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Anecdota

Collection de textes inédits pour servir à l’histoire des idées


——–——-——————-—-——————— 9 ——–——-—————-—-———————

Nicolas de Villiers, sieur de Chandoux

Lettres sur l’or potable


suivies du traité

De la connaissance des vrais principes de


la nature et des mélanges
et de fragments d’un

Commentaire sur l’Amphithéâtre de la


sapience éternelle de Khunrath
Textes édités et présentés par Sylvain Matton
avec des études de Xavier Kieft et de Simone Mazauric
Préface de Vincent Carraud

DEUXIÈME ÉDITION, REVUE

Ouvrage publié avec le concours du THETA (CNRS, UPR 76)

SÉHA ARCHÈ
Paris Milan
2013
Introduction
Un rival malheureux de Descartes,
Monsieur de Chandoux et sa nouvelle philosophie

Une célèbre mais mystérieuse conférence


Les historiens du cartésianisme ont toujours été passablement
intrigués par le mystérieux « M. de Chandoux » qu’évoque Descartes
dans une lettre envoyée d’Amsterdam, probablement durant l’été
1631, au « chymiste » Villebressieu. Il y explique :
« Vous avez vû ces deux fruits de ma belle regle ou Methode
naturelle au sujet de ce que je fus obligé de faire dans l’entretien
que j’eus avec le Nonce du Pape, le Cardinal de Berulle, le Pere
Mersenne, & toute cette grande & sçavante compagnie qui
s’étoit assemblée chez ledit Nonce pour entendre le discours de
M. de Chandoux touchant sa nouvelle philosophie. Ce fut là
que je fis confesser à toute la troupe ce que l’art de bien
raisonner peut sur l’esprit de ceux qui sont mediocrement
sçavans, & combien mes principes sont mieux établis, plus
veritables, & plus naturels qu’aucun des autres qui sont déjà
reçus parmi les gens d’étude. Vous en restâtes convaincu comme
tous ceux qui prirent la peine de me conjurer de les écrire et de
les enseigner au public. » 1
Dans son Vitæ Renati Cartesii summi philosophi compendium
(1653), Pierre Borel a succinctement évoqué l’épisode, qu’il situe au
siège de La Rochelle (10 septembre 1627 – 28 octobre 1628), en pré-
cisant qu’il eut lieu “en présence du cardinal [Francesco] Barberini,
alors nonce pontifical, ainsi qu’en présence du cardinal de Bérulle et

1 Ch. Adam et P. Tannery, Œuvres de Descartes, I, p. 212-213.


2 SYLVAIN MATTON

René Descartes
INTRODUCTION 3

d’autres personnes célèbres et ingénieuses” 2. Mais dans la Vie de


Monsieur Descartes (1691) Adrien Baillet en a donné une version plus
détaillée et corrige Borel sur deux points : il place en effet la séance à
Paris (où Descartes était revenu de La Rochelle dès la Saint-Martin,
à savoir le 11 novembre 1628) 3 et explique que le nonce du pape était
en réalité Giovanni Francesco Guidi di Bagno (1578-1641) 4, Barberini
n’étant pas en France à cette époque et n’y ayant jamais exercé de
nonciature 5. Baillet brosse le portrait suivant de Chandoux :

2 Voir Pierre Borel, Vitæ Renati Cartesii Summi Philosophi Compendium, Paris, 1656 (éd.

Francfort, 1670, p. 6-7) : « In Italia vero Galileum aliosque claros conuenit viros, indeque
ad Gauensem obsidionem iuxta Genuam venit, & tandem in Galliam rediit & in
obsidione Rupellensi aliisque militaribus actionibus etiam voluntariè adfuit in illa
obsidione Rupellæ, memorandam præstitit actionem, coram Cardinali Barbarino tunc
Pontificis nuntio, coramque Card. Berullio, aliisque claris ac ingeniosis viris, qui
conuocati erant vt Dominum Chandou de Nouis Philosophiæ Principiis disserentem
audirent, cum enim omnium plausus sermone suo habuisset excepto Cartesij, ab illo
quid de hoc sermone sentiret petierunt, ille tunc laudato oratoris sermone, cætum non
laudauit quod verisimili tantum contenti fuissent & promisit se quamlibet veritatem
duodecim, argumentis verisimilibus falsam probaturum, & econtra. quo tentato, mirati
sunt remanseruntque stupefacti, quare petentes num modus quidam vitandorum
sophismatum extaret, asseruit illis veritatem mathematicè in omnibus rebus iuxta sua
principia de monstrari [sic] posse, exoratus tunc fuit vt illi publici iuris faceret quod illis
concedere coactus, in Hollandiam se se contulit vt ea melius digesta ederet. »
3 Pour une mise au point sur la date de l’épisode, voir Henri Gouhier, La Pensée

religieuse de Descartes, 1924, 2e éd. Paris, 1972, p. 315-316 (Note historique 5) « La date de
la conférence chez le nonce »). Gouhier estime (p. 316) que « la conférence put avoir
lieu soit à l’automne 1627, soit à la fin d’avril ou en mai 1628, soit à l’extrême rigueur au
cours de l’hiver 1628-1629, un jour où Descartes, s’il est encore en France, se serait
trouvé à Paris ». La date la plus probable est novembre 1627.
4 Il fut nonce extraordinaire en France sous le pontificat de Grégoire XV (1621-

1623), puis nonce en Flandre et de nouveau en France sous le pontificat d’Urbain VIII
(1623-1644) pour assister le cardinal Francesco Barberini. Il fut créé cardinal en 1627.
Voir Georg Lutz, Kardinal Giovanni Francesco Guidi di Bagno. Politik und Religion im
Zeitalter Richelieus und Urbans VIII, Tübingen, 1971 (Bibliothek des Deutschen Historis-
chen Instituts in Rom, Bd. 34).
5 Voir Adrien Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, Paris, 1691, I, liv. II, chap. XIV,

p. 160-161 : « Peu de jours aprés que M. Descartes fut arrivé à Paris, il se tint une
assemblée de personnes sçavante & curieuses chez le Nonce du Pape, qui avoit voulu
procurer des auditeurs d’importance au sieur de Chandoux, qui devoit debiter des
sentimens nouveaux sur la Philosophie. […] L’un des Auteurs [en marge : Petr. Borell.
p. 4.] à qui nous sommes redevables de cette particularité a crû trop légérement que ce
Nonce étoit le Cardinal Barberin, qui avoit quitté la France depuis trois ans, & qui n’y
4 SYLVAIN MATTON

Pierre de Bérulle
INTRODUCTION 5

« Chandoux étoit un homme d’esprit, qui faisoit profession


de la Médecine, & qui éxerçoit particuliérement la Chymie. Il
étoit l’un de ces génies libres, qui parurent en assez grand
nombre au têms du Cardinal de Richelieu, & qui entreprirent
de secoüer le joug de la scholastique. Il n’avoit pas moins d’é-
loignement pour la philosophie d’Aristote ou des Péripatéti-
ciens qu’un Bacon, un Mersenne, un Gassendi, un Hobbes. Les
autres pouvoient avoir plus de capacité, plus de force, & plus
d’étenduë d’esprit : mais il n’avoit pas moins de courage & de
résolution qu’eux pour se frayer un chemin nouveau, & se passer
de guide dans la recherche des principes d’une Philosophie
nouvelle. Il avoit prévenu l’esprit de plusieurs personnes de
considération en sa faveur : & le talent qu’il avoit de s’expli-
quer avec beaucoup de hardiesse & beaucoup de grace, luy
avoit procuré un tres-grand accés auprès des Grands, qu’il avoit
coûtume d’éblouir par l’apparence pompeuse de ses raisonne-
mens.
« Il y avoit long-têms qu’il entretenoit les curieux de
l’espérance d’une nouvelle Philosophie, dont il vantoit les
principes, comme s’ils eussent été posez sur des fondemens
inébranlables. […]
« Le sieur de Chandoux parla dans l’assemblée comme un
homme parfaitement bien préparé. Il fit un grand discours pour
réfuter la maniére d’enseigner la Philosophie qui est ordinaire
dans l’Ecole. Il proposa même un Systéme assez suivi de la
Philosophie qu’il prétendoit établir, & qu’il vouloit faire
passer pour nouvelle. » 6

avoit jamais éxercé de Nonciature, mais une Légation de cinq ou six mois seulement. Ce
Nonce étoit M. de Bagné qui fut depuis Cardinal* [en marge : * Créé au mois de
Décembre 1629 avec sept autres], & qui étoit le frére aîné de celuy que M. Descartes
avoit eû l’honneur de connoître en son voyage d’Italie lors qu’il passa par Valteline, où
étant encore laïc il commandoit les troupes du S. Siége sous le nom de Marquis de
Bagné. »
6 Id., p. 160-161.
6 SYLVAIN MATTON

Giovanni Francesco Guidi di Bagno


INTRODUCTION 7

Et Baillet observe plus loin :


« Le sieur de Chandoux […] ne fit pas un usage si innocent de
[sa nouvelle philosophie]. L’ostentation avec laquelle nous
avons vû qu’il produisoit ses nouveautez, ne se termina qu’à des
fumées ; & l’événement de sa fortune ne servit pas peu pour
justifier le jugement que M. Descartes avoit fait de sa
philosophie. Chandoux depuis la fameuse journée où il avoit
discouru avec tant d’éclat devant le Cardinal de Berulle, le
Nonce de Bagné, & plusieurs Sçavans, s’étoit jetté dans les
éxercices de la Chymie, mais d’une Chymie qui par l’alté-
ration & la falsification des métaux tendoit à mettre le
desordre dans le commerce de la vie. La France étoit alors
remplie de gens qui avoient voulu profiter des troubles du
Royaume, pour ruiner la police des loix qui regardoient la
fabrique & l’usage des monnoyes ; & l’impunité y avoit
introduit une licence qui alloit à la ruine de l’Etat. Le Roy
Louis XIII pour la réprimer fut obligé d’établir dans l’Arsenal
à Paris une chambre souveraine qui fut appelée Chambre de
Justice, par des Lettres patentes données à S. Germain le 14 de
Juin 1631. Chandoux y fut accusé & convaincu d’avoir fait de la
fausse monnaie avec plusieurs autres, & il fut condamné à être
pendu en Gréve. » 7
Ces morceaux de la Vie de Monsieur Descartes ont longtemps été
la seule source des historiens s’intéressant à Chandoux, y compris du
rédacteur de la notice du Supplement au Grand Dictionnaire histo-
rique de Moréri, lequel n’apporte nullement une indication sur son
prénom, comme d’aucuns s’y sont mépris, quand il donne pour entrée à
ladite notice : « CHANDOUX, (N. de) » 8, “N” marquant alors, selon

7 Id., liv. III, chap. IX, p. 230-231.


8 Supplément au Grand Dictionnaire historique, généalogique, géographique, etc. de M.
Louis Moreri, pour servir à la derniere édition de l’an 1731 et aux précédentes, Paris, 1735, I,
p. 250.
8 SYLVAIN MATTON

un usage toujours en cours en généalogie, l’ignorance d’un nom ou d’un


prénom, comme le « X » d’aujourd’hui 9.
Récemment, cependant, dans cette mine féconde qu’est pour le
chercheur son Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la
Renaissance, Didier Kahn, a signalé un intrigant passage, jusqu’alors
passé à peu près inaperçu 10, du Jugement de tout ce qui a esté imprimé
contre le cardinal Mazarin, depuis le sixiéme janvier, jusques à la
declaration du premier avril mil six cens quarante neuf de Gabriel
Naudé, ouvrage plus connu sous le titre de Mascurat 11. À propos de
l’accusation portée contre Mazarin « d’auoir esté complice de trois
Magiciens executez en Sicile, ou d’auoir assisté au sabbah auec
l’Abbé de la Riuiere », et après s’être dit « despaïsé de cette memoire
artificielle, de l’abregé des longues estudes, de l’art de Lulle, de la
Cabale, de la Magie, Alchimie, Deuinations, sortileges, & de toutes
les vanitez semblables » 12, Mascurat demande à Sainct-Ange, son
interlocuteur :
« Mais pour te monstrer sur chacune de ces resueries en
particulier, que ie ne suis pas seul qui les condamne, n’as-tu pas
veu icy à Paris les folies d’vn Alaric 13 surnommé l’Abregé des
longues estudes ? n’as-tu point obserué les charlatanneries des

9 C’est ce qu’a encore rappelé Didier Kahn dans sa récente édition de Henry de

Montfaucon de Villars, Le Comte de Gabalis, ou Entretiens sur les sciences secrètes. Avec
l’adaptation du Liber de nymphis de Paracelse par Blaise de Vigenère, texte édité, présenté
et annoté par D. Kahn, Paris, 2010, p. 16.
10 À peu près, car ce passage avait déjà été signalé à propos de Vassy par Albert de

La Fizelière dans son édition de la Rymaille sur les plus célèbres Bibliotières de Paris, Paris,
1868, p. 41.
11 Voir Didier Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance (1567-

1625), Genève, 2007, p. 578-579.


12 [Gabriel Naudé], Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin,

depuis le sixiéme janvier, jusques à la declaration du premier avril mil six cens quarante neuf,
s.l.n.d. (Paris, 1650), éd. en 492 p., p. 240-241 ; éd. en 717 p., p. 309-310.
13 Il s’agit de Jean d’Alary, dont on ignore jusqu’aux dates de naissance et de mort.

Beaucoup du peu que l’on sait de sa vie provient de la notice que lui a consacrée
Guillaume Colletet dans ses Vies des poetes françois, ouvrage jamais imprimé et dont
l’unique manuscrit disparut en 1871 dans l’incendie de la bibliothèque du Louvre, mais
INTRODUCTION 9

nommez Chandou, & Vassy, qui preferoient vn certain Amphi-

dont Antoine Barbier avait heureusement pu prendre connaissance. Originaire de


Toulouse, où son père était conseiller au grand conseil et président au présidial, Jean
d’Alary se fit recevoir avocat au parlement de cette ville puis à celui de Paris, où il
monta pour régler des « affaires épineuses » que son père lui avait laissées en mourant,
où il était déjà installé en 1605 et où il fit partie de la petite cour d’hommes de lettres
réunie par Marguerite de Valois entre son retour à la capitale en 1605 et sa mort en
1615. Auteur de diverses œuvres poétiques (voir la bibliographie très complète donnée
par A. Cioranescu, Bibliographie de la littérature française du XVIIe siècle, I, Paris, 1965,
p. 189) et d’un long éloge en prose de Marie de Médicis, il fit imprimer et circuler un
placard intitulé L’Abbregé des longues estudes, ou Pierre philosophale des sciences que nous ne
connaissons que dans la version augmentée qu’il en donne, vers 1622, à la suite de son
éloge de la reine-mère, La Vertu triomphante de la Fortune, où est parlé des grands services
rendus par la Reyne mère à la France (s.l.n.d. = Paris, 1622/23), et où il rappelle que
quelques années plus tôt il avait été victime d’un vol de propriété intellectuelle, en
raison de quoi il avait adressé un Discours au Roy […] où est parlé du vol qu’on lui a fait de
treize regles de son art pour piper le monde (Paris, 1620). Cet Abbregé des longues estudes est
une manière de prospectus pour des leçons qu’il proposait de dispenser, moyennant
finance, à qui souhaitait disposer d’une méthode permettant en trois ou six mois d’ac-
quérir et de savoir exposer des connaissances « de Philosophie, de Theologie, de Mede-
cine, d’Astrologie, et de toutes autres sciences » (p. 2) qui exigent normalement de
longues années d’étude, et même « d’apprendre aisément de soy mesme le Grec dans
moins de quinze jours » (p. 8), à condition il est vrai de déjà savoir le latin. Colletet
assure que l’Abbregé fit beaucoup de bruit parmi les curieux et obtint un certain succès,
puisque Alary eut pendant quelques mois des disciples. L’un d’entre eux est peut-être
l’anonyme qui note dans des recueils restés manuscrits (voir ci-après p. 37, n. 103) des
« Regles d’Alary », avec une exposition développée de celles portant sur « L’art de faire
ses rencontres » et « la composition des missives » (BnF, ms. fr. 2531, ff. 44-67v), ainsi
qu’une « Methode d’un discours fait selon dis. [sic] de M. Alary » (id., fr. 2559, ff. 37-85),
qui comprend des règles rhétoriques et un essai d’application de ces règles. L’Abbregé
eut même un écho au-delà de la France, comme en témoigne l a parution à Venise en
1632 de deux plaquettes aux titres alléchant, l’un étant Cosa maravigliosa et sino al
presente tempo inaudita, di un puttello di 7 in 8 anni di questa città di Venetia, che deve
discorrere all’improvviso, avanti la Serenissima Republica, d’ogni ottimo soggetto che gli sarà
dato, per la prova della verità dell’arte de Giovanni Alario, Francese, dottore de Leggi, inventore
per la gratia d’Iddio de l’abbreviatione del longo corso di studi, l’autre Tavola delle più belle et
utili materie che si possono imaginar, poste per ordine d’alfabeto, delle quali sarà permesso a gli
huomeni curiosi delle cose rare et amatori delle scienze e delle virtù, di dar il soggetto del discorso
per farlo all’improvviso ad un puttello di sette in otto anni, in questa città di Venetia, che deve
far la prova et l’esperientia de l’arte di Giovanni Alario Francese (et sans doute est-ce là, au
demeurant, un indice de la présence d’Alary à Venise à cette date). Un succès qui
ne suffit pas à améliorer durablement son train de vie, puisque dans le « Discours à la
Reyne », qui tient lieu de dédicace à La Vertu triomphante de la Fortune, Alary sollicite
son aide pour « vne fondation pie [qu’il] souhaitte faire de quelques Ecclesiastiques, en
10 SYLVAIN MATTON

theatrum Conradi à tous les liures du monde ? » 14


Cependant, encore qu’il connût toute la bibliographie disponible sur
Chandoux comme sur Robert le Toul, sieur de Vassy, dont il rappelle
qu’il « se disait “Conseiller du Roy, és Bailliage & Prevostez
d’Avallon en Bourgougne, Secretaire General & Docteur Lulliste de
l’Ordre, Milice & Religion du S. Esprit” [et] s’était fait connaître par
la traduction de plusieurs ouvrages de Lulle » 15 , Didier Kahn
déplora de n’avoir « pas su mieux éclairer cette allusion de Naudé »

l’entendement desquels [il] desire resigner auant [s]a mort les rares secrets dont la
faueur du Ciel [l]’a gratifié sur l’abbrégé des sciences, & leur laisser [s]on art qui conioint
les fleurs du bien dire auec les fleurs du sçauoir pour former leur esprit & leur langue à
la predication, faire reluire en leur bouche le foudre de l’eloquence pour effroyer &
abatre le monstre de l’heresie, & des mesmes mains qu’ils esleueront au Ciel par
l’oraison, esleuer les ames & les cœurs plus terrestres à Dieu par les beaux Liures de
deuotion qu’ils mettront en lumiere, pour donner le iour de la pieté à ceux qui ne
viuent que dans les tenebres de toute erreur ». L’Abbregé des longues estudes fut par
ailleurs brocardé par Charles Sorel, qui nomme son auteur le « seigneur d’Alaric », au Ve
livre de La Vraie Histoire comique de Francion, dans l’édition de 1626 (éd. É. Roy, Paris,
1926, II, p. 94), ainsi que l’a noté É. Colombey dans son édition de ce dernier ouvrage
(Paris, 1858, p. 220, note 1, non reprise par Roy), Sorel paraissant ainsi être la source de
Naudé, puisque ce dernier nomme lui aussi Alary « Alaric ». Mais ce n’est pas
seulement l’Abreggé qui fut moqué, ce fut aussi la figure même d’Alary. Selon Colletet,
en effet, il « portait au milieu de la cour même une longue et épaisse barbe, un chapeau
d’une forme haute et carrée, qui n’était pas celle du temps, et un long manteau double
de longue peluche, qui lui descendait plus bas que les talons, et qu’il portait même
souvent pendant les grandes chaleurs de l’été, ce qui le distinguait des autres hommes,
et le faisait connaître du peuple qui l’appelait hautement philosophe crotté, de quoi, dit
Colletet, sa modestie ne s’offensait jamais » (Barbier, Examen critique et complément des
dictionnaires historiques les plus répandus, depuis les Dictionnaires de Moréri jusqu’à la
biographie universellement inclusivement, t. I, Paris, 1820, p. 20). Lignes qui frappèrent
suffisamment Victor Hugo pour qu’il écrivît dans Littérature et philosophie mêlées (Paris,
1834, p. 121-122) : « Tout le monde a entendu parler de Jean Alary, l’inventeur de la
Pierre philosophale des sciences […]. Colletet appelait Alary le philosophe crotté, Boileau
appelait Colletet le poète crotté. C’est qu’alors l’esprit et le savoir, ces deux démons si
redoutés aujourd’hui, étaient de fort pauvres diables. Aujourd’hui ce qui salit le poète
et le philosophe, ce n’est pas la pauvreté, c’est la vénalité ; ce n’est pas la crotte, c’est
la boue ».
14 Jugement de tout ce qui a esté imprimé contre le cardinal Mazarin…, éd. en 492

pages, p. 243 ; éd. en 717 pages, p. 312.


15 Alchimie et paracelsisme en France…, p. 579.
INTRODUCTION 11

à ces deux personnages 16. Or, un ensemble de documents totalement


ignorés, que je sache, des historiens de cartésianisme *, va nous per-
mettre de jeter un peu plus de clarté et sur l’allusion de Naudé et sur
la personne de Chandoux.

L’affaire Chandoux et Vassy


Il s’agit tout d’abord de trois pièces imprimées intitulées :
1) Summaria litis expositio, inter Nicolaum de Villiers Equitem,
D. de Chandoux, & Robertum le Toul D. de Vassy, in vtraque
Aualonensi, apud Burgundiones Præfectura Regis Consiliarum,
vtrumque perperam Reum, & ab inuidis calumniantibus, apud sum-
mum Regis Cognitorem malè delatum, atque ità è re nata, vtrumque
Actorem, quo scilicet, vterque sibi obiecti criminis etiam suspicione
liberatus, sese, suaque omnia, in pristinam asserat libertatem. Et
eundem Regis Cognitorem, reuera Actorem. Patribus totius Galliæ
Senatus Primarij, Conscriptis facta.
Cette Summaria litis expositio est signée « de Chandoux » et « de
Vassy ».
2) Factum, Pour Nicolas de Villiers Escuyer Sieur de Chandoux, &
Robert le Toul Sieur de Vassy Conseiller du Roy és Baillage &
Preuosté d’Auallon en Bourgongne, prisonniers en la Conciergerie du
Palais, defendeurs & incidemment demandeurs aux fins d’absolution
& mainleuée, &c. Contre Monsieur le Procureur General du Roy.
Ce Factum est signé « Monsieur Deslandes Rapporteur ».
3) Memoires, Pour Nicolas de Villiers Escuyer sieur de Chandoux,
& Robert le Toul sieur de Vassy Conseiller du Roy és Bailliage &
Preuosté d’Auallon en Bourgongne, Prisonniers en la Conciergerie du

16 Ibid., n. 37.
* Fâcheuse ignorance de ma part, les pièces du procès Chandoux/Vassy ayant été
signalées par Paul S. MacDonald dans « Descartes : The Lost Episodes », Journal of the
History of Philosophy, XL (2002), p. 437-460, ici p. 451-452. Malheureusement l’auteur les
a mal exploitées, ne les connaissant que par la notice du catalogue Opale de la BnF.
12 SYLVAIN MATTON

Summaria litis expositio, p. 1


INTRODUCTION 13

Palais, defendeurs & incidemment demandeurs aux fins d’absolution


& main leuée, &c. Contre Monsieur le Procureur general du Roy.
Ces Memoires ne sont pas signés.
Dès leur titre, ces pièces nous fournissent de précieux rensei-
gnements :
— Elles révèlent le nom complet de Chandoux : Nicolas de Villiers,
sieur de Chandoux. Si dans l’état présent de ma recherche, il m’a été
impossible de situer le Chandoux dont Nicolas de Villiers se disait
sieur, il convient cependant de noter qu’existait un lieu-dit Chandou
dans la paroisse de Sainte-Colombe-des-Bois (Nièvre), à une soixan-
taine de kilomètres d’Avallon, où Vassy était conseiller.
— Elles accordent à Chandoux le titre d’écuyer mais non pas celui de
médecin.
— Elles éclairent le fait que Naudé (qui connaissait évidemment ces
pièces, dont il existe d’ailleurs un exemplaire à la bibliothèque
Mazarine 17) lie Chandoux et Vassy, lesquels non seulement furent les
co-accusés d’un même procès, mais encore, comme le montre le contenu
du Factum et des Memoires, menaient une recherche philosophique
commune et vivaient à Paris sous le même toit 18.
Aucune des trois pièces n’est datée ni ne mentionne une date
quelconque permettant de situer l’affaire, sur la chronologie de
laquelle il est seulement signalé que l’incarcération de Chandoux et
Vassy eut lieu en avril 19 et se prolongea au moins huit mois 20 .
Toutefois une indication des Memoires fournit un terminus ante quem.
En effet il y est dit que « deux mois auparavant leur prison
[Chandoux et Vassy] furent deuement aduertis de cette information ;
en suitte de laquelle […] ils furent trouuer Monseigneur le Cardinal de

17 Cotes 4° 11385-5 -6 -7.


18 Voir Factum, p. 3 (ci-après p. 223) ; Memoires, p. 6 (ci-après p. 233).
19 Factum, p. 1 (ci-après p. 221). La Summaria litis expositio (p. 1, ci-après p. 211)
parle de sept mois entiers (« per totum Septimestre »). Le Factum aura donc été rédigé
un mois après elle.
20 Voir Memoires, p. 9 (ci-après p. 239).
14 SYLVAIN MATTON

la Rochefoucaut 21, le Pere Recteur des Reuerends Peres Iesuites du


College de Clermont 22, le sieur Gamache Docteur en Theologie, &
depuis par occasion le Reuerend Pere Garasse à S. Louys, & le Pere
Siguerand 23, à dessein de les prier que s’ils auoient entendu parler de
ce que dessus, lesdits defendeurs ne fussent si malheureux d’estre
condamnez, sans estre ouys » 24. Or le père Philippe de Gamaches, né
en 1568, mourut le 8 juillet 1625 25. Quant au terminus post quem, il
nous est donné par au moins deux éléments. En effet les Memoires,
mentionnent une « carte » imprimée intitulée « Calendarium Natu-
rale Magicum », qui ne peut être que le Calendarium naturale magi-
cum perpetuum profundissimam rerum secretissimarum contempla-
tionem totiusque Philosophiæ cognitionem complectens paru sans
nom d’auteur et sans mention de lieu ni de date d’édition, mais qui fut
inventé par Johann Baptista Großschedel von Aicha, puis (à l’insu
de ce dernier) gravé par Theodor de Bry et imprimé à Francfort-sur-
le-Main par Matthaeus Merian en 1618 26. Ils affirment en outre que
cette « carte » est « imprimee depuis trente ou quarante ans » 27, ce qui
est une exagération manifeste, probablement due à une mauvaise
lecture par le prote de chiffres arabes dans le manuscrit (soit « 3. ou
4. ans », qu’il aurait lu « 3o ou 4o ans »), ce qui nous repousse aux années

21 François de La Rochefoucauld (1558-1645).


22 Jean Filleau, ou Fileau, recteur de 1620/1 à 1626 ; voir G. Dupont-Ferrier, Du
collège de Clermont au lycée Louis-le-Grand (1563-1920), t. III, Paris, 1925, p. 5.
23 Gaspar de Seguiran (1569-1644). Entré chez les jésuites en 1584, il fut confesseur

de Louis XIII de 1621 à 1625. C’est entre ses mains que Théophile de Viau abjura en
septembre 1622 le protestantisme et il émit un avis favorable à la suppression avant sa
publication de La Doctrine curieuse des beaux esprits de ce temps ou pretendus tels (Paris,
1623) de François Garasse ; voir F. Lachèvre, Le Procès du poète Théophile de Viau (11 juillet
1623 – 1er septembre 1625), Paris, 1909, p. 121.
24 Voir Memoires, p. 3 (ci-après p. 230).
25 Voir P. Féret, La Faculté de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres. Époque

moderne, t. IV, Paris, 1906, p. 327-329. Dictionnaire de théologie catholique, t. VI, Paris, 1920,
col. 1141 (art. de B. Heurtebize) ; Dictionnaire de biographie française, t. XV, Paris, 1980,
col. 295. Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques, t. XIX, Paris, 1981, col. 956.
26 Voir Carlos Gilly, Magia, alchimia, scienza dal ’400 al ’700, L’influsso di Ermete

Trismegisto, Florence, 2002, II, p. 158-159.


27 Memoires, p. 6 (ci-après p. 233).
INTRODUCTION 15

Le Calendarium naturale magicum perpetuum


16 SYLVAIN MATTON

1621/22, voire 23/24 si l’on tient compte du temps nécessaire à la


diffusion de ce Calendarium depuis Francfort jusqu’à Paris. Nous
obtenons ainsi une fourchette large, celle des années 1621-1625, et une
resserrée, de 1623-1624. C’est cette dernière que confirme le terme
d’« Invisibles » utilisé dans la Summaria litis expositio et le Factum
pour désigner les Rose-Croix 28. En effet, ce qualificatif provient des
placards d’Étienne Chaume affichés à Paris entre juin et juillet
1623 29 et il avait été popularisé, entre autres, par le pamphlet
Effroyable Pactions faictes entre le diable et les pretendus Inuisibles
qui parut peu après cet affichage 30, ainsi que par l’Adresse au lecteur
de l’éditeur de l’Advertissement pieux et tres utile, des Frères de la
Rosee-Croix de Heinrich Neuhus (Paris, 1623) 31. Le procès de Chan-
doux et Vassy eut donc lieu entre la fin de 1623 et le mois de juin 1625.
Ces dates nous permettent de reconnaître le « Procureur General du
Roy » qui ordonna l’incarcération de Chandoux et Vassy et que les
pièces ne nomment jamais : il n’était autre que Mathieu Molé (1584-
1656) 32, celui-là même qui fit également enfermer Théophile de Viau
à la Conciergerie en 1623. Quant au rapporteur des accusés Chandoux
et Vassy, qui mena leur interrogatoire et signa le Factum, Deslandes

28 Voir Summaria litis expositio, p. 1 (ci-après p. 211) : « Inuisibilem » ; Factum, p. 1 :

« vne imaginaire Inuisibilité » (ci-après p. 221).


29 Voir sa reproduction par Naudé, Instruction à la France sur la verité de l’histoire des

Freres Roze-Croix, Paris, 1623, p. 27 : « Nous deputez du College principal des Freres de la
Roze-Croix, faisons sejour visible & inuisible en cette ville, par la grace du Tres-haut, vers lequel
se tourne le cœur des Iustes […] ». Sur la date de l’affichage des placards, voir D. Kahn,
Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance…, p. 422-423 ; toute l’affaire de
la Rose-Croix en France est parfaitement exposée par Kahn dans le chapitre 4.2. : « La
mystification rosicrucienne en France », p. 413-499.
30 Effroyable Pactions faictes entre le diable et les pretendus Inuisibles. Avec leurs damnables

Instructions, perte deplorable de leurs Escoliers, et leur miserable fin, s. l., 1623.
31 Advertissement pieux et tres utile, des Frères de la Rosee-Croix : A sçavoir : S’il y en a ?

Quels ils sont ? D’où ils ont prins ce nom ? Et à quelle fin ils ont espandu leur renommée ? Escrit,
et mis en lumiere pour le bien public. Par Henry Neuhous de Dantzic, Maistre en medecine et
philosophie. P. en Nörbisch. H., Paris, 1623, « Au Lecteur Curieux », p. 3 et 5.
32 Il avait été nommé procureur général en 1614. Sur lui, voir baron de Barante, Le

Parlement et la Fronde. La vie de Mathieu Molé, Paris, 1859.


INTRODUCTION 17

Mathieu Molé
18 SYLVAIN MATTON

(1534-ap. 1627) 33, il était alors doyen du Parlement et il fut aussi le


rapporteur de Théophile 34.
Voyons maintenant ce qui déclencha le procès et quels furent les
chefs d’accusation.
Les Memoires expliquent qu’il se colportait qu’un certain père Dies
(sur lequel je n’ai rien su trouver)
« auoi[t] dit en ses discours familiers, que les saincts Peres de
l’Eglise ont esté peu sçauants en l’intelligence de l’Escriture
saincte, que dans peu de temps l’on supprimeroit leurs œuures,
que l’on n’auroit plus recours pour les sciences necessaires qu’à
trois liures, sçauoir est à la Bible, à Kunrath, & à quelque
autre dont les defendeurs ne sont point memoriés ; & qu’il ne co-
gnoissoit que deux hommes, l’vn nommé de Chandoux, & l’autre
de Vassy, qui puissent parfaictement entendre ces liures » 35.
Notons que c’est manifestement ce passage qu’avait en mémoire
Naudé lorsqu’il écrivit le morceau du Mascurat cité plus haut 36, et
l’on peut même se demander, comme me le suggère Didier Kahn, si ce
ne sont pas ces propos du père Dies et l’affaire Chandoux/Vassy
qu’ils entraînèrent qui furent à l’origine de la censure de l’Amphi-
theatrum sapientiæ æternæ de Heinrich Khunrath (1560-1605) 3 7
prononcée par la Sorbonne le 1er mars 1625 38. Quoi qu’il en ait été, les-
dits propos suffirent à faire suspecter Chandoux et Vassy par de

33 Ces dates nous sont fournies par les Mémoires de Garasse (François), éd.

Ch. Nisard, Paris, 1860, qui nous apprennent (p. 242-243) qu’à la mort du père Coton
(19 mars 1626) Deslandes avait 92 ans et (p. 283) qu’il vivait toujours en 1627.
34 Voir F. Lachèvre, Le Procès du poète Théophile de Viau (11 juillet 1623 – 1er septembre

1625), éd. cit., p. XLVI.


35 Memoires, p. 1 (ci-après p. 227).
36 Rappelons qu’en 1628 Giovanni Francesco Guidi di Bagno choisit Naudé comme

bibliothécaire et l’emmena à Rome. Naudé a donc pu aussi s’entretenir avec le nonce


du pape du discours que Chandoux avait fait chez lui, à Paris.
37 Sur H. Khunrath, voir la notice de J. Telle dans W. J. Hanegraaff (éd.), Dictionary

of Gnosis & Western Esotericism, Leyde, 2005, II, p. 662-663.


38 Sur cette censure, voir D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la

Renaissance…, p. 569-574.
INTRODUCTION 19

mauvaises langues tout à la fois « d’vne imaginaire Inuisibilité, de


Magie, d’Atheisme, & de Dogmes » 39, scil. de dogmatiser 40.
La perquisition opérée, à la demande de Mathieu Molé, au domi-
cile de Chandoux et Vassy donna lieu à la saisie du Calendarium
naturale magicum déjà mentionné ainsi qu’à des livres « qui portent
dans leur face, la marque d’estre sortis d’vne Compagnie, qu’on nom-
me communément les Freres de la Croix-Rozée », et dont Chandoux et
de Vassy avaient « faict traduire ceux de l’idiome Allemant en
Latin » 41, en sorte que « l’original & la traduction s’en estant treuuee
parmy leurs liures a faict inferer audit Sieur Procureur General, que
lesdits de Chandoux & de Vassy estoient de cette Compagnie » 42.
Furent également saisis des manuscrits de « deux sortes, les vns escrits
de la main dudit de Vassy, ou bien de quelqu’autre main estrangere,
& ceux là sont des Recueils que ledit Vassy a faicts sur ses lectures, &
les autres escrits de la main dudit de Chandoux, sont les conceptions
qu’ils ont euës sur la Physique, où à leur façon & selon la doctrine
qu’ils suiuent, ils traictent des choses, & en discourent par les raisons
primitiues » 43. Parmi ces derniers se trouvait un Traicté de l’homme
sur lequel s’étendent les Memoires :
« En ces escrits il s’est trouué vn traicté de l’homme, qu’ils
distinguent selon leur ordre en trois parties, en son com-
mencement, en la force de sa multiplication, & en sa mort : pour
son commencement ils ont faict cognoistre l’homme estre

39 Factum, p. 1 (ci-après p. 221). Voir aussi Summaria litis expositio, p. 1 (ci-après

p. 211) : « in supremi tandem Cognitoris Regis aures insusurrarunt, vtrumque Nostrûm,


prauo cuidam, & insolito, (vanum vtrumque) scientiarum generi addictum, & sic
proculdubio (bona verba quæso) Inuisibilem, Magum, Dogmatistam, & Atheum esse ».
40 Voir Furetiere, Dictionnaire universel contenant generalement tous les mots françois

tant vieux que modernes, et les termes de toutes les sciences et des arts, La Haye, 1690, s. v.,
« DOGMATISER. v. n. Enseigner quelque chose contre la foy, contester les veritez de la
Religion. On ne recherche point en France les Heretiques, mais il est defendu de
dogmatiser, d’enseigner des opinions nouvelles ».
41 Il s’agit probalement entre autres des manifestes de la Rose-Croix et du Speculum

Sophicum Rhodo-Stauroticum de D. Mögling (voir ci-après p. 66).


42 Memoires, p. 6 (ci-après p. 233).
43 Id., p. 8 (ci-après p. 236).
20 SYLVAIN MATTON

Heinrich Khunrath
INTRODUCTION 21

composé de Corps & d’Ame, que l’Ame est indiuiduelle &


creée, que le Corps est produit par la semence specifique du
masle & de la femelle ; au second ils ont discouru de la
multiplication commandee & benie de Dieu, de quels moyens
naturels Dieu a voulu que l’on se soit seruy pour cet effect, &
comme ils operent : En troisiesme lieu, ils ont parlé des
maladies de l’homme, de la vieillesse, & en fin de sa mort, se
tenans tousiours attachez aux sainctes Lettres, qui disent, que si
l’homme n’eust point preuariqué, il n’eust esté chassé du
Paradis terrestre, & par consequent eust conserué son corps de
corruption, puis que l’arbre de vie y estoit, que Dieu auoit
ordonné pour la conseruation de sa santé : ayans touché en cette
suitte tout plain d’autres considerations, touchant l’homme, &
sa vie, qu’ils ont tousiours conclud deuoir finir, parce que c’est
la peine du peché ordonnée de Dieu aux hommes. » 44
Mais si les Memoires mettent tant de soin à préciser la banalité et
l’orthoxodie du contenu de ce traité, c’est parce que c’était apparem-
ment sur lui que l’on s’était fondé pour accuser Chandoux et Vassy de
verser dans « l’erreur de Pelagius, qui a iustement esté condamné de
l’Eglise, & qui dict que l’homme se peut exempter de la condamnation
eternelle, par moyens naturels, les memoires donnez contre eux vou-
lant inferer qu’ils disoient que l’homme pouuoit en ce monde estre im-
mortel en son corps, & par consequent s’exempter de la damnation » 45.
En raison de tout cela, les chefs d’accusations retenus contre
Chandoux et Vassy furent « qu’ils sont Freres de la Croix-Rozée,
qu’ils sont Magiciens, Pelagianistes & Athees » 46 . Mais les deux
prévenus surent se disculper et finirent par être acquittés, ayant
bénéficié d’un avis favorable de la part de divers théologiens
jésuites et de la Sorbonne dont les noms ne sont pas précisés, ainsi que
de la part de celui dont Voltaire disait qu’il « trouvait partout des
44 Ibid.
45 Ibid.
46 Id., p. 6 (ci-après p. 231).
22 SYLVAIN MATTON

athées » et qu’il jugeait « le plus absurde et le plus insolent calom-


niateur, et en même temps le plus ridicule écrivain qui ait jamais été
chez les jésuites » 47 , de la part de l’ennemi juré de Théophile de
Viau, le père Garasse :
« Monsieur le Procureur General a faict voir leurs escrits, il y a
plus de six mois aux Reuerends Peres Iesuites & à quelques
particuliers de Messieurs de la Sorbonne, qui tous ont asseuré
ledit Sieur Procureur General, qu’il n’y auoit rien en iceux qui
meritast la prison, Le Pere Garasse l’ayant dit à plusieurs
personnes de merite & d’honneur, & qui sont cognus, & de-
meurent dans la bonne estime de la Cour, ayant continué de dire
que bien que ces escrits continssent de grandes curiositez, si ne
lisoit-il en eux rien de dangereux & digne de prison. Cette
verité a esté encor attestee par vn Docteur de Sorbonne, tres-
bien cognu, Ioint que lesdits de Chandoux & de Vassy les ont
faict voir à mesure qu’ils en ont mis au net quelque chose au
Reuerend Pere Mersene, Religieux des Peres Minimes, homme
fort docte & capable de iuger les choses rares & impor-
tantes. » 48
Nous avons ainsi quelques premiers éléments de réponse à la
question posée par les historiens du cartésianisme, qui est de savoir
quels étaient ces nova philosophiæ principia, pour reprendre les
mots de Borel, ou cette « philosophie qu’il voulait faire passer pour
nouvelle », comme parle Baillet, que Chandoux exposa chez le nonce
Guidi di Bagno. Les trois pièces du procès nous permettent en effet
d’éliminer l’hypothèse récemment émise par Richard Davis d’un
Chandoux épicurien 49 et de donner un contour moins imprécis à celle

47Lettre III sur Vanini, dans Melanges de Litterature, t. XI, Londres, 1773, p. 274.
48Memoires, p. 9 (ci-après p. 238).
49Voir Descartes : Belief, scepticism and virtue, Londres, 2001, p. 159 : « Nor we do
have much information about the content of De Chandoux’ talk, beyond the vague
description that it was an exposition of his ‘new philosophy’ (letter to Villebressieu,
CSMK : 32 ; AT I : 213 : ‘[…] le discours de M. de Chandoux touchant sa nouvelle philoso-
INTRODUCTION 23

qui se dessine en creux quand Henri Gouhier note que chez le nonce,
après le discours de Chandoux, « peut-être Descartes s’est-il déclaré
à la fois contre la physique d’Aristote et contre la pseudo-science de
certains novateurs en quête de quelque magie naturelle » 50.
Les livres saisis à leur domicile et surtout les traductions qu’ils fi-
rent exécuter nous autorisent à soupçonner, comme le fit Mathieu
Molé, plus qu’un intérêt, une sympathie de Chandoux et Vassy pour
le courant “rosicrucien” qui se développa rapidement à partir de la
publication des manifestes Rose-Croix. Toutefois, du point de vue
philosophique ce courant était très loin de posséder une doctrine ho-
mogène 51. Il eût donc été fort éclairant de pouvoir déterminer quels
étaient les textes rosicruciens qui furent saisis à leur domicile ; mais
cela nous est impossible tant la littérature pro et anti Rose-Croix
était déjà abondante vers 1623 (Carlos Gilly a recensé près de 400 ou-
vrages ! 52). Nous pouvons cependant dégager quelques points à peu
près communs tant aux auteurs des manifestes qu’à ceux qui les défen-

phie’). But it is not wild to suppose that it may have been of neo-Epicurean inspiration
in opposition to Aristotelian physical theory ; that, at least, would have been a live
option (see Joy 1978 : 66 ; Jones 1989 : Chapter 7). Though it is just a supposition, if De
Chandoux was setting out some form of Atomism, then we can explain Descartes’
dissatisfaction with what was said, and the response he sought in his audience. As a
rival to Scholasticism, De Chandoux’ views would suffer from the same defect as what
they were meant to replace : dependence on (credulous) empirical techniques. Rela-
tive to the method he took himself to have discovered as having the same certitude as
arithmetic (Baillet 1691 : I, 163 ; cf. Reg. II, CSM I : 13), all such projects would be
doomed to be merely true-seeming or plausible (‘vraisemblable’, ‘plausible’). If so, Des-
cartes’ response was to follow in the Arcesilaus’ and Carneades’ footsteps and to argue
in utramque partem. First, he took one of De Chandoux’ best-received theses and piled a
dozen equally probable arguments against it ; and them he took one, presumably
Scholastic, thesis that was not accepted by those present and defended it with just as
many equally probable arguments. »
50 La Pensée religieuse de Descartes, op. cit., p. 60.
51 Ainsi Naudé écrivait dans Instruction à la France sur la verité de l’histoire des Freres

Roze-Croix, p. 20 : « Car ie vous demande, Messieurs, apres auoir leu leurs liures,
fueilleté leurs escrits, dechiffré leurs enigmes, auez-vous iamais peu conceuoir leurs
desseins, remarquer leurs principes, ou entrer en cognoissance de quelqu’vne de leurs
conclusions ? »
52 Voir C. Gilly, Cimelia Rhodostaurotica, Amsterdam, 1994, p. 76-77 ; cité par

D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance…, p. 418.


