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I
l y a transfert et non transaction, des deux entités est localisée dans un
quand un bien, un service ou un autre pays et, par conséquent, relève
droit est déplacé entre deux entités d’une autre juridiction.
juridiques appartenant à un même La pensée économique contempo-
groupe ou propriétaire. Contrairement raine s’articule autour de l’idée du
à la transaction, le transfert ne résulte marché dont la mécanique (l’alchimie
pas d’une confrontation de deux devrait-on dire) permet l’apparition
acteurs économiques indépendants au grand jour du « vrai et juste » prix :
(même si chacune des deux entités est celui qui résulte de la confrontation
une division ou filiale largement auto- d’offrants et de demandeurs autono-
nome), les deux pôles de la relation mes, et qui sert de base aux transac-
appartenant à la même organisation et tions. La transaction est donc l’acte
étant donc tributaires d’une logique central dans tout l’édifice de l’écono-
unique qui les englobe et les dépasse à mie de marché comme dans sa justi-
la fois. Ainsi, la notion du transfert est fication morale. En disant le prix, le
ambiguë, parce qu’elle comporte un marché révèle la « vérité » et fait œuvre
hiatus entre, d’un côté, l’aspect juridi- de « justice » ; ce qui, dans le discours
que qui met face à face deux personnes d’autojustification de l’économie de
morales et, de l’autre, l’aspect écono- marché, prend parfois des allures
mique en vertu duquel les deux entités métaphysiques. En effet, grâce au prix
relèvent d’une logique unique. La du marché, l’effort du producteur se
situation devient encore plus compli- trouve rémunéré à sa juste mesure
quée quand il s’agit d’un transfert (comme béni et absous à la fois) par des
international, c’est-à-dire que chacune tiers et, ce faisant, se transforme en
sont seulement les quelques adminis- les transferts internes aux entreprises
trations fiscales, ou offices statistiques transnationales s’élèveraient à près de
particulièrement bien dotés en ressour- la moitié du commerce mondial des
ces (notamment l’administration amé- marchandises6. Il est à noter que la
ricaine) qui pourraient analyser de l’in- part des bien manufacturés dans le
térieur des entreprises contribuables commerce mondial est passée de 50 %
l’importance des prix de transfert. De en 1950 à plus de 90 % en 2000. Cette
telles études existent sans doute, mais augmentation s’explique à la fois par
ne circulent point dans le domaine l’industrialisation de l’économie
public pour des raisons évidentes. mondiale et par le développement des
En dépit de l’absence de données, échanges dits « interindustriels »,
l’ampleur du phénomène des prix de notamment des transferts internatio-
transfert peut être appréhendée indi- naux effectués au sein des entreprises.
rectement à l’aide de deux ordres de Il se pourrait donc que près de la moi-
grandeur : d’une part, par l’importance tié du commerce mondial, tel que
que jouent dans l’économie mondiale répertorié par les statistiques, ne relève
les entreprises transnationales, d’autre point des transactions de marché, mais
part, par l’importance des capacités de des considérations de transferts inter-
gestion de ces mêmes entreprises. nes à 5 000 entreprises7. Si tel était le
cas, la signification des statistiques du
commerce, tout comme les explications
Les entreprises multinationales, des flux commerciaux, proposées par la
face ignorée théorie économique dominante, néces-
de l’économie mondiale siteraient une révision urgente8. La
situation est suffisamment floue pour
En 2000, la Conférence des Nations que, par exemple, l’administration amé-
unies pour le commerce et le dévelop- ricaine se préoccupe de l’influence que
pement (Cnuced) estimait à 60 000 le les pratiques en matière de prix de
nombre d’entreprises transnationales, transfert pourraient avoir sur les
c’est-à-dire ayant des opérations dans indices des prix à l’importation ou à
plus d’un pays. Selon la même source, l’exportation.
