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Culture et civilisations
LE PROBLEME DE L’AUTORITE PATERNELLE SUR LE
MARIAGE DE L’ENFANT EN AFRIQUE NOIRE
Par Ambrosse O. UMEH
Le conflit d’intérêts
Cependant, il n’en est pas de même avec Kany dans Sous l’orage. Dès
le moment où elle apprend l’intention de son père de la marier, le jour où
sa mère lui fait part de la décision définitive de son père, l’héroïne fait
savoir à tous qu’elle n’aime pas l’homme que son père lui a choisi. En
outre ; au lieu de dissimuler son amour pour le jeune Samou, comme l’a
fait Maïmouna, elle le chante au vu et su de tout le monde (cf., Sous
l’orage) p. 73).
Le refus irrévocable de Kany d’obéir à son père déclenche une série
d’événements marquant un progrès dans le déroulement de l’action dans
l’univers romanesque. La désobéissance de la fille provoque la colère du
père et invite la correction paternelle. Le père Benfa décide alors
d’envoyer Kany et son frère Birama, chez son propre frère aîné, au
village. Birama partage la correction paternelle avec sa sœur parce que
tous les deux se sont violemment opposés au choix de leur père.
Signalons que cette mesure punitive du père est un événement
ressemblant à un coup de théâtre qui change d’une manière inattendue
le dénouement de l’action dramatique. Cet événement introduit deux
éléments nouveaux dans le récit. D’une part, il crée un second espace
romanesque, c’est-à-dire le village, le premier étant la ville où les jeunes
fréquentent l’école. D’autre part, l’événement met en scène le
personnage du père Djigui, le frère aîné du père Benfa qui jouera le rôle
de médiateur entre Kany et son père.
Si l’on examine la nouvelle situation dramatique de ce roman, on
constatera que la structure romanesque de Sous l’orage ressemble
beaucoup à celle d’une pièce de théâtre classique français, d’abord par
son intrigue d’amour et ensuite par les événements imprévus qu’on peut
considérer comme des coups de théâtre. Mais ce qui est le plus
intéressant est le rapport entre cette structure et le personnage du père.
En général, le cours des événements est contrôlé par le personnage du
père ; et les personnages principaux comme Kany, maman Téné,
agissent ou réagissent par rapport au personnage du père Benfa. Par
exemple, toute la réaction de Kany, est en opposition à son père ;
Maman Téné essaie d’obtenir l’obéissance de sa fille seulement pour
éviter les reproches du père et pour épargner à sa fille la correction
paternelle ; ce qui lui permettra ensuite d’avoir la paix dans la famille.
Quant à Samou, il s’efforce de libérer son amante, Kany, de l’autorité
paternelle que tous les deux jugent tyrannique.
Examinons de plus près les deux grandes qualités qui font la beauté de
la structure romanesque de Sous l’orage : ce sont la place de l’amour et
l’intervention des événements imprévus. Reprenons le thème de l’amour
défendu dont a parlé F. Fouet et qu’on ne mentionne qu’en passant.
Pour les parents de Kany et pour son père en particulier, l’amour
réciproque entre l’héroïne et son amant est un amour détendu. En tant
que père et chef de famille, les efforts de Benfa consistent, à essayer
d’étouffer dans l’œuf l’amour de sa fille pour le jeune homme et, par là,
briser le lien qu’il considère comme illégitime et dangereux pour la
réalisation de son projet familial. Pour leur part, les jeunes amants
essaient de sauver leur amour de l’autorité paternelle qui s’y oppose.
Leurs efforts consistent à faire échouer, mais non sans grands risques,
les projets du père. Ainsi le père est-il considéré comme un obstacle à
l’amour.
Décrivant les obstacles à l’amour, F. Fouet écrit :
« Naturellement, en Afrique comme ailleurs, l’amour rencontre les
obstacles : le bonheur en amour ne fait guère l’affaire du romancier.
