Vous êtes sur la page 1sur 15

2.

Culture et civilisations
 LE PROBLEME DE L’AUTORITE PATERNELLE SUR LE
MARIAGE DE L’ENFANT EN AFRIQUE NOIRE
Par Ambrosse O. UMEH

Ethiopiques numéro 26 


revue socialiste 
de culture négro-africaine 
avril 1981

Auteur : Ambrosse O. UMEH

Depuis le contact de l’Afrique avec l’Occident, l’Africain reçoit deux


formes d’éducation : l’éducation selon la culture et la tradition africaines
et l’éducation européenne. C’est cette dernière dont il s’agit ici. Les
romanciers africains n’ont pas manqué de décrire le problème de l’école
européenne en Afrique, tel qu’on le trouve dans les romans
suivants : L’Aventure ambiguë [1] de Cheikh Hamidou Kane, L’Enfant
noir [2] de Camara Laye, Kocoumbo, L’Etudiant noir [3] d’Aké Loba
et Sous l’orage [4] de Seydou Badian. 
La lecture de ces romans nous révèle que s’il est difficile pour un père de
famille d’envoyer son fils à l’école européenne, il lui est beaucoup plus
difficile d’y envoyer sa fille parce qu’il considère cette formation comme
incompatible avec le rôle de la femme, à savoir qu’il n’est pas
convenable pour une femme d’abandonner son rôle de mère au foyer
pour aller apprendre les sciences et les techniques comme les hommes.
A ce propos, citons la remarque de K. Nkanza concernant l’éducation
des filles en Afrique ancienne :
« Si les garçons ont vite eu les mains libres pour aller à l’école
européenne et y apprendre ces nouvelles valeurs, nombreuses furent les
familles qui jugèrent inutile, voire nuisible d’y envoyer les filles (...) La fille
africaine ne peut y aller et y rester sans contrarier les coutumes. En
outre, suivant la conception africaine ancienne, on peut encore tolérer
qu’un garçon étudie afin de trouver un emploi dans la société moderne.
Mais l’école paraît inutile pour les filles, puisqu’elles sont destinées à se
marier et à vivre à la charge de leur mari. » [5] 
En effet, la conception que « la place de la femme est au foyer » n’est
pas d’origine africaine. Elle est même aussi vieille que le monde.
Commentant le problème de l’éducation de la femme à travers les âges
F. Angué écrit ; 
« Depuis la fin du Moyen Age, une question occupait les esprits : le sexe
féminin peut-il égaler le sexe masculin qui le tient en tutel1e ? Elle
déclencha une polémique passionnée, baptisée Querelle des Femmes
par Abel Lefranc » [6] 
Il faut bien admettre que le sexe féminin a subi à travers les âges la
domination masculine. Cependant nous constatons que malgré, les
exploits des femmes du XXe siècle, il y a des hommes qui croient
toujours que la femme doit rester au foyer pour s’occuper des enfants.
C’était une Française, une travailleuse au sens syndicaliste du terme qui
a écrit : 
« La plupart de nos camarades étaient devenus responsables très
jeunes. Mariés tôt, le plus souvent avec des militantes, ils avaient bâti
leur vie sur l’idée que leur femme resterait au foyer pour s’occuper de
leurs enfants » [7] 
Dans ce dialogue on constate que le père, Chrysale, exige de sa fille une
obéissance inconditionnelle dont l’exemple est manifeste dans le roman
africain. Pour Chrysale, son autorité paternelle est quelque chose de
divin et donc de sacré, et il ne veut pas qu’elle soit contestée par qui que
ce soit. Dans une société reconnaissant une telle autorité, ce serait un
sacrilège pour l’enfant de la contester. C’est dans ce sens que Mendel a
écrit : 
« L’Ancienne organisation sociale était fondée sur le principe d’autorité
qui unifiait entre elles les diverses institutions : l’autorité surnaturelle de
Dieu, l’autorité royale de droit divin, l’autorité familiale du père, l’autorité
des aînés et des supérieurs hiérarchiques, etc. » [8] 
Néanmoins, quelque soit le caractère sacré de l’autorité paternelle à
travers les âges, elle a déjà été contestée en Europe depuis longtemps
et elle est actuellement contestée en Afrique noire, comme le démontrent
les romanciers africains.

