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« Srebrenica »
10En 2006, lorsque s’ouvrent les plaidoiries devant la Cour, la Serbie ne nie plus que des
massacres aient eu lieu après la prise de Srebrenica le 11 juillet 1995 par les forces du général
Mladić. L’histoire et la portée de l’événement « Srebrenica » n’en sont pas moins au cœur des
plaidoiries des parties à l’instance. Aboutissement d’un processus génocidaire de grande
ampleur pour la Bosnie, Srebrenica, selon la Serbie, n’est qu’une vengeance folle, fruit de
haines balkaniques tragiquement attisées par une guerre civile.
La consolidation des faits avant l’ouverture des audiences
22 C’est autour des guerres de Bosnie que la « communauté internationale »
commence à être convoquée (...)
23 Sur la construction de connaissances publiques sur Srebrenica, voir Cultures et
Conflits, « Srebr (...)
24 Pour plus de détail voir notamment John Hagan, Justice in the Balkans.
Prosecuting War Crimes in (...)
25 ICTY, The Prosecutor v. Radislav Krstić, IT-98-33-T, Judgement, 2 August 2001,
§ 84.
26 En réalité, quoiqu’en bien moins grand nombre, des femmes aussi ont été tuées,
ainsi que de très (...)
27 La qualification de Srebrenica comme génocide est réaffirmée en janvier 2005
dans le procès de Vi (...)
11Srebrenica ayant été déclarée « zone de sécurité » sous la protection de l’ONU en 1993, sa
chute a symbolisé, après le génocide des Tutsi en 1994, le deuxième grand échec de la
« communauté internationale »22 après 1989. Elle a ainsi fait l’objet de plusieurs rapports
publics entre 1996 et 200223. Cependant c’est essentiellement à travers les enquêtes du TPIY,
dirigées par Jean-René Ruez alors que Mladić niait tout massacre, que se sont construites des
connaissances publiques sur les exécutions, leur déroulement et leur ampleur24. En août
2001, pour la première fois, le Tribunal a qualifié Srebrenica de génocide dans le procès de
Radislav Krstić, général bosno-serbe. La Chambre de première instance estime alors que les
forces des Serbes de Bosnie ont exécuté entre 7000 et 8000 musulmans de Bosnie25.
Contestée par la Défense au motif notamment que n’ont été systématiquement tués que les
hommes en âge de porter les armes, les femmes, vieillards et enfants étant déportés vers le
territoire contrôlé par l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine26, la qualification de
génocide est confirmée par la Chambre d’appel du Tribunal au printemps 2004. Déclaré
coupable de génocide en première instance, mais en appel l’accusation est réduite à une peine
de complicité de génocide27 : un complice a été désigné au terme d’un procès, pas les auteurs
principaux.
28 Cité dans Michèle Picard, Asta Zinbo, « Sur le Rapport du gouvernement de la
Republika Srpska », (...)
29 Traduction française partielle de la déclaration adoptée par le Conseil des
ministres lue par le (...)
30 Le film est diffusé lors de la troisième audience, le 28 février 2006 après-midi. Cf.
CR 2006/4, (...)
12Lorsque débutent les plaidoiries orales devant la CIJ en février 2006 « Srebrenica » a donc
déjà été qualifié de génocide par le TPIY. La Serbie comme la Republika Srpska ont cessé de
nier en bloc la réalité des tueries. En 2004, le gouvernement de la Republika Srpska a ainsi
accepté le rapport d’une Commission dont la préparation avait été ordonnée par la Chambre
des droits de l’homme de Bosnie-Herzégovine, juridiction créée par les Accords de Dayton et
composée de huit juges étrangers et de six juges bosniens. Ce rapport « indique sans aucun
doute possible que des crimes de grande envergure ont été commis dans la région de
Srebrenica en juillet 1995, en violation grave du droit humanitaire international »28,
qualification plutôt vague. En juin 2005, cinq ans après la chute de Milošević, les images de
l’exécution de six jeunes musulmans par des « Scorpions », unité spéciale venue de Belgrade
vers juin 1995, furent diffusées sur une chaîne de télévision serbe ; quelques jours plus tard le
Conseil des ministres serbe condamnait les massacres de Srebrenica et le « régime
antidémocratique de terreur et de mort » que représentaient les tueurs29. Devant la CIJ la
Bosnie rediffusera ce film en rappelant la déclaration du Conseil des ministres30.
31 Voir les procès de Goran Jelisić, gardien de camp qui se faisait appeler l’Adolf
serbe, Milomir S (...)
13Cependant, les individus accusés de génocide ailleurs qu’à Srebrenica, puis jugés, ont tous
été acquittés de ce crime. A chaque fois, les juges du Tribunal ont estimé que la preuve
n’avait pas été apportée de l’intention spéciale, du dolus specialis qui distingue le génocide du
« simple » crime contre l’humanité : la volonté de détruire, en tout ou en partie, un groupe en
tant que tel31. Ainsi, à l’ouverture des audiences devant la CIJ en 2006, Radovan Karadžić et
Ratko Mladić, accusés de génocide sur l’ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine,
sont toujours en fuite et n’ont pu être jugés, les procès par contumace étant impossibles
devant le TPIY. En outre, aucun des accusés déjà jugés devant le TPIY, tous Serbes de
Bosnie, n’appartient officiellement aux structures de la République de Serbie : leurs actes ne
peuvent donc lui être automatiquement attribués. Lorsque la Bosnie se présente devant la CIJ
pour plaider sa cause, quatre Serbes de Serbie il est vrai sont poursuivis par le TPIY pour des
faits liés à Srebrenica : Jovica Stanišić et Frenko Simatović, anciens directeurs de la Sécurité
de l’État et des opérations spéciales au ministère de l’Intérieur à Belgrade ; le général
Momčilo Perišić, ancien chef d’État-major ; Slobodan Milošević. Les trois premiers
cependant ne sont poursuivis que pour crimes contre l’humanité ; transférés à La Haye en
2003 et 2005, les procédures à leur encontre ont alors à peine commencé. Slobodan Milošević
est accusé de génocide à Srebrenica et sur l’ensemble du territoire bosnien. Mais son procès
ne se terminera jamais.
32 CR 2006/3, 28 février 2006, p. 23. L’Agent de la Bosnie évoque « 7000 à 8000
personnes » : il rep (...)
14L’arrêt Krstić est donc la principale décision judiciaire définitive pouvant servir d’appui à
la cause de la Bosnie devant la Cour internationale de Justice. Au début des audiences, l’agent
de la Bosnie présente ainsi le meurtre de « 7000 à 8000 personnes » et la déportation de
milliers d’autres comme des faits notoires qui n’ont plus besoin d’être prouvés32.
« Srebrenica », aboutissement d’une politique degénocide
33 “The events of the nine days from July 10-19 1995 in Srebrenica defy description
in their horror (...)
15L’équipe de juristes qui plaide la cause de la Bosnie devant la CIJ peut donc s’appuyer sur
certains faits généralement reconnus. Ils sont encore très insuffisants cependant pour faire
imputer à la Serbie, et non aux Serbes de Bosnie, la responsabilité d’un génocide commis sur
l’ensemble du territoire de la Bosnie-Herzégovine depuis le début des années 1990. Il lui faut
donc effectuer un travail de mise en série, de recontextualisation et de totalisation des faits
selon des principes différents de ceux auxquels se réfèrent les juges du TPIY : dans le procès
du général Krstić en effet, c’est du rôle singulier de l’accusé dans une séquence courte de neuf
jours, du 10 au 19 juillet 1995, que la Chambre de première instance fait explicitement l’objet
de son jugement33.
34 “Madam President, Members of the Court, the Srebrenica massacre is the best
known and maybe by no (...)
35 C’est lors de cette première description de la série temporelle longue qui aboutit
aux massacres (...)
36 CR 2006/23, 20 mars 2006.
16C’est bien une nouvelle description de Srebrenica que propose la Bosnie-Herzégovine aux
juges de la CIJ, inscrivant les neufs jours analysés par le TPIY dans une série temporelle plus
longue34. « Srebrenica », insiste un avocat de la Bosnie, ne prend sens que dans le cadre du
plan de créer une Grande Serbie, plan conçu à Belgrade au plus tard au printemps 1991 et
visant à faire acquérir aux Serbes une bande de territoire de 50 km à l’ouest de la Drina, la
rivière marquant la frontière entre Serbie et Bosnie. Les avocats de la Bosnie consacrent
plusieurs audiences à montrer l’existence d’une pattern, d’un schéma d’action dont la
répétition est reconnaissable durant les trois années du nettoyage ethnique de la Bosnie
orientale, de 1992 à 1995 : dans les communes de l’est de la Bosnie, les Serbes étaient armés
en secret tandis que les membres des autres nationalités devaient rendre leurs armes ; avec des
militaires et paramilitaires venus de Belgrade, des Serbes de Bosnie procédaient ensuite au
« nettoyage ethnique ». Trois traits caractérisent donc la description du contexte de
Srebrenica : les neufs jours de juillet 1995 ne sont que l’aboutissement d’un processus de
« nettoyage ethnique » génocidaire qui, loin d’être spontané, est l’effet d’un plan, d’une
stratégie mise en œuvre avec l’appui de forces spéciales du ministère de l’Intérieur serbe35.
