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de
l’Université
Toulouse
1
Capitole
La (dis)continuité en Droit | Hélène Simonian-
Gineste

La
continuation
de la personne
du défunt :
principe
général du
droit français
des
successions ?
Marc Nicod
p. 141-150

Texte intégral
En avril 1803, Jean-Baptiste Treilhard fut
chargé par le Premier Consul de présenter au
Corps législatif la partie du Code civil consacrée
aux successions. Afin de justifier l’existence et
les modalités de la transmission successorale, il
expliqua : “Chacun laisse en mourant une place
vacante ; nous avons des biens à régir, des
droits à exercer, des charges à supporter :
l’héritier est un autre nous-mêmes qui nous
représente dans la société ; il y jouit de nos
biens, il y remplit nos obligations. Ce
remplacement ne peut s’opérer que deux
manières, ou par la force de la loi qui nous
donne un successeur, ou par la volonté de
l’homme qui désigne lui-même la personne qui
doit nous remplacer”1. Cette célèbre
présentation du Titre “Des successions” porte
témoignage de l’emprise du principe de la
continuation de la personne du défunt par ses
héritiers et légataires universels, à l’époque de
la codification. Pour Treilhard, comme pour
ses contemporains, il ne faisait pas de doute
que la présence d’un successeur permettait de
pérenniser les relations juridiques par delà la
mort. L’héritier ou le légataire était appelé à se
substituer au défunt, à le remplacer dans la
société civile ; il était amené à recueillir ses
biens (actif successoral) et se trouvait
corrélativement tenu par ses engagements
(passif successoral). Les codificateurs avaient
encore bien présent à l’esprit l’enseignement de
Pothier, selon lequel “l’héritier n’est pas tenu
aux dettes, comme une charge des biens
auxquels il succède, mais il y est tenu comme
successeur, non pas seulement des biens, mais
de la personne même du défunt”2.
L’idée que celui qui est mort continue à vivre
dans la personne de ses descendants est fort
ancienne. On enseigne qu’elle puise son origine
dans le droit romain archaïque. Initialement
liée au culte des ancêtres3, elle aurait été
étendue, au fil du temps, à la transmissibilité
des biens et des obligations : “Nostris videtur
legibus unam esse personam heredis et ejus qui
in eum transmittit hereditatem”. Plus tard, au
cours de l’ancien droit, cette fiction aurait été
reprise par les glossateurs4, pour conduire
finalement à la consécration de l’obligation
indéfinie aux dettes du défunt à la fin du XIVe
siècle. On peut également relever que cette idée
de permanence personnelle prend appui, du
moins dans la filiation par le sang, sur une
réalité d’ordre biologique : la transmission des
cellules génétiques des parents à leurs enfants5.
Pour le droit, l’intérêt principal de la
continuation de la personne du défunt est
d’assurer le remplacement du mort par une
personne vivante, à même de supporter ses
dettes6. Au-delà de la question morale, c’est la
sécurité juridique qui est ici en cause. La
substitution de personne permet de garantir au
créancier le paiement de sa créance, même
dans le cas d’un décès prématuré (c’est-à-dire
avant remboursement) du débiteur. Il y a
toujours eu, en effet, un lien étroit entre
l’obligation indéfinie aux dettes successorales,
dite encore obligation ultra vires successionis,
et le principe de la continuation de la
personne7. C’est parce qu’il remplace le défunt
que le successeur universel est tenu sur son
propre patrimoine au paiement des dettes
laissées par son auteur. En droit français, cette
solution est communément rattachée au
système de la succession à la personne.
Il existe, en Europe, deux grandes traditions en
matière de transmission successorale : on y
distingue classiquement “la succession aux
biens” et “la succession à la personne”. Dans le
premier système, où l’on raisonne sur la base
d’un actif net, la loi organise l’administration
des biens laissés par le défunt, qui se trouve,
dès lors, doté d’une certaine autonomie. Dans le
second système, par contraste, le patrimoine
successoral ne bénéficie ni d’une
administration particulière permettant le
règlement des dettes, ni d’une autonomie
patrimoniale ; toutefois, cette inorganisation
est compensée par l’intervention de la personne
de l’héritier. Celui-ci est tenu, éventuellement
sur son propre patrimoine, de régler le passif
successoral. Le droit français des successions
est généralement classé dans cette seconde
catégorie. Comme souvent pour les
classifications binaires, il y a là une certaine
part d’artifice, si ce n’est d’arbitraire8… Mais,
quoi qu’il en soit, il est difficile de nier
l’importance accordée par le droit français à la
personne de l’héritier, spécialement dans le
règlement du passif successoral.
À la fin du XIXe siècle, le principe de la
continuation de la personne du défunt s’est
combiné, “de manière très opportune”9, avec la
théorie du patrimoine défendue par Aubry et
Rau. On sait que, pour les célèbres professeurs
strasbourgeois, le patrimoine constitue le
prolongement économique de la personnalité
de son titulaire. Par suite, il leur fallait trouver
une explication à la transmissibilité du
patrimoine à cause de mort, indispensable à la
sécurité du crédit10. Pour justifier que les biens
et des obligations du défunt passent à ses
héritiers et légataires universels, ils ont eu
recours à la continuation de la personne,
envisagée comme une fiction assurant la
confusion des patrimoines. Ainsi, la
substitution de la personne du débiteur (du
mort au vivant) est utilement venue au soutien
de l’unité du patrimoine. Selon l’enseignement
d’Aubry et Rau, fidèlement repris depuis par la
doctrine française, “les successeurs universels
proprement dits, c’est-à-dire ceux qui
représentent la personne du défunt, n’étant pas
seulement appelés à recueillir la totalité ou une
partie des biens compris dans son patrimoine,
mais succédant à ce patrimoine même, sont de
plein droit tenus, et ce, sur leur propre
patrimoine, comme s’ils avaient eux-mêmes
contractés, de toutes les dettes qui grèvent
l’hérédité”11.
De nos jours, force est de constater que le
principe de la continuation de la personne du
défunt se trouve rarement placé sous les feux de
l’actualité. Certes, on en trouve encore mention
dans tous les ouvrages de droit des successions.
Mais les auteurs contemporains ne s’y attardent
guère12, comme s’ils étaient embarrassés par
cette explication vénérable, quoiqu’un peu
obscure, de la transmission successorale. En
général, ils lui consacrent au mieux quelques
lignes dans l’introduction ; parfois, ils ne
l’abordent qu’incidemment lorsqu’ils
envisagent la question de la saisine héréditaire
et de l’obligation au passif13. Cette retenue,
voire cette indifférence doctrinale conduisent à
s’interroger sur le maintien d’un principe
général ou, à tout le moins, sur son utilité
fonctionnelle.
À la vérité, au regard de l’évolution
contemporaine du droit des successions, on
peut, tout à la fois, soutenir la thèse de la
continuité (I) et évoquer l’hypothèse de la
discontinuité (II).