24 SYLVAIN MATTON

dirent et/ou s’en réclamèrent, en particulier ces figures majeures que


furent Michel Maier et Robert Fludd. En effet, si nous laissons de côté
le millénarisme et le projet de réaliser l’unité politico-religieuse des
chrétiens, les écrits se réclamant de la Rose-Croix se caractérisent
d’abord par l’affirmation d’une philosophie chrétienne qui se veut
une philosophie “mosaïque”, en tant qu’elle fonde sa physique sur la
Genèse 53, et “hermétique”, en tant que, conformément à la tradition
de la prisca theologia popularisée par Marsile Ficin, elle considère
qu’Hermès l’Égyptien avait été enseigné par Moïse lui-même. Cette
philosophie s’affichait comme opposée à celle d’Aristote, dont le
manifeste de la Fama fraternitatis avait stigmatisé les sectateurs,
avec ceux de Galien et du pape 54, et que certains penseurs, tel Fludd,
ne se privèrent pas d’attaquer, parfois très violemment ; mais elle
n’était pas en réalité foncièrement antiaristotélicienne. Ainsi, les
“rosicruciens” n’adoptèrent en physique ni l’atomisme ni le méca-
nisme naissant, mais s’accordèrent avec les péripatéticiens en recon-
duisant la distinction entre un monde supralunaire incorruptible et un
monde sublunaire soumis à la génération et à la corruption, ou encore
l’hylémorphisme fondé sur les notions de forme et de matière, d’acte
et de puissance ; et quand ils se séparaient d’Aristote, c’était sur des
questions certes importantes, mais pour ainsi dire secondaires dans la
mesure où elles n’entraînaient pas une ruine complète de la physique
du Stagirite, telle celle du nombre des principes et des éléments cons-
titutifs des mixtes. En ce sens l’on peut dire, pour reprendre les termes
de Baillet, qu’ils avaient beaucoup moins « d’éloignement pour la
philosophie d’Aristote ou des Péripatéticiens qu’un Bacon, un
Mersenne, un Gassendi, un Hobbes » 55. La principale originalité de
cette philosophie chrétienne était sans doute de soutenir — sous l’in-

53 Voir par ex. Fama Fraternitatis, éd. Francfort, 1617, p. 30 : « Auch ist vnser

Philosophia nichts newes/ sondern wie sie Adam nach seinem Fall erhalten/vnd
e
Moses vnd Salomon geubet ».
54 Id., p. 10.
55 Voir ci-dessus p. 5.
INTRODUCTION 25

fluence notamment du paracelsisme et de l’alchimie qui poursui-


vaient le rêve d’une médecine universelle — la possibilité d’une ré-
génération de l’homme par lui-même devant lui permettre de retrou-
ver son état de perfection adamique, lequel se distinguait par l’im-
mortalité et un savoir universel. Or la constitution de celui-ci étant
la voie d’accès à celle-là, et cette constitution nécessitant une « ré-
forme générale » des arts et des sciences, réclamée dès la Fama fra-
ternitatis 56, les “rosicruciens” participèrent eux aussi à cette recher-
che d’une méthode universelle qui, de Bacon à Leibniz en passant par
Descartes et Comenius, occupa les philosophes de l’âge classique. Ils
la trouvèrent tant dans la kabbale que dans l’art de Lulle.
Ce sont ces divers traits que les trois pièces du procès nous font voir
chez Chandoux et Vassy : la proclamation d’un strict attachement
« au Docteur qui a escrit de la creation du Monde (c’est Moyse) » 57 et
que leur philosophie était “très exactement la science d’Hermès
Trismégiste, de Socrate, de Platon et des anciens et des modernes les
plus savants” 58 ; une probable croyance — en dépit de leur dénégation
lors de leur interrogatoire — en la possibilité d’une prolongation
indéfinie de la vie humaine ; un intérêt pour la kabbale, que les
accusés, toujours lors de leur interrogatoire, dirent limité à la seule
« cabale du Bereschit » 59, c’est-à-dire celle qui a pour objet l’« intel-
ligence de [la] Nature » 60, ce dont leur intérêt pour l’Amphitheatrum
sapientiæ æternæ de Khunrath nous permet de douter ; enfin une ad-
hésion revendiquée à « la philosophie de Lulle et de ses disci-
ples » 61, adhésion qui était particulièrement forte chez Vassy.

56 Fama fraternatatis, éd. cit., p. 10 (« general Reformation »).


57 Memoires, p. 8 (ci-après p. 236).
58 Voir Summaria litis expositio, p. 1 (ci-après p. 215) : « ipsissimam esse Hermetis
Trismegisti, Socratis, Platonis, & omnium veterum, necnon & Neotericorum
doctissimorum scientiam ».
59 Memoires, p. 6 (ci-après p. 236).
60 Id. (ci-après p. 235).
61 Voir Summaria litis expositio, p. 1 (ci-après p. 215) : « Nos sumus amplexati Natu-

ralem, eamque non verbo-tenus superficialem, sed centralem Lullij & eius sequacium
Philosophiam ».
26 SYLVAIN MATTON

Robert le Toul, sieur de Vassy, apôtre du lullisme


En effet, Robert Le Toul, sieur de Vassy (et non « Le Foul » comme
le nomment à tort les bibliographes et catalogues de bibliothèques à
la suite de la Bibliotheque des auteurs de Bourgogne de l’abbé Papil-
lon 62), dont nous ignorons jusqu’aux dates de naissance et de mort
(laquelle survint entre 1649 et 1667) 63, publia une dizaine d’année
après le procès deux recueils de traités lulliens traduits par ses soins.
Le premier, paru en 1632, à Paris, a pour titre Le Fondement de l’arti-
fice universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle. Sur lequel on
peut appuyer le moyen de parvenir à l’encyclopédie ou universalité
des sciences, par un ordre methodique, beaucoup plus prompt et
vrayement plus facile qu’aucun autre, qui soit communement receu. Le
tout fidellement traduit au pied de la lettre de latin en françois. Le
second, paru en 1634, toujours à Paris, s’intitule Le Grand et Dernier
Art de M. Raymond Lulle, Me. és arts liberaux, et tres illustre profes-
seur dans la sacree theologie. Fidellement traduict de mot à autre
par le sieur de Vassy, conseillier du Roy, és bailliage et prevostez
d’Avallon en Bourgougne, secretaire general et docteur lulliste de
l’ordre, milice et religion du S. Esprit. Mais Vassy ne se contenta pas
de diffuser l’art de Lulle simplement par ses traductions, si nous en

62 Voir Ph. Papillon, Bibliotheque des auteurs de Bourgogne, Dijon, 1742, II, p. 343 ; la

forme « le Toul » est donnée non seulement par les pièces de son procès mais encore
par le privilège de ses ouvrages (voir ci-après p. 42). Seul, semble-t-il, J. N. Hillgarth,
Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, Oxford, 1971, p. 304, le nomme
correctement Robert le Toul.
63 La date de 1649 est fournie par le passage, cité ci-après, de la mazarinade Ry-

maille sur les plus celebres bibliotieres de Paris. Par le Gyrovague Simpliste ; celle de 1667 par
le passage, cité ci-après, de l’Apologie de la vie et des œuvres du bienheureux Raymond Lulle
d’A. Perroquet. La « Notice sur Robert-Le-Foul, sieur de Vassy. Conseiller du roi au
bailliage et prévôté d’Avallon » que lui a consacrée le Vte de T. Montalembert dans le
Bulletin de la Société des sciences historiques et naturelles de l’Yonne, XI, Auxerre, 1857, p. 390-
400, et qui ignore l’épisode du procès, n’apporte à une exception près (celle de thèses
qu’aurait écrites Vassy, voir ci-après p. 32) aucun renseignement sur sa vie. Voir par
ailleurs J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, Oxford, 1971,
p. 301-309 ; P. Rossi, Clavis Universalis, Arts de la mémoire : logique combinatoire et langue
universelle de Lulle à Leibniz, traduit de l’italien par P. Vighetti, Grenoble, 1993, p. 166-167.
INTRODUCTION 27

croyons Antoine Perroquet. Celui-ci écrit dans son Apologie de la vie


et des œuvres du bienheureux Raymond Lulle (Vendôme, 1667) :
« Monsieur de Vassy, est venu presqu’en mesme temps [que le
père Yves de Paris] ; & quoy que nous ne voyons aucun œuvre de
sa main, par lequel sa science soit reconnuë ; il a neanmoins
laissé plusieurs livres vivans qui rehaussent son merite, & ren-
dent tous les jours témoignage de l’excellence de son esprit ; Ce
sont les disciples qu’il a faits, & qui ont profité de sa doctrine.
C’est luy qui a fait revivre Raymond Lulle en France, & qui a
donné l’envie à quantité d’honnestes gens de s’appliquer entie-
rement à son Art. La pluspart desquels sont personnes de qua-
lité, de merite et de probité : comme Monsieur l’Abbé de la
Riviere, Mr. l’Abbé Dupont, Mr. Closse Chanoine de Beauvais,
Mr. l’abbé de S. Martin*, Mr. de Marneuf, Mr. de Cocherel, Mr. de
Montarsy, M r . Esprit qui a fait profession particuliere de
communiquer à plusieurs les belles lumieres qu’il a receuës en
partie du Sr. du Vassy son maistre, & qu’il a en partie acquises
par son propre genie, & avec beaucoup de gloire & de succez. » 64
La plupart de ces « personnes de qualité, de merite et de probité »
demeurent mystérieuses. Dans son précieux Ramon Lull and Lullism
in Fourteenth-Century France (1971), Jocelyn Nigel Hillgarth à
montré, citant un texte Charles Sauvage, prieur de Saint-Victor, que
l’abbé de La Riviere était « M. de la Rivière de Goubis, Angevin,
gentilhomme d’honneur et de condition, qui a accompagné la Reine
defunte Marie de Médicis dans son esloignement de France jusqu’à sa
mort » 65 . Par ailleurs Hillgarth incline à identifier « M r . Esprit »
avec Jacques Esprit (1611-1678), l’auteur de la Fausseté des vertus

* Voir l’Addendum ci-après, p. 135.


64 Apologie de la vie et des œuvres du bienheureux Raymond Lulle, Vendôme, 1667, p. 77-

78. Cette édition se rencontre aussi avec un autre titre : La Vie et le martire du docteur
illuminé le bienheureux Raymond Lulle. Avec une apologie de sa sainteté et de ses œuvres contre le
mensonge et la médisance.
65 Voir J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, p. 307.
28 SYLVAIN MATTON

humaines (1678), mais où l’on ne trouve nulle trace de lullisme 66. Pour
notre part, nous croyons qu’il s’agit de l’autre personnage envisagé
comme possible, mais non privilégié, par Hillgarth, le capucin
Esprit Sabbathier (ou Sabatier, † 1676/77), auteur d’un ouvrage
gravé donné à la fois dans une version latine et dans une version
française, l’Idealis umbra sapientiæ generalis / l’Ombre idéale de
la sagesse universelle, publiée posthume à Paris en 1679 par les soins
du R. P. François-Marie de Paris 67. La réticence de Hillgarth vient
de ce qu’il remarque que certes le « R. Pere Esprit Sabatier Capucin »
est mentionné par l’un des disciples de Vassy énumérés par Perroquet,
« M r. de Montarsy », dans son Traité de la raison 68 et dans un ma-

66 Id., p. 306-307. Sur J. Esprit, voir l’article de J. Lesaulnier in L. Foisneau (éd.), The

Dictionary of Seventeenth-Century French Philosophers, Londres, 2008, I, p. 441-444.


67 On en trouve un compte rendu instructif dans le Journal des sçavans pour l’année

M.DC.LXXIX, Paris, 1679, p. 142-143 (éd. Amsterdam, 1680, p. 166-167), le rédacteur


expliquant : « C’est un Ouvrage de vingt années. Le Pere Esprit Sabathier de la Pro-
vince de Paris en est l’Autheur. L’embarras qui se trouve dans la pluspart des Sciences,
la difficulté qu’il y a de les apprendre & de les bien enseigner, & la longue suite d’an-
nées qu’il faut employer pour s’y rendre habile avoit fait rechercher à ce Pere une me-
thode facile pour éviter tous ces inconveniens. Il s’estoit proposé pour cet effet de re-
duire routes les Sciences à une seule & universelle par l’uniformité d’une methode ge-
nerale dont les Principes & les Regles pussent s’appliquer à toutes les particulieres. Il
avoit assemblé pour cela dans une carte quasi tout ce qu’il y a dans l’Univers, & qui
peut tomber dans la pensée pour en composer un nouveau Systême, même les choses
les plus abstraites & les plus éloignées des sens qu’il expliquoit par des Hierogliphes pour
faire entrer la science dans l’esprit par les yeux & par l’imagination. Mais comme à sa
mort la chose n’estoit pas entièrement achevée, le Pere François Marie de Paris du mes-
me ordre y a travaillé pendant trois ans depuis la mort de l’Auteur pour y mettre la der-
niere main. L’estime que feu M. l’Archevesque de Paris [Hardouin de Beaumont de Pé-
réfixe] faisoit de cette methode apres un petit essay que le Pere Sabathier luy en avoit
fait faire, & celle que plusieurs autres personnes en ont témoignée, fait connoistre
l’avantage que l’on peut tirer de cet ouvrage, qui n’a d’ombre & d’obscurité que ce que
la modestie de l’Auteur en fait paroistre dans le Titre, soit pour rafraîchir & ordonner en
un moment les idées de toutes les Sciences que l’on possede, ou pour s’instruire en peu
de temps de celles que l’on ne sçait pas encore. » Une réédition de la version française
seule, avec une préface de François Secret, en a été faite par László Toth, Milan, 1998.
68 Voir Traité de la raison, cité ci-dessous n. 89, p. 26-27 : « Ainsi par la Raison l’on

peut resister aux doutes, aux difficultez & aux erreurs, & à tout ce qui s’oppose à la
verité : puisque la Raison peut estre le soustient de la verité, & que par son moyen, on
peut la croire ou la connoistre, & se soustenir dans la Foy, & mesme resister à tout ce qui
peut la combattre. Le R. P. Yves Capucin a fait un excellent Traité de la Theologie na-
INTRODUCTION 29

nuscrit de Charles Sauvage 69, mais que ni l’un ni l’autre ne disent


qu’Esprit Sabbathier était lulliste 70. Cependant, dans l’Ombre ide-
ale de la sagesse universelle, Esprit Sabbathier est expressément
associé à Lulle à propos de l’« ideholosophiscie », par quoi il désigne
la science qui « Regarde L’Univers de Tous costés, et en Tout Sens » et
qui comprend « la Kabbalistique, la Ieroglyphique, la Mytholo-
gique, l’Enigmatique, la Paremique, la Parabolique, L’Alphabetique,
la Squematique : celle de Pythagore‹,› de R. Lulle : la Catholique
chrestienne, la Chrestienne Kabbalistique » 71.
L’identification de « M r. de Montarsy » n’est pas problématique.
Comme l’a vu Hillgarth, ce ne peut être que Pierre Baudouin, sieur de
Nequen-Montarcis, qu’une version du privilège royal accordé pour la
publication de ses ouvrages, daté du 15 décembre 1654 et signé « De
Bourges », dit être « Secretaire des Commandemens de MADAME la
Princesse Catherine de Lorraine, petite-Fille de France », tandis
qu’un autre version le dit « Secretaire des Commandements de
Madame de Remiremont Petite Fille de France » 72, laquelle pourrait

turelle, où il fait voir des raisons fort solides pour le soustien de nos Mysteres : Le R. Pere
Esprit Sabatier Capucin, nous fait esperer quelque chose de fort admirable, touchant
cette matiere, ainsi qu’il en a fait voir le dessein en une figure qu’il a composée, pour
parvenir à l’Encyclopedie. »
69 J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, p. 307-308.
70 Voir J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, p. 307, n.

208 : « He [Esprit Sabatier] is mentioned by Montarcis, Traité de la raison […], pp. 26 f.,
as one of those who seek to provide rational support for the faith, and especially as
having devised ‘une figure pour parvenir a l’Encyclopédie’. There is another reference
to this figure (‘Pater Esprit, in figura enciclopedica’) in B. N. lat. 15097, fol. 257, one of
Sauvage’s manuscripts […], where others authors, including Lull, are listed. But
neither Montarcis nor Sauvage expressly states that P. Esprit Sabatier was a Lullist (or a
layman), whereas the Esprit of Perroquet, Vernon [qui dans son Histoire du Bx. R. Lulle,
1668, p. 387, dit avoir contrôlé des actes sur ceux reçus de Majorque par le « Sieur
Esprit, Docteur en droit Canon, fort intelligent dans la science de nostre Lulle »] and
the Munich manuscripts was indisputably a Lullist and is never referred as Sabatier »).
71 Éd. L. Toth, f. [19]. C’est dans la même bande du tableau qu’est associé « le

Solitaire, ou le R. P. Esprit Sabbatier » avec « le Bienheureux Raymond Lulle ».


72 Voir Traité de la raison (cité ci-dessous note 89), « Extrait du privilege du Roy » :
« Par Lettres Patentes du 15. Decembre 1654. signé DE BOVRGE ; Il est permis à P. B. S.
D E M ONTARCIS, Secretaire des Commandemens de MADAME la Princesse Catherine
de Lorraine, petite-Fille de France, de faire Imprimer, vendre & distribuer par tel impri-
30 SYLVAIN MATTON

alors désigner Élisabeth-Marguerite d’Orléans (1646-1696), qui suc-


céda à l’âge de deux ans comme abbesse de Remiremont à sa grande
tante Catherine de Lorraine (1573-1648) 73. Montarcis possédait un
grand nombre de manuscrits de traités lulliens, qui furent acquis par
Ivo Salzinger (1669-1728), le curateur de la grande édition des Opera
de Lulle (Mayence, 1721-1724), et qui comprenaient, outre les œuvres
du docteur illuminé, seize volumes in-quarto de commentaires sur le
seul Ars generalis ultima 74 . Montarcis traduisit d’ailleurs certains
de ces traités, dont au moins deux célèbres apocryphes alchimiques,
le Testamentum et le Liber de quinta essentia, qu’il nomme Clavis
secretorum naturæ 75. Il composa aussi plusieurs ouvrages originaux,
dont certains sont restés manuscrits ou ont disparu. Il publia en 1651
un Traité des fondemens de la science generale et universelle 76 , mais

meur & Libraire que bon luy semblera, Le Traité des fondemens de la Science generalle &
universelle, & les Traitez des Arts & des Sciences, avec les Applications, & ce durant le temps
et espace de vingt ans […] ». Voir E. Rogent et E. Duran, Bibliografia de les impressions
lul.lianes, Barcelone, 1927, n° 231, p. 193. Traité des fondemens de l’astrologie, « Extrait du
privilege du Roy » : « PAR Letres patentes du 15. Decembre 1654. Signées de BOVRGES.
Il est permis à PIERRE Boudouin. Escuyer Sieur de Nequen Montarcis, Secretaire des
Commandements de Madame de Remiremont Petite Fille de France, de Faire Imprimer, vendre
& distribuer par tel Imprimeur & Libraire que bon luy semblera les Traités de Physique,
comme sont, la Meteorologie, la Physionomie, l’Astrologie &c. par luy inuentez &
Composez, & ce durant le temps de vingt ans […] ».
73 Voir M. A. Guinot, Etude historique sur l’abbaye de Remiremont, Paris, 1859.
74 Voir J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, p. 309.
75 Id.
76 Traité des fondemens de la science generale et universelle, où l’on voit la maniere de

trouver des maximes, immediates, et mediates : et la methode d’en tirer des theoremes, des
inductions, et des consequences, à la faveur desquelles on peut faire la recherche des plus hautes, et
des plus importantes veritez. Avec l’application de cette methode pour la preuve de quatre
propositions tres-fameuses. Propositions. Que Dieu est un en essence. Que Dieu produit, et opere
infiniment en soy. Que le monde a esté crée par l’estre tout-puissant. Que l’intelligence
apprehensive que l’homme peut avoir de Dieu par l’entendre, n’est pas une connoissance à l’ame,
qui destruise le merite de la foy, Paris, 1651.
76 Id., « Privilege du Roy », dernière page : « Donné à Paris le dix-huictiesme iour de

Iuin, l’an de grace mil six cents quarante-sept. Et de nostre regne le cinquiesme ».
77 Cet ouvrage ne comporte pas de page de titre. Il s’agit d’une planche dépliante,

qui constitue la « Table generale », suivie d’une Explication de la Table generale.


78 Cf. M. Mersenne, Universæ geometriæ, mixtæque mathematicæ synopsis, Paris, 1644,

Præfatio (n. p.) : « R. P. Dinetus, qui breui sed neruoso tractatu Dei existentiam & ani-
INTRODUCTION 31

dont le privilège avait été accordé dès 1647 77. Après 1654, date du
privilège, il fit imprimer une Table generale avec son Explication 78,
qui font suite au Traité des fondemens de la science generale et uni-
verselle. Il y mentionne un traité sur l’immortalité de l’âme,
apparemment perdu, en précisant que le père Mersenne l’a loué dans
la préface de son Universæ geometriæ, mixtæque mathematicæ
synopsis (1644), ce qui est exact, Mersenne y notant que ce sujet a été
traité par « le très subtil Montarcis, qui l’a abordé à partir des
premiers principes de la nature ou des sciences » 79 . Montarcis a
d’ailleurs très probablement rencontré Descartes chez Mersenne le 11
juillet 1644, si l’on en croit une lettre de Victor (et non pas Nicolas ou
Blaise) Meliand à Mersenne 80. En effet, Mersenne ayant proposé à
Meliand (à qui il avait dédicacé en 1634 ses Questions theologiques,
physiques, morales et mathématiques) 8 1 de lui faire rencontrer

morum nostrorum immortalitatem probat : Montarsius subtilissimus, qui ex primis


naturæ vel scientiarum principiis idem agressus est, & R. P. I. Lacombeus noster, qui
Philosophiam & Theologiam nouam adeo feliciter condidisse mihi videtur, ex idearum
diuinarum comtemplatione & variis participationis gradibus, quibus ad Deum creaturæ
referuntur. » Cité par J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France,
p. 310-311, n. 223.
80 Paris, BnF, naf 6205, p. 414 (f. 202) ; voir Correspondance du P. Marin Mersenne,

XIII, Paris, 1977, p. 171-172 Nous donnons p. 32 la reproduction photographique et la


transcription de cette lettre.
81 Le dédicataire des Questions theologiques, physiques, morales et mathématiques ne

peut être Nicolas Meliand, frère de Blaise, comme l’affirment les éditeurs de la Corres-
pondance du P. Marin Mersenne, IV, Paris, 1955, p. 203. En effet ce Nicolas Meliand ne fut
jamais « Thresorier de France » comme le qualifie Mersenne dans sa dédicace, tandis
que Victor devint « Secretaire du Roi le 3 Avril 1610 », fut « Tresorier de France à Bour-
ges » et « vivoit encore le 15 avril 1641 » selon La Chenaye-Desbois (Dictionnaire de la
noblesse, 2e éd., t. X, Paris, 1775, p. 17 ; voir aussi, pour sa réception comme secrétaire du
roi, A. Tessereau, Histoire chronologique de la grande chancellerie de France, Paris, 1676,
p. 290). Mais l’élément déterminant pour identifier l’ami de Mersenne nous est fourni
par N. Hillgarth, qui n’a curieusement pas su l’exploiter, puisqu’il écrit « It is irritating
to be unable to identify M. de Melian himself » (Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-
Century France, p. 308) et qu’il suit les éditeurs de la correspondance en estimant que
« He might be Nicolas Melian (more correctly Meliand or his brother Blaise » (ibid.).
Pourtant, en remarquant que «Unfortunately his Christian name nowhere occurs in
our sources », Hillgarth cite en note une note sur un manuscrit ayant appartenu à
Meliand, aujourd’hui à Munich, le Codex latinus monacensis 10561, i, fol. 2, dans la marge
de la Vita Raymundi, qui dit : « Hic tractatus non videtur esse Remundi Lulli — de ipso
32 SYLVAIN MATTON

Monsieur et Reverend Pere,


Je vous remercie tres affectueusement de l’honneur de vostre souuenir, et des deux
aduis qu’il vous a pleu me donner de puis peu. Le premier touchant cet excellent
homme de la vraye philosophie naturelle, qui communiqueroit franchement ce qu’il a et
ce qu’il sçait, pourveu que l’on procedde aussy librement et franchement avec luy, et
pour en examiner et considerer les principes et les causes auec leurs effects. Et le
deuxiesme est touchant l’arrivée de Monsieur des Cartes en cette ville, d’ou il se doibt
absenter dans peu de jours.
Je n’ay peu sur le premier vous aller veoir jusques à present, auec regret. Et ce
deuxiesme m’a faict resoudre de receuoir cet honneur demain matin, et, s’il m’est
possible, auec Mr. de Montarcys, plus capable que moy de veoir et entretenir ces deux
excellents hommes et extraordinaires esprits. Le tout au cas que vous ayez la com-
modité ou bien a tel autre jour et heure qu’il vous plaira me mander et me donner ce
bonheur, attendant lequel, je vous donne le bon soir et demeure,
Monsieur et Reuerend Pere,
vostre tres-humble et
Ce Dimanche Xme juillet 1644. tres affectionné serviteur,
Meliand
INTRODUCTION 33

Descartes, Meliand, dont on sait, grâce à Hillgarth, qu’il était lui-


même un fervent lulliste et un ami de Montarcis 82, répondit qu’il
viendrait « s’il [lui était] possible auec Mr . de Montarcys 83 , plus
capable que [lui] de veoir & entretenir ce[t] excellent[] homme[] &
extraordinaire[] esprit[] » qu’est Descartes 84 . Rapportant la ren-
contre, Baillet affirme que Descartes « reçut [M. Mélian] avec joye
au nombre de ses amis », mais ne parle pas de Montarcis 85. En 1657
Jean-Baptiste Morin (1583-1656) fit paraître une Defensio suæ
dissertationis de atomis et vacuo, adversus Petri Gassendi philoso-
phiam epicuream, où il accuse Montarcis, qui “avait été jadis son
distingué disciple en mathématiques au Collège Royal” (où Morin
avait été nommé en 1630), d’avoir pillé dans le Traité des fondemens
de la science generale et universelle son opuscule Quod Deus sit
(1635) où il démontrait mathématiquement l’existence de Dieu 86,
opuscule qu’il avait d’ailleurs amicalement offert à son “disciple
ingrat en mathématiques et en métaphysique” 87. Montarcis répliqua,

semper in tertia persona loquitur, nec in suo stilo proprio conscriptus est. V. M. » Or ces
initiales nous fournissent bien le prénom de Meliand : Victor ! Cette identification
s’harmonise avec la lettre (non datée) 902 bis de la Correspondance du P. Marin Mersenne,
IX, Paris, 1965, p. 559-560, dans laquelle Meliand dit envoyer à Mersenne « le livre de
Untzerus de Sale », Victor Melian s’intéressant, comme Montarcis et la plupart des
disciples de Vassy, à l’alchimie. Une circulaire de la Compagnie du Saint-Sacrement,
dont Meliand était membre, annonce son décès en novembre 1644 (voir A. Rébelliau, La
Compagnie secrète du Saint-Sacrement, Paris, 1908, p. 15 et 42).
82 Voir J. N. Hillgarth, Ramon Lull and Lullism in Fourteenth-Century France, p. 300-301.

Melian emprunta à Montarcis plusieurs manuscrits lullistes pour en faire des copies.
83 Et non pas « de Montarge » (!) comme l’écrivent et les éditeurs de la correspon-

dance de Descartes (A. T., IV, p. 128) et ceux de celle de Mersenne (XIII, p. 172).
84 Voir Correspondance du P. Marin Mersenne, XIII, Paris, 1977, p. 171-172.
85 La Vie de Monsieur Descartes, II, p. 217.
86 Quod deus sit, mundusque ab ipso creatus fuerit in tempore, eiusque providentia

gubernatur, selecta aliquot theoremata adversus atheos, Paris, 1635. Un fac-similé en a été
donné par les soins de J.-R. Armogathe et M. Martinet, Lecce, 1996. Pour une mise en
perspective de cet ouvrage dans l’histoire des idée, voir H. Schüling, Die Geschichte der
axiomatischen Methode im 16. und beginnenden 17. Jahrhundert (Wandlung der Wissens-
chaftsauffassung), Hildesheim, 1969 (p. 97-98 pour Morin).
87 Voir Defensio suæ dissertationis de atomis et vacuo, adversus Petri Gassendi philoso-

phiam epicuream, Paris, 1657, p. 90-92 ; nous reproduisons tout le passage ci-après,
Appendice III, p. 143-146.
34 SYLVAIN MATTON

entre 1657 et 1660, dans un bref Traité des fondemens de l’astrologie,


en accusant à son tour Morin non seulement d’avoir plagié avec son
Quod Deus sit un discours de Richard de Saint-Victor, mais encore,
preuves à l’appui, d’ignorer l’astrologie judiciaire qu’il prétendait
maîtriser. Montarcis s’y réfère à l’Astrologia gallica de Morin,
qu’il aurait donc connue avant sa publication, posthume, en 1661,
encore que cela soit contesté par l’auteur de la Vie de Maistre Jean
Baptiste Morin (1660) 88 . Enfin Montarcis fit paraître en 1668 un
Traité de la raison 89 , où il défend l’alchimie lullienne et d’où il
ressort qu’il connaissait les capucins Yves de Paris et Esprit
Sabbathier 90. Comme son maître Vassy, Montarcis eut des démêlés
avec la justice, mais pour un motif bien différent, puisqu’il fut pour-
suivi dans une affaire de rapt, en mai 1670, d’un fils de famille
anglais mineur de dix-huit ans, Christopher Wrays, par une certaine

88 Voir La Vie de Maistre Jean Baptiste Morin, natif de Ville-Franche en Baujolois, docteur

en medecine et professeur royal aux mathematiques à Paris. Enrichie de plusieurs reflexions


astrologiques sur ses principales actions, et de quantité de predictions illustres qu’il a faites en
differentes occasions, Paris, 1660, p. 46-47 : « c’est sans doute cette passion [la jalousie] qui
a aueuglé l’Auteur de l’escrit qui a donné lieu à cette digression au poinct de descrier
l’Astrologia Gallica ; que luy ny personne ne peut encore auoir veu, & de luy auoir faict
oublier, qu’il n’estoit pas moins honteux de payer son Maistre d’ingratitude, que
d’attaquer vn homme, quand il est mort. » Montarcis est nommé p. 59 « Montaras » et
dans l’index « Montareis ». Bayle a rapporté la querelle dans la note H de l’article
« Morin (Jean Baptiste) » de son Dictionnaire historique et critique, éd. Bâle, 1741, III,
p. 427. Nicéron l’a également évoquée dans ses Memoires pour servir à l’histoire des
hommes illustres dans la republique des lettres, t. III, Paris, 1727, p. 97, lesquels ont été
utilisés par le rédacteur de la notice « MORIN, (Jean-Baptiste) » du Nouveau Supplément
au Grand Dictionnaire historique, généalogique, géographique, etc. de M. Louis Moreri, pour
servir à la dernière édition de 1723 et aux précédentes, Paris, 1749, II, p. 170.
89 Traité de la raison, où l’on voit son origine, ce qu’elle est en Dieu, en l’art, et en la nature ;

et comment par son moyen l’on peut trouver la verité, passer aux aplications, et faire le retour
aux principes de cognoissance selon l’ordre de la nature, et selon la metode de la sçience generale.
Et où l’on voit encore quelques observations touchant les fondemens et les aplications de cette
science generale ; et qu’elle est l’utilité qu’on peut esperer du Traité de la clef des secrets de la
nature, composé par le bien-heureux martir Raymond Lulle, où il prouve par des raisonnemens et
des demonstrations, qu’il est possible de trouver des remedes pour conserver la vigueur et la santé
et pour guerir les malades; comme aussi de convertir les metaux imparfaits en argent ou en or, et
le mercure vulgaire en argent ; et mesme de composer des pierres precieuses aussi parfaites que les
naturelles, Paris, 1668.
90 Voir ci-dessus note 68.
INTRODUCTION 35

Marguerite Methelin (présentée comme une débauchée demeurant


chez Montarcis), de dix ans l’aînée du jeune homme, laquelle avait
tenté de l’épouser, en toute illégalité, pour profiter de sa fortune 91 :
Montarcis fut accusé d’avoir été l’un des comploteurs du rapt et d’être
intervenu auprès de prêtres de sa connaissance pour obtenir les pièces
nécessaires au mariage, mais nous ignorons quelle fut l’issue du pro-
cès. Signalons pour finir qu’il n’est pas impossible que ce soit lui que
plusieurs auteurs de la fin du XVIIe siècle mentionnent comme un
amateur de médailles 92.
Aux disciples de Vassy énumérés par Perroquet, nous devons join-
dre ce Monsieur de Bourges, « Conseiller du Roy, & Tresorier Payeur
de Messieurs les Tresoriers de France, à Orleans », à qui Vassy dédia
le Fondement de l’artifice universel, de l’illuminé docteur Raymond
Lulle (et dont on peut se demander s’il n’était de la même famille,
voire la même personne, que le de Bourges qui signa le privilège royal
accordé à Montarcis pour la publication de ses ouvrages). Dans sa
dédicace Vassy écrit en effet à propos de leur collaboration : « le
trauail que nous auons supporté vous & moy, allans à la descouerte de
la pratique artificielle du Docteur Raymond Lulle » 93 ; et à propos
des fautes dans l’original imprimé : « d’autant que ie me suis contenté
de les vous indiquer et faire recognoistre à mesure qu’à liure ouuert, ie
vous ay exposé et declaré la naifueté de l’intention de nostre

91 Voir Factum pour dame Olymphia Tufton, vefve de Messire Guillaume Wrays, chevalier,

baronet anglois, ayant repris le procez au lieu du sieur Thomas Coke, gentilhomme anglois,
gouverneur de Messire Christophe Wrays, son fils, mineur, complaignante et demanderesse en
crime de rapt ; Monsieur le Procureur du Roy joint. Contre Guillaume Balantin, ecossois,
Dorothée Balantin, parisienne, Pierre Baudoüin dit Montarcis, et Marguerite Methelin, accusez
et deffendeurs, s. l. n. d.
92 Voir Pierre Bizot, Histoire metallique de la republique de Hollande, Paris, 1687,

« Avertissement » (non paginé), f. î[2v], ainsi que François Raguenet, Histoire d’Olivier
Cromwel, Paris, 1691, « Avertissement » (non paginé), f. î, Raguenet y précisant que des
médailles lui ont été prêtées « par Monsieur de Montarsy qui s’est acquis une si grande
considération, parmi les honêtes gens, par ses maniéres généreuses & obligeantes ».
93 Le Fondement de l’artifice universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle, Paris, 1632,

p. 4.
36 SYLVAIN MATTON

autheur » 94. Vassy nous apprend aussi incidemment que son étude du
lullisme remontait au moins à l’année 1617, puisqu’il confie :
« cette doctrine haute et profonde, dont à la verité le pur &
naif restablissement (mal gré l’enuie & la vaine arrogance)
sera deu en ce temps aux trauaux infatigables de 15. années 95 et
aux frequentes meditations que i’y ay faites et que ie continu-
eray auec satisfaction pour le bien du public le reste de mes
iours » 96.
Nous devons enfin ajouter le dédicataire du Grand et Dernier Art
de M. Raymond Lulle, Guillaume Tiffi, « Conseillier & Aumonier du
Roy, Intendant des Hospitaux de ses camps & armees, Vicaire Gene-
ral de l’Ordre Milice & Religion du S. Esprit » 97. Dans l’épitre dédi-
catoire, qu’il signe, nous l’avons vu, en qualité de « Secretaire Gene-
ral & Docteur Luliste, de l’Ordre Milice & Religion du sainct
Esprit » 98, Vassy rappelle à « l’Archi-hospitalier du sacré Hospital
de Montpellier, & consequemment au principal restorateur de la
Milice de ces zelez & genereux Cheualliers du Sainct Esprit » 99 :
« les frequentes & necessaires, entremises & solicitations que
i’ay este obligé de faire conioinctement auec vous pour ne point
manquer de ieter en vous & par vous les solides fondements de
la restauration reelle de c’est [sic] ordre, es lieux mesme es-
quelles premierement il a esté autrefois construict & erigé » 100.
Notons que dans ce même ouvrage Vassy publie une longue lettre
que lui avait adressée en 1629 le père Pacifique de Provins (René de
94 Id., p. 8.
95 Le privilège du Fondement de l’artifice universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle,
(cité ci-après p. 42-43) parle de « quinze ou seize ans ».
96 Le Fondement de l’artifice universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle, p. 6-7.
97 Le Grand et Dernier Art de M. Raymond Lulle…, Paris, 1634, épître « A Monsieur,

Monsieur Tiffi », f. ãijr (ci-après p. 138). Le prénom de Tiffi nous est fourni par une
lettre du 28 février 1635 (Paris, BnF, ms. Dupuy 659, f. 146) nommant J.-A. Alviset à la
charge de maître de l’hôpital du Saint-Esprit de Besançon.
98 Id, f. [ãvir] (ci-après p. 142).
99 Id., f. [ãiijv] (ci-après p. 139).
100 Id., f. [ãvv-ãvir] (ci-après p. 142).
INTRODUCTION 37

l’Escale, 1588-1648) 101, à propos d’une enquête sur Lulle que ce dernier
avait menée à Majorque en avril de la même année, en « reuenant du
Royaume de Perse & à la faueur des Galeres de Malthes » 102 ; mais on
ne saurait évidemment arguer de cette relation entre les deux
hommes pour faire du capucin missionnaire un disciple de Vassy, ni
même un lulliste.
Enfin, quelques minces bribes de l’enseignement lulliste oral de
Vassy ont été recueillies par un anonyme dans des recueils, restés
manuscrits, d’analyses et d’extraits de divers ouvrages ou de pensées
empruntées à différents auteurs, avec un intérêt marqué pour les
secrètes sciences, la rhétorique et la politique 103. On lit ainsi dans le
manuscrit Paris, BnF, fr. 2542 :
« D’vne conference auec M. De Vassy
Le medium corps spiritualisé
conjugens est esprit corporalisé
Aristote mal entendu en ce que l’on explique la voie de
dissolution en dis‹s›equant les parties materielles d’un tout,
comme le corps de l’homme en bras, teste, nerfs, tendons,
veines, os, cartilages etc., au lieu de suiure la vraye doctrine le
resoluant en ses vrais principes qui sont matiere, forme & me-
dium conjungens.
En cette science l’on dit que l’on separe la forme de la
matiere en laissant la matiere separee de ce qui luy donne
l’action, c’est à dire de sa forme spiritueuse, comme la terre
lors que l’on luy a osté son sel qui est sa vraye forme. C’est à
dire, pour le mieux expliquer et selon leurs termes, ostant et

101 Voir F. Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, 2008,

p. 734-735 (art. de E. Borromeo).


102 Le Grand et Dernier Art de M. Raymond Lulle, «A Monsieur, Monsieur de Vassy»

(non paginé).
103 Il s’agit des manuscrits fr. 2513 à 2589 de la Bibliothèque nationale de France.