La volonté politique qui y a présidé s’est formée à Belgrade en 1991 au plus tard. Ces thèses
sont corroborées par le témoignage du chef d’État-major des armées britanniques, le général
sir Richard Dannat, qui a servi en Bosnie et a déjà témoigné comme expert militaire pour le
Procureur du TPIY dans le procès Krstić36.
17Cette description du nettoyage ethnique autour des notions de schéma et de plan, de calcul
donc, doit permettre, soutient la Bosnie, de reconstruire et d’identifier, dispersée dans une
multiplicité d’actes, une intention spécifiquement génocidaire. Thomas Franck, professeur de
droit international à l’Université de New York, membre de l’équipe qui plaide devant la CIJ la
cause de la Bosnie-Herzégovine, invite ainsi les juges à une herméneutique
« panoramique » de l’intention, une intention qui est une politique :
37 CR 2006/6, 2 mars 2006, p. 34.
Bien entendu, les tribunaux pénaux n’ont eu à se prononcer que sur les actes commis par des
personnes accusées à titre individuel. Votre Cour doit, elle, examiner l’ensemble des actes
commis par un grand nombre de personnes ; et depuis ce point de vue panoramique
émergeront les grands schémas [patterns]appliqués en Bosnie, lesquels, ceci apparaîtra
clairement, ne peuvent pas être rejetés au motif qu’il s’agirait d’atrocités isolées, commises
contre des personnes choisies au hasard par quelques individus agissant aveuglément mais
doivent, bien au contraire, être considérés comme une politique concertée de génocide37.
18Au moment de la conclure, Thomas Franck introduit dans sa plaidoirie un nouvel objet de
description : les réactions qu’elle suscite, les plaideurs ayant diffusé de nombreux films
devant la Cour, ce qui dans ce prétoire est une innovation. L’herméneutique de l’intention
génocidaire passe donc par l’enveloppement dans la description de son énonciateur et d’un
destinataire quelconque (« un esprit normal ») ; c’est cet enveloppement qui doit permettre de
prendre la mesure des crimes et de les appeler par leur nom. L’intention génocidaire ne doit
pas être recherchée dans une âme coupable, dans la mens rea du sujet individuel institué par le
droit pénal, ni même dans celles de plusieurs sujets : elle doit être inférée à partir de la mise
en série de différents actes :
38 CR 2006/7, 2 mars 2006, p. 55-56. Italiques dans le texte original.
Examinons un instant ce schéma d’horreur [pattern of horror] qui permet de conclure à
l’existence d’un génocide délibéré et planifié. Autrement dit, arrêtons-nous un instant pour
examiner encore une fois la question des conclusions à en tirer. La réaction que suscite
l’examen de tous ces faits est un mélange d’horreur et d’ennui.
D’abord, une réaction d’horreur, en raison de la nature des faits. […]
Mais, malgré soi, l’ennui aussi car ces atrocités étaient toujours les mêmes, toujours et encore
les mêmes, partout. […]
Horrible et ennuyeuse, donc, cette répétition d’actes d’une cruauté suprême et d’une banalité
paralysante. A quoi atteint-elle ? Que prouve-t-elle, en droit ?
La réponse n’est que trop évidente. Elle prouve qu’il y avait un schéma [pattern]. […] Un
esprit normal conclut nécessairement que cette répétition inlassable, dans le même ordre,
selon les mêmes modalités, des meurtres, des actes de torture et des situations de nature à
rendre la vie impossible, l’esprit normal conclut que tout cela ne pouvait pas relever d’un
sadisme simple et aveugle. Il ne s’agissait pas d’un étonnant concours de circonstances
atroces et diaboliques.
Non. Madame le président, Messieurs de la Cour, nous vous avons infligé l’exposé de tous
ces faits et événements monstrueux, effroyables – et nous sommes conscients du malaise que
vous éprouvez – car vous conclurez inévitablement, vous aussi, à l’existence d’un schéma
[pattern]. Et s’il y avait un schéma, c’est qu’il y avait un plan. Et l’exécution de ce plan était
nécessairement intentionnelle38.
« La tragédie de Srebrenica », entre peurs, haines et
guerre civile
19Durant les audiences, les représentants de la Serbie eux aussi introduisent parfois une
description de l’effet de leurs propres plaidoiries. Leur but, naturellement, est opposé à celui
de la Bosnie et cette description ne porte d’ailleurs que sur l’énonciateur, jamais sur le
destinataire : il ne s’agit pas de sensibiliser mais de justifier une position de défenseur. Ainsi
Xavier de Roux :
39 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 39. Italiques dans le texte original.
Madame le président, Messieurs les juges, la discussion sur la qualification juridique de cet
événement tragique m’est particulièrement pénible. Elle est difficile car Srebrenica est une
tragédie et la discussion sur la qualification juridique peut sembler extrêmement cynique.
Cependant, nous sommes dans un procès devant votre Cour, devant la plus haute juridiction,
dans un procès où un État, la Serbie-et-Monténégro, est accusé de génocide. Il m’appartient
de vous convaincre que cet État, que l’État de Serbie-et-Monténégro, n’avait aucune intention
génocidaire quelconque dans l’affaire de Srebrenica39.
20Lorsque s’ouvre la procédure orale en effet, la Serbie a changé de stratégie judiciaire :
après avoir prétendu durant la procédure écrite que le seul génocide perpétré avait été commis
contre les Serbes, elle déclare désormais reconnaître les souffrances des victimes bosniaques
et croates. Elle nie cependant que « la tragédie de Srebrenica », et a fortiori les camps, les
déportations, les meurtres, les tortures et l’ensemble du nettoyage ethnique, puissent être
qualifiés de génocide.
40 Ainsi s’exprime l’Agent de la Serbie : « Madame le président, Messieurs les
juges, la Serbie-et-M (...)
41 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 26 et 29. Cette qualification est donc totalement
opposée à la juris (...)
42 Élisabeth Claverie, « L’État à l’épreuve du TPIY. Le traitement pénal de la
politique de purifica (...)
43 “And all three parties [i.e. Serbs, Croats and Bosniaks] were guilty of war crimes
to one degree (...)
44 Sur le conflit qui vers 1992 a opposé Lord Owen à Cherif Bassiouni, un des
principaux artisans de (...)
45 Ian Brownlie répète pas moins de trois fois en une seule audience le même
passage extrait d’un li (...)
46 “[…] when the Bosnian army in the region was defeated the results were in local
terms the taking (...)
47 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 27.
48 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 11.
49 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 43.
50 CR 2006/39, 2 mai 2006, p. 59-61 et CR 2006/40, 3 mai 2006, p. 10-28.
21En outre, la description de la guerre par la Serbie est totalement différente de celle
défendue par la Bosnie. Là où la Bosnie s’attache à reconstruire une politique et un processus
de génocide, la Serbie allègue un embrouillamini indescriptible, moins par son horreur que
par sa confusion40. Le conflit armé, « bien plus compliqué que le requérant ne le présente »,
était « une guerre civile et interne, dont le but était le contrôle des territoires » et non « la
tentative du peuple serbe ou de l’État serbe de détruire un autre groupe ethnique, national ou
religieux »41. Les thèses de certains diplomates occidentaux que la Cour a été accusée de
valider dans son verdict sont reprises par la Serbie qui réintroduit ainsi au cœur des plaidoiries
les atermoiements de la « communauté internationale » lorsqu’il fallut qualifier la guerre et
désigner un agresseur42. Appelé à témoigner par la Serbie, le général sir Michael Rose,
commandant de la FORPRONU de janvier 1994 à janvier 1995, développera ces théories de
manière extrême, accusant Izetbegović, disculpant Milošević tout en précisant que « les
Serbes étaient les agresseurs »43. Surtout, alors que Milošević est mort deux jours plus tôt,
c’est essentiellement sur les déclarations de Lord Owen, ancien co-président de la Conférence
internationale pour l’ex-Yougoslavie en 1993 et bête noire de tous les défenseurs d’une chaîne
d’accusation assez longue pour poursuivre les responsables jusqu’au sommet de l’État
serbe44, que s’appuie Ian Brownlie, professeur de droit international à Oxford, lorsqu’il
affirme que les Serbes de Bosnie agissaient indépendamment de Belgrade et que l’ancien
Président de la Serbie était opposé au siège de Srebrenica, craignant un « bain de sang » si la
ville était prise45. I. Brownlie situe ainsi Srebrenica dans le contexte des affrontements entre
les armées de la Republika Srpska et de la République de Bosnie-Herzégovine, les
Bosniaques utilisant la « zone de sécurité » de l’ONU, qui devait être démilitarisée, pour s’y
retrancher et lancer des attaques contre les villages serbes alentour et l’armée de la Republika
Srpska. Sans prétendre que les Serbes ne faisaient que se défendre, il insiste sur les attaques
bosniaques ; « Srebrenica », conclut-il, est une vengeance locale46. « [P]robablement le crime
le plus épouvantable commis durant cette guerre »47, Srebrenica n’est pas un génocide,
« notion ambivalente utilisée à la fois dans le monde juridique et dans le monde politique »48,
mais un massacre de prisonniers de guerre49 ajoute Xavier de Roux. Quant aux unités
spéciales venues de Belgrade, elles étaient composées de volontaires prétend la Serbie : elles
n’étaient donc pas sous le contrôle de l’armée ou de la police serbes et leurs crimes ne
peuvent lui être imputés50.