Le conflit d’intérêts

Dans Sous l’orage de Seydou Badian, nous examinerons ce problème


de l’autorité paternelle sur le mariage de l’enfant. Dans ce roman, il s’agit
du mariage de Kany, une lycéenne qui refuse d’épouser l’homme que
son père lui a choisi. Critiquant les romans africains, R. Bonneau
affirme : 
« Rares sont les romans où dominent les intrigues sentimentales, les
écrivains semblent apparemment préoccupés par les problèmes
beaucoup plus sérieux » [9] 
La remarque de Bonneau est juste dans la mesure où les romanciers
africains sont presque toujours préoccupés par des problèmes politiques,
économiques ou sociaux. 
Cependant, Sous l’orage a le privilège d’appartenir aux rares romans
africains où dominent les intrigues sentimentales. Le père, Benfa, a
choisi Famagan, un marchand, comme époux pour sa fille. Or, sa fille,
Kany, n’aime pas Famagan et ne peut pas l’épouser parce que celui-ci
est vieux et en plus polygame. D’autre part, ce mariage, s’il a lieu,
comme le veut le père, empêchera la jeune fille de continuer ses études.
En revanche, Kany aime Samou, un jeune homme de la même classe
d’âge qui fréquente aussi l’école. Les trois frères cadets de la jeune fille
se rallient autour de leur sœur, tandis que Sibiri, l’aîné, soutient leur
père. C’est ainsi que se noue l’intrigue du roman sur laquelle nous
reviendrons plus tard. Il y a alors, dans cette affaire du mariage, deux
groupes et deux choix diamétralement opposés les uns aux autres. La
jeune fille déteste l’homme que lui a choisi son père tout autant que ce
dernier refuse à entendre parler du jeune homme qu’aime sa fille ou à le
voir. Ce conflit d’intérêts crée deux camps ennemis au sein de la famille.
Quels sont ces intérêts qui s’opposent ? Pour la jeune fille, nous avons
déjà expliqué pourquoi elle avait refusé le choix de son père. Bref, elle
veut un mariage d’amour et de choix personnel. Quant à son père, son
intérêt est économique et social. Il est marchand et riche. Autrement dit,
il peut payer la dot et aussi apporter une aide financière à la famille de
ses futurs beaux-parents. En plus, il est considéré comme un homme qui
respecte la tradition. 
Pour suivre le déroulement de cette « comédie », examinons d’abord la
position du père, car, c’est lui qui tient les rênes du pouvoir dans la
famille. 
Le récit commence à la page treize, et justement à la page quatorze, le
père, Benfa, est présenté comme un homme dont la personnalité jouit du
respect de tout le monde, où qu’il soit. Ainsi, est-il l’objet d’admiration
partout puisque, 
« Les aèdes en parleront ailleurs, les vieux en diront un mot à leurs
petits-enfants et, lorsqu’on verra paraître Benfa au milieu d’un cercle
quelconque, on dira avec respect et admiration : « Le voilà ! » [10] 
Le texte présente le personnage de Benfa comme une sorte de modèle
à suivre. On peut en conclure qu’il n’a pas de problème au sein de la
tribu, étant donné qu’ « au milieu d’un cercle quelconque », sa popularité
est manifeste. 
Il est intéressant de noter le style par lequel le romancier présente le
personnage du père ! 
Après avoir décrit une image exemplaire de celui-ci au sein de la tribu,
l’auteur aborde les rapports du père avec les membres de sa famille. Là
encore l’image de Benfa est celle d’un père qui aime sa fille, car selon le
narrateur, 
« Le père Benfa aimait bien Kany. Il parlait de son savoir à tous les vieux
du quartier. Il disait comment elle savait manier l’écriture du blanc et
avec quelle facilité elle savait lire les lettres d’où elles vinssent. De temps
en temps, il la faisait appeler devant la mosquée, et là, au milieu de ses
compagnons, lui faisait lire et traduire tout ce qui lui passait par la main.
Alors, d’un ton mystérieux, il disait : elle sait lire ce qui est écrit par la
machine » [11] 
En effet, Benfa non seulement aime sa fille, mais il en est fier en public,
parce « qu’elle savait manier l’écriture du blanc ». Autrement dit, il n’est
pas au fond contre la formation européenne. Or, c’est le même père qui
fera plus tard arrêter les études de sa fille, parce que celle-ci refuse de
lui obéir. A cet égard, les deux présentations d’une belle image du père
apparaissent comme une technique du romancier pour justifier
l’opposition future du père à l’éducation de sa fille. Pour soutenir cette
thèse, on peut avancer que suivant les deux images de Benfa, il est
aimable en tant qu’individu dans la société et il aime ses enfants en tant
que père, puisqu’il aime bien sa fille. S’il décide brusquement d’arrêter
les études de celle-ci, c’est qu’il y a quelque chose de sérieux qui l’a
poussé à agir ainsi. Ce n’est qu’une explication hypothétique qu’on a
donnée à la technique de la présentation du personnage du père Benfa. 
Après, avoir dit combien le père aime sa, fille, le narrateur ajoute : 
« Mais le père Benfa n’aimait pas voir sa fille en compagnie de garçons
qui fréquentaient l’école et sa colère éclata à ce propos lorsque Samou,
le fils de Coumba, osa demander la main de sa fille » [12]

