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LE DÉPÉRISSEMENT DE L'ÉTAT: A propos de « L'acteur et le système » de Michel Crozier et

Ehrard Friedberg
Author(s): JEAN LECA and BRUNO JOBERT
Source: Revue française de science politique, Vol. 30, No. 6 (DÉCEMBRE 1980), pp. 1125-1170
Published by: Sciences Po University Press
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/43121332
Accessed: 12-07-2018 06:32 UTC

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LE DÉPÉRISSEMENT DE L'ÉTAT

A propos de « L'acteur et le système »


de Michel Crozier et Ehrard Friedberg*

JEAN LECA ET BRUNO JOBERT

ses analyses, peut être commenté de plusieurs points de vue : les


I* ^ acteur^ sciences
ses sciences
de gestion
analyses,mettront
et le del'asystème**,
ccent sur lesgestion
critiques
peutportées
être mettront
à en commenté raison l'accent de de l'ampleur plusieurs sur les et critiques points de l'ambition de portées vue : les de à
la théorie des organisations ; l'économie sur le problème de l'acteur
rationnel ; la psychologie sociale sur l'acception personnelle donnée à
l'apprentissage ; la méthodologie trouvera matière à discussion dans la
prétention des auteurs à appréhender le « vécu » des acteurs et l'impor-
tance décisive accordée à la technique de l'entretien ; l'épistémologie
s'amusera à démêler les liens de parrainage qui unissent Michel Crozier
et Ehrard Friedberg à la fois à Georg Simmel, Max Weber, Alfred
Schutz et Karl Popper et s'interrogera surtout sur le bien-fondé de la
séparation nature-culture, qui sous-tend la spécificité des systèmes
humains ; les politiques, professionnels ou non, se seraient sans doute
intéressés de plus près aux développements sur l'autogestion si la gau-
che avait gagné les élections législatives de mars 1978. On voudrait ici
présenter quelques réflexions du point de vue de la science politique et
notamment d'un de ses objets privilégiés : l'analyse des systèmes politi-
ques globaux, c'est-à-dire de l'ensemble des normes, mécanismes et ins-

* Nous remercions Frédéric Bon, Michel Dobry, Pierre Favre et Georges Lavau
pour leurs observations sur une première version de ce texte.
** Les chiffres en italique mis entre parentheses indiquent les references aux pages
de L'acteur et le système (Paris, Le Seuil, 1977).

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titutions attribuant l'autorité, désignant les leaders, réglant les conflits


qui menacent la cohésion sociale et définissant les principes d'allocation
des ressources aux différents secteurs de la société. Toute société sem-
ble organiser plus ou moins quelque arrangement entre les processus de
conflit et de coopération par lesquels les intérêts s'affrontent pour le
contrôle de ressources rares et un mécanisme de subordination à des
règles de comportements imposées comme légitimes au nom d'un inté-
rêt « public » (quel que soit le nom que le langage courant lui donne et
même dans les sociétés où la séparation du public et du privé n'est pas
articulée '). Nommé de différentes façons (légitimation, direction collec-
tive, autorégulation, hégémonie, « coordination impérative », « alloca-
tion autoritaire »), le problème reste celui de l'ajustement de buts indi-
viduels entre eux et à des buts collectifs, et des buts collectifs entre
eux. C'est précisément de cela que Crozier et Friedberg parlent pendant
à peu près quatre cents pages, mais sans jamais traiter de l'objet poli-
tique : le terme ne figure pas à l'index des matières, quelques exemples
d'action politique sont fournis (l'affaire des missiles de Cuba, le
système politico-administratif français, la réforme des études hospita-
lières, la politique du ministère de l'Industrie) sans toutefois faire
l'objet d'une élaboration spécifique.
Il ne s'agit pas ici d'un artifice d'exposition mais bien d'un renver-
sement radical de perspective proposé d'entrée de jeu : tous les sys-
tèmes humains ont « une dimension fondamentale : leur caractère
politique » (24). Un « système réglé par - et donc asservi à - un
régulateur central est un système non politique », et comme aucun
système social n'est entièrement réglé ou contrôlé (25, souligné dans le
texte), il s'ensuit que tous les systèmes sont politiques. La domination
est-elle donc généralisée et nos sociologues ralliés au gauchisme ? Non
pas, car ce politique omniprésent est lui-même décentralisé : s'il consti-
tuait un système centralisé, il serait lui-même non politique, donc non
humain. C'est cette double proposition qui vient interpeller le politiste
ébahi : des sociétés complètement politiques d'où le centre politique a
disparu. Le raisonnement mérite d'être analysé de près avant même que
soient esquissées quelques observations critiques.

1. Dans une littérature luxuriante, voir par exemple Wolin (Sheldon), Politics and
vision , Boston, Little, Brown, 1960, p. 1, 10, 11 ; Deutsch (Karl), « The nature of poli-
tics » in Politics and government , Boston, Houghton-Mifflin, 1974, p. 3-30 (2e éd.) ;
Lapierre (Jean William), L'analyse des systèmes politiques , Paris, PUF, 1973, p. 34-35 ;
Bergeron (Gérard), La gouverne politique , Paris, Mouton, 1977. Parmi les membres du
Groupe de sociologie des organisations, on retiendra la rapide contribution de Jean-
Pierre Worms, qui doit beaucoup à des discussions avec des politistes, « La redécouverte
du politique » in Crozier (Michel), Friedberg (Erhard) et al., Où va l'administration
française ?, Paris, Les Editions d'organisation, 1974, notamment p. 188-191.

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PRÉSENTATION

Le pouvoir

Cet « éternel blanc dans nos théories de l'action sociale » (24) est
perçu comme « une relation et non un attribut des acteurs » (56) ; rela-
tion d'un type spécifique, non pas d'abord domination mais échange,
donc négociation mise au service d'un but qui motive l'engagement de
ressources de la part des acteurs, quel que soit ce but (y compris bien
sûr la domination) et quelles que soient les formes conscientes ou
inconscientes de cet engagement (57). Relation réciproque mais déséqui-
librée : sans déséquilibre, il n'y a pas de pouvoir puisque l'échange est
égal (Crozier et Friedberg font ici une concession à la thèse classique
qui lie d'une façon ou d'une autre le pouvoir à l'inégalité des ressources et
des situations, mais ils préciseront vite que les inégalités ne sont jamais
fixées une fois pour toutes, ni pour toutes les situations). Mais aussi
pas de pouvoir sans réciprocité ; il faut citer ici intégralement, tant la
formule prend le contre-pied des idées reçues dans le sens commun :
« Si une des deux parties en présence n'a plus aucune ressource à enga-
ger dans une relation, elle n'a plus rien à échanger : elle ne peut donc
entrer dans une relation de pouvoir à proprement parler » (58, souligné
par nous). D'où cette première approximation du pouvoir : « C'est un
rapport de force dont l'un peut retirer davantage que l'autre, mais où,
également, l'un n'est jamais totalement démuni face à l'autre » (59,
souligné dans le texte). Le pouvoir est donc intrinsèquement lié à la
liberté de l'acteur, non sa liberté métaphysique mais plus simplement sa
capacité à mobiliser des ressources et à rendre les conséquences de
l'interaction (ou du « jeu », dans le langage ici adopté, au double sens
des « règles du jeu » et d'un mécanisme dont on dit qu'il « a du jeu »)
incertaines pour le partenaire-adversaire. C'est en ce sens que le pou-
voir est toujours contrôle de zones d'incertitude. Me rendre incertain
aux autres en sortant du « rôle » social qu'ils « s'attendent » à me voir
jouer, c'est me constituer « une source de pouvoir ouvrant la possibi-
lité de marchandage »2.

2. Malgré les apparences, cette proposition n'est pas contraire aux thèses classiques
de l'interaction stratégique dont Crozier et Friedberg s'inspirent très largement (Schelling
(Thomas), The strategy of conflict , Cambridge, Harvard University Press, 1960). En par-
ticulier, le « pouvoir de se lier soi-même », donc de rendre son comportement parfaite-
ment prévisible au cas où l'adversaire ferait tel mouvement revient aussi à maîtriser une
zone d'incertitude dans la mesure où l'adversaire ne sait pas quelles seront les conséquen-
ces, pour lui, de l'exécution automatique de mon mouvement en réponse à son mouve-
ment. Les cheminots-grévistes qui se ligotent sur les rails d'un train briseur de grèves sor-

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Jean Leca et Bruno Jobert

Bien entendu, du fait de leur situation sociale, les acteurs n'ont pas
les mêmes capacités stratégiques (65), mais le propre de la relation de
pouvoir est qu'on ne peut déduire nécessairement Tissue du jeu de la
distribution des capacités : il y a place pour une théorie probabiliste
mais non déterministe (77). La distribution inégale des capacités est un
fait qui contribue à constituer une relation de pouvoir, elle n'en est
jamais l'explication3. On devine dès lors dans quel sens va s'orienter le
passage de l'analyse relationnelle (seule abordée jusqu'ici) à l'analyse
sociologique des ensembles : Crozier et Friedberg refusent de déduire
des relations de pouvoir spécifiées d'une quelconque structure
d'autorité (24) :

« Il faut donc se garder de tout raisonnement du genre : telle source


d'incertitude " objective ", structurelle aux mains de tel groupe, donc tel
pouvoir, donc tel comportement ou telle stratégie de la part de ce groupe.
Il n'y a là matière à aucun déterminisme simple. Là comme ailleurs, une
source d'incertitude n'- existe " et ne prend sa signification pour et dans les
processus organisationnels qu'à travers son investissement par les acteurs
qui s'en saisissent pour la poursuite de leurs stratégies. Or, l'existence
" objective " d'une source d'incertitude ne nous dit rien sur la volonté ou
plus simplement la capacité des acteurs de véritablement saisir et utiliser
l'opportunité qu'elle constitue » (71-72).

La critique porte contre toute vision de l'action sociale situant celle-


ci dans une structure pyramidale où les relations de pouvoir seraient de
ce fait transitives (Si A a du pouvoir sur B, et B sur C, alors A a du
pouvoir sur C). Tous ceux qui imputent une pareille logique totalitaire
à l'organisation, qu'ils soient technocrates (les tayloristes), révolution-
naires (les bolcheviks) ou adeptes de l'antiorganisation (certains auto-

tent décidément de leur rôle en affectant à Penjeu de la poursuite de la grève un coût (la
mort d'hommes) qui change la nature du jeu : le conducteur de train est mis « en
demeure de choisir entre les conséquences relativement prévisibles d'un arrêt de train et
les conséquences plus imprévisibles, voire proprement incalculables (émeutes, etc.), de la
mort des grévistes. C'est pourquoi il est probable que le train s'arrêtera ... » à condition
que les conséquences d'un accident mortel ne soient pas considérées comme négligeables
dans la société (61).
3. De même dans l'analyse stratégique de Schelling, « Les résultats de l'interaction
ne peuvent ... être déduits des conditions initiales de l'interaction (ordre des préférences,
paramètres, etc.) et sont dépendants de la dynamique autonome du processus » (Dobry
(Michel), « Note sur la théorie de l'interaction stratégique », Arès. Sécurité et défense, 1 ,
1977, p. 6). On verra cependant que cette position ne satisfait pas complètement Crozier
et Friedberg dans la mesure où, laissant entière « la question centrale des mécanismes
régulateurs assurant l'intégration des comportements des secteurs au sein des structures
collectives », elle ouvre la porte à deux explications contradictoires (l'ajustement mutuel
entre acteurs, la domination universelle) qui considèrent institutions et systèmes d'action
intermédiaires comme des courroies de transmission neutres (83, 84).

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Le dépérissement de ¡'Etat

gestionnaires), participent de la même illusion de cohérence globale ;


simplement les premiers s'en font les hérauts pendant que les autres
postulent la possibilité d'une autre cohérence, tout aussi rigide, allant
pour les derniers jusqu'à cultiver le mythe régressif d'une transparence
sociale d'où tout conflit entre buts individuels et buts collectifs ainsi
que toute relation de pouvoir auraient disparu (371-372).

L'analyse des systèmes d'action concrets

Reste à mieux assurer l'articulation de la perspective interactionniste


sur la perspective sociologique, c'est-à-dire à fonder une problématique
de la relation entre l'élément de liberté dont les acteurs peuvent se sai-
sir et les contraintes propres à toute situation structurée (/05). Pour
rendre compte à la fois de la structuration du champ d'action et de la
contribution du jeu des acteurs à cette structuration, Crozier et Fried-
berg proposent le concept de « système d'action concret ».
Avant de définir le système d'action concret, il convient de situer sa
place dans la stratégie de recherche de Crozier et Friedberg, et, par
conséquent, de mieux situer leurs ambitions. Partant d'une sociologie
des organisations, ils étendent leur champ d'investigation à l'action col-
lective pour préparer une sociologie générale qu'ils ne prétendent pas
(encore ?) élaborer. Cette position « à mi-chemin » est génératrice
d'une certaine ambiguïté sur les relations pouvant exister entre ce qu'ils
nomment « l'ensemble des rapports sociaux » ( 256) et les principes de
l'action collective. On va présenter dans un instant comment, selon
nous, ils construisent ces relations à partir du système d'action, mais il
faut avouer qu'une certaine incertitude demeure sur leur objectif final.
Ils mentionnent en effet, à côté des systèmes d'action, d'autres méca-
nismes de régulation sociale (les coutumes et le marché par
exemple (244)), et refusent « d'imposer un nouveau réductionnisme qui
permettrait de comprendre la société globale à partir du fonctionne-
ment des organisations ou même de systèmes d'action plus
larges » (256). Mais ils posent aussi que le système d'action est le meil-
leur outil heuristique pour analyser la société, voire laissent entendre
que si nous ne pouvons pas appréhender les contrôles sociaux qui ne
sont pas des systèmes d'action, c'est parce que nous sommes encore
incapables de percevoir les systèmes d'action concrets à l'intérieur des-
quels ils agissent (258). Dès lors, ou bien l'ensemble social ne se réduit
pas à un agencement de systèmes d'action, et alors quelles sont ses
relations avec ceux-ci? (infra p. 1156-62). Ou bien, il tend à s'y
réduire, comme le suggère la page 211 notamment, et le concept est-il

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suffisamment puissant ? Faute de lever pour le moment cette ambi-


guïté, on va d'abord s'efforcer de mieux définir le système d'action et
d'en déceler les implications pour l'analyse.
De l'analyse systémique, Crozier et Friedberg retiennent les concepts
de « système » et de « régulation », mais en les qualifiant sérieusement.
Leur définition du système (« ensemble dont toutes les parties sont
interdépendantes, qui possède donc un minimum de structuration, ce
qui le distingue d'un simple agrégat et qui dispose, en même temps, de
mécanismes qui maintiennent cette structuration et qu'on appellera
mécanismes de régulation » (243)) se garde bien de la précision des
constructions structuro-fonctionnalistes, avec leurs fonctions abstraites
et leurs requisits universels4, et cybernétiques, avec leur notion de
système asservi, c'est-à-dire disposant d'un répertoire limité de solu-
tions aux problèmes qu'il rencontre. Ces deux modèles, tout comme
d'ailleurs les modèles biologiques, thermodynamiques, linguistiques, en
ignorant « la dimension stratégique », « irréductiblement imprévisible »
du comportement humain (21 1), présentent des systèmes « abstraits » et
« naturels » dotés de propriétés universelles, tout comme les systèmes
non humains. Au contraire, les systèmes d'action concrets sont vérifia-
bles empiriquement et non pas abstraits ; construits, c'est-à-dire contin-
gents et non pas naturels (27/). Parallèlement, la conception proposée
de la régulation permet de marquer les distances à l'égard de la cyber-
nétique, en rejetant l'asservissement à un organe régulateur central,
mais aussi de l'utilitarisme en rejetant les mécanismes automatiques (ou
les mécanismes « incrémentaux » dans la variante plus sophistiquée de
Lindblom) d'ajustements mutuels. Est également critiquée la sociologie
historique de Marx ou aussi bien de Weber, dans la mesure où la
contrainte matérielle ou symbolique, consciente ou inconsciente, y joue
le rôle de régulateur déterminant de l'action sociale. Certes, la con-
trainte est partout présente sous différentes formes (technologie, inéga-
lités, socialisation, contraintes de l'environnement) ; ressource positive
ou négative, selon le joueur à qui elle s'applique, elle est une sanction
du jeu mais non son régulateur central. La régulation « s'opère par des
mécanismes de jeux à travers lesquels les calculs rationnels
44 stratégiques " se trouvent intégrés en fonction d'un modèle
structuré » (244), Ce sont ces mécanismes du jeu qui constituent le
pouvoir, « régulateur fondamental de l'action collective des

4. Cf. cependant une critique plus nuancée du structural-fonctionnalisme de Niklas


Luhmann, p. 87-89. En revanche, la construction d'Easton est expressément rejetée,
p. 208.

