Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
de
l’Université
Toulouse
1
Capitole
La (dis)continuité en Droit | Hélène Simonian-
Gineste
La
continuation
de la personne
du défunt :
principe
général du
droit français
des
successions ?
Marc Nicod
p. 141-150
Texte intégral
En avril 1803, Jean-Baptiste Treilhard fut
chargé par le Premier Consul de présenter au
Corps législatif la partie du Code civil consacrée
aux successions. Afin de justifier l’existence et
les modalités de la transmission successorale, il
expliqua : “Chacun laisse en mourant une place
vacante ; nous avons des biens à régir, des
droits à exercer, des charges à supporter :
l’héritier est un autre nous-mêmes qui nous
représente dans la société ; il y jouit de nos
biens, il y remplit nos obligations. Ce
remplacement ne peut s’opérer que deux
manières, ou par la force de la loi qui nous
donne un successeur, ou par la volonté de
l’homme qui désigne lui-même la personne qui
doit nous remplacer”1. Cette célèbre
présentation du Titre “Des successions” porte
témoignage de l’emprise du principe de la
continuation de la personne du défunt par ses
héritiers et légataires universels, à l’époque de
la codification. Pour Treilhard, comme pour
ses contemporains, il ne faisait pas de doute
que la présence d’un successeur permettait de
pérenniser les relations juridiques par delà la
mort. L’héritier ou le légataire était appelé à se
substituer au défunt, à le remplacer dans la
société civile ; il était amené à recueillir ses
biens (actif successoral) et se trouvait
corrélativement tenu par ses engagements
(passif successoral). Les codificateurs avaient
encore bien présent à l’esprit l’enseignement de
Pothier, selon lequel “l’héritier n’est pas tenu
aux dettes, comme une charge des biens
auxquels il succède, mais il y est tenu comme
successeur, non pas seulement des biens, mais
de la personne même du défunt”2.
L’idée que celui qui est mort continue à vivre
dans la personne de ses descendants est fort
ancienne. On enseigne qu’elle puise son origine
dans le droit romain archaïque. Initialement
liée au culte des ancêtres3, elle aurait été
étendue, au fil du temps, à la transmissibilité
des biens et des obligations : “Nostris videtur
legibus unam esse personam heredis et ejus qui
in eum transmittit hereditatem”. Plus tard, au
cours de l’ancien droit, cette fiction aurait été
reprise par les glossateurs4, pour conduire
finalement à la consécration de l’obligation
indéfinie aux dettes du défunt à la fin du XIVe
siècle. On peut également relever que cette idée
de permanence personnelle prend appui, du
moins dans la filiation par le sang, sur une
réalité d’ordre biologique : la transmission des
cellules génétiques des parents à leurs enfants5.
Pour le droit, l’intérêt principal de la
continuation de la personne du défunt est
d’assurer le remplacement du mort par une
personne vivante, à même de supporter ses
dettes6. Au-delà de la question morale, c’est la
sécurité juridique qui est ici en cause. La
substitution de personne permet de garantir au
créancier le paiement de sa créance, même
dans le cas d’un décès prématuré (c’est-à-dire
avant remboursement) du débiteur. Il y a
toujours eu, en effet, un lien étroit entre
l’obligation indéfinie aux dettes successorales,
dite encore obligation ultra vires successionis,
et le principe de la continuation de la
personne7. C’est parce qu’il remplace le défunt
que le successeur universel est tenu sur son
propre patrimoine au paiement des dettes
laissées par son auteur. En droit français, cette
solution est communément rattachée au
système de la succession à la personne.