Selon, R. Barthes dans Poétique du récit, on peut considérer ce texte


comme une, « unité narrative » (ayant, son) « caractère
fonctionnel » [13]. Au niveau des fonctions, le texte met en évidence le
conflit entre le père et sa fille au sujet du mariage de cette dernière. A
partir du ton de ce texte, le lecteur peut mesurer l’ampleur du conflit au
sein de la famille et peut également deviner la situation difficile dans
laquelle se trouve sa jeune fille. S’il lui est strictement interdit d’être en
compagnie de garçons qui fréquentent l’école et par conséquent
d’épouser l’un d’entre eux, avec qui pourra-t-elle être en relation ? Où
trouvera-t-elle un mari de son choix ? Parmi les vieux ou parmi les
garçons qui ne fréquentent pas, l’école ? En tant que lycéenne, ni l’une
ni l’autre de ces deux compagnies ne lui conviennent plus. 
Aux niveaux du personnage et de l’action, le texte jette une lumière sur
le personnage du père et nous permet de voir le, Côté négatif de ses
rapports avec sa fille. C’est-à-dire que l’ensemble du texte sert
d’antithèse aux deux présentations qui décrivent, une belle image du
père. L’effet de cette antithèse est bien remarqué grâce à la, conjonction
« mais » au début du texte. Soulignons que la, conjonction « mais »
marquant une transition, en tête de phrase, modifie tout de suite l’attitude
du père à l’égard de sa fille. Cette conjonction introduit une restriction
dans le comportement du père. Cela veut, dire que malgré toute
l’admiration du père pour sa fille, il n’est pas d’accord avec elle sur un
point précis : son intention d’épouser un garçon qui fréquente l’école.
Autrement dit, il s’oppose à la décision de sa fille de se choisir un époux 
Au niveau du récit, on distingue le rôle du père de, celui du narrateur par
exemple ; dans le texte que nous venons d’analyser, c’est le narrateur
qui raconte l’action dû père, et par là nous donne davantage de
renseignements sur le comportement du père à l’égard de sa fille. Mais
étant donné que le mariage de Kany pose un problème sérieux à son
père, ce dernier s’adresse directement à sa fille pour exprimer son
opposition à la tentative de celle-ci de se choisir un mari : 
« - Que je ne vous voie plus ensemble, avait ordonné le père de Kany, tu
auras le mari que je voudrai » [14] 
Puisque le récit de Sous l’orage est raconté à la troisième personne, on
sait que l’intervention directe des paroles du père équivaut à
l’interruption du rôle du narrateur. Mais on constate également qu’à
l’ordre du père, il n’y a pas de réponse directe de la part de sa fille. C’est
alors que le narrateur reprend son rôle interrompu par le père. Il nous
révèle que 
« Kany n’était pas exactement de l’avis de son père et, en cela, elle
paraissait donner raison à Fadiga le muezzin, lequel disait à qui voulait
l’entendre que l’école était l’ennemi de la famille... Le muezzin ajoutait
que les filles qui fréquentent ce milieu cherchent à tout résoudre par
d’elles-mêmes et que certaines vont jusqu’à vouloir se choisir leur mari !
Ma fille à moi ne verra jamais les portes de ce lieu », concluait le
muezzin en crachant sa cola et en se tapant les cuisses » [15] 
Dans ce texte, nous connaissons la réaction de Kany à l’ordre de son
père grâce à l’intermédiaire du narrateur. Celui-ci nous apprend
également que le père Benfa n’est pas seul à s’opposer aux jeunes filles
qui veulent se choisir leur mari parce qu’elles fréquentent l’école. Ainsi
s’explique bien l’opposition du père à la formation européenne.

L’autorité paternelle bafouée

On a déjà mentionné en passant l’intrigue de Sous l’orage. On


examinera la façon dont elle est construite et l’intérêt qu’elle apporte au
déroulement des événements du récit. L’intrigue de ce roman est bâtie
sur l’opposition entre le choix du père et celui de sa fille. D’une part,
selon la tradition, le père a choisi comme époux pour sa fille un homme
qui lui plaît ; d’autre part, sa fille, selon sa conception nouvelle du
mariage, a choisi un jeune homme qu’elle aime. Il faut souligner que
celle-ci a appris à l’école sa conception nouvelle du mariage d’amour. 
C’est là le nœud de l’intrigue et le lecteur est obligé de s’arrêter pour se
poser des question : Que fera le père ? Permettra-t-il à sa fille d’épouser
la personne qu’elle aime ? Ou bien, la forcera-t-il à épouser l’homme qu’il
lui a choisi ? La jeune fille fera-t-elle un mariage heureux ou
malheureux ? Se soumettra-t-elle à l’autorité paternelle ? Ou bien, se
révoltera-t-elle contre son père ? Comment en sortira-t-elle ? Ces
nombreuses questions que le lecteur se pose démontrent la réussite
d’une véritable intrigue d’amour, telle qu’on la trouve dans le théâtre
classique français. C’est le mérite de S. Badian en tant que romancier.
Comme l’a justement remarqué J. Chevrier. 
« Cette situation dramatique, qui rappelle maintes comédies de Molière,
est l’occasion pour Seydou Badian de dresser un réquisitoire aussi bien
contre l’autorité abusive des anciens que contre la domination
européenne au Soudan. Le roman constitue également un témoignage
précieux sur l’évolution du Mali à la veille des changements politiques qui
devaient conduire à l’indépendance » [16] 
Mais l’œuvre de Badian va plus loin que ne l’imagine Chevrier car,
« l’autorité abusive des anciens », la « domination européenne » et les
phénomènes de l’indépendance, ne sont pas des faits particuliers au
Mali. Bien au contraire, ce sont les caractéristiques de l’Afrique noire tout
entière. 
Dans la situation dramatique du roman, nous constatons qu’il y a une
impasse temporaire dans le déroulement de l’action. 
« Alors que le père Benfa regardant sa fille pensait à Famagan le
marchand, Kany, au fond d’elle-même se sentait liée à Samou pour la
vie... oui, pour la vie. Ce mot, ils se l’étaient maintes et maintes fois dit
depuis qu’ils s’étaient vus » [17] 
Si le père et sa fille restent chacun intransigeant dans son camp, on ne
peut pas ne pas se poser la question : Pour sortir de cette impasse, qui
cèdera ? Le père ou sa fille ? En plus, il faut remarquer que l’enjeu est
grand pour le père aussi bien que pour sa fille. Le père ne peut pas
céder sans compromettre son autorité paternelle et par là la tradition.
D’une part, sa fille ne peut pas céder sans compromettre son amour ;
d’autre part, elle ne peut pas se révolter contre son père sans risquer ses
études. Dans cet univers romanesque, il est intéressant d’observer de
près le cours des événements qui, dans la vie réelle, peuvent prendre
une dimension différente de celle qu’on analyse dans l’abstrait. On
constate que sur le plan humain il y a un conflit entre le père et sa fille.
Mais au niveau abstrait du terme, c’est un conflit entre l’autorité
paternelle et l’amour ; et pour que l’amour triomphe, il faut que la jeune
fille se révolte contre son père car, si elle cède, elle compromettra et
l’amour et ses études, tout en épousant l’homme qu’elle n’aime pas.
Mais une question se pose : la jeune fille peut-elle sauver son amour
sans mettre fin à ses études ? Il n’est pas certain qu’elle puisse
continuer ses études sans le soutien financier de son père, étant donné
que l’éducation n’est pas encore gratuite en Afrique. En l’occurrence, on
ne peut pas deviner avec précision quelle sera l’issue de ce conflit. Tout
dépend des deux personnages dans la mesure où l’un ou l’autre peut
changer d’avis et par là changer le cours des événements. 
Malgré l’opposition de Kany, le père Benfa continue de préparer, à l’insu
de sa fille, le mariage de celle-ci avec le vieux Famagan, l’homme qu’il
lui a choisi. La mère de Kany, maman Téné, est très attachée à sa fille.
Elle est au courant du projet du père Benfa et en redoute le résultat : 
« On comprend donc que ce projet de mariage, au lieu de joie inspirait
plutôt de l’inquiétude à maman Téné. Celle-ci prévoyait des orages elle
imaginait déjà les pleurs et les sanglots de sa fille le jour où on lui
apprendrait qu’elle appartenait à Famagan » [18] 
Ce texte apporte beaucoup d’éclaircissements sur cette question
inquiétante : quelle sera l’issue de ce conflit ? Le texte révèle le
sentiment profond de la mère à l’égard d’un mariage forcé que le père
prépare pour sa fille. Certes, la mère connaît bien le père et sa fille, et
ç’est pourquoi elle « prévoyait des orages » dans cette affaire du
mariage. A partir de ce moment, on peut attendre une issue orageuse du
conflit.