Voir Catalogue des manuscrits français, Tome premier. Ancien fonds, Paris, 1868, p. 426-434.
38 SYLVAIN MATTON

separant le binaire d’un corps, reduisant ce qui reste en l’agent


ou esprit vniuersel. » 104
Et dans le manuscrit Fr. 2576 :
« Lulle M. De Vassy
Hors Lulle on n’a jamais de methode ny de moien de
congnoistre et de parler de toutes choses par vraye demonstra-
tion parce que le moyen n’est pas congnu.
Il fault scavoir monter et dessendre. Et comme les choses
sont dessendues du souverain degré au plus bas, elles remontent
du plus bas au souverain degré.
Lulle a parlé comme instruire en toutes choses pour remonter
à Dieu. Et de dessendre de Dieu au degré le plus bas de toutes
ses creatures. Ce que n’ont eu tous les anciens philosophes
payens.
N o a ces 4 points desquelz le dernier se dit dificille et
facille. » 1 0 5
Ou encore :
« M. de Vassy
Il remonte et dessend.
En remontant de chaque etre à la memoire
De la memoire à la volonté.
De la volonté à l’intelect.
De l’intellect au jugement.
Du jugement à l’imagination.
De l’imagination au sens commun.
Et du sens commun aux sens externes.
Et puis à l’enonciation.
Et il remonte 106 par les mesmes degrez.

104 Paris, BnF, ms fr. 2542, f. 63r-v.


105 Id., fr. 2576, f. 2r.
106 Erreur probable pour « descend ».
INTRODUCTION 39

Il dit que M. De Martelay ne scait l’art de Lulle en ce qu’il


ne s’en sert pas.
Et ne peut trouver le metoyen de tout pour congnoistre
necessairement. » 107
L’auteur des recueils nous fournit plusieurs aperçus sur la pensée de
ce M. de Martelay, ou plutôt de La Martelaye 108, sur la vie de qui je
n’ai hélas rien su trouver, mais aussi sur celle de Monsieur de
Bourges :
« Monsieur de Bourges
Lulle n’a usé de tout son artifice en son seul traité, mais l’a
respandu en toutes ses œuvres. Et qui n’a tout veu ou la plus
grande partie, ne peut dire scavoir l’inteligence et la pratique
de tout son Art.
Science de dieu est la theologie.
On peut parler des attribus divins, et les differencier par
l’examen de toutes les Regles de Lulle.
Pour en user, il faut commencer par le dernier en le graduant.
Monsieur de Bourges s’est servy pour cela des parties de
l’aritmetique. » 109
Il donne une version un peu différente de la page de titre du Traité
des fondemens de la science generale et universelle de Montarcis,
dont il sans doute vu une version manuscrite antérieure à l’édition :
« Traité des fondementz de la Science generalle & univer-
selle.
M. de Montarsy.
Avec les Maximes immediates & mediates necessaires pour

107 Paris, BnF, ms. fr. 2576, f. 2v.


108 Voir Paris, BnF, ms. fr. 2513, f. 131 ; fr. 2516 (« Regle d’argumenter, belle et tres
facille ») ; fr. 2517, f. 136 (« Topiques ») ; fr. 2542, f. 66 ; fr. 2566, f. 37 ; fr. 2576, f. 141. Par
ailleurs le ms. fr. 1363, f. 32, contient un « Recueil d’un discours sur la pauvreté ».
109 Paris, BnF, ms. fr. 2576, f. 128r.
40 SYLVAIN MATTON

faire congnoistre la verité des propositions suivantes. Et pour


prouuer en suite la verité de plus d’autres par les theoremes
inductions et consequences qui en peuvent estre tirés.
Propositions
Que Dieu est vn en essence.
Que Dieu produit et opere infiniment en soy.
Que le monde a esté créé par l’Estre tout puissant.
Que nulle inteligence aprehensive que l’homme peut avoir
de Dieu par l’entendre est vne congnoissance à l’ame, qui
destruit le merite de la foy. » 110
En 1649 la passion de Vassy pour le Docteur illuminé était suf-
fisamment connue hors du cercle somme toute étroit des lullistes pour
que sa bibliothèque figurât dans la mazarinade Rymaille sur les plus
celebres bibliotieres de Paris. Par le Gyrovague Simpliste, où il est
assuré que « Le Vasi a tout l’Art Lulique » 111.
Signalons ncore que dans l’étude, au demeurant assez pauvre, qu’il
lui consacra, le vicomte de Tryon-Montalembert semble dire que
Vassy rédigea des thèses en faveur d’Aristote contre Descartes : « Il
plaça », écrit-il, « sa tente dans le camp des Péripatéticiens, combat-
tit vaillamment pour eux et défendit dans plusieurs thèses assez
savamment conçues, la dialectique contre les partisans de la
Méthode » 112 . Si ces thèses, ou des écrits quelconques en faveur

110 Id., f. 129r.


111 Rymaille sur les plus celebres bibliotieres de Paris. Par le Gyrovague Simpliste, s. l.,
1649, p. 4 ; éd. A. de La Fizelière, Paris, 1868, p. 9.
112 Voici le passage en entier, « Notice sur Robert-Le-Foul, sieur de Vassy […] », op.

cit., p. 390-392 : « C’est une époque à la fois curieuse et singulière que celle de la
première moitié du XVIIe siècle. Dans le passé, on voit le système féodal se perdre avec
la nouvelle politique de Richelieu. Dans l’avenir, on prévoit une monarchie absolue
avec le règne de Louis XIV, et dans le présent, c’est le libre examen des sciences qui
succède au libre examen religieux. En Allemagne, Kepler donne une nouvelle marche à
l’astronomie en expliquant le mouvement apparent des astres et en assigant des causes
physiques aux phénomènes céleste. En Italie, Galilée démontre l’immobilité du soleil au
centre du monde. En Angleterre, Bacon généralise les idées que Kepler et Galilée
appliquent aux sciences physiques. Et en France, Descartes, par sa Méthode, par son
INTRODUCTION 41

d’Aristote contre les cartésiens, ont jamais existé, il faudrait les


placer après 1637, date de parution du Discours de la méthode, ce qui
rend leur existence assez improbable, vu la pleine et entière adhésion
de Vassy à l’art de Lulle. Tryon-Montalembert affirme aussi, après
avoir cité les titres des traités réunis dans le Fondement de l’artifice
universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle, que Vassy « fit
suivre, par la suite, ces publications, mises en un fort volume en 1652,
de notes et de commentaires dont l’ensemble formerait la matière

application de l’algèbre à la géométrie, complète la grande révolution du libre examen


dans la science. Deux philosophies se trouvent dès lors en présence ; celle d’Aristote, la
Péripatéticienne, et celle de Descartes, la Cartésienne. Le sieur de Vassy, dans ce grand
mouvement d’idées, ne laissa pas que de prendre part à la lutte. Il plaça sa tente dans
le camp des Péripatéticiens, combattit vaillamment pour eux et défendit dans plusieurs
thèses assez savamment conçues, la dialectique contre les partisans de la Méthode. On
était alors Cartésien ou Péripatéticien, comme on fut plus tard Moliniste ou Oratorien,
comme on est aujourd’hui Ultramontain ou Gallican. Notre Avallonais soutint
dignement la cause qu’il avait embrassée. Il passa une revue consciencieuse des œuvres
d’Aristote et remonta même aux sources où le prince des philosophes gecs avait su
puiser. Aristote avait eu d’illustres devanciers. Avant lui Platon et Socrate avaient
formé de nombreux disciples et avant Platon et Socrate eux-mêmes, Pythagore, le
maître à tous, avait déjà paru. Or, dans cette suite de doctrines, quelles avaient été les
bases fondamentales de la philosophie de Pythagore ? A part son système de la
métempsycose qui est la partie ridicule de sa doctrine, ce philosophe admettait trois
principes aux grands phénomènes de la nature, une intelligence suprême, une force
motrice, une matière sans intelligence. L’ordre parfait qu’on aperçoit dans la moindre
création de la nature, la régularité, l’harmonie qu’on y voit, il fallait nécessairement
l’attribuer à autre chose qu’au mouvement de la matière ; Pythagore admit donc une
intelligence première comme cause unique des choses. Mais cet ordre, cette harmonie
étant souvent troublée par des irrégularités fréquentes et quelques fois par des
cataclysmes épouvantables, il en attribua la cause au mouvement de la matière que
l’intelligence suprême était impuissante à diriger. Par suite de cette hypothèse,
l’intelligence productrice du monde n’étant pas le principe du mouvement, il fallait
qu’il y eût dans la nature de la matière même une force motrice capable de l’agiter ; il
dut concevoir une intelligence qui n’eût produit ni la matière, ni le mouvement, mais
qui eût déterminé la force motrice et qui, par ce moyen, eût formé les corps et le
monde. Ce système de Pythagore, cette trinité merveilleuse de l’intelligence, du
mouvement et de la matière, les Chaldéens en avaient, avant Pythagore, fait la base de
leur croyance ; c’était chez eux qu’il en avait puisé la substance ; et par une chaîne non
interrompue de traditions remontant de Platon à Socrate et de Socrate à Pythagore, il se
trouva amené aux dogmes des anciens Chaldéens et il se complut tellement à l’étude
des écrits de ce peuple primitif, qu’abandonnant tout-à-coup la philosophie d’Aristote,
il ne fut bientôt ni Cartésien, ni Péripatéticien ; il fut tout bonnement Cabaliste. »
42 SYLVAIN MATTON

d’un livre si la lecture aujourd’hui pouvait en être de quelqu’intérêt


ou de quelqu’utilité » 113. La date de 1652 est très certainement une
coquille pour 1632, année du publication du Fondement de l’artifice
universel, et Tryon-Montalembert n’a sans doute jamais vu ces « notes
et commentaires » qu’il ne connaît probablement que par le privilège
(qu’il cite par ailleurs) inséré dans le même Fondement de l’artifice
universel 114. On y lit en effet :
« Nostre cher & bien amé Robert le Toul sieur de Vassy nostre
Conseiller en nos Baillage & Preuosté d’Auallon en Bour-
gongne, nous a fait dire & remonstrer, que depuis quinze ou
seize ans il auroit occupé son esprit à l’estude des escrits Latins
de M. Raymond Lulle, sur lesquels il auroit faict quelques Not-
tes & Commentaires pour l’intelligence d’iceux, & faict plu-
sieurs Versions desdits escrits de Latin en François en faueur de
ceux qui n’ont pas la cognoissance de la langue : Lesquels œuures
tant Latins que François, il desireroit faire mettre en lumiere
pour l’vtilité publique : Mais d’autant qu’il a desia faict de
grands frais & despences, & qu’il luy en conuient faire encore
beaucoup d’autres à cause du grand nombre de figures qu’il faut
faire grauer, & des diuers caracteres qu’il y faut employer : Il
craint d’estre priué de son labeur par quelques Libraires & Im-
primeurs, s’il ne luy est sur ce pourueu de nos Lettres neces-
saires, humblement requerant icelles : A ces causes, inclinans
liberalement à la requeste dudit exposant, Nous luy auons per-
mis & permettons par ces presentes, de faire imprimer & met-
tre en lumiere en telles marges‹,› volumes & caracteres que bon
luy semblera, Tous & chacuns les liures de Raymond Lulle, tant
en Latin auec lesdites notes & Commentaires qu’en François,
pour estre les exemplaires qui en seront tirez, vendus & dis-

113Id., p. 399.
114Il semble que le vicomte de Tryon-Montalembert n’ait pas connu Le Grand et
Dernier Art de M. Raymond Lulle, puisqu’il ne le mentionne jamais.
INTRODUCTION 43

tribuez par cettuy nostre Royaume, pays, terres & Seigneu-


reries de nostre obeissance […]. Donné à Paris le 20. iour de
Nouembre l’an de grace mil six cens trente-deux, & de nostre
regne le xxiij. » 115
Enfin, dans l’Histoire veritable du bien-heureux Raymond Lulle
(Paris, 1668), Jean-Marie de Vernon cite une traduction, qui paraît
perdue, de la Vida y hechos del admirable doctor y martyr Ramon
Lull (1606) de Juan Segui, écrivant (p. 91-92) : « Nous devons sa tra-
duction Françoise au Sieur de Vassy : elle est sincere & par consequent
plus utile et plus croyable, que s’il y avoit apporté plus d’élegance ».

Les écrits de Chandoux


Si l’analyse des pièces du procès et des écrits de Vassy nous
permet de situer le milieu culturel de Chandoux et d’esquisser les
contours de sa Weltanschauung, elle ne nous fait pas connaître de
manière précise les principes de sa « nouvelle philosophie », le
courant rosicrucien charriant, nous l’avons vu, des doctrines fort
diverses et le lullisme lui-même, altéré par de nombreux textes
apocryphes, notamment alchimiques, pouvant prêter aux interpré-
tations les plus diverses. Il est cependant tentant de penser que
Chandoux usa de l’art lullien lors de sa conférence chez le nonce si
l’on rapproche les lignes de Descartes dans sa lettre à Villebressieu
sur ce que « l’art de bien raisonner peut sur l’esprit de ceux qui sont
mediocrement sçavans » de celles du Discours de la méthode sur sa
constation que « la Logique, ses syllogismes & la pluspart de ses
autres instructions seruent plutost a expliquer a autruy les choses
qu’on sçait, ou mesme, comme l’art de Lulle, a parler, sans iugement,
de celles qu’on ignore, qu’a les apprendre » 116 . Sans toutefois la
confirmer, le récit que fait Baillet de l’intervention de Descartes

115 Le Fondement de l’artifice universel, de l’illuminé docteur Raymond Lulle, « Extraict du

Priuilege du Roy » (non paginé).


116 Ch. Adam et P. Tannery, Œuvres de Descartes, VI, 17.
44 SYLVAIN MATTON

peut se lire dans le sens de cette hypothèse. Parlant de l’intention de


Descartes, Baillet écrit :
« La sienne n’étoit pas de faire passer le sieur de Chandoux
pour un charlatan devant l’assemblée.
Il ne trouvoit pas mauvais qu’il fit profession d’abandonner
la Philosophie qui s’enseigne communément dans les écoles,
parce qu’il étoit persuadé des raisons qu’il avoit de ne la pas
suivre : mais il auroit souhaité qu’il eût été en état de pouvoir
luy en substituer une autre qui fût meilleure & d’un plus grand
usage. Il convenoit que ce que le sieur de Chandoux avoit
avancé étoit beaucoup plus vray-semblable que ce qui se debite
suivant la méthode de la scholastique, mais qu’à son avis ce
qu’il avoit proposé ne valoit pas mieux dans le fonds. Il
prétendoit que c’étoit revenir au même but par un autre chemin,
& que sa nouvelle Philosophie étoit presque la même chose que
celle de l’Ecole, déguisée en d’autres termes. Elle avoit selon
luy les mêmes inconveniens, & elle péchoit comme elle dans les
principes, en ce qu’ils étoient obscurs, & qu’ils ne pouvoient
servir à éclaicir aucune difficulté. Il ne se contenta point de
faire ces observations générales : mais pour la satisfaction de
la compagnie il descendit dans le détail de quelques-uns de ses
défauts qu’il rendit tres-sensibles, ayant toujours l’honnêteté
de n’en pas attribuer la faute au sieur de Chandoux, à
l’industrie duquel il avoit toujours soin de rendre témoignage.
Il ajoûta ensuite qu’il ne croyoit pas qu’il fût impossible
d’établir dans la Philosophie des principes plus clairs & plus
certains, par lesquels il seroit plus aisé de rendre raison de tous
les effets de la Nature. » 117
Texte qui n’est pas sans évoquer une page de l’Apologie de la vie et
des œuvres du bienheureux Raymond Lulle, où Perroquet explique à
propos des critiques du lullisme :
117 A. Baillet, La Vie de Monsieur Descartes, I, p. 164.
INTRODUCTION 45

« Les autres disent que cet Art choque l’oreille par la ru-
desse de ses termes barbares & inusitez. Il y en a d’autres qui le
mesprisent, disant que ses termes sont tous équivoques.
Ceux qui suivent la Philosophie du Sr. Descartes ajoûtent à
cela, que le nombre de nos principes ne suffit pas pour acquerir
une parfaite science. Il y en a qui rejettent cette methode : à
cause qu’elle ne consiste que dans un certain mélange de mots,
dont l’application, à ce qu’ils disent est toûjours la mesme en
toute sorte de suiet, ce qui est grandement ennuyeux, embarras-
sant, & inutile. » 118
En réalité il est extrêmement peu probable que Chandoux ait
recouru à la méthode lullienne pour exposer chez le nonce sa nouvelle
philosophie, puisqu’il ne l’emploie pas dans ses écrits philosophi-
ques qui ont été conservés. Car de Chandoux nous possédons bien des
écrits philosophiques, qui, chose fort surprenante, sont restés inconnus
aux historiens. Il existe en effet à la Bibliothèque nationale de
France, sous la cote fr. 641, un recueil manuscrit d’une seule main dont
la reliure, frappée aux armes du comte Philippe de Béthune 119, a
pour pièce de titre « Trait‹és› de diverses sciences » et que le Cata-
logue des manuscrits français décrit ainsi :
« 1° Mémoire “du Sr Dryon [le Père ARNOUL ] contre un
discours publié” commençant par : “Sire, ceux qui oyent parler
du Mirmicaleon, sans congnoistre ce qu’il signiffie…”.
2° “Oraisons particulieres pour le roy, par le Pere Arnoul
Drion”, commençant (fol. 19) par : « Seigneur, delivrez le R. de
la servitude des idoles…”.
3° Traité de la connoissance de la nature et des melanges,
par “monsieur de CHANDOUX” ; deux lettres et un mémoire y
faisant suite, commençant (fol. 25) par : “Les diverses pensées

118 A. Perroquet, Apologie de la vie et des œuvres du bienheureux Raymond Lulle, p. 92.
119 Sur ces armes, voir Joannis Guigard, Armorial du bibliophile, Première partie, Paris,
[1872], p. 92-93.
46 SYLVAIN MATTON

ausquelles mon esprit s’est occupé…” et finissant par : “… de la


forme qui est generalle et corruptible”.
Papier. XVIIe siècle. — (Anc. 7108.) » 120
L’âge du manuscrit (un in-folio de 220 × 325 mm) peut être mieux
précisé : il est nécessairement antérieur à 1649, année de la mort de
Philippe de Béthune. Quant à la partie concernant « Monsieur de
Chandoux » (indication apposée en tête du folio 25r), qu’il est inexact
de présenter comme un « Traité de la connoissance de la nature et des
melanges », elle se compose comme suit :
– ff. 25r-32v : Lettre à un destinataire anonyme. (Inc. : Monsieur, Les
diuerses penséës ausquelles mon esprit s’est occupé… Expl. : demeu-
rant quant à moy, Monsieur, vostre tres humble seruiteur.)
– ff. 32v -35 v : Seconde lettre à un destinataire anonyme. (Inc. :
Monsieur, L’aduis que l’on vous a donné sur vne lettre… Expl. : me
soubscrire, Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant seruiteur.)
– f. 36r-v blanc
– ff. 37r-63 v : Traité intitulé Suite de la congnoissance de nature et des
meslanges. (Inc. : Nous auons fait veoir fort amplement en notre
traité cy dessus… Expl. : les dispositions introductrices de la forme,
qui est generable et corruptible.)

➊ Les lettres sur l’or potable


Ni les lettres ni le traité ne sont datés, et rien dans les lettres ne
permet d’identifier leur destinataire. Ce « Monsieur de Chandoux »
est-il bien celui qui nous occupe ? Sans nul doute, car, dans la
première lettre, il narre en détail l’histoire de son emprisonnement :
« je scay bien et est tres veritable que ma prison fut fondée sur
vn faux donné à entendre et sans information aucune. Neuf moys
entiers que ma liberté fut suppriméë n’a fait paroistre vn seul
tesmoing deposant ny de l’accusation ny d’autre merite qui peut
endommager la realité de mon innocence ny ternir tant soit peu

120 Catalogue des manuscrits français…, p. 65.


INTRODUCTION 47

Paris, BnF, ms. fr. 641, f. 25r


48 SYLVAIN MATTON

la reputation que ce doibt conseruer l’homme de bien et de


vertu. Aussy par la grace de Dieu ma vye et mes mœurs ont
tousjours suiuy le train et acquiescé fort souplement aux loix et
aux regles que la religion, l’Estat et la police ont estably en ce
royaume où j’ay esté instruit et où par la grace de Dieu j’ay pris
naissance. Tout le soin que j’ay peu employer tant sur les
interrogatoires qui m’ont esté faites qu’en d’autres exactes
recherches pour decouurir qui auoit peu mouuoir Monsieur le
Procureur general d’estre ma partye, m’a esté vain et sans fruit.
Je n’ay peu de ma science en coniecturer autre subjet qu’vne
information faite en Normandye contre vn religieux portant
l’habit d’un ordre que j’ay en grande reuerence, tant acause de
l’instituteur que pour plusieurs grands personnages dont j’ay
connoissance. Celuy cy se trouuant en ses discours familiers
dans l’exceds de son imprudence, voires impudence, et possible
entre la poire et le fourmage (car je l’ay tousjours connu bon et
simple religieux), entama, ce dit-on, quelque discours ressen-
tant peu ce que toute l’Eglise ortodoxe croit, et tres indigne d’un
homme de sa condition. Les tesmoins qui depose‹re›nt (à ce que
j’ay appris) de cette insolence contre luy, continuent à dire qu’il
nomma l’un de mes amys et moy comme personnes intelligens et
dont la science seroit receue auec applaudissement auant dix
ans et quelques autres niaiseryes semblables. A ces sottes
parolles il fut tres à propos d’informer contre cet impudent,
mais il falloit passer outre soit par adjournement personnel ou
par prise de corps contre luy, et non contre nous, qui estions
innocens et n’avions fait chose meritant ce traitement. Car
d’alleguer qu’il auoit parlé de nous, cela n’estoit suffisant pour
nous emprisonner, estant certain que si la calomnie faisoit le
vice, qu’il n’y auroit plus de vertu ny d’innocence asseuréë, et
que le plus juste seroit tenu coulpable. Mes liures, mes escritz et
mes curiositez furent recherchéës, sur lesquels l’on me fit
diuerses demandes, à quoy je respondis ingenuement. Car
INTRODUCTION 49

qu’estoit-il besoin d’equiuoquer où la franchise et la simplicité


regnoit ? Le loisir que j’ay peu auoir, je l’ay entierement donné
à l’estude de la phisique par la voye de l’analyse chimyque,
que j’ay trouué le plus seur pour arriuer à la parfaite congnois-
sance et jouissance certaine de la nature. Mes escrits, sur
lesquels l’on dressa des memoires pour m’enquérir, n’ayans
autre fin que le raisonnement de mes experiences, estoient tirez
à crime, de sorte qu’il sembloit que la volonté de ceux qui me
maltraitoient ne panchoit qu’à me rendre meschant. Mais Dieu
comme vn bon pere ne voullant chastier ses enfans jusques à la
mort, ne m’abandonna pas, ains me laissant l’esprit plaine-
ment libre, me donna la force de destourner par mes responses
les consequences que l’on voulloit tirer à mon desauantage. Il
falloit pour me blasmer et m’impugner quelque chose de reel,
que l’on connut la science en laquelle j’ay reussy, aussy bien ou
mieux que moy, affin d’y remarquer et faire clairement aper-
ceuoir l’imposture et la meschanceté que l’on imaginoit. Mais
comment de la meschanceté où il ne se trouue que du bien ?
Commant du blasme où il n’y a que des louanges ? Et de sorte
que sy l’on m’eust connu et ce que je scays, l’on m’auroit estimé et
non conduit dans la ruyne et la necessité que je souffre. La fin de
cette poursuitte fut que j’euz arrest par la benignité de la Court,
qui se lassant d’entendre mes clameurs, me fit ouurir les prisons
et à mon amy, auec la permission à Monsieur le Procureur
general d’informer plus amplement. Deux annéës entieres ont
veu leur revolution depuis le recouurement de ma liberté, où
l’infortune n’a pas desisté de me faire la guerre, tant de la part
de mes creanciers que par la perte que je fis en ma prise de ce qui
m’est sy cher et de prix inestimable. » 121

121 Paris, BnF, ms fr. 641, f. 26r-v (ci-après p. 249-251).


50 SYLVAIN MATTON

Ce passage nous permet d’avancer pour cette première lettre la


date de 1626 ou 1627, puisque Chandoux explique qu’il écrit « deux
annéës entieres » après « le recouurement de [sa] liberté », que nous
avons pu fixer entre la fin de 1624 et le début de 1625 122, vers l’époque
donc de la conférence chez le nonce Guidi di Bagno, laquelle eut lieu,
selon Henri Gouhier « soit à l’automne 1627, soit à la fin d’avril ou en
mai 1628 », la date la plus probable étant en fait novembre 1627 123.
Or Chandoux fait état d’un « entretien » ou d’une « conference » avec
son correspondant. Il écrit :
« Les diuerses penséës ausquelles mon esprit s’est occupé
depuis que j’ay eu le bien de vous veoir s’estant changéës comme
les differentes conditions de leur naissance, aussy ont elles esté
traitéës de moy selon la variée nature des subiectz qui leur
donnoient l’estre. Deux causes ont esté les principaux moyens
pour establir ce trouble pendant ma longue agitation, dont
l’vne est prouenue de l’entretien que nous auons eu ensemble, et
l’autre de l’ordre que j’ay obserué pour arriuer à cette con-
ference. » 124
Et plus loin :
« Je passeray au troisiesme [point] qui sera court et que j’ay
apris prouenir d’vn doute que vous avez formé sur le discours
que nous eusmes pendant nostre conference sur l’asseurance que je
vous donné de ce que je viens de justifier cy dessus » 125.
Certes, Chandoux ne paraît pas faire allusion ici à une conférence
publique, telle celle qui eut lieu chez le nonce, mais plutôt à un
entretien en tête à tête. Néanmoins, il est possible que cet entretien
puis les deux lettres aient en quelque manière préparé la conférence
faite chez le nonce. S’il en fut bien ainsi, le correspondant de

122 Voir ci-dessus p. 15. 123 Id., p. 3, n. 3, et V. Carraud et G. Olivo,

(éd.), Descartes, Étude du bon sens…, Paris, 2013, p. 215, n. 5.


124 Paris, BnF, ms fr. 641, f. 25r (ci-après p. 245).
125 Id., f. 31v (ci-après p. 264).
INTRODUCTION 51

Chandoux est-il l’un de ceux dont nous connaissons le nom, à savoir


Guidi di Bagno, Bérulle, Mersenne, Villebressieu et Descartes ?
Chandoux indique qu’il s’agissait d’un homme d’influence, proche de
la cour, lorsqu’il écrit :
« les grandes congnoissances que vous auez acquises et l’estroite
familiarité qui vous est donnée aux meilleurs et plus saines
compagnies, dans lesquelles [mon ami] se promettoit que sans
difficulté vous me feriez prandre vn facille accez » 126 ;
et aussi :
« Je n’ay besoin que de seureté et d’assistance, que je vous conjure
par la vertu qui est en vous me voulloir procurer par voz amis
qui, me representant tel que je suis au roy et aux grandz de son
royaume » 127.
Dans ces conditions, nous pouvons sûrement éliminer Villebressieu
et Descartes, sans influence à la cour, de même que Mersenne, d’autant
plus que Chandoux avait été en rapport avec ce dernier avant son
emprisonnement, tandis que sa rencontre avec son correspondant était
récente et due à l’initiative d’un de ses amis 128 . Restent le nonce
Guidi di Bagno et le cardinal de Bérulle. Cependant si dans ses deux
lettres Chandoux expose bien les grandes lignes de sa nouvelle philo-
sophie concernant les principes de la nature et la composition des
mixtes, il ne le fait qu’à propos de « la perfection du vray or po-
table » que sa « longue meditation et [son] experience [lui] auoient ac-
quis » et dont il espère faire profiter jusqu’au roi grâce aux recom-
mandations de son correspondant. C’est donc l’intérêt de son corres-
pondant pour l’or potable qui le fit mettre en relation avec lui. Or

1261ère lettre, Paris, BnF, ms. fr. 641, f. 25v (ci-après p. 246).
127Id., f. 32v (ci-après p. 267).
128Voir id., f. 25r (ci-après p. 246) : « Plusieurs moys se sont escoulez qu’vn braue
homme de qui je tiens d’affection et de parenté, jettant l’œil sur ma mauuaise fortune
et compatissant en mon malheur, me conseilla pour le detourner que je fisse ce que je
pourrois pour m’acquerir vne facille et libre conuersation auec vous. »
52 SYLVAIN MATTON

Charles de Condren
INTRODUCTION 53

l’on ne sache pas que ni Guidi di Bagno ni Bérulle se soient jamais


intéressés à l’or potable. En revanche, il y avait dans l’entourage
immédiat de Bérulle une personne à la fois introduite à la cour et qui
devait beaucoup s’intéresser à l’or potable, à savoir le confesseur
même du cardinal et son futur successeur comme général de la congré-
gation de l’Oratoire, le père Charles de Condren (1588-1641), par
ailleurs devenu en 1627 le confesseur du frère de Louis XIII, Gaston
d’Orléans. Dans la seconde édition, augmentée, de la Vie du pere
Charles de Condren (1657), son disciple Denis Amelote consigne en
effet que Condren fut très curieux d’alchimie et en rapport avec de
nombreux adeptes. Amelote écrit :
« Il apprit alors par la seule conference auec vn excellent
homme de ses parens, l’Art & les secrets de la Chymie, & s’y
perfectionna tellement auec le temps, par l’entretien qu’il eut
avec diuerses personnes tres-curieuses qui le recherchoient, que
sans auoir mis la main au charbon ny au fourneau, il a connu les
plus grandes raretez de cette Philosophie. Ie luy ay ouy dire,
que si la pierre Philosophale estoit possible, il croyoit sçavoir
le moyen de la faire : & comme ie m’enquis des voyes par les-
quelles il auoit appris une science si esloignée de sa profession,
il me respondit, qu’outre les estudes qu’il auoit faites en sa ieu-
nesse, un grand nombre d’hommes tres-sçauans l’étoient venus
voir de leur propre mouuement, dans la conuersation desquels il
s’estoit éclaircy, de ce qu’il y auoit en cela de plus caché. » 129
Ce que confirme l’auteur de la Vie de Maistre Jean Baptiste Morin en
expliquant à propos de la connaissance qu’avait Morin de l’al-
chimie :
« Mais ce qui n’a pas esté si public & qui n’en est pas pour

129 D. Amelote, La Vie du Pere Charles de Condren, Paris, 1657, p. 465. Nous avons eu

l’occasion de citer le passage plus au long dans Scolastique et alchimie (XVIe-XVIIe siècles),
Paris–Milan, 2009, p. 694-695.
54 SYLVAIN MATTON

cela moins veritable, ny moins digne d‹’›estre sçeu, sont les en-
tretiens qu’il a eu sur ce sujet auec deux personnes, dont l’autho-
rité doit estre d’autant plus authentique, qu’elles ont veu en
cette matiere, & manié ce que tant d’autres y cherchent tous les
iours aux despens de leurs biens, de leur fortune, & de leur
santé. L’vn fut le Pere de Condren qui veritablement n’auoit
pas trauaillé, car il auoit d’autres occupations, mais qui auoit
cogneu dans la foule des sçauants qui le frequentoient, vn
homme qui enfin estoit paruenu au dernier degré de la Philoso-
phie : Il en vit les preuues deuant luy, & c’est assez dire pour
conuaincre ceux qui ont eu connoissance de son esprit, autant fort
& eleué qu’aucun qui ait esté de long-temps : il se resolut de
l’addresser mesme à vn de ses amis, sans doute que ce n’estoit
pas le moins cher, qui demeuroit pour lors à la campagne, & en
qui l’on se pouuoit confier, mais par vn mal-heur trop ordinaire
en ses [sic] rencontres, la chose ne reüssit pas ; l’Artiste ne peut
iamais reuenir à la perfection de sa premiere operation, & l’on
a souuent depuis entendu dire au Pere de Condren, qu’il ne le
pouuoit attribuer à autre cause, sinon que Dieu ne vouloit pas
que ce secret demeurast manifesté parmy les hommes, dont la
malice au poinct qu’elle est à present, se pourroit seruir trop
desauantageusement à sa gloire. » 130
Il est donc fort tentant de voir Charles de Condren dans le corres-
pondant de Chandoux et de compter ce dernier parmi ces « hommes
tres-sçauans » qui « l’étoient venus voir de leur propre mouuement »
et « dans la conuersation desquels il s’estoit éclaircy » du secret du
grand œuvre : ce serait alors Condren qui aurait introduit Chandoux
auprès de Bérulle et de Guidi di Bagno 131. Cependant nous n’avons

130La Vie de Maistre Jean Baptiste Morin, p. 40-41.


131Si le correspondant de Chandoux est bien Charles de Condren, la formule d’en-
tête de ses lettres devrait être “Mon Reverend Pere” plutôt que “Monsieur” ; mais
cette formule a pu être intentionnellement changée dans les copies destinées à circuler
pour ne donner aucune indication permettant d’identifier ce correspondant.
INTRODUCTION 55

rien trouvé permettant d’étayer cette hypothèse, qui ne doit être


prise que pour ce qu’elle est : une simple piste de recherche.
La première lettre de Chandoux a pour fin, nous l’avons vu,
d’obtenir de son correspondant une recommandation auprès des grands
afin de pouvoir grâce à eux monnayer d’une façon ou d’une autre le
véritable or potable qu’il prétend savoir faire, et en justificatif
duquel il donne un aperçu de sa théorie des principes de la nature et
des mixtes. La seconde porte également sur l’or potable, mais répond
à des d’objections faites contre la doctrine de Chandoux, qui ex-
plique :
« L’aduis que l’on vous a donné sur vne lettre que j’ay depuis
quelque temps enuoyéë à l’vn de mes amys, m’estant aujour-
d’huy et de vostre consentement tombéë entre les mains, m’o-
blige à croire que vostre intention a pour objet la satisfaction
qui se peult donner aux penséës de celluy qui vous l’addresse,
duquel jusques à present le nom m’est autant inconnu que la
personne. Je doibs trop à ce que vous estes, à vostre meritte et à
vostre curiosité pour manquer de respondre à vostre desir, et
n’aurois en cette occasion qu’à souhaitter que les fades objec-
tions qui me sont faites eussent vne autre vigueur et qu’elles
ressentissent plus la generosité et la puissance d’vn bon esprit,
que le peu de d’intelligence que leur autheur fait paroistre en
ce subjet. » 132
La personne à laquelle Chandoux adresse cette seconde lettre est-elle
la même que celle à qui il avait adressé la première ? Ce n’est pas
sûr. En effet, on observe que la lettre que Chandoux avait « depuis
quelque temps enuoyéë à l’vn de [s]es amys » et qui donna à son
contradicteur inconnu l’occasion de faire quatre « fades objections »,
ou « puerilles oppositions » 133, correspond tout à fait au contenu théo-

132 Paris, BnF, ms fr. 641, f. 33r (ci-après p. 269).


133 Id., f. 33v (ci-après p. 270).
56 SYLVAIN MATTON

rique de la première lettre, et de manière parfois littérale, ainsi que


le montrent les parallèles suivants :

Seconde lettre Première lettre


Sur la 1ère objection :
« il [le contradicteur] ne s’est aperceu que « l’humide radical animal est le plus puis-
j’asseure que l’humeur radical des ani- sant descompositeur que la nature ait fa-
maux estant le plus excellant resoluant briqué et […] neantmoins il n’a point d’ef-
que la nature seulle produise, n’a neant- fet sur ce genre, […] le deffault et l’im-
moins la force de faire la resolution du puissance procede de ce que cet humeur
corps de l’or, tant acause des accidens radical est encore trop grossier et impur
speciffiques qui particularisent et qui sont pour effectuer cette generation, et ce
attachez à cet humeur, que pour la soli- d’autant qu’il a en soy ses causes speci-
dité que s’est acquise ce metal. » (Ms. fiantes. » (Id., f. 29r)
Paris, Bnf fr. 641, f. 33r)

Sur la 2e objection :
« J’ay dit que l’humeur radical des ani- « J’ay dit que le vray or potable doibt pas-
maux ne peut digerer l’or […] ; je veux ser par la resolution naturelle qui consiste
donc que la nature fauoriséë de l’art sup- en la separation de l’accident extrinseque
plée ce deffault, affin que l’accident ex- d’auec le germe orifique, affin que la diffi-
trinseque que l’humeur radical ne peult culté et la resistance que la chaleur natu-
penetrer, soit rejetté pour en auoir le relle rencontre pour la digestion de ce me-
germe dans lequel la medecine salutaire tal soit entierement rejettéë par la nature
que je propose se rencontre » (Id., f. 33v) que l’art a secourue » (Id., f. 28v)

Sur la 3e objection :
« je ne me puis imaginer à quoy il se veult « Et quant à ce que l’on voudroit alleguer,
tenir pour empescher qu’il ne tombe, veu que l’or estant dissoult, ou par l’esprit de
qu’il fait vne opposition que j’ay contestéë miel, ou par celluy de sel, ou par l’eau de
assez amplement dans mon escrit et qu’il sucre, ou par l’esprit de vin et quantité
ne raisonne point, car j’ay montré que la d’autres moyens, n’est plus en corps et
dissolution ou liquefaction d’or qui se fait qu’ainsy donné pour medecine qu’il est
par l’esprit de miel, de sel ou de vin, ou potable, se peult digerer et par consequent
par l’eau de sucre et autres choses sem- contribuer beaucoup pour la santé, je res-
blables, ne peult estre le vray or potable. » pons que cela est du tout faux » (Id., f. 28r)
(Id., f. 33v)

Sur la 4e objection :
« Passons à la quatriesme, où il est dit qu’il « L’or potable que j’entendz, ayant passé
n’est pas besoin que l’or passe par la reso- par la resolution naturelle, quitte son acci-
lution naturelle pretendue, qui conciste dent extrinseque et ne restant de luy que
en la separation de l’accident extrinseque son germe specifique, produit et met en
dans le germe que je nomme orifique, euidence la puissance que l’accident re-
pour ce que la difficulté et la resistance jetté emprisonnoit, pouuant ors demons-
INTRODUCTION 57

que la chaleur naturelle rencontre pour la trer ce qui est de sa supreme vertu. »
digestion de ce metal sont rejettéës entie- (f. 27v)
rement par la nature assistéë de l’art. La
raison de douter (dit il) est que je dis en la
page 12e de ma lettre celuy là menteur qui Il est vray que celuy là sera menteur qui as-
asseure pouuoir separer le germe de l’accident seurera pouuoir de soy separer le germe de
extrinseque et que la nature est seulle opera- l’accident extrinseque. […] La nature seulle est
trice de cet effet134. » (Id., f. 34v) l’operatrice de cet effet 100, et c’est pourquoy
je diz qu’il fault que le vray or potable soit
naturellement descomposé et resoult.»
(f. 28v)

L’identité littérale des dernières lignes du quatrième parallèle


prouve de façon indiscutable que le critique anonyme fonde ses objec-
tions sur le même texte que celui que l’on trouve dans la première
lettre de Chandoux. Or dans sa seconde lettre Chandoux précise qu’il
avait envoyé la missive critiquée à « l’vn de [ses] amys », un ami qui
ne peut être évidemment son correspondant ni, probalement, le
destinataire de la première lettre, puisque celui-ci n’était pas un ami
de Chandoux — à moins bien sûr qu’il n’aient noués des liens d’ami-
tiés après cette lettre. Il est cependant possible que Chandoux ait
envoyé plusieurs lettres reproduisant le même développement sur l’or
potable, et alors le destinataire de la seconde lettre pourrait
parfaitement être le même que celui de la première. En ce cas, le fait
que Chandoux ne renouvelle plus sa demande et se dise l’« obligé » de
son correspondant pourrait signifier que sa demande d’être présenté
aux grands de la cour avait été favorablement accueillie et même,
peut-être, avait reçue un commencement de satisfaction.