51 Slavoj Žižek, Fragile Absolu ou Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être
défendu ?, Paris, Fla (...)
52 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 43.
53 CR 2006/16, 13 mars 2006, p. 49.
54 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 28-29. L’avocat de la Serbie reprend un thème
également développé pa (...)
55 Questions posées par une avocate de la Serbie au docteur András Riedlmayer :
« Admettez-vous qu’e (...)
22Dans cette guerre présentée comme typiquement balkanique – et « les Balkans » note
Slavoj Žižek sont à bien des égards le spectre qui hante l’Europe de la raison et de la paix51
–, tous les bourreaux sont aussi des victimes, ou des victimes en puissance au moins, victimes
d’une violence déchaînée par la peur, une peur suscitée chez les Serbes de Bosnie par le
souvenir des crimes de l’État oustacha et de la division SS Handžar52. Les thèmes autour
desquels s’organise la description des événements par la Serbie sont donc à l’opposé de ceux
qui informent les thèses de la Bosnie : peur, vengeance et même la « conscience politique
spécifique »53, différente de celle des Serbes de Serbie, dont sont crédités les Serbes de
Bosnie, tout semble affects et culture exotique là où la Bosnie parle de stratégie calculée, de
mobilisation et de structures organisées selon un plan ourdi à Belgrade. Si la Serbie évoque
parfois, rarement, stratégies et plans, ce n’est pas pour prouver quoi que ce soit aux juges mais
pour insinuer le doute dans leur esprit. Xavier de Roux déclare ainsi que les plaidoiries de la
Bosnie-Herzégovine ne font que prolonger la propagande d’Alija Izetbegović, rappelant que
celui-ci avait « engagé une agence américaine de relations publiques réputée, Rudder & Finn
Global Public Affairs, qui a eu pour tâche de convaincre l’opinion publique internationale que
les musulmans de Bosnie-Herzégovine étaient justement victimes d’un génocide […]
[réussissant ainsi à] très vite faire oublier [se]s propres buts de guerre »54. Lorsque la Bosnie
fait venir, en qualité de témoin-expert, un spécialiste de la destruction de l’héritage culturel
bosniaque, la Serbie présente sa déposition comme un plaidoyer partisan, voire un élément de
la propagande de Rudder & Finn55.
Conclusion
104 CR 2006/30, 18 avril 2006, p. 35-37 en particulier.
44Quoi qu’il en soit du bien-fondé des critiques adressées à la Cour, l’examen des plaidoiries
montre à quelles difficultés s’est heurtée la Bosnie-Herzégovine en amont du jugement rendu.
Tout son problème est finalement celui-ci me semble-t-il : sensibiliser les juges à un cas, à
une affaire singulière, à une cause dite à la fois en son nom propre, comme État plaideur,
parens patriae, sujet singulier de droit international, et au nom du droit, sous « l’étendard du
droit » pour reprendre les termes du Mémoire de 1994, une cause qui nécessite en outre, pour
être déployée, portée et défendue, une enquête. Durant la procédure, la Bosnie doit en effet
faire comprendre aux juges le caractère massif des crimes. Comme on l’a vu avec les
descriptions de « Srebrenica », ses plaidoiries prolongent la logique d’investigation du TPIY.
Celles de la Serbie au contraire reprennent les thèmes classiques d’une certaine diplomatie des
années 1990 ; la Bosnie s’en indigne et dénonce leur révisionnisme104.
105 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France.
1976, « Cours du 21 (...)
45Or la mesure des crimes allégués, de ce qui est décrit, énoncé dans les plaidoiries, ne peut
être comprise que depuis une certaine position subjective (ce qui ne signifie nullement
« partiale »). L’atteste la manière dont Thomas Franck boucle sa description sur elle-même,
sur son énonciateur et un destinataire abstrait, en évoquant les sentiments d’horreur et d’ennui
que doit susciter sa plaidoirie. En comparant ces positions d’énonciation, on voit ainsi que la
Bosnie tente de faire tenir une vision d’ensemble de « Srebrenica » en maillant un réseau de
faits et de preuves depuis une position à la fois active et affectée, le tout au nom du droit. Au
contraire, lorsque la Serbie se flatte d’être « informée » là où d’autres auraient été
« désinformés » et laisse entendre que les Serbes étaient menacés, qu’ils devaient se défendre
et que le requérant pourrait être accusé à son tour, il me semble qu’elle tient un discours
affilié à celui des « érudits des batailles », férus d’histoire oubliée ou cachée, enfouie ou
occulte, discours qui ne revendique son bon droit qu’« à la fois ancré dans une histoire et
décentré par rapport à une universalité juridique »105 et dont Foucault a analysé dans ses
cours la grammaire proto-raciste.
106 Voir l’article dans lequel il revient sur sa critique du « droits-de-l’hommisme »
et s’en expliqu (...)
46La qualification de ces positions d’énonciation par les acteurs du procès – et donc, en
dernière instance, par les juges – constitue un enjeu crucial de la genèse du jugement, enjeu
difficilement déchiffrable dans l’arrêt mais transparent dans les plaidoiries. Décrire, comme le
fait Thomas Franck, sa position d’énonciation, c’est évidemment inviter les membres de la
Cour à adopter une certaine position de jugement, une position depuis laquelle comprendre,
mesurer, apprécier la nature des faits exposés. Défendre, comme le fait Alain Pellet, un critère
de « contrôle global » ou de « contrôle global effectif », c’est les inviter à se référer à une
catégorie qui permette de saisir un événement dont la massivité échappe à l’expérience
immédiate, à celle des témoins oculaires, à celle aussi des destinataires d’une description en
plan rapproché d’une scène de crime, et ne peut être appréhendée qu’à travers un travail de
totalisation, de mise en série et donc de reconstruction. Il ne faudrait pas croire pour autant
qu’Alain Pellet « tiendrait » à la catégorie de « contrôle global » et Ian Brownlie à celle de
« contrôle effectif ». Après tout, le « contrôle global » défendu par Alain Pellet a été emprunté
par le TPIY à une décision célèbre de la Cour européenne des droits de l’homme (Loizidou c.
Turquie), en 1996, dans laquelle la formulation de ce critère a permis la victoire du requérant,
défendu par Ian Brownlie. Ce dernier n’est d’ailleurs pas spécialement « conservateur » ou
« souverainiste » : en 1998-1999, il a été avocat des victimes dans l’affaire Pinochet devant la
Chambre des Lords. Alain Pellet à l’inverse, père putatif de l’expression « droits-de-
l’hommisme »106, ne passe pas pour hétérodoxe parmi les internationalistes ; il a été très tôt
sensibilisé en revanche aux guerres de l’ex-Yougoslavie. Les deux plaideurs se distinguent
donc sans doute moins par leurs positions sur le droit international en général que par leur
sensibilisation à l’affaire en cause, par leurs positions in specie. L’économie morale,
subjective, des plaidoiries dans cette affaire, dans cette cause, et l’argumentation sur « un
problème de droit international, somme toute très classique » sont donc solidaires l’une de
l’autre.
107 CR 2006/12, 8 mars 2006, p. 41.
108 CR 2006/30, 18 avril 2006, p. 30 et s.
109 CR 2006/7, 2 mars 2006, p. 57.
110 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 39.