Ayant conclu le mariage de Kany à, l’insu de celle-ci, le, père Benfa


charge la mère de faire part de sa décision à sa fille et demande à son
fils aîné d’en faire autant aux cadets qui n’ont pas assisté aux
délibérations des anciens. Les cadets n’ont pas assisté aux délibérations
sur le mariage de leur sœur probablement parce qu’on les avait jugés
trop jeunes pour avoir voix au chapitre. Ainsi maman Téné transmet-elle
le message du père à sa fille : 
« Kany, ton père et ses frères se sont réunis. Ils ont décidé que tu
épouses Famagan. Sache donc te conduire en conséquence. Dans la
rue, au marché, partout où tu seras, n’oublie pas que tu as un mari
désormais. Et les gens t’observeront. C’est la parole de ton père » [19] 
Ce texte met en évidence un exemple du mariage forcé en Afrique
traditionnelle où la mère et sa fille « n’ont pas de voix » au sujet du
mariage de cette dernière, même si toutes les deux s’y opposent. Il faut
y reconnaître non seulement « la puissance paternelle », mais aussi la
force de la tradition qu’elle représente et qui la soutient. Pourtant, la
jeune fille exprime clairement son opposition au choix de son père : 
« - Je n’aime pas Famagan, je n’aime pas Famagan, cria Kany au milieu
des sanglots. 
- Il n’est pas question d’aimer, fit maman Téné, tu dois obéir ; tu ne
t’appartiens pas et tu ne dois rien vouloir ; c’est ton père qui est le maître
et ton devoir est d’obéir. Les choses sont ainsi depuis toujours » [20] 
Ce texte illustre encore une fois ce qu’on vient de dire sur la puissance
paternelle renforcée par la tradition. On constate que dans la lutte contre
la tradition, Kany n’a aucun soutien de la part de sa mère. Bien au
contraire, celle-ci continue de mettre en valeur l’autorité paternelle et le
sacré de la tradition en rappelant à sa fille que son devoir est d’obéir
parce que « les choses sont ainsi depuis toujours ». Autrement dit, elle
demande à sa fille une obéissance inconditionnelle, comme l’exige la
tradition. Cependant, contrairement à l’esprit de la tradition, Kany reste
intransigeante dans sa décision. A l’autorité paternelle elle oppose une
volonté inébranlable en disant à sa mère : 
« - Mâ ! fit Kany, qui s’était vivement redressée. Pardonne-moi, mais je
ne peux être la femme de Famagan. Faites de moi ce que vous voudrez,
je préfère mourir » [21] 
Par sa détermination de « mourir » plutôt que de céder, l’héroïne a donc
lancé un défi à la tradition et bafoué l’autorité paternelle. Elle a refusé
d’obéir à l’ordre de son père et d’écouter les conseils maternels à ce
propos. Il convient de souligner que la désobéissance de Kany cause
beaucoup d’angoisses à sa mère. Celle-ci se trouve dans une situation
aussi difficile que celle de sa fille. 
D’une part, elle craint les reproches du père (son mari) qui l’accusera
d’être en connivence avec sa fille désobéissante. D’autre part, elle aime
beaucoup sa fille et craint également pour cette dernière la correction
paternelle qui viendra inévitablement. Ainsi désarmée et angoissée par
l’intransigeance de Kany, 
« Maman Téné avait les larmes aux yeux. Sa voix n’était plus celle de
l’autorité, mais de l’amitié et de l’amour. On eût dit qu’elle comprenait
Kany, qu’elle savait que ce mariage était une épreuve pour elle » [22] 
Si Kany s’est ainsi révoltée contre l’autorité parentale, on est étonné de
lire dans le commentaire d’un certain critique : 
« La révolte de Kany ne s’extériorise pas, c’est une question de
principes, la jeune fille ne s’agite pas et parle peu ; elle pleure beaucoup,
ce qui n’est encore qu’une forme de la soumission ! Elle met peu de
conviction à tenter de se défendre, de s’imposer ; finalement et de façon
brutale, on peut déplorer qu’elle n’ait pas de caractère » [23] 
Si, d’après ce texte, « la révolte de Kany ne s’extériorise pas », comment
décrira-t-on la réaction de la jeune fille qui « préfère mourir » plutôt que
d’accepter un mariage forcé ? Selon le critique, « pleurer beaucoup n’est
qu’une forme de la soumission ». Même si cela est vrai dans une
certaine mesure, on ne croit pas qu’il en soit ainsi dans le cas d’une
jeune fille qui a juré sur sa vie de ne pas se soumettre à l’autorité
paternelle traditionnelle exigeant d’elle une obéissance inconditionnelle.
Certes, Kany pleure parce qu’elle n’a pas un cœur de fer. Elle aime
beaucoup sa mère et n’aime pas la voir souffrir à cause d’elle. Or ;
paradoxalement, elle se trouve dans une situation inextricable où elle est
contrainte de désobéir irrévocablement à son père. Elle sait bien que par
sa désobéissance elle augmentera les souffrances et l’angoisse de sa
mère. Mais elle n’y peut rien car, il lui est impensable de revenir sur sa
décision. Si la révolte de Kany ne s’était pas extériorisée, maman Téné
n’aurait pas demandé à sa fille de ne pas se dresser contre son père
(cf.Sous l’orage, p. 73) ; et, en l’occurrence, la jeune fille aurait
probablement prétendu obéir à son père afin de tromper et calmer sa
mère. Mais il n’est rien de tout cela, parce que le refus de Kany d’obéir
est ouvert et catégorique. 
En revanche, si l’on compare le comportement de Kany avec celui de
l’héroïne dans le roman de A. Sadji, on verra que c’est la révolte de cette
dernière et non pas celle de la première qui ne s’extériorise pas.
L’héroïne, Maïmouna, qui porte le même nom que le roman, avait
rencontré au cinéma « un jeune homme en complet du soir », et
« désormais Maïmouna connut le tourment de l’amour. Le souvenir du
jeune homme l’obsédait. Elle avait, sans savoir pourquoi, des envies
folles de voler vers lui, de se confondre avec lui » [24] Pourtant sa sœur
aînée et son mari veulent d’une manière habile lui choisir un mari. Or,
lorsqu’on demande à Maïmouna si elle aime déjà quelqu’un, sa réponse
est négative. Enfin lorsqu’on lui demande si elle n’aime pas l’homme
qu’on lui a choisi, puisque, selon elle, elle n’aime encore personne, elle
répond : 
« - Je ne ferai que ce que vous me direz de faire [25] 
Mais il n’en est rien car on sait que l’héroïne s’est déjà éprise du jeune
homme qu’elle avait vu au cinéma. Et bientôt, comme le dit F. Fouet, « la
jeune fille s’abandonnera à cet amour » [26] 
En effet, « cet amour défendu a ruiné Maïmouna. L’héroïne a bien
dissimulé son amour et ensuite elle a pris des précautions pour ne pas
extérioriser sa révolte contre le choix qu’on lui avait fait. Ainsi a-t-elle
secrètement donné son amour à celui qu’elle aimait.

