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Volume 8

Numéro 4
Décembre 2010

Flowcasting : une percée dans l’intégration de la chaîne logistique1


Cas produit par les professeurs Sylvain LANDRY2 et Jacques ROY3

En ce jour d’automne 2006, André Martin est fébrile. Quelques jours plus tôt, il avait reçu un
appel de Todd Harbaugh, vice-président principal, Inventory Management, Supply Chain,
Planning & Execution, chez Sam’s Club, une filiale de Walmart. Ce dernier lui avait organisé
une rencontre avec un des principaux fournisseurs de Sam’s Club, un géant de l’industrie
alimentaire. Cette rencontre était une occasion unique pour André Martin d’exposer les résultats
d’une démarche qu’il avait expérimentée récemment au Mexique avec un autre important
fournisseur de Sam’s Club, Procter & Gamble. Cette fois, il avait l’appui de Sam’s Club en la
personne de Todd Harbaugh qui avait été fort impressionné par les résultats de l’expérience
mexicaine présentés en introduction du dernier livre d’André Martin4. En effet, on y décrivait les
premiers résultats d’une expérimentation tendant à démontrer que des améliorations substan-
tielles pouvaient être obtenues en pilotant la chaîne logistique à partir des prévisions produites au
niveau des points de vente. Jusqu’alors, cette image d’une chaîne intégrée où la prévision
(Forecasting) est remplacée par le pilotage des flux (Flowcasting) était en grande partie limitée à
de rares initiatives ponctuelles, d’où le titre du livre retenu par André Martin et ses collabora-
teurs : Flowcasting the retail supply chain.

Dans l’avion qui l’amène à Bentonville, Arkansas, au siège social de Walmart, André Martin
révise les arguments qu’il doit faire valoir à cet important fournisseur de Sam’s Club pour
l’amener à implanter le Flowcasting. Heureusement, il peut compter sur l’appui de Todd
Harbaugh.

1
La production de ce cas a été appuyée par HEC Montréal dans le cadre de l’atelier stratégique de production de cas majeurs
2008-2009.
2
Sylvain Landry est professeur titulaire au Service de l’enseignement de la gestion des opérations et de la logistique à HEC
Montréal.
3
Jacques Roy est professeur titulaire au Service de l’enseignement de la gestion des opérations et de la logistique à HEC
Montréal.
4
En fait, avant de rencontrer André Martin quelques semaines plus tôt, Todd ignorait que le détaillant dont il était anonymement
question dans ce livre était nul autre que la chaîne de magasins Sam’s Club au Mexique!
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Flowcasting : une percée dans l’intégration de la chaîne logistique

L’intégration de la chaîne logistique : les défis du commerce de détail


Voilà plus de 30 ans qu’André Martin poursuivait un rêve inspiré par le professeur du MIT, Jay
Forrester, celui d’une chaîne logistique intégrée. Ce dernier, dans un article publié dans la
Harvard Business Review en 1958, pressentait l’imminence d’une percée majeure dans l’intégra-
tion des flux d’un réseau de production et de distribution (production-distribution system1). Il
insistait sur l’importance pour les gestionnaires des différents acteurs du système d’adopter
certains comportements pour éviter l’amplification des variations de la demande ou l’effet
bullwhip. De fait, lorsque l’on observe un réseau logistique, plusieurs auteurs ont montré que les
erreurs de prévisions, jumelées à d’autres éléments tels que les tailles de lot ou les promotions,
ont tendance à s’amplifier de l’aval vers les entreprises en amont de la chaîne logistique. Cet effet
d’amplification illustre très bien les problèmes associés au fonctionnement d’une chaîne en silos
où les pénuries et les stocks excessifs se côtoient, problèmes nourris par la multiplication des
prévisions tout au long de la chaîne. En multipliant ainsi les prévisions, on multiplie par la même
occasion les erreurs de prévisions. À l’inverse, à l’intérieur d’une chaîne intégrée, les données sur
la consommation aux points de vente circulent rapidement vers les partenaires en amont afin de
procurer à ces derniers une meilleure lecture des besoins exprimés et d’éliminer les activités sans
valeur ajoutée.

« La lecture de l’article de Jay Forrester publié dans la Harvard Business Review en 1958 m’a fait
comprendre certaines choses que les gens comprennent mal ou pas du tout encore aujourd’hui. Il
m’a fait comprendre qu’un réseau de distribution est naturellement intégré, qu’on le réalise ou
non, il l’est. Et ce sont les êtres humains qui créent des règles et des normes qui nous causent
toutes sortes de malaises et toutes sortes de problèmes. » Dans cet article intitulé Industrial
Dynamics, Forrester donnait notamment l’exemple d’une augmentation de 10 % des ventes d’un
détaillant œuvrant dans un réseau logistique à quatre échelons (détaillant, distributeur, centre de
distribution et fabricant) qui pouvait se traduire par une augmentation de la production du
fabricant de l’ordre de 40 % près de six mois plus tard à cause des systèmes de gestion des stocks
alors utilisés et des modes de communication.