Dans la littérature africaine, ces obstacles seront en gros les mêmes que
dans la littérature occidentale, mais certains y prennent un relief et une
importance qu’ils ont pratiquement perdus dans notre littérature
moderne. Ce sont d’abord les parents qui s’opposent aux amours de
leurs enfants. Comme ceux-ci leur doivent obéissance quasi absolue, il
n’y a guère que deux solutions au conflit : la passivité ou la rupture, cette
dernière tant fort rare » [27]
En effet, F. Fouet a raison de dire que dans la littérature africaine,
certains obstacles à l’amour « y prennent un relief et une importance
qu’ils ont pratiquement perdus dans notre littérature moderne », c’est-à-
dire la littérature française. Par exemple, on peut dire à cet égard que
l’autorité paternelle n’a plus d’importance dans la littérature moderne
française. En revanche, comme on en a mentionné quelques exemples,
l’autorité paternelle occupe une place importante dans le théâtre
classique français. D’ailleurs deux écrivains français (les auteurs
du Troisième père) déclarent dans l’introduction de leur ouvrage
collectif :
« toute notre littérature, de Chateaubriand à Martin du Gard, de Balzac à
Zola, montre une certaine image du père, détenteur légitime d’un pouvoir
qu’il exerça sans conteste dans la société dite paternaliste du XIXe
siècle et même de la première moitié du XXe » [28]
Ce texte suggère que l’importance prise par l’autorité paternel1e dans la
littérature africaine est un phénomène qui disparaîtra avec le temps.
Il convient de se rappeler que Kany refuse catégoriquement l’obéissance
inconditionnelle qu’exigent d’elle ses parents. Elle a donc choisi une
solution que M. Fouet a qualifiée dans son texte cité ci-dessus de « fort
rare », c’est-à-dire la rupture. C’est à la suite de cette rupture que
l’héroïne est envoyée en ce qu’on peut appeler « un exil temporaire ».
Par cet exil, l’héroïne risque de tout perdre : ses études et son amour.
Ce sont les deux choses dont dépend son avenir. Puisque le village où
elle se trouve actuellement est très loin de la ville, elle ne peut plus ni
fréquenter l’école, ni rencontrer son amant. Pour l’instant, le père Benfa
pense que sa mesure punitive est un coup bien réussi. En arrêtant les
études de sa fille désobéissante et en éloignant celle-ci de son amant, il
croit qu’un certain laps de temps la « guérira de sa folie ». Ou bien, pour
reprendre l’expression d’un certain critique, le père Benfa donne une
correction paternelle, « pensant que cet éloignement pourra être
salutaire et que la tranquille atmosphère de brousse ôtera en sa fille
toute idée subversive. Ce en quoi il se trompe » [29]. Il y a donc un
« suspense » dans le déroulement de l’action parce que le lecteur sait
préalablement que l’exil de Kany est temporaire. Mais de fait, il ne sait
pas ce qui se passera entre le moment où l’héroïne quitte la maison
paternelle et le moment où elle y reviendra. Selon Boileau. Narcejac,
« dans le suspense, qu’est-ce qui est « suspendu » ? Le temps. C’est la
menace qui transforme le temps en durée douloureusement
vécue » [30]
Dans le cas que nous examinons, le temps suspendu est celui qui
s’écoulera entre le moment du départ de Kany pour le village et celui de
son retour en ville. Bien que le temps qu’elle passe dans le village ne
soit pas transformé « en durée douloureusement vécu » au sens strict du
terme, on considère toutefois que son séjour dans le village constitue
une menace pour la poursuite de ses études et pour ses rencontres,
futures avec son amant.
Dans la structure de Sous l’orage, le séjour de l’héroïne dans le village
de son oncle est un épisode important dans le conflit entre le père Benfa
et sa fille. Dans ce village, Kany a la chance de rencontrer Tiéman-le-
Soigneur. C’est un jeune infirmier qui, dit-on, « a souvent la sagesse des
vieux ». Ce jeune homme promet à Kany d’intervenir en sa faveur
auprès de son oncle, le père Djigui, pour que ce dernier puisse
convaincre, le père, Benfa, son cadet de laisser sa fille continuer ses
études, c’est-à-dire de revenir sur la question du mariage. Ainsi se
prépare-t-il un nouvel événement qui se produit le jour où l’héroïne quitte
le village pour regagner la ville. Kany reçoit une lettre, de son amant lui
annonçant une joyeuse nouvelle. En voici la partie essentielle :
« Ton oncle Djigui, dans un message, a demandé au père Benfa de te
laisser continuer tes études, de te laisser à l’école jusqu’à ce que tu
deviennes ce que tu veux être. Que lui le veut ainsi. Le père Benfa a
transmis le message à Famagan. Ce dernier a répondu que lui, n’allait
pas passer sa vie à attendre une jeune fille alors qu’il y en a par milliers
dans la ville » [31]
Ce texte prouve que l’intervention de Tiéman-le-Soigneur a porté ses
fruits. On prévoit donc non plus « des orages » mais une issue heureuse
du conflit. C’est en ce sens qu’on peut considérer le message que reçoit
l’héroïne le jour de son retour en ville comme un second coup de théâtre
qui change le cours des événements dans le récit.