La correction paternelle et la structure théâtrale du roman

Cependant, il n’en est pas de même avec Kany dans Sous l’orage. Dès
le moment où elle apprend l’intention de son père de la marier, le jour où
sa mère lui fait part de la décision définitive de son père, l’héroïne fait
savoir à tous qu’elle n’aime pas l’homme que son père lui a choisi. En
outre ; au lieu de dissimuler son amour pour le jeune Samou, comme l’a
fait Maïmouna, elle le chante au vu et su de tout le monde (cf., Sous
l’orage) p. 73). 
Le refus irrévocable de Kany d’obéir à son père déclenche une série
d’événements marquant un progrès dans le déroulement de l’action dans
l’univers romanesque. La désobéissance de la fille provoque la colère du
père et invite la correction paternelle. Le père Benfa décide alors
d’envoyer Kany et son frère Birama, chez son propre frère aîné, au
village. Birama partage la correction paternelle avec sa sœur parce que
tous les deux se sont violemment opposés au choix de leur père. 
Signalons que cette mesure punitive du père est un événement
ressemblant à un coup de théâtre qui change d’une manière inattendue
le dénouement de l’action dramatique. Cet événement introduit deux
éléments nouveaux dans le récit. D’une part, il crée un second espace
romanesque, c’est-à-dire le village, le premier étant la ville où les jeunes
fréquentent l’école. D’autre part, l’événement met en scène le
personnage du père Djigui, le frère aîné du père Benfa qui jouera le rôle
de médiateur entre Kany et son père. 
Si l’on examine la nouvelle situation dramatique de ce roman, on
constatera que la structure romanesque de Sous l’orage ressemble
beaucoup à celle d’une pièce de théâtre classique français, d’abord par
son intrigue d’amour et ensuite par les événements imprévus qu’on peut
considérer comme des coups de théâtre. Mais ce qui est le plus
intéressant est le rapport entre cette structure et le personnage du père.
En général, le cours des événements est contrôlé par le personnage du
père ; et les personnages principaux comme Kany, maman Téné,
agissent ou réagissent par rapport au personnage du père Benfa. Par
exemple, toute la réaction de Kany, est en opposition à son père ;
Maman Téné essaie d’obtenir l’obéissance de sa fille seulement pour
éviter les reproches du père et pour épargner à sa fille la correction
paternelle ; ce qui lui permettra ensuite d’avoir la paix dans la famille.
Quant à Samou, il s’efforce de libérer son amante, Kany, de l’autorité
paternelle que tous les deux jugent tyrannique. 
Examinons de plus près les deux grandes qualités qui font la beauté de
la structure romanesque de Sous l’orage : ce sont la place de l’amour et
l’intervention des événements imprévus. Reprenons le thème de l’amour
défendu dont a parlé F. Fouet et qu’on ne mentionne qu’en passant.
Pour les parents de Kany et pour son père en particulier, l’amour
réciproque entre l’héroïne et son amant est un amour détendu. En tant
que père et chef de famille, les efforts de Benfa consistent, à essayer
d’étouffer dans l’œuf l’amour de sa fille pour le jeune homme et, par là,
briser le lien qu’il considère comme illégitime et dangereux pour la
réalisation de son projet familial. Pour leur part, les jeunes amants
essaient de sauver leur amour de l’autorité paternelle qui s’y oppose.
Leurs efforts consistent à faire échouer, mais non sans grands risques,
les projets du père. Ainsi le père est-il considéré comme un obstacle à
l’amour. 
Décrivant les obstacles à l’amour, F. Fouet écrit : 
« Naturellement, en Afrique comme ailleurs, l’amour rencontre les
obstacles : le bonheur en amour ne fait guère l’affaire du romancier.
Dans la littérature africaine, ces obstacles seront en gros les mêmes que
dans la littérature occidentale, mais certains y prennent un relief et une
importance qu’ils ont pratiquement perdus dans notre littérature
moderne. Ce sont d’abord les parents qui s’opposent aux amours de
leurs enfants. Comme ceux-ci leur doivent obéissance quasi absolue, il
n’y a guère que deux solutions au conflit : la passivité ou la rupture, cette
dernière tant fort rare » [27] 
En effet, F. Fouet a raison de dire que dans la littérature africaine,
certains obstacles à l’amour « y prennent un relief et une importance
qu’ils ont pratiquement perdus dans notre littérature moderne », c’est-à-