Une fois ce constat établi, il fallait trouver la solution et cette percée que Forrester croyait
imminente aura pris plus de 40 ans à se réaliser! Pour expliquer ce constat, André Martin
mentionnait « avoir frappé le mur technologique » : « Lorsqu’arrivés au niveau des magasins
nous avons voulu utiliser les mêmes outils de planification des stocks que ceux utilisés par les
manufacturiers, j’ai réalisé qu’on n’avait pas les outils informatiques pour le faire! »

En effet, les outils implantés dans le secteur manufacturier au fil des ans n’étaient pas directe-
ment applicables et transposables dans le secteur du commerce du détail. André Martin en était
très conscient, car il a participé activement au développement et à l’implantation de ces outils
tout au long de sa brillante carrière (voir son cheminement de carrière à l’annexe 1). Ce qui
distingue le secteur du commerce de détail du secteur manufacturier, c’est avant tout le nombre
d’établissements (points de vente) à desservir. En effet, des chaînes comme Loblaws et Alimen-
tation Couche-Tard comptent respectivement plus de 1 000 et 2 000 magasins au Canada. Ces

1
L’expression chaîne logistique ou Supply Chain Management allait voir le jour beaucoup plus tard.

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points de vente sont situés près des consommateurs et sont généralement approvisionnés par des
centres de distribution régionaux assurant un service de livraison rapide. Aux États-Unis, les
magasins Sam’s Club peuvent compter sur un réseau de 40 centres de distribution régionaux
desservant chacun entre 75 et 100 magasins.

En plus du nombre de points de vente, ce qui caractérise le commerce de détail est le nombre
élevé de produits qui sont offerts en magasins. On n’a qu’à se placer devant le comptoir des jus
dans un supermarché pour constater le nombre et la variété des produits offerts : jus d’orange
sans pulpe, avec pulpe, avec beaucoup de pulpe, avec calcium, etc. En moyenne, un magasin
Walmart compte plus de 80 000 produits différents (ou Stock Keeping Units – SKU) alors qu’un
magasin entrepôt comme Sam’s Club ou Costco en offre entre 5 000 et 7 000. Les magasins
Supercenters de Walmart en offrent encore plus avec près de 150 000 produits différents. Quand
on multiplie le nombre de produits par le nombre d’emplacements, on obtient un nombre
astronomique de produits-emplacements qui doivent faire l’objet de prévisions, de suivis, de
commandes, etc. On arrive facilement à un chiffre de 80 millions de produits-emplacements pour
une chaîne comme Loblaws au Canada. On s’approche des 500 millions de couples produits-
emplacements pour Walmart aux États-Unis!

De plus, ces milliers de produits que l’on retrouve chez les détaillants ont des profils de ventes
très différents les uns des autres, une majorité d’entre eux ayant souvent un faible taux de
rotation. Néanmoins, ces derniers doivent être présents sur les tablettes pour compléter une offre
de produits et occuper l’espace à des fins promotionnelles et à la place d’un produit concurrent.
Un bon exemple est celui du rouge à lèvres où un produit donné peut être offert dans une gamme
de plus de 50 couleurs, la couleur la plus populaire pouvant occasionner des ventes des dizaines
de fois plus élevées que la moins populaire. La prévision de ventes de ces produits dont on ne
vend qu’une unité par semaine ou quelques unités par mois dans un magasin donné représente un
défi de taille qui est amplifié par les fluctuations saisonnières, les promotions (cf. effet bullwhip),
etc.

Dans ce contexte, les progiciels de gestion intégrée de type ERP (Enterprise Resource Planning),
développés pour répondre aux impératifs des entreprises manufacturières depuis les premiers
balbutiements de la planification des besoins matières (PBM ou MRP; Material Requirements
Planning), ne peuvent suivre la cadence que leur impose le commerce de détail. Ainsi, les stocks
sont encore aujourd’hui gérés de façon plutôt traditionnelle. C’est le cas notamment des Walmart,
K-Mart et Sears, entre autres, dont les prévisions en magasin sont fournies par le système
Inforem qui repose lui-même sur une méthodologie développée par IBM dans les années 1960 et
qui modélise essentiellement la méthode du point de commande en gestion des stocks. Diverses
initiatives ont été proposées au fil des ans (Vendor Managed Inventory ou VMI; Collaborative,
Planning, Forecasting and Replenishment ou CPFR), mais elles se sont très souvent heurtées à la
résistance des gestionnaires concernés, découragés par l’ampleur de la tâche (nombre de produits-
emplacements à gérer) et par la difficulté de telles approches à s’adapter aux règles du jeu en
vigueur dans le commerce de détail (escomptes de quantité, promotions, etc.).

