherche n'a pas de prix, murmura le jardinier à
mi-voix, afin qu'Adélaïde ne l'entendît pas.
Justine lui décocha une œillade affectueuse, puis se tourna
vers sa mère. Cette dernière avait posé sa binette pour
s'approcher d'elle, un sourire ravi aux lèvres. Ses joues
avaient repris des couleurs, et ses yeux bleus pétillaient d'une
étrange étincelle.
— Alors, tu as trouvé une nouvelle voiture ?
— Nouvelle n'est pas le terme exact, mais oui, j'ai un autre
véhicule. Plus modeste et bien moins coûteux que le
précédent. Et Trudy a gagné un nouveau petit ami.
— A propos de petit ami, Marcus a appelé. Il a dit qu'il
rappellerait.
La jeune femme s'apprêta à démentir le qualificatif de petit
ami, puis se ravisa. Tant que sa mère ne commençait pas à
penser mariage, tout allait bien...
— Merci du message, répondit-elle simplement.
Comme par un fait exprès, la sonnerie du téléphone se fit
entendre à cet instant. Réprimant de justesse une folle envie
de courir pour aller décrocher, Justine se força à retourner
vers la maison à pas mesurés, et compta jusqu'à trois avant
de prendre enfin le combiné.

~ 101 ~
— Allô ? dit-elle d'un ton nonchalant.
— Mademoiselle Montgomery ? demanda une voix
féminine.
Justine se sentit aussitôt ridicule. Et terriblement déçue.
— Oui ?
— Ici Grace Peters, la secrétaire de M. Osborne. Les
déménageurs passeront chez vous vendredi à 10 heures, si
cela vous convient.
— Oui. Oui, c'est parfait.
— Et M. Osborne pourra recevoir votre mère demain
matin, à 11 heures.
— D'accord.
— C'est parfait. A présent, M. Osborne aimerait vous parler
personnellement. Je vous le passe.
— Justine ? fit presque aussitôt Marcus.
Elle agrippa le combiné. Sa seule voix suffisait à éveiller en
elle une étrange réaction.
— J'ai appelé tout à l'heure, reprit son interlocuteur comme
elle ne répondait rien, mais votre mère m'a dit que vous aviez
été faire des courses avec Trudy. Comme j'imagine mal cette
jeune personne dans un supermarché, je suppose que vous
êtes allées faire les boutiques du bord de mer ?
Justine se rembrunit, consciente de l'inflexion sardonique de
sa voix. A l'évidence, il la prenait toujours pour une écervelée
prête à dépenser le peu d'argent qui lui restait en futilités.
— Si vous voulez tout savoir, repartit-elle sèchement, je
suis allée vendre ma voiture.
Il y eut un silence au bout du fil.
— Marcus, vous êtes encore là ?
— Oui. Oui, je suis là. Grace me demandait juste quelque
chose. Vous disiez quelque chose à propos de votre voiture ?

~ 102 ~
— Je vous disais que je l'ai vendue.
— Et qu'avez-vous pris à la place ?
— Une Mazda d'occasion.
— Elle a passé un contrôle technique ?
— Non.
— Il y a une garantie, au moins ?
— D'un an. Et épargnez-moi les tirades machos et les
considérations techniques. C'est une voiture avec quatre
roues et un volant, et elle suffira amplement à me conduire
d'un point A à un point B. Vous voyez que je ne vis pas au-
dessus de mes moyens.
— Hmm.
— Qu'est-ce que ça veut dire, « hmm » ?
— Que j'ai envie de vous voir ce soir.
Justine retint son souffle.
— Je... j'aimerais bien, moi aussi.
— Ecoutez...
— Non, Marcus, coupa-t-elle, se ressaisissant brusquement.
Je ne veux pas que vous m'empêchiez de travailler comme
hier.
— Demain midi, alors ?
Faire l'amour à la sauvette, pendant la pause-déjeuner ?
Très peu pour elle.
— Non. Nous nous verrons samedi, comme prévu. Passez
me prendre à 7 heures.
— 7 heures...
— C'est trop tôt ?
— Non. C'est trop tard. Sauf si vous vouliez dire 7 heures du
matin.
— Non.

~ 103 ~
— J'en étais sûr. Dans ce cas, je ne vous appellerai plus
jusque-là. C'est trop pénible.
— Evitez aussi de travailler trop tard le soir, si vous voyez ce
que je veux dire.
— Arrêtez, vous enflammez mon imagination... Savez-vous
que nous avons une superbe table, dans la salle de réunion ?
Justine s'empourpra puis, après s'être assurée que sa mère
et Tom étaient toujours dans le jardin, répondit :
— Je ne sais pas si le conseil d'administration serait très
heureux de savoir ce que vous faites de vos heures de
bureau.
— Possible... C'est bon, je patienterai jusqu'à samedi. Mais
je vous garantis que vous ne vous en tirerez pas à si bon
compte la semaine prochaine.
La jeune femme déglutit. La semaine suivante lui semblait à
des années-lumière de là.
— Est-ce que vous viendrez avec votre mère, demain ?
interrogea Marcus.
— Ça dépend. Vous avez besoin de moi ?
— Précisez votre pensée...
— Avez-vous besoin de moi légalement parlant ?
— Ah, légalement... Non.
— Tant pis pour vous. Je m'apprêtais à repasser ma robe
verte.
— Je ne sais pas si je suis déçu ou soulagé.
— Ne vous inquiétez pas. Je la porterai samedi, si vous
voulez. De toute façon, je n'ai presque pas le choix.
— Que voulez-vous dire ?
— Que si la chaleur persiste, je n'aurai que ma robe verte
ou ma robe rouge à mettre. Ce sont les seules qui me restent.
— Qui vous restent ?

~ 104 ~
Indécise, Justine se mordit la langue. Elle ne voulait pas
donner à Marcus l'impression qu'elle essayait de l'apitoyer.
— Expliquez-vous, insista l'homme d'affaires.
Lorsqu'il employait ce ton, elle savait qu'elle n'avait d'autre
choix que d'obéir.
— Bon. J'ai vendu toutes mes robes pour avoir de quoi
payer les factures les plus urgentes. Mais ce n'est pas
dramatique. Maman et moi n'avons pas besoin de tenues de
soirées scintillantes. Pourtant si nous nous voyons
régulièrement, vous ne devrez pas m'en vouloir de porter les
mêmes ensembles.
Marcus soupira.
— Ce n'est pas un problème.
— Si vous préférez tout arrêter tout de suite, il est encore
temps.
— Qu'est-ce qui vous fait croire une chose pareille ?
— Vous avez soupiré.
— C'est vrai.
— Alors ?
— Alors, un soupir est un soupir, point. N'essayez pas d'en
tirer des conclusions. Je suis juste fatigué, et j'ai l'impression
que je ne vais pas beaucoup dormir jusqu'à samedi.
— Oh... Marcus ?
— Oui ?
— Ne... ne soyez pas en retard, samedi, souffla Justine
après une hésitation.
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Mon problème sera
plutôt de ne pas être en avance.

~ 105 ~
12.

