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TRANSMISSION ET ÉCRITURE

Marie Didier

ERES | « Empan »

2015/4 n° 100 | pages 132 à 134


ISSN 1152-3336
ISBN 9782749249483
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https://www.cairn.info/revue-empan-2015-4-page-132.htm
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Transmission
et écriture
Dossier
LA
RENCONTRE :
SURGISSEMENT
DE L'ALTÉRITÉ

Marie Didier
PAR LE
TRANSMETTRE

La télévision n’existait pas à la maison quand nous étions en âge de


la regarder. Donc pas de reportages, pas de films et heureusement
pour nous, pas d’émissions stupides ou de feuilletons divers. ainsi,
lorsque l’école était finie, on jouait à la marchande, on se déguisait
et quand les amies étaient parties, c’était la solitude, le silence, l’en-
nui. La lecture devenait alors la seule distraction à notre portée. et
ce fut une chance.
Dès l’entrée en sixième, atteinte d’une tuberculose grave, il me fallut
interrompre pour longtemps les études. sous les couvertures rêches
de nos lits en batterie face aux montagnes, dans le sanatorium de
Gan près de Pau, où il était interdit de parler, les rêveries et surtout
la lecture étaient notre seule richesse. Le capitaine Fracasse, Les
trois mousquetaires et surtout Les Misérables peuplèrent mon univers.
Les Misérables, comme chez beaucoup d’enfants, laissèrent une
empreinte définitive. Jean Valjean, le voleur des chandeliers appar-
tenant au vieux prêtre l’ayant hébergé la veille, fut sauvé par le vieil
homme qui affirma face à la police lui avoir fait don de son argenterie.
L’ancien galérien fut bouleversé par cette générosité sans retour. À
partir de ce moment-là, et sans tomber dans la charité bien-pensante,
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il devint justicier. et cela m’enchanta.
À bas bruit, la littérature venait de pénétrer dans ma vie sans que
j’en aie conscience.
ayant repris les études après trois ans d’interruption, je suivis un
peu les traces de mon grand-père qui, ayant été fait prisonnier avec
des officiers russes, avait appris la langue et traduit de nombreux
poèmes pendant ses cinq ans de captivité en allemagne, au moment
de la Guerre de 14. J’appris bien sûr durant quelques années le russe
et me mis à découvrir Pouchkine et surtout Tchekhov, dont j’aimais
passionnément les nouvelles. Plus tard, un ami me fit découvrir
d’autres littératures méconnues et surtout interdites dans la famille :
Henri Miller, Camus et sartre. Une nouvelle fenêtre venait de s’ou-
Marie Didier a publié : Contre-

vrir. Plus jamais elle ne se refermera.


visite, Paris, Gallimard, 1988 ;
Dans la nuit de Bicêtre, Paris,

après plusieurs années de pratique médicale, écrire des textes brefs


Gallimard, 2006 (prix de Balma et

sur mon travail devint peu à peu un besoin. Miguel Torga, médecin
prix Jean Bernard de l’Académie
de médecine) ; Ils ne l’ont jamais

portugais, parlait de « purge » lorsqu’il pratiquait lui aussi ce type


su, Paris, Gallimard, 2015.
madidier@free.fr

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Tr a n s m i s s i o n e t é c r i t u r e

