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Aristote et Euripide
Mary-Anne Zagdoun
Zagdoun Mary-Anne. Aristote et Euripide. In: Revue des Études Grecques, tome 119, Juillet-décembre 2006. pp. 765-775;
doi : https://doi.org/10.3406/reg.2006.4680
https://www.persee.fr/doc/reg_0035-2039_2006_num_119_2_4680
Mary-Anne ZAGDOUN
ARISTOTE ET EURIPIDE
Le sujet n'est pas neuf. Mais il vaut peut-être la peine d'esquisser ici
dans ses grandes lignes une problématique qui n'a cessé de s'enrichir au
gré des publications modernes. Il y a d'ailleurs un paradoxe1 à chercher à
préciser le rôle d'un poète particulier dans la Poétique d'Aristote. La tragédie
n'est-elle pas en effet un être vivant qui se développe selon ses lois et sa
structure propres, sous l'emprise de la nature plus que d'un auteur
particulier, lorsqu'il s'agit du genre même de la tragédie2 ? Préciser la relation de
tel auteur tragique et d'Aristote permet pourtant à la fois de mettre en
valeur des points de la théorie aristotélicienne de la tragédie et d'éclairer
le problème si controversé des sources de cette théorie.
La structure même des pièces, le rôle du chœur et la place du divin
illustrent à plus d'une reprise le décalage entre la théorie aristotélicienne de la
tragédie et toutes les pièces dramatiques en général qui ont survécu3. On
peut y ajouter l'absence de la cité dans la Poétique, alors que les tragédies
1 II a été souligné en particulier par St. Halliwell, Aristotle's Poetics2 (1986), 1998,
Londres, pp. 94-96.
2 Voir Poét. 23, 1459 a 17-21 et D. Gallop, « Animals in the Poetics », dans Oxford
Studies in Ancient Philosophy 8 (1990), J. Annas éd., pp. 145-171. Si Poét. 4, 1449 a
15-19, souligne le rôle d'Eschyle et de Sophocle dans le développement de la tragédie,
en 1449 a 24, c'est la nature elle-même qui trouve le mètre approprié à la lexis de
la tragédie.
3 La négligence de l'élément lyrique et le rôle du divin dans la théorie
aristotélicienne de la tragédie sont unanimement reconnus, voir M. Husain, Ontology and the
Art of Tragedy, State University of New York, 2002, p. 122, n. 3.
table est la reconnaissance d'Oreste par Iphigénie car elle est due non aux
faits, mais à un artifice du poète21.
\JIphigénie en Tauride permet aussi à Aristote de montrer au poète
comment il faut travailler. Aristote résume le « schéma général » (τό καθόλου)
de VIphigénie en Tauride, en distinguant la situation de la prêtresse en pays
barbare, obligée de sacrifier à la déesse Artémis tout étranger abordant dans
ce pays, l'arrivée de son frère et la reconnaissance qui apporte le salut22.
L'expression « schéma général »23 est une autre façon de dire l'action, qui
fait partie intégrante de l'histoire, sans toutefois se confondre avec la
totalité de celle-ci. Le « schéma général » peut en effet commencer avant
l'histoire (l'oracle d'Apollon, l'objet du voyage d'Oreste sont en effet « en dehors
de l'histoire », cette expression désignant le lieu par excellence de
l'irrationnel)24. L'histoire elle-même peut s'enrichir d'épisodes qui sont en dehors
de l'action à proprement parler, mais à l'intérieur de l'histoire tragique (folie
d'Oreste, salut procuré par la purification)25.
Histoire et action dans la théorie aristotélicienne de la tragédie ont été
tant de fois étudiées que l'on ne s'y attardera guère ici26. On voudrait
toutefois souligner que l'action et l'histoire se confondent en partie l'une avec
l'autre, comme on l'a vu, et que les deux termes sont pratiquement
synonymes dans certains" passages de la Poétique21. Il faut souligner qu'histoire
et action subissent la transformation de la mimésis pour devenir éléments
d'une œuvre tragique. C'est ce qui leur permet d'être à la fois nécessaires
ou vraisemblables et d'avoir une unité. Ces deux caractéristiques ne se
retrouvent pas dans les événements de la vie qui n'ont souvent aucun rapport les
uns avec les autres28. On voudrait aussi introduire ici la distinction toute
moderne, mais si utile, de l'action et de l'histoire avec l'intrigue, celle-ci
comprenant tous les procédés, dont la péripétie et la reconnaissance, qui
relèvent de la technique dramatique pure. Pour reprendre une expression
heureuse d'A. Rivier, l'intrigue est « l'armature extérieure » de la pièce29.