Bien sûr, des entreprises comme Walmart, Target, Home Depot, Lowe’s et Sears, entre autres,
mettent à la disposition de leurs fournisseurs des mises à jour quotidiennes des données sur les
ventes de leurs produits, par emplacement, mais peu nombreux sont ceux qui peuvent tirer profit
de cette information, faute de moyens (ou de volonté) pour traiter un tel volume de données.

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Enfin, malgré le fait que la lecture de codes à barres des produits vendus aux caisses enregis-
treuses puisse fournir des mises à jour des stocks en magasin, cette fonction est de nos jours
rarement utilisée à cette fin de crainte que des erreurs se produisent, par manque de discipline et
aussi par incompréhension de la réelle valeur de ces données de la part de certains détaillants.

Il fallait donc résoudre ce problème en développant une application informatique exempte de tout
biais manufacturier afin de pouvoir traiter autant de données à l’intérieur d’un délai raisonnable
et à peu de frais. Ces efforts déployés sur plusieurs années par André Martin et quelques
collègues dont Darryl Landvater, donnèrent naissance au progiciel Flowcasting – néologisme
exprimant l’importance du pilotage des flux à travers la chaîne logistique – développé spécifi-
quement pour répondre à ces défis avec un seul objectif en tête : celui d’intégrer la chaîne, du
manufacturier à la « tablette » du détaillant1.

L’expérience mexicaine
Au printemps 2005, André Martin proposait à Procter & Gamble (P&G), avec qui il entretenait
des contacts, de procéder à une simulation visant à démontrer l’efficacité du Retail Resource
Planning (RRP) qui allait être rebaptisé Flowcasting l’année suivante.

Pour ce faire, André Martin envoya une proposition formelle à P&G, le 14 avril 2005, faisant
valoir les avantages d’une simulation qui modéliserait les quantités commandées par Walmart
durant une période de quatre semaines, et ce, pour un petit nombre de produits livrés à partir d’un
même centre de distribution. Les niveaux de stocks ainsi que les commandes prévues seraient
calculés par le système RRP durant cette période d’expérimentation. L’objectif était de comparer
les quantités commandées prévues par le système Retail Resource Planning avec celles couram-
ment utilisées par P&G et de comparer les deux prévisions avec les commandes réelles provenant
du centre de distribution de Walmart durant la simulation. Le choix de P&G et Walmart n’était
pas sans intérêt, ces deux sociétés étant reconnues comme des entreprises innovantes en matière
de chaîne logistique et comme étant à l’origine des premières initiatives de collaboration ayant
donné naissance au CPFR.

Chez P&G, on a choisi les activités mexicaines comme territoire d’expérimentation. Ce choix
était motivé essentiellement par les contacts étroits qu’entretenait Franz A. Dill, gestionnaire du
projet chez P&G, avec ses collègues mexicains et la bonne volonté ainsi que l’ouverture d’esprit
démontrées par ces derniers. Initialement, on voulait inclure à la fois les magasins Walmart et
ceux de sa filiale Sam’s Club. Cependant, on a constaté dès les premières semaines de la simula-
tion que les paramètres fournis par Walmart sur les règles de fonctionnement de ses magasins
(voir le tableau 1) variaient de façon inexpliquée dans le cas de Walmart tandis qu’ils étaient
fixes pour les magasins Sam’s Club. Au final, on a donc choisi de ne retenir que les 63 magasins
Sam’s Club du Mexique pour la simulation, lesquels étaient desservis par un seul centre de distri-
bution (CD) de Walmart. Le troisième échelon était constitué d’un CD de P&G qui réapprovi-
sionnait le CD de Walmart. De plus, Franz Dill a retenu huit produits, jugés suffisamment
représentatifs de la gamme des produits de P&G, pour cette expérimentation. Grâce au système

1
Ainsi, l’expression Flowcasting désigne à la fois le progiciel et la démarche d’intégration des flux logistiques.

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Retail Link1, on pouvait simuler les activités de réapprovisionnement sans que Walmart ne soit
impliquée dans le projet (ni même informée!), ce qui simplifiait les choses pour les gens de P&G.