Il était en retard. De sept minutes seulement, mais


c'était largement assez pour donner à Justine un avant-goût
de ce qu'elle ressentirait s'il ne venait pas.
Terrifiée par cette idée, elle se mit à arpenter le salon, jetant
de fréquents et nerveux coups d'œil par la fenêtre. Sa mère,
fort heureusement, se détendait dans son bain au premier
étage, et ne pouvait être témoin de son agitation.
Justine tenta de se raisonner en se disant qu'il s'agissait
d'une frustration purement sexuelle, mais quelque chose ne
collait pas dans cette explication. Ce ne fut que lorsque la
Mercedes de Marcus se gara le long du trottoir, cependant,
qu'elle comprit ce dont il s'agissait. La révélation lui vint avec
une telle force qu'elle manqua fondre en larmes.
— Mon Dieu, s'exclama-t-elle à voix haute. Mais je suis
amoureuse de lui !
Relâchant le rideau, elle serra son sac à main contre elle et
respira profondément. Etait-elle heureuse ou atterrée de
cette découverte ? Elle n'aurait su le dire. Mais une chose
était sûre, en revanche : l'homme d'affaires, lui, ne l'aimait
pas. Il la désirait, tout comme Trudy l'avait supposé. Et il
n'aspirait qu'à une liaison sans lendemain destinée à
satisfaire une pulsion aussi incontrôlée que réciproque.
Un sourire forcé aux lèvres, elle alla ouvrir la porte à 19 h 07.
Elle s'apprêtait à reprocher son retard à Marcus, mais sa
gorge se noua lorsqu'elle l'aperçut et aucun mot ne sortit de
sa bouche.
Il était entièrement vêtu de noir. A la différence du costume
strict et triste qu'elle l'avait vu porter le premier jour,
~ 106 ~
cependant, celui-ci était d'une coupe moderne, et mettait en
valeur la silhouette athlétique de son propriétaire.
L'ensemble s'accordait parfaitement au noir de ses cheveux
et de ses yeux, prêtant à Marcus une séduction
méphistophélique. Il était à n'en pas douter tout ce dont une
femme pouvait rêver.
Justine mit quelques secondes avant de remarquer qu'il
l'avait soumise au même examen, et que sa robe rouge avait
produit sur lui un effet tout aussi marquant. Sa mâchoire
s'était crispée, ses pupilles dilatées.
— J'aurais préféré la robe verte, finalement, murmura-t-il.
— Et moi, votre costume de banquier.
Visiblement amusé, il plongea un regard pénétrant dans le
sien.
— Que diriez-vous de sauter le dîner ?
Elle hésita, de nouveau apeurée. Etait-elle raisonnable de
s'abandonner à lui dès lors que leurs motifs n'étaient plus les
mêmes ? Sortirait-elle indemne d'une expérience sexuelle qui
s'annonçait certes dévastatrice, mais ne répondrait pas à sa
soif d'amour ?

Marcus la vit hésiter et fronça les sourcils. A quoi diable


jouait-elle ? Voulait-elle le forcer à patienter durant un long
dîner, pour lequel il n'avait aucun appétit ? Espérait-elle que
l'impatience lui arracherait au final n'importe quelle
promesse, y compris celle d'un mariage ?
Ce soupçon le ramena brusquement à la froide réalité. Dire
qu'il avait passé la semaine à s'inquiéter pour elle ! Il en était
même venu à se demander s'il ne faisait pas preuve d'une
méfiance exagérée à son égard. Voilà qui prouvait bien à quel
point la frustration pouvait émousser le jugement. Car si la

~ 107 ~
jeune femme n'avait aucun plan derrière la tête, et le désirait
comme il la désirait, pourquoi hésitait-elle ?
— Si vraiment vous avez faim, gronda-t-il, nous irons dîner.
— Je... je n'ai pas faim...
— Quel est le problème, alors ?
— Le problème? Eh bien, je crois que... que je suis un peu
nerveuse.
D'abord surpris, Marcus soupira. D n'avait pas pensé à cela.
Quels que fussent ses motifs, un fait demeurait : elle n'avait
jamais couché avec un homme auparavant-
Brusquement radouci, il lui prit la main et en embrassa
religieusement chaque doigt.
— Faites-moi confiance, murmura-t-il. Vous croyez que
vous y arriverez ?
Cette fois, elle n'hésita pas avant de souffler :
— Oui.
Justine ne prononça pas un mot durant le trajet qui les mena
jusque chez lui. De même, elle ne fit aucune remarque en
pénétrant dans son élégante demeure, mais il se rappela
qu'elle était habituée à un luxe bien plus tapageur et
ostentatoire.
Ce ne fut que lorsqu'elle pénétra dans sa chambre qu'elle
parla enfin.
— Je ne coucherai pas avec vous dans le lit de votre femme.
Il fut totalement pris de court par cette déclaration, et par la
virulence avec laquelle elle avait été prononcée. Etait-il
possible que Justine fût jalouse ? Il l'espérait. La jalousie
n'était pas un sentiment feint, mais subi. Et c'était également
un sentiment qu'il comprenait parfaitement. Le seul fait
d'envisager la jeune femme dans les bras d'un autre éveillait
en lui une rage sourde et impuissante.

~ 108 ~
Il l'attira brusquement à lui. Les yeux de Justine brillaient
d'une lueur fébrile, et il comprit que son appétit égalait le
sien.
— Ce n'est pas le même lit, répondit-il enfin. J'en ai acheté
un autre après avoir mis Stefany dehors.
— Bien.
Apparemment rassérénée, elle glissa ses bras autour de sa
taille et se plaqua contre lui. Incapable de résister plus
longtemps au feu de la passion, Marcus fondit sur elle tel un
aigle sur sa proie et l'embrassa à en perdre haleine.
Il dut faire un énorme effort de volonté pour ne pas lui
arracher sa robe rouge et lui faire passionnément l'amour, à
même le sol. Justine ne l'aida guère en ondulant contre lui,
attisant encore l'ardeur de sa virilité.
Il voulut rompre leur baiser pour reprendre son souffle, ainsi
qu'un peu de contrôle, mais elle murmura son nom d'une
telle façon qu'il cessa brusquement de réfléchir et se remit à
l'embrasser de plus belle. D'un mutuel accord, ils se
déshabillèrent l'un l'autre et titubèrent jusqu'au lit, toujours
enlacés.

Justine exultait. Marcus lui offrait en cet instant tout ce


dont elle avait toujours rêvé. Victime consentante, elle gisait
sur le lit, totalement nue, offerte. Les caresses de son
compagnon lui arrachaient de petits gémissements
extatiques, lui faisaient prendre conscience du moindre
atome composant son corps. Tel un virtuose, il savait
exactement où et comment la toucher pour lui arracher toute
une musique de soupirs, de halètements, de suppliques
murmurées.

~ 109 ~
Enfin, tandis qu'elle dérivait vers des rivages inconnus, ivre
de plaisir et de découverte, il prit possession d'elle. Sa peur
de souffrir s'était dissipée depuis longtemps, sous ses mains
expertes, et elle savait que le désir qu'elle éprouvait
occulterait une éventuelle douleur.
Mais elle ne ressentit rien d'autre qu'un extraordinaire
sentiment de plénitude lorsqu'il la conquit enfin. Elle se
redressa fugitivement sur un coude, les yeux écarquillés,
surprise de constater qu'il existait un plaisir plus grand encore
que ce que Marcus lui avait déjà révélé.
Elle s'entendit crier son nom, puis une vague invisible parut
la soulever et l'engloutir dans un abîme vertigineux.

Marcus se leva et se rendit dans la salle de bains, sacrifiant


sur l'autel de la prudence son désir de rester dans ses bras. Il
avait cette fois pensé au préservatif, et ne voulait pas prendre
un risque stupide en s'attardant en elle plus que de raison.
Virginité ne signifiait pas pour autant innocence, ou
ignorance. Après tout, il ne connaissait toujours rien des
motifs réels qui avaient poussé Justine dans ses bras...
Mais qui pouvait feindre ce qui venait de se passer ? se
demanda-t-il en se postant devant le miroir de la salle de
bains. L'idée d'une Justine froide et calculatrice ne collait pas
avec l'image qu'elle lui donnait, celle d'une fille aimante prête
à tout pour éviter à sa mère de souffrir, celle d'une jeune
femme qui n'hésitait pas à vendre tout ce qu'elle possédait
pour joindre les deux bouts, qui acceptait même des tâches
ménagères que d'autres auraient jugé dégradantes.
Avec un grognement torturé, l'homme d'affaires se passa un
peu d'eau fraîche sur le visage. Tout le problème résidait dans
son manque de confiance envers la gent féminine, dans un

~ 110 ~
cynisme naturel qu'avait encore accentué le départ de
Stefany. Mais cette suspicion presque maladive allait
désormais à l'encontre de son désir le plus profond : avoir
Justine pour lui seul. Et pas seulement pour une nuit, mais
pour toujours. Car il la désirait comme il n'avait jamais désiré
Stefany. Et il voulait qu'elle le désirât de la même façon
obsessionnelle, possessive et incontrôlable.
Peut-être était-ce de l'amour. Peut-être que non. Mais il ne
pouvait tourner le dos plus longtemps aux injonctions de son
âme.