➋ De la connaissance des vrais principes de la nature et des mélanges


Le traité placé après les deux lettres dans le manuscrit a pour titre
(sans doute dû au copiste plutôt qu’à l’auteur) « Suite de la congnois-
sance de nature et des meslanges ». Chandoux l’ouvre ainsi :
« Apres auoir fait veoir fort amplement en nostre traité cy
dessus quelz sont les vrays et premiers principes vniuerselz de

134 Les italiques sont de nous.


58 SYLVAIN MATTON

Paris, BnF, ms. fr. 641, f. 37r


INTRODUCTION 59

la nature, quel chemin le philosophe doit tenir pour s’en acque-


rir la congnoissance, quelles sont les proprietez de chacun
d’eux, ce que c’est que ‹les› bineres auteurs des differances, et
quel ‹est› le binere circonscriuant, il est raisonnable de conside-
rer en suitte de ce l’vnion du tout pour la production des
choses » 135
Deux questions se posent alors à nous : le « traité cy-dessus »
désigne-t-il les deux lettres qui précèdent ? et, si tel n’est pas le cas,
la Suite de la congnoissance de nature et des meslanges est-elle bien
un écrit de Chandoux dans la mesure où le manuscrit ne renouvelle pas
pour elle l’attribution à « Monsieur de Chandoux » qu’il avait faite
pour la première lettre ? La réponse à la première question est né-
gative. Certes, Chandoux parle dans chacune des lettres, surtout dans
la première, des « vrays et premiers principes vniuerselz de la
nature » ; toutefois ce n’est pas « fort amplement » ni dans le cadre
d’un exposé spécial, mais brièvement et en passant, principalement à
propos des « accidens extrinseques » 136. De même, le fait que Chan-
doux explique à son correspondant qu’il s’est donné à « l’estude de la
phisique par la voye de l’analyse, chemin qu[‘il a] trouué le plus seur
pour arriuer à la parfaite congnoissance et jouissance certaine de la
nature » 137 et le petit développement dans la première lettre sur « ce
qui a esmeu le vray philosophe pour mediter » sur l’impuissance de
l’humeur radicale des animaux à digérer les métaux 138 peuvent diffi-
cilement être pris pour une ample exposition du « chemin [que] le
philosophe doit tenir pour s’[…]acquerir la congnoissance » des prin-
cipes. Enfin, et ceci est décisif, le terme de « binere », « circons-
criuant » ou pas, n’apparaît jamais dans l’une et l’autre lettre, alors
qu’il appartenait depuis longtemps au vocabulaire de Chandoux,
puisque lui et Vassy furent interrogés sur sa signification lors de leur

135 Paris, BnF, ms fr. 641, f. 37r (ci-après p. 327).


136 Voir id., f. 29r-30v(ci-après p. 258).
137 Id., f. 26v (ci-après p. 250).
138 Id., f. 29r (ci-après p. 257).
60 SYLVAIN MATTON

emprisonnement 139. En revanche, ce concept même de « binere », dont


il est fait un fréquent usage dans la Suite de la congnoissance de
nature et des meslanges, est l’un des indices nous permettant de
répondre positivement à la seconde question, un autre étant l’identité
de la théorie des trois principes substantiels et des trois accidents
intrinsèques (oléagineité, aquosité et terrestréité) esquissée dans les
lettres et de celle développée dans la Suite de la congnoissance de
nature et des meslanges 140, et un autre encore le fait que l’auteur de ce
dernier ouvrage y renvoie à des considérations à venir sur l’homme 141
et que nous savons qu’un Traicté de l’homme fut saisi chez Chandoux
et Vassy lors de leur emprisonnement 142, ce qui nous autorise à penser
que la Suite de la congnoissance de nature et des meslanges devait
déjà être rédigée, sous une forme ou une autre, en 1623 et faisait partie
d’un ensemble comprenant au moins trois parties.
De fait nous avons pu retrouver les deux parties absentes du BnF
fr. 641 dans un manuscrit appartenant à la collection de recueils
d’analyses et d’extraits de divers traité relatifs aux lettres, aux
sciences et aux arts que nous avons déjà eu l’occasion de citer 143, tous
reliés aux armes de Philippe de Béthune, comme le Fr. 641. Il s’agit
du BnF fr. 2535, que le Catalogue des manuscrits français décrit ainsi :
« 1° “Traicté de la nature”.
2° “Advis sur le salpestre” (Fol. 257.)

139 Voir Memoires, p. 7 (ci-après p. 234) : « […] ils ont faict faire par ledit sieur

Procureur General ausdits de Chandoux & de Vassy quantité de demandes, qui


seroient trop longues à estre representées à la Cour, à laquelle suffira d’en estaler
quelques vnes, comme ce que c’est que Binaire […] ».
140 Voir par ex. BnF fr 641, [Lettres sur l’or potable], f. 30r (ci-après p. 260) ; Suite de la

congnoissance de nature et des meslanges, f. 37v (ci-après p. 329).


141 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 43r

(ci-après p. 345) : « Il y a vne autre espece qui n’aura point de part en ce traité, pour
n’estre vn lieu particulier, acause de son excellence, qui outre le sentir et l’imaginer,
possedde la raison, connoist et s’explique : c’est l’homme […] ; mais comme il s’en doibt
dire beaucoup de choses, il fault que nous le remettions en son temps ».
142 Voir ci-dessus p. 19-20.
143 Id., p. 37, n. 103.
INTRODUCTION 61

Papier XVIIe siècle — (Anc. 8230) » 144


Le titre Taicté de la nature est en réalité celui inscrit sur une page
préliminaire non foliotée par une main différente de celle ayant
copié le traité, lequel s’ouvre sur le titre du premier chapitre et
comprend trois parties :
– ff. 1r -90 r : [Des vrais principes de la nature] (Inc. : Que les con-
gnoissances dessus toutes les choses naturelles deppendent de celles
des premiers principes. Expl. : Il est vray que ce binaire est sy commun
et tellement congneu, que ce seroit perdre le temps que d’en vouloir
escripre dauantage.).
– ff. 91r-155v : « Suite de la congnoissance de nature, traittant des
meslanges » (Inc. : Apres auoir fait veoir fort amplement en nostre
traité cy dessus quelz sont les vrays et premiers principes vniuerselz
de la nature… Expl. : Ainsy Dieu commanda de produire les vege-
taux). – f. 156r-v: blanc.
– ff. 157r-254 v : [De l’homme] (Inc. : Moyse, conduit et enseigné de
Dieu, seul veritable, rapporte au premier de la Genese… Expl. : Le
mesme nous est il arriué à faulte de ne nous auoir peu conseruer en la
pureté corporelle en laquelle estoit notre premier pere.).
L’Advis sur le salpestre n’est pas un texte de Chandoux, ni n’a un
quelconque rapport avec lui.
La première partie du Traicté de la nature, répond tout à fait aux
lignes récapitulatives de Chandoux qui ouvrent la Suite de la
congnoissance de nature et des meslanges du Fr 641, un chapitre
particulier y étant consacré au « chemin [que] le philosophe doit
tenir pour s’[…]acquerir la congnoissance » des principes (« Comment
nous pouuons arriuer à vne asseurée congnoissance des vrays prin-
cipes ») et un autre à l’explication de ce que sont les binaires (« Des
binaires, impuretez ou accidentz »).
La seconde partie correspond évidemment à la Suite de la cong-
noissance de nature et des meslanges du Fr. 641, tout en présentant un

144 Catalogue des manuscrits français…, p. 430.


62 SYLVAIN MATTON

texte fluctant et souvent abbrégé, mais surtout tronqué de moitié par


rapport à celui du Fr 641, puisqu’il s’achève abruptement sur ce qui
correspond à peu près au milieu du douzième chapitre, « Pourquoy les
eaux eurent le commandement de Dieu de produire les oyseaux sur la
terre » du Fr 641, qui en compte dix-sept 145.
La troisième partie, clairement distinguée de la seconde par une
page blanche, n’a pas de titre, mais Chandoux la désigne expressé-
ment au cours de son ouvrage comme un « traicté de l’homme » 146. Elle
n’est apparemment pas complète, Chandoux renvoyant, ici et ail-
leurs, à des développements sur la multiplication et la mort de
l’homme qui ne s’y trouvent pas. Notons encore qu’il y annonce un
« chapitre des mineraux » 147, ce qui laisse supposer qu’une quatrième
partie de son traité devait porter sur les mixtes inanimés, mais celle-
ci semble avoir disparue, si elle fut jamais écrite.
Ce manuscrit offre donc une version écourtée du traité de Chan-
doux, due sans doute à un copiste plutôt qu’à l’auteur lui-même.
Mais il existe encore, toujours dans la collection à laquelle ap-
partient le Fr. 2535, un autre manuscrit qui présente des morceaux du
traité de Chandoux et qui est celui-là même qui nous a gardé les
propos de Vassy sur le medium conjungens cités plus haut 148, à savoir
le Fr. 2542, que le Catalogue des manuscrits français décrit ainsi :
« 1° Des principes de la nature, par “P. DESCURAN ”, 1re
partie.
2° “Du Meslange”, 2e partie du traité précédent. (Fol. 44.)
3° “De la Science, par “M. DE LA MARTELAYE”. (Fol. 66.)
4° “De la Raison”. (Fol. 77.)
5° “Du fragment sur Machiavel”. (Fol. 145.)
6° “De la Cronologie”, par M. DE LA MARE”. (Fol. 153.)
7° “MERCURE TRISMEGISTE”. (Fol. 161.)

145Voir ci-après p. 366.


146Voir ms. Paris, BnF fr. 2535, f. 194r (ci-après p. 419) : « ce present traicté de
l’homme ».
147 Id., f. 246v (ci-après p. 441).
148 Voir ci-dessus p. 41.
INTRODUCTION 63

8° “De la Mithologie”. (Fol. 177.)


9° “Maximes d’Estat”. (Fol. 185.)
10° “Extraict d’un proces fait à un magicien de Moulins.
1623”. (Fol. 194.)
11° “L’harmonie des choses” (Fol. 206.)
Papier. XVIIe siècle. — (Anc. 8237.) » 149
Nous ne savons absolument rien de ce « P. Descuran » à qui la
« Table du contenu en ce volume » attribue — non sans une certaine
ambiguïté 150 — les textes présentés par le Catalogue des manuscrits
français comme formant un traité « Des principes de la nature » et sa
suite « Du meslange ». En tout état de cause, ce Descuran ne serait pas
véritablement l’auteur de cet ouvrage, mais tout au plus celui d’une
manipulation des deux premières parties du traité de Chandoux, qui
a été abrégé, restructuré et interpolé de chapitres entiers. Voici une
comparaison des chapitres de la première partie dans ce manuscrit et
dans le Fr. 2535 :
Fr. 2542 Fr. 2535
f. 1r : Que la congnoissance de toutes les Que les congnoissances dessus toutes les
choses naturelles depend de celle des choses naturelles deppendent de celles
elemens ou premiers Principes. des premiers principes.
f. 3v : Quel est le plus asseuré moyen de
descouurir les vraiz Principes de la
Nature.
f. 4r : Par quel moyen les Philosophes du Par quelz moyens les philosop‹h›es du
commung recherchent la Nature. Et le commun recherchent la nature et le
nombre des vraiz principes. nombre des vrays principes.
f. 8r : Quelle est la Nature et quelles les Quelle est la nature et quelles les pro-
proprietez tant de la Matiere que de la prietez tant de la matiere que de la forme
forme suyuant la Philosophie d’Aristote. suiuant la philosophie commune.

149 Catalogue des manuscrits français…, p. 431.


150 Il n’est pas absolument sûr qu’il faille suivre
le Catalogue des manuscrits français lorsqu’il affirme
que le manuscrit attribue un traité « Des principes
de la nature » à « P. Descuran ». Le « P » pourrait être barré (voir reproduction) et
serait ainsi l’abbréviation de “par” plutôt que l’initiale d’un prénom. On pourrait même
alors se demander si Descuran ne serait pas l’auteur de la « Table du contenu en ce
volume » plutôt que celui du premier traité contenu dans le volume, d’autant plus que
les auteurs des traités suivants sont désignés comme tels sans aucune ambiguité.
64 SYLVAIN MATTON

f. 9 v : Quelz sont les inconueniens de Quelz sont les inconueniens de cette


cette doctrine commune. doctrine commune.
f. 18r : Comment nous pouuons ariuer à Comment nous pouuons arriuer à vne
vne assurée connoissance des vraiz prin- asseurée congnoissance des vrays
cipes. principes.
f. 20r : Establissement des vraiz Principes. Establissement des vraiz principes
f. 22 r : De la forme créée ou esprit vni- De la matiere.
uersel.
f. 29r : DE LA MATIERE PREMIERE. De la forme.
Du moyen vnissant.
De la proprieté des principes chascun en
particulier, et premierement de la ma-
tiere.
Des proprietez de la forme.
Des proprietez particulieres du principe
mitoyen.
v
f. 33 : Sommaire & brieue recapitulation Considerations generales sur tous les
du premier Traicté. principes.
f. 38r : « De la forme Incrée ou concours Des binaires, impuretez ou accidentz.
de la Cause Premiere.
La « Sommaire & brieue recapitulation du premier Traicté »
s’achève sur ce mots (f. 37v) : « Ce que nous allons voir plus clerement
en la partie suyuante de nostre specullation naturelle », ce qui an-
nonce évidemment la « Seconde partie de la Congnoissance de la
Nature traittant du Meslange », et non pas le chapitre suivant, « De
la forme Incrée ou concours de la Cause Premiere », qui est étranger au
traité de Chandoux (puisque ce traité ne porte que sur les principes
créés de la nature) et d’ailleurs copié par une autre main.
La « Seconde partie de la Congnoissance de la Nature traittant du
Meslange » ne comprend que les cinq premiers des dix-sept chapitres
que comprend le manuscrit Fr. 641 et dans une version très abrégée et
remaniée. Ainsi le dernier chapitre, « Que la diuersité des parties du
composé est substantielle et non purement accidentaire », s’achève-t-
il (au f. 56v ) sur un passage qui dans le Fr. 2535 se trouve dans le
troisième chapitre « Du meslange des elemens ».
Outre ces remaniement structuraux, le Fr. 2542 présente un travail
de réécriture par rapport au Fr. 2535, et un goût pour les citations
latines, ainsi que le montre la confrontation suivante des premiers
paragraphes du premier chapitre :
INTRODUCTION 65

Fr. 2542 Fr. 2535


Ceux qui desirent paruenir à vne Ceux qui ont dessein de paruenir à
claire congnoissance de toutes les choses vne claire congnoissance de toutes les
naturelles doibuent prendre garde que le choses naturelles doibuent prendre garde
succez de leur entreprise ne peut res- (affin que le succez de leur entreprise ne
pondre à leur desir qu’ilz n’ayent pre- manque à respondre à leur desir) de des-
mierement descouuert ce qu’elles sont en elles couurir ce que les choses sont en elles
mesmes, par quelle vertu elles subsistent mesmes, par quelle vertu elles subsistent
et par quelz ressortz elles produisent leurs et par quelz effetz elles produisent leurs
actions ou desistent de les produire. Ce actions ou desistent de les produire. Ce
qu’ilz ne peuuent en nulle façon apperceuoir, qui est impossible d’apperceuoir, qu’en
qu’en voyant au vray de quelles partyes sachant et voyant au vray de quelles
elles sont faictes et establyes elles mes- partyes elles sont faictes et establyes elles
mes. C’est pourquoy les scauans aduouent mesmes. C’est pourquoy les scauans a-
tous d’vn commun accord que la science uoient tous dit d’vn commun accord que
des choses est vne claire congnoissance la science des choses est vne claire con-
d’elles mesmes par leurs vrayes causes, gnoissance d’elles mesmes par leurs
Scire (disent ilz) est rem per causam co- vrayes causes, daultant qu’il n’y a nul
gnoscere, daultant qu’il n’y a nul moyen moyen de penetrer dans leur propre
de penetrer dans leur propre constitu- constitution qu’en descouurant d’où elles
tion qu’en descouurant d’où elles ont pris ont pris leur origine, de quelles pieces
leur origine, de quelles pieces elles sont elles sont construites et à quelle fin
construites et à quelle fin abboutissent abboutissent tous leurs effectz et tous
tous leurs effortz et tous leurs effectz. Car leurs effortz. Car estant tres-certain que
estant tres-certain que leurs proprietez et leurs proprietez et puissance d’agir pro-
leur puissance d’agir proceddent neces- ceddent necessairement de leur estre
sairement de leur estre principal, il fault principal, il fault premierement consi-
premierement considerer ce qui les esta- derer ce qui les establit et fait subsister,
blit et fait subsister, affin qu’en suitte cela affin qu’en suitte cela mesme soit re-
mesme soit recongneu pour origine de ce congneu pour origine de ce qu’elles peu-
qu’elles peuuent faire. Il est vray que cette uent faire. Cette entreprise seroit ma-
entreprise seroit malaisée à executer sy laisée à executer sy nous auions seulle-
nous auions seullement esgard au nom- ment esgard au nombre infiny des objectz
bre infiny des objectz particuliers qui se particuliers qui se presentent à noz sens
presentent à noz sens et à noz enten- et à nostre entendement dans l’estendue
demens dans l’estendue de la nature. Mais de la nature. Mais pesant attentiuement
pesant attentiuement ce que les scauans ce que les scauans ont escrit de la
ont escrit de la constitution des choses, constitution des choses, disant qu’elles
disant qu’elles sont faictes les vnes com- sont faictes les vnes comme les autres et
me les autres et composées de mesmes composées de mesmes partyes, tellement
partyes, Id quod est superius, est sicut quod que ce qui est en hault est comme ce qui
est inferius. et id quod est inferius est sicut est en bas et ce qui est en bas est comme
quod est superius ; cette verité, dis je, es- ce qui est en hault, pour ce qui touche
tant vne fois presuposée pour fonde- le‹s› principes ; cette verité, dis je, estant
ment, nous pouuons et deuons en tirer vne fois presuposée pour fondement,
cette consequence tres certaine que les nous pouuons et deuons en tirer cette
principes nous estans vne fois congneuz consequence tres certaine que les princi-
66 SYLVAIN MATTON

en gros et en general, ilz nous conduiront pes nous estans vne fois congneuz en
à vne claire et parfaite science de toutes gros et en general, ilz nous conduiront à
choses en particulier. vne vraye et parfaite science de toutes
Et a cey s’accorde sans doubte ce qu’en- choses en particulier.
seigne Aristote mesme touchant les principes Aristote mesmes s’accorde auec nous
des choses naturelles lors qu’il dit en termes en cecy, lors qu’il a enseigné et dit en ter-
expres qu’ilz doibuent estre sy vniuerselz mes expres que les principes doibuent
que, n’estans point faictz d’ailleurs, ilz estre sy vniuerselz que, n’estans point
sont la source et origine premiere et ge- faictz d’ailleurs, ilz sont la source et ori-
neralle de toutes choses. Principia sunt gine premiere et generalle de toutes
quæ non aliunde, sed ex quibus omnia fiunt. choses. Concluons donc cette verité qui
Concluons donc en vn mot cette verité, seruira d’entrée à la congnoissance phi-
laquelle seruira d’entrée à la congnois- ique, que le moyen de scauoir au vray
sance phisique, que le moyen de scauoir quelles sont les choses et comment elles
au vray quelles sont les choses et com- subsistent et agissent chacune suiuant sa
ment elles subsistent et agissent chacune puissance et propre vertu, ne gist en au-
suiuant sa puissance et propre vertu, cune chose, qu’à congnoistre de quelles
n’estant autre chose que de congnoistre de pieces elles sont establyes, leur claire et
quelles pieces elles sont establyes, sans vraye science deppendant de celles de
doubte leur claire et vraye science deppend leur principes, puisqu’ilz sont telz que
de celles de leur principes, dautant qu’ilz tout en est construit. C’est pourquoy sy
sont telz que toutes choses en sont cons- nous desirons scauoir quelz sont les es-
truites. C’est pourquoy sy nous desirons tages de l’vniuers, quelles les familles et
scauoir quelz sont les estages de l’vniuers, quelz les indiuiduz y faisant diuersement
quelles les familles et quelz les indiuiduz sejour, il fault scauoir quelz sont les prin-
qui y font diuersement sejour, il fault pour cipes de la nature comme il sont meslan-
vn prealable scauoir quelz sont au vray les gez et vniz et la cause des differences des
elemens et les principes de la nature. indiuiduz et de leurs scituations. (ff. 1v-
(ff. 1r-3r) 4r)

➌ Le Commentaire sur l’Amphithéâtre de la sapience éternelle


La Bibliothèque nationale de France possède un recueil manuscrit,
le Fr. 17154, ainsi décrit par son Catalogue général :
« 17154. Mélanges d’alchimie. Fol. 1. Mélanges d’alchimie,
en tête desquels sont deux lettres anonymes sur la manière de
fabriquer l’or potable ; la seconde est datée du 10 avril 1627.
Fol. 33 “Speculum Sophici universalis”, par “Theophile Schi-
reighart, Centralleanicus, 1617”151. Fol. 45 “L’amphitheatre
de la Sapience éternelle, seule vraye,” traduction de l’ouvrage

151 Il s’agit en fait d’une traduction du Speculum Sophicum Rhodo-Stauroticum de

Theophilus Schweighardt (= Daniel Mögling), ouvrage en allemand publié en 1618.


INTRODUCTION 67

latin de Heinrich Kunrath, de Leipzig. XVIIe siècle. Papier.


123 feuillets. 345 sur 230 millimètres. Rel. parchemin (Saint-
Germain 1213). » 152
Les « Mélanges d’alchimie » se décomposent ainsi :
– ff. 1r-6r : Lettre anonyme sur l’or potable (Inc. : Monsieur, Les di-
uerses pensées ausquelles mon esprit s’est occupé… Expl. : demeurant
quant à moy, Monsieur, vostre tres humble seruiteur.). – f. 6v : blanc.
– ff. 7r-8v : Lettre anonyme sur l’or potable (Inc. : Monsieur, L’aduis
que l’on vous a donné sur vne lettre… Expl. : … me soubscrire,
Monsieur, vostre tres humble et tres obeissant seruiteur.)
– ff. 9r-18v : Texte anonyme sans titre (Inc. : la sœur du Dragon, qui
respond chastement Je te deuore… Expl. : le subiect et le moyen par
qui il opere, qui sont ces organes.). – ff. 19r-20v : blancs.
– ff. 21r-28 v : Texte anonyme sans titre (Inc. : Abyme [§] C’est une
signalee, tres excellante, tres profonde, abstruse et imperscrutable
doctrine… Expl. : Ainsy les Astres donnans leur lumiere nous poussent
a l’aprehension de la lumiere eternelle.). – ff. 29r-30v : blancs.
– f. 31r-v : Texte anonyme sans titre (Inc. : Omnia dat in oratorio et
laboratorio sapientia Dei… Expl. : … mundus Diaboli sophismata ut
vt possit ac velit.). – f. 32r-v : blanc.
À l’exception de la seconde lettre, tous ces textes semblent écrits
par la même main, bien que sur des papiers et avec des encres
différents. Par leurs incipit et explicit le lecteur aura reconnu dans
les deux lettres anonymes celles de Chandoux conservées dans le
manuscrit Fr. 641, et leur collation avec ces dernières montre qu’elles
leur sont tout à fait conformes, hormis le fait, important, que la
seconde, comme l’indique le Catalogue, est datée du 10 avril 1627, ce
qui confirme, en la précisant, la datation que nous avions pu avancer
pour la première lettre à partir de son contenu 153. Les deux premiers

152 Bibliothèque nationale. Catalogue général des manuscrits français par Henri Omont avec

la collaboration de C. Couderc, L. Auvray et Ch. de La Roncière. Ancien Saint-Germain français,


II : N° 17059-18676, Paris, 1898, p. 20.
153 Voir ci-dessus p. 50.
68 SYLVAIN MATTON

textes qui les suivent sont des commentaires sur certaines parties et
planches de l’Amphitheatrum sapientiæ æternæ de Khunrath, mais
le second texte devrait précéder le premier, car ils forment un dic-
tionnaire alphabétique des grands thèmes et notions de l’Amphi-
theatrum, chaque article répondant au genre de l’exégèse que les
Grecs disaient ≤`…d âä…ç¥`…`, puisque constitué d’un lemme (parfois
résumant les propos de Khunrath) suivi de son explication ; or le
second texte comprend les entrées allant de « Abyme » à Centre et le
premier celles allant de « Ciel » à « Don », sans compter que l’on
trouve dans le premier un renvoi au second 154. Quant au dernier texte,
en latin, il s’agit d’une suite d’extraits de l’Amphitheatrum.
En raison de son contenu dogmatique, de son vocabulaire technique
et de son style, ce Commentaire sur l’Amphithéâtre de la sapience
éternelle, comme on peut l’appeler 155, doit sans hésitation être attri-
bué à Chandoux, dont nous avons au reste vu que sa connaissance de
l’ouvrage de Khunrath jouissait d’une telle réputation que le père
Dies estimait que lui et Vassy étaient les seuls « qui puissent par-
faictement entendre ce[] liure[] » 156. Il est au demeurant d’une cer-
taine manière signé, car l’auteur y renvoie à un passage de sa « phi-
sique », lequel appartient au De la connaissance des vrais principes
de la nature et des mélanges 157. Au moins certains de ses morceaux
sont donc postérieurs à ce traité et d’autres, comme nous le verrons,
devaient être rédigés avant 1625 158. Nous ignorons si Chandoux ter-
mina ce commentaire, l’abandonna ou mourut avant son achèvement.
Par ailleurs, le manuscrit comporte de nombreuses corrections présen-
tant toutes les caractéristiques des corrections d’auteur. Il serait donc,
avec ceux de la première lettre et du dernier texte en latin, qui pa-
raissent être de la même main, des autographes de Chandoux.

154 Voir BnF, fr. 17154, f. 26r (ci-après p. 477), renvoi à « l’explication des bineres ».
155 L’auteur parle de son (ou ses) « commantere(s) », id., f. 21v (ci-après p. 452).
156 Voir ci-dessus, p. 18.
157 Voir BnF, fr. 17154, f. 17v.
158 Ils sont en effet utilisés dans un traité de 1625 de Pagès; voir ci-après p. 125-127.
INTRODUCTION 69

Les principes de la philosophie de Chandoux 159


Selon Chandoux, les choses naturelles sont des mixtes composés de
quatre éléments : l’eau, la terre, l’air et le firmament (le ciel ou l’é-
ther, qui remplace le feu). Ces éléments ne sont pas des corps simples,
car ils sont composés des “premiers principes” et de “binaires spécifi-
ques” 160. Ces premiers principes, ou “principes substantiels univer-
sels” 161 sont au nombre de trois, à savoir la “forme”, l’ “esprit” et la
“matière” 162, l’esprit étant un principe “mitoyen” 163 “unissant” 164 les
deux autres. (On notera qu’une telle triade principielle n’est pas sans
analogie avec celle des trois principes paracelsiens : soufre, sel et
mercure, telle que l’interprétèrent certains alchimistes du XVIIe
siècle, lesquels voyaient dans le soufre un principe actif ou formel,
dans le mercure un principe passif ou matériel et dans le sel un prin-
cipe de liaison entre les deux autres 165.) Comme le montre la distilla-
tion, ces trois principes sont “locaux, corporels, visibles, sensibles” 166.
Ils sont unis entre eux et leur union constitue la “substance univer-
selle” ou “substance naturelle de toutes choses” 167. (Ici encore l’on

159 Pour une analyse critique détaillée, voir ci-après l’étude de Xavier Kieft.
160 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641,

f.37r : « ilz [les éléments] procedent des principes et des bineres » ; f. 39v : « les elemens
ne sont pas purs quant à eux, ains composez de principes et de bineres qui les specif-
fient » ; f. 43v : « nous auons dit […] que les elemens ne sont point purs ny simples,
qu’ilz sont non seullement composez des principes et des bineres, mais qu’ilz sont mes-
langez les vns dans les autres, ainsy qu’il est demonstré par l’experience » ; etc.
161 [Lettres sur l’or potable], id.., f. 30r (ci-après p. 261).
162 Suite de la congnoissance…, id., f. 55r (ci-après p. 380).
163 Id. f. 45r (ci-après p. 350) : « l’esprit mitoyen, qui n’auoit encores porté la forme

en cette terre, qui est la matiere ».


164 Id., f. 37r.
165 Voir par exemple l’anonyme Dictionnaire hermetique, Paris, 1695, p. 157 : « Les trois

Principes naturels ou de la nature, Sel, Souphre & Mercure. Ces Principes sont universels &
engendrez des quatre élemens, d’autant qu’ils sont contenus dans tous les mixtes. Le
Souphre est le premier, qui tient lieu de mâle ; le Mercure le second, qui tient lieu de
femelle : d’où l’on peut conclure qu’ils ne sont mâle & femelle que similitudinairement,
en quelque mixte qu’ils se puissent rencontrer ; & le troisiéme est le Sel, qui fait la liaison
des deux autres. »
166 [Lettres sur l’or potable], ms Paris, BnF fr. 641, f. 30r (ci-après p. 261).
167 Voir [Lettres sur l’or potable], ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 33r (ci-après p. 270).
70 SYLVAIN MATTON

pense à une certaine tradition alchimique qui veut que la substance


radicale universelle soit, à l’image de Dieu, à la fois une en essence
mais trine en raison de ses trois parties constitutives que sont les trois
principes : soufre, mercure et sel 168.) La substance universelle n’est
autre que la nature 169, et c’est d’elle que procèdent toutes les choses
naturelles, y compris les êtres vivants, dont elle constitue l’humeur
radicale 170. Mais comment cette substance universelle une et indiffé-
renciée a-t-elle pu produire des choses particulières multiples et dif-
férenciées ? Grâce aux “binaires” “auteurs des différences” 171, les-
quels sont de “deux classes”, à savoir les binaires “secrets”, qui sont
les binaires “spécifiants”, et les binaires “grossiers” ou “mortels” ou
“circonscrivants” 172. Les binaires secrets, qui sont de trois sortes :
“acqueux, oléagineux et terrestres” 173, déterminent par la proportion
de leur mélange les qualités spécifiques d’un individu, tandis que le
binaire grossier, qui est toujours terrestre, détermine les limites cor-
porelles de l’individu 174. Mais d’où viennent ces binaires ou “causes
spécifiantes” 175 ? Le récit mosaïque de la Genèse nous l’enseigne :
« […] pour bien entendre la doctrine presente, il faut suiure
Moyse qui dit qu’au commancement Dieu crea. Il s’ensuit donc
qu’auant ce commancement il n’y auoit rien que Dieu, qui est
tres simple, tres pur et immateriel, lequel crea et fit estre la
cause de la subsistance du monde. Ce qu’il crea ne fut pas

168 Voir le texte de Pierre Jean Fabre que nous citons ci-après (p. 97).
169 Voir [Lettres sur l’or potable], ms. Paris, BnF, fr. 641, f 34v (ci-après p. 274) : « la
nature (qui n’est rien autre que la substance vniuerselle) ».
170 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641,

f. 35r : « l’humeur radical n’est autre chose que les principes vniuerselz terminez ou
speciffiez en la nature particuliere de l’animal et par l’vnion des principes de specif-
fication, qui sont les accidens intrinseques ».
171 Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, Fr. 641, f. 37r (ci-après p. 327).
172 Voir ms. BnF, fr. 2535, f. 79v (ci-après p. 320).
173 Id.., f. 84v (ci-après p. 322).
174 Id., ff. 88v-89v (ci-après p. 324-325).
175 Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, Fr. 641, f. 29r. Voir aussi f. 37r et

f. 43r (ci-après p. 328 et 345) où il est parlé de « causes speciffiques », mais la leçon
« causes » est une correction faite par nous.
INTRODUCTION 71

immateriel et sans corps, car Moyse dit que ce fut le ciel et la


terre, et par consequent la terre. Ce docte escriuain suit et dit
que la terre estoit vuide et sans forme. De quoy estoit elle
vuide ? De l’esprit mitoyen, qui n’auoit encores porté la forme
en cette terre, qui est la matiere. Ainsy estoit elle sans l’acte,
qui est la forme. Donc voila la creation et le commancement des
principes, qui sont la forme, le milieu vnissant et la matiere,
lesquelz n’estoyent point auparauant, ains Celuy seul qui leur
donna l’estre. Nostre historien suit et dit que les tenebres
estoient sur la face de l’abime. Il ne dit pas que Dieu crea ces
tenebres, mais il dit qu’elles estoyent sur la face de l’abyme
pour monstrer vne concreation. C’est à dire que Dieu ayant
donné par la creation ‹l’›estre au par‹tyes› qui sont les pieces
substancielles, il le donna aussy à l’escume ou aux bineres, qu’il
a nomméës tenebres eu esgard à la lumiere substancielle qui est
obscurcie et particulariséë par ‹les› accidens qui l’enuelopent et
qui sont maintenus par elle. Joint que nous remarquerons, ainsy
qu’il sera monstré ailleurs, que tout ce qui a esté creé en la
genese prend commancement en sa creation, mais il est imperis-
sable. Il n’est pas enseigné que ces tenebres fussent creez, mais
seullement qu’elles estoient sur la face de l’abysme. Donc elles
ont et commancement et fin, c’est à dire qu’elles naissent et sont
corruptibles, ainsy qu’il sera monstré. Ces tenebres ne furent
point mesléës auec la lumiere, car le texte porte que la lumiere
et les tenebres furent diuiséës. Il n’y en eut point en la fabrique
du firmament, ainsy qu’il sera prouué ailleurs. Donc ces
tenebres ou bineres ou accidens furent mesléës dans le cahos de
la terre et des eaux et ont tenu leurs sieges en ces lieux. Aussy
est ce l’endroit où les corruptions se font en la nature. » 176
Ainsi au commencement Dieu a créé les trois premiers principes

176 Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, ff. 44v-45r

(ci-après p. 349-350).
72 SYLVAIN MATTON

(les “pièces substantielles”) constituant la substance universelle,


mais concréé les binaires spécifiants qui constituent les “accidents” de
la substance universelle, son “écume”. Chandoux insiste sur cette dis-
tinction entre création et concréation, répétant plus loin :
« Dieu a creé […] tout ce qui est vniuersel […], d’autant
qu’ayant donné l’estre par la creation aux pieces qui sont causes
de la subsistance du tout et ayant concréë les tenebres qui sont
les bineres ou accidens par l’vnion et le meslange desquelz la
particularité des choses se manifeste, l’on ne peult faire de
doute qu’il ne soit createur vniuersel et la cause premiere et
primordialle du tout » 177
Le concept de concréation enveloppe certainement ici une idée de
création subalterne, seconde au moins logiquement, sinon chronologi-
quement, ainsi que nous le confirme l’usage du terme chez les contem-
porains de Chandoux 178. Si Dieu a bien donné l’être aux binaires, cet
être est inférieur à celui de la substance, puisque les binaires ne sont
que des accidents de cette dernière. Cet être est en un sens négatif,
puisque les binaires ne sont pas les qualités spécifiques des substances
particulières, mais les causes de ces qualités, en tant qu’ils sont des
agents de division et de limitation morcelant l’unité de la substance
universelle en une pluralité de substances particulières :
« Que sy l’Aristote eust dit qu’il est vray que quant aux
substances essencielles il n’y a point de difference mais qu’eu
esgard aux bineres ou accidens speciffiques, les substances es-

177 Id. f. 48v (ci-après p. 360). Voir aussi le Commentaire sur l’Amphithéatre de la
sapience éternelle, ci-après p. 507.
178 L’acception impliquant une subordination chronologique se trouve par exemple

chez Jacques Severt, Inventaires generaux, ou lieux communs, sur chacunes des vies excellentes
des saincts de l’un et l’autre sexe, Lyon, 1624, p. 829 : « elle [Ève] en sa concreation fut
nommée Virago par Adam mesme estant reueillé, à sçauoir virague, valide, hommasse
prinse de l’homme ». L’acception impliquant une subordination logique se trouve par
exemple chez Laurent de Paris, Le Palais d’amour divin de Jesus, et de l’Ame chrestienne,
Paris, 1602, I, p. 134 : « Il y a vn amour eternel increé (c’est Dieu) qui par son vniuerselle
& suressentielle douceur, vouloir & liberalité (ô ame) a concreé & enté en chacune
creature, selon la proprieté de son estre, vn amour creé ».
INTRODUCTION 73

sentielles estant limitéës par eux, elles se trouuent specifiques


et comme telles differentes, les qualitez prouenans des bineres
qui en sont la seulle cause, il eust tres purement et tres verita-
blement enseigné. » 179
Cette négativité des binaires n’atteint toutefois pas au non-
être 180. En effet, en opposition à une tradition qui faisait des ténèbres
une simple privation de la lumière comme le néant serait une priva-
tion ou une absence d’être (tradition illustrée par saint Augustin,
qui soutint que la privation n’est rien d’autre que des ténèbres 181),
Chandoux ne conçoit manifestement pas les ténèbres de la Genèse (qui
selon lui désignent les binaires) comme une privation de la “lumière
substantielle”. Mais il ne les conçoit pas non plus comme un minimum
de cette lumière, sur le modèle de la luminologie médiévale (qui
avait été généralement reconduite à la Renaissance, notamment par
Ficin et Patrizi 182), laquelle niait que la lumière ait un contraire et
donc affirmait que les ténèbres ne sont qu’une lumière minimale 183.
Chez Chandoux le pouvoir de spécification des binaires apparaît
corrélé à une puissance obombrante contraire à la vertu illuminative

179 Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 39v (ci-

après p. 336).
180 Dans la symbolique des nombres, le binaire était conçu comme non-être en tant

qu’il représentait la matière au sens aristotélicien ; voir par exemple Pietro Bongo,
Numerorum mysteria, « De Binario. », éd. Paris, 1618, p. 78 : « Binarius, cui symbolicè
tribui solet materia diuisibilis, informis, permutabilis, impotens, expers vitæ, verum
non ens, imago entis, appetitio substantiæ, stans non in statu, apparens omnia, nihil
ens, fiens omnia, nihil manens, totius entis defectus, promissa semper mentiens ».
181 Voir Contra epistolam Manichæi quam vocant fundamenti, éd. Opera omnia, VIII,

Paris, 1688, p. 171b.


182 Voir notre étude, « En marge du De lumine : splendeur et mélancolie chez

Marsile Ficin », Lumière et cosmos, Courants occultes de la philosophie de la nature, Les


Cahiers de l’hermétisme, Paris, 1981, p. 31-54.
183 Voir par exemple Thomas d’Aquin, Summa Theologiæ, I, q. 67, a. 3, 2 : « Omnis

qualitas sensibilis habet contrarium sicut calido contrariatur frigidum, et albo nigrum.
Sed lumini nihil est contrarium. Tenebra enim est privatio luminis. Ergo lumen non est
aliqua qualitas sensibilis […]. Respondeo […] dicendum quod accidit luci quod non
habeat contrarium inquantum est qualitas naturalis primi corporis alterantis, quod est a
contrarietate elongatum. »
74 SYLVAIN MATTON

de la lumière, puisqu’il parle de « la lumiere substancielle qui est


obscurcie et particulariséë par ‹les› accidens qui l’enuelopent » ou
encore de « la cause de l’estre, qui est voiléë et particulariséë aux
elemens par les bineres » 184). Ainsi la pure cristallinité du firmament
est due au fait que ce dernier est dépourvu de binaires :
« nous souuenant neantmoins qu’en la definition et composition
particuliere de chacun element nous n’y auons compris que l’air,
l’eau et la terre, lesquelz en cette composition ont admis des
bineres, ce que le firmament n’a pas, n’ayant en soy que la
substance tres pure mais solidiffiéë, ne se communiquant aux
choses d’icy bas que par le moyen des autres elemens qui,
comme nous auons dit, ont des bineres en eux. » 185
Pour nous résumer, il existe selon Chandoux trois premiers prin-
cipes universels constituant une substance universelle spécifiée par
des binaires en quatre éléments composant les mixtes. Mais comment
les éléments peuvent-ils produire la diversité à la fois générique
et individuelle des mixtes, et en particulier de ces mixtes parfaits
que sont les êtres vivants ? Il faut à nouveau faire intervenir les
binaires :
« sy c’estoit le simple meslange des elemens, considerez comme
l’Aristote et ses sectateurs les connoissent, qui constituat les
choses, il s’ensuiuroit qu’il n’y auroit aucune distinction de
genres et que la difference qui se trouue dans les especes eu
esgard aux indiuidus ne paroistroit point, d’autant qu’il peult
arriuer, et est indubitable qu’il arriue, qu’entre les genres il y a
vne mesme proportion de meslange de qualitez ; comme par
exemple ne peult il pas estre que les elemens seront en vn
mesme degré et pareil ordre de composition dans vn vegetable
que dans vn animal ? et neantmoins il y a de la difference

184 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 38r

(ci-après p. 331).
185 Id. f. 38r (ci-après p. 346).
INTRODUCTION 75

extreme entr’eux, parce que l’vn a l’imaginer et le sentir et


l’autre n’a que le vegeter. D’où procedde cette difference ? Car
les elemens, qui sont les particulieres qualitez, sont vns chacuns
en leur particuliere composition et estre speciffique. Aussy ne
peuuent ilz produire de difference de genre, ny par consequent
de difference entre les individus. Et pourquoy donc arriue il
qu’il y ait des choses moins nobles que les autres, et que ce qui
vient en terre soit plus grossier que ce qui progresse sur la
terre ? Il fault donc conclure que c’est quelque chose extrait en
la composition qui face naistre ces differences : ce sont les
bineres speciffians, que nous auons fait veoir auoir donné les
qualitez aux elemens. » 186.
Enfin, sur la question du statut des éléments dans les mixtes,
Chandoux s’oppose à l’enseignement de l’École, qui niait que les
formes spécifiques des éléments persistent dans le mélange et n’ac-
ceptait donc qu’une présence virtuelle desdits éléments dans les
mixtes 187. « Que s’ilz veullent asseurer », observe Chandoux, « que

186 Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 43v (ci-

après p. 346). Voir encore, ibid (ci-après p. 345) : « Tous [l]es animaux sont mixtes par-
faitz en la nature, estant composez de quatre elemens ayans en eux les principes
vniuerselz comme estant la simple et primitiue source, la generalle base et substance de
toutes choses, et qui ont, outre les principes et les elemens considerez en leur estre
particulier, les bineres speciffians en eux et le binere circonscriuant. »
187 Voir par exemple les In libros De generatione et corruptione Aristotelis Stagiritæ des

Conimbricensis Collegii Societatis Jesu commentarii, In lib. I, cap. X , quæst. III , art. II
(« Negativam partem quæstionis veram esse »), éd. Mayence, 1606, p. 349 : « Probatur
igitur hæc opinio, quia si elementa proprias formas in misto seruarent, vel eiusmodi
formæ in eodem situ essent, vel in diuerso. Si in eodem, vt Stoici autumant, referente
Alexandro in opusc. de mistione, cum singulæ suas secum dimensiones ferant, iam duo
corpora sese inuicem permearent, quod fieri nequit. Si in diuerso, vt sentit Auicenna,
iam non quælibet pars misti esset mixta ; quia non quælibet contineret formas elemen-
torum, quarum coitione misceri res dicunt. » (“Cette opinion est donc démontrée,
parce que si les éléments conservaient leur formes propres dans le mixte, de telles
formes seraient ou bien dans une même situation, ou bien dans des situations diffé-
rentes. Si elles étaient dans une même situation, comme le soutiennent les stoïciens, à
ce que rapporte Alexandre dans son opuscule sur le mélange, puisqu’elles comporte-
raient chacune leurs dimensions propres, deux corps se pénétreraient entièrement l’un
l’autre, ce qui est impossible. Si elles étaient dans des situations différentes, comme le
76 SYLVAIN MATTON

[la] difference formelle [des éléments] faut ou cesse par leur meslange
(c’est ce que nous apellons difference causéë par les bineres segretz),
cela est du tout contraire à l’experience » 188. En effet, l’expérience de
la résolution d’un mixte en ses composants élémentaires, en parti-
culier celle de la distillation, implique que les éléments y étaient
actuellement présents avant sa décomposition. Ainsi, « les mixtes
composez d’elemens ont tous en soy les elemens meslangez les vns dans
les autres. Mais […] les elemens ne sont pas purs quant à eux, ains
composez de principes et de bineres qui les speciffient » 189.