Il existe, en Europe, deux grandes traditions en
matière de transmission successorale : on y
distingue classiquement “la succession aux
biens” et “la succession à la personne”. Dans le
premier système, où l’on raisonne sur la base
d’un actif net, la loi organise l’administration
des biens laissés par le défunt, qui se trouve,
dès lors, doté d’une certaine autonomie. Dans le
second système, par contraste, le patrimoine
successoral ne bénéficie ni d’une
administration particulière permettant le
règlement des dettes, ni d’une autonomie
patrimoniale ; toutefois, cette inorganisation
est compensée par l’intervention de la personne
de l’héritier. Celui-ci est tenu, éventuellement
sur son propre patrimoine, de régler le passif
successoral. Le droit français des successions
est généralement classé dans cette seconde
catégorie. Comme souvent pour les
classifications binaires, il y a là une certaine
part d’artifice, si ce n’est d’arbitraire8… Mais,
quoi qu’il en soit, il est difficile de nier
l’importance accordée par le droit français à la
personne de l’héritier, spécialement dans le
règlement du passif successoral.
À la fin du XIXe siècle, le principe de la
continuation de la personne du défunt s’est
combiné, “de manière très opportune”9, avec la
théorie du patrimoine défendue par Aubry et
Rau. On sait que, pour les célèbres professeurs
strasbourgeois, le patrimoine constitue le
prolongement économique de la personnalité
de son titulaire. Par suite, il leur fallait trouver
une explication à la transmissibilité du
patrimoine à cause de mort, indispensable à la
sécurité du crédit10. Pour justifier que les biens
et des obligations du défunt passent à ses
héritiers et légataires universels, ils ont eu
recours à la continuation de la personne,
envisagée comme une fiction assurant la
confusion des patrimoines. Ainsi, la
substitution de la personne du débiteur (du
mort au vivant) est utilement venue au soutien
de l’unité du patrimoine. Selon l’enseignement
d’Aubry et Rau, fidèlement repris depuis par la
doctrine française, “les successeurs universels
proprement dits, c’est-à-dire ceux qui
représentent la personne du défunt, n’étant pas
seulement appelés à recueillir la totalité ou une
partie des biens compris dans son patrimoine,
mais succédant à ce patrimoine même, sont de
plein droit tenus, et ce, sur leur propre
patrimoine, comme s’ils avaient eux-mêmes
contractés, de toutes les dettes qui grèvent
l’hérédité”11.
De nos jours, force est de constater que le
principe de la continuation de la personne du
défunt se trouve rarement placé sous les feux de
l’actualité. Certes, on en trouve encore mention
dans tous les ouvrages de droit des successions.
Mais les auteurs contemporains ne s’y attardent
guère12, comme s’ils étaient embarrassés par
cette explication vénérable, quoiqu’un peu
obscure, de la transmission successorale. En
général, ils lui consacrent au mieux quelques
lignes dans l’introduction ; parfois, ils ne
l’abordent qu’incidemment lorsqu’ils
envisagent la question de la saisine héréditaire
et de l’obligation au passif13. Cette retenue,
voire cette indifférence doctrinale conduisent à
s’interroger sur le maintien d’un principe
général ou, à tout le moins, sur son utilité
fonctionnelle.
À la vérité, au regard de l’évolution
contemporaine du droit des successions, on
peut, tout à la fois, soutenir la thèse de la
continuité (I) et évoquer l’hypothèse de la
discontinuité (II).
I – LA THÈSE DE LA CONTINUITÉ
Ni la législation ni la jurisprudence ne
mentionnent explicitement l’existence d’un
principe de continuité de la personne du défunt
par ses héritiers. Cependant, on trouve dans la
loi successorale, comme dans les arrêts de la
Cour de cassation, de nombreuses applications
de ce principe. En d’autres termes, faute d’une
affirmation claire et positive de la thèse de la
continuité, il faudra se contenter, pour étayer la
démonstration, de quelques illustrations
particulières.