Allongée les bras en croix sur le lit, Justine s'étonnait de ne


ressentir ni tristesse ni regrets. Faire l'amour avec Marcus
avait été une expérience si extraordinaire qu'aucune
culpabilité ne pouvait venir en ternir le souvenir. L'homme
d'affaires ne l'aimait sans doute pas comme elle l'aurait
voulu, mais il paraissait l'apprécier. Peut-être même la
respectait-il...
La porte de la salle de bains s'ouvrit, et elle se tourna pour
regarder son compagnon. Il était incroyablement beau,
admirablement proportionné, terriblement viril.
Remontant le long de son corps, elle croisa enfin son regard
et frémit. Elle y avait déjà lu ce désir qui l'enflammait, mais il
y avait cette fois autre chose, un sentiment qu'elle ne pouvait
nommer...
Sans cesser de la fixer, il s'avança lentement vers elle et la
prit dans ses bras, ravivant par d'habiles caresses le feu de
son désir. Ses manières, pourtant, étaient toutes empreintes
d'une douceur nouvelle, comme s'il se retenait.
Mais, emportée par la passion, elle n'eut pas le temps de
réfléchir à cet étrange changement.

~ 111 ~
13.

Marcus se tenait debout près du lit, les yeux rivés sur


Justine. Elle s'était recroquevillée en position fœtale et
donnait paisiblement, ses beaux cheveux étalés sur l'oreiller,
son corps nu dessinant de ravissantes courbes contre les
draps froissés.
Combien de fois avaient-ils fait l'amour ? Il en avait perdu le
compte. Et, s'il s'était imaginé pouvoir, par la répétition,
purger son organisme de son désir insensé pour elle, force lui
était d'admettre que cela n'avait pas marché.
Il n'y avait qu'une seule explication possible à cela : il
l'aimait.
Que faire, à présent ? Il n'en savait rien. Il supposait
cependant qu'il n'avait aucune raison de se presser et de lui
révéler ce tournant inattendu de leur relation. Il avait d'abord
besoin de temps pour réfléchir, seul et loin des tentations de
la chair.
S'arrachant à la contemplation de Justine, il s'éloigna du lit.
A quoi bon lui faire de nouveau l'amour ? Cela n'étancherait
en rien la soif qu'il éprouvait pour elle. Sitôt l'acte terminé, il
voudrait recommencer, encore et encore. Non, il devait être
raisonnable et s'accorder enfin un peu de repos. Il était près
de 3 heures du matin, à présent, et il n'avait pris que
quelques tasses de café en guise de dîner, entre deux
étreintes extatiques.
Il grimaça à ce souvenir, et constata avec stupeur que sa
virilité s'était de nouveau ravivée. Lui-même ne se serait
jamais soupçonné une telle vigueur. Mais il devait à présent
réveiller la jeune femme et la reconduire chez elle, sans quoi
~ 112 ~
ils ne quitteraient plus jamais le nid douillet de cette
chambre...
— Debout, murmura-t-il en l'embrassant sur l'épaule. Il est
tard.
— Hmm...
— Il faut vraiment que je te ramène.
— Je ne veux pas rentrer, marmonna Justine sans ouvrir les
yeux. Je veux rester avec toi pour toujours.
A ces mots, il se figea. Etait-ce le plan B qui se mettait en
marche ? Il décida de la tester pour en savoir plus.
— Que veux-tu dire ? demanda-t-il prudemment. Que tu
veux emménager ici ?
Elle se redressa brusquement, la mine choquée, et repoussa
une mèche de cheveux de son visage.
— Bien sûr que non ! J'ai une pension à gérer. J'ai oublié de
te le dire, mais j'ai reçu assez de réponses à l'annonce que j'ai
passée pour remplir dix fois la maison. C'était juste une façon
de parler... Je sais pertinemment que je dois rentrer.
Marcus en éprouva une déception aussi perverse
qu'inexplicable. Si la jeune femme avait été amoureuse de lui,
elle aurait sans doute sauté sur l'occasion.
— Et si je te demandais de le faire ? interrogea-t-il
brusquement, le cœur battant.
Elle le regarda comme s'il avait brusquement perdu la
raison.
— Pourquoi ferais-tu une chose pareille ?
Ce n'était certes pas là la réponse d'une femme
énamourée...
— Pourquoi pas ? répliqua Marcus, tendant le bras pour
caresser l'un de ses seins.

~ 113 ~
Il l'entendit retenir son souffle. Justine ne l'aimait peut-être
pas, mais elle le désirait tout autant que lui la désirait. Et
Marcus, pour avoir couché avec quelques femmes qu'il
n'aimait pas depuis le départ de Stefany, supposa qu'elle
pouvait très bien faire de même avec lui. La chair pouvait se
montrer tyrannique au point de faire oublier toute moralité...
— Que veux-tu de moi, Justine ? demanda-t-il
brusquement, presque malgré lui. Qu'attends-tu de notre
relation ?
Justine perçut une tension dans sa voix, ainsi que l'accent
qu'il mit sur « qu'attends-tu ». Elle comprit aussitôt ce qu'il
pensait : qu'elle allait lui mettre le grappin dessus et l'acculer
au mariage. Mais comment aurait-elle pu y songer un seul
instant après ce que lui avait dit Trudy ? Son amie ne l'avait-
elle pas avertie, en effet, que le mariage était bien la dernière
chose que souhaitait l'homme d'affaires ?
— Ce que j'attends ? répéta-t-elle d'une voix étranglée. Je
ne suis pas sûre de bien comprendre ce que tu veux dire. Je
n'attends rien d'autre que ce que tu m'as promis.
— A savoir ?
— A savoir ton amitié. Et ton corps, ajouta-t-elle avec une
pointe d'humour.
— Mon corps...
Elle hocha la tête et se plaqua contre son torse musclé,
émerveillée de ressentir la même excitation violente, presque
compulsive. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour découvrir
que rien, dans les bras de Marcus, ne l'embarrassait. Tout lui
semblait bon pour explorer et découvrir plus vite sa
sensualité nouvelle.

~ 114 ~
A sa grande surprise, cependant, son compagnon ne l'attira
pas à lui comme elle s'y était attendue. Il la repoussa et
s'éloigna du lit, visiblement agité.
— Parle-moi du plan B, demanda-t-il brusquement.
La surprise priva momentanément Justine de l'usage de la
parole.
— Ne joue pas les innocentes, riposta Marcus en lui jetant
un regard dur. Félix m'a parlé de ton plan B lors de sa soirée
d'anniversaire. Et il m'a également dit que j'étais le premier
sur la liste.
— Ce n'était pas mon plan ! protesta Justine, mais celui de
Trudy ! Elle s'était mis en tête que je devais me trouver un
riche mari, pour ne plus avoir à me soucier de l'avenir. Et elle
t'a effectivement désigné comme étant un candidat idéal, ce
à quoi je lui ai répondu que tu étais bien la dernière personne
que j'avais envie d'épouser.
Marcus parut momentanément déstabilisé par sa
véhémence, et eut même le culot de paraître offusqué.
— Tu sous-entends que je ne ferais pas un bon mari ?
— Je suppose que tu plaisantes ? Tu es bien trop cynique et
trop amer vis-à-vis des femmes. Il faudrait être folle pour
vouloir passer toute une vie avec toi.
— Oh, vraiment ?
— Oui. Lorsque je me marierai, ce sera avec un homme qui
m'adorera, et qui me dira que je suis la meilleure chose qui lui
soit jamais arrivée. Un homme qui ne doutera jamais de mes
motivations parce qu'il saura que je l'aime en retour. J'ai
compris ce qui se passait lorsque quelqu'un se marie pour
l'argent. Tu vois donc que tu n'as rien à craindre. Je n'ai de
vues ni sur toi ni sur ton compte en banque. Je n'en veux qu'à
ton corps. Quoique, si tu continues, je pourrai fort bien