dire la littérature française. Par exemple, on peut dire à cet égard que
l’autorité paternelle n’a plus d’importance dans la littérature moderne
française. En revanche, comme on en a mentionné quelques exemples,
l’autorité paternelle occupe une place importante dans le théâtre
classique français. D’ailleurs deux écrivains français (les auteurs
du Troisième père) déclarent dans l’introduction de leur ouvrage
collectif : 
« toute notre littérature, de Chateaubriand à Martin du Gard, de Balzac à
Zola, montre une certaine image du père, détenteur légitime d’un pouvoir
qu’il exerça sans conteste dans la société dite paternaliste du XIXe
siècle et même de la première moitié du XXe » [28] 
Ce texte suggère que l’importance prise par l’autorité paternel1e dans la
littérature africaine est un phénomène qui disparaîtra avec le temps. 
Il convient de se rappeler que Kany refuse catégoriquement l’obéissance
inconditionnelle qu’exigent d’elle ses parents. Elle a donc choisi une
solution que M. Fouet a qualifiée dans son texte cité ci-dessus de « fort
rare », c’est-à-dire la rupture. C’est à la suite de cette rupture que
l’héroïne est envoyée en ce qu’on peut appeler « un exil temporaire ». 
Par cet exil, l’héroïne risque de tout perdre : ses études et son amour.
Ce sont les deux choses dont dépend son avenir. Puisque le village où
elle se trouve actuellement est très loin de la ville, elle ne peut plus ni
fréquenter l’école, ni rencontrer son amant. Pour l’instant, le père Benfa
pense que sa mesure punitive est un coup bien réussi. En arrêtant les
études de sa fille désobéissante et en éloignant celle-ci de son amant, il
croit qu’un certain laps de temps la « guérira de sa folie ». Ou bien, pour
reprendre l’expression d’un certain critique, le père Benfa donne une
correction paternelle, « pensant que cet éloignement pourra être
salutaire et que la tranquille atmosphère de brousse ôtera en sa fille
toute idée subversive. Ce en quoi il se trompe » [29]. Il y a donc un
« suspense » dans le déroulement de l’action parce que le lecteur sait
préalablement que l’exil de Kany est temporaire. Mais de fait, il ne sait
pas ce qui se passera entre le moment où l’héroïne quitte la maison
paternelle et le moment où elle y reviendra. Selon Boileau. Narcejac,
« dans le suspense, qu’est-ce qui est « suspendu » ? Le temps. C’est la
menace qui transforme le temps en durée douloureusement
vécue » [30] 
Dans le cas que nous examinons, le temps suspendu est celui qui
s’écoulera entre le moment du départ de Kany pour le village et celui de
son retour en ville. Bien que le temps qu’elle passe dans le village ne
soit pas transformé « en durée douloureusement vécu » au sens strict du
terme, on considère toutefois que son séjour dans le village constitue
une menace pour la poursuite de ses études et pour ses rencontres,
futures avec son amant. 
Dans la structure de Sous l’orage, le séjour de l’héroïne dans le village
de son oncle est un épisode important dans le conflit entre le père Benfa
et sa fille. Dans ce village, Kany a la chance de rencontrer Tiéman-le-
Soigneur. C’est un jeune infirmier qui, dit-on, « a souvent la sagesse des
vieux ». Ce jeune homme promet à Kany d’intervenir en sa faveur
auprès de son oncle, le père Djigui, pour que ce dernier puisse
convaincre, le père, Benfa, son cadet de laisser sa fille continuer ses
études, c’est-à-dire de revenir sur la question du mariage. Ainsi se
prépare-t-il un nouvel événement qui se produit le jour où l’héroïne quitte
le village pour regagner la ville. Kany reçoit une lettre, de son amant lui
annonçant une joyeuse nouvelle. En voici la partie essentielle : 
« Ton oncle Djigui, dans un message, a demandé au père Benfa de te
laisser continuer tes études, de te laisser à l’école jusqu’à ce que tu
deviennes ce que tu veux être. Que lui le veut ainsi. Le père Benfa a
transmis le message à Famagan. Ce dernier a répondu que lui, n’allait
pas passer sa vie à attendre une jeune fille alors qu’il y en a par milliers
dans la ville » [31] 
Ce texte prouve que l’intervention de Tiéman-le-Soigneur a porté ses
fruits. On prévoit donc non plus « des orages » mais une issue heureuse
du conflit. C’est en ce sens qu’on peut considérer le message que reçoit
l’héroïne le jour de son retour en ville comme un second coup de théâtre
qui change le cours des événements dans le récit.