De l’originalité et de l’influence de la philosophie de Chandoux


➊ Les premiers principes
Telles sont probablement les grandes lignes de la « nouvelle phi-
losophie » que Chandoux exposa chez le nonce du pape. Elles répon-
dent en tout cas parfaitement à l’avis de Descartes rapporté par
Baillet. Car si de dire que « ce que le sieur de Chandoux avoit avancé
étoit beaucoup plus vray-semblable que ce qui se debite suivant la
méthode de la scholastique » peut être tenu pour un simple compli-
ment de courtoisie, contestable, on ne peut en revanche que souscrire à
la conclusion que « ce qu’il avoit proposé ne valoit pas mieux dans le
fonds », que « c’étoit revenir au même but par un autre chemin, & que
sa nouvelle Philosophie étoit presque la même chose que celle de
l’Ecole, déguisée en d’autres termes » (cette philosophie n’est pas en
effet sur le fond en antagonisme avec l’aristotélisme scolastique,
puisqu’elle maintient des doctrines centrales comme celles de matière
et de forme, des quatre qualités élémentaires et des quatres éléments,

pense Avicenne, alors chaque partie du mélange ne serait pas mélangée, puisque
chacune ne contiendrait pas les formes des éléments, par l’assemblage desquelles, dit-
on, les choses se mélangent.”)
188 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 38v

(ci-après p. 332).
189 Id. (ci-après p. 335).
INTRODUCTION 77

d’une opposition entre le monde céleste et le monde sublunaire, etc.)


et qu’ « elle avoit […] les mêmes inconveniens, & […] péchoit comme
elle dans les principes, en ce qu’ils étoient obscurs, & qu’ils ne
pouvoient servir à éclaicir aucune difficulté » (on pourrait même
estimer que c’est un euphémisme que de qualifier d’obscure sa théorie
des binaires). Il n’en reste pas moins que le système de Chandoux
compte plusieurs points originaux qui pouvaient à juste titre présenter
à son auditoire un caractère de nouveauté.
Nous avons noté qu’en dépit de leur dénomination presque iden-
tique à celle des trois principes aristotéliciens : forme, privation 190,
matière, les trois principes de Chandoux : forme, esprit, matière,
correspondent bien davantage aux trois principes paracelsiens :
soufre, sel, mercure, tels que les définissent, par exemple, l’anonyme
Dictionnaire hermetique (Paris, 1695) 191 ou le Dictionnaire mytho-
hermétique (Paris, 1758) de dom Pernety 192. En effet, encore qu’ils
posent, à l’instar de beaucoup de paracelsiens, que les trois principes
sont constitués par les quatre éléments, tandis que pour Chandoux,
comme pour Paracelse, ce sont les trois principes qui constituent les
quatre éléments 193, ces dictionnaires font du soufre un principe actif
ou formel, du mercure un principe passif ou matériel et du sel un prin-
cipe de liaison entre les deux autres, ce qui compose une structure
analogue à celle de la théorie des principes de Chandoux. On pour-

190 La question de savoir s’il fallait mettre ou non la privation au nombre des

principes restait débattue chez les aristotéliciens au XVIIe siècle.


191 Voir ci-dessus p. 69 et note 165.
192 Voir Antoine-Joseph Pernety, Dictionnaire mytho-hermétique, dans lequel on trouve

les allégories fabuleuses des poetes, les métaphores, les énigmes et les termes barbares des
philosophes hermétiques expliqués, Paris, 1758, p. 403, s. v. « P RINCIPES DES M ÉTAUX » :
« Les Philosophes distinguent encore trois principes dans les métaux qu’ils appellent
principes naturels ou de la nature ; sçavoir, le sel, le soufre & le mercure. Ce sont leurs
principes principiés, engendrés des quatre élémens premiers principes de tous les
mixtes. Ils regardent le soufre comme le mâle ou l’agent, le mercure comme femelle ou
partient, & le sel comme le lien des deux. » Pernety démarque manifestement ici
l’anonyme Dictionnaire hermetique de 1695.
193 Voir R. Hooykaas, « Die Elementenlehre des Paracelsus » et « Die Elementen-

lehre der Iatrochimiker », Selected Studies in History of Science, Coïmbre, 1983, p. 43-91.
78 SYLVAIN MATTON

H. Khunrath, Amphitheatrum sapientiæ æternæ


INTRODUCTION 79

rait alors penser que ce dernier s’est contenté de décalquer sa théorie


sur celle des tria prima paracelsiens sans en retenir la terminologie.
Mais il n’en va pas ainsi, et c’est dans l’Amphitheatrum sapientiæ
æternæ de 1609 de Khunrath qu’il faut aller chercher la source du
système des principes élaboré par Chandoux. On y trouve en effet un
tableau dépliant où Khunrath établit entre les principales doctrines
des principes constitutifs du monde les correspondances suivantes :

Il y a trois choses qui primordialement constituent le monde, ainsi que l’enseignent


Moïse Hermès & les Les anciens Les physicochi- Les quatrélé-
très anciens philosophes mistes mentistes
sages
1. TERRE & EAU 1. CORPS 1. MATIÈRE, 1. SOUFRE & 1. TERRE & EAU
Terre onctueuse, dit inférieur hylé SEL DE LA
lente, tenace et glu- NATURE
tineuse. Eau cir- c’est-à-dire
cum- et superfuse; Terre épaisse,
de sorte que de ces onctueuse, Eau
deux éléments sèche ne mouillant
(ainsi nommés pas les mains
comme pour hylé- Le soleil et la lune
ments) ces masses hermétique
aqueuses subsis-
taient en un sel
corps

2. CIEL: 2. ESPRIT 2. MÉDIATEUR 2. MERCURE 2. AIR & FEU


(v. 261 et quest. 6, du monde, éther, qui est presque c’est-à-dire
fig. troisième de qui est un corps non-corps mais Esprit éthériforme
cet Amphithéâtre). spirituel et un es- presque déjà âme, opérant suivant la
prit corporel, péné- ou presque non- nature des étin-
trant tout, le plus âme et presque celles de nature
élevé déjà corps, conju- auxquelles il est
guant les deux ex- joint; à la simili-
trêmes, conjoignant tude de la planète
les deux extrêmes. de Mercure dans le
Ici au lieu du firmament, qui pos-
Principe Aristote sède une nature va-
(première lumière riée et complète-
de la vérité) a posé ment versatile; car
sa privation, l’effet elle est chaude
pour la cause. avec le chaud,
froide avec le froid,
et suit la nature de
ce avec quoi elle
est conjointe.

3. RUACH 3. ÂME 3. FORME 3. NATURE: 3. QUINTE


ELOHIM du monde, dont la N∑ƒŸé qui donne Essence ESSENCE
c’est-à-dire viridité bénie fait l’ÊTRE à la chose;
L’esprit de Dieu germer toutes l’agent
se reposant sur les choses. Lion viride:
eaux, Genèse 1. Duenech viride
(v. 261 et quatrième
fig. de la troisième
question de cet
Amphithéâtre
80 SYLVAIN MATTON

Ce tableau, Chandoux le transpose dans son traité De la connais-


sance des vrais principes de la nature et des mélanges lorsqu’il écrit :
« Et partant nous disons qu’il y a trois choses qui constituent
le monde primordialement, ainsy que l’enseigne Moyse,
Hermes et les tres anciens sages, les anciens philosophes et les
vrays et naturelz spargiriques.
Moyse nous a monstré quelz sont ces principes au premier
chapitre de la Genese, scauoir est limon, autrement dit terre, et
eau, le ciel, qui est appellé schamaim d’vne diction hebraique
composée de esh, qui veut dire feu, et maim, qui veut dire eau,
comme qui diroit vn feu aqueux ou vne eau ignée, et l’esprit du
Seigneur qui estoit porté sur les eaux.
Hermes les a establis selon les noms de corps inferieur,
esprit ou corps superieur et l’ame du monde, qui est la benite
verdeur faisant germer toute chose.
Les anciens philosophes nous les ont nommez matiere com-
mune, patiente, le moyen commun, celluy qui peut vnir les deux
elemens, et la forme, qui donne l’estre à la chose.
Les naturelz spargiriques les ont marquez par le sel, qui est
vne eau seiche, le mercure, qui suit la nature des choses aus-
quelles il est conjoint, et le soulphre.
A tous ceux cy se peuuent accommoder les quatre-elementis-
taires, qui prennent pour principes la terre, l’eau, l’air et le
feu. » 194
Chandoux fait donc siens les trois principes que Khunrath attri-
buait aux “anciens philosophes” et qui sont en fait ceux d’Aristote
corrigés — par la substitution du médiateur à la privation — pour
correspondre un à un avec les trois prima : corps, esprit, âme, de ce que
Khunrath nomme la doctrine “d’Hermès et des très anciens sages” et
qu’il retrouve dans le récit mosaïque de la Genèse. En effet, explique
Khunrath, Dieu
194 Paris, BnF, ms. fr. 2535, ff. 18v-30r (ci-après p. 295).
INTRODUCTION 81

“d’abord infusa le [ciel] inférieur dans la terre et l’eau, afin


qu’il fût non seulement le siège et le véhicule de l’âme du
monde, mais encore le médiateur qui conjoint et le lien qui
attache et unit les deux extrêmes, qui sont la matière première
et la forme, c’est-à-dire la hylé et aussi l’âme du monde, la
nature, le Ruach Elohim.” 195
Et il suffit de lire l’Amphitheatrum
“si l’on désire être convenablement instruit de la création du
monde, du chaos, de la hylé primordiale ou matière première,
de l’âme du monde appelée nature, du médiateur, c’est-à-dire
de l’esprit éthéré (qui est le ciel) attachant et unissant (par la
volonté de Dieu) dans tout le globe sublunaire les deux ex-
trêmes, la matière et la forme, le corps et l’âme […].” 196
Mais ce qu’il attribue à l’enseignement de Moïse recueilli par
Hermès Trismégiste, Khunrath l’héritait en fait de Marsile Ficin.
Car c’est bien Ficin qui fut à la Renaissance le principal rénovateur
de la doctrine du spiritus mundi, l’esprit du monde ou esprit universel
conçu à la fois comme véhicule de l’âme du monde et comme lien
(vinculum) entre celle-ci et le corps du monde, une doctrine qui influa
considérablement sur la tradition alchimique, surtout paracelsienne,
du fait que Ficin, dans ses De vita libri tres (Florence, 1489, l. III,
c. III ), l’avait liée au thème de l’élixir, en identifiant ce dernier à
l’esprit du monde emprisonné dans l’or 197. Et quand Khunrath écrit

195 Cf. Amphitheatrum sapientiæ æternæ, Hanau, 1609, v. 261, p. 127 : « Primò, [cœ-

lum] INFERIVS , indidit TERRÆ & AQVÆ , vt ibi esset non tantùm sedes & vehiculum
A NIMÆ Mundi, verum quoque MEDIVM coniugens & VINCVLUM copulans atque
vniens duo extrema, quæ sunt, MATERIA prima, & FORMA , hoc est HYLE nec non
ANIMA MVNDI, NATVRA, RVACH ELOHIM […]. »
196 Id., v. 162, p. 72-73 : « si rectè cupis instituti de Mundi creatione; de Chao; de

WMH primordiali, siuè Materia prima : de Mundi Anima, dicta Natura : de Medio, hoc
est, Spiritu Æthereo, (qui cælum) duo extrema, Materiam puta & Formam ; Corpus ac
Animam, in globo sublunari (DEI nutu) copulante & vniente […]. »
197 Voir notre étude, « Marsile Ficin et l’alchimie : sa position, son influence »,

dans : J.-Cl. Margolin et S. Matton (éd.), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Actes du


82 SYLVAIN MATTON

que le médiateur est “presque non-corps mais presque déjà âme, ou


presque non-âme et presque déjà corps, conjoignant les deux extrêmes”,
il répète évidemment de façon littérale la célèbre description fici-
nienne de l’esprit du monde 198, qu’il a pu lire sinon chez Ficin lui-
même (mais étant médecin, il connaissait probablement le De vita),
au moins dans le De occulta philosophia d’Agrippa (1531) 199 , qu’il
cite à deux reprises 200.
La doctrine ficinienne de l’esprit universel unissant l’âme et le
corps du monde, Chandoux pouvait la retrouver dans de nombreux
ouvrages alchimiques. Déjà dans ses célèbres Chrysopœiæ libri tres
(1515) Giovanni Aurelio Augurello, avait chanté, parlant de l’âme
et du corps du monde :
« Spiritus hæc inter medius fit : quem neque corpus :
Aut animam dicas : sed eum : qui solus utroque
Participans in idem simul hæc extrema reducat » 201,
ce que François Habert traduisit :
« […] au milieu de ces deux
Gist vn esprit puissant, & vigoureux
Qui ne se doit ne corps ny ame dire :
Mais qui des deux participe, & reduire
Seul peut en vn ces deux extremitez » 202.

colloque international de Tours (4-7 décembre 1991), De Pétrarque à Descartes, LVII, Paris,
1993, p. 123-192, ici p. 144 sqq. Peter Forshaw a récemment fait une sorte de remake de
cet article ; voir « Marsilio Ficino and the Chemical Art », dans S. Clucas, P. J. Forshaw,
V. Rees (éd.), Laus Platonici Philosophi : Marsilio Ficino and his Influence, Leyde, 2011,
p. 249-271.
198 Voir De vita libri III, éd. Opera omnia, Bâle, 1576, p. 535 : « Ipse [= spiritus mundi]

uero est corpus tenuissimum, quasi non corpus & quasi iam anima. Item quasi non
anima & quasi iam corpus ».
199 Voir De occulta philosophia, I, XIV ; voir aussi notre article, « Marsile Ficin et

l’alchimie : sa position, son influence », p. 176-178.


200 Voir Amphitheatrum sapientiæ æternæ, v. 66, p. 30 ; v. 205, p. 99.
201 Chrysopœiæ libri tres, Venise, 1515, f. br (éd. Theatrum Chemicum, Strasbourg, 1659,

III, p. 201 ; J. J. Manget, Bibliotheca chemica curiosa, Genève, 1702, II, p. 372a-b).
202 Les Trois livres de la chrysopée (1549), éd. Paris, 1626, p. 13.
INTRODUCTION 83

Et dans la douzaine d’années précédant la rédaction du traité de


Chandoux sur les principes de la nature avaient paru le commentaire
d’Israël Harvet 2 0 3 sur le Tractatus aureus de lapidis philosophi
secreto d’Hermès (Leipzig, 1610), où est allégué le fameux passage du
De vita pour expliquer l’enseignement du Trismégiste 204 ; puis un ou-
vrage que devait blâmer Mersenne dans la Verité des sciences (Paris,
1625) 205 et dont il serait étonnant que Chandoux n’eût pas pris con-
naissance, à savoir les Traictez du vray sel secret des philosophes et
de l’esprit general du monde contenant en son interieur les trois prin-
cipes naturels, selon la doctrine de Hermes (Paris, 1621) de Clovis
Hesteau de Nuysement : il s’agit d’un éhonté plagiat des Trois livres
des elemens chymiques et spagyriques de Jean Brouaut 206 , qui cir-
culaient anonymes et manuscrits, et où est abondamment développée
dans une perspective paracelsienne la doctrine de l’esprit universel,
« cet esprit corps, ou corps spirituel [qui] est comme agent commun, ou
ciment de la conionction de l’ame auec le corps » 207.
Dans cette tradition alchimique d’inspiration ficinienne la doc-
trine de l’esprit universel était évidemment articulée sur un système
de principes et d’éléments. Un système qui, chez les auteurs anté-
rieurs à Chandoux, pouvait être soit celui des trois principes aristo-
téliciens : forme, privation, matière, soit celui des trois principes
paracelsiens : sel, soufre, mercure, soit un système unifiant l’un et
l’autre, les principes aristotéliciens étant alors tenus pour les prin-
cipes premiers, les principes paracelsiens (avec de nombreuses varia-
tions possibles tant sur leur nombre que sur leur nature) pour des prin-

203 Voir notre « Marsile Ficin et l’alchimie : sa position, son influence », p. 181-183.
204 Voir Tractatus vere aureus…, cap. II, Leipzig, 1610, pp. 133-135 (éd. Theatrum
Chemicum, IV, p. 646-647 ; J. J. Manget, Bibliotheca chemica curiosa, I, p. 422b-423a).
205 Voir La Verité des sciences, Paris, 1625, p. 116-119.
206 Pour l’attribution des Trois livres des elemens chymiques et spagyriques à Jean

Brouaut, voir notre étude « Henry de Rochas plagiaire des Trois livres des elemens
chymiques et spagyriques de Jean Brouaut », Chrysopœia, V (1992-1996), p. 743-760, ici
p. 705-707.
207 Traictez du vray sel secret des philosophes et de l’esprit general du monde, Paris, 1621,

p. 18.
84 SYLVAIN MATTON

cipes seconds. Il était par ailleurs dans l’ordre des choses que la doc-
trine faisant de l’esprit universel un moyen unissant l’âme et le corps
du monde retentît sur le système des principes en faisant symétri-
quement de l’un d’eux un moyen unissant les deux autres. Mais avant
Khunrath et Chandoux, il semble qu’elle n’ait eu de répercussion que
sur le système des trois principes paracelsiens conçus non comme les
vrais premiers principes de la nature, mais comme des principes
seconds. Ainsi dans son Tyrocinium chymicum publié en 1610/12 208 et
traduit en 1615 en français sous le titre Les Elemens de chymie, Jean
Beguin (1550-1620) 209 expose la théorie des trois principes chi-
miques : sel, mercure, soufre, en précisant à propos de ce dernier :
« Il a de propre vertu d’addoucir, & de conioindre les
extremitez contraires. Car tout ainsi ainsi qu’on ne peut iamais
faire de bon lut auec de l’eau & du sable, si on ne mesle de la
chaux, ou quelque autre matiere glutineuse : De mesme le
Mercure volatil, & le sel fixe ne se peuuent ioindre, & lier en
vne mesme substance que par le moyen du Souphre, lequel
participe de l’vn & de l’autre, & tempere par sa viscosité la
secheresse du sel, & la liquidité du Mercure : par sa fluidité
molle, la densité du sel, & la permeabilité du Mercure : & par
sa douceur, l’amertume du Sel, & l’acidité du Mercure. » 210
Mais Beguin explique d’un autre côté que les principes qu’obtient le
chimiste par la résolution des mixtes ne sont pas les principes « phy-
siques & naturels », c’est-à-dire les vrais premiers principes de la
nature, tandis que :
« Aristote a donné trois principes physiques au corps naturel, à
sçauoir la matiere, la forme, & la priuation : lesquels le

208
L’édition de 1610 était une édition privée qui ne fut pas mise dans le commerce.
209
Voir la notice de B. Joly dans L. Foisneau (éd.), The Dictionary of Seventeenth-
Century French Philosophers, I, p. 127-129.
210 Les Elemens de Chymie, éd. 1665, p. 31-32.
INTRODUCTION 85

Chymiste doit ignorer, parce que la resolution ne doit aller si


auant » 211
La question est plus complexe chez Helisæus Röslin (1545-
1616) 212. En effet, dans son De opere Dei creationis seu de mundo. Hy-
potheses orthodoxæ quantumvis paradoxæ : continentes summa sum-
marum artium principia, physices, chymiæ, medicinæ, astronomiæ,
astrologiæ, metaphysices : nec non præcipua fundamenta philoso-
phiæ et veteris et novæ, publié à Francfort en 1597, mais dont la pré-
face est datée du 22 août 1595, Röslin oppose aux mixtes deux sortes
de substances simples (simplicia) : les éléments et les principes. Les
éléments, d’où non seulement naissent les choses mais où celles-ci sont
comme en des “réceptacles”, sont au nombre de quatre, trois étant
“matériels” et “passifs”, à savoir la terre, l’eau et l’air, et un
“formel ou essentiel” et “actif”, à savoir le ciel ou l’éther (ou quarte
essence). Seul ce dernier élément se compose de trois principes
“formel et hypostatiques”, nommés, par analogie avec les trois prin-
cipes des chimistes, sel, soufre et mercure, mais qu’Hermès Trismé-
giste appelait corps, âme et esprit. À l’image des trois personnes de
la sainte Trinité, ces trois principes, quoique distincts, ne forment
qu’une seule essence, et le soufre/âme est le moyen unissant les “deux
extrêmes” que sont le sel/corps et le mercure/esprit 213. Röslin intro-

211 Id., p. 30.


212 Sur Röslin, voir le Prólogo de M. A. Granada à la réédition anastatique du De
opere Dei creationis (Lecce, 2000).
213 Voir De opere Dei creationis seu de mundo, Francfort, 1597, p. 12 :

« XI.
Vt vnitas ∏«ß`» seu essentiæ sit, in tribus veluti hypostasibus non minus in natura
& rerum vniuersitate, quàm in Diuinitate. Mundus enim sensibilis factus ad
similitudinem & exemplar Mundi intellectualis Archetypi & Ideæ Mentis diuinæ.
XII.
Quare etiam in Microcosmo, seu qualibet re composita, sese offerunt tria principia
formalia & hypostatica quasi, Mercurius, Sulphur & Sal : Quæ quia ætherea sunt, ideo à
Chimicis de Quinta essentia, sed nobis de Quarta esse rectius dicuntur.
XIII.
Hæc tria autem, vt à Chimicis, propter analogiam quandam sic dicuntur : eadem
ratione ab Hermete illo Trismegisto, Philosophorum antiquissimo, Corpus, Anima &
86 SYLVAIN MATTON

duit donc bien un medium conjugens dans des principes premiers, mais
ces principes ne sont constitutifs que de l’élément éthéré ; ils ne sont
pas universels et ne correspondent donc pas aux trois principes
aristotéliciens modifiés de Khunrath. Certes, comme Khunrath, Rös-
lin les retrouve chez Hermès, mais dans une triade en réalité diffé-
rente de celle avancée par Khunrath. Car Röslin faisant de l’âme et
non pas de l’esprit le moyen unissant, il faut nécessairement entendre
l’esprit non pas comme pneuma, à l’instar de Khunrath, mais comme
µ∑◊» (intelligence). Il en va pareillement chez Joseph Du Chesne, qui
reprit, en le développant et le précisant, le système des éléments et
principes de Röslin dans son Ad veritatem hermeticæ medicinæ ex
Hippocratis veterumque decretis ac therapeusi (1604) 214 . En un texte
qui est la source directe de celui de Beguin cité ci-dessus, il explique :
“Ces trois principes ont jadis été appelés par le très ancien
philosophe Hermès esprit, âme, corps, en telle façon que le
mercure est l’esprit, le soufre l’âme, le sel le corps. D’autre
part le corps est joint à l’esprit par le lien du soufre ou âme, qui
a affinité avec l’un et l’autre extrêmes, comme un intermé-
diaire unissant des extrêmes. En effet le mercure est liquide,
peu dense, perméable. Le soufre est moux, fluide. Le sel sec,
dense, stable. Cependant, comme nous l’avons dit, ils sont en soi
ainsi mutuellement proportionnés, ou contempérés par leur
proportion, que l’on trouve en cette contrariété des principes un
rapport de conformité (symbolum) et une grande analogie. En
effet le soufre ou cet humide oléagineux est, comme nous l’avons

Spiritus dicta fuerunt : Sal scilicet per Corpus designatum : Sulphur per Animam :
Mercurius autem Spiritus est & spirituosa substantia. Nam vt duo extrema &
remotissima, Corpus & Spiritus, per vnum medium Animam scilicet in vnam rem
subsistentem coniunguntur : ita Sal & Mercurius per medium Sulphur. »
214 Voir D. Kahn, « L’interprétation alchimique de la Genèse chez Joseph Du

Chesne dans le contexte de ses doctrines alchimiques et cosmologiques », dans Scientiae


et Artes, Die Vermittlung alten und neuen Wissens in Literatur, Kunst und Musik,
Wolfenbüttel, 2004, p. 641-692. On doit à D. Kahn d’avoir montré que dans son Ad
veritatem hermeticæ medicinæ Du Chesne emprunte à Röslin.
INTRODUCTION 87

dit, l’intermédiaire qui par son humidité, sa mollesse et sa


fluidité conjoint les deux extrêmes, à savoir le sel fixe et le
mercure volatil. Il conjoint assurément la siccité du sel par son
humidité et la liquidité du mercure par sa viscosité ; la densité
du sel et la perméabilité du mercure, qui sont au plus haut
point contraires, par sa fluidité, laquelle tient le milieu entre
le stable et le perméable. Ajoutez que par son extrême douceur,
il contempère l’acidité du mercure et l’amertume du sel, et que
par sa viscidité il concilie la volatilité du mercure avec la
fixité du sel.” 215
Assurément, Du Chesne prend soin d’affirmer que son système des
éléments et des principes n’est pas dans le fond antinomique de celui
d’Aristote ; mais c’est au prix d’une réduction des trois principes du
Stagirite à “des notions perceptibles par l’intellect plutôt que par les
sens”, bref, à de simples êtres de raison 216.

215 Cf. Ad veritatem hermeticæ medicinæ ex Hippocratis veterumque decretis ac therapeusi :

necnon vivæ rerum anatomiæ exegesi, ipsiusque naturæ luce stabiliendam, adversus cuiusdam
Anonymi phantasma responsio, Paris, 1604, p. 167-168 : « Hæc tria principia, ab Hermete
olim antiquissimo Philosopho dicta sunt spiritus, anima, corpus, vt Mercurius sit spiri-
tus, sulphur anima, sal corpus. Corpus autem spiritui iungitur, sulphuris seu animæ
vinculo, quod affinitatem habet cum vtroque extremo, tanquam medium extrema co-
pulans. Mercurius enim est liquidus, rarus permeabilis. Sulphur ceu oleum molle, flui-
dum. Sal siccus, densus, stabilis. Quæ tamen vt diximus in se inuicem ita proportionata
sunt, vel proportione contemperata, vt in hac principiorum contrarietate symbolum
magnáque analogia reperiatur. Sulphur enim seu humidum illud oleaginosum, medium
est vt diximus, quod suâ humiditate, mollitie & fluiditate, duo extrema, nempe salem
fixum, & mercurium volatilem coniungat : siccitatem salis nimirum suâ humiditate, &
liquiditatem mercurij suâ viscositate : densitatem salis, & permeabilitatem mercurij,
summè contraria, suâ fluiditate : quæ medium tenet inter stabile & permeabile. Adde
quod summâ suâ dulcedine, mercurij aciditatem, & salis amaritudinem contemperat, &
sua visciditate, mercurij volatilitatem cum salis fixione, conciliat. »
216 Voir id., p. 161-162 : « Si enim Aristoteli sua tria concedimus principia, quid

dissidij cum illo nobis futurum est ? Admittimus, si placet, distinctionem, quâ principia
sua partitur in materiam primam, simplicissimam, ac remotissimam omnes formarum
vicissitudines sustinentem ; vel in qua est potentia, vt possit omnibus formis subiici, &
in quo aµ…§≤|ߥ|µ` formam scilicet & priuationem, (quæ habilitas est in subiecto formæ
recipiendæ). Hæc principia concedimus esse omnium prima & simplicissima, ex quibus
res omnes naturales primùm constant. Quæ quidem principia sunt notionum, intellectu
potius quàm sensu perceptibilia. Vt tamen nec ab illis nostra diruuntur, quæ
88 SYLVAIN MATTON

Ainsi ne trouve-t-on pas, semble-t-il, avant Khunrath non seule-


ment la substitution d’un médium à la privation aristotélicienne,
mais même l’affirmation d’un moyen unissant parmi les premiers
principes universels de la nature.
Il faut par ailleurs remarquer que Khunrath n’assimile pas pour
sa part, comme le fait Chandoux, les trois principes paracelsiens aux
trois principes aristotéliciens corrigés de façon à devenir des
symétriques de l’âme, de l’esprit et du corps du monde ficiniens. Pour
Chandoux, les premiers principes des « naturelz spargiriques » : sel,
soufre, mercure, ne sont qu’une autre dénomination des « vrays et pre-
miers principes vniuerselz de la nature » : matière, forme, esprit.
Pour Khunrath, en revanche, les principes des “physicochimistes” ne
sont pas les principes premiers, principiants, mais des principes
seconds, principiés ; en outre Khunrath porte leur nombre de trois à
quatre, faisant correspondre au principe premier de la forme la
nature, à celui de la matière le soufre et le sel et à celui du médiateur
le mercure ; enfin Khunrath ne dit pas, au moins explicitement, que le
mercure conjoigne le soufre et le sel comme le médiateur conjoint la
matière et la forme, ce que fait Chandoux lorsqu’il explique :
« En fin noz doctes en la nature, et qui l’ont congnue crée et
deppendante de la parolle de Dieu et de son commandement, se
sont persuadez que le suget et cause de la Creation, qui est
Dieu, estant triun, veu la substance vniuocque de toutes ‹ses
trois personnes, s’est effigé en trois pieces, qui› sont les prin-
cipes creez qui, separez et distinguez par la decomposition,
subsistent d’eux mesmes et ayant chascuns leurs particulieres
proprietez, scauoir la forme d’actuer, la matiere de solidiffier
et le medium d’vnir, comme le Pere a la puissance, le Filz la
sapience et le Saint Esprit l’amour. Et ne se peut trouuer aucun
indiuidu en toute la nature dans lequel par la separation l’on

constituimus earum rerum principia, ex quibus proximè res omnes mixtæ componuntur
& constant : sic à nostris Aristotelica nequaquam conuelli certissimum est. »
INTRODUCTION 89

ne ‹trouue le› souffre, le sel et le mercure, qui constituent la


substance de l’indiuidu ; et l’vne de ces pieces manquant, le
composé ne peult estre (scauoir d’estre substantifiquement) et
ne peut rien produire de soy pour l’accroissement ou pour la
multiplication. » 217
Et qu’à l’instar de Khunrath, Chandoux fasse correspondre le mer-
cure (et non le soufre comme il aurait pu le faire en suivant Röslin, Du
Chesne ou Beguin) au médiateur des « anciens philosophes », et en
fasse donc le médium unissant le sel et le soufre, le passage suivant
nous le confime, qui explique à propos « des proprietez particulieres
du principe mitoyen » :
« il entre aussy bien que la matière et la forme dans le composé,
aussy a il des proprietez particulieres qui ne sont pas de petite
importance, mais qui apportent vn grand bien dans le mixte
naturel. Car ce mercure est comme vn elixir qui, par l’arrouse-
ment continuel de sa liqueur vitale et vegetale, donne les
vertuz, les forces et les secretz en exitant la forme et la
matiere, qui concure d’heure à autre à la sicité et vieillesse,
reiterant et renouuellant tousiours les actions, rendant par ce
moyen tout meslange aysé et facille, dautant qu’il est liqueur
fluide et coulante qui rarifie, et qui donne force et energie aux
mouuementz » 218
La matière est le sel :

217 [De la connaissance des vrais principes et des mélanges], ms. Paris, BnF, fr. 2535, ff.

169v-170v(ci-après p. 410). Voir aussi le Commentaire sur l’Amphitéâtre de la sapience éter-


nelle, ms BnF fr. 17154, f. 15r-v (23r-v) (ci-après p. 529) : « Suiuons le texte, où il dit que
cette eau de vye est le mercure et le souffre des philosophes. Il s’ensuit doncques que cest‹e›
eau est l’esprit etherée et la forme ensemble, puisque le médium est souuant nommé
mercure et la forme souffre. » Mais il y a ici une certaine ambiguïté, médium et forme
pouvant désigner aussi bien les principes premiers que les composants macro- ou
microcosmiques.
218 [De la connaissance des vrais principes et des mélanges], id., ff. 71v -72 r (ci-après

p. 316).
90 SYLVAIN MATTON

« La matiere donc est le suget vniuersel passif sur lequel la


forme vniuerselle agit (moyennant le principe mitoyen) pour la
composition des choses naturelles. Laquelle est vnctueuse, glu-
tineuses, tenace, fixe et permanante, et la base sur laquelle les
deux autres principes operent. C’est le sel tres pur de terre et
d’eau, car de ces deux elemens (dictz comme hilementz) ne se
constitue qu’vn seul corps, qui s’appelle matiere. Or ce principe
est nommé matiere du mot latin mater, qui signifie mere,
daultant qu’elle est la mere, la matrice et le pur receptacle de
toutes choses. » 219
La forme est le soufre :
« La forme donc congneue a esté nommée par les cabalistes et
scauans la ligne verte qui enuironne tout l’vniuers. Les doctes
scauent la raison pourquoy elle a esté nommée par les Hebreux,
apres Moyse, l’Esprit du Seigneur surnageant les eaux, comme
de fait il les surnage. Hermes l’a dite l’ame du monde
vniuersel, le duenech vert ; les autres philosophes, la forme ;
les chimistes, le soulphre, le soleil, le roy, l’or non vulgaire ;
les elementistaires, le feu. » 220
Si nous récapitulons, Khunrath étend le schème ficinien des com-
posants du monde : âme, esprit, corps, aux premiers principes aris-
totéliciens de la nature, devenus : forme, médiateur, matière ; et
Chandoux étend ce même schème aux trois principes paracelsiens :
soufre, mercure, sel, posés comme principes premiers constitutifs de la
substance universelle primordiale. Cette théorie paraît s’être
propagée, avec des variations quant au choix du moyen unissant, dans
les années qui suivent la conférence chez le nonce, sans que l’on doive
pour autant en conclure que Chandoux ait été à l’origine de sa
propagation, mais sans non plus éliminer la possibilité qu’il y ait

219 Id., ff. 31v-32v (ci-après p. 296-297).


220 Id., f. 49r-v (ci-après p. 305).
INTRODUCTION 91

contribué, comme aussi a pu y contribuer Vassy, puisque ses propos


rapportés par le manuscrit BnF fr. 2542, selon lesquels les « vrais
principes […] sont matiere, forme & medium conjungens » 221, témoi-
gnent qu’il partageait en physique les vues de son ami.

Chandoux et Alsted : une influence réciproque ?


Considérons par exemple Johann Heinrich Alsted (1588-1638) 222,
qui s’intéressa de près à l’alchimie 223 et au lullisme, dont il favorisa
significativement la diffusion, entre autres en éditant en 1612 les
œuvres de Lavinheta 224, mais dont nous ignorons s’il eut des rapports,
directs ou indirects, avec le cercle des lullistes réunis autour de
Vassy. Dans son Systema physicæ harmonicæ, quatuor libellis
methodicè propositum : In quorum I. Physica Mosaica delineatur : II.
Physica Hebræorum, Rabbinica et Cabbalistica proponitur : III.
Physica Peripatetica, maximam partem congesta è Julii Cæsaris
Scaligeri lib. 15. exotericarum exercitationum, pleniùs pertractur :
IV. Physica Chemica perspicuè et breviter adumbratur, également
publié en 1612, Alsted présente ainsi les trois principes paracelsiens :
“Le sel est ce qui par coagulation donne aux corps solidité,
couleur et goût. C’est pourquoi lorsqu’il fait défaut le corps se
corrompt.
Le soufre est ce qui par un mélange bienfaisant tempère la
coagulation du sel, donne corps, substance et changement.

221 Voir ci-dessus p. 37.


222 Sur Alsted voir M. Lippert, J. H. Alsted pädagogischdidactische Reform Bestrebun-
gen, Meissen, 1899 ; H. Hotson, Johann Heinrich Alsted, 1588-1638, Between Renaissance,
Reformation, and Universal Reform, Oxford, 2000, et Paradise Postponed, Johann Heinrich
Alsted and the Birth of Calvinist Millenarianism, Archives internationales d’histoire des
idées, 172, Dordrecht, 2000.
223 Voir notre Scolastique et alchimie, éd. cit., ad indicem, et J.-M. Mandosio, « La place

de l’alchimie dans les classifications des sciences et des arts à la Renaissance »,


Chrysopœia, IV (1990-1991), p. 199-282, ici p. 225-250.
224 Bernhardi de Lavinheta Opera omnia quibus tradidit artis Raymundi Lulii compendio-

sam explicationem et eiusdem application […] edente Johanne Henrico Alstedio, Cologne, 1612.
92 SYLVAIN MATTON

Le mercure est ce qui à l’instar d’un élixir, donne vertus et


forces, par l’irrigation continue d’une liqueur vitale et végé-
tative.” 2 2 5
Ce Systema physicæ harmonicæ figurait peut-être parmi les li-
vres saisis chez Chandoux et Vassy lors de la perquisition faite à
leur domicile à l’occasion de leur procès 226. Chandoux l’a en tout cas
connu, puisque dans De la connaissance des vrais principes de la
nature et des mélanges il traduit littéralement les définitions d’Al-
sted que nous venons de citer, ainsi qu’il ressort du tableau suivant :

ALSTED CHANDOUX
Sal est, quod coagulatione corporibus [le] Sel […] donne la solidité au corps, la
soliditatem tribuit, colorem ac gustum. Hoc couleur et le goust
itaque deficiente corpus corrumpitur.

Sulphur est, quod salis coagulationem [le] soulphre […] par la benignité et
benignâ commixtione temperat, dat corpus, douceur de son meslange tempere la
substantiam, & transmutationem. coagulation du sel, donne le corps, la
substance et la transmutation
Mercurius est, qui instar Elixiris, dat ce mercure est comme vn elixir qui, par
virtutes & vires, assiduâ vitalis & vegetativi l’arrousement continuel de sa liqueur
liquoris irrigatione. vitale et vegetale, donne les vertuz, les
forces

Dans cet ouvrage Alsted ne fait d’aucun de ces trois principes un


medium conjugens. En revanche, dans son Encyclopædia publiée en
1630, où il reprend les mêmes définitions, il ajoute à propos du sel :
“Le sel par coagulation donne aux corps solidité, goût et
couleur, et c’est pourquoi lorsqu’il fait défaut le corps se
corrompt.

225 Cf. Systema physicæ harmonicæ, quatuor libellis methodicè propositum : In quorum I.

Physica Mosaica delineatur : II. Physica Hebræorum, Rabbinica & Cabbalistica proponitur : III.
Physica Peripatetica, maximam partem congesta è Julii Cæsaris Scaligeri lib. 15. exotericarum
exercitationum, pleniùs pertractur : IV. Physica Chemica perspicuè & breviter adumbratur,
Physica Chemica, cap. VII (« Principia rerum elementarium »), Herborn, 1612, p. 195
(voir le texte latin dans le tableau qui suit).
226 Voir ci-dessus p. 19.
INTRODUCTION 93

On compare le sel à l’élément impur de la terre, qui doit


être tenu pour chaud plutôt que froid, puisque le froid sans la
chaleur est la mort des choses. Ce principe lie étroitement et
congèle en une seule chose les deux autres principes, et il rend
tout solide, excite la vigueur d’engendrer, possède les admi-
rables vertus de pénétrer, de dissoudre, de nettoyer et d’éva-
cuer, préserve les corps de la putréfaction et fait paraître des
différences de saveurs.” 227
Semblablement, lorsqu’il énonce les principes des choses selon les
alchimistes, Alsted écrit dans le Systema physicæ harmonicæ :
“Nous avons considéré les principes internes en général, les
voici maintenant un à un.
Ils sont ou primitifs ou occasionnels.
Les principes internes primitifs sont au nombre de deux : la
matière et la forme.” 228
Mais dans l’Encyclopædia il explique :
“Ainsi les philosophes chimiques appellent la nature ‘esprit’,
la matière ‘corps’ et la forme ‘âme’, à savoir en telle façon que
la nature est l’intermédiaire (medium) entre la matière et la
forme, de même que l’esprit est l’intermédiaire unissant
(medium coniugens) le corps et l’âme. Et à partir de là on peut
comprendre pourquoi ils donnent à la nature les diverses
appellations suivantes : ‘esprit’, ‘âme’, ‘esprit corporel’ et

227 Cf. Encyclopædia, lib XIII, Physicæ pars I, cap. VI , éd. Lyon, II, p. 103b : « Sal

coagulatione suâ corporibus soliditatem, gustum & colorem tribuit : ideoque hoc deficiente corpus
corrumpitur. [§] Sal confertur cum impuro terræ elemento, quod calidum potiùs censeri
debet quàm frigidum : cùm frigus absque calore sit mors rerum. Hoc principium duo
reliqua principia in vnum constringit & congelat, cunctáque reddit solida, nascendi
vigorem exacuit, mirabiles penetrandi, dissoluendi, detergendi, euacuandíque virtutes
obtinet, corpora à putrefactione præseruat, saporúmque differentias exhibet. »
228 Cf. Systema physicæ harmonicæ, cap. II. (« Materia prima »), p. 186-187 :

« Communiter consideravimus principia interna : sequuntur ea singulariter. [§] Suntque vel


principalia, vel occasionalia. [§] Principia interna principalia sunt duo, Materia & Forma. »
94 SYLVAIN MATTON

‘esprit animé’. De fait elle est appelée esprit en raison de son


activité, car elle est un principe de mouvement ; esprit corporel
parce qu’elle est immergée dans la matière ; esprit animé et
vivant en raison de sa forme ; puisque, en un mot, la nature est
le lien de la matière et de la forme, ou le moyen (medium)
d’une participation entre ces deux extrêmes, de même que
l’esprit est le lien du corps et de l’âme.” 229
En réalité, c’est par une généralisation abusive qu’Alsted attribue
cette doctrine aux “philosophes chimiques”. En effet dans l’alchimie
arabo-latine médiévale “classique”, préficinienne et préparacel-
sienne, l’ “esprit” ne représente que très rarement 230 un intermédiaire
unissant l’ “âme” et le “corps”, mais presque toujours un état de
subtilité et de volatilité, pour une substance donnée, supérieur à celui
figuré par son “âme”, lui-même supérieur à l’état grossièreté et de
solidité qu’est celui de son “corps” 231. La triade corps, âme, esprit
correspond alors, comme chez Röslin et Du Chesne, à la triade corpus,
anima, mens plutôt qu’à celle corpus, spiritus, anima. Ce n’est qu’à
mesure que se répandit la doctrine ficinienne de l’esprit universel, et
principalement dans le dernier quart du XVIe siècle, que de plus en
plus d’alchimistes firent de l’esprit un lien retenant ensemble le
“corps” (la partie fixe) et l’ “âme” (la partie volatile) d’une

229 Cf. Encyclopædia, lib XIII, Physicæ pars I, cap. VII , éd. Lyon, II, p. 105 « Hinc

philosophis Chemicis Natura vocatur spiritus, Materia corpus, & Forma anima : ita scil.
vt Natura sit medium inter Materiam & Formam, quemadmodum Spiritus est medium
coniugens Corpus & Animam. Atque ex his videre est, cur Naturæ tribuantur diuersæ
istæ appellationes : Spiritus, Anima, Spiritus corporeus, & Spiritus animatus. Nam
dicitur spiritus propter actiuitatem, quia est principium motus : dicitur spiritus corporeus,
quia immergitur in materiam: dicitur spiritus animatus & animalis, propter formam.
Natura siquidem vno verbo est vinculum Materiæ & Formæ, seu medium participa-
tionis inter hæc duo extrema : vt Spiritus est vinculum Corporis & Animæ. »
230 Une exception notable est constituée par la Pretiosa margarita novella de Petrus

Bonus, qui aurait été composée en 1330 et fut publiée en 1546.