~ 115 ~
changer d'avis même sur ce point. J'en ai plus qu'assez que tu
me soupçonnes d'être une mercenaire ! Assez de ta
paranoïa !
Elle se leva et commença de ramasser ses vêtements épars,
mais il se mit en travers de son passage et la prit par les
épaules.
— Justine, excuse-moi... Ne te mets pas en colère. Je ne
voulais pas dire que...
— Oh, je ne suis pas en colère, coupa-t-elle avant qu'il ne
l'abreuve de pieux mensonges. Je suis hors de moi ! Dire que
j'ai attendu si longtemps pour donner finalement ma virginité
à un cynique tel que toi !
Elle voulut le dépasser, mais il la retint fermement. Seuls les
quelques vêtements qu'elle avait récupérés faisaient obstacle
entre leurs corps nus. Mais la colère, à ce qu'il semblait,
n'atténuait en rien le désir. Déjà, Justine sentait une chaleur
liquide et familière s'éveiller au plus profond d'elle-même.
— Tu as raison, gronda-t-il. Je suis amer et cynique. Je
l'admets, et crois bien que je le regrette tout autant que toi.
Tout comme je regrette l'opinion stupide que je me suis
forgée de toi le soir où je t'ai vue pour la première fois.
Justine fronça les sourcils, déroutée. C'était en pleine
journée, à la banque, qu'elle l'avait vu pour la première fois.
A quoi diable faisait-il allusion?
— Je vois que tu es étonnée, reprit Marcus avec un sourire
penaud. Je dois avouer que je t'avais déjà remarquée, avant
que tu ne viennes me demander ce prêt, à l'une des soirées
de Félix. Tu te baignais dans la piscine, entourée d'un groupe
d'admirateurs.
— Et ?
— Et je t'ai observée pendant quelques instants...

~ 116 ~
La jeune femme s'empourpra, bien malgré elle. Elle se
souvenait parfaitement de cette soirée, puisque c'était celle
où son père était mort. Mais elle se rappelait également que
Howard avait tenté de lui ôter le haut de son maillot de bain.
L'idée que Marcus ait pu assister à la scène l'embarrassait au
plus haut point. Rétrospectivement du moins, puisqu'elle
n'avait plus grand-chose à lui cacher.
— Je suppose que tu m'as trouvée ridicule, marmonna-t-
elle.
— Je t'ai trouvée incroyablement séduisante. Et je t'ai
désirée aussitôt. Félix a remarqué ma fascination et a
proposé de nous présenter, mais j'ai refusé. Je t'avais déjà
cataloguée comme étant une autre Stefany.
Justine avisa la flamme douloureuse qui déchirait son regard
noir. Machinalement, elle posa une main compatissante sur
son bras.
— Elle a dû te faire souffrir énormément, n'est-ce pas ?
— Elle a détruit mes rêves.
— Tes rêves ?
— Oui. Mais c'est une autre histoire, qui ne t'intéresserait
sans doute pas. J'essaie juste de t'expliquer que j'avais déjà
une très mauvaise image de toi lorsque tu es arrivée à la
banque. Ce qui ne changeait rien au désir que j'éprouvais,
d'ailleurs. J'ai bien failli abandonner toute déontologie pour
passer une nuit avec toi.
— Toi ?
— Oui, moi. Alors même que je venais de renvoyer Wade
Hampton pour ce genre de pratique. Et à présent que j'ai eu
ma nuit avec toi, j'en veux d'autres. J'aime ton enthousiasme,
ta spontanéité, ta passion. Et je veux t'épouser.

~ 117 ~
Totalement prise de court par cette révélation, la jeune
femme se contenta d'abord de le fixer, bouche bée.
— Me... M'épouser ? bredouilla-t-elle enfin. Mais c'est
impossible !
— Pourquoi ?
— Parce que... parce que si j'accepte, tu détruiras mon
rêve.
— Lequel ? Gérer une pension ? Mais si tu m'épouses, tu
n'auras plus à te soucier de tout ça ! J'effacerai tes dettes. Ta
mère et toi n'aurez plus à vous faire de tracas jusqu'à la fin de
vos jours.
De justesse, Justine réprima son envie de le gifler pour lui
faire ravaler son arrogance. Ne s'entendait-il pas parler? Il ne
valait guère mieux que toutes les Stefany ou tous les Grayson
Montgomery de ce monde, en cet instant.
— Non, Marcus, répondit-elle en redressant le menton. Tu
as tout faux. Je ne rêve pas d'argent, mais d'amour.
— D'amour ? répéta-t-il comme s'il ne comprenait pas le
sens du mot.
— D'amour, oui ! Je me suis juré de ne jamais me marier
pour aucune autre raison. Ni pour satisfaire une pulsion
sexuelle ni par goût du lucre. Je suis désolée, mais tu ne
réponds pas aux critères que je me suis fixés.
Puis elle prit une profonde inspiration, ravala la boule qui lui
serrait la gorge et enchaîna :
— Tu n'étais pas obligé de me faire une telle proposition.
De nos jours, ce n'est pas parce que l'on déflore une jeune
femme que l'on doit l'épouser. Je suis sûre que lorsque tu y
réfléchiras à tête reposée, tu seras soulagé que je n'aie pas
accepté. Parce que tu ne m'aimes pas, Marcus. La vérité, c'est
que tu veux pouvoir me faire l'amour autant que tu le

~ 118 ~
voudras. Et c'est également ce dont j'ai envie. Comme tu le
vois, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. A
présent, si tu veux bien m'excuser, j'aimerais rentrer. Ma
mère doit commencer à se demander ce qui nous est arrivé.
Marcus la suivit des yeux, ravi par la vue de son corps souple
et nu mais abasourdi par ce qu'il venait d'entendre. Elle
venait de refuser son offre de mariage...
Une joie insidieuse lui emplit le cœur. Ainsi, ce n'était pas
après son compte en banque qu'en avait Justine ! Elle n'avait
rien d'une Stefany, il en était certain, à présent !
« Mais elle ne t'aime pas, lui rappela brusquement une voix
grinçante, qui calma aussitôt son ardeur. Elle ne se mariera
que par amour. »
Et alors ? Il n'avait qu'à s'arranger pour la rendre
amoureuse. Restait à trouver par quel biais...
Le sexe ? Oh, oui, il y aurait recours dès que possible.
Une cour assidue ? Il lui téléphonerait deux fois par jour.
Les cadeaux ? Il la couvrirait de fleurs.
La flatterie ? Il n'avait pas besoin d'y recourir. Il lui suffirait
de dire à Justine la vérité : qu'elle était la plus belle femme
qu'il ait jamais vue, la plus pétillante, et qu'elle illuminait sa
vie.
Quant à lui avouer qu'il l'aimait, c'était encore une autre
affaire. Non, il garderait ces trois petits mots, « Je t'aime », en
réserve jusqu'au dernier moment.
Marcus serra les dents. Il avait relevé un nombre de défis
incroyable, dans sa vie, mais celui qui s'offrait aujourd'hui à
lui était sans conteste le plus difficile et le plus effrayant.
Pourtant, n'avait-il pas la réputation de toujours obtenir ce
qu'il voulait ?

~ 119 ~
Il se rappela enfin qu'il était supposé se rhabiller. Mais il
venait à peine de ramasser son pantalon lorsqu'il entendit le
son de la douche. Aussitôt, toute une série d'images
érotiques emplirent son esprit : deux corps nus l'un contre
l'autre, perlés de gouttelettes, une atmosphère moite et
vaporeuse...
Abandonnant son pantalon, il se dirigea d'un pas décidé vers
la salle de bains.

~ 120 ~
14.