Le tableau 1 décrit les données requises pour la simulation. L’établissement de cette liste a fait
l’objet de nombreux échanges entre les membres de l’équipe d’André Martin et ceux de Franz
Dill.

Tableau 1 – Données requises pour l’expérimentation

Durant la période d’expérimentation, P&G doit fournir les données suivantes sur une
base quotidienne :
1. Les ventes rapportées par Retail Link pour chaque produit et chaque magasin faisant
partie de la simulation.
2. Les quantités de produits en main pour chaque magasin et centre de distribution.
3. Les quantités en transit ou reçues à chaque magasin et centre de distribution.
4. Les prévisions de vente pour chaque produit et pour chaque magasin.
5. Tout ajustement des quantités en stock effectué durant la période de simulation (s’il
y a lieu).

De plus, les informations suivantes sont requises pour chaque produit retenu et pour
chacun des magasins et centres de distribution impliqués dans la simulation :
1. Les délais de réapprovisionnement pour les magasins et centres de distribution.
2. Les quantités minimales à expédier des centres de distribution aux magasins Sam’s
Club.
3. Les quantités minimales à expédier des centres de distribution de P&G à ceux de
Walmart.
4. Les espaces (minimum et maximum) en tablette disponibles pour chaque magasin.
5. Les stocks de sécurité pour chaque magasin.
6. Les stocks de sécurité prévus pour les centres de distribution de Walmart.
7. Les horaires de réception des magasins et centres de distribution de Walmart.

La figure 1 illustre le calcul des besoins multi-échelons piloté par le système RRP à partir d’une
seule prévision réalisée au niveau de chaque magasin. Ainsi, pour les centres de distribution de
Walmart et P&G, la prévision est remplacée par une demande de distribution calculée à partir des
lancements planifiés des maillons en aval, c’est-à-dire à partir des lancements planifiés des maga-
sins, pour le centre de distribution de Walmart, et des lancements planifiés de ce dernier, pour le
centre de distribution de P&G (voir l’annexe 2 pour plus de renseignements sur les objectifs du
RRP/Flowcasting et les principales étapes de fonctionnement). Pour la simulation, les prévisions

1
Retail Link est le système d’information utilisé par Walmart pour diffuser les données de vente et autres informations utiles à
ses fournisseurs.

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des magasins Sam’s Club étaient initialement fournies par le système Inforem de Walmart. Or, il
s’est avéré que l’exactitude de ces prévisions laissait à désirer et l’équipe d’André Martin a dû
procéder à l’établissement de ses propres prévisions à partir des données historiques de ventes
des produits retenus au cours de deux années précédentes. Cette situation a engendré des délais
imprévus, mais en agissant de la sorte, on a réussi à améliorer sensiblement l’exactitude des
prévisions. À titre d’exemple, la figure 2 illustre la prévision de Walmart pour un certain produit
dénommé X alors que la figure 3 montre la prévision du système RRP pour ce même produit. Le
degré d’exactitude affiché par la prévision de Walmart est de 63 % alors que celui obtenu par
RRP est de 82 %. À noter que la prévision fournie par RRP est établie pour les douze prochains
mois.

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Figure 1 – Calcul des besoins de distribution par le système RRP

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Figure 2 – Prévision des ventes de Walmart pour un produit X

Figure 3 – Prévision des ventes de RRP pour un produit X

En fait, la méthode de prévision utilisée par le système RRP reposait sur l’établissement d’une
prévision hebdomadaire de base qui tenait compte des tendances et des variations saisonnières.
Cette tendance de base était ensuite ajustée pour tenir compte des promotions planifiées au cours
des douze prochains mois. On répartissait ensuite ces prévisions hebdomadaires selon l’impor-
tance relative des ventes quotidiennes pour obtenir des prévisions journalières par produit et par
magasin. En pratique, cette tâche s’est avérée plus difficile que prévu. Par exemple, André Martin
se souvient que « pour certains produits, il n’existait pas de données historiques pour les deux
dernières années; dans d’autres cas, il fallait composer avec des ventes nulles durant certaines
semaines; enfin, il fallait établir des prévisions pour de nouveaux magasins ayant ouvert leurs
portes au cours des deux dernières années ». Finalement, deux produits ont dû être retirés de la
simulation, faute de données réalistes et valides.