I – LA THÈSE DE LA CONTINUITÉ
Ni la législation ni la jurisprudence ne
mentionnent explicitement l’existence d’un
principe de continuité de la personne du défunt
par ses héritiers. Cependant, on trouve dans la
loi successorale, comme dans les arrêts de la
Cour de cassation, de nombreuses applications
de ce principe. En d’autres termes, faute d’une
affirmation claire et positive de la thèse de la
continuité, il faudra se contenter, pour étayer la
démonstration, de quelques illustrations
particulières.

A – Des manifestations législatives


On chercherait vainement dans le Code civil, en
particulier à la lecture des articles 720 à 892 du
Code civil qui organisent la dévolution et la
transmission des successions, une disposition
générale indiquant que l’héritier est le
continuateur du défunt, qu’il le remplace dans
ses rapports juridiques à l’actif comme au
passif. La fiction de la continuité n’est, à
proprement parler, formulée par aucun texte
précis. Pourtant, bien qu’inexprimée, elle est
assurément présente dans la législation
successorale. Elle apparaît souvent à l’arrière-
plan, comme en filigrane, car elle constitue le
fondement de plusieurs mécanismes légaux. On
peut citer, pêle-mêle, l’obligation aux dettes du
défunt, la saisine des biens successoraux, la
rétroactivité de l’option successorale, l’effet
déclaratif du partage, etc.
0 Au sein de ces dispositions spéciales, il existe au
moins deux articles du Code civil qui méritent,
en raison de la fréquence de leur utilisation, de
retenir l’attention14. Le premier n’appartient
pas au Titre “Des successions”, mais à celui des
“Des contrats ou des obligations
conventionnelles”. Il s’agit de l’article 1122.
Inchangé depuis 1804, ce texte prévoit : “On est
censé avoir stipulé pour soi et pour ses
héritiers et ayants cause, à moins que le
contraire ne soit exprimé ou ne résulte de la
nature de la convention”. Ce faisant, il met en
lumière le lien original qui unit le contractant et
son héritier ou légataire. En principe,
l’obligation souscrite se transmet à cause de
mort de l’un à l’autre. Mieux, la fiction
juridique (“on est censé”) permet de considérer
que le stipulant n’a pas agi seulement pour lui-
même, mais qu’il a également contracté pour
celui qui, en cas de décès, est appelé à prendre
sa place dans la sphère contractuelle.
Naturellement, il n’en va pas de même lorsque
les parties ont prévu que le décès mettra fin à
leurs obligations ou lorsque celles-ci ont été
conclues intuitu personae.
1 Dans un registre un peu différent, il faut aussi
évoquer l’article 724 du Code civil. Celui-ci
indique, dans son alinéa premier, que “les
héritiers désignés par la loi sont saisis de plein
droit des biens, droits et actions du défunt”. Et
l’alinéa deux ajoute : “Les légataires et
donataires universels sont saisis dans les
conditions prévues au titre II du présent livre”.
On renoue ici avec l’adage médiéval : “Le mort
saisi le vif, son hoir le plus proche”.
Bénéficiaire de la saisine, l’héritier est
légalement habilité à appréhender les droits et
actions de la personne décédée ; cette
investiture légale le dispense de se soumettre à
tout contrôle extérieur. La lettre de l’article 724
est souvent citée à l’appui de l’existence du
principe de continuité de la personne du
défunt. Toutefois, comme l’observe justement
la doctrine moderne15, l’attribution de la saisine
héréditaire est plutôt une conséquence de la
continuité que l’affirmation de la continuité
elle-même. En outre, cette saisine repose avant
tout sur la vraisemblance du titre invoqué ; ce
qui explique qu’elle ne soit attribuée qu’avec
parcimonie aux légataires universels (art. 1006
et 1008 C. civ.), que l’on admet communément
au nombre des continuateurs du défunt, mais
qui peuvent tirer leurs droits d’un faux
testament...
B – Quelques illustrations
jurisprudentielles
2 On rencontre, dans les recueils de
jurisprudence, de fréquentes applications