L'intrigue, ainsi définie, n'en est pas moins essentielle à l'action d'une tragédie.
Il est en effet possible, comme on l'a souvent remarqué, de résumer d'une
façon identique deux pièces d'Euripide, VHélène et Ylphigénie en Tauride.
21 Poét. 16, 1454 b 32-37. Le chapitre 16 n'est probablement qu'une addition tardive,
voir G. Else, Aristotle's Poetics: The Argument, Cambridge (MA), 1957, pp. 484-485,
mais il reste dans la tradition aristotélicienne en affirmant la suprématie d'un
agencement nécessaire ou vraisemblable des faits. Sur le nombre controversé des types de
reconnaissance, voir E. Belfiore, op. cit., Princeton, 1992, p. 154-155.
22 Poét. 17, 1455 a 34-1455 b 12.
23 Cette expression est de R. Dupont-Roc et J. Lallot, Aristote, La Poétique, Paris,
1980, p. 93, 1. 35 et 37. Sur le « schéma général », voir ibid., pp. 286-288, n. 8.
24 Poét. 24, 1460 a 27-31.
25 Poét. 17, 1455 b 14-15.
26 On se contentera ici de renvoyer à S. Klimis, Le statut du mythe dans la Poétique
d 'Aristote. Les Fondements philosophiques de la tragédie, Bruxelles {Cahiers de
Philosophie ancienne, n° 13), 1997.
27 Poét. 9, 1451 b 33 et 11, 1452 a 37.
28 Ce point a été développé en particulier par R. Bittner, « One Action », dans
Essays on Aristotle's Poetics, par A. Oksenberg Rorty (éd.), Princeton, 1992, pp. 97-
110.
29 Voir A. Rivier, Essai sur le tragique d'Euripide2, Paris, (1944), 1975, p. 114, n. 4.
2006] ARISTOTE ET EURIPIDE 769
renvoyons, nous contentant de retenir ici les grandes lignes qui se dégagent
de son étude. Parmi les pièces d'Euripide qui nous sont parvenues, la tragédie
des Bacchantes est la seule à répondre aux critères d'Aristote pour une
bonne tragédie, tels qu'il les a formulés au chapitre 13 de la Poétique et
qu'il retrouve dans V Œdipe Roi de Sophocle. La structure des Bacchantes
est en effet complexe, comme dans les meilleures tragédies38, c'est-à-dire
qu'elle comporte péripétie et reconnaissance. Penthée est le type même de
« l'homme intermédiaire », qui, à la suite d'une faute (hamartia), tombe du
bonheur dans le malheur39. La tragédie des Bacchantes présente ainsi plus
d'un trait qui la rapproche de VŒdipe Roi de Sophocle, une des pièces
considérées comme un modèle par Aristote40. Pour la plupart, les pièces
d'Euripide ne se conforment pas à ce modèle. Elles ne sont que rarement
fondées sur une faute tragique41, Yhamartia n'existant pratiquement plus dans
la tragédie d'Euripide42. Un certain nombre de ses pièces n'observe pas la
règle de l'unité d'action, mais met en scène deux actions différentes43.
Certaines tragédies n'ont pas d'action du tout, mais sont construites comme
une succession d'épisodes44. Certaines de ses tragédies sont de type simple45,
alors qu' Aristote préférait les tragédies complexes. Seules huit tragédies —
en comptant la tragédie des Bacchantes déjà mentionnée — sont de type
complexe, avec péripétie et reconnaissance et encore certaines d'entre elles
comportent des manquements importants aux règles aristotéliciennes46.