— Je serai bien triste de ne plus vous voir, Justine, déclara


Pat le vendredi soir suivant, pendant leur pause. Vous êtes
une vraie petite fée du logis. Vous ferez certainement une
épouse formidable, un jour.
Justine eut un sourire triste. Elle n'en doutait pas un seul
instant, mais Marcus n'était certainement pas du même avis.
Il n'avait en effet pas répété son impulsive demande en
mariage depuis le samedi précédent, trop occupé à épuiser
les pulsions toujours aussi incontrôlables qui les attiraient l'un
vers l'autre.
Le dimanche soir, il était venu la chercher pour l'emmener
au restaurant. Justine ne se souvenait même pas de ce qu'elle
avait mangé tant la tension sexuelle avait été forte durant ce
dîner.
Ils s'étaient littéralement jetés l'un sur l'autre sitôt franchi le
seuil de la maison, et Justine avait eu toutes les peines du
monde à retrouver ses vêtements éparpillés au moment de
rentrer.
Le lundi, il l'avait convaincue de déjeuner avec lui, omettant
de préciser qu'elle serait au menu. Elle l'avait tancé en le
voyant prendre le chemin de son domicile au lieu de celui du
centre-ville, mais s'était bien vite abandonnée à ses caresses,
d'une intensité tellurique.
Le mardi, ils avaient passé près de deux heures à faire
l'amour dans sa piscine. Marcus n'était, retourné travailler
qu'en milieu d'après-midi, la laissant épuisée et émerveillée
de ses trésors d'endurance et d'imagination.

~ 121 ~
Le mercredi, mue par un reste de fierté lui commandant de
se faire désirer, elle avait refusé de retrouver l'homme
d'affaires à l'heure du déjeuner. Cela lui avait valu de passer
une journée difficile où, les nerfs à fleur de peau, elle n'avait
cessé de penser à ce qu'ils auraient pu faire si elle avait
accepté son rendez-vous. Lorsqu'elle s'était rendue à la
banque pour ses heures de ménage, le soir même, elle
regrettait amèrement sa décision. Mais, à sa grande surprise,
elle avait découvert Marcus toujours dans son bureau. Et à en
juger par le regard qu'il lui avait jeté, il n'était pas resté à
cause de son travail. Justine rougissait encore au seul
souvenir de ce qu'ils avaient fait sur sa table de travail.
Mais, quels qu'eussent été les charmes de toutes ces
rencontres érotiques, aucune n'égalait celle du jeudi.
Ce jour-là, son compagnon l'avait emmenée déjeuner dans
le restaurant d'un hôtel extrêmement luxueux du port de
Sydney, et l'avait ensuite conduite jusqu'à la chambre qu'il
avait réservée pour l'après-midi. Là, il l'avait aimée sans
contraintes, avec la passion d'une première fois. Et, tandis
qu'il se reposait, il avait daigné pour la première fois lui ouvrir
son passé. Justine en avait été fascinée et touchée tout à la
fois.
Marcus était né d'un père inconnu et d'une mère droguée
au dernier degré, à laquelle il avait été très jeune arraché
pour être placé dans une institution gouvernementale. Il
n'avait cependant jamais pu être adopté par quiconque, sa
mère ayant toujours refusé de donner l'accord nécessaire. Il
était donc passé de famille d'accueil en famille d'accueil,
incapable de trouver l'affection qui lui manquait.
Bien vite, il avait développé un caractère rebelle qui s'était
encore accentué avec la mort de sa mère. Il s'était cependant

~ 122 ~
rangé à temps pour éviter les ennuis avec la justice et avait
suivi des études brillantes, comprenant que c'était là le seul
moyen de tirer un trait sur son passé. Il avait fini par entrer
dans une banque d'affaires en tant que stagiaire. Il était
aujourd'hui président de cette même banque.
Justine ne put s'empêcher de sourire au souvenir de la
modestie avec laquelle il avait décrit son ascension sociale.
Elle en savait d'ailleurs plus sur le sujet que Marcus n'avait
bien voulu en dire, car Trudy avait joué les détectives pour
elle.
Apparemment, Marcus Osborne avait été l'un des seuls
financiers des années quatre-vingt à ne pas se laisser enivrer
par la vogue de l'immobilier. Il avait limité les prêts accordés
par sa banque à ce type de projet et, lorsque le marché s'était
brusquement effondré, il était soudain apparu comme l'un
des hommes d'affaires les plus avisés de la place. Il avait été
rapidement promu, au rang de vice-président à vingt-huit
ans, puis à celui de président à trente.
Son seul échec personnel, durant toutes ces années,
semblait être son mariage. Selon Trudy, Stefany était la fille
d'un directeur de banque dont les investissements s'étaient
révélés moins heureux, et qui se trouvait à ce moment-là au
bord de la banqueroute. Elle avait jeté son dévolu sur Marcus
pour se sauver de la pauvreté, mais ce dernier n'avait
découvert que trop tard la vérité.
Sans faire de psychologie de bas étage, Justine n'avait aucun
mal à comprendre que l'enfance de Marcus expliquait sa
farouche volonté de réussir, de même que sa vulnérabilité
face à une femme telle que Stefany. L'amour, pour lui, serait
toujours à double tranchant. Il le mépriserait tout en le
recherchant.

~ 123 ~
Le sujet de son mariage était le seul sur lequel il ne s'était
pas étendu, durant leur conversation de la veille. Il avait
admis que le divorce avait été prononcé aux torts de Stefany,
pour adultère, mais rien d'autre. Mue par une soudaine
inspiration, Justine se tourna vers Pat.
— Dites-moi, avez-vous déjà rencontré l'ex-femme de
Marc... de M. Osborne ?
— Oh oui, bien plus que je ne l'aurais souhaité. Croyez-moi,
nous avons tous poussé un grand « ouf » de soulagement
lorsqu'il l'a enfin renvoyée.
— Quand est-ce arrivé ?
— Eh bien... il y a deux ans, je crois. C'est ça, deux ans.
Seigneur, comme le temps passe !
— A quoi ressemblait-elle ?
— Elle était belle. Une grande blonde, un peu dans votre
genre, mais beaucoup plus froide. Elle était mielleuse avec
Marcus, mais jouait les snobs avec le personnel. Nous avions
souvent l'impression qu'elle ne nous voyait même pas. La
pauvre Grace s'est plainte à plusieurs reprises de la façon
dont elle la traitait.
— Et... qu'est-ce qui a mis fin au mariage ?
— Le patron l'a surprise au lit avec le type chargé de
l'entretien de la piscine. Il l'a renvoyée sur-le-champ. On dit
qu'il a jeté toutes ses affaires dans la rue et qu'il a fait
changer les serrures le jour même...
— Mais... comment savez-vous tout cela ?
— Je l'ai entendu de mes propres oreilles. Stefany est
venue le supplier de revenir sur sa décision, au bureau, et je
faisais le ménage dans la pièce voisine. M. Osborne s'est
montré inflexible, et elle lui a lancé de telles insultes à la
figure que je rougis encore du seul fait d'y penser.

~ 124 ~
— Et qu'a-t-il fait ?
— Rien. Il n'a même pas élevé la voix et lui a demandé de
partir. C'est alors qu'elle lui a hurlé qu'elle avait eu bien
d'autres amants depuis le début de leur mariage. Il a été
obligé d'appeler la sécurité et de la faire sortir de force.
Croyez-moi, nous en avons tous été navrés pour lui. Tout
l'étage a dû entendre ce que cette folle a crié. Etre humilié
publiquement, comme ça... Pas étonnant qu'il n'ait eu
personne, depuis. Si vous voulez mon avis, je ne pense pas
qu'il se remariera un jour.
Justine sentit son cœur se serrer. C'était exactement ce
qu'elle avait redouté. Marcus ne se remettrait jamais de cet
échec et ne pourrait plus faire confiance à aucune autre
femme. Mais ne l'avait-elle pas toujours su ? Trudy ne lui
avait-elle pas répété la même chose, à l'envi ?
Malgré elle, la jeune femme soupira. Une part romantique
d'elle-même avait sans doute espéré que Marcus oublierait
cette épreuve et réitérerait son offre de mariage.
— Pourquoi ces questions ? demanda Pat en fronçant
légèrement les sourcils. M. Osborne vous intéresse ?
— Oh, euh... disons que c'est un bel homme, n'est-ce pas ?
— Oh, oui ! répondit l'autre avec un regard entendu. Et
vous, vous êtes une très belle femme... Ne me dites pas qu'il
vous a fait du gringue pendant que vous nettoyiez son
bureau ?
— Eh bien... j'ai cru surprendre un ou deux coups d'œil
intéressés, mentit Justine.
Puis, sentant qu'elle commençait à rougir, elle se leva et
déclara avec un sourire forcé :
— Bon, au travail. C'est mon dernier jour ici, et je voudrais
laisser une bonne impression.