particulières du principe de continuation de la
personne du défunt. Certains arrêts ne font que
suivre les dispositions de la loi, spécialement
les prévisions de l’article 1122 du Code civil. On
signalera, à cet égard, une intéressante décision
de la première Chambre civile du 5 décembre
2012. En l’espèce, une veuve quasi-usufruitière
d’une somme d’argent consent, en 2004, un
prêt sans intérêt à l’un de ses enfants,
remboursable au plus tard en 2018. Au décès de
la mère de famille, en septembre 2006, l’un des
cohéritiers de l’emprunteur assigne celui-ci en
inopposabilité du prêt. La cour d’appel de
Versailles accepte de faire droit à cette
demande (CA Versailles, 8 sept. 2011), mais sa
décision est cassée par la Cour régulatrice. À
l’occasion, les hauts magistrats exposent, sous
le double visa des articles 587 et 1122 du Code
civil, que “le prêt était opposable aux héritiers,
ayants cause universels de la défunte, quand
bien même aurait-il porté sur des deniers dont
elle n’avait que le quasi-usufruit”16. Malgré les
conditions particulières de l’opération,
spécialement sa durée, la censure s’imposait,
sauf à établir que la disposante n’était pas
habilitée à disposer de la somme prêtée17.
3 Dans d’autres contentieux, l’idée de la
continuation de la personne du défunt par son
successeur est mise en avant, alors même
qu’aucun texte ne s’y réfère. Ainsi en est-il,
notamment, lorsqu’est en jeu l’immédiateté de
l’acquisition des droits du défunt par ses
héritiers et légataires. Dans une récente affaire,
jugée par la Cour de cassation le 4 juillet 2012,
les successeurs d’un contractant décédé
entendaient s’affranchir des stipulations
contractées par leur auteur, en se
retranchement derrière les délais de l’option
héréditaire. Concrètement, ils avançaient qu’ils
n’étaient pas tenus de respecter le délai de trois
mois qui avait été stipulé dans la convention
pour exercer une option de vente, dans la
mesure où la loi leur accordait dix ans pour
prendre parti à l’égard de la succession. La Cour
régulatrice a fermement repoussé cette
prétention, en rappelant18 que “les droits et
actions du défunt sont transmis de plein droit
et par le seul effet du décès aux héritiers
désignés par la loi”19. Autrement dit, ce n’est
pas l’acceptation qui transfère les droits du
mort au vivant, mais bien le décès lui-même.
En ce sens, l’acquisition immédiate de
l’ensemble des prérogatives du défunt par ses
successeurs illustre la continuité de sa
personne ; on prévient, de la sorte, toute
vacance dans la titularité des droits
appartenant à la personne décédée.
4 Abandonnant l’actif pour le passif, on peut
encore citer une décision de la Chambre
commerciale de la Cour de cassation du 3 juillet
2012. En la cause, le bénéficiaire d’un chèque
avait successivement dû affronter deux
mauvaises nouvelles : le défaut de provision du
chèque et le décès du tireur. S’étant fait délivrer
un certificat de non-paiement de la part du
banquier, le bénéficiaire fit signifier cet acte par
huissier de justice aux héritiers. Ceux-ci
s’élevèrent alors contre la validité du titre
exécutoire et de l’inscription hypothécaire qui
avait suivi. Ils firent valoir que, suivant l’article
L. 131-73, alinéa 4, du Code monétaire et
financier, la signification du certificat de non-
paiement ne pouvait être valablement faite
qu’au seul tireur et non à ses successeurs.
Repoussant cette interprétation littérale, la
Haute juridiction estime, au contraire, que “la
persistance des effets du chèque ne peut exister
que contre les héritiers qui, venant aux droits
et obligations du tireur, se trouvent soumis au
rapport cambiaire”20.
5 Si, on le voit, les applications prétoriennes du
principe de continuité ne manquent pas, il n’en
reste pas moins que ce principe a aujourd’hui
perdu de sa verdeur. Au point qu’il n’est pas
déraisonnable de soutenir qu’à la continuité
succède, ou plutôt succèdera peut-être bientôt,
la discontinuité.