ces entreprises avaient environ 500 000 Une étude récente sur le poids
filiales à travers le monde ; ce qui ferait économique des 800 plus grandes
une moyenne de 12 filiales par entre- entreprises non financières du monde
prise transnationale5. En réalité, l’essen- montre qu’elles génèrent directement
tiel des filiales est contrôlé par un nom- environ 10 % du produit mondial, soit
bre relativement petit (5 000 environ) autant que 144 pays les plus pauvres
d’entreprises véritablement multinatio- de la planète avec leurs 2 milliards
nales, alors que les bi ou trinationales d’habitants. Si l’on tient compte des
sont plus nombreuses, mais aussi net- effets indirects, c’est-à-dire des chaînes
tement moins importantes. d’approvisionnement et de distribution,
Selon les estimations convergentes, ces mêmes 800 mégaentreprises
mais incomplètes, de l’OCDE et influenceraient environ la moitié du
d’autres organisations internationales, produit mondial. Quant à leur poids
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LA FACE CACHÉE DE LA FINANCE
LE CAS PARTICULIER DE LA FRAUDE FISCALE
financier, il correspond à près des deux d’une véritable « face cachée » de l’éco-
tiers de la capitalisation des Bourses nomie mondiale, dont l’existence même
mondiales ; ce qui donne une idée de met en doute la pertinence du savoir
leur intensité capitalistique et du en matière d’économie internationale
volume des rémunérations de capital accumulée à ce jour.
que ces entreprises doivent servir à leurs
actionnaires9.
Selon les rapports successifs que la Les très grandes entreprises :
Cnuced consacre, année après année, organisateurs de transferts
à l’investissement direct étranger, le
groupe d’à peine quelques milliers En tant qu’acteurs transnationaux,
d’acteurs privés est responsable de les très grandes entreprises disposent
l’écrasante majorité des investissements de la capacité exclusive d’organiser leur
directs, notamment des investissements activité de manière à tirer le meilleur
Nord-Sud. avantage des complémentarités et des
Même si les ordres de grandeur et différences entre les diverses localisa-
estimations rapportées plus haut for- tions sur la planète. En effet, la force
ment un ensemble hétéroclite, ils d’une entreprise transnationale vient
convergent sur deux points : du fait que son poids et sa valeur éco-
- un nombre d’entreprises, ne dépas- nomique sont plus grands que la somme
sant pas quelques milliers, est vérita- de ses composantes. En d’autres ter-
blement transnational et, de ce fait, mes, la capacité d’organisation spatiale
joue un rôle-clé dans la configuration et temporelle propre à ces entreprises a
des relations économiques internatio- un effet démultipliant sur la valeur des
nales ; actifs spécifiques qu’elles détiennent ou
- ce même groupe de très grandes contrôlent10. Cette capacité se résume
entreprises est l’un des principaux à la répartition spatiale (souvent
moteurs de l’économie mondiale et contrôlée et modifiée en temps réel)
bénéficie, à ce titre, d’un accès quasi- des fonctions effectuées, des actifs
ment exclusif aux ressources des détenus et des risques supportés entre
marchés financiers internationaux ; les diverses localisations. Cette réparti-
ce qui leur donne un avantage non tion se fait avec un double objectif en
négligeable, mais leur impose égale- vue : l’optimisation des opérations en
ment des contraintes en matière de cours et l’optimisation de leur résultat
résultats et de rentabilité. financier consolidé après impôts.
À partir de ces prémices, une Chacune des localisations a deux sé-
conclusion s’impose : les flux de biens ries de caractéristiques : l’une concerne
et services entre les filiales des très grands notamment les opérations de l’entre-
groupes, et les prix de transfert qui leur prise, son marché, les ressources dont
sont associés, sont l’une des principales elle a besoin, alors que l’autre se réfère
chevilles ouvrières de l’économie mon- à l’environnement juridique et fiscal.
diale, alors que leurs modalités, leur Les décisions en matière de réparti-
importance et leurs conséquences tions des tâches et des fonctions entre
restent largement ignorées. Il s’agit là les diverses entités, voire le choix
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NOTES
1. OCDE, Transfer Pricing Guidelines for Multinational Enterprises and Tax Authorities, 1995, 250 pages.
2. OCDE, Guidelines for Multinational Enterprises, 27 juin 2000 ; et aussi Projet de l’OCDE sur les pratiques
fiscales dommageables, rapport d’étape 2004, Centre de politique et d’administration fiscale, OCDE, 2004.