Le dénouement
Lorsque l’héroïne rentre en ville, elle retrouve son amant avec joie et
celui-ci est, apparemment accueilli dans la famille par le père Benfa.
Cependant, pour ce dernier, il n’en est rien, car il n’a pas en principe
abandonné le projet de mariage de sa fille avec l’homme qu’il lui a choisi.
Tout son comportement extérieur ne fait que dissimuler ses vraies
intentions. A cet égard le narrateur révèle que :
« Le père Benfa avait élaboré son plan. Ne pouvant désobéir au père
Djigui qui était son aîné, il décida d’accepter Samou chez lui, un
moment. Il pourrait alors, en sous-main, engager les démarches
nécessaires pour obtenir l’accord de son aîné. Il lui enverrait un
messager choisi parmi les plus habiles troubadours de la ville et le père
Djigui, sage parmi les sages, ne tardera pas à rejoindre le camp des
anciens » [32]
Ce texte nous donne trois renseignements très importants et
intéressants concernant la situation de conflit entre le père et sa fille, la
force de la tradition en Afrique noire et le personnage du père Benfa.
Premièrement, le texte nous apprend que rien n’est joué au sujet du
mariage parce que : le père Benfa n’a réellement pas changé d’avis. Le
texte démontre ensuite la force de la tradition exigeant que le cadet
respecte toujours son aîné. Ainsi le père Benfa a-t-il dû obéir à son frère
aîné avant de trouver un moyen de le convaincre pour le ramener dans
son camp. Enfin le texte met en évidence ce que T. Todorov appelle
« l’être et le paraître » d’un personnage. Il s’agit d’une Situation où les
personnages d’un récit présentent une « duplicité dans leurs rapports ».
Expliquant ce phénomène dans le comportement d’un personnage,
Todorov écrit :
« L’apparence ne coïncide pas nécessairement avec l’essence de la
relation bien qu’il s’agisse de la même personne et du même moment.
Nous pouvons donc postuler l’existence de deux niveaux de rapports,
celui de l’être et celui du paraître » [33]
Nous constatons alors qu’en ce qui concerne le mariage de sa fille, le
père Benfa entretient un double rapport avec d’autres personnages du
récit. Au niveau du paraître, il fait semblant d’avoir accepté l’intervention
de son frère aîné qui veut voir Kany continuer ses études. Or, le dernier
texte cité de Sous l’orage montre bien qu’au niveau de l’être, le père n’a
pas changé son projet de marier sa fille selon la tradition.
Suivant l’analogie entre l’intrigue romanesque de Sous l’orage et celle
d’une pièce de théâtre, on peut considérer cette attitude du père Benfa
comme un autre rebondissement de l’événement, c’est-à-dire comme un
troisième coup de théâtre ; ce qui nous ramène au point de départ du
conflit. Lorsque Kany apprend que son père n’a pas abandonné son
projet de la marier avec Famagan, son euphorie se tourne en amertume.
Enfin, selon la volonté du romancier, l’amour triomphe de l’autorité
paternelle car, par un effort conjugué des jeunes qui épousent la cause
de l’héroïne, le père Benfa est persuadé de laisser sa fille continuer ses
études. Autrement dit, le calme revient après le violent orage qui a
secoué l’édifice familial. Ainsi, vers la fin du récit parle-t-on « du retour de
Héré-le-bonheur, la paix qui avait quitté la famille Benfa, dès les
premiers jours de l’affaire Kany » (Cf. : Sous l’orage, page 178). Si Kany
continue ses études, on peut supposer et il est fort probable, qu’elle
épousera Samou, le jeune homme de son choix. C’est ce que le
romancier laisse à notre imagination.
Conclusion