La simulation s’est déroulée du 12 novembre au 31 décembre 2005. Durant cette période, le


système RRP a effectué les tâches suivantes :

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Au départ, RRP a établi des prévisions de vente pour les 8 produits retenus et pour chacun
des 63 magasins Sam’s Club participants et ce, pour une période de 52 semaines.
Initialement, RRP a également produit des projections des niveaux de stocks et des
réapprovisionnements requis pour chaque magasin sur une base quotidienne.
Durant l’expérimentation, RRP a recalculé quotidiennement les niveaux de stocks et les
réapprovisionnements requis pour chaque magasin à partir des données issues des points
de vente.
Chaque jour, RRP procédait à une agrégation des données obtenues pour les magasins
afin de produire une prévision des commandes devant être reçues au centre de distribution
de Walmart (cf. Demande de distribution, figure 1).

Chaque semaine, le système RRP recalculait les prévisions pour tous les magasins participants.
Durant cette période, plusieurs enjeux ont dû être résolus. Par exemple, Franz Dill était préoccupé
par le traitement que l’on devait accorder aux fluctuations imprévues de prix chez Sam’s Club, en
réaction notamment aux actions de ses concurrents. De tels rabais ou promotions venaient
perturber les meilleurs plans et risquaient de provoquer des pénuries. En effet, de l’aveu même
d’André Martin : « Aucun système au monde ne pouvait corriger ce genre de problèmes; il fallait
nécessairement que les personnes concernées s’impliquent dans le processus et collaborent pour
résoudre ces difficultés. »

L’expérience mexicaine : des résultats probants


Pour mettre en perspective les résultats obtenus par André Martin et son équipe au Mexique, on
peut se référer à une étude du laboratoire d’analyses marketing de Georgia Tech 1 à laquelle
André Martin réfère également dans son livre. Cette étude a mesuré la performance de quarante
entreprises œuvrant dans les produits de consommation en termes d’exactitude obtenue dans la
prévision des ventes selon le niveau d’agrégation retenu (voir le tableau 2).

Tableau 2 – Analyse comparative de la performance de 40 entreprises dans


l’exactitude des prévisions de ventes dans le secteur des produits de consommation
Niveau d’agrégation retenu Degré d’exactitude des prévisions
Corporatif 91 % à 96 %
Unités d’affaires 86 % à 90 %
Produits (SKU) 76 % à 82 %
Produits par région 67 % à 70 %
Produits par magasin Non disponible
Source : Khan (1999)

Ces résultats sont logiques puisqu’on peut s’attendre à un plus haut degré d’exactitude au fur et à
mesure que le niveau d’agrégation des données augmente. Mais qu’en est-il de l’exactitude des
prévisions pour les produits par magasin ou par emplacement? On peut présumer que ce niveau
1
Kenneth B. Khan, « Benchmarking Sales Forecasting Performance », Journal of Business Forecasting, hiver 1998-1999, p. 19-
23.

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d’exactitude sera plutôt faible même s’il n’est pas disponible au tableau 2. C’est ce défi qu’André
Martin a relevé avec brio au Mexique. En comparant les prévisions du système RRP avec les
commandes réelles du détaillant, on constate que le degré d’exactitude obtenu variait de 83 % à
97 % selon les résultats présentés au tableau 3, soit un degré d’exactitude de loin supérieur aux
attentes découlant du tableau 2 pour un tel niveau de détail.

Tableau 3 – Comparaison des commandes prévues par le système RRP


avec les commandes réelles reçues au CD de Walmart
Commandes prévues Degré d’exactitude des
Commandes réelles de
Produit par RRP pour prévisions de
décembre
décembre commandes
13 123 687 105 462 83 %
14 13 500 11 940 87 %

15 38 720 34 880 89 %

16 67 200 75 600 89 %

17 28 692 27 612 96 %

18 79 464 77 352 97 %

En examinant de plus près les données du tableau 3, on constate que pour tous les produits, à
l’exception du no 16, les commandes réelles sont supérieures aux prévisions ce qui pouvait
s’expliquer par une tendance observée chez Sam’s Club de commander davantage de produits en
vue de la période des Fêtes de Noël. Étant donné que cette expérimentation a été conduite à l’insu
des gens de Walmart, on ne pouvait pas intégrer un tel comportement dans les prévisions du
système RRP. Il fallait néanmoins réaliser que toute information de ce type, incluant les plans de
promotions, pouvait être intégrée au système RRP dans un contexte normal d’exploitation où
détaillants et fournisseurs collaborent en partageant ce type d’informations.