Voir aussi : Travis Anthony, International Transfer Pricing in Finance and the Common Good/Bien Commun,
n° 12, automne 2002, pp. 62-68.
3. McLure Charles, Transfer Pricing and Tax Havens : Mending the LDC Revenue Net, 2004.
4. Une discussion technique précise des diverses méthodes ainsi qu’un aperçu des législations nationales en
vigueur se trouve dans International Transfer Pricing 2004-2005, PricewaterhouseCoopers, 552 pages.
5. Cnuced, World Investment Report 2000, Cross-border Mergers and Acquisitions and Development, Nations
unies, 2000, 340 pages.
6. Rangan Subramanian, Explaining Tranquility in the Midst of Turbulence : US Multinationals Intrafirm
Trade 1966-1997, Bureau of Labour Statistics, US Labour Department, 2001; Eden Lorraine, Transfer
Pricing, Intrafirm Trade and the Bureau of Labour Statistics International Price Program, Bureau of Labour
Statistics WP 334, 2001.
7. Dembinski Paul H., Économie et finance globales - La portée des chiffres, Nations unies, 2003, p. 180.
8. Diewer Erwin W., Altmann William. F. et Eden Lorraine, Transfer Pricing and Import and Export Price
Indexes : Theory and Practice, Bureau of Labour Statistics, document de travail, 2004.
9. Dembinski Paul H., Economic Power and Social Responsibility of Very Big Enterprises in Finance and the
Common Good/Bien Commun, n° 15, été 2003, pp. 27-34.
10. En esquissant son « paradigme éclectique », John Dunning parle de la capacité d’internalisation qui
caractérise les entreprises transnationales. Dunning John H., Multinational Enterprises and the Global
Economy, Addison-Wesley Publishing Company, Int. Business Series, 1992.
11. Pour une analyse détaillée, voir : International Transfer Pricing 2004-2005, PricewaterhouseCoopers,
pp. 1-136.
12. Eliott Jamie et Clive Emmanuel, International Transfer Pricing : Searching for Patterns, European
Management Journal, 18(2), 2000.
13. Dembinski Paul H. et Mlynek Daniel, Les enterprises high-tech - Les moteurs de l’innovation, La vie
240
économique, 1998, n° 6, pp. 40-46 ; Pfaffermayr Michael et Bellak Christian, Why Foreign-Owned Firms are
Different : a Conceptual Framework and Empirical Evidence for Austria, Hamburgisches Welt-Wirtschafts-
Archiv (HWWA), Discussion Paper 115, 2000.
14. Toutefois, quand certaines industries, comme actuellement l’industrie pharmaceutique, se trouvent
exposées à une forte pression éthique internationale, elles s’interrogent sur la relation entre leurs pratiques,
notamment celles des prix de transfert, et l’éthique. Wündisch Karl, Pharmaceutical Sector : Pharmaceutical
Industry and Transfer Pricing : Anything Special ?, International Transfer Pricing Journal, novembre-décembre
2003, pp. 204-211. Le même auteur a rédigé un rapport dont le prix toutefois interdit l’accès : International
Transfer Pricing in the Ethical Pharmaceutical Industry, International Bureau of Fiscal Documentation, 2003,
364 pages.
15. Fitzgerald Valpy, Regulating Large International Firms, document de travail n° 5, United Nations
Research Institute for Social Development, novembre 2001.
16. Borkowski Susan C., Transfer Pricing of Intangible Property : Harmony and Discord Across Five Countries,
The International Journal of Accounting, 2001, p. 36.
17. Anwar Nabeel et al, United States : Cost Sharing, Services and Intangibles : Recent Changes in Transfer Pricing
Regulations, International Transfer Pricing Journal, n° 3, janvier-février 2004.
18. De Varax Patrick, L’Église face aux grandes sociétés transnationales, Redemptor Hominis, Institut de
théologie pastorale, université pontificale du Latran, Vatican, 2004, 125 pages.