II – L’HYPOTHÈSE DE LA
DISCONTINUITÉ
6 L’évolution du droit des successions marque,
indéniablement, un recul de la fiction qui veut
que le successeur remplace, dans ses différents
rapports juridiques, la personne décédée. Au
nom de l’efficacité économique, la succession à
la personne s’efface progressivement au profit
de la succession aux biens. Sans doute la
métamorphose n’est-elle pas encore achevée,
mais le mouvement est enclenché… et paraît
difficilement réversible. Dans ces conditions,
l’hypothèse de la discontinuité gagne en
puissance, si ce n’est en pertinence.
B – L’intervention du juge
1 Le législateur n’est pas le seul à rompre avec la
théorie classique de la succession à la
personne ; il arrive que le juge se joigne au
mouvement. On peut relever, en ce sens,
plusieurs décisions qui limitent le jeu de
l’article 1122 du Code civil. Dans toutes ces
affaires, on trouve un usufruitier ou un titulaire
du droit d’usage (généralement un veuf ou une
veuve) qui outrepasse ses prérogatives en
concédant, sans l’accord du nu-propriétaire
(son enfant et donc son héritier), un bail rural.
La question est alors de savoir si, après le décès
de l’usufruitier, le preneur à bail peut opposer
son droit à l’héritier, devenu plein propriétaire,
en invoquant l’article 1122. La troisième
Chambre civile de la Cour de cassation censure
systématiquement les juges du fond qui
admettent cette opposabilité22, pourtant a
priori conforme au texte et fidèle à la thèse de
la continuité… Faisant la part belle au nouveau
propriétaire23, la Cour estime qu’il est
“recevable, quand bien même il aurait accepté
la succession, à poursuivre, sans que les
dispositions de l’article 1122 du Code civil y
fasse obstacle, la nullité d’un bail consenti par
le titulaire d’un droit d’usage en dépassement
de ses droits”. En d’autres termes, les hauts
magistrats considèrent que le de cujus ne peut
pas imposer à ses héritiers le respect d’une
convention qu’il n’avait pas le pouvoir de
conclure. On notera, pour en finir avec cette
jurisprudence, que la solution doit
probablement être généralisée à l’ensemble des
contrats entachés de nullité.
2 Le nouveau droit français des successions, tel
qu’il se présente à l’issue des réformes de 2001
et de 2006, n’est pas à l’abri des contradictions
internes. Tout en cédant aux sirènes de la
modernité, le législateur n’a pas toujours su, ou
pas voulu, rompre avec un certain classicisme.
De là, le maintien de principes généraux, plus
ou moins vidés de leur substance, mais
pieusement conservés24. Sans doute est-ce là le
propre des phases de transition.
Notes
1. J.-B. Treillard, Exposé des motifs devant le Corps
Législatif, séance du 19 germinal an XI (9 avril 1803) in
P. A. Fenet, Recueil complet des travaux préparatoires
du Code civil, éd. 1836, t. XII, p. 136.
2. R.-J. Pothier, Traité des successions, 1777, chap.
5,3,1.
3. O. Jallu, Essai critique sur l’idée de continuation de
la personne, thèse dactyl. Paris, 1902, p. 37 et s.
4. Hereditas personam defuncti sustinet (l’hérédité
soutient la personne du défunt).
5. Voir notamment, J. Maury, Successions et libéralités,
Litec, 6e éd., 2007, no 10.
6. P.-J. Claux, La continuation de la personne du défunt
par l’héritier, thèse Paris, 1969.
7. F. Gasnier, L’organisation de la liquidation du passif
successoral, thèse, éd. Defrénois, Coll. Doctorat et
notariat, t. 50, 2013, no 12.
8. La distinction entre les deux modèles successoraux
est, en vérité, moins tranchée que l’on ne l’affirme
souvent. Naguère l’acceptation sous bénéfice d’inventaire
(anc. art. 793 et s. C. civ.) et aujourd’hui l’acceptation à
concurrence de l’actif net (art. 791 et s. C. civ.) montrent
que le droit français est aussi à même d’admettre une
succession aux biens…
9. F. Gasnier, préc., no 11.
10. Voir, sur cette question de la transmissibilité à cause
de mort, A.-L. Thomas-Raynaud, L’unité du
patrimoine : essai critique, thèse, éd. Defrénois, Coll.