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Le dépérissement de l'Etat

hommes »(211, note). La juxtaposition de ces formules permet de


comprendre que pour Crozier et Friedberg le pouvoir n'est pas la
contrainte mais, à certains égards, son contraire (79).
Le système d'action est ainsi défini : « Un ensemble humain struc-
turé qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes
de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c'est-à-dire la
stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci par des mécanismes de
régulation qui constituent d'autres jeux » (246). Il permet une démar-
che de recherche plus opératoire pour découvrir les « vrais clivages » et
poser de façon plus rigoureuse les problèmes du contrôle social en tant
que processus d'encadrement des conflits. Crozier et Friedberg pensent,
en effet, être en mesure, grâce à ce concept, d'échapper aux pièges
symétriques des raisonnements microsociologique et macrosociologique
qui extrapolent leurs déterminismes à des objets auxquels ceux-ci ne
sauraient s'appliquer. Les théories du leadership permissif ou de l'inte-
ractionnisme n'expliquent pas pourquoi, par exemple, différents styles
de leadership peuvent coexister dans le même système d'action, alors
que ces différences ne semblent pas aléatoires (253-254). La macroso-
ciologie déduit les clivages significatifs à partir des facteurs de classe et
de catégories socio-professionnelles traités quelquefois statistiquement
en termes de probabilité de l'occupation de certains postes, ou d'une
disposition à agir de telle ou telle façon, en fonction de l'origine
sociale ou de la position de classe, sans reconnaître que ces variables
structurelles ne constituent pratiquement jamais des systèmes d'action
concrets capables de provoquer un résultat par leur simple existence.
La position de classe en soi ne saurait être un facteur causal permet-
tant d'expliquer ou même de prédire telle ou telle disposition à l'action
en dehors des systèmes d'action concrets qui médiatisent ces déterminis-
mes généraux (25/, 255-259).

Le problème de la rationalité des décisions

Le problème est abordé à travers la mise en cause du raisonnement


décisionnel appliqué aux politiques publiques (267 et suivantes). Celles-
ci ne sont pas élaborées par des décideurs rationnels obéissant au sou-
verain législateur dépositaire de la volonté générale et chargé à ce titre
de déterminer la légitimité et la rationalité de toute politique publique.
On ne reprendra pas ici les critiques portées par Lindblom contre ce
modèle de rationalité a priori, dit synoptique, non plus que ses propo-
sitions pour une rationalité a posteriori fondée sur l'ajustement mutuel

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partisan, elles-mêmes critiquées par Crozier et Friedberg. On mention-


nera l'apport de James March et Albert Hirschman qui, tous deux,
refusent le modèle de l'acteur rationnel popularisé depuis Bentham, et
montrent que les décideurs « ne savent jamais très bien ce qu'ils veu-
lent » et « découvrent leurs buts, souvent des buts nouveaux à travers
leur expérience, c'est-à-dire à travers leurs décisions » (273). Le modèle
conceptuel de référence qui est proposé est celui de la rationalité limi-
tée d'Herbert Simon. Dépassant les oppositions signalées par Lind-
blom, Simon maintient qu'il y a une action rationnelle mais celle-ci ne
peut se fonder sur l'optimisation produite par un raisonnement synopti-
que, car d'une part il est impossible d'appréhender tous les choix possi-
bles et, d'autre part, l'homme ne cherche pas l'optimisation mais la
satisfaction : il ne raisonne pas synoptiquement mais séquentiellement.
Crozier et Friedberg se saisissent du modèle pour en proposer, en quel-
ques pages malheureusement trop brèves (277-281), une extension socio-
logique considérable. La rationalité de l'acteur dépend de ses critères
de satisfaction : ceux-ci ne sont gouvernés ni par une rationalité abs-
traite (l'optimisation) ni par les aléas de la personnalité, ils procèdent
d'un apprentissage et « répondent à la fois à des valeurs culturelles lar-
gement répandues, aux conditions particulières des jeux que jouent des
décideurs au sein des systèmes d'action dont ils font partie, et à des
choix stratégiques personnels effectués par les individus en fonction de
ce contexte » (277-278). Tous ces critères sont des contraintes sociales
(sauf le dernier). Celles-ci varient selon les pays et les systèmes sociaux,
et constituent un certain déterminisme puisque l'ensemble social tout
entier initie l'acteur à ses critères de satisfaction et exerce sur lui un
contrôle indirect à travers l'appréciation qu'il porte sur les résultats
obtenus, en fonction de ses valeurs profondes (280). On comprend
mieux en quel sens une stratégie est toujours rationnelle : cette rationa-
lité résulte des régularités du comportement observées
empiriquement (48), lesquelles dépendent elles-mêmes, non pas
l'occupation d'un rôle qu'on aurait appris et dont les autres s'atte
draient à ce qu'on le joue correctement (comme le veut le structural-
fonctionnalisme), mais de la capacité des acteurs à interpréter et à b
ser leur rôle pour ouvrir une zone d'incertitude et utiliser le systèm
leur profit (85). Mais cette capacité dépend elle-même des règles du j
du système (si elle était complètement inattendue, elle ne serait pas
régularité observable) et des critères de satisfaction inculqués p
l'ensemble social par le jeu de la socialisation. Il suffit de considé
ces critères comme des « prédispositions » différentielles selon les gro
pes sociaux inégalement dotés de ressources matérielles et symboliqu

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Le dépérissement de l'Etat

et l'on n'est pas loin de la perspective de Max Weber5, voire de la


théorie de l'habitus de Pierre Bourdieu.
Mais précisément on en est plus loin que notre présentation ne Ta
laissé entendre, car poussée à son terme cette perspective viderait le
concept de pouvoir, tel que Crozier et Fried berg l'ont défini, de tout
son sens. Si le pouvoir, régulateur des systèmes d'action, est le
contraire de la contrainte, celle-ci chassée par la porte du système
d'action ne saurait rentrer par la fenêtre des critères de satisfaction. Il
convient donc de ne pas parler « d'inculcation » mais « d'apprentis-
sage » dans un sens très spécifique6 : non celui d'une adaptation pas-
sive aux normes de rôles préfixés mais d'un « processus relativement
ouvert et plein de surprises a priori dans la mesure où il est toujours
médiatisé par un sujet agissant qui garde une zone de liberté à l'inté-
rieur des limites du jeu auquel il participe » (101). L'apprentissage n'est
pas une condition préalable au jeu, il s'opère dans le jeu et peut con-
tribuer à le modifier à l'instar du fameux sabre dont on se sert pour
défendre les institutions, « et au besoin pour les combattre ». C'est
pourquoi il n'est pas paradoxal d'affirmer en même temps que
l'apprentissage s'opère au sein des « construits d'action collective » et
que ceux-ci sont aussi des obstacles à l'apprentissage, que celui-ci est
adaptation mais requiert aussi rupture, que le changement n'est jamais
radical mais qu'il signifie toujours crise pour ceux qui le vivent
(341-346). Rien dans une organisation sociale n'est donc figé, l'appren-
tissage est adaptation mais aussi son contraire, les règles du jeu ne sont
pas des « attentes de rôle » mais des définitions de (possibles) stratégies
gagnantes (91-92, note), les rôles eux-mêmes n'impliquent plus un
mode de comportement unique mais un ensemble structuré de stratégies
possibles partagé entre une stratégie dominante et une ou plusieurs
stratégies minoritaires (103).
On atteint ici le noyau central de l'anthropologie de Michel Crozier.
Nous y voyons un combat opiniâtre non seulement contre la surévalua-
tion de l'acteur rationnel mais contre tout principe qui prétendrait ren-
dre compte de façon ordonnée du fonctionnement des relations sociales

5. Le rapprochement tient non seulement à la liaison de la rationalité aux relations


de pouvoir et aux limites cognitives structurelles et/ou individuelles, mais aussi à la
reconnaissance du caractère problématique et « arbitraire » de la légitimité : de ce fait,
les acteurs, très peu intégrés normativement, peuvent remettre en cause leur intégration
fonctionnelle (p. 82 , note).
6. Significative de ce point de vue est l'omission des travaux de Basil Bernstein.
Voir, par exemple, Bernstein (Basil), Class , codes and control , Londres, Routledge and
Kegan Paul, 1971. Traduction française et présentation de J.-C. Chamboredon, Langage
et classes sociales, Paris, Editions de Minuit, 1975.

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à partir d'un déterminant unique . Ne trouvent grâce ni les paradigmes


« individualistes » de l'acteur rationnel non plus que leurs parents inte-
ractionnistes et ethnométhodologiques à la façon de Goffmann et Gar-
finkel, ni les paradigmes de la domination, qu'ils soient marxistes ou
même wébériens, ni enfin les paradigmes de « la conscience collective »
dérivés de Durkheim construisant un système social comme une matrice
qui marquerait et programmerait les « supports de rôle » que seraient
les individus concrets. Pour Crozier et Friedberg, le « système » (que
ce soit celui du marché, de la mise en scène de la vie quotidienne, de
la lutte de classes ou de la conscience collective) a toujours moins de
rationalité , et corrélativement l'action humaine toujours plus de
«sens» qu'on ne croit . Le sens n'est pas donné à l'action par le
système, mais presque au contraire, celle-ci trouve son sens dans le
« jeu » offert par le système du fait de son imperfection et de sa struc-
turation toujours un peu lâche. C'est ce jeu qui approvisionne l'acteur
en capacités et, lui permettant de découvrir des motivations (les finali-
tés « vécues »), fait que son action est toujours sensée. L'optimisme
remplace l'optimisation. L'action sociale cesse d'être réifiée comme un
produit naturel des contraintes systémiques ou des lois de l'histoire, et
redevient un construit humain.
L'ennui est que la construction ne prend pas en compte une hypo-
thèse généralement émise : celle où le fonctionnement du système prive
l'action de sens et la rend invivable, ce qui amène l'acteur à tomber
dans l'anomie, s'évader dans la folie ou chercher du sens dans le
chiliasme ou la révolution. Nous entendons bien que ce genre de pro-
position nous ramène à la logique totaliste du système social radicale-
ment mise en cause par Crozier et Friedberg. Mais est-il nécessaire de
réifier7 l'action sociale pour poser le problème de systèmes historiques
concrets qui peuvent avoir une logique telle qu'ils rendent fous les
hommes (certains hommes) qui y vivent ? C'était, nous semble-t-il, une
des obsessions de Weber vis-à-vis de l'intellectualisation, et la racine de
son pessimisme tragique. Si ses obsessions ne se sont pas avérées com-
plètement fondées, eu égard notamment à la bureaucratie - et les tra-
vaux de Michel Crozier en ont bien montré les faiblesses 8 - , les totali-

7. Il faudrait d'ailleurs s'entendre sur le sens de ce substantif infâmant, « réifica-


tion ». Dire qu'il y a une objectivité contraignante des faits sociaux comme produits
humains ne revient pas obligatoirement à les traiter comme les produits inertes de la
nature des choses. Cf. Berger (Peter), Luckmann (Thomas), The social construction of
reality, New York, Doubleday, Anchor Books, 1967, p. 89-92 et 201 note 59 (sur Durk-
heim).
8. Voir une bonne mise au point récente sur cet aspect de la théorie wébérienne
dans Rudolph (Lloyd I.) et Rudolph (Susanne Hoeber), « Bureaucratic and patrimonial

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Le dépérissement de I ' Etat

tarismes politiques, pour ne citer qu'eux, les ont en revanche ample-


ment confirmées.
Crozier et Friedberg ne sont pas ignorants de cette possibilité
d'action insensée puisque toute relation, dans la mesure où elle impli-
que une relation de pouvoir et un risque de dépendance, est à la fois
créatrice de l'identité de l'individu et source possible d'une perturbation
de son intégrité et de son équilibre psychique (180) 9. Mais l'acteur,
pour y faire face, développe ses « capacités relationnelles » en puisant
dans son acquis psychologique et culturel et surtout dans le « substrat
relationnel » du groupe « instruments proprement culturels permettant
au groupe de se constituer, c'est-à-dire de résoudre le problème non
seulement de l'agrégation, mais aussi de la mobilisation des aptitudes,
connaissances et intérêts divergents, sinon contradictoires, d'acteurs-
membres relativement autonomes, ainsi que de gérer les conséquences
affectives qui en découlent » (184). Les hommes ne sont donc que rare-
ment victimes des systèmes d'action ; ils seraient plutôt victimes, dans
la plus pure tradition durkheimienne, de systèmes insuffisamment struc-
turés qui surchargent à l'excès leurs capacités affectives. Crozier et
Friedberg en tirent argument pour mettre en garde contre les expéri-
mentations autogestionnaires précipitées (386-387 ; 185-186 sur les dan-
gers de décentralisation brutale d'une organisation rigide). Très juste,
mais pourquoi ne pas étendre le raisonnement jusqu'au cas symétrique,
où un excès de structuration (ou une structuration trop dépendante
d'inégalités devenues insupportables) devient tout aussi invivable ? Il
serait trop facile de répondre qu'en ce cas, ou bien le système d'action
disparaît, ou bien 1'« action insensée » a en réalité du sens par rapport
au système et manifeste par conséquent le pouvoir de l'acteur 10 ; il y a
en effet équivoque sur la notion de sens comme d'ailleurs sur celle de
pouvoir. Une action peut avoir un sens instrumental par rapport au
système d'action et cependant ne pas avoir de sens, si le système est

administration : a revisionist interpretation of Weber on bureaucracy » ( World Politics,


1979, p. 195-227), qui indiquent comment la déshumanisation de l'administration bureau-
cratique est combattue par l'appropriation patrimoniale des ressources de l'organisation,
ce qui conduit à un jeu administratif pathologique pour la bureaucratie mais sain pour
ses participants.
9. Cf. leur référence aux travaux de R.D. Laing sur le role de la îamille dans la
genèse de la maladie mentale : The divided self, Londres, Tavistock, 1959 ; traduction
française Le moi divisé, Paris, Stock, 1971. Laing (R.D.) et Esterson (A.), Sanity, mad-
ness and the family , Londres, Tavistock, 1964.
10. «... Un acteur reste toujours libre par exemple a ignorer les leçons ae i expe-
rience et de continuer à frapper sa tête contre un mur dans l'espoir - peut-être illusoire
- qu'un jour ce mur finira bien par céder. Et il se peut effectivement que contre toute
attente ce mur cède ...» (102).

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Jean Leca et Bruno Jobert

lui-même insensé ou s'il méprise certains besoins humains essentiels, ce


qui revient d'ailleurs souvent au même11. «Choisir de s'évanouir de
peur » (48, d'après Sartre) est une stratégie de pouvoir parfaitement
rationnelle, mais elle laisse simplement un peu rêveur sur le sens d'un
système qui ne concède que ce « pouvoir » aux acteurs. A l'opposé,
choisir par souci de rentabilité de laisser la pollution se développer ou
les accidents de travail augmenter est un vrai pouvoir utilisé de façon
parfaitement rationnelle, mais qui traduit comme le « pouvoir » précé-
dent une malformation profonde de l'ordre social.
De ces malformations, Crozier et Friedberg ont parfaitement cons-
cience et il serait impropre de voir dans L'acteur et le système quelque
version sociologique d'un moderne Leibnitz (revue par Pangloss ou
plutôt Voltaire) selon qui les hommes vivent toujours dans « le meilleur
des mondes possibles ». Serait-ce cependant interpréter abusivement
leur pensée que d'avancer qu'à leurs yeux le seul système vraiment
« délirant » est le système politique (au sens habituel du terme), quand
celui-ci prétend contrôler tous les systèmes d'action et résoudre totale-
ment les maux sociaux ? Placer la politique au centre de la société,
c'est en faire l'alibi de tous les gaspillages de capital relationnel et
l'instrument de changement le plus coûteux et le plus meurtrier. C'est
cette intuition fondamentale qui sous-tend leur exposé du changement
social.