Le dénouement
Lorsque l’héroïne rentre en ville, elle retrouve son amant avec joie et
celui-ci est, apparemment accueilli dans la famille par le père Benfa.
Cependant, pour ce dernier, il n’en est rien, car il n’a pas en principe
abandonné le projet de mariage de sa fille avec l’homme qu’il lui a choisi.
Tout son comportement extérieur ne fait que dissimuler ses vraies
intentions. A cet égard le narrateur révèle que : 
« Le père Benfa avait élaboré son plan. Ne pouvant désobéir au père
Djigui qui était son aîné, il décida d’accepter Samou chez lui, un
moment. Il pourrait alors, en sous-main, engager les démarches
nécessaires pour obtenir l’accord de son aîné. Il lui enverrait un
messager choisi parmi les plus habiles troubadours de la ville et le père
Djigui, sage parmi les sages, ne tardera pas à rejoindre le camp des
anciens » [32] 
Ce texte nous donne trois renseignements très importants et
intéressants concernant la situation de conflit entre le père et sa fille, la
force de la tradition en Afrique noire et le personnage du père Benfa.
Premièrement, le texte nous apprend que rien n’est joué au sujet du
mariage parce que : le père Benfa n’a réellement pas changé d’avis. Le
texte démontre ensuite la force de la tradition exigeant que le cadet
respecte toujours son aîné. Ainsi le père Benfa a-t-il dû obéir à son frère
aîné avant de trouver un moyen de le convaincre pour le ramener dans
son camp. Enfin le texte met en évidence ce que T. Todorov appelle
« l’être et le paraître » d’un personnage. Il s’agit d’une Situation où les
personnages d’un récit présentent une « duplicité dans leurs rapports ».
Expliquant ce phénomène dans le comportement d’un personnage,
Todorov écrit : 
« L’apparence ne coïncide pas nécessairement avec l’essence de la
relation bien qu’il s’agisse de la même personne et du même moment.
Nous pouvons donc postuler l’existence de deux niveaux de rapports,
celui de l’être et celui du paraître » [33] 
Nous constatons alors qu’en ce qui concerne le mariage de sa fille, le
père Benfa entretient un double rapport avec d’autres personnages du
récit. Au niveau du paraître, il fait semblant d’avoir accepté l’intervention
de son frère aîné qui veut voir Kany continuer ses études. Or, le dernier
texte cité de Sous l’orage montre bien qu’au niveau de l’être, le père n’a
pas changé son projet de marier sa fille selon la tradition. 
Suivant l’analogie entre l’intrigue romanesque de Sous l’orage et celle
d’une pièce de théâtre, on peut considérer cette attitude du père Benfa
comme un autre rebondissement de l’événement, c’est-à-dire comme un
troisième coup de théâtre ; ce qui nous ramène au point de départ du
conflit. Lorsque Kany apprend que son père n’a pas abandonné son
projet de la marier avec Famagan, son euphorie se tourne en amertume.
Enfin, selon la volonté du romancier, l’amour triomphe de l’autorité
paternelle car, par un effort conjugué des jeunes qui épousent la cause
de l’héroïne, le père Benfa est persuadé de laisser sa fille continuer ses
études. Autrement dit, le calme revient après le violent orage qui a
secoué l’édifice familial. Ainsi, vers la fin du récit parle-t-on « du retour de
Héré-le-bonheur, la paix qui avait quitté la famille Benfa, dès les
premiers jours de l’affaire Kany » (Cf. : Sous l’orage, page 178). Si Kany
continue ses études, on peut supposer et il est fort probable, qu’elle
épousera Samou, le jeune homme de son choix. C’est ce que le
romancier laisse à notre imagination.