111 CR 2006/26, 24 mars 2006, p. 34-56.
112 CR 2006/23, 20 mars 2006, p. 36.
113 CR 2006/26, 24 mars 2006, p. 13.
47Indépendamment de la façon dont il me semble pouvoir la caractériser objectivement (une
cause plaidée au nom du droit et soutenue par un travail de reconstruction et de sensibilisation
aux faits), la position de la Bosnie est attaquée, mise en doute par la Serbie. C’est ainsi par
exemple qu’une technique de sensibilisation, la projection de petits films à l’audience, est
dénoncée par la partie adverse : ces vidéos seraient produites « for emotional reasons »107
prétend-on du côté serbe ; la Bosnie répondra longuement, et sur un ton inhabituellement
passionné, à cette critique108. Autre conflit : les références au génocide des Juifs d’Europe.
Thomas Franck ayant suggéré une comparaison entre certains événements et la Nuit de
cristal109, la Serbie s’en offusque110 ; elle introduit une longue discussion sur le nombre des
morts, sans cesse comparé aux six millions de victimes de la Shoah, et fait comparaître en
qualité de témoin-expert un démographe de l’INED, Jean-Paul Sardon111. De manière
caractéristique encore, lorsque Ian Brownlie contre-interroge le général Dannat, appelé à
témoigner par la Bosnie et qui a travaillé sur le procès Krstić, il souligne que sa connaissance
des faits est basée sur des documents112 ; au général Rose au contraire, qui n’a jamais
participé à aucune enquête, il fait confirmer qu’il n’a eu aucun contact avec le Procureur du
TPIY et qu’il parle d’expérience113 : l’expérience du passé est préférée à l’expertise acquise,
la logique de l’enquête, de l’« établissement des faits » et de la mobilisation qu’elle implique,
est implicitement requalifiée comme logique partisane.
114 CIJ, Génocide, Arrêt, 26 février 2006, § 208.
115 Voir sur les conflits au sein du TPIY le réquisitoire de Florence Hartmann,
ancienne porte-parole (...)
48La position légitime d’énonciation des plaidoiries est donc relativement indéterminée.
Devant la CIJ, qui en raison de son extraction arbitrale ne dispose d’aucun pouvoir
inquisitorial ou presque, l’enquête, forcément le fait d’une partie, peut être facilement
suspectée de partialité. Or dans son arrêt la Cour déclare « [avoir] admis de longue date que
les allégations formulées contre un Etat qui comprennent des accusations d’une
exceptionnelle gravité doivent être prouvées par des éléments ayant pleine force
probante »114. Elle adopte ainsi une thèse défendue par la Serbie. Entendant des plaidoiries
qui s’inscrivent dans une logique de dénonciation publique, elle adopte surtout un régime de
preuve plus exigeant. Ce qui est en cause, devant la CIJ en 2006 comme au TPIY depuis
1995, c’est donc l’extension du schéma de dénonciation des crimes, de la cause plaidée par le
Procureur au TPIY, de la cause plaidée par la Bosnie devant la CIJ. Dans sa version
institutionnelle la plus large, ce schéma lie Milošević – et donc, automatiquement, la Serbie
– à Srebrenica et qualifie les faits de génocide ; beaucoup cependant s’y sont opposés à un
moment ou à un autre, soit qu’ils doutaient sincèrement, soit sans doute aussi qu’ils
craignaient une dénonciation « excessive » qui, jamais portée, a pourtant menacé le Royaume-
Uni115.
116 Bruno Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris,
La Découverte, 200 (...)
49On voit enfin dans la remarquable réponse du Président de la CIJ à Alain Pellet en 2000 –
« il ne s’agit pas de savoir si une décision est bonne ou mauvaise – ce qui est une question
pour la doctrine –, mais de savoir si une question une fois jugée doit être remise en cause » –
combien la position d’énonciation des plaidoiries bosniennes est éloignée d’une certaine
position de jugement, liée au statut du droit international, droit de chancelleries, droit pour
juges, droit de juges. Pour le Président de la CIJ, et six ans plus tard pour la majorité de la
Cour, le jugement d’un cas singulier au nom du droit n’est pas seul en cause. Compte autant le
souci d’assurer, de maintenir, au fil des décisions rendues, la certitude, l’objectivité du droit,
une objectivité dont Bruno Latour remarque au terme de son ethnographie du Conseil d’État –
dont le Président de la CIJ cité est membre – qu’elle « a donc ceci d’étrange qu’elle est
littéralement sans objet mais entièrement tenue par la production d’un état mental », garante
de ce « maintien homéostatique du droit [qui] raconte une histoire qui ne concerne que le droit
et permet d’éviter toute surprise en maintenant la sécurité juridique »116.
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Notes
1 Antonio Cassese, “A Judicial Massacre”, The Guardian / Comment is free, 27 février
2007, non paginé,
http://commentisfree.guardian.co.uk/antonio_cassese/2007/02/the_judicial_massacre_of_srebr
.html, consulté le 10 mars 2009.
2 Contre la « République fédérative de Yougoslavie (Serbie-et-Monténégro) » selon la
terminologie onusienne, « République fédérative de Yougoslavie » tout court pour l’État
concerné qui se prétendait continuateur de la Yougoslavie, plus tard « Serbie-et-
Monténégro », puis « Serbie ». Pour la commodité de la lecture je parlerai toujours de Serbie
dans la suite de ce texte.
3 Tribunal international pénal pour l’ex-Yougoslavie, Le Procureur c/ Radovan Karadžić et
Ratko Mladić, Examen des actes d’accusation dans le cadre de l’article 61 du règlement de
procédure et de preuve, 11 juillet 1996, p. 40.
4 Élisabeth Claverie, « L’État à l’épreuve du TPI. Le traitement pénal de la politique de
purification ethnique », in Tommaso Vitale (sous la dir.), Alla prova della violenza.
Introduzione alla sociologia pramatica dello stato, Rome, Editori Riuniti, à paraître.
5 Signé en 1948 et entré en vigueur en 1951, c’est par ce traité que le néologisme inventé par
Lemkin en 1944 a été inscrit dans le droit.
6 Mémoire du Gouvernement de la République de Bosnie-Herzégovine, 15 avril 1994, p. 3.
7 Cité par Nicholas Wood, “Bosnian Muslims View Ruling as Another Defeat”, New York
Times, 27 février 2007.
8 Contre-Mémoire,23 juillet 1997, p. 289-809.
9 Pour ne donner qu’un seul exemple, le plus flagrant, de ces manœuvres – mais qui
contrairement à d’autres, qu’il serait trop long d’expliquer ici, a l’apparence de n’être né que
d’une initiative des dirigeants de la Republika Srpska – un faux a été adressé à la Cour
prétendant que la Bosnie se désistait de l’instance.
10 Cour internationale de Justice, Audience publique tenue le 27 février 2006, à 10h30, au
Palais de la Paix, sous la présidence de Mme Higgins, président, en l’affaire relative à
l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Compte-rendu, CR 2006/2, p. 14-16, les
caractères italiques sont un ajout de ma part. Dans la suite de l’article j’abrègerai les
références en ne mentionnant que le numéro du compte-rendu (ici CR 2006/2) et la date de
l’audience. Les plaideurs pouvant s’exprimer, au choix, en français ou en anglais, je les citerai
dans la langue qu’ils utilisent.
11 Antonio Cassese, “A Judicial Massacre”, Ibid.
12 Par exemple sur le site Srebrenica Genocide : “ICJ – POLITICS & JUSTICE DON’T
MIX. Our Editorial Analysis of ICJ’s Recent Ruling : Bosnia vs. Serbia”, http://srebrenica-
genocide.blogspot.com/2007/03/icj-politics-justice-dont-mix.html, consulté le 21 mars 2007.
Voir aussi l’interprétation défendue par Florence Hartmann, ancienne porte-parole de Carla
Del Ponte, Procureur du TPIY, dans son livre Paix et Châtiment. Les guerres secrètes de la
politique et de la justice internationales, Paris, Flammarion, 2007. Voir aussi de Muhamed
Sacirbey, qui fut le premier Agent de la Bosnie devant la Cour et participa aux négociations
des Accords de Dayton et qui rapporte les pressions exercées par les pays « euro-atlantiques »
pour que la Bosnie retire sa plainte : Ambassador Muhamed Sacirbey, “Objectives of Bosnia
and Herzegovina in Filing ‘Genocide Case’ Claim at the International Court of Justice”, 21
May 2007, World Federalist Movement (intervention lors d’un séminaire organisé par le
World Federalist Movement ; disponible naguère sur le site du WFM).
13 Florence Hartmann, Paix et Châtiments, Op. cit., ch. 2 « Le procès Milosevic ».
14 Voir en particulier Florence Hartmann, Ibid. Comme le rappelle Florence Hartmann, les
membres de la Chambre de première instance du TPIY devant laquelle se déroulait le procès
de Slobodan Milošević disposaient d’une partie de ces minutes, que le Procureur avait pu
obtenir de la Serbie à condition de ne pas les divulguer.