II – L’HYPOTHÈSE DE LA
DISCONTINUITÉ
6 L’évolution du droit des successions marque,
indéniablement, un recul de la fiction qui veut
que le successeur remplace, dans ses différents
rapports juridiques, la personne décédée. Au
nom de l’efficacité économique, la succession à
la personne s’efface progressivement au profit
de la succession aux biens. Sans doute la
métamorphose n’est-elle pas encore achevée,
mais le mouvement est enclenché… et paraît
difficilement réversible. Dans ces conditions,
l’hypothèse de la discontinuité gagne en
puissance, si ce n’est en pertinence.

A – Les apports de la loi du 23 juin 2006


7 Il n’est pas envisageable, dans le cadre de cette
étude, de détailler les innovations introduites
par la loi no 2006-728 du 23 juin 2006, qui
œuvrent en faveur de la reconnaissance d’une
succession aux biens. On retiendra simplement
que le législateur de 2006 s’est attaqué de front
à deux piliers traditionnels de la continuation
de la personne du défunt : l’obligation ultra
vires et la saisine héréditaire. Ni l’une ni l’autre
ne sortent indemnes de la réforme.
8 Par dérogation au principe commun de
l’obligation indéfinie aux dettes (art.785 C.
civ.), la législation contemporaine a multiplié
les hypothèses dans lesquelles l’héritier ab
intestat ou le légataire universel ne sont tenus
que dans les limites de la succession. Il est
ainsi, par exemple, pour la pension alimentaire
pesant sur le conjoint survivant au profit des
ascendants ordinaires du défunt, laissés en état
de besoin (art. 758 – texte issu de la loi du 3
décembre 2001). De même, depuis la loi de
2006, l’obligation au paiement des legs de
somme d’argent n’est due que dans les forces de
l’actif successoral (art. 785, al.2, C. civ.) ; par
suite, le testateur ne peut plus prétendre léguer,
au frais de ces successeurs universels, les
deniers qu’il n’a pas.
9 De manière plus générale, le recul de
l’obligation ultra vires opéré par le législateur
de 2006 est assez remarquable21. On notera,
d’abord, la bilatéralisation du privilège de
séparation des patrimoines (art. 878 C. civ.).
Renommé “droit de préférence”, son bénéfice a
été curieusement étendu aux créanciers
personnels de l’héritier ; ce qui neutralise sa
fonction défensive contre la confusion des
patrimoines, au détriment des créanciers
successoraux. Mais ceux-ci ne sont pas au bout
de leur peine… Car les créanciers du défunt
sont encore plus gravement menacés par la
nouvelle décharge judiciaire, prévue par
l’article 786 du Code civil. Selon l’alinéa 2 de ce
texte, l’héritier acceptant pur et simple peut
demander au juge “à être déchargé en tout ou
partie de son obligation à une dette
successorale qu’il avait des motifs légitimes
d’ignorer au moment de l’acceptation, lorsque
l’acquittement de cette dette aurait pour effet
d’obérer gravement son patrimoine
personnel”. Instituée, en pratique, pour
protéger les héritiers contre les éventuels
cautionnements consentis par le défunt, la
décharge judiciaire montre clairement que l’on
succède aujourd’hui plutôt aux biens qu’à la
personne.
0 S’agissant de la saisine accordée aux héritiers
légaux, celle-ci est désormais susceptible d’être
écartée par la volonté du défunt, y compris sur
les biens qui composent la réserve de ses
descendants. Depuis la réforme de 2006, tout
de cujus est autorisé à conclure un mandat à
effet posthume (art. 812 à 812-7 C. civ.), afin de
confier à un mandataire qu’il choisit librement
l’administration ou la gestion des biens
successoraux. Le dessaisissement de l’héritier
qui en résulte est une manifestation du
délitement actuel de la thèse de la continuité
personnelle.