d’exercice chaque jour. Bien que l’écriture ne découvris que le médecin des fous avait fait lire,
soit pas en elle-même une métaphysique, elle se lorsqu’il était étudiant à Montpellier, les Essais
transforma très vite en exigence de lucidité. de Montaigne à son grand ami Chaptal pour le
Lucidité sur soi-même avant tout, pour avancer sortir d’une dépression sévère. Il est probable
les yeux ouverts dans la pratique du métier. Je que ce succès – et c’en fut un – ait pu constituer
trouvais à cet exercice plusieurs avantages. Tout la base de son « traitement moral » qui mettait
d’abord, ce fut le bonheur d’écrire que je me mis en jeu les ressources affectives, intellectuelles et
à chercher de plus en plus souvent. avec lui, créatrices du malade pour tenter de le guérir de
dans le calme du soir après les consultations, je sa folie.
voyais comme pour la première fois le visage, si pour nous, lecteurs, les grands écrivains savent
les regards de mes patients, j’écoutais leurs mots transmettre des forces de vie, qu’en est-il
pour dire les situations dans lesquelles ils se aujourd’hui de nos livres ? Virginie Despentes,
débattaient. L’écriture me faisait regarder des Florence aubenas, Éric Fassin dressent un état
choses que je n’avais pas su voir avant. et plus de notre société française. Les grands maîtres en
je savais voir, plus j’avais envie d’écrire. écriture, Lobo antunes, Valéry, raphaël Chibres,
Ce type de rapport avec l’écriture me confrontait Leonardo Padura et tant d’autres, continuent à
à mes faiblesses et ce fut salvateur. en effet, nous apprendre à vivre. De manière moins ambi-
l’image du médecin toujours tonique, sans tieuse, et toujours pour la Nuit de Bicêtre, je ne
problèmes et sans failles, s’effritait peu à peu. retiendrai que les faits. Plusieurs hôpitaux
Ce travail inconfortable s’ouvrit de plus en plus psychiatriques en France, après la parution du
sur une égalité entre patient et médecin, garan- livre, ont souhaité convoquer à différentes reprises
tissant ainsi l’absence d’indifférence, de condes- Jean-Baptiste Pussin dans leurs colloques. Il était
cendance et surtout de toute projection. alors, important pour ces « résistants » en psychiatrie
de l’autre côté du bureau, la liberté du malade se de faire entendre la voix de cet homme sans
déploya, liberté grâce à laquelle les angoisses, culture qui, sous la révolution, avait pris soin
les espoirs purent se dire sans entrave. La des malades mentaux – traités alors comme des
confiance s’étant établie, l’observance des trai- animaux – en leur consacrant tout son temps, en
tements souvent lourds et difficiles devint – peut- améliorant leur nourriture, en exploitant leur
être – meilleure. talent, leur sensibilité, en les délivrant de leurs
garrots et de leurs chaînes, et surtout en imaginant
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L’écriture, celle cette fois des grands écrivains que lui, Pussin, pouvait être à leur place et qu’eux
qui traversaient ma vie, devint fréquemment un pouvaient être à la sienne – ce dernier point étant
outil thérapeutique. si elle avait pu m’aider, me sans doute la véritable révolution qui allait poser
sauver parfois, pourquoi ne pourrait-elle en faire les premières bases du dialogue singulier entre
autant avec les patients ? « La poésie est une thérapeute et patient, avec une volonté d’égalité
ambulance qui fonce à travers les rues pour entre les deux.
sauver quelqu’un », écrivait evtouchenko. Je
tentais alors de prescrire en tête de l’ordonnance Cette évocation de Pussin, pour les soignants
certains livres : ceux de Jacques Lusseyran, de d’aujourd’hui, voulait soutenir leur appel au
secours lancé aux autorités politiques (pour
rilke ou d’etty Hillesum à la place d’un
lesquelles rentabilité et économie dominent) afin
comprimé de Valium. Les bénéfices à plus ou
de tenter de régler l’engorgement des services
moins long terme m’apparurent si évidents qu’ils
d’urgence, dans lesquels il est possible de voir,
me confortèrent dans l’usage de ce traitement
aux côtés d’un patient atteint d’infarctus ou d’ap-
qui avait au moins le mérite d’être dépourvu de
pendicite, des malades psychiatriques attachés
tout effet secondaire.
sur leurs brancards dans des couloirs bondés, le
Plus tard, lorsque j’abordai les textes de Philippe remplacement des infirmiers spécialisés par des
Pinel pour écrire Dans la nuit de Bicêtre, je vigiles dans certains asiles, la mise en cellule

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d’isolement trop facile, enfin et surtout la restriction de personnel


qui empêche celui-ci de se consacrer pleinement à ses malades.
Dossier
Quelques années après la parution du livre, l’hôpital psychiatrique
d’Uzès inaugura un service Jean-Baptiste Pussin. Barrant la porte
d’entrée du service, une chaîne d’anneaux en papier symbolisant les
chaînes de Bicêtre et confectionnée par les malades fut coupée par
le directeur de l’hôpital pendant qu’un vol de colombes s’échappait
d’une camionnette sous les yeux ravis du personnel et des patients.
Grâce à l’écriture, Pussin pouvait encore, ce jour-là, transmettre la
justesse de sa pratique toujours d’actualité, et ce à deux cents ans
d’écart.
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