Le 31 janvier 2006, André Martin concluait sa présentation devant les responsables de P&G en
énonçant les principaux bénéfices pouvant être obtenus à court terme à la suite de l’expérience
mexicaine :
Un meilleur contrôle de la chaîne d’approvisionnement qui se traduit par la minimisation
des pénuries;
Un degré d’exactitude supérieur des prévisions obtenues par le système RRP;
De meilleurs taux d’exécution des commandes (Fill Rate) et une gestion des stocks
améliorée grâce à un degré d’exactitude supérieur des données utilisées et à leur disponi-
bilité;
Des employés plus productifs occupant leur temps à planifier plutôt qu’à gérer des crises;
Une visibilité accrue de la chaîne d’approvisionnement de Walmart et P&G;

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Des données fiables et précises qui facilitent la collaboration entre P&G et Walmart.

À plus long terme, André Martin prévoyait les avantages suivants :


P&G pourrait collaborer avec Walmart afin d’améliorer la qualité des prévisions au
niveau des magasins;
P&G et Walmart pourraient retirer des avantages concurrentiels de cette qualité accrue
des prévisions alors que leurs concurrents continuent à utiliser des approches plus
conventionnelles;
Le système RRP, et maintenant le Flowcasting, faciliterait la mise en application de
démarches collaboratives comme le Co-Managed Inventory (CMI);
P&G pourrait utiliser le Flowcasting avec d’autres clients pourvu que ces derniers soient
en mesure de fournir des données aux points de vente (POS);
Sur le plan financier, l’utilisation du Flowcasting pourrait se traduire par des bénéfices de
l’ordre de 1 % à 7 % des ventes, soit de 15 à 105 millions de dollars, uniquement pour
P&G au Mexique!

Arrivée à Bentonville
« Ladies and gentlemen, Please fasten your seat belts, as we will be landing shortly at Northwest
Arkansas Regional Airport. » André Martin est tiré de ses pensées et se met à réfléchir à l’avenir.
Voilà l’occasion qu’il attend depuis toutes ces années; celle de déployer le Flowcasting auprès
d’un important manufacturier du secteur de l’alimentation avec le soutien d’un détaillant de
premier plan. Malgré les excellents résultats obtenus jusqu’à présent, il ne peut s’empêcher de
penser aux obstacles potentiels :
Le nombre de produits à gérer : des millions de combinaisons produits-localisations par
rapport à des milliers du côté manufacturier;
Les enjeux organisationnels : résistance au changement, réticences des experts en prévi-
sion du siège social du géant de l’alimentation; comment réagiront-ils à la notion d’un
seul ensemble de prévisions aux points de vente?
Les infrastructures technologiques en place. En préparant sa rencontre, André Martin
avait appris que ce fournisseur de Sam’s Club avait récemment initié un projet visant
l’intégration de sa chaîne logistique à partir de la demande au détail. Ce projet était réalisé
en collaboration avec un important partenaire dans le domaine des technologies de
l’information. Il reposait sur une approche plus conventionnelle basée sur le point de
commande en utilisant un horizon de 31 jours.

2010-12-13

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Annexe 1
Cheminement de carrière d’André Martin1

Depuis plus de 30 ans, André Martin œuvre dans le domaine de la distribution et de la chaîne
logistique. Alors qu’il était directeur de la production et de la distribution à l’usine montréalaise
des Laboratoires Abbott, il a implanté la première application de Distribution Resource Planning
(DRP2) avec le soutien d’Oliver Wight, un consultant célèbre et l’un des pionniers des systèmes
de planification des besoins matières (MRP). Abbott possédait à l’époque 10 centres de distribu-
tion (CD) répartis à travers le Canada qui géraient chacun environ 5 000 produits. Ces derniers
étaient approvisionnés à partir de trois usines, dont l’usine de Montréal.

Durant ce projet d’implantation qui jumelait MRP à ce qui allait devenir DRP, il rencontra Joseph
Orlicky, celui-là même qui fut à l’origine du premier système MRP au moment où il travaillait
chez IBM dans les années 1960. C’est à ce moment qu’il entendit cette phrase qui deviendra son
modus operandi : « You should never forecast what you can calculate. » « C’est là que dans ma
tête, j’ai vu le réseau de distribution en entier. Ainsi, si j’applique ce raisonnement au réseau de
distribution, ça veut dire qu’en fin de compte, on devrait ne faire des prévisions qu’au niveau du
point de vente final, c’est-à-dire le détaillant. On pourrait éventuellement calculer le reste »,
confiait André Martin. En effet, dès 1978, André voulait implanter le DRP pour gérer les stocks
de solutés de chacun des 16 étages de l’Hôpital général de Vancouver qu’Abbott approvisionnait
à partir de son CD de Vancouver. Toutefois, à l’époque, le coût d’une ligne téléphonique dédiée
représentait quelque 5 000 $ par mois, effaçant toutes économies potentielles associées à une
réduction des stocks.