Changement social et « ingénierie » sociale

La conception de l'action sociale développée par Crozier et Fried-


berg se fonde sur un paradigme des capacités et non sur un paradigme
des motivations (180-191). Ce dernier considère que les choix d'un indi-
vidu seront fonction de ses objectifs propres, eux-mêmes plus ou moins
déterminés (selon les variantes) par les prédispositions de cet individu à
tel objectif en fonction de sa position dans la structure sociale. Le
paradigme des capacités soutient que ces choix tiennent aussi et surtout
aux capacités de l'individu à découvrir des opportunités et à prendre
des risques dans des relations qui sont à la fois constitutives de l'ego et

1 1 . Nous espérons ne pas être questionnés trop ironiquement sur ces « besoins
humains essentiels ». Les « vrais » besoins des hommes n'existent peut-être pas en
soi ( 368 note), ils ne sont peut-être pas révélés par le matérialisme historique ou la
psychologie sociale, mais ils existent comme construits sociaux, « arbitraires » parce que
construits, mais nullement aléatoires. C'est sur cette base que Peter Berger, difficilement
récusable par Crozier et Friedberg, fonde la « perspective humaniste » de sa sociologie.
Berger (Peter), Comprendre la sociologie , Paris, Resma, 1973.

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Le dépérissement de l'Etat

perturbantes pour son intégrité. La recherche sociologique centrale ne


doit donc pas viser l'intérêt mais les capacités. Celles-ci, acquises et
développées dans l'action, sont inséparables des structures qui condi-
tionnent cette action mais elles contribuent aussi à constituer ces struc-
tures. En d'autres termes, le « capital des capacités » individuelles et
collectives (ou « capital relationnel ») conditionne la découverte par
l'homme de ses désirs. Ceci ne revient pas à la vieille (si vieille ?) pro-
blématique au terme de laquelle la distribution inégalitaire des ressour-
ces conditionne les désirs et les attentes, ce qui n'est qu'une autre
forme du paradigme des motivations. En effet, le capital relationnel
présente les caractéristiques suivantes : 1) pas plus que les divers systè-
mes d'action dans lesquels il circule, il n'est déterminé par les seules
inégalités structurelles ; 2) en tant que capacité collective d'un système,
c'est un « bien collectif » qui, à ce titre, profite à l'ensemble des mem-
bres du système et n'est pas confiscable par un groupe aux dépens d'un
autre (il n'en va évidemment pas de même du capital de capacités indi-
viduelles, mais même celui-ci peut s'accroître par l'investissement plus
sûrement que par la confiscation du capital des autres) ; 3) il n'est pas
un stock fixe et peut s'accumuler progressivement mais il n'est pas en
quantité illimitée et surtout il n'est pas remplaçable. Un changement
brusque et radical de structures sera condamné à fonctionner, peut-être
plus mal, avec le même capital, à moins qu'il ne le dilapide purement
et simplement, provoquant ainsi une régression sociale.
Ces caractères du « capital relationnel » expliquent la réticence de
Crozier et Friedberg devant les « modèles de changement » qui, au
plan de la connaissance, rendraient compte des ruptures en termes de
contradictions structurelles centrales menant à des conflits radicaux iné-
vitables et inexpiables, et, au plan de la pratique politique, recomman-
deraient le gouvernement par les changements de structure. Ils refusent
également tout « modèle d'équilibre » plus ou moins dérivé du
structural-fonctionnalisme et du systémisme, et conçoivent le change-
ment social comme un phénomène auto-entretenu où le pouvoir, donc
la contingence, occupent la place centrale, ce qui les conduit à mettre
l'accent sur la liberté et corrélativement la responsabilité des acteurs.
Ils invitent ainsi sociologues et politistes à imiter les psychologues qui
ont su dépasser les schémas classiques du conditionnement et des moti-
vations pour dépasser à leur tour l'opposition stérile du modèle synop-
tique au modèle d'ajustement mutuel (275), et plus largement du
modèle de l'acteur rationnel au modèle du système contraignant.
A cette théorie empirique ( model of reality) correspond une théorie
normative ( model for reality) de la gestion du changement par l'ingé-

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Jean Leca et Bruno Jobert

nierie sociale. On ne commettra pas le contresens de considérer ces


réformistes comme participant d'un projet « technocratique ». Ce der-
nier propose des voies rationnelles de changement ; il est prisonnier,
sous une forme ou une autre, du modèle de l'acteur rationnel et du
raisonnement synoptique, qui mène à l'orientation autoritaire au nom
de la « meilleure voie ». L'ingénierie sociale relève au contraire d'un
projet de « technologie opportuniste » au sens de Karl Popper
( piecemeal technology ) 12 par lequel les acteurs découvrent, avec l'aide
de l'ingénieur social, de nouvelles capacités de résoudre leurs problèmes
et, par conséquent, de transformer à la fois leurs finalités et les problè-
mes eux-mêmes par la méthode des essais et des erreurs.
Il reste à préciser en quoi consistent les finalités que poursuivent les
acteurs sociaux et comment elles sont hiérarchisées (379-382). Celles-ci
sont habituellement divisées par la pratique courante en finalités vécues
mieux ressenties « à la base » (disons dans la société civile) et finalités
choisies, censées représenter les premières, et qui se manifestent « au
sommet » (disons au niveau du pouvoir d'Etat pour les finalités « poli-
tiques » et pour les « projets de société » dans les pays où l'on consi-
dère qu'il appartient à l'Etat de définir ces projets). C'est cette dualité
des finalités que le paradigme du système d'action prétend rejeter : les
finalités choisies donnent l'illusion de la rationalité mais elles sont inca-
pables d'apporter une réponse satisfaisante au problème de l'arbitrage
entre finalités contradictoires parce qu'elles supposent une métarationa-
lité mythique et inefficace. Celle-ci peut être génératrice de contrainte
bureaucratique ou de totalitarisme sans pour autant gagner sensible-
ment en efficacité. D'où la proposition de concentrer la recherche des
finalités au niveau de la base, de ce qui est effectivement vécu. Vaste
et sympathique programrņe... qui suppose, pour être compris sans
contresens, qu'on ne privilégie pas au départ telle ou telle finalité (sauf
celle qui vise à débloquer « les cercles vicieux », 381 note), et par
conséquent qu'on ne considère aucun système d'action comme plus
fondamental qu'un autre. L'« ingénierie sociale » de Crozier et Fried-
berg se propose d'aider à « préparer sérieusement le contrôle des expé-
riences quotidiennes de changement » (330), mais ce contrôle écarte
explicitement toute perspective de pilotage centralisé (du style de la
« société active » d'Etzioni ou du contrôle par le savoir théorique à la
manière de Daniel Bell ou d'Alain Touraine dont les travaux sont
pourtant plus nuancés que ce qui en est dit p. 354).

12. « Technologie opportuniste » est le terme utilisé par le traducteur de Misère de


rhistorícisme (Paris, Pion, 1956, avec une préface de Karl Popper). Le terme anglais
exprime plutôt l'idée de limitation (changement par secteurs et par étapes).

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Ceci suppose une société où l'avenir est à la fois contingent, indé-


terminé et maîtrisable par un meilleur usage de la connaissance ration-
nelle13. Indéterminée et toujours ouverte, la régulation sociale n'est
cependant pas « spontanée » : elle peut être « organisée ». En ce sens
le « constructivisme » de Crozier le différencie des libéraux comme
Hayek I4, mais il s'en rapproche dans la mesure où la construction de
l'ordre social doit être éclatée en multiples initiatives fondées sur des
finalités vécues et non sur des valeurs et des idéologies ,5. Mutatis
mutandis, sa vision évoque la construction keynésienne : celle-ci cher-
chait à établir le plein emploi par une stratégie qui ne diminue pas la
liberté d'action des secteurs économiques, de même l'ingénieur social
tente de favoriser le plein emploi des capacités dans une stratégie
ouverte qui respecte le pouvoir de l'acteur.
Reste à savoir si pareille lecture peut convaincre le politiste qu'elle
en dit plus que celle à laquelle il a été accoutumé.

UNE THÉORIE NON POLITIQUE DU POLITIQUE ?

Une façon commode de lire L'acteur et le système est d'y voir un


livre de sociologie, ayant laissé de côté les problèmes « proprement »
politiques. Aux poli tistes les élections, les partis, les idéologies, le
« programme commun » et Démocratie française , aux sociologues le
pouvoir, les organisations et l'intégration des conduites. Cette lecture
est totalement inadéquate : un tel découpage n'a aucune base intellec-
tuelle sérieuse et seuls ceux qui confondent la science politique avec les
sondages électoraux et les commentaires de ce que les acteurs nomment
« vie politique » pourraient l'accepter. Aussi bien Crozier et Friedberg
sont de trop bons praticiens des politiques publiques (et Michel Crozier
est lui-même un trop bon « réformateur politique » ,6) pour s'arrêter

13. Cf. l'exposé provocant de ce point dans Crozier (Michel), On ne change pas la
société par décret , Paris, Grasset, 1979 (chap. VII « Contre la technocratie, jouer la
connaissance », p. 173-200).
14. Hayek (F. A.). Law, legislation and liberty, Londres, Routledge and Kegan raul,
1973, vol. 1, notamment p. 35-54.
15. Rapprocher par exemple Crozier, op. cit., p. 38 et Hayek, op. cit., vol. z, iy/6,
p. 110. « ... the Great society has no common concrete purposes ... it is merely means-
connected and not ends-connected ».
16. Outre On ne change pas la société par decret, deja cite, on mentionnera, dans
les années 1960, les contributions de Michel Crozier à la revue Esprit et aux travaux du
Club Jean Moulin et, dans les années 1970, La société bloquée, Paris, Le Seuil, 1970,

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Jean Leca et Bruno Jobert

une seconde à un mode de pensée si simpliste, surtout en ces temps de


« politique éclatée » où le premier politiste venu a lu Pierre Bourdieu
et se méfie d'une discipline dont le langage se réduirait à doubler le
langage commun des acteurs et journalistes politiques pendant que les
sociologues feraient le travail sérieux. Nous ne croyons donc pas du
tout que Crozier et Friedberg ont pratiqué la « division du travail »
mais bien plutôt que leur construction est complète en elle-même et
présuppose une conception très structurée sinon explicitement articulée
du politique.
Quelques précisions nous semblent ici indispensables. Loin de pré-
tendre qu'ils font de la science politique sans le savoir, nous pensons
que Crozier et Friedberg ont une théorie du politique mais que celle-ci
est tout sauf une théorie politique. La question est donc de savoir si
une théorie non politique du politique est possible, c'est-à-dire si l'on
peut traiter de problèmes politiques en construisant son objet de telle
sorte qu'un trait constitutif de ces problèmes soit systématiquement
absent. Il est particulièrement difficile d'indiquer, dès l'abord, où se
situe exactement la difficulté, mais on peut au moins signaler où elle
ne se situe pas. Il ne s'agit pas en effet du débat opposant « l'explica-
tion du politique par le politique » (qui serait proprement la théorie
politique) à « l'explication du politique par le social » (théorie non
politique). La façon dont Crozier et Friedberg conçoivent les systèmes
d'action ainsi que leur opposition sensible à Durkheim (jamais cité
mais dont la pensée est toujours présente en négatif) suffirait à les pla-
cer dans le camp « antiréductionniste », s'il s'agissait de cela. Une
bonne partie de la sociologie politique classique, en effet, a fondé sa
construction de l'objet politique sur le fait que les idées et les actions
ne découlent pas simplement des positions sociales de l'individu, en rai-
son notamment de la multiplicité des affiliations de chacun ,7. Pour
Bendix et Lipset, la sociologie politique doit donc s'attacher aux
actions des hommes détenteurs de pouvoir ainsi que, plus générale-
ment, aux actions politiquement pertinentes de l'ensemble de la popula-
tion ,8. Ils seraient même plus « sociologistes » que Croizer puisqu'ils

« Dialogue sur La société bloquée. La réponse de Michel Crozier », Projet , février 1971,
p. 220-221, « Pour une meilleure gestion du tissu collectif », in Où va l'administration
française ? op. cit. p. 207-222 et « Western Europe », in Crozier (Michel), Huntington
(S. P.), Watanuki (J.), The crisis of democracy : report on the governability of democra-
cies to the trilateral Commission , New York, New York University Press, 1975, p. 12-57.
17. Bendix (R.) et Lipset (S.M.), « The field of political sociology », in Coser (L.)
ed., Political sociology , New York, Harper, 1966, p. 18-19. Le texte original est de 1957.
Cf. aussi Grosser (Alfred), L'explication politique , Paris, Presses de la Fondation natio-
nale des sciences politiques, 1972, p. 83-90.
18. Bendix (R.), Lipset (S.M.), op. cit. p. 20-22.

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conceptualisent le comportement politique comme un choix parmi les


orientations alternatives disponibles pour chaque groupe de statut avant
que le choix soit opéré (ce qui suppose un minimum de déterminisme
social préalable19) ; en revanche, L'acteur et le système nous invite à
tirer « toutes les conséquences du caractère radicalement indéterminé de
l'action sociale et des « cadres » à l'intérieur desquels elle se
déroule » (25/). Voilà qui réchauffe le cœur de ceux des politistes qui
se sentaient un peu orphelins depuis que la « mort du sujet » les avait
privés de leurs philosophes et de leurs rois. Ceux-ci n'en vont pas
moins disparaître, mais certainement pas sous les coups du sociolo-
gisme.
Tient-on une piste plus sûre si l'on observe que Crozier et Friedberg
restent étrangers à la philosophie politique sans laquelle toute théorie
politique serait incomplète20? Les débats sur le positivisme, l'histori-
cisme, l'existentialisme, etc. sont apparemment absents, et surtout le
« grand débat », pourtant attendu dans le contexte de la critique de la
technocratie, sur les valeurs fondatrices de la démocratie21. Pas de
« théorie épique » à la manière de Sheldon Wolin, qui veut changer le
monde et pas seulement la façon de le connaître22, encore moins de
« théorie critique » à la manière de Jürgen Habermas, sociologie et
philosophie politiques développées dans la perspective pratique de met-
tre à jour « l'effet immunisant des idéologies » et de démasquer la
domination23. Crozier et Friedberg ne font pas une «critique de la
domination politique » puisque leur « politique », c'est le jeu omnipré-
sent qui biaise et casse la domination. Le pouvoir politique traditionnel
est déjà critiqué pratiquement par la circulation du pouvoir dans les
systèmes d'action. Dès lors, « traquer l'institué, l'autorité établie sous
toutes ses formes » (22-23), c'est être en retard d'une guerre et entrete-
nir le mirage que la « bonne société » peut être instituée par décret.
Cette « critique de la critique » est elle-même philosophique : certes,

19. Critiqué par Giovanni Sartori, « From the sociology of politics to political
sociology », in Lipset (S.M.) ed., Politics and the social sciences, New York, Oxford
University Press, 1969, p. 65-100.
20. Cf., par exemple, Strauss (Leo), Droit naturel et histoire, Paris, Pion, 1954,
Introduction, What is political philosophy ? Glencoe, Free Press, 1959 ; Lefort (Claude),
Les formes de l'histoire, Paris, Gallimard, 1978, « Préface ».
21. Cf. Sartori (G.), Théorie de la démocratie, Paris, A. Colin, 1973 ; Lively (J.),
Democracy, Oxford, Blackwell, 1975 ; Birnbaum (P.), Lively (J.), Parry (G.) ed., Demo-
cracy, consensus and social contract, Londres, Sage, 1978.
22. Wolin (Sheldon), « Paradigms and political theories », in King (Preston) et
Parekh (B.C.) eds., Politics and experience : essays presented to Michael Oakeshott,
Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 139-140.
23. Habermas (J.), Théorie et pratique, Paris, Payot, 1975, vol. l, p. 4^-4 j.