~ 125 ~
Elle reprit son chariot et disparut dans l'étage. Elle avait elle-
même insisté pour que Marcus ne restât pas à la banque, ce
soir-là, et ressentait bien plus son absence qu'elle ne l'avait
soupçonné. Son estomac se noua lorsqu'elle songea qu'il se
lasserait un jour d'elle et l'abandonnerait. Comment
survivrait-elle, sans lui ? Elle lui avait donné son âme, quand il
ne lui avait cédé que son corps.
Seul un miracle pourrait changer la donne. Peut-être que
Marcus, sous ses dehors cyniques, n'était pas définitivement
perdu pour l'amour. Peut-être recherchait-il autre chose
qu'une satisfaction sexuelle. Mais restait la question de savoir
si c'était elle qu'il choisirait pour briser son célibat et lui offrir
cette autre chose.
En proie à une multitude d'émotions contradictoires, Justine
tenta de se concentrer sur son travail. En vain. Les propos de
Trudy tournaient inlassablement dans sa tête, s'opposant à la
lueur d'espoir ténue qui s'était allumée dans son cœur.
« Ne va surtout pas t'imaginer qu'il est amoureux de toi,
avait dit son amie. Et ne va surtout pas lui dire que tu es
amoureuse de lui. Je t'avais pourtant avertie de ce danger,
n'est-ce pas ? Tu n'es qu'un jouet pour un type comme
Osborne. Si tu te débrouilles bien, tu pourras te sortir
indemne de cette histoire. Ne lui dis rien. Comme ça, quand il
te plaquera, tu garderas au moins ta fierté intacte. »
Sa fierté ? Que valait-elle comparée à la perspective d'une
vie sans Marcus ?
Au diable la fierté ! décida-t-elle brusquement. Et
l'honnêteté, dans tout cela ? Et si Marcus partageait ses
sentiments ? Quand bien même il n'y avait qu'une chance
infime pour cela, elle se devait de la saisir.

~ 126 ~
Son cœur se mit à battre la chamade. Elle tenta de se
calmer, mais une bouffée d'adrénaline dissolvait déjà ses
dernières réticences. Soudain, elle éprouva un irrépressible
besoin de savoir.
Abandonnant son chiffon de poussière, elle se dirigea tel un
automate vers le téléphone le plus proche et composa
automatiquement le numéro qui la connectait à l'extérieur.
Puis elle tapa celui de Marcus.
La main crispée sur le combiné, une sueur glacée sur le
front, elle compta les sonneries. Cinq. Six. « Seigneur, faites
qu'il soit sorti ! » songea-t-elle dans un brusque accès de
panique.
— Marcus Osborne.
Justine se figea, horrifiée. Quelle mouche l'avait piquée
d'appeler? Elle avait eu une idée stupide...
— Allô ? Qui est à l'appareil ?
— Marcus ? croassa-t-elle.
— Justine, c'est toi ?
— Oui...
— Que se passe-t-il ? Tu as une voix bizarre. Tu n'es pas
censée être au bureau ?
— J'y suis. Je t'appelle de là. Je n'ai pas pu m'en empêcher.
— Ma foi, je suis flatté. Et frustré. A moins que tu ne
m'appelles pour que je te rejoigne. Non ? Dommage,
j'attendrai demain.
— Marcus...
— Oui, mon amour ?
Ce terme lui serra brusquement le cœur. Etait-ce une simple
formule affectueuse, ou une profession de foi involontaire et
sincère ? Elle devait le découvrir.

~ 127 ~
— Est-ce que... je le suis ? demanda-t-elle, la gorge sèche.
Je veux dire, ton amour ? Est-ce que... tu m'aimes ?
Justine avait déjà entendu parler de silences assourdissants.
A présent, elle comprenait le sens de l'expression.
— Pourquoi cette question ? fit enfin son compagnon,
après quelques interminables secondes.
— Je... ça m'a paru important de le savoir, tout d'un coup.
— Pourquoi ?
— Parce que... parce que je veux que les choses soient
claires, entre nous. Parce que je déteste la façon dont nous
nous sommes rencontrés. Parce que j'ai peur que tu me
soupçonnes encore de vouloir quelque chose de toi. Ce qui
est le cas, d'ailleurs. Mais je me fiche de ton argent, Marcus.
Et je ne veux pas t'épouser. Enfin, je serais heureuse de le
faire, peut-être, un jour... Mais seulement si tu m'aimais.
Parce que moi, je t'aime. Oh, mon Dieu, je l'ai dit. J'espère
que tu n'es pas en colère. Trudy m'avait bien recommandé de
me taire...
Marcus lutta pour contrôler les émotions qui gonflaient son
cœur. Mais c'était un combat qu'il était voué à perdre.
— Non, répondit-il d'une voix étranglée. Non, je ne suis pas
en colère. Comment le pourrais-je ?
Il s'interrompit pour déglutir convulsivement et essuyer du
revers de la main les coins de ses yeux.
— Est-ce que tu sais depuis combien de temps je n'ai pas
pleuré ? reprit-il enfin.
— Tu pleures ? Pour moi ?
— Pour toi, oui.
— Et... et pour Stefany, tu as pleuré ?

~ 128 ~
— Pour cette garce ? Grands dieux, non! Dès que j'ai
compris qui elle était vraiment, je n'ai eu qu'une hâte : me
débarrasser d'elle.
— Est-ce que tu sais ce qu'elle est devenue ?
— C'est amusant que tu poses la question. Il y a encore une
semaine, je n'en avais pas la moindre idée. Puis Grace m'a
montré un article sur un banquier néo-zélandais poursuivi
pour détournement de fonds. Dans sa défense, le pauvre
homme accusait le train de vie somptuaire de sa femme de
l'avoir réduit à voler de l'argent. Et sa femme n'était autre
que Stefany ! Elle ne changera sans doute jamais...
— Mais... tu as bien dû l'aimer, autrefois ?
Marcus perçut une angoisse dans sa voix et fut tenté de
mentir. Puis il se ravisa. Mieux valait commencer cette
relation sur une base saine.
— J'ai cru l'aimer, confessa-t-il. Il ne me manquait plus
qu'une femme parfaite pour parachever mon ascension
sociale, et Stefany a joué ce rôle à la perfection jusqu'au
moment où elle a eu la bague au doigt. Je suis tombé
amoureux de l'illusion qu'elle avait créée, pas de la femme
qui se trouvait derrière. Et je n'ai commencé à soupçonner la
vérité que pendant notre lune de miel, lorsqu'elle s'est
trouvée prise d'une véritable frénésie de shopping. Quand j'ai
eu confirmation de mes soupçons, le jour où je l'ai trouvée au
lit avec un autre homme, je l'ai renvoyée. J'ai longtemps cru
que j'avais eu le cœur brisé, mais tu m'as fait comprendre
que je n'avais jamais aimé Stefany.
— Tu... tu veux dire que tu m'aimes ?
— Oui. Je t'aime, je te vénère, je t'adore.
— Oh, Marcus... C'est moi qui pleure, à présent.
— De bonheur, j'espère ?