231 L’ordre hiérarchique croissant était donc “corps, âme, esprit” et correspondait à

la triade “corps (corpus), âme (anima), intellect (mens, µ∑◊»)”, et non pas à la triade
“corps, esprit (pneuma), âme”.
INTRODUCTION 95

substance 232. Cependant aucun d’eux avant Khunrath, répétons-le, ne


paraît avoir conçu l’idée d’un médium conjuguant la matière et la
forme entendues comme premiers principes universels de la nature.
Quoi qu’il en soit, il semble bien qu’il y ait une évolution doctri-
nale chez Alsted, et il n’est pas exclu, même si cette hypothèse reste
fragile, que la « nouvelle philosophie » de Chandoux y ait été pour
quelque chose. Mais Alsted se singularise par rapport à Chandoux,
Röslin, Du Chesne ou Beguin en faisant du sel le medium conjugens.

Pierre Jean Fabre


Une évolution doctrinale analogue se remarque chez le médecin
alchimiste Pierre Jean Fabre (1588-1658), dont, comme pour Alsted, il
est impossible d’établir s’il eut ou non une quelconque connaissance de
l’œuvre de Chandoux 233. Ainsi, absente de son Palladium spagyricum

232 Voir par exemple D. Zecaire, Opuscule tres-eccelent de la vraye philosophie des me-

taulx (1567), éd. R. Crouvizier, Paris-Milan, 1999, p. 144 : « Car, au commancement,


nostre matiere aparoist volatile comme nous avons assez declairé cy devant. Laquelle il
nous fault conjoindre avec son propre corps, afin que par ce moyen il retienne l’ame,
laquelle par ce moyen de nostre conjonction faicte moyennant l’esprit, monstre ses di-
vines operations en nostre divine œuvre, comme est escript en la Tourbe des philosophes :
le corps a plus grand force que ses deux freres qu’ilz appellent l’esprit et l’ame. Non pas
qu’ilz l’entendent ainsi qu’a declairé Aristote et les autres philosophes, ce qui est gran-
dement notable, mais ilz l’apellent corps tout simple qui peult de son propre naturel
soustenir le feu sans aucune diminution, qu’ilz appellent autrement fixe, et ont appellé
l’ame tout simple qui est volatile de soy, ayant puissance d’emporter quant et luy le
corps de dessus le feu, qu’ilz appellent en autre ‹terme› volatil, appellans l’esprit cela
qui a la puissance de retenir le corps et l’ame, et les conjoindre tellement ensemble
qu’ilz ne puissent estre separez, soient ilz faictz parfaictz ou imparfaictz ».
233 Fabre (sur la vie duquel voir l’introduction de F. Greiner à l’Alchimiste Chrétien,

cité note 236) fit ses études de médecine à l’Université de Montpellier et exerça à
Castelnaudary, sa ville natale. Mais, nous apprend-il, il visita Paris, à une date qu’il ne
précise malheureusement pas (voir son Panchymici seu anatomia totius universi opus,
Toulouse, 1646, III, V, p. 651, à propos de corbeaux blancs et rouges : « & sunt nigerrimi
coloris, & rarò albi, nihilominus reperiuntur albi, & rubei, & ego ipsemet sic coloratos vidi
apud Lutetias [sic] Parisiorum, & habui præ manibus Cornices, rostro rubeo & pedibus
rubicundissimis, adeo vt corallum ipsum rubore æquarent, tales reperiuntur maxima in
copia in montibus Pyreneis nostris »). Par ailleurs, il dut certainement conserver des
liens avec Montpellier, dont en 1634, et sans doute avant, Monsieur Tiffi, le disciple de
Vassy, était « Archi-hospitalier du sacré Hospital » (voir ci-dessus p. 36).
96 SYLVAIN MATTON

(1624), de sa Chirurgica spagyrica (1626), de ses Insignes curationes


(1627) et de son Myrothecium spagyricum (1628), la théorie faisant
de l’un des trois principes premiers un moyen unissant les deux autres
commence d’apparaître dans son Alchimista christianus paru en
1632 234 (un ouvrage que devait louer Mersenne dans ses Questions
theologiques 235). En se référant tacitement à la doctrine théologique,
issue du De Trinitate (VI, IV - V ) de saint Augustin, qui veut que le
Saint-Esprit soit un lien entre le Père et le Fils, Fabre y explique,
pour reprendre une traduction anonyme du XVIIIe siècle, que :
« nous voyons les figures de ces misteres représentées dans le sel
du monde, car il y a en lui trois choses distinctes, le chaud inné,
l’humide premier né et le sec radical. Le chaud inné représente
le pere source de la divinité, comme le chaud inné est la source
de la nature. L’humide premier né, qui émane et qui est
engendré de la chaleur innée, montre le Fils qui de toutte
éternité procede du Pere des lumieres. Nous avons une image
naturelle mais grossiere du Saint-Esprit dans le sec radical qui
lie l’humide premier né et le chaud inné d’un lien indissoluble
et les unit pour l’essence d’unité. Ces trois choses quoyque
distinctes entre elles constituent un véritable suppôt par la
véritable unité, de sorte qu’on peut dire sans absurdité que le
sel est trine et un et qu’il nous fait connoitre par ses figures
naturelles comme par des images la sainte et sacrée Trinité que
les chretiens adorent. » 236

234 Il est vrai, le privilège est daté de 1624, mais cela ne signifie pas que l’ouvrage

existât alors sous la forme où il fut publié ; il pouvait même ne s’agir que d’un titre. La
dédicace au pape Urbain VIII est datée de novembre 1632.
235 Questions theologiques, physiques, morales et mathematiques, Paris, 1634, p. 127-132.
236 Pierre Jean Fabre, L’Alchimiste chrétien (Alchymista christianus), Traduction ano-

nyme inédite du XVIIIe siècle, avec le fac-similé de l’édition latine originale. Introduc-
tion, édition et notes par Frank Greiner, (Textes et Travaux de Chrysopœia, 7), Paris –
Milan, 2001, p. 16-17. Cf. Alchimista Christianus, in quo Deus rerum author omnium, et
quamplurima fidei christianæ mysteria, per analogias chymicas et figuras explicantur,
christianorumque orthodoxa, doctrina, vita et probitas non oscitanter ex chymica arte
demonstrantur, Toulouse, 1632, p. 16-17 : « Nihilominus adumbratas horum mysteriorum
INTRODUCTION 97

Fabre précisa le statut de médiateur qu’a le sel entendu comme pre-


mier principe dans son influent Abregé des secrets chymiques, paru en
1636 237, où il explique :
« Nous […] dirons que cette subtance radicale & fondamen-
tale en toutes choses, est vrayement vnique en essence, & trine
en nomination, s’il m’est permis ainsi de parler, pour inter-
preter nos intentions & pensées : Car cette substance, à raison
de son feu naturel, est appellee souphre ; à raison de son
humide aliment & pâture de ce feu, est nommée Mercure ; & à
raison de ce sec radical, ciment & liaison de cét humide & de ce
feu, est dite sel ; tellement qu’vne mesme chose vnique en
essence a trois noms, & pourtant n’a pas trois substances dif-
ferentes l’vne de l’autre […]. » 238
Enfin dans le posthume Manuscriptum ad Fridericum (1690) dont
l’épître dédicatoire est datée de 1653, Fabre affirme la synonymie

figuras in sale mundi conspicimus : sunt enim in ipso tria distincta, calidum puta in-
natum, humidum primigenium & siccum radicale. Calidum innatum patrem represen-
tat, diuinitatis fontem, vt calidum innatum naturæ scaturiginem : humidum vero pri-
migenium à calido innato emanans & genitum, filium ab æterni æui immensitate à
patre luminum deductum aliquatenus ostendit. Siccum autem radicale quod humidum
primigenium & calidum innatum indissolubili vinculo nectit & copulat ad vnitatis es-
sentiam & quod ab vtroque procedit : Spiritum sanctum rudi suo vt pote naturali pe-
nicillo, nobis depingit : hæc tria, quamuis tria distincta sint, verum vnum constituunt
vera vnitate suppositum, ita vt non absurdè dicere possimus, Sal trinum esse & vnum,
Trinitatemque sacram & sanctam Christianis adorabilem nobis quodammodo figuris suis
naturalibus tanquam imaginibus quibusdam distinguere posse. »
237 L’Abrégé fut ainsi abondamment pillé par Nicaise Le Febvre dans le chapitre I

(« De l’esprit universel ») de son Traicté de la chymie (Paris, 1660), où, entre autres
passages plagiés, l’on trouve celui que nous citons ; voir notre étude « Une source
inavouée du Traicté de la chymie de Nicaise Le Febvre, l’Abregé des secrets chymiques de
Pierre Jean Fabre », Chrysopœia, V (1992-1996), pp. 761-770.
238 L’Abregé des secrets chymiques, Paris, 1636, p. 16-17. Voir aussi id., p. 34 : « Le sel

central de toutes choses est leur principe radical & seminal, qui enferme en soy le feu
naturel ou souphre vital, l’humide radical ou mercure de vie auec toutes les vertus
Celestes & Elementaires ; & est par ainsi l’abregé de toute la nature pour constituer vn
petit monde dans chaque indiuidu, où il est enfermé comme principe de corpori-
fication, & qui est le nœud & le lien des autres deux principes souphre & mercure, &
leur donne corps et par ainsi les fait paroistre visiblement aux yeux d’vn chacun. »
98 SYLVAIN MATTON

des triades principielles sel, soufre, mercure et corps, âme, esprit, en


faisant correspondre cette fois, comme chez Chandoux, l’esprit au
mercure, mais sans préciser si cet esprit-mercure est ou non médiateur
entre le corps-sel et l’âme-soufre :
“dans ce sujet se trouvent toutes les choses nécessaires à la per-
fection. C’est pourquoi les chimistes assurent et proclament :
“Dans le mercure se trouve tout ce que cherchent les sages.” Car
dans notre sujet, qui est le véritable mercure, se trouve toutes
les choses nécessaires à la perfection. En lui se trouvent même
le sel, le soufre et le mercure, le corps, l’âme et l’esprit ; c’est
pourquoi il est triple et un, parce que ces trois ensemble
constituent un seul sujet homogène.” 239
Par ailleurs, tandis qu’il assurait dans son Palladium spagyricum
que les principes des choses en alchimie ne sont pas de véritables
principes au sens aristotélicien parce qu’ils sont composés des quatre
éléments 240, dans l’Abregé des secrets chymiques Fabre, tout en adap-
tant un passage de l’apocryphe Testamentum de Lulle, dont il al-
lègue expressément l’autorité, fait, comme Chandoux, procéder les
quatre éléments des trois principes :
« […] on peut dire que les quatre elements ne sont que les trois
principes diuisez en quatre par l’Alchymie diuine, car de la

239 Manuscriptum ad Fridericum, cap. V, éd. J. J. Manget, Bibliotheca chemica curiosa,

Genève, 1702, I, p. 294b : « illi subjecto insunt omnia necessaria ad perfectionem. Unde
asserunt & clamant Chimici. Est in Mercurio quicquid quærunt sapientes. Quia in
subjectô nostrô, qui verus est Mercurius, sunt omnia necessaria ad perfectionem ; est
etiam in eo Sal & Sulphur & Mercurius, corpus, anima & spiritus ; unde trinus & unus,
quia illa trina constituunt unum subjectum homogeneum. » L’édition donnée par
B. Joly, La Rationalité de l’alchimie au XVIIe siècle, Paris, 1992, ici p. 150, est fautive.
240 Voir Palladium spagyricum, cap. VI, éd. Opera reliqua, Francfort, 1656, II, p. 789b :

« Habet Alchymia tria rerum omnium principia, quæ peripateticè loquendo non sunt
vera principia, si principia simplicia sint : cùm hæc tria sint composita ex quatuor
elementis, eorum enim sal, etsi sal vulgi non sit, ex primis quatuor elementis conflatur :
itidem eorum mercurius & sulfur, & hæc tria unum sunt : attamen cùm sint separata,
varia sortiuntur nomina, propter qualitatem aliquam in uno intensiùs dominantem,
quam in alio ».
INTRODUCTION 99

plus pure subtile partie des trois principes que nous appelons
humide radical du monde, le Ciel en fut separé ; & de l’autre
partie moins subtile, l’air ; & de l’autre partie encore moins
subtile que celle-cy, l’eau en fut tiree ; & de la plus crasse &
solide matiere, la terre en fut procreée, & ainsi vn fit trois, &
trois firent quatre, où gist toute la perfection qu’on pourroit
souhaitter, car 1. 2. 3. 4. font 10. où tout finit & se termine. » 241
On notera que si 2 figure dans la série des quatre premiers nombres
dont la somme fait 10, il n’apparaît pas dans le processus de création
par lequel « vn fit trois, & trois firent quatre ». Cette étrange absence
se justifie toutefois si 2 est ici conçu non comme une réalité positive
mais comme une réalité négative cause de dissemblance et de destruc-
tion de l’unité, exactement comme le fait Chandoux avec ses binaires
spécifiants et mortels. Certes, l’on ne retrouve nulle part chez Fabre
la théorie chandolienne des binaires, mais cette absence n’est pas
nécessairement signe d’une ignorance de la philosophie de Chan-
doux : ses binaires ne sont en effet que discrètement et une seule fois
évoqués chez un auteur qui contribua cependant à la diffusion de son
système des principes pour l’avoir reproduit en puisant directement
dans le traité De la connaissance des vrais principes de la nature et
des mélanges, à savoir le « Chirurgien et Medecin Spageric » David
de Planis Campy (1589 - ca. 1644) 242 .

David de Planis Campy, lecteur de Chandoux


Cet « effronté pillard », comme a pu le qualifier François Secret à
propos de ses emprunts à Blaise de Vigenère 243, publia en 1633 un
Traicté de la vraye, unique, grande et universelle medecine des

241 Id., p. 47.


242 Voir J. Ferguson, Bibliotheca Chemica, Glasgow, 1906, p. 205 ; A. G. Debus, The
French Paracelsians, Cambridge, 1991, p. 78-80.
243 « Situation de la littérature alchimique en Europe à la fin du XVIe et au début

du XVIIe siècle », XVIIe siècle, n° 120/3 (1978), p. 144.


100 SYLVAIN MATTON

anciens, dite des recens or potable. Ouvrage autant enrichi des


passages de l’Escriture saincte, tesmoignages des SS. Peres, exemples
des Hebreux et des cabalistes philosophes hermetiques, que de la
doctrine receue en l’Escolle. Dans sa préface il explique à propos de
l’homme « suiet exemplaire de toutes les sciences & arts » 244 que :
« la Philosophie [y trouue] sa matiere, forme, & moyen vnis-
sant ; les Elemens resultans d’iceux ; & finalement les principes
principiés, Sçauoir, Sel, Mercure, & Souphre, qui estans pro-
duits de l’action des Elemens, entrent en la composition de
toutes les choses qui sont és trois genres sublunaires. » 245
Et dans l’Ouverture de l’escolle de philosophie transmutatoire
metallique, qu’il fit paraître la même année, il parle de « la Forme,
la Matiere & le moyen vnissant, qu’aucuns appellent acte, & moy
Generation » 246. Or que Planis Campy prenne sa doctrine des trois
principes directement chez Chandoux, c’est ce que prouve, dans son
Addition à l’or potable, contenant le grand miroir de la nature, où est
enseigné quel doit estre le vray artiste, le procedé de la nature et de
l’art, pour parvenir à la grand œuvre physicale qui fait suite au
Traicté de la vraye, unique, grande et universelle medecine des
anciens, dite des recens or potable, l’explication qu’il fait des trois
couleurs : noir, blanc et rouge, « lesquelles au langage Cabalistico-
Chimique, sont prises pour les trois premiers principes principians
sçauoir, matiere, forme & moyen vnissant » 247, sitôt qu’on la met en

244 Traicté de la vraye, unique, grande et universelle medecine des anciens, dite des recens or

potable, Paris, 1633, f. [ãvir] ; Les Œuvres de David de Planis Campy, Paris, 1646, p. 621b.
245 Id., f. [ãviv-vijr] ; Œuvres, p. 622a.
246 L’Ouverture de l’escolle de philosophie transmutatoire metallique, sect. II, ch. I, expl. §

1, Paris, 1633, p. 91 ; Œuvres, p. 692b.


247 Ainsi c’est à Planis Campy plutôt qu’à Chandoux que songe sans doute Nicolas

de Locques en écrivant dans Les Rudimens de la philosophie naturelle touchant le systeme du


corps mixte, Paris, 1665, p. 9 : « Quelques-vns ont adjoûté à la matière & à la forme cer-
tains moyens vnissans, qui se rapportent à l’esprit comme le lien de l’ame au corps, ou
de la matiere à la forme ; Et ont voulu que de ces trois, sçavoir, de la matiere patiente,
de la forme agente, & du moyen vnissant, tous corps élementaires fussent composez. »
INTRODUCTION 101

David de Planis Campy


102 SYLVAIN MATTON

parallèle avec le traité De la connaissance des vrais principes de la


nature et des mélanges de Chandoux (lui-même ici tributaire
d’Alsted 248) :

PLANIS CAMPY CHANDOUX


La premiere, est dite matiere Or ce principe est nommé matiere du
mot latin mater, qui signifie mere, daul-
du mot Latin mater ; aussi est- tant qu’elle est la mere, la matrice et le
elle la mere la matrice, & le pur pur receptacle de toutes choses. (ci-après
p. 297)
receptacle de tout ce que nous la matière […] n’a autre dessein dans le
voyons au monde Elementaire ; à composé, lors qu’elle est actuée, que d’as-
raison dequoy elle donne le corps, sembler, congeler, coaguler et fixer tout
ce qui luy est donné […] C’est pourquoy
la coagulation, la solidité, la elle donne la solidité au corps, la couleur
couleur, & le goust. et le goust (p. 312)
La seconde, est dite Forme, la forme, qui est la plus noble piece de
tout le composé naturel et qui doibt estre
laquelle entre toutes les pieces du tenue estre entre toutes la premiere et la
composé naturel est tenuë des plus excellente. Que sy ce n’est de prio-
Sages pour la plus excellente en rité de temps, comme il n’y en a point
entre les principes, au moins est ce de
dignité : aussi estant pur acte dignité, daultant que la forme est vn pur
vniuersel elle est dicte à bon acte vniuersel (p. 301)
les peripateticiens […] disent qu’elle est
droict la beauté & la gloire de la la beauté et la gloire de la matiere (ibid.)
matiere. Or elle temperant, par par la benignité et douceur de son mes-
lange [elle] tempere la coagulation du sel,
la benignité de son meslange, la donne le corps, la substance et la trans-
coagulation, donne la substance & mutation (p. 314)
la transmutation.
Le troisiesme, est le moyen ce mercure est comme vn elixir qui, par
l’arrousement continuel de sa liqueur
d’vnion, lequel, comme estant vitale et vegetale, donne les vertuz, les
l’Elixir, donne les vertus, les forces et les secretz en exitant la forme et
la matiere, qui concure d’heure à autre à
forces, les proprietez, & les la sicité et vieillesse, reiterant et renou-
Secrets, par vn assidu arousement uellant tousiours les actions, rendant par

248 Voir ci-dessus p. 92. Mais le texte de Planis Campy correspond et à la traduction

que donne Chandoux des passages d’Alsted (qu’il ne mentionne pas) et à des passages
de Chandoux qui ne viennent pas d’Alsted.
INTRODUCTION 103

PLANIS CAMPY CHANDOUX


de liqueur vitale & vegetante. ce moyen tout meslange aysé et facille,
dautant qu’il est liqueur fluide et
Tellement que la matiere & la coulante qui rarifie, et qui donne force et
forme, d’elles memes, seroient in- energie aux mouuementz. (p. 316)
La vertu que ce principe donne au
capables de Generation si elles composé est tres grande, en ce que s’il n’y
n’auoient le Generer : car quoy que estoit pas, et la forme et la matiere ne se
joindroient, puis encore n’arriueroit
celle-là soit considerée comme aucune action, dautant que par l’arrou-
patiente, & celle-cy comme sement de sa liqueur (car il est fluide) il
dissoult le corps et la matiere, ce
agente ; neantmoins ces deux ex- qu’estant il fait penetrer la forme dedans,
tremes ne se pourroient iamais elle qui actuë le tout ; et ce faisant, il
vnir, pour faire les productions, donne la vertu à la forme de faire sa
fonction en la matiere, et par mesme
s’ils n’interuenoit vn moyen qui moyen donne la vertu à cette matiere
par sa relation naturelle non de d’estre actuée par la forme pour
solidiffier és terres tout ce qui estoit
meslange, à l’vn & à l’autre de volatil et celeste. (p. 316-317)
ces deux, les conioignit en telle
façon que la Generation sortit son c’est le dire et vnanime consentement de
effet. Et c’est l’vnanime consen- ceux qui philosophent vrayement, que
deux extremes ne se peuuent joindre et
tement de tous les vrays Philoso- assembler ny vnir sans vn moyen fort
phes que deux oposés ne se ioi- conuenable. (p. 307)
gnent iamais (ainsi que nous auons
dit tant de fois en cét œuure) sans
moyen. Or est-il que la Forme est la forme est vn principe independant
vn principe vniuersel indepen- (en la nature s’entend) et vniuersel, qui
dant en la nature, tout spirituel & est tout spirituel et tout acte ; et que la
tout acte : & la matiere aussi vn matiere est aussy vn autre principe vni-
principe vniuersel independant, uersel independant, qui est tout corporel,
tout corporel fixe & tout puis- fixe et puissance (p. 306)
sance, comment seroit-il possible
que ces deux si esloignez s’appro-
chassent pour s’vnir ensemble
sans vn moyen ? cela est hors de
repartie.
Ce moyen peut estre deffiny vn
104 SYLVAIN MATTON

PLANIS CAMPY CHANDOUX


esprit etheré corporel, ou vn corps [c’est] vn esprit etheré corporel,
etheré spirituel (que nous auons ou vn corps etheré spirituel , et
dit cy dessus au chap. 7. estre
non subject à corruption, pene-
desia comme vn corps, & desia
comme vne Ame, & maintenant trant par toute la machine du
comme n’estant pas corps ains monde, estant vne substance
ame seulement) penetrant par fluide et labille, affermy par la
toute la machine du monde, & parolle de Dieu là hault au
estant vne substance fluide il a
firmament, lequel est incorporé
esté affermy, par la parole de
Dieu, la haut au firmament, en toute la masse sublunaire, et
lequel est incorporé en toute la qui est de mesme essence et
masse sublunaire : Et comme il est substance, scauoir vniuersel, n’y
vniuersel, aussi est-il de mesmes
ayant qu’vn seul ciel, comme les
substance & essence. Estant
veritable, ainsi que le veulent les cabalistes le nomment, celuy qui
Cabalistes Chimiques, qu’il n’y a est icy bas estant le mesme que
qu’vn Ciel, celuy qui est icy bas celluy qui est affermy là hault
estant le mesmes que celuy qui est
et qui par vn labeur substil peut
la haut ; et lequel, par mon la-
borieux estude & penible exercice, estre manié et manifesté aux
i’ay manifesté cy-dessus, parlant sens pour l’vsage de l’homme.
de l’Or potable, pour l’vsage des (p. 307)
hommes Sages & craignans Dieu.
(p. 135-137)
Mais s’il emprunte à Chandoux sa théorie des principes, Planis
Campy la modifie, la simplifie et en un sens la clarifie. Tout
d’abord, nous l’avons dit, il ne retient pas la théorie des binaires
(encore qu’il lui arrive, nous le verrons plus loin, de l’évoquer) et se

249 Traicté de la vraye, unique, grande et universelle medecine des anciens, dite des recens or

potable, p. 134-137 ; Œuvres, p. 656b-657a.


INTRODUCTION 105

satisfait de tenir « la Nature » pour l’agent des spécifications 250. En-


suite, en recourant à la distinction scolastique — d’ailleurs souvent
utilisée par les alchimistes et en partie par Chandoux lui-même 251
— entre principes principiants et principes principiés, il distingue
nettement entre les trois premiers principes principiants : forme, ma-
tière et moyen unissant, et les trois principes principiés constitutifs
des composés élémentaires : soufre, sel, mercure, qu’il fait procéder
des quatre éléments. Il explique ainsi dans la préface du Traicté de la
vraye, unique, grande et universelle medecine des anciens, dite des
recens or potable à propos de la Création :
« […] non qu’il faille penser que Dieu ayt eu besoin d’vne
premiere matiere pour en faire le reste des choses : Car au
mesme temps que l’vne fust les autres parurent aussi : estant
vray que sa parole toute puissante n’eust pas plustost proferé
que les choses fussent qu’elles eurent au mesme temps existance.
Tellement qu’au mesme moment la matiere, & la forme furent
actifiées par le moyen vnissant naturel vivifiant, qui les
faisant passer de l’vn en l’autre donna l’vnité de sujet, & par
ceste liaison vn passage à la generation & à la vie. Et cela
arriua indubitablement la forme rencontrant la matiere ; &
celle-cy quand elle eust atteint l’vnique estat de la forme. Car
pour lors les premiers effets du moyen vnissant, iustement
appliqué, firent ceste vnion naturelle, qui par la vitalle
mutation l’vn dans l’autre produisirent les quatre Elemens.
Mais cecy ne suffisant pas la Nature, qui tend incessamment à
la perfection de son bien, les actiffia à la generation &
production de tout ce que nous voyons és trois Genres
sublunaires : en telle façon que comme il a fallu que les

250 Voir par exemple L’Ouverture de l’escolle de philosophie transmutatoire metallique,

p. 91 (Œuvres, p. 692a) : « la Nature specifie l’Esprit Vniuersel en tous les Myxtes qui se
rencontrent és trois Genres sublunaires ».
251 Chandoux parle de « principes principians » (De la connaissance des vrais principes

de la nature et des mélanges, BnF fr 2535, f 83v, ci-après p. 322) pas de principes principiés.
106 SYLVAIN MATTON

premiers principes principians ce [sic] soient transcolés l’vn


dans l’autre pour donner les quatre Elemens ; qu’aussi il faut
que ses [sic] quatre se conuertissent l’vn dans l’autre, pour nous
donner les trois principes principiés, analogues aux
principians, lesquels se rencontrent en l’Analise de tous les
composés Elementaires […]. » 252

➋ Les binaires
La théorie chandolienne des binaires s’enracine dans une longue
tradition numérologique pythagorico-chrétienne encore très vivante
au début de l’âge classique. Les différentes significations
symboliques du binaire avaient d’ailleurs été exposées en détail par
Pietro Bongo dans ses Numerorum mysteria (1584-1585), un ouvrage
que Chandoux a fort bien pu lire, puisqu’il avait été réédité, dans une
version augmentée, à Paris en 1618. Bongo rappelle que pour
Pythagore et Platon le binaire est “le principe de la diversité, de
l’inégalité et de la dissemblance” et la “destruction de l’unité” 253, et
par conséquent qu’en métaphysique ou en morale il symbolise avec le
mal et le démon 254, et en physique avec la matière. Dans le chapitre
sur le nombre douze Bongo note à propos de cette dernière :

252 Traicté de la vraye, unique, grande et universelle medecine des anciens, dite des recens or

potable, préface, f. êiijv-[-êivr] ; Œuvres, p. 624a-b.


253 Voir Pietro Bongo, Numerorum mysteria. Ex abditis plurimarum disciplinarum fon-

tibus hausta, éd. cit., p. 62 : « D V alitatem Pythagorici Isidem, ac Dianam appelarunt :


nam quemadmodum Diana sterilis est, vt Plato inquit in Theæteto ; sic & prima Dualitas
cum principium sit diuersitatis, inæqualitatis, dissimilitudinis, omni quoque caret effi-
ciendi facultate, ex qua sua cuique fœcunditas inest. Est autem Dualitas primus par
numerus : & par numerus dicitur, quia partibilis & diuisibilis, immo quia partitus &
diuisus : quare Dualitas est vnitatis destructio : nam diuisum est vnius negatio, quia rem
diuidere idem est quod destruere ; nec ita possumus rei cuipiam suam ac naturalem
vnitatem adimere, vt nihilominus illius essentia in sua intergritate remaneat. »
254 Id., p. 51 : « Pythagoras igitur Vnitatem appositè profitebatur esse Deum, &

bonum intellectum ; Dualitatem verò, dæmonem, ac malum, in qua materialis est


multitudo » (Bongo reprend ici sans le mentionner H. C. Agrippa, De occulta philosophia,
II, V, « De dualitate & eius Scala », citant Eusèbe) ; et p. 76-77 : « […] in sacris oraculis
Duo esse leguntur duces Dæmoniorum, Behemot, scilicet, & Leuiathan. Appositè enim
INTRODUCTION 107

“On exprime la matière par le nom de binaire, tandis qu’on


exprime la forme par celui de ternaire. Et cela assurément parce
que le binaire est la source de la division et de la multitude, si
bien que les philosophes le considèrent être non pas tant la
multitude que le commencement et l’origine de la multitude, et
ce qui a découlé en premier lieu de l’unité, et qu’il est la
première progéniture de l’unité, en tant qu’il correspond aussi
au premier produit de la création divine.” 251
Et à propos du nombre six :
“Il ne faut pas, semble-t-il, omettre
ici la figure trigone constituée par les
parties du sénaire, laquelle s’accorde
auplus haut point avec la fabrique [du
monde]. En effet, sa base est A A A,
son sommet A, son niveau intermé-
diaire A A, comme on le voit aisé-
ment dans la figure ci-contre. L’unité, vu qu’elle est indivisible
en soi, de soi et envers soi, est attribuée à Dieu créateur. La
dualité, première production, femelle, de la monade, mère des

malis spiritibus addictus est Binarius, cum nulli creaturæ inesse possit propensio ad
malum, nisi ex Duplici natura conflata sit : ipsi profectò ab initio boni fuerunt creati
protestante Moyse omnia quæ fecit Deus fuisse valde bona : sed animi peruersitate à
melioribus ad peiora, à summa & immutabili vnitate in naturam Binarij liberè atque
vltro deciderunt. Vt enim Binarius est primus ab vnitate recessus, ac solus inter pares
numerus primus, cuius sola vnitas est pars aliquota, quæ est proprietas primi numeri :
consimili modo Dæmones rebus à Deo datis non contenti, sed maiora appetentes, &
superbiæ perturbationem admittentes, honore initio dato exciderunt, & ab ipsa vnitate
seiuncti, & diuisi sunt in Duas naturas ; in primam scilicet, quâ creati sunt à summo
Deo ; & in secundam ab eorum mala voluntate acquisitam, quâ semper diuisi à Deo,
homines etiam diuidere conantur. » Et Du Bartas dira dans La Magnificence (Œuvres,
Paris, 1611, p. 394) : « L’Vnité gist en Dieu, en Satan le binaire. ».
251 Id., p. 386 : « Materies exprimitur nomine binarij, forma verò nomine ternarij ;

atque id sanè quod binarius fons existit diuisionis, ac multitudinis, vt non tam
multitudo Philosophis videatur, quam multitudinis initium, & origo, quodque ab
vnitate primò fluxit, primusque sit vnitatis partus, quatenus, & Diuinæ creationis primo
producto respondet. »
108 SYLVAIN MATTON

éléments (car d’elle est procréé quatre, nombre des éléments),


est semblable à la matière première et à la génération. La trinité,
seconde production, mâle, de la monade, est logiquement
assortie aux formes idéales ou aux corps composés chez
Martianus Capella.” 252
Des lignes qui sont peut-être la source de Pierre de La Primaudaye,
lequel écrit dans son Troisieme Tome de l’Académie françoise (1596) :
« Que si nous voulons encore passer outre en la consideration
de ce nombre senaire : nous verrons, comme par sa figure à
trois angles, il conuient fort bien à l’establissement du monde.
Car son soubassement est le Ternaire, sa pointe l’Vnité, & le
...
Deux ses entremoyens, comme apparoist en ceste figure (. . . ).
Or tout l’ouurage decoule des trois personnes de la Deité en
vnité, de laquelle les œuures de dehors faites en temps sont
indiuisees. Elles tendent aussi à vne fin, à laquelle toutes choses
s’addressent. Et le passage pour y paruenir est par Binaire que
nous pouuons proprement attribuer à la matiere premierement
creée de Dieu, pour en former toutes ses œuures. Car le premier
commencement de la production & ordre des creatures, fut la
matiere, qui au regard du nombre sent la nature du Binaire, &
pretend d’estre reduite à l’vn, par la forme qui porte l’image du
Ternaire : ainsi que de toute part en la susdite figure du nombre
senaire, le ternaire tend à l’vnité par le binaire. » 253

252 Id., p. 369 : « Non videtur hic prætermittenda fabricæ maximè competens figura

trigona, quam constituunt Senarij partes. Huius enim basis est, A A A ; summitas, A ;
intermedium, A A ; vt in obiecta figura facilè patet. Vnitas, vt quæ impartibilis sit in se,
à se, & circa se, fabricatori Deo adscribitur. Dualitas prima monadis productio fœmina,
mater elementorum (nam de illa quatuor elementorum numerus procreatur) similis est
materiæ primæ, ac generationi. Trinitas secunda monadis productio mascula, idealibus
formis, vel compositis corporibus consequenter aptatur apud Martianum Capellam. »
253 Troisieme Tome de l’Académie françoise, s. l. [Genève], 1608, p. 74. Une édition en

fut donnée à Paris en 1610 sous le titre Les Diversitez de toutes les principales choses du
monde et signée « par le sieur de la P. » (le passage cité s’y trouve p. 25).
INTRODUCTION 109

L’Amphitheatrum sapientiæ æternæ de Khunrath


Ces quelques textes témoignent assez de la relative banalité des
spéculations théologico-philosophiques sur le binaire au temps où
Chandoux entreprit d’exposer sa théorie des principes de la nature.
Cependant, son système des binaires a une source très précise, qui est
l’Amphitheatrum sapientiæ æternæ de Khunrath. En effet, dans le
cercle le plus extérieur de la “seconde figure” de cet Amphitheatrum,
Khunrath avait inscrit : « Reiiciatur Binarius et Ternarius per Qua-
ternarium ad Monadis reducetur simplicitatem » (“Que le binaire
soit rejeté, et le ternaire au moyen du quaternaire sera réduit à la
simplicité de la Monade”), une maxime à laquelle il se réfère par six
fois, au tout début, au cours et dans la conclusion de son ouvrage. Voici
ces occurences :
“Sois donc dans la crainte de Dieu (ayant endossé les dix
vêtements christiano-kabbalistiques marqués dans la seconde
figure de cet Amphithéâtre), renvoyant tout entier le binaire
et le ternaire par le quaternaire à la simplicité de l’unité, te
confiant dans les forces divinement concédées, recherchant le
royaume de Dieu et sa justice de tout ton cœur, de toute ton âme,
de toutes tes forces, de tout ton esprit, ou du moins en
t’appliquant théosophiquement à les rechercher : Jehovah ne
repousse‹ra› pas ton vouloir, parce que chez les honnêtes gens
(sous l’inspiration du meilleur) il suffit d’avoir voulu.” 258
“La véritable manière de parvenir à cette [paix] est de
faire à nous-mêmes une guerre tant corporelle que spirituelle,
externe et interne ; de rejeter chrétiennement le binaire (comme

258 Cf. Amphitheatrum sapientiæ æternæ, v. 1, p. 4 : « Sis ergò in Timore Dei (indutis

vestimentis Christiano-Cabalisticis DECEM, figura Amphitheatri huius secunda anno-


tatis) totus reiiciendo Binarium, & Ternarium per Quaternarium ad Monadis simplici-
tatem, pro viribus Diuinitus concessis, reducendo, quærens Regnum DEI & Iustitiam
eius ex toto corde, totâ animâ, totis viribus, totâ mente, aut quærere saltem Theosophicè
studens, non respuit IEHOVAH tuum velle : quia in bonis (instinctu optimi) benè
voluisse sat est. »
110 SYLVAIN MATTON

le montre la seconde figure de cet Amphithéâtre), c’est-à-dire


de combattre opiniâtrement nos vices et de les vaincre dans la
sapience.” 259
“Le fait de revenir théosophiquement de tout ce qui est
dissident, c’est à dire du binaire, dans l’Un peut et doit se faire
seulement par l’a‹d›mission 260 de ce qui n’est pas contraire à
l’Un ; autrement cela ne se peut.” 261
“Applique-toi théosophiquement, selon les forces qui te sont
divinement concédées, à réduire le ternaire, par la rejection du
binaire, au moyen du quaternaire, à la simplicité de la monade
(comme l’enseigne la seconde figure de cet Amphithéâtre), au
nom de la sapience manifestée dans la chair, c’est-à-dire de
Jhsuh-Christ crucifié.” 262
“La réduction à la simplicité de la monade n’aura pas lieu
si le binaire n’est pas rejeté ; point d’union avec Jehovah sans,
d’abord, une déviation loin de toi-même et une abnégation de
toi.” 263
“Seuls purent [parvenir à la sapience] ceux qui ont été
engendrés par les dieux (Élohim), c’est-à-dire ceux qui (comme
l’indique la seconde figure) en rejetant le binaire ont réduit ou
s’appliquent de tout leur cœur (la grâce divine coopérant) à

259 Id., v. 23, p. 14 : « Ad hanc [pacem] perueniendi vera ratio est, si cum nobis-

metipsis bellum geramus, tam corporale, quàm spirituale, externum & internum : si
BINARIVM (vt est figura Amphitheatri huius secunda) Christianè reiicimus, quod est,
cum vitiis nostris acriter depugnemus, eaque in SAPIENTIA vincamus. »
260 Le texte latin dit amissione, ce qui est absurde et doit être une coquille pour

admissione.
261 Id., v. 157, p. 70 : « Hoc redire ab omni dissidente, hoc est, Binario, in VNVM ,

Theosophicè potest atque oportet fieri a‹d›missione tantum eius, quod VNI contrarium
non est : alioqui non potest. »
262 Id., v. 158, p. 71 : « T ERNARIVM , reiectione Binarii, per Quaternarium, vt est

secunda Amphitheatri huius figura, ad Monadis simplicitatem, in nomine SAPIENTIÆ


manifestatæ in carne, hoc est, IHSVH C HRISTI crucifixi, pro viribus Diuinitus tibi
concessis, Theo-Sophicè reducere stude […]. »
263 Id., v. 218, p. 105 : «Non fit ad Monadis simplicitatem reductio, nisi reiiciatur

Binarius : non cum IEHOVAH vnio, nisi prius à Teipso deuiatio, & tui abnegatio. »
INTRODUCTION 111

réduire le ternaire par le quaternaire à la simplicité de la


monade.” 264

Une source de Khunrath et Chandoux : Gérard Dorn


On le voit, la maxime “Que le binaire soit rejeté, et le ternaire au
moyen du quaternaire sera réduit à la simplicité de la monade” a
dans l’Amphitheatrum sapientiæ æternæ un sens essentiellement, et
même exclusivement, moral, loin du sens physique que prend le bi-
naire chez Chandoux. Cette maxime, Khunrath la dérivait en fait
de celle de Jean Trithème : « Reiiciatur binarius, et ternarius ad uni-
tatem convertibilis erit » (“Que le binaire soit rejeté et le ternaire
sera convertible à l’unité”), qu’il avait très certainement (re)trouvée
dans les écrits de l’alchimiste et traducteur de Paracelse Gérard
Dorn, où elle est fréquemment interprétée 265 dans le même sens moral,
puisque, nous l’avons vu, en tant qu’il marque la destruction de l’unité
et la division, le binaire symbolise traditionnellement le mal. Et de
fait Dorn va parfois jusqu’à l’identifier expressément avec le Diable,
par exemple dans son opuscule au titre éloquent : La Monarchie du
ternaire en union, contre la monomachie du binaire en confusion
(1577) 266. Cependant Dorn joint à ce sens moral un sens physique, car
il distingue deux sortes de binaires : l’un naturel, l’autre contre-
nature. Il explique dans son De naturæ luce physica (1583) :
“Il faut en tout cas savoir qu’il y a deux binaires, un naturel et
un contre-nature. Le binaire naturel est né de Dieu par la divi-
sion, lors de la Genèse, des choses supérieures et des inférieu-
res, et c’est lui qui, conclu sous le lien de l’unité, produit le ter-

264 Id., « Epilogus, siue conclusio operis totius », p. 216 : « Soli Diis (ELOHIM) geniti

potuêre: hoc est, ii, qui (vt est figurâ secunda) reiiciendo Binarium, Ternarium per
Quaternarium reduxerunt reducereve ad Monadis simplicitatem (Diuina cooperante
gratiâ) ex animo student. »
265 Voir J.-F. Marquet, « Philosophie et alchimie chez Gerhard Dorn », in J.-Cl. Mar-

golin et S. Matton (éd.), Alchimie et philosophie à la Renaissance, Paris, 1993, p. 215-221.