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l'ouvrage se veut d'abord empirique, « fruit d'une pratique de


recherche » (7) et il accumule plus d'enquêtes qu'il n'élabore de propo-
sitions systématiques ; mais il comporte une théorie normative autant
que descriptive et il n'est pas dénué de la réflexion philosophique qui
accompagne d'ordinaire ce genre de théorie 24.
Il est vrai que cette réflexion a de quoi surprendre aussi bien les
« traditionnels » que les « critiques » : elle se situe à peu près complè-
tement hors de la perspective hégélienne de l'Etat moderne, qui a
constitué le point de repère obligé de la théorie politique contempo-
raine. La notion d'un Etat moderne réconciliant la subjectivité et
l'objectivité, où la citoyenneté révélerait la rationalité à l'œuvre dans le
monde au lieu de la voiler sous les sentiments (comme dans la commu-
nauté traditionnelle) ou d'en faire un simple instrument de l'intérêt
individuel (comme dans la société civile), n'a pas de sens dans le
monde de L'acteur et le système. Un Etat, qui serait à un moment his-
torique donné la « réalité » ( Wirklichkeit dans le vocabulaire hégélien)
« de la morale concrète d'une vie en commun »25, leur semble proba-
blement grotesque. C'est pourquoi ils omettent toute référence à un
« intérêt général » qui aurait pour fonction d'assurer la représentation
imaginaire de l'ordre, d'aider les hommes à s'identifier socialement et
de mobiliser leur « déférence » 26. Chez Crozier et Friedberg, l'intérêt
général n'est pas absent (dans la crise des missiles, il faut bien « répon-
dre aux Russes »), mais, tout comme les contraintes économiques et les
valeurs, c'est un « donné » que chaque système d'action va médiatiser
en fonction des stratégies des acteurs. Il est donc inutile de démonter
sans fin l'illusion politique et de montrer sa fonction d'occultation des
contradictions puisqu 'aussi bien celle-ci ne « marche pas » dans la réa-
lité. Le pouvoir politique central ne construit pas la société en fonction
de buts et de valeurs, pas davantage il ne la corrompt par vocation27 ;

24. Les références éparses à Sartre, Husserl, Foucault, sont peut-être moins périphé-
riques et accidentelles qu'elles n'en ont l'air...
25. Cf. Les principes de la philosophie du droit , Paris, Gallimard, 1940, § 257 à
270 ; Weil (Eric), Hegel et l'Etat , Paris, Vrin, 1950, p. 31-32.
26. Cf. Shils (E.), « Charisma, order and status », m Eisenstadt (S.N.) ed., Political
sociology , New York, Basic Books, 1971, p. 61-73. La « disposition civile », terme que
Shils a employé pour les sociétés démocratiques de masse, paraît assez proche du terme
plus général de « déférence » (« La théorie de la société de masse », Diogène, 39, 1962,
p. 50 sqq.).
27. Sur (et contre) le constructivisme social, cf. Hayek (F.) op. cit., vol. 1, p. 24
sqq., p. 142-143. Bien entendu, toute la théorie politique n'est pas constructiviste ni
adepte de l 'Etat-providence, mais même sa fraction la plus libérale admet (pour le redou-
ter) que l'Etat a une capacité d'édiction de règles virtuellement illimitées ; c'est justement
pourquoi elle attache une importance centrale à l'encadrement et la division du pouvoir
politique.

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Le dépérissement de l'Etat

il est plutôt une variante neutre quant aux conditions d'exercice et de


succès de l'action collective28 : la question de La Boétie (pourquoi les
dominés ne se révoltent-ils pas ?) paraîtrait sans doute vide de sens à
Crozier et Friedberg. On comprend que les politistes s'agitent : leur
définition habituelle du pouvoir politique29 est volatilisée par ces pro-
positions.
Ce parti pris explique que le langage de L'acteur et le système ne
rejoigne pratiquement jamais ce que les politistes mais aussi bien les
acteurs (professionnels ou non) et les simples citoyens nomment quand
ils « parlent politique ». Crozier et Friedberg, quand ils indiquent que
le politique figure ce que le système d'action a de « plus ouvert et de
moins facile à atteindre » (292), saisissent un aspect essentiel de l'acti-
vité politique : son caractère flou et apparemment désordonné qui
coexiste avec le caractère opposé de mise en ordre plus ou moins prag-
matique de normes et de règles de jeu collectif30. Mais ils passent rapi-
dement dessus en le traitant comme un point relativement aveugle du
système d'action, au lieu d'analyser le langage politique effectivement
pratiqué afin de mettre à jour les thèmes normatifs qui le parcourent.
En dépit de la référence au vécu des acteurs, ils choisissent de ne pas
s'occuper du langage politique commun.

28. D'où le refus de Crozier et Friedberg d'analyser les pratiques sociales à partir
des « choix politiques », car, ceux-ci donnant la priorité aux buts, « il ne peut plus y
avoir aucune liberté de choix au niveau des moyens, et, par un paradoxe que nous avons
plusieurs fois relevé, le mépris des moyens aboutit en fait au règne des technocrates qui
disposent seuls des secrets techniques grâce auxquels on peut découvrir le one best way
indispensable » (373) ... et toujours voué à l'échec. Cf. aussi Crozier (Michel), « Pour
une meilleure gestion du tissu collectif », in Où va l'administration française ?, op. cit.,
p. 208 : « Ce dont nous avons besoin en effet, ce n'est pas de connaître les idées régnan-
tes sur ce qui devrait être, c'est de comprendre à quoi servent réellement les pratiques
actuelles ». Ainsi le pouvoir politique officiel est cantonné dans les « buts », pendant que
les « moyens » relèvent des pratiques (c'est-à-dire des systèmes d'action) « seul domaine
qui compte » (373). Il n'en reste plus grand chose...
29. Par exemple Lavau (Georges), « Les sciences sociales mettent-eues en cause ia
spécificité du pouvoir politique ? », in Pouvoir et société. Recherches et débats du Centre
catholique des intellectuels français, Paris, Desclée de Brouwer, 1965, p. 32-34.
30. Bailey (F.G.), Les règles du jeu politique, Paris, ťvt, iwj, p. lui, 'it et pas-
sim. Nous citons, parmi d'autres, cet excellent essai parce que, bien que recherchant « un
niveau de connaissance du fonctionnement du jeu qui pourrait être ignoré de ceux qui le
jouent », et abordant nombre de questions dans un esprit très proche de celui de Michel
Crozier (cf. par exemple sa distance vis-à-vis de l'aspect mécaniste et schématique de
l'analyse d'Easton et son malaise envers les analystes qui ne donnent pas à l'homme le
rôle central en tant qu'entrepreneur (p. 23) ainsi que sa référence aux processus d'essai et
erreur pour introduire de nouvelles règles du jeu (p. 132)), il porte la plus grande atten-
tion (ironique) au langage politique et à ses « thèmes normatifs », mot à ses yeux plus
adéquat que « valeurs » « parce qu'il implique que les hommes politiques les rabâchent
continuellement » (p. 119 note).

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Jean Leca et Bruno Jobert

Nous pensons, au contraire, que la connaissance politique n'a pas


intérêt à opérer une rupture radicale des langages, d'abord parce que
nous n'y croyons pas complètement et qu'il est au moins plausible
qu'une science tienne toujours de quelque façon au langage commun
d'une époque ; à certains égards, il est même obligatoire pour la vali-
dité de l'entreprise scientifique qu'il en soit ainsi31. De plus, le langage
politique commun détermine l'objet scientifique de la science politique :
d'une part, il permet de repérer sémantiquement un concept politique
minimum à partir des notions de « direction collective » et d'« agréga-
tion » d'intérêts 32. Surtout, il révèle ce qui est construit comme politi-
quement légitime et ce qui en est exclu ; par conséquent, il invite le
chercheur à dégager la logique et la fonction de ce mécanisme de déli-
mitation du champ officiellement politique. Or une telle démarche sup-
pose qu'on ne néglige pas au départ le contenu concret du langage et
de l'action politiques. Parler du tissu collectif sans se préoccuper ni des
crises de légitimité, ni des mécanismes de répression, ni des grèves
« politiques », ni des alliances partisanes, ni de la composition sociale
et de l'idéologie des élites politiques et administratives, ni des attitudes
politiques", c'est risquer de tomber dans le piège de reproduire dans
un langage savant le langage des autorités dominantes, précisément
pour ne pas s'en être tenu assez près. « Se tenir près du langage politi-
que commun » ne revient nullement à l'adopter, mais simplement à le
prendre au sérieux comme témoignage d'une activité sociale dont rien
ne nous autorise à décréter qu'elle est une représentation de marionnet-
tes impuissantes et inconsistantes, les choses sérieuses se passant selon

31. Schutz (Alfred), « The frame of unquestioned constructs », in Douglas (Mary)


ed., Rules and meanings , Londres, Penguin Books, 1973, p. 18-20 : « On the one hand,
it has been shown that the constructs on the first level, the common sense constructs,
refer to subjective elements, namely the Verstehen of the actor's action from his, the
actor's, point of view. Consequently if the social sciences aim indeed at explaining social
reality, then the scientific constructs on the second level, too, must include a reference to
the subjective meaning an action has for the actor ».
51. hrohock (rrea), « Ine structure or politics », American political science review ,
septembre 1978, p. 868.
33. Crozier et Friedberg se livrent à une analyse de la notion d'attitudes qui mérite-
rait un commentaire substantiel ( 101 et 400-408). Mentionnons seulement qu'à leurs yeux
il faut « considérer les attitudes non plus comme de simples réactions à l'égard d'une
réalité évaluée passivement mais comme les signes de la perception stratégique qu'en a
chaque acteur » (405)... « Elles se rapprochent ici d'une sorte de rationalisation que les
acteurs font de leurs comportements présents et futurs dans les jeux qu'ils jouent » (101
note). L'attitude est donc un procédé heuristique pour comprendre les systèmes d'action.
Fort bien, mais qu'en reste-t-il dans le « système politique » ? Faut-il comprendre qu'il y
a autant d'attitudes que de systèmes et qu'aucune « attitude politique globale » ne peut
jamais structurer le comportement dans un système d'action particulier ? Le nœud de la
question demeure : quel statut Crozier et Friedberg confèrent-ils en système politique ?

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Le dépérissement de l'Etat

les paroisses au niveau des « fonctions », du « développement des for-


ces productives », des « régulations », des « organisations », ou des
« stratégies » 34. Comme chacun le sait, aucun langage n'est neutre ni
transparent et il ne va pas sans conséquence de parler de l'action politi-
que sans référence à la façon dont celle-ci est communément nommée.
Il y a une dizaine d'années, Sheldon Wolin faisait remarquer à ceux
qui analysaient la politique américaine en terme de « système » que
cela les dispensait d'avoir à la concevoir comme un ordre de répression
et comme un impérium d'une puissance jusqu'alors inconnue ; mais
parler ainsi aurait étalé un biais idéologique incompatible avec une
connaissance « méthodique » 35. Crozier et Friedberg témoignent, certes,
d'autrement de subtilité que le behaviorisme avec lequel ils ont un
minimum de choses en commun, mais la critique de Wolin demeure
valable comme illustration d'un jeu d'images ou de métaphores, qui
fait trop facilement bon marché de la dimension tragique de l'action
politique, à savoir l'usage d'une violence particulière, légitimée au nom
du rassemblement du groupe autour d'un intérêt prétendu général 36.
Ce tragique a pris une ampleur singulière avec l'Etat totalitaire qui
prétend précisément le nier en se faisant l'agent du bonheur de chacun
et l'instrument de l'unification mythique de la société. L'ironie veut
que Crozier et Friedberg, qui n'ont visiblement pas de sympathie pour
les fantasmes unificateurs de la politique moderne, ne se donnent guère
d'instruments pour les déchiffrer, sauf une critique très générale de la
«rationalité occidentale» scientiste et positiviste37. Ils préfèrent leur
tourner carrément le dos en refusant de considérer l'existence de méca-
nismes centraux de domination/régulation sociales et politiques38. Un

34. La façon dont Pierre Bourdieu traite le langage politique est de ce point de vue
beaucoup plus acceptable par le politiste : « Si la politique ne se situe évidemment pas
sur le seul terrain de l'opinion, c'est-à-dire du discours, comme le veut la définition
dominante de la lutte politique, il reste que, sous peine de se réduire à des flambées
aveugles, les luttes politiques ne peuvent se passer du discours politique, seul capable de
donner au groupe la conscience des objectifs communs par lesquels et pour lesquels il
peut se mobiliser » (« Questions de politique », Actes de la recherche en sciences
sociales , septembre 1977, p. 89).
35. Wolin (S.), « Political theory as a vocation », American political science review,
1969, p. 1078.
36. Weber (Max), Wirtschaft und Gesellschaft, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1947,
3e partie, chap. 2, p. 613 ; Aron (R.), « A propos de la théorie politique », in Etudes
politiques, Paris, Gallimard, 1972, p. 154-155.
37. « Introduction », p. 22-23. Cf. aussi The crisis of democracy, op. cit., p. 39.
38. Cf. par exemple Friedberg (E.), « Insaisissable planification », Revue française
de sociologie, 1975, Supplément, p. 605-623. La planification « n'est pas ce méga-champ
central qui permettrait de saisir d'emblée les mécanismes fondamentaux de la régulation
sociale et de leur changement ». Le contexte parle clairement : il n'y a nulle part un ni
même plusieurs mécanismes centraux : seuls les systèmes d'action « peuvent enrichir

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Jean Leca et Bruno Jobert

pareil mode de connaissance est-il « approprié » à l'analyse


politique ? 39 C'est ce qu'on va tenter d'élucider en abordant trois pro-
blèmes : le pouvoir, le rapport système d'action-système de domination
la signification de l'ingénierie sociale.

ENCORE SUR LE POUVOIR

L'un des points sensibles de l'étude du pouvoir demeure l'articula-


tion de la perspective « relationnelle » ou « fonctionnelle », qui insi
sur l'interaction entre individus dans des circonstances spécifiques,
de la perspective « substantive » qui voit dans le pouvoir un attribu
positions, quelque chose que l'on « détient »40. La clé de l'opposition
se trouve dans la liaison du pouvoir et de la stratification sociale.
Selon qu'on la rejette ou qu'on la prend comme hypothèse de base, on
tombe dans le camp de la « relation » ou dans celui de la « déten-
tion ». Dans les termes particulièrement appropriés de Nelson Polsby,
l'étude des groupes politiquement importants et, par conséquent, de
leur pouvoir peut être menée en termes de « comportement collectif »
(perspective relationnelle) ou de « structure sociale » (détention) 41 .
Pour Polsby, l'étude de la relation de pouvoir exige des concepts (par
exemple, rôles, ressources, scènes, problèmes, processus) et, donc, des
mesures, tout à fait différents de ceux nécessités par l'étude de la struc-
ture sociale (par exemple, classe, statut, catégorie, caste, ethnie, etc.),
et il n'y a pas de correspondance établie sous forme de mesures rigou-
reuses entre les deux univers théoriques. A l'opposé, on peut soutenir
que le fait qu'un groupe obtienne de façon constante une part de biens
rares toujours plus importants que les autres est une mesure du pou-
voir de celui-là sur ceux-ci. Dans la terminologie de Max Weber,
classes, groupes de statut et partis sont des phénomènes de distribution
du pouvoir à l'intérieur d'une communauté42. La différence paraît

notre compréhension ... du rôle de l'Etat dans la société française contemporaine »


(p. 623).
39. Sur l'opposition de la connaissance « tacite » et « appropriée » à la connaissance
« méthodique » et « opérationnelle », voir Wolin, art. cité, p. 1070-1074.
40. Maruyama (Masao), Thought and behaviour m modem Japanese politics ,
Oxford, Oxford University Press, 1963, p. 269-272, in Birnbaum (Pierre) ed., Le pouvoir
politique , Paris, Dalloz, 1975, p. 19-22.
41. Polsby (Nelson), Community power and political theory , New Haven, Yale Uni-
versity Press, 1963, p. 117.
42. Wirtschaft und Gesellschaft , op. cit., 3e partie, chap. 4, p. 631-640 traduit et
adapté dans Gerth (Hans) et Mills (Wright), From Max Weber , New York, Galaxy

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Le dépérissement de l'Etat

donc irréductible entre ceux qui n'établissent pas de lien entre la distri-
bution globale des ressources et les relations de pouvoir (les relationa-
listes et les interactionnistes), d'une part, et ceux qui ne peuvent croire
qu'il n'y a pas quelque rapport entre la question : « Qui bénéficie dans
la structure ? » et la question : « Qui initie ? qui mobilise ? qui
l'emporte dans le processus ? », d'autre part43.
L'opposition relation-détention, que l'on a pris l'habitude de
confondre avec l'opposition pluralistes-élitistes **, semble en voie d'apai-
sement dans la mesure où la perspective stratégique, donc relationnelle,
est désormais prise en compte par ceux qui mettent d'abord l'accent
sur les structures d'inégalité45, mais où également les contraintes struc-
turelles de l'exercice du pouvoir, les formes de domination et de
contrôle social sont intégrées dans la relation de pouvoir par le biais
des phénomènes d'« ajustement déférentiel » ou d'« ajustement par
anticipation » (57) 46 . Mais cet armistice méthodologique n'a pas sup-
primé le véritable objet de la guerre : pour Crozier et Friedberg, les
théories substantives du pouvoir conduisent le plus souvent à rattacher
le fonctionnement de ce dernier à la domination sociale généralisée,
permanente et objective, d'une classe, d'un bloc ou d'un « système ».
Il s'ensuit qu'elles parlent tout le temps du pouvoir, de sa concentra-
tion et de sa distribution, sans prendre jamais la peine de l'étudier
empiriquement puisqu'elles ont déjà les réponses au moment même où
elles posent les questions : il suffit en effet d'imputer un produit social

Books, 1958, p. 181. Présentation claire de l'ensemble du problème in Parkin (Frank),


Class inequality and political order , New York, Praeger, 1972, p. 45-46.
43. Voir Clegg (b.), rower , rule ana domination , Londres, Koutieage ana Kegan
Paul, 1975 ; Martin (R.), The sociology of power, Londres, Routledge and Kegan Paul,
1977.
44. Peut-etre pas toujours a raison : ainsi la aeîimtion ae K. Dani (« capacite a une
personne A d'obtenir qu'une personne B fasse quelque chose qu'elle n'aurait pas fait
sans l'intervention de A », « On the concept of power », Behavioural sciences , 1957,
p. 202-203) est considérée par Crozier et Friedberg comme marquée par « un biais très
sensible dans le sens de la perspective " détention " du pouvoir » (56 note). Cela dit, en
général, les « interactionnistes » conçoivent une société comme un jeu de multiples
« pouvoirs » pendant que les « substentivistes » la voient le plus souvent dominée par
une élite du « Pouvoir ».
45. Cf. Martin (R.), « Power relations and dependence », in lhe sociology ot
power , op. cit., p. 50-58.
46. C'est par ce moyen que Crozier et Friedberg répondent à la thèse classique des
« non-décisions » qui expose que le pouvoir ne se manifeste pas forcément dans la parti-
cipation aux décisions mais dans le blocage qui empêche certains problèmes de pénétrer
dans l'arène décisionnelle (Bachrach (P.), Baratz (M.), « Decisions and non decisions »,
American political science review, 1963, p. 532-542). Cette thèse leur paraît d'ailleurs
affaiblie par la perspective de « détention » du pouvoir dans laquelle elle se situe (57-58,
note).