D'autres critiques d'Aristote sont plus explicites. L'intrusion d'un élément
irrationnel dans une tragédie affaiblit le caractère nécessaire ou
vraisemblable de l'action et elle est par conséquent à condamner. Ainsi, l'arrivée à
Corinthe d'Egée dans la Médée d'Euripide est inespérée pour l'héroïne, elle
vient à point nommé, sans que rien dans l'action ne la justifie47. Les
messagers des jeux pythiques dans Electre constituent également un élément
irrationnel48. De même, le recours au deus ex machina auquel Euripide fait
appel à plus d'une reprise dans ses tragédies pour dénouer le plus souvent
sur ce point, la tragédie devant représenter pour lui des hommes meilleurs
que dans la réalité et la comédie les montrer pires qu'ils ne le sont59. Il y
a donc dans le choix d'Euripide un risque de mélanger deux registres
différents et d'introduire dans la tragédie des éléments comiques, qui ne sont
du reste pas toujours faciles pour nous de comprendre et d'interpréter60. De
même, le rire n'est pas absent des œuvres des deux autres grands Tragiques
et provient souvent, mais pas uniquement, de la mise en scène de gens
humbles, proches de la réalité de tous les jours61.
Parmi les caractères d'Euripide, Aristote critique Mélanippe, qui est
l'héroïne de la Mélanippe savante, une pièce aujourd'hui fragmentaire62.
Mélanippe était raisonneuse, voire philosophe, ce qui pour Aristote est une faute
de convenance chez une femme63. Mélanippe est δεινή, terme que l'on peut
traduire par « éloquente »64 ou « intelligente »65. L'idée de convenance, qui
manque à Mélanippe, est une idée esthétique très répandue chez les Anciens
avant de trouver, sous le nom de decorum, un grand retentissement dans la
morale et l'esthétique stoïciennes d'époque romaine66.
Aristote critique enfin le rôle du chœur chez Euripide : le chœur doit
être considéré comme l'un des acteurs et participer à l'action, à la manière
de Sophocle et non d'Euripide. Aristote condamne l'usage des interludes
(εμβόλιμα) qui n'ont aucun lien avec l'action et qui peuvent indifféremment
figurer dans des tragédies différentes, pratique qu'il faut faire remonter à
Agathon67. Aristote se montre sur ce point un peu sévère pour Euripide et
peu soucieux de différencier les formes variées d'intervention du chœur dans
une tragédie grecque68. On a même pu écrire qu' Aristote est peu sensible
à la place du chœur dans une tragédie grecque : le chœur n'occupe ainsi
aucune place dans le « schéma général », déjà examiné, d'Iphigénie en Tauride,
bien que ses liens avec l'action soient étroits dans cette tragédie69. Le juge-
70 Voir sur ce point par ex. G.M.A. Grube, The Drama of Euripides, Londres, 1941,
pp. 99-126.
71 Voir M. Hose, Studien zum Chor bei Euripides, vol. 2, Stuttgart, 1991, pp. 404-
413.
72 Voir H.D.F. Kitto, « The Idea of God in Aeshylus and Sophocles », dans La
notion du divin depuis Homère jusqu'à Platon, Vandœuvres-Genève (Entretiens sur
l'Antiquité classique, t. I), 1952, pp. 172-176.
73 Voir F. Chapouthier, « Euripide et l'accueil du divin », ibid., pp. 207-208.
74 Voir J. de Romilly, op. cit., p. 145.
75 Voir A.-J. Festugière, « La Religion d'Euripide », dans L'Enfant d'Agrigente, Paris,
1950, pp. 1-32 ; F. Chapouthier, loc. cit., pp. 205-237. On ajoutera à cette tendance de
la critique l'étude de H. Yunis, A New Creed: Fundamental Religious Beliefs in the
Athenian Polis and Euripidean Drama, Gottingen (Hypomnemata 91), 1988, voir en
particulier le chap. 7, pp. 139-171.
76 Voir D. Conacher, Euripides and the Sophists. Some Dramatic Treatments of
Philosophical Ideas, Londres, 2003 (1998).
77 Voir D. Babut, La religion des philosophes grecs de Thaïes aux Stoïciens, Paris,
1974, p. 126, qui renvoie à Poét. 25, 1460 b 37.
774 MARY-ANNE ZAGDOUN [REG, 119
87 Voir M. Gellrich, Tragedy and Theory. The Problem of Conflict since Aristotle,
Princeton, 1988, pp. 159-162.