B – L’intervention du juge
1 Le législateur n’est pas le seul à rompre avec la
théorie classique de la succession à la
personne ; il arrive que le juge se joigne au
mouvement. On peut relever, en ce sens,
plusieurs décisions qui limitent le jeu de
l’article 1122 du Code civil. Dans toutes ces
affaires, on trouve un usufruitier ou un titulaire
du droit d’usage (généralement un veuf ou une
veuve) qui outrepasse ses prérogatives en
concédant, sans l’accord du nu-propriétaire
(son enfant et donc son héritier), un bail rural.
La question est alors de savoir si, après le décès
de l’usufruitier, le preneur à bail peut opposer
son droit à l’héritier, devenu plein propriétaire,
en invoquant l’article 1122. La troisième
Chambre civile de la Cour de cassation censure
systématiquement les juges du fond qui
admettent cette opposabilité22, pourtant a
priori conforme au texte et fidèle à la thèse de
la continuité… Faisant la part belle au nouveau
propriétaire23, la Cour estime qu’il est
“recevable, quand bien même il aurait accepté
la succession, à poursuivre, sans que les
dispositions de l’article 1122 du Code civil y
fasse obstacle, la nullité d’un bail consenti par
le titulaire d’un droit d’usage en dépassement
de ses droits”. En d’autres termes, les hauts
magistrats considèrent que le de cujus ne peut
pas imposer à ses héritiers le respect d’une
convention qu’il n’avait pas le pouvoir de
conclure. On notera, pour en finir avec cette
jurisprudence, que la solution doit
probablement être généralisée à l’ensemble des
contrats entachés de nullité.
2 Le nouveau droit français des successions, tel
qu’il se présente à l’issue des réformes de 2001
et de 2006, n’est pas à l’abri des contradictions
internes. Tout en cédant aux sirènes de la
modernité, le législateur n’a pas toujours su, ou
pas voulu, rompre avec un certain classicisme.
De là, le maintien de principes généraux, plus
ou moins vidés de leur substance, mais
pieusement conservés24. Sans doute est-ce là le
propre des phases de transition.