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Jean Leca et Bruno Jobert

existant (des stratifications, des politiques publiques, des productions


culturelles) à un « système de pouvoir » sans se préoccuper d'apporter
la preuve de leur liaison par un examen des processus puisque les stra-
tifications prouvent par leur seule existence la présence sous-jacente de
ces processus, rendant ainsi l'étude de ces derniers inutile. Le pouvoir
est en ce cas synonyme de structure d'inégalité puisqu'il découle de la
contradiction opposant des intérêts « objectifs », quelles que soient les
stratégies conscientes des acteurs47. A cet usage confortable du concept
de « fausse conscience », Crozier et Friedberg préfèrent la thèse de
« l'effet pervers » amplement documentée par Raymond Boudon48
pour montrer qu'il existe des malformations sociales qui sont des effets
d'organisation ou de système sans être pour autant des effets de
domination (14 sqq). Cet argument n'est qu'à moitié convaincant : la
thèse de l'effet pervers montrerait seulement, si elle était établie sans
conteste, qu'« on fait (quelquefois) le mal en voulant le bien », sans
prouver que cela se passe toujours ainsi. Après tout, on peut faire
(aussi) le mal en voulant le mal et certaines malformations sont aussi
des effets « normaux » d'un système où des « intérêts structurels »
dominants résistent aux actions qui mettraient en cause directement ou
indirectement leur reproduction49.
Quoi qu'il en soit de l'avenir de la thèse de l'effet pervers, on se
demandera si la conception du pouvoir qui se dégage de L'acteur et le
système ne conduit pas à nier certaines caractéristiques spécifiques du
système politique. Crozier et Friedberg font l'hypothèse qu'il n'existe
pas, au moins dans les sociétés complexes, de lieux de pouvoir où
s'accumulent davantage de ressources qu'ailleurs. Il ne saurait donc y
avoir d'influence irréversible, non réciproque, exercée par certains
acteurs centraux sur l'ensemble des systèmes d'action. Cette hypothèse
nous semble inspirer aussi bien leur postulat de non-hiérarchisation des
systèmes d'action que leur relatif désintérêt pour les luttes qui affectent
ouvertement l'ordre social existant et les valeurs établies.

47. L'exposé le plus clair de cette position est présenté par S. Lukes ( Power : a radi-
cal view, Londres, Macmillan, 1974). Le pouvoir de A sur B est le fait que « A affecte
la situation de B d'une façon contraire aux intérêts de B, les intérêts étant définis par ce
que les hommes choisiraient s'ils en avaient la possibilité et non par ce qu'ils choisissent
concrètement » (p. 34).
48. Boudon (Raymond), Effets pervers et ordre social , Paris, PUF, 1977.
49. Cf. l'analyse par Robert Alford de la politique américaine de la santé et de ses
crises ( Health care politics , Chicago, University of Chicago Press, 1975). Pour lui, les
intérêts structurels sont « those interests served or not served by the way they " fit " into
the basic logic and principles by which the institutions of a society operate » (p. 14).

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Le postulat de non-hiérarchisation des systèmes d'action
ou l'absence du système politique

Cherchant à expliquer les mécanismes de contrôle social (251-258),


Crozier et Friedberg reconnaissent que toutes les formes de pression et
de contrainte ne s'exercent pas, au moins dans l'état actuel de nos
connaissances, à travers le fonctionnement d'un système d'action con-
cret 50 . Ils proposent cependant de ne « chercher l'explication » « au
niveau ni du mécanisme de base, la relation d'autorité ou d'influence,
ni du résultat final, l'ordre social, mais dans l'entre-deux des systèmes
d'action concrets » (258). Ne pourrait-on au moins hiérarchiser ces
systèmes afin d'isoler ceux qui sont plus stratégiques que d'autres pour
le contrôle social global ? La démarche de recherche proposée (¡97-203)
ne le permet guère. Elle recourt d'abord au « raisonnement stratégique-
inductif » qui, à partir du vécu des acteurs, dégage des stratégies en
rapport avec les contraintes du jeu, puis ensuite seulement au « raison-
nement systémique-déductif » qui serre de plus près les propriétés systé-
matiques du jeu. L'organisation de la recherche met d'abord l'accent
sur ce qui se passe « à l'intérieur des frontières » avant de mettre en
question le caractère plus ou moins étanche de ces frontières elles-
mêmes, ce qui permet ainsi d'échapper aux raisonnements « totalistes »
où tout s'explique par le système global.
Le totalisme recouvre trois postulats (328-330) : postulat de cohé-
rence des ensembles comme des mécanismes sociaux ; postulat de
l'interdépendance et de la hiérarchisation des éléments de la réalité
sociale ; postulat de l'homogénéité du champ social. Aucun des trois
n'est, selon Crozier et Friedberg, confirmé par la recherche empirique :
tout système est pétri de contradictions et aucune organisation ne fonc-
tionne jamais selon un seul principe ; les mécanismes sociaux soi-disant
fondamentaux sont toujours « composés » avec d'autres mécanismes, et
une variable qui n'est pas la plus profonde peut s'avérer la plus straté-
gique dans un système et une conjoncture spécifiés ; un système peut
s'accommoder de « symbioses de mécanismes en apparence contradic-
toires ». Comme Raymond Boudon avec qui la convergence est ici
frappante, Crozier et Friedberg ne conçoivent pas les sociétés indus-
trielles comme programmées et programmables mais plutôt comme en
proie à des contradictions ne débouchant sur aucune synthèse51. Il

50. Par exemple, les « interdits religieux ou moraux, charismes de leader ... habitu-
des et coutumes, formes de raisonnement et outils intellectuels ...» (258).
51. Cf. Boudon (Raymond), «Sur les avatars sociologiques de Ihistoncisme »,
Commentaire, 9, printemps 1980, p. 32-40, notamment p. 39 : dans les processus de
changement endogènes-exogènes caractéristiques des sociétés complexes, « l'univers des

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Jean Leca et Bruno Jobert

serait facile d'affirmer que le refus de hiérarchiser les systèmes d'action


revient, tout compte fait, à admettre l'ordre social tel qu'il est actuelle-
ment hiérarchisé et à se satisfaire du système politique « en place » 52 ,
mais l'objection ne convaincra que les convaincus : « le système politi-
que en place », on l'a vu, n'a guère de sens pour nos auteurs qui cher-
chent à démonter la mythologie d'un système global, où se révéleraient
les conflits fondamentaux, et d'une instance où se réaliserait la trans-
mutation alchimique des buts individuels en buts collectifs.
On peut se demander si la critique du totalisme (avec laquelle nous
nous sentons largement en sympathie) ne conduit pas à ignorer nombre
de pratiques politiques par lesquelles une partie des acteurs cherche à
« totaliser » ou à globaliser un problème, c'est-à-dire à élargir les fron-
tières d'un système pendant que l'autre partie cherche à les circons-
crire : dans tous ces cas, la référence aux « bases du système social »
devient une arme ou un enjeu considérables, même quand ce système
n'est pas pourvu de moyens coercitifs déterminants. Il paraît difficile
d'analyser correctement certaines stratégies politiques et leurs chances
de succès si l'on se refuse à mettre en question le caractère plus ou
moins fermé, autonome, structurant du système d'action étudié. Pour-
tant Crozier et Friedberg nous proposent d'excellentes analyses de pra-
tiques politiques, par exemple les réformes du système hospitalo-
universitaire français et du système de santé mentale californien
{304-312)" . Partant de l'intérieur des systèmes d'action et les confron-
tant au système politique et au contexte culturel, ils montrent à quelles
conditions certaines stratégies réussissent dans des systèmes particuliers
à autonomie variable (très forte en France, faible en Californie), sans
qu'il leur soit nécessaire de recourir à une totalisation quelconque.
C'est qu'on est en présence de pratiques qui visent à résoudre un pro-
blème relativement bien circonscrit, dont les éléments se sont dégagés à
l'intérieur d'un système d'action en position de force par rapport au

réponses possibles est généralement déterminé. Mais le choix particulier de la réponse


observée dans tel ou tel contexte doit être considéré comme relevant de la rencontre for-
tuite de séries indépendantes chères à Cournot ». C'est pourquoi la conception marxiste
qui voit le conflit de classes comme se développant « à l'intérieur d'un système clos,
selon un processus entièrement endogène », et suppose que toutes les institutions sont au
service de la classe dominante, « a l'avantage de sauver le déterminisme et les lois de
l'histoire, mais l'inconvénient d'avoir la cohérence des délires plutôt que celle des théo-
ries scientifiques au sens qu'on donne habituellement à ce terme ... ».
52. C est vraisemblablement le sens du jugement expeditif porté par Alain Touraine
« théorie voltairienne de la société ... qui est avant tout idéologie de classe dirigeante »
(La voix et le regard , Paris, Le Seuil, 1978, p. 65).
53. Leurs sources sont Jamous (H.), Sociologie de la décision , Paris, CNRS, 1969 et
Bardach (E.), The skill factor in politics , Berkeley, University of California Press, 1972.

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Le dépérissement de l'Etat

système politique (exemple français 311) ou au contraire dans un


système politique très décentralisé et très ouvert sur l'opinion publique
(exemple californien, 312). En ce cas, les pouvoirs circulent dans une
arène relativement pluraliste.
Qu'en est-il quand il s'agit de « construire » un problème et que le
conflit porte sur les formes dans lesquelles il sera politisé ? La situation
d'un petit viticulteur corse sera-t-elle identifiée par les acteurs, d'abord
comme le problème d'une catégorie socio-professionnelle en difficulté
dans le Marché commun, de l'économie française affrontée à la « crise
du capitalisme », d'une région colonisée par la métropole ? Celle d'un
ouvrier polonais sera-t-elle identifiée comme une crise de croissance
d'une économie socialiste, la crise du marxisme-léninisme ou celle du
protectorat soviétique ? Selon la « solution » adoptée, les clivages
seront différents et surtout le système politique pèsera d'un poids parti-
culier pour que la solution bénéficie aux « détenteurs » du pouvoir.
Que ceux-ci réussissent ou échouent, le résultat entraînera la domina-
tion de tel ou tel groupe, au nom d'une finalité prioritaire. Les « déci-
sions historiques » appartiennent au même ordre de phénomènes 54 :
même si la crise des missiles de Cuba peut être analysée comme un jeu
de systèmes d'action (283-292) 55, ce qui permet de soutenir que cette
décision peut être utilisée pour « interpréter les faits que nous obser-
vons tous les jours » (296), il n'en reste pas moins qu'en de semblables
conjonctures le pouvoir pèse absolument sur l'ensemble de la collecti-
vité qu'il engage tout entière : celle-ci n'est peut-être pas dans une rela-
tion de pouvoir, mais, au bout du compte, elle est objet de pouvoir
puisque, par une brutale simplification, la décision fait prendre des ris-
ques à toute une communauté politique au nom d'une seule finalité.
Nous admettons volontiers que les cas d'application rigoureuse
d'une seule finalité prioritaire sont extrêmement rares dans les affaires
humaines ; rares mais non inexistants : nombre de slogans politiques en
témoignent quand ils sont réellement appliqués, et ils le sont quand la
survie (ou ce qu'on croit tel) de la communauté politique est en jeu. Le
flou de « la priorité à la défense de l'emploi » ou de « la lutte contre
l'inflation » ne doivent pas nous faire oublier le « je fais la guerre » de
Clemenceau ou « le pouvoir est au bout du fusil » de nombre de mou-

54. Sur les décisions historiques, cf. Aron (Raymond), « Macht, power, puissance,
prose démocratique ou poésie démoniaque », Etudes politiques, op. cit., p. 192. Selon
Aron, toute organisation complexe comporte de temps à autre des décisions singulières,
irréversibles, développant des conséquences à long terme dont tous les membres de
l'organisation supporteront les effets ; le pouvoir demeure ici, en un sens, absolu.
33. crozier et rneaoerg utilisent ici Ainson ivjranamj, ¡ne essence oi aecision, dos-
ton, Little, Brown, 1969.

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Jean Leca et Bruno Jobert

vements nationalistes ou révolutionnaires, slogans sanguinaires mais qui


existent. L'acteur et le système néglige par trop les conflits évidents où
se réalise une polarisation autour de camps dont chacun est convaincu
que son but est le seul valable56. Que ces situations ne soient pas les
plus nombreuses, qu'elles tiennent à un mauvais fonctionnement de
systèmes de communication57, qu'elles se résolvent fréquemment (mais
pas toujours) en des compromis après que les finalités ont évolué,
n'empêche pas qu'elles entrent difficilement dans le schéma qui nous
est proposé. Nous admettrons aussi avec allégresse qu'aucune méta-
théorie ne permettra jamais de fonder et justifier un arbitrage définitif
qui s'imposerait alors de lui-même et pour toujours. Bons disciples de
Montesquieu, Crozier et Friedberg mettent en garde contre le mirage de
la société vertueuse (par exemple p. 377). Qui ne serait d'accord ?... à
condition d'ajouter que le travail spécifique de l'idéologie politique est
précisément (d'essayer) de faire croire qu'une telle société est possible
soit par la vertu des hommes (ou d'un homme), soit par celle des insti-
tutions, et que ce travail fait partie de l'existence sociale58. Crozier et
Friedberg insistent sur la « traduction » de positions sociales « objecti-
ves » en « finalités vécues », négligeant la traduction tout aussi impor-
tante des finalités vécues en finalités choisies (ou qu'on croit telles),
traduction (ou trahison) qui est l'une des fonctions essentielles de la
représentation. Dire que les relais de représentation sont structurelle-
ment contradictoires et qu'un représentant est toujours à la fois un
mandataire et un traître (¡43) est exact mais abstrait tant qu'on ne
s'est pas interrogé sur les mécanismes qui légitiment telle ou telle forme
de représentation et tel ou tel type de représentants dans une société59.

56. Cf. par exemple Coleman (J.S.), Community conflict , New York, Free Press,
1957.
57. Deutsch (Morton), « Conflicts : productive and destructive », Journal of social
issues , 1969, p. 7-41, notamment p. 17-19.
58. Ces observations sont avant tout valables pour les idéologies « modernes » liées
au mouvement de sécuralisation et de désenchantement du monde (cf. par exemple Lich-
teim (G.), The concept of ideology and other essays , New York, Vintage Books, 1967,
Bendix (R.), « The age of ideology » in Apter (D.) ed., Ideology and discontent, New
York, Free Press, 1964, p. 295-327 ; Habermas (J.), La technique et la science comme
«idéologie », Paris, Gallimard, 1973, p. 34) mais elles peuvent être étendues sans incon-
vénient aux idéologies au sens large, entendues comme ensemble de croyances justifiant
tel principe d'allocation de ressources rares et occultant certaines dimensions de la vie
collective dont notamment les contradictions qui y sont inhérentes (voir les essais de
Pierre Ansart, Les idéologies politiques, Paris, PUF, 1974 et Idéologie, conflits et
pouvoirs, Paris, PUF, 1977).
59. Le problème des rapports structurels entre la représentation des intérêts et la
représentation politique dans les différents régimes est entièrement (et probablement
volontairement) passé sous silence. Cf., pour un traitement récent, les contributions de
Charles Maier, Alessandro Pizzorno et Philippe Schmitter in Berger (Suzanne) ed.,
Organizing interests in Western Europe, Londres, Cambridge University Press, 1980.