Conclusion

Ayant étudié le problème du mariage dans Sous l’orage, nous pouvons


tirer les conclusions suivantes : le problème de l’éducation de la femme
a existé à travers les âges ; le problème de l’autorité du père sur le
mariage de ses enfants n’est pas d’origine africaine et ne date pas
d’hier. Analysant le système du mariage en Afrique noire, J. Binet
remarque que le pouvoir du père de décider le mariage de ses enfants
existait autrefois en Europe, et peut-être existe-t-il toujours dans certains
milieux ; et il écrit : 
« Nous ne saurions nous en étonner puisque nos lois supposaient, hier
encore, le consentement des patents au mariage ; puisque dans certains
milieux l’usage demeure encore de mariages arrangés par les parents.
Cependant les pouvoirs réservés au père par les usages - sinon par les
coutumes - en Afrique, étaient considérables ; puisqu’il arrivait qu’ils
décident seuls du sort de leurs enfants en particulier de leurs filles » [34] 
Il convient de noter que selon la tradition en Afrique noire, il relève à la
fois du droit et du devoir du père de bien marier son enfant. C’est un
droit en ce sens que, par son autorité de chef de famille, le père a la
prérogative de choisir un époux ou une épouse pour son enfant. En
principe, le problème du choix ne se pose pas dans la mesuré où l’enfant
ne peut pas refuser le choix de son père sans s’aliéner la tradition et la
société que représente l’autorité paternelle. Comme le dit bien Freud, on
sait que « la tradition est transmise par l’autorité paternelle et la
société » [35] 
Les raisons qui justifient le choix du père se trouvent dans le caractère
communautaire du mariage en Afrique noire où le mariage traditionnel
est avant tout une alliance entre deux familles avant d’être un contrat
entre deux individus qui s’unissent. En l’occurrence, le père ne peut pas
marier sa fille à un homme dont il ne connaît pas le statut personnel, car
il lui faut préserver l’honneur de sa propre famille. Il est donc normal qu’il
cherche l’alliance d’une famille amie. Ainsi le père Benfa insiste-t-il que
sa fille épouse Famagan, parce que ce dernier est bien connu dans la
famille et tout le monde s’est renseigné sur lui. En outre, l’intérêt
économique joue un rôle important dans le choix du père. Par exemple,
le père Benfa a choisi Famagan comme époux pour sa fille, non
seulement parce qu’il est bien connu de la famine, maïs aussi à cause
de ses richesses. Autrement dit, il peut payer la dot [36] et aussi apporter
une aide financière à ses futurs beaux-parents. 
Tout compte fait, nous constatons que dans Sous l’orage, le fond du
problème c’est l’éducation de la femme, c’est-à-dire la formation
européenne que reçoit Kany, la fille du père Benfa. Donc, le père
s’oppose à cette formation non pas en tant que telle, mais en tant que
système qui détourne, l’enfant de la tradition et prive le père de son
autorité paternelle. Le système scolaire empêche le mariage précoce et
par là, empêche le père d’exercer sa prérogative dans le domaine du
mariage de l’enfant, puisqu’il ne peut plus marier ce dernier comme et
quand il le veut. D’où le conflit entre le père et l’enfant au sein de la
famille. 
Dans ce conflit, nous remarquons que le père est furieux contre l’enfant
désobéissant. A la fin du conflit, le père est indigné et apparaît comme
un héros vaincu parce que toutes les corrections paternelles se sont
montrées inefficaces. Pour sa part, l’enfant considère la formation
européenne comme un moyen de se libérer du joug de la tradition et de
l’autorité paternelle. L’enfant ayant fréquenté l’école n’est plus prêt à
épouser n’importe qui, n’importe quand. Il a appris une idée nouvelle de
mariage c’est-à-dire un mariage d’amour et de choix personnel, et non
plus un mariage précoce et forcé. Ainsi dans Sous l’orage, Kany préfère-
t-elle mourir plutôt que d’épouser un homme qu’elle n’aime pas. 
Cette volonté inébranlable de l’enfant fait échouer les corrections
paternelles et l’inefficacité de ces mesures punitives traduit
l’affaiblissement de l’autorité du père. Ce dernier, voyant que la force ne
peut rien résoudre, se résigne malgré lui et laisse l’enfant faire à sa
guise. C’est-à-dire grâce à sa formation européenne, celui-ci peut
désormais agir indépendamment de l’autorité paternelle au sujet de son
propre mariage. C’est ce que Seydou Badian nous laisse entendre
dans Sous l’orage, et nous croyons que l’imagination romanesque ne
contredit pas la réalité africaine d’aujourd’hui.

Vous aimerez peut-être aussi