266 Voir La Monarchie du ternaire en union, contre la monomachie du binaire en confusion,

s. l., 1577, f. [a3v] : « BINAIRE. Le Diable est variable, | Et de repos n’a point. »
112 SYLVAIN MATTON

naire, quand il devient apte à revenir dans l’unité. Le binaire


contre-nature, lui, est cela-même qui, très ennemi non seulement
de la nature, mais d’abord de Dieu, s’est dès longtemps efforcé
de perdre toutes les choses qui ont été créées. C’est la racine de
tous les maux et de la mort, puisqu’il n’est retenu sous aucun
lien, et même plutôt le premier divorce, travaillant avec soin
à dissoudre le nœud de la paix et de la concorde, non seulement
dans les choses surnaturelles, mais encore dans les créatures na-
turelles de Dieu tout-puissant créateur de toutes choses.” 267
Et dans l’Ars chymistica de sa Clavis totius philosophiæ chymis-
ticæ (1567) Dorn apporte les précisions suivantes sur le binaire natu-
rel appréhendé sous l’angle alchimique :
“Le monde tout entier a été construit avec ordre, nombre et
mesure 268 par le ternaire sacré au moyen de l’unité. En effet l’u-
nité n’est pas un nombre, mais un pacte de concorde. Le binaire,
lui, premier nombre, source et origine de la discorde, a été
coupé de l’unité à cause de l’assomption de la matière, et il ne
peut à nouveau être réuni en un que par un lien extrêmement in-
dissoluble, qui seul est un. Assurément il travaille en vain celui
qui s’efforce d’unir les pairs aux impairs ; au contraire, par
l’impair seul les pairs se réunissent en un. Car le nombre impair

267 De naturæ luce physica, ex Genesi desumpta, Francfort, 1583, De tenebris contra natu-

ram…, p. 293 (éd. Theatrum chemicum, Strasbourg, 1659, I, p. 462) : « Sciendum vtique
binarium esse duplicem, vtpote naturalem, & contra naturam. Naturalis binarius à Deo
est per diuisionem in Genesi superiorum ab inferioribus ortus, & qui sub vnitatis vinculo
conclusus ternarium efficit, quum in vnitatem redeundi fit aptus. Binarius vero contra
naturam, idipsum est quod nedum naturæ, sed Deo primùm inimicissimum, cuncta
quæ creata sunt perdere conatum est olim : hæc est radix morborum omnium & inter-
itus, quandoquidem sub nullo vinculo cohibetur, quin potius est primum diuortium,
nexum pacis & concordiæ soluere sollicitè procurans, nedum in supernaturalibus sed
etiam in creaturis naturalibus omnipotentis Dei conditoris omnium. » Passage allégué
par J.-F. Marquet, « Philosophie et alchimie chez Gerhard Dorn », op. cit., p. 218.
268 Cf. Sagesse XI, 21 : « omnia in mensura, et numero, et pondere disposuisti »

(“Tu as tout disposé avec mesure, nombre et poids”). Sur la réécriture du verset par
Dorn et par Descartes, voir les remarques de Xavier Kieft, ci-après p. 194-197.
INTRODUCTION 113

plaît à Dieu 269. C’est pourquoi l’unaire vainc le binaire (c’est-


à-dire un et un) en ternaire par la simplicité de l’unité, et l’a-
nime, par un lien en vérité indissoluble. Car un ne peut être di-
visé en des parties. En effet un et un ne peuvent être réunis par
deux, puisque deux, qui devrait lier, est par soi décomposable
en l’un et l’autre. Ainsi, que le binaire soit rejeté et le ternaire
sera réductible à l’unité, comme le dit Jean Trithème dans sa
lettre à Germain de Ganay, et fort abondamment.” 270
Puisqu’il existe donc un binaire naturel et un binaire contre-nature,
la maxime de Trithème peut, et même doit, s’entendre à la fois dans
le sens moral, la réduction du binaire marquant le retour vers l’unicité
divine, et dans le sens physique, la réduction du binaire désignant
l’opération alchimique permettant d’obtenir la subtance universelle
et une. L’adepte opère ainsi cette réduction à la fois sur lui-même et
sur la matière de l’œuvre, comme le déclare Dorn dans le De spagi-
rico artificio Io. Trithemii sententia de son De naturæ luce physica :
“Quiconque aspire à la philosophie des adeptes soit naturelle
soit surnaturelle peut se ménager un accès à l’une au moyen de
l’autre ; cependant, il progressera plus sûrement s’il se réduit
lui-même du binaire au ternaire par les degrés du quaternaire,
269 Virgile, Bucolica, VIII, 75.
270 Clavis totius philosophiæ chymisticæ, Lyon, 1567, p. 29-30 (éd. Theatrum chemicum,
p. 200 ; cf. aussi Dorn, Artificii chymistici physici, metaphysicique, secunda pars et tertia,
[Bâle], 1569, p. 69) : « Sacrato ternario totus mundus, ordine, numero, & mensura per
vnitatem constructus est. Vnitas enim non est numerus, sed concordiæ fœdus. Binarius
verò primus numerus, discordiæ fons & origo, per assumptionem materiæ dissectus est
ab vnitate, & rursus in vnum coniungi non potest, nisi vinculo plurimùm indissolubili :
quod solùm vnum est. Frustrà certè laborat qui paria paribus copulare nititur, sed
impare solo paria conueniunt in vnum. Numero [post numero add. nanque Artificii]
Deus impare gaudet. vnarius itaque binarium (hoc est vnum & vnum) per vnitatis
simplicitatem, in ternarium vincit, animátque, nexu quidem insolubili [indissolubili
Artificii] : nam vnum in aliquas partes diuidi non potest. Non enim vnum atque vnum
duobus coniungi possunt, cum duo, quæ nectere deberent, in vnum atque alterum per
se solubilia sint. Reiiciatur itaque binarius, & ternarius reducibilis erit ad vnitatis
simplicitatem : vt ait Io. Trithemius in epist. ad Germanum Gnaum [sic edd.], & ulteriùs
[latiùs Artificii]. » Pour la lettre à Germain de Ganay, voir Trithème, De septem
secundeis…, éd. Strasbourg, 1613, p. 30.
114 SYLVAIN MATTON

avant de tenter ou se promettre d’accomplir cela même dans les


choses naturelles.” 271
Il n’est guère douteux que ce soit un tel passage soulignant le rôle
du quaternaire dans l’acquisition de la sagesse qui ait été à l’origine
de la maxime de Khunrath modifiant celle de Trithème : “Que le bi-
naire soit rejeté, et le ternaire au moyen du quaternaire sera réduit à
la simplicité de la monade” ; il n’est pas davantage douteux que
Chandoux ait su la source de Khunrath, ait pris la peine de lire les
écrits de Dorn (d’autant que ceux-ci étaient alors facilement acces-
sibles pour avoir été réunis dans le premier volume du Theatrum
chemicum publié par Zetzner à Strasbourg en 1613) et que ce soient
eux qui lui aient inspiré sa théorie des binaires — inspiré seulement,
car une telle théorie ne s’y trouve pas explicitée. Il y a en effet chez
Dorn plusieurs éléments doctrinaux que Chandoux, selon toute appa-
rence, lui a empruntés pour élaborer sa théorie des binaires.
1) C’est tout d’abord la notion d’un binaire naturel opposé au
binaire contre-nature, laquelle permet à Chandoux (qui tire peut-être
ici la leçon de l’accusion de dogmatiser dont il avait pâti) de
débarasser le binaire de toute la dimension spirituelle et escha-
tologique qu’il avait chez Khunrath 272 pour n’en faire qu’un simple
opérateur, en quelque sorte neutre et pour ainsi dire mécanique, de la
particularité des choses.

271 De naturæ luce physica, ex Genesi desumpta, p. 151 (éd. Theatrum Chemicum, p. 395) :

« quicunque ad adeptam philosophiam cùm naturalem tum supernaturalem anhelat,


ad alterutramque per alteram aditum sibi parare potest, tutius tamen progredietur, si
seipsum à binario in ternarium reducat per quaternij gradus, priusquam in rebus natu-
ralibus idipsum efficere tentet aut præsumat. » Ce texte peut être rapproché d’un pas-
sage de la Monas hieroglyphica (Anvers, 1564) de John Dee, que Dorn a lue ; voir f. 19v :
« Ista est via, per quam Nostra MONAS per Binarium, TERNARIVMQVE progrediens, in
QVATERNARIO Purificato, SIBI Vni restituatur, per Aequalitatis Proportionem. » Sur la
notion paracelsienne de “philosophie des adeptes” (philosophia adepta), voir Historisches
Wörterbuch der Philosophie, t. VII, Bâle, 1989, col. 667-668 (art. de K. Goldammer).
272 Dans son Commentaire sur l’Amphithéâtre de la sapience éternelle Chandoux réunit

dans l’entrée « Binere » (voir ci-après p. 481-482) certains des passages de Khunrath
que nous avons reproduits ci-dessus, mais leur « explication » ne nous a malheureuse-
ment pas été conservée.
INTRODUCTION 115

2) C’est ensuite l’idée, marginale chez Dorn mais centrale chez


Chandoux, que le binaire naturel n’est pas de l’ordre de la substance,
mais de l’accident. En effet, dans le même De spagirico artificio Io.
Trithemii sententia, où il unifie l’enseignement de la Genèse de
Moïse avec celui de la Table d’émeraude d’Hermès, Dorn avait écrit
commentant Trithème :
“L’unaire (dit-il) n’est pas un nombre, et tout nombre naît de
lui.
En effet, avant que l’eau de l’abîme universel, dont il est
fait mention dans la Genèse, ne fût divisée, elle était une. C’est
seulement par cette division que l’unaire produit le binaire, le
premier de tous les nombres, non par substance mais par
accident. Il est un nombre et il est nombré ; et il n’est point un
nombre et il n’est point nombré. Il n’est point nombré parce qu’il
est simple en nature, et il est nombré dans la mesure où il est
composé d’accidents. Mais il ne peut être nombré dans la
mesure où avant lui il n’y a point de nombre. Ceci s’entend de
l’unité qu’Hermès explique en d’autres termes et au moyen
d’une similitude tirée de la Genèse. Ce qui est en haut (dit-il)
etc 273. En effet Hermès désigne le binaire par l’en bas et l’en
haut. Que le binaire soit rejeté (dit Trithème) et le ternaire
sera convertible à l’unité. Hermès dit la même chose avec
d’autres mots : Pour accomplir (dit-il) les miracles d’une seule
chose. Il faut surtout noter en cet endroit que l’un et l’autre
entendent l’unité de deux façons, puisque Hermès nombre
l’unité, comme nous l’avons dit, par l’en bas et l’en haut, tandis
que Trithème le fait par la constitution du premier nombre à
partir de l’unaire. Ensuite, l’un et l’autre mesurent l’unité de
manière très différente : l’un par la réduction de l’en haut et de
l’en bas à la ressemblance établie dans le miracle ; l’autre par
la rejection du binaire et la conversion du ternaire en unaire. En

273 Cf. La Table d’émeraude : “Ce qui est haut est comme ce qui en en bas…”
116 SYLVAIN MATTON

vérité tous deux s’accordent admirablement sur la même


doctrine. L’unité elle-même, naturelle toutefois, est donc di-
visible ou plutôt numérable dans le binaire, et le ternaire est
réversible en une autre unité, qui est dite unité seconde, au-delà
de laquelle il n’est pas permis de s’avancer. C’est pourquoi,
résultant de limites, toute opération de merveilles faite par la
nature descend de l’unité par le binaire dans le ternaire, mais
pas avant de naître dans l’unité en suivant l’ordre des degrés
depuis le quaternaire. Car si l’on veut compter quatre, l’on sait
qu’il n’y a pas d’autre manière de commencer que par un, et l’on
dit : un, deux, trois, quatre, lesquels pris ensemble font dix.
C’est l’achèvement parfait de tout le nombre, parce qu’il se
fait alors un retour à l’un et qu’au-delà du dénaire il n’y a pas
de nombre simple. » 274

274 De naturæ luce physica, ex Genesi desumpta, p. 135-136 (éd. Theatrum chemicum,

p. 388) : « Vnarius (inquit) non est numerus, & ex ipso numerus omnis consurgit. [§]
Antequam enim aqua universalis abyssi, cuius mentio facta est in Genesi, diuideretur,
vna fuit. Hac diuisione tantum vnarius binarium efficit numerorum omnium primum,
non per substantiam, sed per accidens. Est numerus & numeratur, & non est numerus & non
numeratur. Non numeratur quia natura simplex, & numeratur quatenus accidentibus
componitur. Eatenus autem numerari non potest, quia ante ipsum non est numerus. Intelligitur
de vnitate quam Hermes alijs verbis, & per similitudinem à Genesi sumptam explicat.
Quod (inquit) est superius, & quæ sequuntur. Binarius enim ab Hermete per inferius &
superius denotatur, Reijciatur (ait Trithemius) binarius, & ternarius ad vnitatem
conuertibilis erit. Idipsum Hermes alijs verbis : Ad perpetranda (inquit) miracula vnius rei.
Apprimè notandum hoc loco vnitatem ab utroque duobus modis intelligi. Siquidem
Hermes vnitatem numerat, vt diximus, per inferius, & superius. Trithemius verò per
numeri primi constitutionem ab vnario. Longè diuersa ratione pòst vterque metitur
vnitatem : Vnus reductione superioris & inferioris ad similitudinem in miraculo
positam : Alter abiectione binarij, conuersioneque ternarij in vnarium. Ambo sanè mira
ratione conueniunt in eandem sententiam. Est igitur ipsa, naturalis tamen, vnitas
diuisibilis, sed potiùs numerabilis in binarium, & ternarius in alteram vnitatem
reuertibilis, quæ secunda dicitur vnitas, ultra quam progredi non licet. Omnis itaque
naturæ consistens limitibus operatio mirandorum, ab vnitate per binarium in ternarium
descendit, non priùs tamen quam à quaternario per ordinem graduum in simplicitate
consurgat. Nam si quatuor numerare velis, non aliter quàm ab [ab om. Theatrum
chemicum] vno scis inchoandum, ac [at Theatrum chemicum] dicis vnum, duo, tria,
quatuor, quæ simul sumpta faciunt decem. Hæc omnis numeri perfecta consummatio
est, quia tunc fit regressus ad unum, & vltra denarium non est numerus simplex. »
INTRODUCTION 117

3) C’est encore l’expression même de “binaire secret”, dont use


souvent Chandoux dans son traité sur la connaissance des vrais prin-
cipes 275. En effet, Dorn explique dans la Speculativa philosophia de
sa Clavis totius philosophiæ chymisticæ :
“De l’un déterminé, produit par l’un indéfini, procèdent toutes
les choses qui sont finies [ou déterminées], et derechef chacune
d’elles tend par un instinct naturel à son un. Que si certaines
s’en écartent, les philosophes pensent qu’elles sont contenues
sous un binaire secret et qu’elles doivent être ramenées par le
ternaire à l’union [l’unité].” 276
4) C’est enfin l’application à l’alchimie de la maxime de
Trithème, celle-ci pouvant alors s’interpréter, ainsi que le fit
clairement Chandoux, comme signifiant que les binaires étant rejetés,
la diversité des éléments et des mixtes représentée par le ternaire
disparaît et tout retourne à l’unité de la substance universelle
indifférenciée, conformément au processus que les alchimistes

275 Voir Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, fr. 641, f. 38v

(ci-après p. 332) : « c’est ce que nous apellons difference causéë par les bineres se-
gretz » ; f. 41v (ci-après p. 341) : « C’est pourquoy les elemens sont mixtes, comme aussy
les corps celestes, parce que ceux là et ceux cy sont composez des principes, ayans en-
core en leur composition des bineres segretz » ; f. 47v (ci-après p. 357) : « le marais
contient en soy […] des bineres segretz terminans et bornans les principes à l’espece ou
indiuidu de la grenouille » ; f. 51v (ci-après p. 369) : « les vegetaux, dont la composition
est plus pure, c’est à dire que les bineres segretz qui sont en eux étant plus deliez et plus
subtilz » ; f. 53r (ci-après p. 373 : « vne vertu generatrice […] dominée par la speciffica-
tion des bineres segretz en chaque espece » ; f. 55v (ci-après p. 381) : « ces causes estans
desnomméës bineres segretz » ; id. : « Les bineres segretz demeurent donc dans le
chyle » ; f. 61v (ci-après p. 398) : « Ce n’est pas que le sentiment procedde de luy ny
mesme des bineres segretz ». Commentaire sur l’Amphithéâtre de la sapience éternelle, BnF, fr
17154, f. 13v (ci-après p. 494) : « l’extreme resolution, qui est la separation des partyes et
le reiect des bineres segrets qui sont la cause specifique de l’or » ; f. 16v (ci-après p. 536) :
« Ces elemens […] sont les principes meslangés aux bineres segrets » ; etc.
276 Clavis totius philosophiæ chymisticæ, p. 195-196 (éd. Theatrum chemicum, p. 247 ; cf.

aussi Artificii chymistici…, p. 128) : « Ab vno determinato, per vnum indefinitum


[indiffinitum Artificii] facto procedunt omnia quæ finita [vel determinata add. Artificii]
sunt, ac rursus ad vnum suum instinctu naturali quæquæ [quæque Artificii, Theatrum
chemicum] tendunt : à quo si quæpiam declinauerint, à Philosophis sub secreto binario
contineri censentur, & per ternarium ad vnionem [vnitatem Artificii] reduci debere. »
118 SYLVAIN MATTON

défendaient depuis le fameux Sciant artifices… d’Avicenne 277 et dont


Chandoux voit une illustration dans le phénomène de la digestion 278.

L’infortune des binaires


Originale, la théorie chandolienne des binaires était destinée à
n’avoir quasiment aucune postérité, bien qu’elle ait été apparemment
reprise et enseignée par Vassy, qui, ainsi que nous l’avons vu,
expliquait dans ses conférences qu’en alchimie « l’on dit que l’on
separe la forme de la matiere en laissant la matiere separee de ce qui
luy donne l’action, c’est à dire de sa forme spiritueuse, comme la terre
lors que l’on luy a osté son sel qui est sa vraye forme. C’est à dire, pour
le mieux expliquer et selon leurs termes, ostant et separant le binaire
d’un corps, reduisant ce qui reste en l’agent ou esprit vniuersel » 279.
Mais même le disciple immédiat de Vassy que fut Esprit Sabbathier
n’y fait en aucune manière allusion lorsqu’il mentionne le binaire
dans l’Ombre ideale de la Sagesse universelle, écrivant propos d’une
des « figures ieroglyphiques » représentant « les plus profonds
mysteres de la nature divine et de la creation » :
« C’ EST L’EAU SURCELESTE ou LA MATIERE metaphysique
du M o n d e sortie de l’esprit Prototype, la M e r e de toutes
choses qui du Binaire produit le Quaternaire. c’est le premier
o r g a n e de la Division, Multitude, disparité, Opposition,
277 Rappelons que dans une section de son Kitæb a‡-Ωifæ’ (Livre de la guérison, rédigé

vers 1020-1026), dont des extraits furent traduits en latin vers 1200 par Alfred de
Sareshel sous le titre de De mineralibus, Avicenne avait nié que l’on pût transformer une
espèce métallique en une autre en lançant cette mise en garde : « Sciant artifices
alkimie species metallorum transmutari non posse » (“Que les alchimistes sachent que
les espèces des métaux ne peuvent être transmutées”). Mais les alchimistes complé-
tèrent cette maxime par une autre phrase tirée du même De mineralibus « nisi in pri-
mam reducuntur materiam » (“à moins qu’elles ne soient réduites à leur matière
première”) ; (voir E. J. Holmyard et D. C. Mandeville, Avicennae « De congelatione et
conglutinatione lapidum », being sections of the Kitâb al-Shifâ’, The Latin and Arabic texts
edited with an English translation of the latter and with critical notes, Paris, 1927, p. 54 et 55).
278 Voir par exemple Suite de la congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF,

fr. 641, f. 55v (ci-après p. 380).


279 Voir ci-dessus p. 37-38.
INTRODUCTION 119

discorde, et Contrarieté qui se rencontre dans les Estres. tous ses


mouvemens tendent en bas et de la vient qu’elle Individuë les
Matieres particulieres, et les corps de toutes choses, en leur
donnant l’existence. » 280
On voit qu’ici Sabbathier apparaît tributaire non pas des
spéculations philosophiques de Chandoux, mais de la symbolique
traditionnelle du binaire, telle que l’avait exposée un Pietro Bongo,
et sans doute aussi de l’Amphitheatrum sapientiæ æternæ d e
Khunrath.
Semblablement c’est la maxime de Khunrath que reprend dans
l’Ouverture de l’escolle de philosophie transmutatoire metallique
David de Planis Campy, avec cependant une réminiscence évidente
de la théorie chandolienne des « deux classes » de binaires. À propos
de l’« Ame » de l’or ou « Teincture multiplicatiue », il avertit :
« A laquelle nous ne pouuons paruenir que par la rejection de l’vn
& l’autre Binaire, & reduction du Ternaire par le Quaternaire
à l’Vnité, & simplicité finalle : reiiciatur binarius, & ter-
narius per quaternarium ad monadis reducetur simplicitatem.
Ce que Roger Bachon a voulu entendre, quand il dit, per Ele-
mentorum conuersionem Ternarius purificatus fiat monas. » 281
Cependant, l’année qui suivit la parution de l’Ouverture de l’es-
colle de philosophie transmutatoire, en 1634, le romancier alchi-
miste François du Soucy, sieur de Gerzan, ami en 1628 de Descartes et
de Guez de Balzac 282, publiait son Histoire asiatique de Cerinthe, de

280 L’Ombre ideale de la Sagesse universelle, éd. cit., p. 11.


281 L’Ouverture de l’escolle de philosophie transmutatoire metallique, p. 163-164 ; Œuvres,
p. 708a. La devise de Roger Bacon figure sur le frontispice de la Basilica Chymica (1609)
d’O. Croll ; cf. D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance…, p. 604.
282 Sur François de Gerzan, voir G. Grente (éd.), Dictionnaire des Lettres françaises. Le

XVIIe siècle, dir. P. Dandrey, Paris, 1996, p. 533a ; D. Kahn, « Alchimie et littérature à
Paris en des temps de trouble : le Discours d’autheur incertain sur la pierre des philosophes
(1590) », Réforme, Humanisme, Renaissance, XXI, n° 41 (déc. 1995), p. 75-122, ici p. 88, n. 28
(avec bibliogr.) ; J.-Fr. Maillard, « Descartes et l’alchimie : une tentation conjurée ? »,
120 SYLVAIN MATTON

Calianthe et d’Artenice, où l’un des personnages, Panidon, explique à


propos de la manière de faire l’huile de talc, que ce dernier
« ne seroit iamais traittable si nous ne sçauions l’amollir : Et il
nous seroit impossible d’en rien faire, si nous ne le rendions
souple de nos premieres obligations. Ce que nous faisons en le
deschargeant de son gros binaire, c’est-à-dire du surcroist de
terre qui l’emprisonne. » 283
Il nous paraît des plus probables que Gerzan emprunte l’expression de
« gros binaire » à Chandoux, qui l’emploie à maintes reprises 284 .
Même, nous inclinons même à penser qu’ils se connurent et s’intre-
tinrent de leurs recherches respectives, car Chandoux note dans sa
première lettre sur l’or potable :
«Le talc, comme vous scauez, est fort blanc ; mais ayant passé
par la resolution, son germe en est rouge, lequel se doibt blan-
chir par la coction pour en faire cette huille tant vantéë et tant
estiméë par les dames, et qui, je croys, ne se peult parfaire (sy

dans F. Greiner (éd.), Aspects de la tradition alchimique au XVIIe siècle, Paris-Milan, 1998,
p. 95-109, ici p. 104, n. 35 ; F. Greiner, Les Métamorphoses d’Hermès. Tradition alchimique
et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque (1583-1646), Paris, 2000, p. 162-163 ;
D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance…, p. 510.
283 Histoire asiatique de Cerinthe, de Calianthe et d’Artenice. Avec un Traicté du Thresor de

la vie humaine. Et la Philosophie des Dames, Paris, 1634, p. 376.


284 Ms. Paris, BnF, Fr. 17154, f. 13v (ci-après p. 493) : « Ayant donc par sa force

reietté le gros binere, il donne le germe deliuré de son empeschement, par consequant
en estat de germer et multiplier. » ; id. (ci-après p. 494) : « la premiere resolution, qui est
le reiect du gros binere » ; id. (ci-après p. 495) : « Il n’y a personne qui soit d’entande-
ment si grossier qui ne juge et ne confesse quant à quant que l’humide qui s’est separé
par distillation est sa partie uolatille, et que le sec ou le terrestre qui est demeuré en bas
n’ayt en soy la cause de la fixation et le subiect qui auoit non seulement fixé cest hu-
mide separé, mais encores le gros binere qui demeuroit constant en l’association du
germe lors qu’on esprouuoit le tout par l’antimoine uulguere » ; id., f. 14v (ci-après
p. 525) : « l’or estant resoult et separé de son gros binere est reduit en germe aurifique » ;
id., f. 17r (ci-après p. 540) : « les principes ou la substance vniuerselle, estant particulari-
sée en ces planettes par ces bineres, les maintient à cause de leur rarefaction et subtilité,
ce qu’elle feroit en tout n’estoit l’empeschement et la suffocation qui arriue aux choses
par la penetration du subtil du gros binere, qui pour cest effect a esté nommé des
maistres le binere mortel ».
INTRODUCTION 121

elle est faisable) que par l’ordre de la naturelle resolution, le


terrestre qui en est rejetté et qui est tousjours noir ne pouuant
estre fait huille. » 285
Or quand Chandoux rédigea cette lettre, en 1627, Gerzan n’avait
encore rien publié sur cette huile de talc qu’il prétendit savoir faire
et à laquelle il consacra le chapitre de l’Histoire asiatique intitulé
« La Philosophie des Dames », lequel fait suite à celui du « Traicté
du Thresor de la vie humaine » qui porte sur l’or potable 286. Ainsi il
n’est pas exclu que ce soit à Gerzan que Chandoux fasse allusion quand
il confie peut avant dans cette même lettre :
« Il est vray que j’ay communiqué cette diuine eau à deux de mes
amys, à qui je n’ay deub rien refuser, & bien qu’ils n’ayent pas
l’art de la porter jusques à son extreme perfection, sy est ce
qu’ils en ont veu les effetz admirables sur l’or, sur le talc et sur
d’autres particuliers. Et ‹je› scay qu’ils sont sy bien naiz et
ayment tant la verité, qu’ils ne refuseront jamais d’aduouer
qu’ils la tienne de moy. » 287
On trouve encore un écho de la doctrine chandolienne des binaires
dans le Philosophe chrestien (1638), ouvrage anonyme parfois attri-
bué, mais à tort, à Philippe de la Très-Sainte-Trinité 288 . Tout
d’abord, parlant des trois grandes parties dont se compose l’univers :
monde archétype, monde céleste et monde sublunaire, l’auteur établit
une correspondance entre ces trois « globes » et les trois principes de
la nature en des lignes qui semblent directement inspirées du tableau
de Khunrath ou de sa transposition par Chandoux :

285 Paris, BnF, Fr. 641, f. 31v (ci-après p. 265).


286 Voir Histoire asiatique de Cerinthe, de Calianthe et d’Artenice, p. 323-356 : « Traicté
du Thresor de la vie humaine » ; p. 357-386 : « La Philosophie des Dames ». Comme
Chandoux, Gerzan stigmatise ceux qui veulent obtenir l’or potable par dissolution dans
des eaux corrosives.
287 Paris, BnF, Fr. 641, f. 31r (ci-après p. 263).
288 Nous avons déjà eu l’occasion de citer cet ouvrage dans notre Scolastique et

alchimie, p. 715 et 717.


122 SYLVAIN MATTON

« Ces trois globes diuisez en soy, chacun par differents degrez


de noblesse & de production composent ce grand Vniuers. De
maniere que cette Nature, comme vne noble & tres-fertile
semence a desployé au dehors toutes les dimentions, grandeurs,
qualitez, proportions, & Vertus qui paroissent en toutes choses;
revestuës toutesfois, tant en la structure & composition des
maistresses pieces de l’Vniuers, que de chacun sujet en
particulier, de trois differentes enueloppes, subtiles & bien
deliées que les Philosophes ont appelés principes, appuyées
sur cette seule & vnique essence. Les vns ont appellez matiere,
forme, priuation : d’autres comme Hermes, superieur, inferieur,
& lion verd : d’autres, agent, patient, & moyen vnissant.
D’autres soulfre, sel & mercure. D’autres l’eau, l’air, & la
terre, car le feu ne differe gueres de la qualité premiere, que
nous auons remarqué en la nature toute pure & toute simple,
auant la production des choses. Bref, tout ce qu’il y a de sages
dans le monde n’en ont estably que trois : d’autant que cette
Image viuante de la Diuinité ne leur en representoit pas
davantage : Ce qu’ils ont appris sensuellement par l’exacte
recherche, & parfaicte dissection qu’ils ont fait des corps, qui
n’a iamais peu passer au delà de ces barrières que la Nature a
puissamment fortifiées & establies entre-elle & nous. » 289
Ensuite, il explique plus loin :
« Il n’y a point de si petit corps en la Nature, qu’à le considerer
exactement, il ne vous rapporte au naïf l’idée d’vn petit Globe,
qui dans son vnité conserue trois subsistances couuertes &
reuestuës de matiere si bien limée & polie, que le tout ne forme
qu’vn seul sujet : dont l’vnité, Ie veux dire cette premiere
essence diffuse par tout, & en chacune des parties de l’Vniuers,
depositaire des Idées, Vertus & Facultez de chaque indiuidu,

289 Le Philosophe chrestien, Paris, 1638, p. 15-16.


INTRODUCTION 123

est le centre : les trois principes specifiques, par l’organe


desquels cette essence auparauant capable de tout, s’assub-
jettit, & se renferme sous vn certain genre de proportions, di-
mentions, grandeurs, qualitez & vertus qu’elle n’outre-passe
jamais, & qu’il n’est pas au pouuoir de l’art & du feu de forcer,
ny violer; sont les trois colonnes de la diuinité qui en sous-
tiennent l’edifice : La circonference, c’est à dire, le binaire, &
tout ce qui paroist de grossier & de corruptible en la chose; est
la matiere dont les sujets se trouuent reuestus quand ils sortent
du Cahos pour paroistre sur le theatre de ce monde. » 290
Pour finir, nous noterons une autre originalité du système de
Chandoux liée à sa théorie des binaires, qui est qu’en identifiant les
binaires spécifiants aux ténèbres de la Genèse, il inverse le rapport
classiquement établi — en particulier par les auteurs qui se firent les
apologètes de la Rose-Croix — entre la lumière et les ténèbres pri-
mordiales lors de la Création. Tandis qu’un Robert Fludd, par exem-
ple, explique dans le tome I de son Utriusque cosmi historia (1617)
que c’est la “forme lumineuse” jaillie en cercle “dans l’abîme de la
hylé au sein des ténèbres” qui a agi sur ces dernières en les repoussant
vers le centre de son cercle et en les différenciant selon leur degré de
proximité de son siège, Chandoux tient au contraire que ce sont les
ténèbres concréées qui ont agi sur la lumière substantielle créée en
l’obscurcissant, c’est-à-dire en la particularisant en éléments.

➌ L’existence formelle des éléments dans les mixtes


La doctrine de l’existence effective des éléments dans les mixtes
que Chandoux oppose à l’enseignement ordinaire de l’École n’était
évidemment pas originale. En effet, la question était alors fréquem-
ment débattue de savoir, pour reprendre le titre du chapitre la

290 Id., p. 20.


124 SYLVAIN MATTON

concernant de la Physique de Scipion Dupleix, « Si les formes ele-


mentaires entrent en la compositions des corps mixtes ». Ainsi
Dupleix — qui pour sa part penche pour la persistance des formes
élémentaires —, rappelle :
« Il y a donc deux opinions les plus celebres & notables
touchant céte question. L’vne est celle des Grecs & Arabes, tant
Medecins que Philosophes, qui tiennent tous (quoy que diuer-
sement, comme ie diray ci-apres) que les formes des elemens
demeurent au mixte.
L’autre est des commentateurs Latins d’Aristote, & mesme-
ment des Scholastiques, lesquels apres sainct Thomas d’Aquin
ont publié vne autre opinion contraire : à sçauoir que les formes
des elemens ne demeurent point au mixte, ains seulement leurs
qualités ou vertus, & que pour le regard de leurs formes qu’elles
se corrompent en mesme temps qu’ils se meslangent. » 291
En outre, ainsi que le signale Dupleix 292, l’opinion que « les formes
des elemens demeurent au mixte » avait trouvé chez les modernes une
autorité de poids en la personne de Jean Fernel 293. En conséquence on
ne saurait considérer comme un héritage de Chandoux le fait qu’elle
ait été partagée par d’autres (al)chimistes qui lui sont contempo-
rains ou postérieurs, notamment par Étienne de Clave, qui la défendit
dans sa Nouvelle Lumière philosophique des vrais principes et
elemens de nature et qualité d’iceux (1641) 294.

291 La Physique ou science des choses naturelles, liv. VI, ch.XII, § 2-3, éd. Paris, 1607,
f. 250r.
292 Id., § 16, f. 253v.
293 Voir L. Figard, Un Médecin philosophe au XVIe siècle. Étude sur la psychologie de Jean
Fernel, Paris, 1903, chap. III, p. 110-140 et, pour les diverses positions des alchimistes sur
cette question, notre étude, « Alchimie et stoïcisme : à propos de récentes recherches »,
Chrysopœia, V (1992-1996), p. 5-144, ici p. 102-110.
294 Nouvelle Lumiere philosophique, chap. III (« Si les Elemens entrent actuellement en

la mixtion »), pp. 264-265 : « entre les Physiciens les vns veulent que les elemens soient
actuellement aux mixtes, puis que par la resolution ils s’y trouuent actuellement : Ce
que les autres nient, disans que ce ne sont pas des elemens, mais bien que cette resolu-
INTRODUCTION 125

Un critique de Chandoux : Jean Pagès


Il semble cependant que certains des arguments énoncés par
Chandoux pour défendre tant la thèse des « Scholastiques » que celle
des « Grecs & des Arabes », qu’il fait sienne, soient originaux. Or ces
arguments se retrouvent dans l’Œconomie des trois familles du monde
sublunaire, à sçavoir animale, vegetale et minerale, et particu-
lierement de la nature de l’homme : contre toute fausse philosophie
naturelle, alchymie, cabale, astrologie judiciaire, charmes, predic-
tions, sortileges et atheisme (Paris, 1625) de Jean Pagès 295 . Ce mé-
decin, sur la vie duquel nous ne savons rien, s’y oppose farouchement
aux diverses théories des principes d’(al)chimistes qu’il ne nomme
jamais, en particulier à celle d’Antoine de Villon et d’Étienne de
Clave, mais aussi à celle de Khunrath et de Chandoux, qu’il vise
évidemment quand il écrit :
« La resolution (disent ils) d’vn corps se termine à Trois
substances, qui seruent (suiuant qu’ils disent) de moyen naturel
pour representer la Sacrée Trinité, toutes vnies ensemble ne
faisant qu’vn tout, & ne pouuant agir l’vne sans l’autre) ils les
appellent ores Ame, Esprit, & Corps ; ores Agent, Patient, &

tion se fait en quelques corps, qui ont bien quelque affinité auec iceux ; mais qu’ils ne
sont pas vrais elemens, d’autant qu’ils veulent que les formes elementaires perissent en
la generation, & que les qualitez, mais retuses, y demeurent en sorte que de cette
mixtion il resulte vne nouuelle forme, qu’ils appellent la forme du mixte, parce, disent-
ils, qu’elle donne estre à la chose qui est engendrée. [§] Laquelle opinion est absurde :
car si la forme des elemens perit, & non pas les qualitez, nous leur demandons qu’elle
sera donc la base & l’appuy de ces qualitez. »
295 Sur lequel, voir J. Ferguson, Bibliotheca Chemica, II, p. 162 ; F. Greiner, Les Méta-

morphoses d’Hermès. Tradition alchimique et esthétique littéraire dans la France de l’âge baroque
(1583-1646), p. 53 ; D. Kahn, Alchimie et paracelsisme en France à la fin de la Renaissance…,
p. 538-540. L’Œconomie des trois familles fut remise dans le commerce en 1626 avec une
nouvelle page de titre portant, contrairement à l’édition de 1625, le nom de l’auteur et
celui de l’éditeur (Jean Libert) et les pages préliminaires (épître dédicatoire et adresse
au lecteur) recomposées. L’exemplaire de la Bibliothèque communale et universitaire
de Lausanne (cote S.A. 261) porte la signature autographe de Pagès à la fin de l’épître
dédicatoire (voir reproduction page suivante).
126 SYLVAIN MATTON

Signature de Jean Pagès


INTRODUCTION 127

Milieu, pour les ioindre ; ores Quint’essence, Air ou bien Esprit,


& Limon, & mechaniquement, Sel, Souphre, & Mercure. » 296
Ce passage peut avoir sa source aussi bien dans le tableau de
l’Amphitheatrum sapientiæ æternæ présentant les diverses doc-
trines philosophiques sur “les trois choses qui primordialement cons-
tituent le monde” que dans le traité de Chandoux sur les premiers
principes, où le tableau de l’Amphitheatrum est transposé 297. Or que
Pagès ait lu Khunrath, c’est ce dont témoigne une citation littérale
qu’il fait de l’Amphitheatrum 298 ; mais qu’il ait lu égalemement
Chandoux, c’est ce que montrent des parallèles que l’on peut établir
entre l’Œconomie des trois familles du monde et le De la connais-
sance des vrais principes de la nature et des mélanges. Pagès, qui
s’accorde avec Chandoux sur l’existence effective des éléments dans
les mixtes, produit en effet dans la discussion de cette question les
mêmes exemples que ce dernier, en des termes parfois identiques 299 :

296 L’Œconomie des trois familles du monde sublunaire…, p. 260-261.


297 Voir ci-dessus p. 79-80.
298 Voir L’Œconomie des trois familles du monde sublunaire…, p. 257-258 : « Le pourtrait
de la Trinité & de l’incarnation du Verbe (disent ils) nous est mis deuant les yeux dans
la Pierre Philosophale, & l’vne, ô blaspheme ! n’est pas plus vraye que l’autre. [§] Amen
amen dico vobis si vnum est, verum etiam alterum (dit l’Autheur de leur Amphitheatre)
n’estce pas leuer le masque, & dire ouuertement ce qu’on pense à la ruïne de la Religion
Chrestienne, mesme parmi les Chrestiens. »
299 Certains exemples sont insuffisamment originaux et leurs formulations trop

éloignées pour avoir une valeur démonstrative. Ainsi Chandoux écrit (Suite de la
congnoissance de nature et des meslanges, ms. Paris, BnF, Fr. 641, f. 38v, ci-après p. 332) :
« Que s’ilz veullent asseurer que leur difference formelle faut ou cesse par leur
meslange ‹(›c’est ce que nous apellons difference causéë par les bineres segretz‹)›, cela
est du tout contraire à l’experience, par laquelle nous aprenons que l’eau mesléë auec le
vin en peult estre facillement separéë ou par le moyen du lierre ou par le moyen d’vn
jonc sec ; l’eau estant separéë du vin, elle l’estoit donc quant à soy durant le meslange
d’elle et du vin. » Et Pagès (p. 139-140) : « Ainsi l’eau de vie meslée parmy l’eau
commune fait vn tout auec elle […] neantmoins par certain filtre ou distillation, l’vne
peut estre separée d’auec l’autre, & derechef chacune de ces liqueurs estre trouuée en
sa propre & naturelle constitution. »
128 SYLVAIN MATTON

PAGÈS CHANDOUX
Par exemple, en la nutrition de l’animal, l’animal conuertit son aliment en chile
nous voyons la viande estre conuertie dans le ventricule, de chile en sang dans
premierement en chyle, de chyle en sang, le foye, de sang en laict és femelles ; que
& de sang en laict és femelles, de laict en ce lait se peut cailler et durcir en fromage
fourmage : & de fourmage finalement en et qu’en ce fromage il s’engendre des
vers : Aussi voyons nous en l’agriculture vers. Disons encore que dans la famille
ou propagation des plantes, que le noyau vegetalle chasque grain germant chascun
couuert dans le sein d’vne terre fertile, selon son espece pousse premierement
pousse son germe, ce germe des racines, de son germe la racine, de sa racine son
ces racines vne souche, cette souche des herbe, de son herbe son tuyau, de son
fleurs, & ces fleurs finalement des fruicts. tuyau son espy. (ci-après p. 283-284)
tellement donc que ces changemens ar-
riuent bien tous en vne mesme matiere,
mais en telle sorte, que diverses formes
succedent en elles les vnes aprés les
autres : Car qui ne voit que le Chyle n’a
plus la forme de la viande ? ny le sang
celle du chyle ? ny le laict celle du sang ?
ny le fourmage celle du laict ? ny les vers
aussi celle du fourmage ? Et semblable-
ment que le germe n’a plus de forme du
noyau ? ny les racines celle du germe ? ny
les fleurs celle de la souche ? ny les fruicts
en fin celle des fleurs ? D’où il est aisé de
conclurre la succession de plusieurs &
diuerses formes en vne mesme matiere. (p.
13-14)

par exemple, le feu bruslant vne busche, Mais nous nous contanterons, affin de les
comment pourroit il ainsi tout d’vn mesme detromper, de leur faire prandre garde
coup esclorre de l’eau & de la flamme, ou qu’ilz auouent eux mesmes que de cha-
de la vapeur & de la terre, si ces choses que partye les elemens peuuent estre en-
auoient vne mesme constitution, & vne gendrez, comme par exemple que de
seule nature dans le mixte ? […] Le feu a il chaque partye du bois, le feu, l’eau, l’air
la froideur & l’humidité qu’il faut pour la et la terre peuuent proceder. Leur en-
forme de l’eau, qu’il retire hors de la tante est que chaque partye de boys
busche où elle n’est pas ? (p. 131-135) puisse estre conuertye en forme d’eau,
en forme de feu et ainsy du reste. Mais il
fault leur demander là dessus sy ces
diuerses formes, comme par exemple de
feu et d’eau, sont produites toutes en-
semble, ou bien successiuement, les vnes
apres les autres. Que s’ilz respondent que
c’est tout en mesme temps, nous auons à
dire que sy cela est, des contraires dispo-
sitions sont introduites. Mais qui les y in-
INTRODUCTION 129

troduira et d’où procedent elles ? Le feu


seul agit sur le bois ; il agit par vne seulle
vertu et sur vn mesme subjet. Le feu
peult bien donner la chaleur qu’il a pour
la production de la flame, mais d’où pro-
cedde la froideur qui est engendréë tout
en mesme temps ? (ci-après p. 331-332)