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Le dépérissement de l'Etat

Mais c'est évidemment dépasser une fois de plus la perspective interac-


tionniste (amendée par le système d'action) pour déboucher sur une
perspective globale même si celle-ci devait refuser le pur et simple
réductionnisme aux positions de classe.

Les luttes pour la communauté politique

L'approche relationnelle et même les courants plus sophistiqués de


l'approche interactionniste semblent laisser de côté une dimension de
l'action politique. Celle-ci ne défend pas seulement des intérêts mul-
tiples à l'intérieur d'une institution qui fixe les règles du jeu, elle ne
vise pas seulement non plus à modifier ces règles, mais plus fondamen-
talement à déterminer, maintenir ou contester le contenu et les frontiè-
res mêmes de la communauté au sein de laquelle les groupes sont en
compétition. Les Palestiniens d'Israël et d'ailleurs, les Erythréens ou les
Sahraouis ne « demandent »œ pas seulement plus de pouvoir ou plus
de ressources mais ils relient ces demandes à la modification de la divi-
sion du travail politique, des frontières de leur système et de leur mode
d'existence collectif. Ces « demandes » ne sont pas, il est vrai, claire-
ment articulées ; elles empruntent, à travers le langage des élites, au
stock de thèmes normatifs qui traînent dans le bagage culturel, res-
treint, de ce temps (un « Etat » sahraoui, une Palestine « laïque et
démocratique », un Iran « islamique », une Corse « socialiste »...),
bref elles révèlent une carence si désolante dans les capacités collectives
que l'ingénieur social ne pourrait qu'y déclarer forfait avant toute
intervention.
Cette observation de bon sens n'est pas, en soi, en contradiction
avec la conception de la société en tant que réseau de systèmes
d'action. Si la « quête de la communauté » manifeste que les hommes
ne sont pas seulement des animaux utilitaristes mais d'abord membres
d'une société61, cela ne peut que détruire davantage le mythe combattu

60. On nous pardonnera ce raccourci. Ces groupes n'ont pas de demandes homogè-
nes et parfois pas de demandes du tout en dehors de celles qui sont manifestées par
l'action et articulées dans le discours de leurs multiples représentants. Une demande poli-
tique n'est jamais claire ni univoque justement parce qu'elle résulte d'une fabrication (et
pas seulement d'une réflexion de besoins sociaux déjà là).
61. Cf. par exemple Nisbet (Robert), The social philosophers, Londres, Heinemann,
1974, et la critique classique de l'utilitarisme par John Plamenatz : « How men see them-
selves is intimately connected with their mental images of the community. They are not
mere competition, however benevolent, in a market for the supply of personal wants ;
they are member of society, etc. » (Plamenatz (John), The English utilitarians , Oxford,
Blackwell, 1958, p. 173-175.

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Jean Leca et Bruno Jobert

par Crozier et Friedberg de l'acteur purement rationnel. Rien n'em-


pêche de considérer cette quête comme un mouvement social, et celui-ci
comme un système d'action concret (260). On peut également la traiter
comme un mécanisme de contrôle social faisant partie du contexte
culturel (258) 01 . On peut même y voir le résultat d'une stratégie ration-
nelle par laquelle un individu sera d'autant plus engagé et loyal envers
un groupe que celui-ci lui fournit plus de moyens d'y promouvoir ses
intérêts et contrôler son destin63.
Le vrai problème réside plutôt dans la place à reconnaître à la com-
munauté politique, aux luttes qui s'y attachent et au pouvoir qui en
découle. Ces luttes constituent en effet un système très particulier :
peut-on dire qu'il coordonne les activités de ses membres par des méca-
nismes du jeu relativement stables ? Il ne « coordonne » pas seule-
ment ; il identifie d'abord, classe et déclasse, rejette ceux qui ne sau-
raient appartenir à la communauté (l'étranger, l'ennemi), prétend faire
entrer ou rester de force ceux qui doivent y participer. Autrement dit,
c'est un ordre où le pouvoir est à la fois pure contrainte et pure mobi-
lisation d'engagements effectifs sans réciprocité64, le lieu où l'on « joue
sa vie », bon gré mal gré. Il conditionne ce que Claus Offe a nommé
la « sélectivité » des régimes politiques, c'est-à-dire les règles d'exclu-
sion de certaines demandes qui marquent la limite du seuil de tolérance
de la communauté dans son ensemble65. Deux conséquences en décou-
lent. D'abord, la place occupée dans la communauté peut conférer plus
ou moins de ressources spécifiques qui influencent les chances de succès
dans tel ou tel système d'action. Dans la terminologie de Charles Tilly,
l'appartenance à la polity , c'est-à-dire la possibilité d'avoir un accès

62. D'autant mieux que ce contexte est le seul déterminisme global vraiment lourd
que Crozier ait jamais reconnu, dans la mesure où il « détermine profondément » tous
les systèmes d'action et fait qu'ils « sont interdépendants et se renforcent les uns les
autres » (Le phénomène bureaucratique, Paris, Le Seuil, 1963, p. 277). Même l'analyse
stratégique a du mal à échapper parfois au totalisme et à la globalisation...
63. Stincncombe (Arthur), « Social structure and politics », in Polsby (N.), Green-
stein (F.) eds., Handbook of political science , Londres, Addison-Wesley, 1975, tome 3,
p. 604-605.
64. bans reciprocitě specinque correspondant aux intérêts a un acteur dans un
système d'action limité. Globalement bien entendu, il n'y a pas de communauté poli
sans une réciprocité minimum des coûts et des avantages, cf. Bendix (R.), Nation bu
ding and citizenship , Londres, J. Wiley, 1964, p. 19.
63. une (Claus;, « Kiassennerrscnart und poiitiscnes system. Die Selektivität der
politischer Institutionen », in Strukturprobleme der kapitalistischen Staates, Fra
Suhrkamp, 1972. Cf. Habermas (J.) Legitimation crisis, Londres, Heinemann, 1
p. 114 sqq. Différentes formes de sélection et d'exclusion sont élaborées par A.
dans « Le due logiche dell'azione di classe » in Pizzorno (A.) et al., Lotte operaie
dacato : il ciclo 1968-1972 in Italia, Bologne, Il Mulino, 1978 et dans sa contribution à
Berger (S.), op. cit.

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Le dépérissement de l'Etat

routinier et peu coûteux aux ressources contrôlées par le gouvernement,


contribue à accroître le pouvoir du groupe qui en dispose66. Ensuite, il
existe fréquemment des relations significatives entre les mouvements
affectant la communauté politique et les mouvements affectant les
systèmes particuliers. C'est le cœur de l'argument de Shorter et Tilly
dans leur étude des grèves en France de 1830 à 1968 : ils voient les grè-
ves postérieures au Front populaire comme un moyen pour les travail-
leurs d'affirmer une « action symbolique » sur la scène politique natio-
nale ; de façon générale, les grèves ne leur paraissent pas naître des
facteurs structurels ou psychologiques au niveau de l'entreprise ou de
l'économie, mais plutôt leur accumulation dépend de la perception par
les ouvriers qu'un de leurs intérêts fondamentaux peut triompher dans
la communauté politique, et d'un réseau d'organisations qui facilite
l'action collective67.
La théorie politique doit donc prendre en compte les intérêts « idéo-
logiques » qui dépassent les seuls intérêts particuliers ou sectoriels des
groupes pour examiner aussi la lutte pour « l'intérêt général » et la
façon dont la construction de tel « intérêt général » favorise probable-
ment le pouvoir de tel ou tel groupe. On voit en quoi ces préoccupa-
tions nous éloignent de celles de Crozier et Friedberg, dans la mesure
où elles replacent autour des systèmes d'action concrets les deux
niveaux dont ils estimaient l'étude stérile, le niveau de l'autorité et le
niveau de l'ordre social ; dans la mesure aussi où elles réintroduisent
une certaine « logique totaliste » dans l'action sociale. Mais cette logi-
que est-elle introduite par le langage du chercheur ou le langage de
l'acteur ? Dans le premier cas, ce serait une « erreur de méthode »
scientifique, mais dans le second c'est un aspect de la réalité empirique
dont le chercheur devrait « en bonne méthode » tenir compte même si
ce totalisme lui paraît aussi dangereux chez son objet qu'il le serait
chez ses collègues chercheurs. Pénible situation, mais on sait depuis un

66. Tilly (Charles), From mobilization to revolution, Londres, Addison Wesley,


1978, p. 52-53 et 125-133. Tilly cite différents exemples de changements dans les apparte-
nances à la Polity et des moyens que les membres les plus faibles (les « challengers »)
emploient pour en forcer les portes.
67. Shorter (E.), Tilly (C.) Strikes in France : 1830-1968, Londres, Cambridge Uni-
versity Press, 1974, p. 326 et 344-345. Voir cependant les critiques et mises au point sur
leur méthode par C. Durand et M. Perrot dans Annales ESC, 1973, p. 883 sqq. Pour
une approche autonomisant le système de relations professionnelles par rapport au politi-
que, voir Adam (Gérard), Reynaud (Jean-Daniel), Conflits du travail et changement
social, Paris, PUF, 1978. Le « postulat » qu'ils posent (p. 236) est d'ailleurs très modéré.
Les relations professionnelles constituent « un ensemble dont les composantes et l'évolu-
tion ne s'expliqueraient pas entièrement de l'extérieur, à partir des caractéristiques globa-
les de la société ». Tout est dans le « pas entièrement ».

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Jean Leca et Bruno Jobert

certain temps déjà que le réel peut ne pas revêtir la rationalité que sou-
haiterait le chercheur.

SYSTÈME D'ACTION ET SYSTÈME DE DOMINATION

La lecture de Crozier et Friedberg devrait être imposée à tous ceux


qui continuent à traiter les organisations comme un ensemble de
moyens malléables à volonté. Le message qu'ils ont à transmettre ici
est fort simple. Parce que l'organisation est composée d'hommes situés
à des positions différentes et ayant des intérêts divergents, celle-ci ne
peut être conçue sans mécompte comme un simple outil entre les mains
des supérieurs. A tout moment, il est rappelé avec insistance que tout
acteur dans l'organisation est un « agent libre », qu'il dispose toujours
d'une capacité de négociation, de calcul et de choix. Même le prison-
nier dans le camp de concentration, même le malade à l'asile dispose-
raient ainsi d'une marge de choix. Cette insistance sur la liberté des
acteurs éveille une question importante : peut-on, à partir d'une
analyse de la variété des initiatives possibles de chacun des acteurs du
système, rendre compte du système lui-même ? Les jeux des gardiens,
des juges et des détenus permettent-ils de rendre compte de l'institution
carcérale ? Ne faut-il pas au contraire resituer ces jeux de pouvoir par
rapport aux rapports de dépendance et de domination sociale qui en
forment le substrat ? Telle est la question que nous voudrions discuter
ici. Certes, trop souvent les jeux de pouvoir sont analysés en termes de
reflets d'autres phénomènes sociaux. Leur résultat serait pratiquement
prédéterminé par les rapports de forces existant dans la société. La
métaphore du reflet fait du pouvoir une catégorie résiduelle sans
consistance propre. Aussi faut-il saluer ici l'effort de Crozier et Fried-
berg pour définir de façon systématique la spécificité des relations de
pouvoir dans des systèmes d'action concrets. Ils démontrent avec habi-
leté qu'aucune relation sociale ne peut avoir de l'influence sur la lutte
pour le pouvoir dans un système d'action tant qu'elle n'a pas été tra-
duite dans les termes mêmes de la relation de pouvoir.
Les systèmes d'action ne connaissent pas d'acteur défini a priori, en
dehors d'eux-mêmes. Les catégories de la morphologie sociale, les
vieux, les jeunes, les riches, les ouvriers... ne constituent pas des
acteurs. Les véritables groupes que l'analyse permet de délimiter ras-
semblent plutôt ceux qui sont dans une même situation dans une rela-
tion de pouvoir. De même, la capacité d'influence d'un acteur n'est
pas directement définie par le recensement de ses ressources sociales.

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Le dépérissement de l'Etat

Seules doivent être prises en compte les ressources qu'il peut et veut
effectivement mobiliser dans cette relation. C'est pourquoi, les détermi-
nismes globaux sont toujours infléchis par les systèmes d'action. Tel est
le premier principe explicitement affirmé tout au long de l'ouvrage :
« Si l'on prenait l'image, parfois employée pour les organisations, de la
courroie de transmission entre la société globale et le groupe primaire,
notre conclusion serait finalement que la courroie de transmission est
une matière sociale plus importante que le moteur » (258).
Mais ce choix normatif laisse entière la question de savoir s'il est
possible d'étudier le fonctionnement de la courroie de transmission
indépendamment du moteur. C'est ici qu'intervient un deuxième prin-
cipe (implicite celui-là) de recherche que tout cet ouvrage tente de justi-
fier : les systèmes d'action contiennent en eux-mêmes leurs principes
d'explication. Leur fondement réside dans les comportements largement
indéterminés d'acteurs autonomes dont il s'agit d'intégrer les stratégies
autour de la tâche commune. C'est ce second postulat, celui des
systèmes d'actions concrets comme champ d'étude autonome, qui nous
semble lourd de conséquence pour la recherche. Avec les auteurs, nous
pensons qu'il est extrêmement important de mieux définir les relations
du pouvoir dans leur spécificité. Mais nous pensons aussi que la logi-
que du pouvoir, même au niveau des systèmes d'action concrets, ne
saurait être comprise indépendamment de la logique de la domination
sociale.
Les systèmes d'action semblent avoir une sorte de logique spécifique
relativement autonome vis-à-vis de la société (/9/). Autonomiser un
objet n'est pas en soi critiquable : tout englober conduit la plupart du
temps à ne rien comprendre ou à fournir des caricatures d'explication.
Le lecteur reste cependant sur sa faim quand il s'agit de conceptualiser
ce qui rend cette autonomie relative. Nous voulons montrer ici que cet
oubli introduit un biais sensible dans les méthodes d'analyse des systè-
mes d'action concrets par les auteurs. Ce biais se manifeste aussi bien
dans l'analyse des enjeux et de la genèse des systèmes que dans la défi-
nition des acteurs pertinents et de leur consistance.
L'analyse des enjeux des systèmes d'action par Crozier et Friedberg
n'est pas dépourvue d'ambiguïté. Le système est d'abord présenté
comme ayant une tâche à accomplir, l'action collective est définie
comme « une coalition d'hommes contre la nature en vue de résoudre
des problèmes matériels » (20). L'interrogation sur l'enjeu social de la
relation du pouvoir ne semble pas une question pertinente. Ainsi, les
analyses d'entreprise se développent-elles sans référence au marché ;
l'analyse du système départemental n'indique pas clairement l'objet de

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Jean Leca et Bruno Jobert

ces contrôles croisés qui paraissent caractériser le système. Tout au plus


constate-t-on que des groupes entiers tendent peu à peu à utiliser
d'autres filières pour faire passer leurs demandes. De même, l'analyse
des différentes décisions de réforme pose comme un constat d'évidence
universellement partagé les dysfonctions qui sont à l'origine de ces
actions. Ainsi « derrière le PPBS américain, comme derrière la RCB
française ... on n'a pas besoin de beaucoup chercher pour découvrir
une volonté profonde et parfaitement justifiée de réformer des machi-
nes tellement alourdies par la complexité des ajustements mutuels
qu'elles sont devenues impossibles à gouverner » (27/). Qu'il s'agisse de
la réforme régionale ou de la réforme hospitalière, l'essentiel de la
réflexion porte plus sur les stratégies de transformation des systèmes
d'action que sur la genèse sociale des problèmes qui suscitent ces tenta-
tives de réforme. Tout semble se passer comme si l'analyse des proces-
sus sociaux d'émergence des problèmes pouvait être traitée comme une
conséquence de la dynamique propre des systèmes d'action68. Les
auteurs ne manquent certes pas de souligner la variété des rationalités
contradictoires à travers lequel cet objet est saisi. Ils montrent notam-
ment qu'une large part du processus de décision est déjà accomplie
quand un des acteurs est parvenu à imposer la discussion et la délimi-
tation du problème dans ses propres termes. Mais le système d'action
ne renvoie en fin de compte qu'à d'autres systèmes d'action et à leur
dysfonction. A aucun moment, les outils intellectuels ne sont fournis,
qui permettraient d'évoquer la relation entre ces systèmes et l'ensemble
des régulateurs « automatiques » (244) qui caractérisent une société.
En effet, les auteurs reconnaissent que les systèmes d'action
concrets ne couvrent qu'une partie du processus de régulation sociale,
celle où « la régulation ne s'opère, en fait, ni par asservissement à un
organe régulateur, ni par l'exercice d'une contrainte même inconsciente,
ni non plus par des mécanismes automatiques d'ajustement mutuel,
mais par des mécanismes de jeux à travers lesquels les calculs ration-
nels 44 stratégiques " des acteurs se trouvent intégrés en fonction d'un
modèle structuré » (244). Le système d'action n'englobe donc ni le

68. Ceci s'explique en partie par le choix d'objets empiriques où le système d'action
est en quelque sorte clos sur lui-même. Cf. par exemple Grémion (Catherine), Profes-
sion : décideur. Pouvoir des hauts fonctionnaires et réforme de l'Etat , Paris, Gauthier-
Villars, 1979 (sur la réforme régionale de 1964). « L'étude du milieu administratif n'est
donc pas brouillée par la prise en compte d'interactions avec les milieux sociaux ou pro-
fessionnels particuliers » (p. 417). Mais ce choix conduit à accentuer encore l'autonomie
présumée du système dans la mesure où la description des stratégies repose presque
exclusivement sur le discours non critiqué des « réformateurs », sans analyser les idéolo-
gies qui le sous-tendent.