~ 129 ~
— Bien sûr !
— J'arrive tout de suite.
— Non... Je voudrais finir mon travail. Je passerai chez toi
dès que j'aurai fini.
— Dans ce cas, tu ferais bien d'appeler ta mère pour lui dire
que tu ne rentreras pas ce soir. Car j'ai bien l'intention de
prendre tout mon temps pour te montrer à quel point je
t'aime.
Il songea à lui demander de l'épouser, sur-le-champ, mais se
ravisa. Il n'avait pas le droit de la brusquer, pas le droit de la
faire renoncer à tous ses projets. Justine était encore jeune,
et avait la vie devant elle. Et même si lui rêvait qu'elle lui
donnât un enfant au plus tôt, il ne pouvait lui imposer un tel
choix.
— Tu ne changeras pas d'avis, n'est-ce pas ? reprit-il,
soudain inquiet. Promets-moi que tu viendras bien ce soir.
— Je te le promets, mon amour.

La tête contre l'épaule de Marcus, Justine écoutait le


rythme paisible de sa respiration, et songeait qu'elle n'avait
jamais été aussi heureuse de toute sa vie. Il venait de lui faire
l'amour avec une tendresse qui avait apporté une toute
nouvelle dimension à la chose. Le moindre de ses baisers, la
moindre de ses caresses avaient touché son âme autant que
son corps. Et lorsque enfin il s'était glissé en elle, tout en lui
murmurant à quel point il l'aimait, elle avait donné libre cours
à ses larmes. Des larmes de joie.
Bien sûr, il ne lui avait pas encore demandé de l'épouser.
Mais il le ferait certainement un jour, le temps venu. Elle
savait qu'il lui faudrait peut-être patienter pour cela, mais elle
était prête à s'armer de patience. Elle en profiterait pour lui

~ 130 ~
prouver de toutes ses forces, durant cet intervalle, qu'elle
n'avait rien d'une Stefany. Elle pourrait ainsi développer la
pension, finir ses études à mi-temps et achever la
transformation qu'elle avait entreprise : passer du stade de
gamine gâtée et écervelée à celui de femme mûre et
responsable.
Avec un soupir d'aise, elle ferma les yeux sur un monde de
bonheur.
Hélas, c'était un désastre qui l'attendait lorsqu'elle les
rouvrit, au matin.

~ 131 ~
15.

Le bruit du vent et d'une branche d'arbre griffant la


fenêtre tira Justine de son sommeil. Le réveil, sur la table de
chevet, indiquait 11 heures du matin. Ce qui signifiait qu'elle
était en retard par rapport à l'horaire de retour qu'elle avait
annoncé à sa mère.
— Marcus, murmura-t-elle en poussant légèrement son
compagnon.
En guise de réponse, il se contenta de grogner.
— Reste ici si tu veux, mais il faut que je parte. J'ai
énormément de choses à faire à la maison. Nos premiers
pensionnaires arrivent demain.
Enfin, Marcus s'étira et bâilla.
— Bon sang, qu'est-ce que c'est que ce bruit infernal ?
demanda-t-il en ouvrant un œil.
— Le vent. Malheureusement, il ne pleut pas. Le ciel est
toujours désespérément bleu.
— Je m'en fiche. Embrasse-moi quand même.
— Oh, non ! se récria Justine en bondissant à bas du lit
avant même qu'il ne puisse l'attirer à lui. Je dois être partie
avant un quart d'heure, ou ma mère me tuera !
— Est-ce qu'elle a été choquée lorsque tu lui as annoncé
que tu ne rentrerais pas cette nuit ?
— Maman ? Oh, non... Elle m'a toujours laissé faire ce que
je voulais. Rien ne la choque.
— Tu as dû avoir une enfance formidable...
— Oui et non. Ma mère est un peu... décalée. Et je ne sais
pas si les derniers mois l'ont arrangée.
— Tu la sous-estimes, Justine. C'est une dure à cuire.
~ 132 ~
— Peut-être bien. Je crois que Tom est amoureux d'elle.
— Le jardinier ?
— Hmm.
— Il m'a eu l'air d'un chic type.
— Il est formidable.
— Quel est le problème, alors ?
— Eh bien, maman était très amoureuse de papa. Je ne sais
pas si elle pourra de nouveau tomber amoureuse.
— C'est amusant, c'est exactement ce que j'ai entendu dire
à mon propos, après ma rupture avec Stefany.
— Je ne veux plus entendre ce nom dans ta bouche,
marmonna Justine.
— Jalouse ? demanda Marcus en riant. Hmm... J'adore ça !
Et j'aimerais te le prouver sur-le-champ !
— Pas le temps ! s'exclama la jeune femme en s'esquivant
en direction de la salle de bains. Et crois-moi, j'en suis la
première désolée.
— Nous nous rattraperons ce soir, alors.
— Compte sur moi. En attendant, allume la radio. J'aimerais
bien savoir ce qu'ils annoncent comme temps, pour
aujourd'hui.

Vingt minutes plus tard, Marcus fonçait en direction de


l'autoroute du Pacifique, les mains crispées sur le volant. A
son côté, sur le siège passager, Justine se tenait très droite.
Mais sa pâleur attestait de sa profonde inquiétude.
Ils avaient appris en branchant la radio qu'un pyromane
avait déclenché un incendie dans le Parc national qui bordait
Linfield, la banlieue résidentielle où habitait la jeune femme.
Des vents de près de quatre-vingts kilomètres/heure avaient
attisé l'incendie et l'avaient poussé vers les habitations. A en

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croire le bulletin radio, certaines étaient déjà atteintes par les
flammes. Et comme celle des Montgomery était l'une des
plus proches du parc, le pire était à craindre…

La peur que ressentait Justine faillit bien se transformer en


panique lorsqu'elle aperçut les épaisses volutes de fumée qui
s'élevaient de la colline de Linfield. Le ciel avait pris une
teinte rougeâtre, reflétant tel un lac étale l'incendie infernal
qui ravageait le parc. Malgré l'isolation de l'habitacle, Justine
sentit une odeur âcre la prendre à la gorge.
Elle avait d'abord espéré, contre toute attente, que
l'incendie épargnerait sa maison. Elle comprenait à présent
seulement à quel point elle s'était montrée optimiste. Mais
peu importait la maison, après tout. Seule comptait sa mère.
Adélaïde avait-elle eu le temps de s'enfuir ?
L'estomac noué par une intense nausée, elle se mordit
férocement la lèvre pour ne pas se mettre à pleurer.

Marcus tentait de contrôler la crainte qui le tenaillait, mais


cela se révélait fort difficile. Les choses s'annonçaient pire
encore que ce qu'il avait d'abord supposé, à en juger par le
nombre de véhicules de pompiers qui les dépassaient et par
les Canadair qui les survolaient.
Alors il pria. Il pria comme il ne l'avait plus fait depuis son
enfance. « Mon Dieu, faites qu'il ne soit rien arrivé à la mère
de Justine. Ni à cette fichue maison... »
Il dut bientôt s'arrêter, la route étant barrée par une rangée
de voitures de police. Il sut, sans avoir besoin de poser la
question, que la situation était critique. Au bout de la rue,
une maison achevait de se consumer. Celle des Montgomery

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se trouvait de l'autre côté de la colline, mais les flammes
l'avaient certainement déjà atteinte.
— Oh, Marcus, murmura la jeune femme d'une voix
blanche.
Il lui serra la main pour la rassurer, se gara au beau milieu de
la rue et l'entraîna vers un groupe de personnes occupées à
discuter avec un policier. Brusquement, Justine lui prit le
bras.
— Regarde! C'est maman! Elle va bien, Dieu soit loué!
L'homme d'affaires hocha la tête, soulagé, et remercia le ciel
de toute son âme d'avoir exaucé sa prière. Mais restait la
question de la maison. Si elle avait brûlé, Adélaïde
s'effondrerait certainement. Et Justine, qui était plus
sentimentale qu'elle ne voulait bien l'admettre, en serait
probablement terriblement affectée elle aussi.
— Ne pleure pas, lui conseilla-t-il gravement. Ta mère aura
sans doute besoin de toi. Tu dois être assez forte pour deux.
Surtout s'il est arrivé quelque chose à la maison.
— Oui..., répondit la jeune femme d'une voix absente. Ne
pas pleurer. Ce n'est qu'une maison, après tout. L'essentiel,
c'est que maman aille bien.
Arborant une mine résolue, elle fendit la foule en direction
d'Adélaïde. Marcus posa sur elle un regard débordant
d'affection et d'admiration, puis lui emboîta le pas.
— Mais vous devez me laisser passer ! s'écriait Adélaïde
lorsqu'ils arrivèrent dans son dos. Ma fille m'a dit qu'elle
rentrerait à 9 heures ce matin, et elle est toujours très
ponctuelle. Je veux savoir si elle...
— Maman ?
L'intéressée se retourna brusquement. En avisant
l'expression qui traversa son regard, Marcus comprit qu'il n'y