15 Démarche rapportée par Christian Chartier, ancien Chef du Service de Presse, et Richard
J. Goldstone, ancien Procureur du TPIY, dans le documentaire Against All Odds de 2003 et
dont on peut trouver la vidéo et le script sur le site Sense Tribunal : http://www.sense-
agency.com/en/multimedia/index.php ?trans =8&mulkat =2, consulté le 18 mars 2009.
16 Déclaration à l’AFP le 26 février 2007, reproduite sur le site suivant :
http://www.preserverlajusticeinternationale.org/articles/002_26-02-2007.pdf, consulté le 18
mars 2009; dans une interview sur son blog : http://xderoux.wordpress.com/2007/03/08/,
consulté le 18 mars 2009. Avant de plaider pour la Serbie devant CIJ, Xavier de Roux, ancien
avocat d’affaires, associé chez Gide, et député UDF de 1993 à 1997 puis UMP de 2002 à
2007, avait été l’avocat du général Momir Talić, principal responsable militaire de la Région
autonome de Krajina (nord-ouest de la Bosnie), accusé notamment de génocide. Le général
Talić est mort en 2003 avant la fin de son procès.
17 Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, Le Seuil, [1971], 1996, p. 281 et s.
18 Sur la distinction entre quaestio juris et quaestio facti et l’histoire du modèle du
syllogisme judiciaire, voir le livre de Massimo Vogliotti, Tra fatto e diritto. Oltre la
modernità giuridica, G. Giappichelli Editore, Turin, 2007, p. 54 et s.
19 Exemples de ces analyses dans le dossier coordonné par Baudouin Dupret, « Le droit en
action et en contexte. Ethnométhodologie et analyse de conversation dans la recherche
juridique », Droit et Société, n° 48, 2001.
20 Ainsi neuf témoins seulement ont été appelés à déposer devant la Cour au cours des
plaidoiries orales et sur le fond de l’affaire.
21 J’évoque, faute d’avoir su trouver une expression meilleure, un conflit
« historiographique », entre guillemets, puisque c’est bien de l’écriture de l’histoire qu’il est
question, ce qui ne signifie en rien que les parties à l’instance partagent, comme normalement
des historiens de métier, un même souci de la vérité, ni que les thèses qu’elles développent
devant la Cour soient d’égale valeur. Il est évident que si les deux parties s’appuient sur des
compétences historiographiques, leurs enjeux n’ont rien de commun, la Serbie notamment
cherchant avant tout à éviter qu’un jugement soit rendu – cf. note 9 et infra, troisième partie.
22 C’est autour des guerres de Bosnie que la « communauté internationale » commence à
être convoquée naturellement dans les discours publics ; voir Francis Chateauraynaud, « Une
entéléchie d’après la guerre froide. Note sur les modes d’existence de la communauté
internationale », juillet 2002,
http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/11/43/11/PDF/communaute_internationale.pdf,
consulté le 18 mars 2009.
23 Sur la construction de connaissances publiques sur Srebrenica, voir Cultures et Conflits,
« Srebrenica, dix ans après », n° 65, printemps 2007, textes en line sur le site de la revue :
http://www.conflits.org/index2189.html, consulté le 18 mars 2009.
24 Pour plus de détail voir notamment John Hagan, Justice in the Balkans. Prosecuting War
Crimes in The Hague Tribunal, “Chapter 5 – The Srebrenica ghost team”, Chicago and
London, The University of Chicago Press, 2003.
25 ICTY, The Prosecutor v. Radislav Krstić, IT-98-33-T, Judgement, 2 August 2001, § 84.
26 En réalité, quoiqu’en bien moins grand nombre, des femmes aussi ont été tuées, ainsi que
de très jeunes enfants ; plusieurs ont été violées – durant la guerre, les viols très nombreux et
visant spécifiquement les musulmanes de Bosnie ont été utilisés comme une arme bien avant
Srebrenica.
27 La qualification de Srebrenica comme génocide est réaffirmée en janvier 2005 dans le
procès de Vidoje Blagojević, colonel bosno-serbe commandant la Brigade de Bratunac
impliquée dans les massacres. Déclaré coupable de complicité de génocide en première
instance, en mai 2007 il est acquitté de ce chef d’accusation en appel, la qualification de
Srebrenica comme génocide n’étant pas contestée par la Chambre d’appel.
28 Cité dans Michèle Picard, Asta Zinbo, « Sur le Rapport du gouvernement de la Republika
Srpska », Cultures et Conflits, n° 65, http://www.conflits.org/index2242.html, non paginé,
consulté le 18 mars 2009.
29 Traduction française partielle de la déclaration adoptée par le Conseil des ministres lue
par le professeur Luigi Condorelli, avocat de la Bosnie, in CR 2006/11, 7 mars 2006, p. 10-
11. Le film, réalisé par les auteurs de l’exécution, a été révélé par une chaîne de télévision
serbe le 2 juin 2005, créant un scandale dans la presse internationale et en Serbie puisqu’il
apportait un démenti aux thèses officielles du non-engagement de la Serbie dans les massacres
de Srebrenica. Il fut également diffusé lors du procès Milošević.
30 Le film est diffusé lors de la troisième audience, le 28 février 2006 après-midi. Cf. CR
2006/4, p. 59.
31 Voir les procès de Goran Jelisić, gardien de camp qui se faisait appeler l’Adolf serbe,
Milomir Stakić, ancien président de la cellule de crise de Prijedor, dont dépendait les plus
célèbres camps, Momčilo Krajišnik, ancien président de l’Assemblée des Serbes de Bosnie, et
Radoslav Brđanin, ancien dirigeant de la Région autonome de Krajina, au nord-ouest de la
Bosnie.
32 CR 2006/3, 28 février 2006, p. 23. L’Agent de la Bosnie évoque « 7000 à 8000
personnes » : il reprend donc exactement l’estimation du TPIY dans l’arrêt Krstić sans
chercher à préciser le nombre des victimes, 10000 plutôt selon d’autres estimations.
33 “The events of the nine days from July 10-19 1995 in Srebrenica defy description in their
horror […]. […] The Trial Chamber cannot permit itself the indulgence of expressing how it
feels about what happened in Srebrenica, or even how individuals as well as national and
international groups not the subject of this case contributed to the tragedy. This defendant,
like all others, deserves individualised consideration”, in ICTY, Prosecutor v. Radislav
Krstic, IT-33-98-T, Judgement, 2 August 2001, § 2.
34 “Madam President, Members of the Court, the Srebrenica massacre is the best known and
maybe by now the best documented episode of the prolonged period of ethnic cleansing,
which is central to our case. […] Before I go into a more focused description of what
happened in July 1995, I would like to provide some more context. If we want to give
Srebrenica its proper place in the ethnic cleansing campaign that to a large extent destroyed
the typical Bosnia and Herzegovina of before [the war], we need to look at a larger picture.
‘Srebrenica’ was not a goal in itself, it was merely the finale, the climax, the completion of
what had been the plan all along, at least since the beginning of 1991. We are today
discussing part of that earlier plan. This earlier plan did not focus on Srebrenica alone but
related to all of eastern Bosnia.”, in CR 2006/4, 28 février 2006, p. 37.
35 C’est lors de cette première description de la série temporelle longue qui aboutit aux
massacres de Srebrenica que le film de l’exécution de six jeunes musulmans par les Scorpions
est projeté à l’audience. Des détails sur l’engagement des unités venues de Serbie, en
particulier sur les Kajman, Plavi et Skorpija mentionnés dans des rapports de l’armée bosno-
serbes saisis par la Bosnie-Herzégovine sont donnés dans la Reply of Bosnia and Herzegovina
déposée à la Cour et datée du 23 avril 1998, p. 602-609 et à laquelle les avocats de la Bosnie
renvoient les juges.
36 CR 2006/23, 20 mars 2006.
37 CR 2006/6, 2 mars 2006, p. 34.
38 CR 2006/7, 2 mars 2006, p. 55-56. Italiques dans le texte original.
39 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 39. Italiques dans le texte original.
40 Ainsi s’exprime l’Agent de la Serbie : « Madame le président, Messieurs les juges, la
Serbie-et-Monténégro est accusée du génocide et elle est obligée d’établir la vérité. […] [L]a
complexité du conflit qui a eu lieu en Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 est telle que ce
conflit est le mieux caractérisé par la maxime de Hobbes bellum omnium contra omnes », in
CR 2006/10, 10 mars 2006, p. 37 et 38.
41 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 26 et 29. Cette qualification est donc totalement opposée à
la jurisprudence du TPIY – cf. introduction et note 3.