Doctorat et notariat, t. 25, 2007, no 210 et s.
11. C. Aubry et C. Rau, Cours de droit civil français,
t. VI, §. 583.
12. Comp. pour l’extrême fin du XXe siècle, encore très
complet en la matière, H.L.J. Mazeaud et F. Chabas,
Leçons de droit civil, Successions, Libéralités, 5e éd.,
Montchrestien, 1999, par L. Leveneur et S. Leveneur,
54e et 55e leçons.
13. Voir, par exemple, M. Grimaldi, Successions, 6e éd.,
2001, Litec, no 409 et 549.
14. Sur leur éventuelle combinaison, voir en particulier
Cass. civ.1re, 2 juin 1992, no 90-15114 ; Bull. civ.I, no 173 :
“Vu les articles 724 et 1122 du Code civil ; Attendu qu’il
résulte de ces textes que les héritiers légitimes et le
conjoint survivant sont saisis de plein droit des biens,
droits et actions du défunt et qu’ils sont tenus, s’ils
acceptent purement et simplement sa succession, par les
conventions que leur auteur a passées”.
15. Voir notamment, A. Sériaux, Successions et
libéralités, Ellipses, 2013, no 6.
16. Cass. civ.1re, 5 décembre 2012, no 11-24758, D. 2013,
note A. Tadros, p. 482.
17. Par exemple, parce que la somme d’argent litigieuse
provenant de la cession d’un actif social pouvait être
analysée comme un produit des droits sociaux… et non
comme un fruit. Sur cette discussion, voir A. Trados,
note préc.
18. Déjà, par exemple, Cass. civ.1re, 2 décembre 1997,
Bull. civ.I, no 350 (pour un héritier légal) et Cass. civ.1re,
28 janvier 1997, Bull. civ.I, no 37 (pour un légataire).
19. Cass. civ.1re, 4 juillet 2012, no 11-10594, JCP G 2013,
p. 442 ; RLDCiv. 2012, no 97, art. 4827, obs. A. Paulin.
20. Cass. com. 3 juillet 2012, no 11-14227, Gaz. Pal.7-8
nov. 2012, p. 16, note S. Benilsi.
21. Voir notamment, V. Brémond, Les nouveaux
tempéraments à l’obligation ultra vires successionis, JCP
N 2006, 2080.
22. Cass. civ.3e, 9 décembre 2009, no 08-20133, D. 2010,
1332, note C. Blanchard ; RTDCiv. 2010, 350, obs. T.
Revet - Cass. civ.3e, 9 novembre 2011, no 10-18473,
Defrénois 2012, art. 40322, note A. Tadros.
23. A. Tadros, note préc.
24. A quoi sert, par exemple, le nouvel article 896 du
Code civil, qui continue d’interdire les substitutions
fidéicommissaires, alors que, dans le même temps, le
législateur de 2006 a totalement libéralisé la pratique des
libéralités graduelles et résiduelles ?
Auteur
Marc Nicod
Professeur à l’Université
Toulouse 1 Capitole,
Institut de Droit Privé
(IDP)
Du même auteur
Le formalisme dissuasif
de l’article 764 du code
civil in Métamorphoses
de l'Acte Juridique,
Presses de l’Université
Toulouse 1 Capitole,
2011
Brèves remarques
introductives in Les
décisions
juridictionnelles
atypiques, Presses de
l’Université Toulouse 1
Capitole, 2006
Les facultés de droit et
le projet de réforme
successorale de 1872
(proposition Delsol) in
Les Facultés de Droit
inspiratrices du droit ?,
Presses de l’Université
Toulouse 1 Capitole,
2005
Tous les textes
© Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2014