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avait rien de plus fort au monde que l'amour d'une mère pour
son enfant. Il ressentit une fugitive tristesse à l'idée de ne pas
avoir connu cela.
— Oh, ma chérie ! s'exclama Adélaïde, son double menton
tremblant légèrement. Je me suis fait tellement de souci.
Tom, Tom ! Justine est là ! Elle va bien !
Le jardinier émergea de la foule, un sourire aux lèvres, et
glissa un bras protecteur autour des épaules d'Adélaïde.
Cette dernière se laissa aller affectueusement contre lui, sous
le regard stupéfait de Justine.
— La maison a brûlé, annonça Tom.
— Oh, mon Dieu... Avez-vous pu sauver quelque chose ?
— Rien. Lorsque nous sommes rentrés, la route était déjà
bloquée.
Justine parut digérer l'information, puis fronça brusquement
les sourcils.
— Comment ça, lorsque vous êtes rentrés ?
Adélaïde rougit légèrement. Tom redressa le menton et,
après une hésitation, déclara avec solennité :
— Ta mère a passé la nuit chez moi.
En d'autres circonstances, Marcus aurait été amusé de
l'expression stupéfaite de la jeune femme.
— Elle... elle a quoi ?
— Ta mère et moi sommes amoureux, expliqua Tom avec
une touchante simplicité.
— Amoureux...
— Oui, intervint Adélaïde. Comme Marcus et toi. Et nous
allons nous marier. A notre âge, nous n'avons aucune raison
d'attendre.
— Mais... et la maison ? bafouilla la jeune femme.

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— C'est très ennuyeux, répondit sa mère avec un
haussement d'épaules. Je sais à quel point tu y étais attachée
et combien tu as lutté pour la garder. Mais ce n'est qu'un tas
de pierres, après tout. Et elle était très bien assurée. De plus,
Tom m'a proposé d'emménager tout de suite chez lui. A notre
époque, ça ne choquera plus personne.
— Et... et tes affaires ? Et les bijoux de grand-mère ?
— Ah, je ne te l'ai pas dit ? Les bijoux et tous les objets
précieux sont à la banque, au coffre. C'est Marcus qui en a eu
l'idée. Il a dit qu'il valait mieux être prudent puisque nous
allions accueillir des gens. Mais ça me fait penser... Que vont
devenir ces pauvres étudiants que nous devions loger ?
— Oh, ils survivront, déclara Marcus.
« Et vous aussi, Adélaïde », ajouta-t-il en silence, amusé.
Il n'aurait su en dire autant, en revanche, de Justine. La
pauvre paraissait totalement désorientée par la tournure des
événements.
— Je crois, Tom, que nous devrions ramener Adélaïde et
Justine chez vous, suggéra-t-il. Il n'y a de toute façon rien que
nous puissions faire pour le moment.
La maison de Tom se révéla être une surprise. Vaste et
élégante, elle n'était située qu'à quelques rues de distance et
entourée d'un charmant jardin, qui ne paraissait pas le moins
du monde avoir souffert de la canicule. Avisant l'étonnement
de Marcus, Tom lui apprit en riant qu'il avait été autrefois
cadre supérieur dans une grande compagnie d'assurances
avant d'être mis en préretraite pour raisons économiques.
Ses indemnités, ajoutées aux économies qu'il avait faites sur
un salaire confortable, lui avaient permis d'acquérir cette
demeure. Il avait commencé le jardinage en dilettante, pour

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s'occuper, avant d'être sollicité par un nombre croissant de
voisins.
Après avoir pris un thé, Justine parut se ressaisir quelque
peu. Mais elle resta pâle et tendue, et Marcus se demanda si
la présence de sa mère ne contribuait pas à son tourment. Il
était évident qu'Adélaïde avait tiré un trait sur son ancienne
vie, et ne souffrait pas outre mesure de la perte de sa maison.
Lorsqu'il murmura à la jeune femme qu'il était peut-être
temps d'aller voir ce qu'était devenue la demeure, elle se
hâta d'acquiescer. Le chemin de la colline avait été rouvert
quand ils reprirent la voiture, et ils parvinrent en moins d'une
minute sur les lieux de l'incendie.
Ce ne fut que lorsqu'elle avisa les quelques murs noircis qui
restaient de la maison de son enfance que Justine pleura
enfin. Sans un mot, Marcus l'enlaça et la serra
affectueusement contre lui.

Justine ne prononça pas un mot durant le trajet du retour.


Sitôt arrivé chez lui, Marcus lui versa un double whisky et le
lui tendit.
— Bois, ça te fera du bien. Et ne sois pas en colère contre ta
mère.
— Je ne le suis pas, répondit-elle en reposant son verre
sans y toucher. Pas vraiment. Elle fait ce qu'elle a toujours
fait : enfouir sa tête dans le sable. A cette exception près que
tout ira bien, cette fois. Je crois que Tom lui apportera le
bonheur. Mais je me sens si triste... Je ne peux pas
l'expliquer. C'est comme si je n'avais plus de passé, comme si
je n'existais plus.
— Comme si tu n'existais plus ? Oh, Justine... Lorsque je
suis avec toi, le monde me semble soudain plus beau, plus

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brillant ! Tu es la vie. Mais je comprends ce que tu veux dire.
Et j'ai quelque chose à te montrer. Une chose qui t'apaisera
peut-être. Viens.
Elle le suivit, visiblement intriguée, jusqu'à la pièce qu'il avait
toujours compté utiliser comme bibliothèque, mais qu'il
n'avait pas eu l'occasion de meubler jusqu'alors. Justine se
figea sur le seuil et poussa un cri de joie en avisant le mobilier
de sa grand-mère, et les toiles soigneusement accrochées aux
murs.
— J'avais oublié que je t'avais vendu tout ça! s'exclama-t-
elle, oscillant entre le rire et les larmes. Oh, Marcus, c'est
merveilleux !
Elle parcourut la pièce, effleurant chaque objet de la main,
tout doucement. Marcus la suivit des yeux, le cœur serré, et
déclara presque malgré lui :
— Si j'étais mesquin, je suggérerais que tu pourrais
récupérer tout cela en m'épousant.
La jeune femme redressa brusquement la tête et posa sur lui
un regard d'adoration.
— Est-ce une demande en mariage ? Ou une tentative de
corruption?
— Les deux. Si du moins tu veux bien te laisser corrompre.
— Oh, oui, mille fois oui! Mais je me fiche des meubles.
Fais-moi l'amour comme la nuit dernière et je serai à toi pour
toujours.
— C'est un oui ?
— C'est une promesse.
Justine sentit un bonheur immense lui serrer la gorge. Les
yeux de Marcus lui disaient tout, plus sûrement que des
mots. Et, à cet instant, elle comprit que sa mère avait raison.
Seul comptait l'amour. Et peu importaient une maison, des

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bijoux ou des toiles. Le passé lui parut brusquement de bien
peu de poids en regard de l'avenir qui s'ouvrait à eux.
— Je veux t'épouser dès demain, souffla-t-elle en se
pendant au cou de l'homme qu'elle aimait. C'est possible ?
— Il me semble difficile de se marier si vite, légalement
parlant. Mais rien ne nous empêche de répéter pour notre
nuit de noces, ajouta Marcus en la soulevant dans ses bras.
Qu'en dites-vous, madame Osborne ?
Elle hocha la tête, bien trop émue pour parler.
Dehors, les premières gouttes d'une pluie légère et
rafraîchissante s'étaient mises à tomber.

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