Derechef il nous obiectent qu’il est mal aisé Premierement, ilz disent que sy les ele-
de comprendre comment vn Element qui mens demeurent en effet dans le com-
est naturellement leger peut devenir lourd posé naturel, il ne peult auoir aucun
dedans le mixte, & tout au rebours ceux mouuement qu’auec violance, car, disent
qui sont pesants d’eux mesmes y peuuent ilz, s’il tend en hault comme leger, la
deuenir legers ? A quoy nous respondons terre et l’eau seront portez contre leur
facilement que les legers ne deuiennent naturelle pesanteur ; et s’il descend en
iamais lourds, ny les lourds non plus legers, bas comme lourd, ‹pour ce qui est de l’air
mais si les legers predominent (parce que et du feu›, ilz seront contraintz et souf-
leur propre nature est de tendre en haut) friront de la viollance. A cecy nous re-
ils emportent les lourds quant & eux, spondons que le mouuement du com-
comme font au rebours ceux-cy les autres posé peult estre consideré en deux fa-
en bas, lorsqu’ils les maistrisent : & d’effet çons, scauoir ou suiuant la constitution
si nous prenons garde aux effects ordi- du tout, ou suiuant celle de chaque par-
naires de la nature, nous verrons l’eau, qui tye. En la premiere sorte il sera tousjours
est pesante d’elle mesme, monter tous les naturel et en la seconde ny proprement
iours en l’air estant eschauffée. Et pour- naturel, ny proprement contre nature,
quoy aussi le feu vaincu de la froideur ne ains meslange de tous les deux, comme
peut il pas aussi mutüellement tomber en nous veoyons en l’animal esleuant l’vn
bas ? Il faudoit enfin, disent-ils, aduoüer de ses membres qui de nature soit pe-
vne chose fort absurde ensuiuant cette zant. Par exemple, lors que l’homme
opinion, sçauoir est que tous les mixtes du hausse le bras et la main, ce mouuement
monde seroient meus necessairement auec est naturel sy nous auons esgard à la na-
violence, car s’ils tendent en bas, le feu & ture du tout, et contre nature sy nous
l’air sont forcez contre leur inclination, & considerons le naturel de la partye ; et
s’ils tendent en bas, le feu & l’air sont for- par consequent il n’est ny purement na-
cez contre leur inclination, & s’ils se turel, ny purement violent, mais il est
meuuent en haut, il y a le mesme inco- mixte. Secondement, ilz objectent en di-
nuenient pour l’eau & pour la terre. Mais sant: comment se peult il faire que le feu
nous disons que si l’action ou le mouue- qui est sy actif de luy mesme, sy leger, sy
ment est violent & à quelques parties, il est lumineux et sy rarefié et estendu, soit oy-
toutesfois naturel à tout le subject ; lequel seux, et tende en bas, et n’esclatte point,
n’agit pas comme les corps simples, mais et soit logé sy estroitement dans le mixte?
comme les mixtes, desquels la nature est A quoy nous respondons que cela arriue
tousiours telle, que quelques vnes des par- parce qu’il est predominé et surmonté de
ties qui l’establissent en sont contraintes. ses contraires, et comme captif et empri-
Tout ainsi donc que lors qu’vn animal leue sonné dans leurs lyens, desquelz estant
en haut quelque partie de son corps qui est liberé il fait paroistre toutes les proprietez
lourde : comme par exemple l’homme son qui luy sont naturelles quand à son estre
130 SYLVAIN MATTON

lbras, ce mouuement n’est ny du tout na- simple ; mais qu’estant dans le composé il
turel, ny du tout aussi contre nature : Mais n’y est qu’en son acte second. C’est à dire
l’vn & l’autre en quelque maniere, sçauoir que le feu y estant actuellement comme
est naturel, entant qu’il depend de la vne de ses partyes, il n’y agissoit pas ne-
forme totale & principale, & contre nature, antmoins souuerainement pour n’y estre
en tant qu’vn corps lourd monte en haut, pas en sa liberté mais contraint et em-
& par consequent ce mouuement est pesché par les bineres des autres ele-
meslé, aussi est celuy de chaque mixte en mens. (ci-après p. 337)
partie naturel, & en partie contre nature :
premierement il est naturel entant qu’il
obeït à la forme totale & principale : &
d’ailleurs contre nature entant que cer-
taines pieces du meslange y repugnent.
(p. 140-143)

Par ailleurs, l’on rencontre dans l’un et l’autre traité des expres-
sions communes telles que :
PAGÈS CHANDOUX
Or de ce subiect la matiere estant oiseuse Mais en cet estat [la matière] est consi-
& faineante, il s’ensuit que la seule forme derée faineante et oiseuse, comme n’es-
fait tousiours agir ces qualités (p. 109) tant pas actuée par la forme qui la peut
faire agir (ci-après p. 298)

par vn conuenable consentement de la L’art ne peult rien qu’imiter et marcher


nature auec l’art, la fille ne faisant rien sur les uoyes de la nature, suiure son
qu’au gré de sa mere il n’est pas impossible train et ses ordonnances. C’est sa fille
de descouurir (p. 267) bien aymée et la plus chere lors que, luy
estant de tous points obeissante (ci-après
p. 471)

Ce dernier morceau présente la même difficulté que celle posée


par un autre passage de l’Œconomie des trois familles du monde, à
savoir que son parallèle se trouve non pas dans le traité De la
connaissance des vrais principe de la nature et des mélanges, qui est
un ouvrage achevé ayant circulé, mais dans le Commentaire sur
l’Amphithéâtre de la sapience éternelle, lequel, tel du moins que
nous le connaissons, n’est constitué que de fragments de la main de
Chandoux 300 , qui, eux ne paraissent pas avoir eu beaucoup de
publicité :

300 Voir ci-dessus p. 68.


INTRODUCTION 131

PAGÈS CHANDOUX
Il [leur dissoluant Philosophique] est la matiere dont il est pris, qui encores
leur Azoth ainsi appellé d’vn mot composé qu’elle soit ville et mesprisée, comme dit
du premier, & des derniers caracteres des Kunrath, est neantmoins l’honeur et la
trois langues plus celebres de tout l’vni- guide du vray philosophe parce qu’elle
uers, parce qu’ils pensent par sa purifica- contient en soy l’azoth, qui est ainsy
tion auoir rencontré le commencement & descrit et nommé par les scauans pour le
la fin, sçauoir est cellecy touchant la reso- signifier estre l’agent vniuersel et le
lution, & celluy là consequemment pour commancement et la fin de l’operation.
faire la composition (p. 243-244) Or affin que l’on connoisse qu’il est tel,
c’est qu’ils ont tiré ce mot du comman-
cemant et de la fin des trois alfabets des
langues saintes, scauoir est de la latine,
de la grecque et de l’hebraique, qui tout-
tes commancent par A (l’alpha des Grecs
et l’alef des Hebreux, n’ayant autre signi-
fication que de l’A) ; mais la latine
finissant par Z, la grecque par l’omega, ›
(c’est vng grand o) et l’hebraicque par le
Tau (, c’est vng th) forment en leur
assemblage la diction de zoth, qui jointe à
l’A principe uniuoque des trois alfabets
font le mot Azoth. (ci-après p. 491)

Certes Chandoux n’est pas l’inventeur de cette étymologie


d’azoth, qui fut donnée dans l’Azoth sive Aureliæ occultæ philoso-
phorum partes duo (Francfort, 1613) du pseudo-Basile Valentin, et où
Pagès aurait donc pu la prendre. Mais le passage de l’Œconomie des
trois familles du monde est beaucoup plus proche de celui du Com-
mentaire sur l’Amphithéâtre de la sapience éternelle que d’aucun
autre. On lit en effet dans l’Azoth :
« Quemadmodum è Deo omnia, summa & infima, principium &
finis. Ipse enim est A & O. vbique præsens. Philosophi nomine
Azoth me ornarunt, Latinis A & Z. dictus, Græcis ` & ›.
Hebræis ,t, Aleph & Thau, quæ nomina summam reddunt
A…{ ›,z } » 301

Et dans la traduction française :

301 Azoth sive Aureliæ occultæ philosophorum partes duo, Francfort, 1613, p. 65.
132 SYLVAIN MATTON

« tout ainsi que de Dieu sont toutes choses hautes & basses,
commencement & fin : car il est A. & O: present en tout lieu, les
Philosophes m’ont orné du nom d’Azoth, les Latins A & Z, des
Grecs ` & ›, des Hebreux ,t, Aleph & Thau, tous lesquels noms
signifient & font Azoth [ z›, ] » 302

Pagès publia encore en 1631, dédiés au cardinal de Richelieu, des


Essais sur les miracles de la creation du monde et sur les plus mer-
veilleux effects de la nature, où il expose son propre système des prin-
cipes, qu’il réduit à deux : le ciel et la terre 303, à partir desquels sont
engendrés les quatre éléments traditionnels composants les mixtes. Le
ciel est une liqueur ignée 304 tandis que la terre est constituée « d’vne
infinité d’atomes ou particules, solides, seiches, froides » 305. Ce sys-
tème, Pagès le fonde évidemment sur le récit mosaïque de la Genèse,
mais aussi, et contre « la faculté des Escholles » 306, sur ses propres ex-
périences de « Chymie » 307, ce qui ne laisse pas de surprendre un peu
au regard de son précédent livre, si virulent à l’égard des alchi-
mistes. La création du monde est assimilée à un processus chimique

302 Azoth, ou le moyen de faire l’or caché des philosophes. De frere Basile Valentin, Paris,

1624, p. 173.
303 Voir Les Essais de Maistre Jean Pagez docteur en medecine sur les miracles de la creation

du monde et sur les plus merveilleux effects de la nature, Paris, 1631, ch. II : « De la creation et
du nombre des Elemens », p. 17 « il n’y peut necessairement auoir que deux principes
en toute la nature, sçauoir est le Ciel & la Terre, comme masle & femelle, de
l’accouplement desquels toute sorte d’indiuidus, tant de l’vn que de l’autre monde,
tirent leur origine ».
304 Id., p. 18 : « par ce principe, que nous appellons Ciel, nous entendons selon la

signification mesme des termes de sa composition Hebraïque, vn feu & vne eau tout
ensemble, comme qui diroit vn feu liquide, ou vne liqueur ignée, qui ne sont pourtant
qu’vn seul principe ».
305 Id., p. 19 : « quant au second principe, que nous auons appellé Terre, nous

entendons parler d’vne infinité d’atomes ou particules, solides, seiches, froides & de
mesme nature, qui par leur coherence & congregation, font vn corps ferme sec & solide,
mais qui est poreux & transmeable pourtant. »
306 Id., p. 19.
307 Id., p. 20 : « comme l’experience de la Chymie, nous l’a faict encore voir assez

souuent ».
INTRODUCTION 133

passant par une dissolution 308, et le mariage du ciel et de la terre 309,


où se fait le « meslange […] du chaud auec le froid, & de l’humide
auec le sec » à une distillation par descente 310 . Dans cet ouvrage
Pagès reprend, pour défendre l’existence du principe de sympathie et
d’antipathie, l’exemple de l’homme levant un bras qu’avait fourni
Chandoux pour montrer que le mouvement du composé peut être à la
fois ni proprement naturel ni proprement contre-nature 311 ; il donne
aussi l’exemple de la triple digestion de l’aliment qu’avait
également avancé Chandoux, mais cet exemple est trop banal pour
que le parallèle soit significatif 312.
*
* *

308 Id., p. 25-26 ; « il [Dieu] espendit & versa l’esprit de son soufle, par dessus eux

comme vn dissoluant general pour faire selon la sympatie, qu’il y pouuoit auoir de la
cause auec son effect, vne abstraction de ce principe ignée, & volatil qui s’ependant &
s’esleuant tousiours en haut vers, sa circonference; à mesure qu’il se deprenoit, & se
detachoit de tous les endroits de la terre, & se trouuant limité de tous les costez, il
apprit de-là necessairement à rouler tousiours à l’entour de cette circonference. Si bien
donc que la lumiere estant ainsi separée & esleuée au dessus de la terre, pendant le
temps qu’elle commença de rouler, depuis le premier iusqu’au dernier poinct de nostre
Hemisphere superieur, il fit naistre le matin & le soir de nostre premier iour. »
309 Id., p. 30 : « Le Ciel & la Terre vinrent finallement à s’allier, & comme à se marier

par ensemble pour commencer & pour accomplir […] toutes les compositions de ce
monde ».
310 Id., p. 28-29.
311 Id., p. 83-84 : « Quelques autres disent encore que les parties d’vn mixte agissent

bien souuent contre leur naturelle inclination pour le consentement qu’elles ont auec
leur tout : Mais comment cela se peut il faire puis qu’elles ne peuuent point auoir du
consentement ny de la Sympathie auec leur tout, que par le commerce & le rapport
qu’elles ont auec ce tout, en agissant selon leur nature, comme par exemple (disent ils)
quand l’homme vient à lever le bras en haut, que c’est vn mouuement contraire aux
parties terrestres, & pesantes du bras : mais que pourtant elles se leuent en haut non
entant qu’elles sont terrestres & pesantes, mais entant qu’elles ont du consentement
auec leur tout qui est l’homme. » Pour le parallèle avec Chandoux, voir ci-dessus p. 129.
312 Id., p. 69-70 : « C’est pourquoy ne plus ne moins que nous voyons que l’aliment

apres auoir esté cuit, & digeré dans le ventricule, venan‹t› à s’escouler par les intestins,
il reçoit vne seconde digestion apres la separation de ses feces, & estant deuenu chyle il
est encores porté dans le foye par les veines Mesaraïques pour y receuoir encor vne plus
parfaite digestion. » Cf. Chandoux, [De la connaissance des vrais principes de la nature et des
mélanges], « Suite de la congnoissance de nature et des meslanges », ms. BnF fr. 641,
f. 55v (ci-après p. 381).
134 SYLVAIN MATTON

Tels sont les éléments que nous avons pu recueillir sur la vie et
l’œuvre de Nicolas de Villiers, sieur Chandoux. Cette vie nous
demeure donc en grande partie inconnue. Nous ignorons ainsi à quoi
font allusion les Memoires de son procès en affirmant que Chandoux a
« tres-volontairement respandu son sang à plusieurs & diuerses fois
pour la manutention » des « loix » prescrites par « l’Eglise Catho-
lique Apostolique & Romaine » 313 : s’agit-il d’événements liés aux
guerres de religion, par conséquent antérieurs à l’édit de Nantes
(1598), ou aux révoltes protestantes qui se développent à partir de
1620 ? Quant à sa tragique conversion à la monade par la réjection de
son binaire grossier et mortel sur un gibet en place de Grève, il faut
nous en remettre au témoignage du seul Baillet 314. Nous ne possédons
en effet pas de document sur sa condamnation à la pendaison pour
fausse monnaie par la chambre de justice de l’Arsenal. Créée, comme
le précise avec exactitude Baillet, par lettres patentes du 14 juin
1631, cette juridiction n’entra en activité qu’en septembre 1631 et
perdura jusqu’en 1643. Hélas, ainsi que l’a fait remarquer Hélène
Fernandez-Lacôte, « les affaires de fausse monnaie jugées à la Cham-
bre de l’Arsenal sont très mal documentées » 315. On sait seulement
qu’en novembre 1631 la chambre examina l’affaire d’Henri de
Gresses, sieur de Vaugrenier 316, puis celle de Jean Gillot 317, et en 1632
celle de François Bernard, « docteur en medecine, natif de la ville de
Xaintes », qui fut pendu le 22 janvier 318. L’affaire la plus importante
fut celle concernant le duc de Roannez (ou Rouanez, ou Roannais),
Louis Gouffier (1575-1642) 319, dont il est parlé dans les Mémoires du

313 Memoires, p. 5 (ci-après p. 232).


314 Voir ci-dessus p. 7.
315 H. Fernandez-Lacôte, Les Procès du cardinal de Richelieu, Seyssel, 2010, p. 239.
316 Voir id., p. 235; voir aussi Lauriane Kadlec, Quand le Parlement s’oppose à l’autorité
royale. L’affaire de la Chambre de justice de l’Arsenal (14 juin 1631 – mars 1632), Paris, 2007,
p. 55.
317 Id., p. 235-236.
318 Id., p. 239.
319 Ce duc est par ailleurs célèbre pour avoir fait faire un volume de poésies libres à

du Verdier et des peintures érotiques, ainsi que le rapporte Tallemant des Réaux : « Le
INTRODUCTION 135

cardinal de Richelieu 320 . Le duc, qui s’était réfugié à Bruxelles, fut


condamné par contumace le 13 janvier 1632 avec treize autres
personnes dont nous ignorons les noms mais toutes riches et également
contumaces 321. Chandoux ne pouvait donc être l’une d’elles .

feu duc de Rouanez avoit un autheur, appellé du Verdier, à ses gages, et luy fit faire un
Royaume de Spermatie, où il y avoit une rivière de Gonorée, une ville de Catzopolis, un
empereur Arsobocchus, un archevesque Vibrehaste, etc. Après il fit peindre toutes les
postures de l’Aretin et y fit mettre les visages des galants et des galantes de la Cour, et,
par malice, ceux des dévots et des dévotes, aux postures les plus lascives. Le Pailleur a
veû tout cela, et quand le Duc alla en Flandres, tout cela fut mis chez la mareschale de
Temines » (Historiettes, éd. A. Adam, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1961, II, p. 725).
320 Voir Mémoires du cardinal de Richelieu, Nouvelles collection des mémoires pour

servir à l’histoire de France, t. VIII, Paris, 1838, p. 408 : « Le duc de Rouanez fut aussi
par la même chambre condamné à avoir la tête tranchée, ses biens acquis et confisqués
au Roi, pour crime de fausse monnoie et exposition d’icelle ».
321 Voir H. Fernandez-Lacôte, Les Procès du cardinal de Richelieu, p. 250-251 (« La

condamnation du duc de Roannez et autres faux monnayeurs »).

––––––––
Addendum (note * de la page 27)
Il est fort probable que ce « Mr. l’abbé de S. Martin » n’est autre que le trop fameux
Michel de Saint-Martin (Saint-Lô, 1614 - Caen, 1687) moqué par Charles-Gabriel Porée
dans la Mandarinade ou Histoire comique du Mandarinat de M. l’Abbé de Saint-Martin,
Marquis de Miskou, Docteur en Théologie, Protonotaire du Saint Siége Apostolique, Recteur en
l’Université de Caen, etc. (A Siam [Caen], 1769) et sur lequel voir l’Avant-propos de
Bernard Suisse à son édition de la Mandarinade (Paris, 2012). Michel de Saint-Martin fut
en effet en relation avec le père Yves de Paris (voir J. Eymard d’Angers, Le Père Yves de
Paris et son temps (1590-1678), Paris, 1956, t. II, p. 7), dont il écrivit un éloge (voir ses
Moiens faciles et éprouvez dont Monsieur de Lorme […] s’est servi pour vivre prés de cent ans,
Caen, 1683, Lettre du tres-Reverend Pere Ragvaine, p. 64 : « Vous m’avez fait
l’honneur de m’envoier l’Eloge du feu tres-Reverend Pere Yves de Paris Capucin ») ; il
est donc conséquent qu’il ait aussi été en relation avecVassy. Notons en outre qu’il
affirme avoir également été en relation avec le cardinal Nicola Guidi di Bagno (voir
Moiens faciles et éprouvez…, p. 268 : « à Paris, lorsque j’i allois voir le Cardinal Bagni »).
136 SYLVAIN MATTON
INTRODUCTION 137

A PPEN D I CE I

Robert le Toul, sieur de Vassy


Dédicace du Fondement de l’artifice universel de l’illuminé docteur
Raymond Lulle à Monsieur de Bourges

[p. 3]

« A MONSIEVR,
Monsieur de Bourges, Conseiller du Roy, & Tresorier Payeur
de Messieurs les Tresoriers de France, à Orleans

MONSIEVR,
Les premiers trauaux doiuent estre proportionnement à leurs sujets, recognus
les premiers : Vous estes le premier qui n’ayant iamais eu l’auant cognoissance
des lettres, ny [p. 4] des langues, fors celle de vostre mere, auez tres-constamment
soustenu les premiers violents efforts de l’enuie & médisance, dans le trauail que
nous auons supporté vous & moy, allans à la descouuerte de la pratique artifi-
cielle du Docteur Raymond Lulle, mis en oubly par la plus grand’ part & rejetté
communement du commun des Docteurs : par ce moyen aussy vous deués estre le
premier iouissant des premiers aduantages, et honneurs que l’offre de ces
premices procurent iu-[p. 5]stement, attendu que les merites de vostre constante
resolution en cette estude, sont signalés, pour estre preferés à tous les autres, qui
vous secondent seulement et vous suiuent pas à pas : La raison le veut ainsi, &
mes inclinations m’y portent, quand ie vous dedie et presente franchement cette
traduction Françoise, faite premierement pour vous, de quelques traictez Latins,
concernans fondamentallement l’artifice du mesme Raymond Lulle, que vous
receurés (s’il vous plaist) auec autant de gayeté [p. 6] et d’allegresse, comme ie
les vous addresse, et les vous mets entre les mains auec la sincerité d’vn cœur
affectionné, afin qu’en ce faisant nos desirs & desseins soient proportionnés entre
vous & moy, comme il faut, & que par vostre exemple vous portiés vos semblables
à embrasser cette doctrine haute et profonde, dont à la verité le pur & naif
138 SYLVAIN MATTON

restablissement (mal gré l’enuie & la vaine arrogance) sera deu en ce temps aux
trauaux infatigables de 15. années et aux frequentes meditations que i’y ay faites
[p. 7] et que ie continueray auec satisfaction pour le bien du public le reste de mes
iours, puis qu’ainsi est que cette doctrine par l’infaillible vniuersalité de ses
preceptes, est en fin finale autant aysee & facile en sa pratique, qu’elle est dans
son abord (à cause de son abstraict) tres empeschante & dificile en sa Theorie
speculatiue : Or par ce que ces choses vous sont patentes et manifestes par mon
moyen : Vous n’auez pas besoin que ie vous en face aucune demonstration : Mais
bien que ie vous donne auis que [p. 8] dans cette premiere impression il s’y ren-
contrera vne quantité de fautes remarquables, tant à cause de la mauuaise
impression latine, faite en France et Allemagne, qui en est toute remplie, & que
comme fidel interprete, ie n’ay voulu du tout en tout corriger, en faisant cette
traduction : d’autant que ie me suis contenté de les vous indiquer et faire
recognoistre à mesure qu’à liure ouuert, ie vous ay exposé & declaré la naifueté
de l’intention de nostre autheur : qu’à cause aussi de la negligence de [p. 9]
l’Imprimeur de cette version françoise, qui n’a pas tousiours esté soigneux de
m’apporter les premieres fueilles deslors qu’elles ont esté tirees de la presse,
pour les reuoir et corriger ; Mais pourtant i’espere et me promets de reparer
bien-tost (Dieu aydant) toutes ces fautes, par vne seconde edition, à laquelle
i’adiousteray ce que nous auons iugé vous & moy, vous estre & à tous concou-
rants auec vous en cette estude, tres vtile & necessaire, pour perfectionner au
possible vos entendemens [p. 10] desireux de la conformité reelle des choses
corporelles et spirituelles, C’est ce que i’entreprendray et executeray resolu-
ment, pour vous tesmoigner d’autant mieux en vostre particulier, que ie suis pour
estre sans fin

MONSIEVR,
Vostre tres-humble
& affectionné seruiteur,
DE VASSY. »
INTRODUCTION 139

A PPEN D I CE I I

Robert le Toul, sieur de Vassy


Dédicace du Grand et Dernier Art de M. Raymond Lulle
à Monsieur Tiffi

[f. ãijr]

« A MONSIEVR
MONSIEVR TIFFI CONSELLIER
& Aumonier du Roy, Intendant des Hospitaux de ces Camps & armees,
Vicaire General de l’Ordre Milice & Religion du S. Esprit.

MONSIEUR,
AYANT Vacqué plusieurs annees sans discontinuation à la l’ecture [sic] des
œuures de l’Illuminé Docteur Raymond Lulle & nommement à celle de ses petit &
grand Ars i’ay, [sic] tasché par mes veilles à en descouurir les secretes pensees
ou tant d’autres iusques icy auoient trauaillé autrement que l’intention de
l’Auteur le requeroit : mon estude m’ayant reussy à souhaict ie me suis efforcé
apres y auoir acquis quelque lumiere de la rendre commune à l’vtilité de ceux qui
voudroient paruenir à la possession de l’enciclopedie ou bien de l’vniuersalité
des sciences, suffisamment remarquee [f. ãij v ] dans les traictes de ces petit &
grand Arts : Mais comme la composition en est Latine i’ay trouué à propos ‹(›pour
la facilité de ceux qui n’ont pas l’intelligence de cette langue) d’en faire vne
version Françoise, afin qu’ils ne fussent rebutez par ce degoust de iouyr auec moy
des fruicts de mon labeur : en m’estudiant de viue voix & par escript à leur oster
toutes les difficultez qui se pourroient rencontrer à vne si louable & glorieuse
entreprise I’ay bien desiré pour leur en donner vne volonté plus parfaicte faire
rencontre de quelque bon & digne personnage sous les auspices duquel ie peusse
plus fauorablement faire receuoir en publique ma traduction & n’en ayant pas à
140 SYLVAIN MATTON
INTRODUCTION 141

present trouué un plus propre & plus meritant que vous (Monsieur) ie la vous
offre, attendu que vous en estes recognu & declaré suffisant au iugement mesme
de ceux qui ont l’honneur de vostre cognoissance & qui en embrassant vos
singulieres vertus vous ont des aussitost qu’ils en ont eu la cognoissance desiré
& esleu dans c’est ordre pour leur grand Vicaire General suiuant le tesmoignage
qu’ils en ont rendu tant en publique qu’en particulier moy present & assistant &
ce d’autant que [f. ãiijr] vous ramassez en vous comme dans vn tableau racourcy
toutes les rares qualitez que demandoit vn grand personnage de la compagnie de
Iesus, pour le maintien de la doctrine & saincteté de Raymond Lulle quand il dict,
qu’il ne doute point que l’Art de Raymond Lulle, ne produise de tres grands
fruicts au bien & aduantage de toute le Republique chrestienne, lors qu’il aura
fait rencontre de personnes de iugement & qui auront en singuliere recomman-
dation la verité la pieté & l’vtilité publique, i’ay creu que ces mesmes sentiments
me deuoient porter a faire choix de vostre personne de laquelle iay l’honneur
destre cogneu depuis quelque temps en ça pour luy offrir cette traduction, iugeant
bien ne luy pouuoir à present donner vn protecteur à qui tous ces beaux eloges
fussent mieux deus & plus veritablement attribuez qu’a vostre subiect, car soit
que ie considere en vous la fermeté de vostre esprit accompagné d’vne egalité de
mœurs & humeurs attrempees, soit que ie regarde vos sainctes, & feruentes
resolutions, portees à l’entier retablissement de cette Ordre ie me, [sic] trouue
egallement confus dans ce [f. ãiijv] comble de perfection incomparable. A qui donc
pouuois ie plus dignement adresser la traduction Françoise de ce grand Art,
qu’au grand Vicaire General de l’Ordre Milice & Religion du S. Esprit & qu’a
l’Archi-hospitalier du sacré Hospital de Montpellier, & consequemment au
principal restorateur de la Milice de ces zelez & genereux Cheualliers du Sainct
Esprit, qui estans inspirez d’en haut & animez qu’ils seront cy apres d’vn
inuincible courage par l’exemple de vos actions vertueuses & esclairez aussi
qu’ils seront du flambeau de vos prudens conseils, trauailleront incessamment
auec vous, non seulement au maintien & deffence de la foy Catholique Aposto-
lique & Romaine : mais aussi s’euertueront desormais conformement aux statuz
de cet Ordre a en establir les saincts & solides fondements dans les nations les
plus esloignees & les plus barbares mescreants : ce que vous pourrez desormais
d’autant plus heureusement faire (Monsieur) en recueillant les fruicts tres
sauoureux de ces petit et grand Arts admirables : l’enseignant la pratique de la
vraye [f. ãiiij r ] charité Chrestienne à laquelle vous vous estes insensiblement
142 SYLVAIN MATTON

disposé par les grands soins que vous auez faict paroistre dans l’intendance que
vous auez eue depuis maintes annes en ça des Hospitaux des camps & armees de
sa Majesté ioinct aussi que pour c’est effect Dieu à graué dans vostre cœur vn
zele non pareil, & consequemment incroyable sinon à ceux qui en voyant des
effects admirables n’auront pas le moyen de m’escroire ny contredire l’execution
de cette saincte & charitable entreprise, ce grand Art apprend à combattre auec
des armes toutes diuines & spirituelles & les corps & les ames les plus fa-
rouches, & les plus esloignees de la vraye connoissance, cet Art vous eruira aussi
à aduancer le progrez admirable de nostre Christianisme lors que conformement
aux statuts de ceste ordre par vn meslange bien reiglé de la milice spirituelle
auec la milice temporelle, vous vous seruirez sagement de l’vne & l’autre de ces
milices que vous ferez esclater dans les occasions lors qu’au restablissement de
cette saincte & sacree Religion & milice vous ioindrez quant & quant le restablis-
sement de [f. ãiiij v ] la doctrine contenuë dans ces petit & grand Arts qui vous
sont par moy offerts & presentes à cet effect, c’est aussi ce qua desiré autrefois
nostre Docteur illuminé Raymond Lulle, du tres puissant & tres auguste Roy
Philippes le Bel, lors qu’il s’est entremis de vouloir reduire auec la permission
de sa saincteté, tous les ordres militaires Religieux de la Chrestienté à vn seul
ordre Religieux, & militaire auquel seroit donne vn nom propre & conuable à ce
dessein pour la conduitte generalle des Religieux Cheualiers qui estans placez
sur les aduenuës & frontieres des infideles, s’estudiroient apres auoir pratiqué
ces petit & grand Arts d’amener & ramener à l’obeissance de la foy Chrestienne
ceux qui s’en trouueroient estre en quelque façon separés : mais cela est demeuré
enseuely dans le tombeau de ce grand Homme, que vous pouuez toutefois faire
reuiure par l’affection que vous tesmoignez si apres auoir à l’excellente rareté de
ces Arts admirables, en ne permettant pas seullement, ains enioignant tres
expressement que la doctrine de Raymond Lulle soit enseignee & pratiquee dans
l’esten-[f. ãv r ]duë de l’Ordre du sainct Esprit qui ayant pour obiect le corps,
l’esprit & l’ame, ioindra sous vos auspices, le raisonnement vniuersel à l’ex-
perience de mesme nature. Or d’autant qu’au iourd’huy dans la France plusieurs
preoccupes de passions ou d’ignorance blasment & accusent autant mal à propos
ce Docteur que sa doctrine, en attendant que ie vous fasse des demonstrations
infaillibles de la verité certaine comprise dans ces petit & grand Arts : ie vous
supplie de vous satisfaire en escoutant : & escouter icy en vous satisfaisant dans
le iugement, & dans l’estime qu’en font ceux qui le cognoissent, & l’entendent en
INTRODUCTION 143

professant ouuertement sa doctrine Chrestienne : ce sont les Maioricains ses


concitoyens iadis (qui au rapport ) qu’en fait le Reuerend Pere Pacifique de
l’escale Capucin, luy celebrent tous les iours son office & le tienne‹nt› pour
sainct & Martyr : et afin qu’il ne semble pas que ie me preualle faussement de
l’authorité de ce bon & Reuerend pere Capucin, ie me suis resolu de faire voir au
iour, la teneur de la lettre qu’il m’a escript sur ce subiect que [f. ãv v ] i’ay faict
imprimer au pied de cette cy pour sans aucune adionction ny diminution d’icelle,
establir d’autant mieux la foy des choses sus alleguees. Au reste si ma version
dans son stile vous semble beaucoup rude, & quelle ne tienne rien de la politesse
des biens disans de nostre temps, vous iugerez, (aisement) que mon intention n’a
point esté de paroistre eloquent en ce discours raisonné, ou il faut que ie m’attache
estroictement aux mots precis de Raymond Lulle, pour ne point mesloigner de son
sens qu’il enueloppe à déssein & cache sous la couuerture de certains termes
extraordinairement affectez & hors l’vsage du commun des docteurs. Vous
excuserez doncques ces defaux auec ceux qui se seront insensiblement coulés
dans cette premiere Impression, qui n’empescheront pas toutefois que ma
traduction estant bien receue de vous elle ne le soit aussi du publique : & en suite
de ce, qu’elle ne reussisse sous les auspices de vostre nom, attendu mesmement
que le publique sera informé auec vous que cette premiere edition a esté souuente
fois interompuë par les frequentes & neces-[f. ã v i r ]saires, entremises &
solicitations que i’ay este obligé de faire conioinctement auec vous pour ne point
manquer de ieter en vous & par vous les solides fondements de la restauration
reelle de c’est ordre, es lieux mesme esquelles premierement il a esté autrefois
construict & erigé, partant vous ne luy refuserés pas (s’il vous plaist) la dresse
qu’elle reclame de vostre support & maintien sans contredit, ne plus ne moins
qu’a moy la faueur que ie respire destre tenu par vous tant & si longtemps que ie
viuray.

MONSIEVR,
Vostre tres-humble & tres obeissant seruiteur
de VASSY, Secretaire General & Docteur
Luliste, de l’Ordre Milice & Religion du sainct
Esprit. »
144 SYLVAIN MATTON

A PPEN D I CE I I I

Jean-Baptiste Morin de Villefranche


Defensio suæ dissertationis de atomis et vacuo,
adversus Petri Gassendi philosophiam epicuream
(Paris, 1657, p. 90-92)

« Respondeo secundò. Opusculum QVOD DEVS SIT ; Mundusque ab ipso


creatus fuerit in tempore ; Eiusque Prouidentiâ gubernetur : cuius Titulum
Bernerius malignè truncauit ; continens selecta 30 Theoremata aduersus
Atheos, more Mathematico deducta ex positis definitionibus & axiomatibus ;
quibus præcipuæ DEO quæstiones Theologicæ à me demonstratæ sunt, ad
resipiscentiam Atheorum, hoc deplorando seculo impunè pullulantium, qui sola
ratione conuinci queunt : Et propter quod pensionem congruam in reliquum
meæ vitæ tempus meruissem à Comitiis Gallicani Cleri conuocatis anno 1635 :
Non esse tam misellum opusculum ; quin à Sorbonæ Doctoribus etiam cum laude
approbatum fuerit : quin ab omnibus Philosophis, Theologis & Mathematicis
cum insigni applausu exceptum fuerit : factis etiam tribus doctissimorum
virorum conuocationibus, ad examinandam nouitatem illam docendi res
Philosophicas ac Theologicas : Quin D. Cartesius fuerit prouocatus à piæ
memoriæ R. P. Mersenno ; vt simili methodo conaretur demonstrare existentiam
DEI, quam in suis Meditationibus de prima Philosophia analyticè demonstran-
dam susceperat, nec tamen viris doctis satisfecerat : quod quidem tentauit
Cartesius, sed nec effecit. Quin Gassendus olim à me accepto libello illo, vt
plagiarius multa ex ipso desumpserit, quibus vt margaritis vsus est, loquens de
DEI existentia & attributis, tum de Mundi creatione eiusque à DEO
gubernatione ; tam in sua Philosophia Epicurea, quàm scribens contra
Cartesium.
Quin denique Petrus Baudoinus dictus D. de Montarcis, qui olim fuit in
Auditorio Regio meus in Mathematicis egregius discipulus ; viso ipso libello
(quem & alios etiam ipsi amicè aliàs dedi) ac præsertim in Epistola
INTRODUCTION 145

nuncupatoria, [p. 91] quod eadem Methodo animæ immortalitas, ac omnes


saltem naturales scientiæ demonstrari queunt : similem libellum in lucem
ediderit hoc anno, cui fecit hunc titulum : Tractatus de fundamentis scientiæ
generalis & vniuersalis, & c : in quo nulla mei facta mentione, meam vsurpat
Methodum mathematicam ; supponendo definitiones & axiomata, Theorema-
tibus inde deducendis præmissa : meaque suis admiscet nonihil variata. Dum-
que vlteriùs pergendo in lectione libelli, videre volui qualem scientiam vel
quale subiectum ex talibus principiis demonstraret ; reperi ipsum præcipuè sus-
cepisse demonstrandum, idem quod ego priùs demonstraueram, quippe exis-
tentiam & attributa Infiniti, scilicet DEI, & naturam proprietatesque finiti,
quodque mundus à Deo creatus fuerit ; in quibus variauit, detraxit & addidit
nonnulla, ne de verbo ad verbum expoliasse videretur libellum meum. Porrò
ipse Baudoinus libellum suum Regi Christianissimo dedicauit ; & propter ipsum
laudis non modicum se reportasse prædicat apud eos, qui nec libellum meum
viderunt, nec eius libellum vt par est examinare potuerunt : eò præsertim quòd
se nunc passim iactitet, se omnes scientias atque doctrinas posse demonstrare ;
vt putat se rectè demonstrasse, quæ à me priùs optimè demonstrata sunt, de
Entis finiti & infiniti proprietatibus Mundique creatione : Cùm tamen libelli
vtriusque Lectori, prima fronte pateat, quantùm ille absit à breuitate, facilitate
& euidentia mearum demonstrationum. Ac fatear, quod quæ in illius libello mea
non sunt, procul dubio nollem esse mea, vel à me in lucem edita, quòd multæ
castigationi sint obnoxia 1 : Indeque facilè conijciam, quid expectandum sit de
mirabilibus illis quæ promittit paginâ 16. sui libelli ; inter quæ sunt Agens
Vniuersale, Prima materia Dissoluentis, & modus ipsum præparandi ; quibus
lapidis Philosophorum valde gnarus haberi vult, saltem apud eius ignaros.
Gaudeo autem quòd de his loquendi Bernerius mihi ansam præbuerit. Nam
libellum meum aduersus Atheos, feci primum librum Astrologiæ Gallicæ cum
hoc Titulo. De cognitione DEI ex lumine Naturæ, illumque expoliui & 10 egre-
giis Theorematibus adauxit, scriptis 4 annis ante editionem libelli Baudoini, vt
euidenter probare mihi facilli- [p. 92] mum est : Ne scilicet dum in lucem edetur
Astrologia Gallica, statim ab eius initio, ipse Baudoinus vel aliquis alius me
furem aut plagiarum vocet ; qui tales homines vt iniquos semper odio habui : Et
si quid noui ab aliis desumpsi in meis Operibus, illos semper vt decet Authores
agnoui & laudibus extuli.

1 obnexia ed. : correxi.


146 SYLVAIN MATTON

Quippe scitur ab omnibus quanta sit Inuentorum zelotipia, pro suis ope-
ribus vel inuentis : Idque nos docuit Thales Milesius, qui cùm senex admodum,
admirandam quandam rationem de Sole commentus esset, eandem Mandritum
Philosophum Prienensem edocuit. Qua quidem noua inuentione ille delectatus,
cùm priùs gratias egisset optare iussit, quam mercedem pro tanto documento
rependi vellet. Cui Thales, Satis (inquit) mihi fuerit mercedis ô Mandrite, si id
quod à me didicisti, cùm proferre volueris, tibi non adsciueris ; sed eius rei me
potiùs quàm alium repertorem prædicaueris 1. Vnde etiam Cicero ad Brutum ait.
Tu quidem à Neuio vel sumpsisti multa, si fateris ; vel si negas, surripuisti 2 .
Porrò didici, quod D. de Montarcis meus in Mathematicis & hisce Me-
taphysicis ingratus discipulus, qui libellum suum quàm plurimis dedit, mihi
verò facti sui conscius offerre non est ausus ; iam minas spargit, si quid hac de
re dixero, se ad me diffamandum longè superaturum quidquid Gassendus, Neu-
ræus, Barancius & Bernerius contra me fecerunt : quòd scilicet bile polleat
longè altioris gradus quàm illi. Sed hæc rideo : faciat hic nouus hostis quidquid
potuerit. Ego meo discipulo ac tali, nunquam respondebo, nec eius errata ipsum
docebo : sed huius iniuriæ minimæ ferendæ quærelâ hîc exposita, vtriusque
libelli Lectoribus æquis iudicium relinquo : Et hoc sufficiet pro honoris mei
tutela, contra suæ bilis paroxismos : sed ad institutum redeamus. »

1 Apulée, Florida, 18.


2 Cicéron, Brutus, XIX.

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