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Le dépérissement de l'Etat

marché qui serait un exemple de « jeu non structuré », ni les coutu-


mes, ni l'idéologie, ni le pouvoir d'Etat en tant que détenteur des
moyens de la violence légitime.
On s'étonnera de voir se développer alors une analyse des systèmes
d'action qui ne fait intervenir à aucun moment ces autres systèmes de
régulation. Peut-on ainsi autonomiser l'analyse d'une partie du
« contrôle social » ? Ne faut-il pas au contraire situer ce moment spéci-
fique de la régulation sociale par rapport à un ensemble ? Ainsi, dans
l'analyse de la genèse d'un problème social, il ne suffit pas d'affirmer
que le problème traité par un système d'action est largement sélec-
tionné, redéfini, réinterprété, médiatisé en fonction des jeux de pouvoir
propres à ce système, encore faut-il poser, au moins comme hypothèse,
que cette réinterprétation est toujours seconde et qu'elle ne saurait
totalement résorber, trahir la logique propre d'affrontement qui l'a
mise en mouvement. En amont de la médiatisation, il faut donc s'inter-
roger sur la genèse du problème qui est ainsi médiatisé. Cela permet-
trait d'intégrer plus de données au problème et de rechercher quels
systèmes d'action sont plus ou moins en mesure d'être indépendants de
leur environnement, voire de le modeler, et quelles variables font la
différence. A ce niveau, l'analyse mettrait parfois en lumière les ratés,
les dysfonctions de certains systèmes d'action, mais elle repérerait aussi
souvent des ratés, des tensions, voire des conflits sociaux qui résulte-
ront plus ou moins directement du fonctionnement des mécanismes de
régulation ou de domination mentionnés ci-dessus. Peut-on, par exem-
ple, utilement discuter de la réforme hospitalière sans faire référence
aux modifications lourdes de la division du travail dans le système de
soins et aux contradictions qu'elle a engendrées dans la structure du
pouvoir au sein du secteur ? N'est-il pas plus fécond d'analyser ces
modifications comme un moment dans un processus plus global
d'industrialisation des procès de travail dans notre société69 plutôt que
de poser a priori, et à partir de la seule analyse des relations de pou-
voir, la clôture et la stabilité du système ? De la même manière, il est
fort important de saisir précisément quels types de contradictions, de
problèmes, sont traités par les systèmes politiques locaux. On s'aperçoit
alors que, selon les caractéristiques propres du système de l'emploi
dans différents départements, l'extension même du champ des exigences
sociales à couvrir se modifie. Dans la ville minière dominée par les
compagnies industrielles, les exigences de scolarisation primaire sont
faibles et l'essentiel du dispositif social est contrôlé directement par le

69. Steudler (F.), L'hôpital en observation, Paris, A. Colin, 1974.

lì 59

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patronat. Ce modèle de gestion de la force de travail s'explique princi-


palement par les préoccupations du maintien en activité régulière de ces
équipements lourds et coûteux qui caractérisent ces industries. Inverse-
ment, dans la métropole moderne, les entreprises tendront à se déchar-
ger sur les collectivités locales de l'essentiel des charges de gestion de la
main-d'œuvre70. Ainsi, selon les caractéristiques économiques propres à
chaque formation locale, les systèmes politiques départementaux ou
locaux se trouvent placés devant des exigences sociales très différentes.
Il s'ensuit que leur capacité de mobiliser des soutiens politiques dans la
population, pour mettre en œuvre telle ou telle politique ou pour obte-
nir des ressources de l'Etat, sera elle-même fort différente. Dans ces
conditions, la capacité des systèmes politiques locaux à cultiver la diffé-
rence et l'exception - repérée par M. Crozier - n'apparaît plus
comme une aberration du système politique français mais comme un
outil au demeurant fort sensible d'adaptation des modes de distribution
des ressources publiques aux spécificités locales.
Le repérage difficile des enjeux sociaux des systèmes d'action per-
met sans doute de reprendre dans des termes nouveaux l'analyse des
cercles vicieux, des effets pervers du système. La permanence de cer-
taines dysfonctions dans un système traduirait alors, au-delà des appa-
rences, la fonction latente qu'il remplit dans l'ensemble social. Ainsi, la
production de déchets scolaires par le système éducatif traduira sa
fonction latente de sélection sociale. Pas plus que la genèse d'un
système d'action, sa persistance, y compris sa persistance dans l'erreur,
ne saurait s'expliquer seulement par une analyse des rapports de pou-
voir ; il faut également préciser quel est son effet sur les structures
sociales.
A un niveau empirique, on ne peut qu'être frappé par le caractère
extraordinairement désincarné de l'analyse des systèmes locaux propo-
sés par Crozier et Friedberg. Sur ces scènes assoupies, des fantômes
libres, les maires, les fonctionnaires, les préfets viennent troquer des
ressources pour assurer leur pouvoir. Ces maires appartiennent peut-
être à des familles politiques ; cette différence, pour nos auteurs, a un
effet non négligeable sur les produits du système mais non sur sa régu-
lation ; ces variables politiques n'exercent pas une influence plus consi-
dérable que les variables de personnalités (224). Nous ignorons toujours
les problèmes propres que doivent traiter les systèmes locaux, de même

70. Coing (H.), « Politiques d'entreprises et aménagement spatial », in Politique


urbaine et planification des villes, Paris, Copedith, 1974 (Actes du Colloque de Dieppe,
1974), p. 105-135. BETURE, Planification urbaine à Valenciennes , Commissariat au
Plan, septembre 1973, 61 p. multig.

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que les racines sociales des différents acteurs. Rien n'est saisi de
l'extrême diversité des cultures et des styles politiques régionaux fran-
çais pas plus que de la diversité des groupes sociaux qui ont investi les
systèmes locaux. Dans la problématique croziérienne, l'acteur est roi,
mais le roi est nu. Il est vrai que pour saisir la situation sociale
concrète d'un acteur il faut avoir recours à des concepts qui ne décou-
lent pas directement d'une analyse en termes de pouvoir. Il n'est pas
suffisant d'affirmer que la formation des groupes dans une organisa-
tion dépend principalement des opportunités et des capacités communes
sur lesquelles ils peuvent s'appuyer (44). Encore faut-il voir que ces
opportunités et ces capacités ne sont pas le produit de la relation de
pouvoir, mais plutôt la résultante d'un processus de division du travail
que le jeu de pouvoir tend seulement à réguler et à infléchir. De même
que la redéfinition sociale des problèmes par le système d'action est un
phénomène logiquement second par rapport au processus social d'émer-
gence des problèmes, de même la formation des groupes, des acteurs
est-elle un phénomène second par rapport aux processus sociaux de
division du travail qui détermine leur situation sociale.
De plus, il est extrêmement difficile de délimiter ce qui, dans une
situation sociale, est pertinent pour la relation de pouvoir dans un
système d'action concret. Dans des cas importants, la définition réci-
proque de l'acteur par le système ne tient plus dans la mesure où cer-
tains acteurs se forment non plus en fonction d'une action collective
précise mais en fonction d'une appartenance à une communauté glo-
bale, classe, région, etc. Ainsi, la relation de pouvoir que les ouvriers
du Joint Français entretenaient avec leur employeur ne peut être com-
prise, en fonction des relations de pouvoir propre à cette entreprise,
qu'aussi longtemps que ceux-ci n'ont pas réussi à faire de ce conflit un
problème politique pour l'ensemble de la Bretagne71. L'intrusion de ces
groupes non fonctionnels dans les systèmes d'action collective ne paraît
pas pouvoir être analysée par la seule référence aux jeux structurés des
systèmes d'action. Elle marque alors, comme on l'a déjà indiqué à pro-
pos du rôle de la communauté politique, la soumission des rapports
spécifiques des systèmes d'action à la logique homogénéisante de la
lutte politique et sociale. Qu'on nous entende bien, il ne s'agit pas ici
de revenir à la théorie de la politique-reflet. En réalité, la formation
d'un groupe dans l'action collective implique un travail spécifique de
structuration des problèmes et de mobilisation. Selon ses orientations,

71. Capdevielle (J.), Dupoirier (E.), Lorant (G.), La grève du Joint français , Paris,
Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1975.

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le contour même du groupe variera profondément ; la formation des


groupes est en elle-même l'un des moments essentiels de la lutte au sein
des systèmes d'action. Ainsi les firmes dominantes tentent-elles de tirer
leur épingle du jeu en organisant à leur profit une segmentation pous-
sée des systèmes locaux d'emploi. Elles tendent, par exemple, à ne
gérer directement que la fraction stratégique de la force de travail
affectée à leur production, reportant sur les entreprises sous-traitantes
les aléas sociaux et économiques de la conjoncture72. Cette gestion dif-
férentielle de la main-d'œuvre rend plus difficile l'organisation de la
solidarité entre travailleurs. Bien entendu, cette stratégie classique de
morcellement de l'adversaire ne peut se comprendre qu'à partir d'une
analyse de la division sociale et technique du travail qui en conditionne
la mise en œuvre concrète. Mais il n'est pas possible d'en faire le pro-
duit quasi mécanique de la division du travail dans un système d'action
précis. A tout moment, menacent de faire intrusion des groupes, des
collectivités sociales plus englobantes. Ces groupes eux-mêmes ne sont
pas forcément le reflet de classes sociales en lutte, il s'agira aussi sou-
vent de formations multiclassistes, région, race, nation, qui se trouvent
dans une relation ambiguë à la lutte des classes. A tout moment égale-
ment, les groupes dominants tenteront d'éviter l'apparition de grands
groupements qui pourraient infléchir le rapport de force à leur désa-
vantage.
Il n'est donc pas utile de postuler la liberté des agents face à des
structures aveugles pour fonder l'autonomie du pouvoir. Il suffit de
poser la spécificité du travail politique vis-à-vis des rapports sociaux de
domination. Il apparaît alors que si chacun des protagonistes de ce jeu
ne connaît bien, au départ, ni les rapports de force, ni ses propres inté-
rêts à long terme, cette incertitude individuelle ne suffit pas à postuler
la radicale indétermination des rapports politiques.

THÉORIE POLITIQUE ET INGÉNIERIE SOCIALE

Dans sa plus grande généralité, la question qui parcourt L'acteur et


le système n'est autre que le problème classique de l'ordre social : com-
ment des individus aux buts et intérêts contradictoires peuvent-ils créer
un « ordre » ? Ou sous une autre forme : comment des individus socia-

72. Voir par exemple Bakis (M.), IBM une multinationale régionale , Grenoble, Presses
universitaires de Grenoble, 1977.

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lement construits pour s'opposer sont-ils aussi astreints à des règles de


coexistence qui tiennent le chaos en respect ? Crozier et Friedberg rejet-
tent, on Pa vu, la problématique de l'acteur rationnel, mais également
celle de la structure sociale globale (quelles que soient ses variantes
organiciste ou structural-fonctionnaliste). D'où l'absence de toute dis-
tinction analytique entre la « communauté » où la structure sociale
serait dominante, intériorisée dans l'affectivité des acteurs et la
« société » où la rationalité individuelle passerait au premier plan73. Ils
se situent dans la ligne des théoriciens du « contrôle social » dont Mor-
ris Janowitz a tracé la filiation et énuméré ainsi les thèmes communs :
1) le contrôle social résulte du jeu combiné des relations communautai-
res et sociétales ; 2) il ne s'analyse ni en termes de rationalité utilitaire,
ni en terme de détermination par une structure sociale qui imposerait
une conduite et une seule ; 3) ses théoriciens tentent ainsi d'éviter les
pièges symétriques de l'idéalisme et du matérialisme ; 4) préoccupés par
les interactions en tant qu'aspects de la structure sociale, ils cherchent
à élucider l'interface entre les analyses micro et macro-sociologiques ;
5) ils refusent de considérer le contrôle social comme un « ajuste-
ment » des hommes aux structures existantes mais le voient comme une
coopération (non harmonieuse) pour la réalisation de buts collectifs ;
6) la façon dont les mécanismes institutionnels traduisent, encadrent et
« créent » les « problèmes » et leurs « solutions » est, par conséquent,
un objet d'étude autonome au même titre que la distribution des res-
sources et des rôles dans la structure sociale74. Ils appartiennent à la
postérité de Simmel plus qu'à celle de Durkheim ou de Marx.
Cette école est doublement précieuse pour le politiste. D'une part,
elle lui offre des clés pour l'analyse empirique de l'action politique,
permettant d'enrichir les études classiques portant sur les institutions et
les attitudes et comportements. Le paradigme du système d'action tente
de légitimer une étude autonome de l'action qui échappe aussi bien à la
sociologie héroïque (où tout est affaire de « charisme » et de « leader-
ship ») qu'au réductionnisme sociologique (où tout se joue autour de la
« cristallisation » ou du « mûrissement » des contradictions structu-
relles). L'école du contrôle social permet, d'autre part, de jeter un pont
vers les problèmes que pose la philosophie politique contemporaine, en

73. Sur cette distinction fameuse voir Cahnman (W.J.) ed., Ferdinand Toennies : a
new evaluation , Leiden, Brill, 1973, et, du même auteur, « Tönnies, Durkheim and
Weber », Informations sur les sciences sociales, 15(6), 1976 ; Dumont (Louis), Homo
aequalis, Paris, Gallimard, 1976, p. 15, 155, 173.
74. Janowitz (Morris), « Sociological theory and social control », American Journal
of sociology, 1975, p. 82-108.

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particulier celui de la démocratie et des droits de l'homme. Il est frap-


pant de relever, sans forcer la comparaison, la parenté de nombreux
thèmes de Crozier et Friedberg avec ceux que développe Claude Lefort
pour fonder l'idée que «le droit est constitutif de la politique»75:
« l'homme » comme catégorie abstraite, titulaire de droits, renvoie à
l'idée d'une indétermination sociale des hommes concrets qui reformu-
lent de nouveaux droits à partir de foyers que le pouvoir politique ne
peut entièrement maîtriser76; l'argument selon lequel l'autorité doit
être centralisée et attachée à la compétence et au savoir appréhende la
structure sociale comme « naturelle » et postule une société où s'est
dégagée une « instance générale de pouvoir ... s'arrogeant une position
de connaissance et de maîtrise de l'ensemble social »77 ; le « nouveau
rapport au politique qui s'ébauche sous nos yeux » ne fait plus atten-
dre une solution globale des conflits de la conquête du pouvoir en
place78, le rêve d'une abolition du pouvoir, qui imagine une société
s'accordant spontanément avec elle-même, participe de l'idée d'une
société idéalement une et homogène, donc soumise au despotisme79.
Autant de propositions que l'on pourrait retrouver dans L'acteur et le
système, à la différence de style près. La sociologie de Michel Crozier
comme l'anthropologie de Claude Lefort soutiennent qu'une société
moderne complexe, à fortes tendances individualistes, ne peut être
connue ni maîtrisée à partir de schémas intellectuels unificateurs et glo-
balisants et que tout effort pour imposer de tels schémas est plus ou
moins totalitaire, si l'on adopte la forte hypothèse de Louis Dumont,
« que le totalitarisme résulte de la tentative, dans une société où l'indi-
vidualisme est profondément enraciné et prédominant, de le subordon-
ner à la primauté de la société comme totalité » 90 .
Mais cette interprétation « ne raconte qu'une partie de l'histoire »
et gomme l'originalité principale de L'acteur et ¡e système . Celle-ci
consiste à refuser de considérer le système politique comme un système
d'action spécifique ayant vocation (ou prétention) à coordonner les
autres systèmes d'action. Autrement dit, Crozier élude ce que Claude
Lefort nomme précisément la «question du politique»81, c'est-à-dire
d'une « structure socio-politique » où « s'accumulent des moyens en

75. Lefort (Claude), « Droits de l'homme et politique », Libre, 7, 1980, p. 3-42.


76. Ibid., p. 24-26.
77. Ibid., p. 36-37.
78. Ibid., p. 29.
79. « Qu'est-ce que le royaume imaginaire de 1 autonomie sinon un royaume gou-
verné par une pensée despotique ? », ibid., p. 39.
80. Dumont (Louis), op. cit., p. 21-22.
81. Lefort (Claude), op. cit., p. 36.