Notes
1. J.-B. Treillard, Exposé des motifs devant le Corps
Législatif, séance du 19 germinal an XI (9 avril 1803) in
P. A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires
du Code civil, éd. 1836, t. XII, p. 136.
2. R.-J. Pothier, Traité des successions, 1777, chap.
5,3,1.
3. O. Jallu, Essai critique sur l’idée de continuation de
la personne, thèse dactyl. Paris, 1902, p. 37 et s.
4. Hereditas personam defuncti sustinet (l’hérédité
soutient la personne du défunt).
5. Voir notamment, J. Maury, Successions et libéralités,
Litec, 6e éd., 2007, no 10.
6. P.-J. Claux, La continuation de la personne du défunt
par l’héritier, thèse Paris, 1969.
7. F. Gasnier, L’organisation de la liquidation du passif
successoral, thèse, éd. Defrénois, Coll. Doctorat et
notariat, t. 50, 2013, no 12.
8. La distinction entre les deux modèles successoraux
est, en vérité, moins tranchée que l’on ne l’affirme
souvent. Naguère l’acceptation sous bénéfice d’inventaire
(anc. art. 793 et s. C. civ.) et aujourd’hui l’acceptation à
concurrence de l’actif net (art. 791 et s. C. civ.) montrent
que le droit français est aussi à même d’admettre une
succession aux biens…
9. F. Gasnier, préc., no 11.
10. Voir, sur cette question de la transmissibilité à cause
de mort, A.-L. Thomas-Raynaud, L’unité du
patrimoine : essai critique, thèse, éd. Defrénois, Coll.
Doctorat et notariat, t. 25, 2007, no 210 et s.
11. C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civil français,
t. VI, §. 583.
12. Comp. pour l’extrême fin du XXe siècle, encore très
complet en la matière, H.L.J. Mazeaud et F. Chabas,
Leçons de droit civil, Successions, Libéralités, 5e éd.,
Montchrestien, 1999, par L. Leveneur et S. Leveneur,
54e et 55e leçons.
13. Voir, par exemple, M. Grimaldi, Successions, 6e éd.,
2001, Litec, no 409 et 549.
14. Sur leur éventuelle combinaison, voir en particulier
Cass. civ.1re, 2 juin 1992, no 90-15114 ; Bull. civ.I, no 173 :
“Vu les articles 724 et 1122 du Code civil ; Attendu qu’il
résulte de ces textes que les héritiers légitimes et le
conjoint survivant sont saisis de plein droit des biens,
droits et actions du défunt et qu’ils sont tenus, s’ils
acceptent purement et simplement sa succession, par les
conventions que leur auteur a passées”.
15. Voir notamment, A. Sériaux, Successions et
libéralités, Ellipses, 2013, no 6.
16. Cass. civ.1re, 5 décembre 2012, no 11-24758, D. 2013,
note A. Tadros, p. 482.
17. Par exemple, parce que la somme d’argent litigieuse
provenant de la cession d’un actif social pouvait être
analysée comme un produit des droits sociaux… et non
comme un fruit. Sur cette discussion, voir A. Trados,
note préc.
18. Déjà, par exemple, Cass. civ.1re, 2 décembre 1997,
Bull. civ.I, no 350 (pour un héritier légal) et Cass. civ.1re,
28 janvier 1997, Bull. civ.I, no 37 (pour un légataire).
19. Cass. civ.1re, 4 juillet 2012, no 11-10594, JCP G 2013,
p. 442 ; RLDCiv. 2012, no 97, art. 4827, obs. A. Paulin.
20. Cass. com. 3 juillet 2012, no 11-14227, Gaz. Pal.7-8
nov. 2012, p. 16, note S. Benilsi.
21. Voir notamment, V. Brémond, Les nouveaux
tempéraments à l’obligation ultra vires successionis, JCP
N 2006, 2080.
22. Cass. civ.3e, 9 décembre 2009, no 08-20133, D. 2010,
1332, note C. Blanchard ; RTDCiv. 2010, 350, obs. T.
Revet - Cass. civ.3e, 9 novembre 2011, no 10-18473,
Defrénois 2012, art. 40322, note A. Tadros.
23. A. Tadros, note préc.
24. A quoi sert, par exemple, le nouvel article 896 du
Code civil, qui continue d’interdire les substitutions
fidéicommissaires, alors que, dans le même temps, le
législateur de 2006 a totalement libéralisé la pratique des
libéralités graduelles et résiduelles ?

Auteur

Marc Nicod
Professeur à l’Université
Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit Privé
(IDP)
Du même auteur

Le formalisme dissuasif
de l’article 764 du code
civil in Métamorphoses
de l'Acte Juridique,
Presses de l’Université
Toulouse 1 Capitole,
2011
Brèves remarques
introductives in Les
décisions
juridictionnelles
atypiques, Presses de
l’Université Toulouse 1
Capitole, 2006
Les facultés de droit et
le projet de réforme
successorale de 1872
(proposition Delsol) in
Les Facultés de Droit
inspiratrices du droit ?,
Presses de l’Université
Toulouse 1 Capitole,
2005
Tous les textes
© Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2014

Licence OpenEdition Books

Référence électronique du chapitre


NICOD, Marc. La continuation de la personne du
défunt : principe général du droit français des
successions ? In : La (dis)continuité en Droit [en ligne].
Toulouse : Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole,
2014 (généré le 19 février 2023). Disponible sur
Internet : <http://books.openedition.org/putc/776>.
ISBN : 9782379280320. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.putc.776.

Référence électronique du livre


SIMONIAN-GINESTE, Hélène (dir.). La (dis)continuité
en Droit. Nouvelle édition [en ligne]. Toulouse : Presses
de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2014 (généré le 19
février 2023). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/putc/745>. ISBN :
9782379280320. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.putc.745.
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