42 Élisabeth Claverie, « L’État à l’épreuve du TPIY. Le traitement pénal de la politique de
purification ethnique », in Tommaso Vitale (sous la dir.), Alla prova della violenza, Op. cit..
43 “And all three parties [i.e. Serbs, Croats and Bosniaks] were guilty of war crimes to one
degree or another. […] The responsibility for those war crimes does not lie solely with the
military because of course on all three sides the military were again in support of the civil
power. And so the burden of responsibility for those war crimes undoubtedly goes through the
civil authority, and notably to the top, in the case of Mr. Tudjman ; in the case of Republika
Srpska, Mr. Karadžić ; and in the case of Bosnia-Herzegovina, Mr. Izetbegović. All three
share responsibility for the war crimes and atrocities.”, in CR 2006/26, 24 mars 2006, p. 11.
44 Sur le conflit qui vers 1992 a opposé Lord Owen à Cherif Bassiouni, un des principaux
artisans de la renaissance du droit international pénal, alors président de la Commission
d’experts de l’ONU sur les violations du droit international humanitaire en ex-Yougoslavie,
voir John Hagan Justice in the Balkans, Op. cit., “Chapter 2 – Experts on atrocity”. Le 15
novembre 1993, l’Ambassadeur de Bosnie-Herzégovine près les Nations unies annonça que
Francis A. Boyle (conseiller juridique du gouvernement bosnien et qui avait déjà préparé la
requête contre la Serbie et fait fonction d’agent de la Bosnie devant la Cour) allait déposer au
greffe de la CIJ une nouvelle requête accusant la Grande-Bretagne d’aider et encourager la
perpétration du génocide. La plainte devait attaquer une diplomatie pro-serbe visant à un plan
de partition de la Bosnie-Herzégovine, c’est-à-dire à une validation du nettoyage ethnique,
ainsi que le soutien britannique à l’embargo sur les ventes d’armes qui ne touchait guère que
les Bosniaques, les Serbes de Bosnie étant armés par la Serbie – cf. Francis A. Boyle, “Trying
to Stop Aggressive War and Genocide against the People and the Republic of Bosnia and
Herzegovina”, daté du 4 avril 1997, http://tribina-bosnjaka.com/agressiv.htm, consulté le 18
mars 2009. En novembre 2000, en tant qu’avocat de l’Association Les Femmes de Srebrenica,
il adressa à Carla Del Ponte une lettre publique lui demandant de poursuivre Lord Owen et
d’autres pour complicité de génocide. Le texte de la lettre se trouve sur le site de l’Association
Les Femmes de Srebrenica : http://www.srebrenica.ba/index.en.php ?link =articles&p =12,
consulté le 18 mars 2009.
45 Ian Brownlie répète pas moins de trois fois en une seule audience le même passage extrait
d’un livre de Lord Owen, cité par l’auteur lui-même dans son témoignage au procès
Milošević : cf. CR 2006/17, 13 mars 2006, p. 13-14, 32 et 41.
46 “[…] when the Bosnian army in the region was defeated the results were in local terms
the taking of revenge. […] No long-term planning was involved and certainly no planning
from Belgrade”, in CR 2006/16, 13 mars 2006, p. 12 (italiques dans l’original). Ian Brownlie
suggérant une équivalence entre les crimes des forces bosniaques et bosno-serbes et visant
explicitement le rôle de Naser Orić, commandant de l’armée de la République de Bosnie-
Herzégovine à Srebrenica, je précise que celui-ci a été jugé pour violation des lois ou
coutumes de la guerre devant le TPIY et entièrement acquitté en 2008.
47 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 27.
48 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 11.
49 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 43.
50 CR 2006/39, 2 mai 2006, p. 59-61 et CR 2006/40, 3 mai 2006, p. 10-28.
51 Slavoj Žižek, Fragile Absolu ou Pourquoi l’héritage chrétien vaut-il d’être défendu ?,
Paris, Flammarion, 2008, ch. 1 « Pour en finir avec le fantôme des Balkans ».
52 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 43.
53 CR 2006/16, 13 mars 2006, p. 49.
54 CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 28-29. L’avocat de la Serbie reprend un thème également
développé par Jacques Vergès dans sa « plaidoirie » pour Milošević – cf. Jacques Vergès,
Justice pour le peuple serbe, suivi de Consultation sur la légitimité du Tribunal pénal
international pour l’ex-Yougoslavie. La plaidoirie que j’aurais prononcée devant le Tribunal
pénal international, Paris, L’Âge d’Homme, 2003.
55 Questions posées par une avocate de la Serbie au docteur András Riedlmayer :
« Admettez-vous qu’en 1995, vous avez écrit une lettre à Bill Clinton en demandant la levée
de l’embargo sur les armes pour la Bosnie-Herzégovine ? [Réponse du témoin : « oui »] » ;
« Savez-vous que l’agence de relations publiques américaine, Rudder & Finn travaillait pour
le Gouvernement bosniaque concernant la destruction des monuments culturels ?
[Réponse négative] Elle ne vous a pas contacté ? [Réponse négative] » ; « Seriez-vous
d’accord qu’en fait, votre déposition aujourd’hui ici est plus la déposition d’un avocat que
d’un témoin impartial extérieur ? [Réponse négative] », in CR 2006/22, 17 mars 2006, p. 50,
51 et 54.
56 Yan Thomas, « L’institution civile de la cité », Le Débat, n° 74, 1993, p. 23-45.
57 Cour internationale de Justice, Application de la Convention pour la prévention et la
répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), Arrêt du 11
juillet 1996, « Déclaration commune de MM. Shi et Vereshchetin », p. 632.
58 CR 2006/2, 27 février 2006, p. 17.
59 C’est sur cette question par exemple, traitée par Thomas Franck, que se conclut le
premier tour de plaidoiries au nom de la Bosnie-Herzégovine ; cf. CR 2006/11, 7 mars 2006,
p. 51-58.
60 CR 2006/8, 3 mars 2006, p. 11.
61 Déposition du général sir Richard Dannat, CR 2006/23, 20 mars 2006 ; déposition du
général sir Michael Rose, CR 2006/26, 24 mars 2006.
62 CR 2006/10, 6 mars 2006, p. 37.
63 Ibid., p. 40.
64 Ibid., p. 46-47.
65 Cf. International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia, The Prosecutor v. Duško
Tadić, IT-94-1-A, Judgement, 15 July 1999, §§ 172-237. Voir l’article d’Élisabeth Claverie et
Rafaëlle Maison, « L’“entreprise criminelle commune” devant le Tribunal pénal international
pour l’ex-Yougoslavie », in Pierre Truche (sous la dir.), Juger les crimes contre l’humanité.
Vingt ans après le procès Barbie. Actes du colloques des 10, 11 et 12 octobre 2007, École
normale supérieure Lettres et sciences humaines, Lyon, ENS Éditions, à paraître en 2009.
66 International Court of Justice, Military and Paramilitary Activities in and against
Nicaragua (Nicaragua v. United States of America), Judgment of 27 June 1986, § 115.
67 International Criminal Tribunal for the former Yugoslavia, The Prosecutor v. Duško
Tadić, IT-94-1-A, Judgement, 15 July 1999, §§ 99-145.
68 Pour une analyse de la construction de l’arrêt Tadić précitéje me permets de renvoyer à
mon texte “Legal Cosmopolitanism Divided. Stating, Codifying, and Invoking International
Law of State Responsibility”, in Yves Dezalay, Bryant. G. Garth (eds.), Lawyers and the
Construction of the Rule of Law. National and Transnational Processes, à paraître en 2009.
69 Un exemple entre mille : « Professor Pellet has argued strenuously in favour of a low
standard of proof in cases of genocide. […] [H]e argued that because of its special character,
genocide should be accorded a lower standard of proof » déclare Ian Brownlie (CR 2006/16,
13 mars 2006, p. 39). Là où Alain Pellet parle de critère d’attribution d’une intention
collective, Ian Brownlie reprend son argumentation en prétendant qu’il parle d’un régime de
preuve, « a low standard of proof ».
70 CR 2006/31, 18 avril 2006, p. 39.
71 Voir notamment CR 2006/8, 3 mars 2006, p. 34 et s.(Pellet) ; CR 2006/10, 6 mars 2006,
p. 46 et s. (Pellet) ; CR 2006/16, 13 mars 2006, p. 39 et s.(Brownlie) ; CR 2006/17, 13 mars
2006, p. 42 et s. (Bronwlie) ; CR 2006/21, 16 mars 2006, p. 15-17 (Brownlie) ; CR 2006/31,
18 avril 2006, p. 33-39 (Pellet).