DRP fut une première étape vers l’intégration aval de la chaîne logistique. Pour la première fois,
une entreprise utilisant des outils de planification des stocks dans ses usines voyait l’importance
de faire de même pour ses propres centres de distribution.

En septembre 1979, il quittait Abbott pour l’univers de la consultation et devenait le premier


associé d’Oliver Wight Education Associates (OWA). Fort de son expérience de l’industrie
pharmaceutique, ses premiers mandats ciblaient l’implantation de MRP et de DRP dans ce
secteur. Toutefois, il gardait en tête d’intégrer la chaîne entière et de faire une première percée
dans le monde de la distribution. En 1983, il contactait Bernard T. Smith alors vice-président aux
achats et à la gestion des stocks chez American Hardware Supply (Butler, Pennsylvanie)
aujourd’hui propriété de True Value. M. Smith avait développé le concept de prévision dyna-
mique ou Focus Forecasting pour faire face au défi de prévoir les ventes de dizaines de milliers
de produits. André Martin lui proposa d’implanter DRP dans ses centres de distribution3.
American Hardware Supply fut ainsi le premier distributeur à implanter le DRP. L’expérience fut

1
Cette annexe contient quelques extraits de Sylvain Landry et Martin Beaulieu, « Entrevue avec André Martin. La chaîne
logistique : une vision, une passion! », Gestion, vol. 31, no 3, automne 2006, p. 105-108.
2
Méthode utilisée pour planifier et calculer les besoins en réapprovisionnement de produits d’un réseau de distribution sur un
horizon donné ainsi que l’ensemble des ressources critiques d’un système de distribution.
3
American Hardware Supply possédait également de nombreux magasins. L’implantation de DRP fut cependant limitée aux
centres de distribution.

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un franc succès et fut suivie en 1984 par Mass Merchandiser (aujourd’hui propriété de
McKesson).

En 1987, Sears devenait le premier détaillant à implanter DRP. Le projet débuta dans le départe-
ment d’électronique grand public suivi par celui de l’ameublement. On y déploya également la
programmation des approvisionnements (Supplier Scheduling), une approche utilisée par de
nombreux fabricants pour communiquer à l’avance leurs besoins à leurs fournisseurs en fonction
d’ententes négociées. Avec le DRP, Sears pouvait non seulement planifier ses stocks, mais
également communiquer ses besoins à ses fournisseurs.

Au printemps 1994, avec le concours de son associé Darryl Landvater et le soutien de la société
Information Resources Inc (IRI), une importante entreprise de recherche commerciale établie à
Chicago, une version de DRP adaptée au commerce de détail est implantée chez Giant Foods, une
importante chaîne de supermarchés de la côte Est américaine. Ainsi, pour la première fois, on
intègre la planification des besoins d’un détaillant à celle d’un fournisseur (deux échelons). Le
projet pilote, qui a duré un mois (fin mars à fin avril 1994), ciblait les céréales Kellogg (quelques
dizaines de produits) approvisionnant deux centres de distribution de Giant Foods. Au terme de
cette expérience, les résultats étaient probants : les stocks des centres de distribution avaient été
réduits de 44 % sans affecter la qualité du service. Des tests ont ensuite été effectués pour évaluer
dans quelle mesure le système mis en place pouvait être déployé pour l’ensemble des produits de
Giant Foods et l’ensemble de ses magasins. Toutefois, la performance des ordinateurs et des
progiciels de l’époque ne permettaient pas un tel déploiement.

« C’est à ce moment qu’on a frappé pour la première fois le mur technologique. L’infrastructure
en place ne pouvait pas supporter le volume de transactions », confiait André Martin. En dépit
des investissements supplémentaires qui ont été réalisés, on constatait, trois ans plus tard, les
mêmes résultats. Pour la deuxième fois, André Martin fut confronté à cette barrière technolo-
gique.