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tout genre de domination ... au service de ceux qui détiennent l'auto-


rité » 82. Alors que Lefort voit se former un « pouvoir social » combi-
nant « autour du pouvoir politique une multiplicité d'éléments appa-
remment distincts mais de moins en moins formellement indépen-
dants » 83, et identifie nombre de mouvements sociaux comme une mise
en cause de ce pouvoir au nom du droit, Crozier révoquerait volontiers
en doute l'existence même de ce « pouvoir », car la marge de liberté
des décideurs s'est amenuisée, leur vulnérabilité s'est accrue et corrélati-
vement les membres des organisations sont moins vulnérables à leur
égard M. L'opposition n'est pas principalement empirique : la lourdeur
des contraintes résultant de l'environnement technologique, mais aussi
de la division sociale du travail, ne sont pas plus contestables que le
rétrécissement de la marge de manœuvre des décideurs et en particulier
des gouvernements. Le reconnaître n'est pas dire grand-chose. Ce sont
les modes d'approche du phénomène qui diffèrent profondément. Le
point de départ est le même, « la reconnaissance de socialibilités multi-
ples, non déterminables, non maîtrisables » 85 ; mais, sur cette base,
faut-il désormais analyser les sociétés démocratiques post-industrielles
comme un réseau éclaté de systèmes d'action dont l'interdépendance est
problématique, ou comme l'articulation de structures lourdes de domi-
nation sociale sur un ordre politique tentant de maintenir la légitima-
tion d'une autorité centrale ? Poser le problème dans ces termes c'est
admettre qu'il existe, à côté des multiples formes de représentation
d'intérêts, une représentation symbolique du « corps social » qui pré-
tend produire l'intérêt général et délimiter le champ politique
légitime86. Ce n'est pas sacraliser le pouvoir politique ni prétendre qu'il
est « au-dessus » de la société (vieille métaphore qui évoque la barbe
d'Alphonse Allais « sur » ou « sous » le drap, cause de tant d'insom-
nies) que d'y reconnaître l'instance qui organise, par le recours tou-
jours possible à la violence, et justifie par les processus de légitimation,

82. Ibid., p. 37 et 35.


83. Ibid., p. 30.
84. Crozier (Michel), « La crise des regulations traditionnelles » in Mendras (Henri)
ed., La sagesse et le désordre : France 1980 , Paris, Gallimard, 1980. Crozier reprend ici
Thypothèse de Jean-Daniel Reynaud sur le système politique « devenu difficilement
contrôlable par excès de pouvoirs, par un trop-plein de forces », Reynaud (J.-D.) « Tout
le pouvoir au peuple ou de la polyarchie à la pléistocratie », in Une nouvelle civilisa-
tion : hommage à Georges Friedmann , Paris, Gallimard, 1973, p. 76-92.
85. Lefort (Claude), op. cit., p. 40.
»o. c est cette opposition entre le munipie ei i un qui constitue pour î^cion ia
contradiction indépassable, « indice de l'interrogation qui habite l'institution
ibid., p. 40.

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les différences sociales, et les transforme en identités politiques référées


à la collectivité tout entière87.
A cet égard, l'ingénierie sociale ne manifeste guère d'intérêt pour
le problème de la citoyenneté considérée comme un statut et un rôle
spécifiques intégrant les autres rôles et statuts au nom d'un destin col-
lectif88. Il a été abordé avant tout par Crozier comme l'étude des
conditions culturelles et organisationnelles favorisant la participation
effective des citoyens et leur acceptation de la contrainte nécessaire au
fonctionnement de la société : une suffisante décentralisation du pou-
voir, la réduction des distances sociales et l'assouplissement des rela-
tions d'autorité paralysant toute communication, l'existence de sources
indépendantes de pouvoir qui permettent aux opposants d'échapper à
la contrainte de la majorité89. D'où des propositions touchant le
système d'éducation qui devrait former des citoyens acceptant facile-
ment l'autorité de leurs pairs tout en exerçant eux-mêmes le comman-
dement avec modération, et le système de sélection qui devrait s'écarter
de plus en plus de la règle du concours. Réformes si importantes
qu'elles n'ont pas encore commencé à être réalisées vingt ans après que
Crozier les eut proposées (la lourdeur des traits culturels n'est pas un
mythe), mais qui dissolvent la citoyenneté politique dans le tissu de
relations sociales, alors que l'existence collective se joue aussi, « immé-
diatement », dans la façon dont est agencé le système politique : les
rapports entre les pouvoirs civils et militaires, les mobilisations idéolo-
giques, la possibilité de monopoliser des ressources en se posant comme
le représentant légitime de la communauté sont des variables que la
guerre d'Algérie, dont le texte de Crozier est contemporain, nous rap-
pelle utilement.
Cette observation (trop ?) évidente redouble les réserves que nous
avons déjà émises sur le postulat de non-hiérarchisation des systèmes
d'action et l'affirmation que toute action sociale est, par construction
également, politique. Non seulement, selon les conjonctures et les

87. Sutton (Francis), « Representation and the nature of political systems », in


Eisenstadt (S.N.) ed., Political sociology, New York, Basic Books, 1971, p. 51-57 ; Ben-
dix (R.), « Social stratification and the political community », in Bendix (R.), Lipset
(Seymour M.), Class, status and power, New York, Free Press, 1966, p. 73-86.
88. On renverra aux observations finales de Sheldon Wolin, Politics and vision,
op. cit., p. 429-434, pour nuancer ce que notre formulation peut avoir de trop « totali-
sant » et « hegelien ».
89. Crozier (Michel), « Le citoyen », Esprit, février 1961. Ce texte était une contri-
bution à l'ouvrage collectif du Club Jean-Moulin, L'Etat et le citoyen, Paris, Le Seuil,
1961. Peu de temps après, les «opposants» de l'Organisation armée secrète allaient
employer des moyens plus classiques et plus immédiats pour « échapper à la contrainte
de la majorité ».

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séquences, un système l'emporte sur les autres, ce qui est banalité, mais
surtout il est difficile d'admettre qu'un système fonctionne de la même
manière quelle que soit la scène où il prend place : une école que des
parents d'élèves occupent pour obtenir une crèche, ou une nation tra-
versée par la guerre civile. Le paradoxe de L'acteur et le système est
qu'il nous affirme simultanément que « tout est politique », mais qu'il
n'y a pas de centre politique. Contre les pluralistes-fonctionnalistes,
Crozier et Friedberg refusent de séparer « l'articulation » des intérêts,
réflexion « non politique » de la structure sociale, de leur « agréga-
tion », activité proprement politique90, et ils posent que la construction
et l'actualisation des intérêts sont une opération politique du système
d'action91. Mais, comme eux, ils donnent la priorité aux multiples exi-
gences autonomes et pragmatiques, propres à chaque système, sur les
exigences « idéologiques » globales qui définissent les « finalités choi-
sies » du système politique. Le politique (au sens de Crozier et Fried-
berg) n'est rien d'autre que la gestion du capital relationnel disponible
dans un système, et les stratégies visant à l'accumuler et le préserver
plus qu'à en modifier la répartition. Il en résulte deux conséquences
pour le système politique global (au sens habituel des politistes) :
1) c'est un système sans contenu propre, coincé entre les déterminants
massifs que constituent les traits culturels et les grandes régulations
économiques sur lesquels il a peu de prise, et le caractère indéterminé
et arbitraire des systèmes d'action92 ; en ce sens, les gouvernements
européens, dont parle le rapport à la Commission trilatérale, ne sont
pas très différents des maires des communes françaises ; les contraintes
qui les enserrent et les systèmes qui leur échappent sont plus impor-
tants que leurs différences politiques et les intérêts qu'ils peuvent repré-
senter ; 2) le « pouvoir politique » n'a pas de fonction propre ; si « la
solution des conflits » est prise en charge par « les individus et les

90. Almond (Gabriel), « A comparative study of interest groups and the political
process », American political science review , 1958, p. 271.
91. Les pluralistes admettent en general que la structure de la politique nationale, le
cadre dans lequel les décisions politiques sont prises et la nature de ces décisions sont des
déterminants de la structure, des exigences et du comportement de tous les groupes
d'intérêts (selon la formule d'Eckstein (H.), Pressure group politics, Stanford, Stanford
University Press, 1960, chap. 1) mais ils ne s'intéressent guère aux conditions de forma-
tion de ces déterminants. Cf. les observations de S. Berger, « Introduction », op. cit.
92. D'où les impressions contradictoires que l'on peut tirer d'une lecture rapide :
arbitraire du système d'action (236), mais nécessité dans sa gestion : un système ne peut
se réformer que si la société bénéficie d'une surabondance matérielle, relationnelle et ins-
titutionnelle (345, 346) ce qui rend certains systèmes pratiquement irréformables puisque
les capacités s'en retirent au lieu de s'y investir (233-234). En langage vulgaire, l'ingé-
nieur social ne demande jamais l'impossible et il n'intervient pas dans les cas désespérés.

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groupes eux-mêmes à tous les niveaux », « le politique ne disparaîtra


pas mais son originalité profonde se précisera ... », ce sera « la promo-
tion du changement », « la planification de l'avenir ». Nous ne som-
mes d'ailleurs pas sûrs que ces lignes, écrites en 1965 93, auraient encore
l'approbation de leur auteur ; son « constructivisme », déjà souligné,
semble de moins en moins étatique, et « l'originalité » du pouvoir poli-
tique lui paraît plus problématique.
Crozier et Friedberg s'inscrivent ainsi dans une tradition profonde
qui traverse l'école du contrôle social pour englober aussi d'autres éco-
les, et que Sheldon Wolin a nommée judicieusement l'école de la
« sublimation de la politique »*. Celle-ci a progressivement dissous
l'étude de l'autorité politique, comme représentant la société globale,
dans l'étude de multiples formes d'affiliation et de coopération sociales
contribuant toutes à la régulation et l'intégration des conduites. Elle a
rejeté l'idée que puissent exister des besoins humains spécifiquement
politiques ou ne pouvant être satisfaits que par référence à un intérêt
public (sauf peut-être le besoin de paix intérieure et de sécurité exté-
rieure mais pas le besoin de droit(s)). Les problèmes classiques de la
société politique ont été ainsi « rabattus » sur les organisations, y com-
pris l'opposition entre les individualistes-utilitaristes et les
communautaristes-organicistes95, ou au contraire dilatés sur la société,
ce qui a contribué, dans tous les cas, à l'illusion de la « fin du politi-
que»96. Malgré des différences considérables dans la terminologie et
parfois dans les problématiques particulières, Crozier et Friedberg par-
ticipent de ce courant en construisant leur modèle d'une pluralité de
systèmes politiques sans lien avec un système plus vaste.
Cette position ne dénote pas seulement la conviction que le langage
politique courant est un trompe-l'œil, mais probablement aussi la cons-
tatation que la crise de l'Etat-nation moderne en a fait éclater le para-
digme : l'idée que l'Etat doit assurer la satisfaction croissante des

93. Crozier (Michel), « Disparition du politique ? » in Pouvoir et société. Recher-


ches et débats du Centre catholique des intellectuels français , op. cit., p. 20.
94. Wolin (S.), op. Cit., p. 353-432.
95. Simon represente assez bien les premiers (sauf a préciser que pour lui la rationa-
lité n'est atteinte qu'à travers l'organisation), et Selznick et Mayo les seconds. Voir par
exemple Simon (H.), Models of man, social and rational, New York, Wiley, 1957 ;
Administrative behavior, New York, Macmillan, 1957. Mayo (Elton), The political
problem, Cambridge, Harvard University Press, 1947. Selznick (P.), Leadership in
administration, Evanston, Row, Peterson, 1957. Voir aussi les travaux de l'école du
Public Choice (par exemple Buchanan (James), The limits of liberty : between anarchy
and Leviathan, Chicago, University of Chicago Press, 1975), qui ont renoué avec la tra-
dition individualiste.
96. Analysee par Birnbaum (P.), La tin du politique, Paris, Le Seuil, 1975.

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besoins toujours croissants d'un nombre toujours croissant de gens, par


une extension toujours croissante de son pouvoir et de ses
compétences 97 reste probablement la façon dominante dont gouvernants
et gouvernés reçoivent l'agencement d'une communauté politique, mais
c'est précisément sa domination qui porte en elle les conditions de son
épuisement98. Peu importe ici le bien-fondé de ces projections ; ce qui
est intéressant c'est que Crozier et Friedberg refusent de penser la crise
de l'Etat en termes d'Etat. Dès lors, à quoi bon remonter au « Cen-
tre » puisque l'existence de ce dernier fait problème ? Pourquoi s'inter-
roger sur l'intérêt public si l'opposition public-privé n'a plus guère
d'intérêt historique ni théorique ?
Au cœur de cette attitude se trouve le rejet radical d'une rationalité
séparant fins et moyens, le refus de la division canonique entre
Wertrationalität et Zweckrationalität99. Plutôt qu'analyser la crise de
l'Etat comme le résultat de la tension entre ces deux formes de rationa-
lité, ce qui implique que l'Etat doit les mettre en cohérence l0°, Crozier
et Friedberg n'acceptent de poser le problème des valeurs ultimes que
dans des systèmes d'action, seul niveau opératoire pour l'analyse ; ils la
rattachent donc aux « finalités vécues », et le décrochent d'un hypothé-
tique Etat. On est aux antipodes des théories qui voient dans celui-ci le
réceptacle de la Wertrationalität et le coordinateur de l'ensemble des
activités sociales. Autrement dit, l'Etat hégélien dépérit.
La sociologie politique y gagne la possibilité d'un regard plus précis
sur des actions politiques spécifiées, avant tout les politiques publiques,
la philosophie politique en rupture avec les totalitarismes y trouve une
substance empirique, mais l'une et l'autre perdent alors de vue ce qui
« tient l'ensemble », la citoyenneté, la légitimité et l'usage monopolisé
de la violence. D'où une impression de confusion : à force d'enfouir le
pouvoir dans la société et d'en mettre partout, on finit par ne plus dis-
tinguer une rixe d'une guerre, l'emprisonnement de deux gangsters et

97. On reprend ici la formulation de Z. Bauman pour qui le paradigme n'avait pas
jusqu'ici été irréparablement atteint : « As long as this Wert is widely accepted, the only
novelty left is of the Zweck type and the existing body politic remains the accepted vehi-
cle of its handling » (Bauman (Z.), « Social dissent in the East European political
system », Archives européennes de sociologie, 1971, p. 51).
9». Dans une littérature enorme, on ne peut cnoisir qu en Jonction de ses gouts per-
sonnels, par exemple Janowitz (M.), Social control of the welfare State , New York, Else-
vier, 1976 ; Hirsch (Fred), Social limits to growth, Londres, Routledge and Kegan Paul,
1978.
99. Weber (Max), Economie et société, Paris, Pion, 1971, p. 22-23.
100. Bell (Daniel), Vers la société post-industrielle, Pans, R. Laffont, 1976 et The
cultural contradictions of capitalism, Londres, Heinemann, 1976 ; Lipset (Seymour M.),
« Social structure and social change », in Blau (Peter) ed., Approaches to the study of
social structure, Londres, Open Book, 1975, p. 195 sqq.

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Jean Leca et Bruno Jobert

l'organisation d'un système concentrationnaire, le fonctionnement d'un


service hospitalier et l'internement d'opposants politiques. La parenté
que Michel Crozier se reconnaît explicitement avec Michel Foucault ne
laisse pas d'être inquiétante à cet égard. Celui-ci donne dans le prophé-
tisme catastrophique et voit le pouvoir comme une bête malfaisante
tapie dans toute relation, celui-là donnerait plutôt dans un optimisme
tranquille qui apprivoiserait la bête pour en faire un animal familier
indispensable à la régulation des relations humaines. La spécificité du
pouvoir politique y disparaît en toute hypothèse. Bon débarras d'un
encombrant concept ? Peut-être, mais les théories du dépérissement de
l'Etat n'ont jamais fait réellement dépérir l'animal...

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