72 Cour internationale de Justice, Affaire relative à l’Application de la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-
Monténégro), Arrêt, 26 février 2007, § 407.
73 Ibid.,§ 406.
74 Mireille Delmas-Marty, Études juridiques comparatives et internationalisation du droit,
Paris, Collège de France / Fayard, 2003, p. 26.
75 Sur la constitution du droit international comme spécialité professionnelle, voir Martti
Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations. The Rise and Fall of International Law, 1870-
1960, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
76 Michel Foucault, Sécurité, Territoire, Population. Cours au Collège de France. 1977-
1978, « Leçon du 22 mars 1978 », Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2004, p. 307-308
notamment.
77 Ibid., p. 310.
78 Ligue internationale et permanente de la paix, Première Assemblée générale. 8 juin 1868,
Paris, Guillaumin, 1868, p. 60. Caractères italiques dans le texte original.
79 La Ligue est créée à l’issue d’un Congrès international de la paix, « assises de la
démocratie européenne » (Charles Lemonnier, La Vérité sur le Congrès de Genève, Berne et
Genève, Vérésoff et Guarrigues, 1867, p. 4) tenues sous la présidence d’honneur de Garibaldi
et auxquelles participent notamment Bakounine, Quinet et Leroux. Cf. Annales du Congrès
de Genève (9-12 septembre 1867), Genève, Vérésoff et Guarrigues, 1868.
80 Charles Lemonnier, La Vérité sur le Congrès de Genève, Op. cit., p. 7. Lemonnier
imagine des États-Unis d’Europe ; cf. Ligue internationale de la paix et de la liberté, Rapport
présenté au Congrès tenu à Lausanne le 14 septembre 1869 par Ch. Lemonnier sur cette
question : Déterminer les bases d’une organisation fédérale de l’Europe, Paris, Librairie des
Sciences sociales, 1869.
81 Cf. par exemple Michel Chevalier, La guerre et la crise européenne, Paris, Garnier
Frères, 1866 ; Paul Leroy-Beaulieu, Les guerres contemporaines (1853-1866). Recherches
statistiques sur les pertes d’hommes et de capitaux, Paris, Guillaumin, « Bibliothèque de la
Paix, publiée par les soins de la Ligue internationale et permanente de la paix », 1868.
82 Cf. Léon Bourgeois, Pour la Société des Nations, Paris, Gallia, 1913. A noter que
Bourgeois défendait aussi l’arbitrage comme technique de règlement des « conflits du capital
et du travail ». La technique se développe dans un champ de problèmes relativement divers.
83 Léon Bourgeois, « L’État de droit entre les nations (Discours prononcé à l’occasion du
jubilé de M. Louis Renault, le 10 mars 1907) », in Pour la Société des Nations, op. cit.,
p. 129-137.
84 Cf. Christianus L. B. de Wolff, Jus gentium methodo scientifica pertractatum, in quo jus
gentium naturale ab eo, quod voluntarii, pactitii et consuetudinarii est, accurate distinguitur,
Halle, 1749, Officina Libraria Rengeriana ; Emmer de Vattel, Le Droit des gens. Ou principes
de la loi naturelle, appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et des Souverains, 2
Tomes, Londres, 1758. Vattel, dont le traité est devenu l’une des autorités les plus citées
jusqu’au XIXe s., et même encore au début du XXe s., reprend en grande partie Wolff (cf.
Emmanuelle Jouannet, Emmer de Vattel et l’émergence doctrinale du droit international
classique, Paris, Pédone, 1998). Chez l’un comme chez l’autre, les droits des nations, et donc
leurs devoirs les unes envers les autres, viennent de leurs devoirs envers elles-mêmes.
Fondateurs du droit des gens, ces devoirs envers soi-même, erga semetipsum, sont prescrits
par la loi naturelle : ils sont tirés de la nature de l’État qui indique les fonctions à accomplir
par les « Conducteurs de Sociétés ». Il me semble qu’on ne peut comprendre que Vattel parle
du prix des grains, du problème des monopoles, de la balance du commerce, de la nécessité
d’encourager l’amour de la patrie, qu’il s’emporte sur quarante pages contre Rome, les
évêques, les périls que le célibat des prêtres et les vocations religieuses font courir à l’État,
qu’en considérant que le « droit des gens », objet de son traité, est lié pour lui à une certaine
théorie du gouvernement. A cet égard, le « droit de la nature et des gens », c’est un élément de
la gouvernementalité des juristes, ou des diplomates versés dans le droit, ce à travers quoi ils
analysent l’État et lui prescrivent une conduite.
85 Laurent Thévenot, « Les investissements de forme », in Cahiers du Centre d’Études de
l’Emploi, « Les conventions économiques », Paris, Presses Universitaires de France, 1985,
p. 21-71.
86 Edgard Rouard de Card, L’Arbitrage international dans le passé, le présent et l’avenir,
Paris, Durand et Pédone-Lauriel, 1877, p. 81-82. Cet essai a valu à son auteur d’être lauréat
du concours organisé par la Faculté de Droit de Paris sur le thème de l’arbitrage international.
Rouard de Card est alors docteur en droit et deviendra ensuite professeur et membre de
l’Institut du Droit International. Sur l’Institut voir Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer
of Nations, Op. cit..
87 Et qui lui vaut parfois d’être présentée comme l’archétype de l’« old-style international
court » comparée aux « new-style international courts » dont la juridiction est obligatoire et
qui peuvent être saisies par des individus ; cf. Karen Alter, “Private Litigants and the New
International Courts”, Comparative Political Studies, 2006, vol. 39, n° 1, p. 22-49.
88 Cour permanente de Justice internationale, Comité consultatif de juristes, Procès-verbaux
des séances du Comité (16 juin – 24 juillet 1920), La Haye, Van Langenhuysen Frères, 1920,
p. 293-346.
89 « [D]ebarred from directly acting as an important instrument of peace, the Court has
made a tangible contribution to the development and clarification of the rules and principles
of international law », in Hersch Lauterpacht, The Development of International Law by the
International Court, Being A revised Edition of “The development of International Law by
the Permanent Court of International Justice” (1934), London, Stevens & Sons Limited,
1958, p. 5. L’auteur a lui-même été juge à la CIJ de 1954 à sa mort en 1960.
90 Code civil, art. 5 : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition
générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises ».
91 Par exemple lors des guerres balkaniques ; cf. Dzovinar Kévonian, « L’enquête, le délit,
la preuve : les “atrocités” balkaniques de 1912-1913 à l’épreuve du droit de la guerre », Le
Mouvement Social, janvier-mars 2008, p. 13-40.
92 La possibilité que des États s’engagent a priori à reconnaître sa compétence, dans un
traité comme la Convention Génocide par exemple ; à travers des « déclarations facultatives
d’acceptation de la juridiction obligatoire de la Cour » que les États qui le souhaitent puissent
déposer au greffe de la Cour ; en sollicitant, via des organes de l’ONU comme l’Assemblée
générale, des avis juridiques qui sont des quasi-procès (par exemple la demande d’avis sur la
licéité de la construction du Mur par Israël).
93 Luc Boltanski, avec Yann Darré et Marie-Ange Schiltz, « La dénonciation », Actes de la
recherche en sciences sociales, 1984, n° 51-1, p. 3-40.
94 Cf. Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, « Du monde social en tant que scène d’un
procès », in Luc Boltanski, Élisabeth Claverie, Nicolas Offenstadt, Stéphane Van Damme
(sous la dir.), Affaires, scandales et grandes causes. De Socrate à Pinochet, Paris, Stock,
2007, p. 395-452.
95 CR 2006/2, 27 février 2006, p. 17.
96 Cf. note 44.
97 Louis Renault, « Préface » à Albert de La Pradelle, Nicolas Politis, Recueil des
arbitrages internationaux, Paris, Les Éditions internationales, 1905, repris dans L’Œuvre
internationale de Louis Renault, 1843-1918, Tome III, Paris, Les Éditions internationales,
1933, p. 535. Professeur de droit à la Faculté de Droit de Paris et de droit international à
l’École libre des Sciences politiques, Louis Renault fut le premier jurisconsulte nommé au
Quai d’Orsay, en 1890. Il a participé aux deux Conférences de la paix de La Haye ainsi qu’à
bon nombre d’arbitrages avant la Guerre, toujours en qualité de conseiller.
98 « Les meurtres brièvement présentés ci-dessus peuvent constituer des crimes de guerre et
des crimes contre l’humanité, mais la Cour n’a pas compétence pour en juger. Dans l’exercice
de la compétence que lui confère la convention sur le génocide, elle considère qu’il n’a pas
été établi par le demandeur que ces meurtres constituaient des actes de génocide prohibés par
la Convention. », in CIJ, Génocide, Arrêt, 26 février 2006, § 277.