En 1997, André et Darryl fondaient la société Retail Pipeline Integration Group Inc. avec pour
objectif de développer un prototype d’application DRP adapté au commerce de détail : Retail
Resource Planning (on avait tout simplement remplacé le mot « distribution » de DRP) – ce qui
allait devenir quelques années plus tard le Flowcasting. Voici comment André Martin voyait les
choses à l’époque :
Notre but n’était pas de commercialiser un logiciel novateur, mais bien de démontrer que c’était
possible de planifier les besoins de réapprovisionnement au niveau des détaillants et de transmettre
ces informations aux distributeurs puis aux manufacturiers. Il fallait trouver la solution aux deux
dilemmes. Premièrement, pouvoir réaliser les calculs des besoins dans un délai de deux heures. Et
deuxièmement, le faire de façon économique. La barrière des deux heures était importante pour nous
parce que ce délai est considéré comme un temps de traitement maximal si l’on veut être en mesure
d’effectuer une mise à jour des besoins à travers les différents échelons de la chaîne
d’approvisionnement, et ce, à tous les jours. Pour la suite des choses, on s’est basés sur les projets
précédents, surtout chez IRI. C’est après ces expériences que j’ai réalisé l’erreur qu’on faisait.
En effet, les personnes qui travaillaient au développement du système d’information chez IRI avaient
comme point de référence les systèmes ERP issus du monde manufacturier. Il fallait travailler à
l’inverse. Mais ça, on l’a réalisé plus tard. Il fallait se poser des questions comme : combien de
produits-emplacements je peux gérer en fonction de la contrainte de deux heures?

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Flowcasting : une percée dans l’intégration de la chaîne logistique

En 1999, Sears achetait le produit pour l’ensemble de ses magasins. En 2005, c’était au tour de
Procter & Gamble d’expérimenter cette approche avec Sam’s Club au Mexique.

Outre les entreprises déjà mentionnées, André Martin est intervenu comme expert auprès de
sociétés telles que Coca-Cola, Colgate Palmolive, Philips, RJR/Nabisco, Michelin et Canadian
Tire. Au cours de sa carrière, M. Martin a également donné de nombreuses présentations et animé
plusieurs séminaires de formation en Amérique, en Europe et en Australie. Il a également rédigé
trois livres. En 1983, il publiait DRP : Distribution Resource Planning; en 1994, Infopartnering;
et en 2006, Flowcasting the Retail Supply Chain. Il est également auteur de nombreux articles
publiés dans des revues spécialisées.

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Flowcasting : une percée dans l’intégration de la chaîne logistique

Annexe 2
Retail Resource Planning/Flowcasting1

Le Flowcasting est un processus de prévision et de planification multi-entreprise couvrant la


chaîne logistique du commerce de détail. Il est conçu pour atteindre les objectifs suivants :
1. Prévoir la demande des consommateurs pour les produits uniquement localisés au niveau
du point de vente, éliminant tous les autres niveaux de prévision à l’intérieur de la chaîne
logistique;
2. Planifier les stocks, le réapprovisionnement, la charge de travail, l’espace, le transport et
les équipements pour l’ensemble de la chaîne logistique du commerce de détail et cela,
pour les 12 prochains mois;
3. Resynchroniser cette planification sur une base quotidienne selon les données de ventes
réalisées en magasin (Point of Sales – POS);
4. Convier tous les partenaires commerciaux à gérer la chaîne logistique du commerce de
détail à partir d’une source unique de données.

Pour atteindre ces objectifs, voici les principales étapes de fonctionnement du Flowcasting :
1. Le Flowcasting établit une prévision de base de la demande pour chacun des produits à
chacun des magasins du détaillant pour les 52 prochaines semaines.
2. Le Flowcasting procède ensuite à une allocation des quantités additionnelles de produits
qu’on prévoit vendre en vertu des plans de promotions pour chaque magasin participant,
ce qui détermine la prévision totale de la demande.
3. À partir de cette prévision totale, le Flowcasting déduit les stocks disponibles, établit le
stock net, applique les règles de fonctionnement des détaillants (quantités minimales à
commander, jours de réception des marchandises, etc.) et élabore un plan échelonné sur
52 semaines des quantités de produits à livrer aux centres de distribution du détaillant
ainsi qu’à chacun de ses magasins tout en spécifiant également la date de ces livraisons.
4. Le Flowcasting calcule ensuite les quantités de stocks nécessaires à travers tous les autres
nœuds du réseau d’approvisionnement afin de satisfaire les prévisions de la demande pour
tous les magasins et tous les centres de distribution du détaillant, et ce, pour tous les jours
de la prochaine année.
5. Le Flowcasting communique les plans de réapprovisionnement des magasins et des
centres de distribution du détaillant à tous ses fournisseurs partenaires (grossistes et
manufacturiers) sur un horizon de planification de 52 semaines.
6. Le Flowcasting planifie toutes les ressources requises (personnel, espace, équipements,
capitaux) pour acquérir, transporter, entreposer et livrer les produits depuis leur dernier
point de fabrication jusqu’à leur point de vente final.

1
Cette section est tirée de : André Martin, Mike Doherty et Jeff Harrop, Flowcasting the Retail Supply Chain, RJ
Communications, 2006. [Traduction]

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