99 J’explique en quelques lignes cette stratégie particulièrement contournée. En 1999, la
Serbie a introduit une instance contre les États membres de l’OTAN en arguant de l’illégalité
des bombardements effectués sans mandat de l’ONU. Or la Serbie a été déboutée de sa
requête, la Cour trouvant que n’étant pas à l’époque membre de l’ONU, la Serbie n’avait donc
pas de jus standi, de droit d’ester devant « l’organe judiciaire principal des Nations Unies ».
Depuis lors la Serbie soutient que n’ayant pas accès à la Cour en 1999 elle ne peut pas plus
être attraite devant elle. Tout cela n’est pas le fruit d’un heureux hasard pour la Serbie : un de
ses agents a expliqué dans une interview donnée à la presse serbe que sa stratégie avait été de
perdre le procès contre les membres de l’OTAN pour ensuite pouvoir se prévaloir d’une
décision lui permettant de déclarer que la Cour n’avait pas compétence pour connaître d’une
affaire impliquant la Serbie, y compris celle du génocide.
100 Par exemple CR 2006/12, 8 mars 2006, p. 11 et 17 ; CR 2006/18, 14 mars 2006, p. 10 :
« Mais peut-on, aujourd’hui, charger l’histoire des Balkans de cet épouvantable crime qui
heureusement n’a pas été commis au moment même où la région doit s’apaiser, au moment
même où la mission de votre Cour est de concourir à la paix, où il faut arracher la vengeance
à la mémoire des peuples ? ».
101 Voir l’analyse de la défense mise en place par Vojislav Šešelj : Élisabeth Claverie,
« Outrage au Tribunal. La défense mafieuse, une nouvelle forme de défense », Droit &
Société, à paraître en 2009.
102 « Si les contradictions [entre juridictions] se multiplient, il sera bien difficile pour les
États de savoir comment se comporter, et pour les conseillers juridiques des États de
s’acquitter de leur mission. Cette fragmentation du droit international et de la justice
internationale présente un réel danger pour le rôle du droit international dans la vie
internationale » déclare en 2000 le Président de la CIJ d’alors, ancien conseiller juridique du
Quai d’Orsay, devant la Commission du droit international de l’ONU in Annuaire de la
Commission du droit international, 2000, vol. I, « Compte-rendu analytique de la 2658e
séance », p. 384.
103 Annuaire de la Commission du droit international, 2000, vol. I, « Compte-rendu
analytique de la 2658e séance », p. 386-387.
104 CR 2006/30, 18 avril 2006, p. 35-37 en particulier.
105 Michel Foucault, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976,
« Cours du 21 janvier 1976 », Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 1997, p. 44 et 45. Il me semble,
et ce d’autant plus que des plaideurs tels que Ian Brownlie et Xavier de Roux sont plus
passionnément sincères je crois que cyniquement calculateurs, que leurs plaidoiries sont
parentes, par le style et l’insistance sur la « désinformation » au moins, de certains écrits de
Vladimir Volkoff par exemple dont le roman L’Enlèvement, publié aux Éditions du Rocher en
2000, un an donc après l’inculpation de Slobodan Milošević, met en scène le personnage,
assez pauvre cliché à vrai dire, d’un jeune capitaine français, issu d’une vieille souche
bretonne qu’on imagine aisément d’extraction noble immémoriale, catholique et chouanne, et
dont la vocation militaire est éprouvée lorsque ses supérieurs l’envoient enlever en secret le
Président du Monterosso, héros, abandonné aux marches de la Chrétienté, d’un combat
orthodoxe et national contre l’islamisme international, pour le faire ensuite comparaître
devant un Tribunal des Droits de l’Homme sis en Europe du Nord, instrument bien entendu de
l’impérialisme et de la propagande moralisatrice des Etats-Unis. Plusieurs publications des
Éditions L’Âge d’Homme pourraient être extraites de la même veine ; un exemple qui ne sera
sans doute jamais dépassé dans son esthétique propre : le Camerone de Patrick Barriot, qui fut
médecin colonel et servit dans la FORPRONU avant de devoir démissionner de l’armée
française pour avoir refusé de renoncer à sa qualité de « représentant » de la « République
serbe de Krajina », préférant perdre son grade plutôt que « perdre l’honneur » comme il le
dira, comme témoin de la défense, au procès de Slobodan Milošević (audience du 11 janvier
2005, p. 34 858) : « Mon nom est Patrick Barriot. Je n’ai pas besoin de pseudonyme pour
dénoncer les bourreaux et les calomniateurs du peuple serbe. Je suis citoyen de la République
Française, citoyen de la République Serbe de Krajina et citoyen européen. / En tant que
citoyen français je voudrais raviver le souvenir de notre histoire de France ensevelie sous la
poussière journalistique. / Le souvenir du temps où les cloches de Notre Dameannonçaient
aux chrétiens de France la tragique défaite du Prince Lazar face aux envahisseurs turcs
[référence à la bataille de Kosovo Polje en 1389]. […] En tant que citoyen de la République
Serbe de Krajina, je voudrais rappeler certaines choses. La Krajina n’est pas un territoire
“occupé”, ni “annexé”, ni “conquis” par les Serbes depuis 1991. La Krajina est une terre serbe
depuis le IXe siècle. […] / En tant que citoyen européen, je pose la question : “Laisserons-
nous exterminer un peuple qui verse son sang depuis 600 ans pour la défense d’une Europe
libre et chrétienne ?” », in Patrick Barriot, Ève Crépin, On assassine un peuple. Les Serbes de
Krajina, Paris, L’Âge d’Homme, 1995, p. 9, 11 et 12.
106 Voir l’article dans lequel il revient sur sa critique du « droits-de-l’hommisme » et s’en
explique : Alain Pellet, « “Droits-de-l’hommisme” et droit international », Droits
fondamentaux, n° 1, décembre-juillet 2001, p. 167-179, http://www.droits-
fondamentaux.org/article.php3 ?id_article =27, consulté le 8 mars 2009.
107 CR 2006/12, 8 mars 2006, p. 41.
108 CR 2006/30, 18 avril 2006, p. 30 et s.
109 CR 2006/7, 2 mars 2006, p. 57.
110 CR 2006/15, 10 mars 2006, p. 39.
111 CR 2006/26, 24 mars 2006, p. 34-56.
112 CR 2006/23, 20 mars 2006, p. 36.
113 CR 2006/26, 24 mars 2006, p. 13.
114 CIJ, Génocide, Arrêt, 26 février 2006, § 208.
115 Voir sur les conflits au sein du TPIY le réquisitoire de Florence Hartmann, ancienne
porte-parole de Carla del Ponte, réquisitoire qui lui a d’ailleurs valu d’être mise en accusation
à son tour pour « outrage au Tribunal » : Paix et Châtiment, op. cit.. Je rappelle que le
premier représentant juridique de la Bosnie devant la Cour avait annoncé à l’ONU son
intention d’introduire une instance contre le Royaume-Uni, cf. note 44.
116 Bruno Latour, La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La
Découverte, 2002, p. 251 et 248.
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References
Bibliographical reference
Pierre-Yves Condé, “L’Affaire du génocide. Bosnie et Serbie devant la Cour internationale
de Justice ou la dénonciation à l’épreuve du droit international”, Droit et cultures, 58 | 2009,
109-140.
Electronic reference
Pierre-Yves Condé, “L’Affaire du génocide. Bosnie et Serbie devant la Cour internationale
de Justice ou la dénonciation à l’épreuve du droit international”, Droit et cultures [Online],
58 | 2009-2, Online since 06 July 2010, connection on 27 January 2023. URL:
http://journals.openedition.org/droitcultures/2126; DOI:
https://doi.org/10.4000/droitcultures.2126
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This article is cited by
Claverie, Élisabeth. (2012) Mettre en cause la légitimité de la violence d’État.
Quaderni. DOI: 10.4000/quaderni.579
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About the author
Pierre-Yves Condé
Pierre-Yves Condé est membre de l’Institut des sciences sociales du politique (UMR 7220,
CNRS, Université Paris Ouest Nanterre, Ecole normale supérieure de Cachan). Ses recherches
portent sur le droit et la justice internationale. Parmi ses dernières publications : « La justice
internationale entre guerre et espoir de paix », in J. Commaille, M. Kaluszynski (dir.), La
Fonction politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007, p. 251-272 ; « Causes de la
justice internationale, causes judiciaires internationales », Actes de la recherche en sciences
sociales, n° 174, septembre 2008, p. 25-32 ; avec Anne Devillé†, coordination du dossier « A
l’épreuve de la violence, figures de la justice transitionnelle », Droit et Société, à paraître en
2009. conde@isp.ens-cachan.fr
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