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À propos de Collection XIX

Collection XIX est éditée par BnF-Partenariats, filiale de la Bibliothèque


nationale de France.
Fruit d’une sélection réalisée au sein des prestigieux fonds de la BnF,
Collection XIX a pour ambition de faire découvrir des textes classiques et
moins classiques de la littérature, mais aussi des livres d’histoire, récits de
voyage, portraits et mémoires ou livres pour la jeunesse…
Édités dans la meilleure qualité possible, eu égard au caractère
patrimonial de ces fonds publiés au XIXe, les ebooks de Collection XIX
sont proposés dans le format ePub3 pour rendre ces ouvrages accessibles
au plus grand nombre, sur tous les supports de lecture.
Maksim Moiseevitch Winavert

Donations et Testaments
Une page d'histoire de la codification française
I
Les racines du Code Napoléon s’enfoncent et se perdent dans le travail
grandiose de la pensée juridique des siècles passés ; c’est là la véritable
source de sa grandeur. Mais la hâte avec laquelle il a été confectionné, a
laissé des traces trop visibles sur l’ensemble de l’œuvre.
Là où la coutume et le droit écrit ont eu le temps de se fondre
complètement dans les œuvres des pères spirituels du Code, là également le
travail des codificateurs marchait tout seul ; des institutions entières de droit
prenaient corps, se mettaient en relief, comme frappées sur une médaille,
dans une forme légère, élégante, exempte de tout pédantisme. Mais là où la
coutume tenace ne se mettait pas d’accord avec le système romain si entier et
si fini, là où les auteurs du Code essayaient, à leurs propres risques et périls,
de choisir, comme ils s’exprimaient eux-mêmes, « de deux systèmes, le
meilleur », là nous constatons la présence de fissures très sensibles. Et le plus
étrange c’est que ces fissures sont restées et qu’elles n’ont pas été comblées
jusqu’ici. La génération des commentateurs qui a suivi celle des codificateurs
a sous bien des rapports mal compris sa tâche. Au lieu de rétablir d’une façon
organique les institutions de droit encore vivantes et défigurées par la main
imprudente des auteurs, au lieu de rassembler les parties disjointes, au lieu de
laisser les éléments non conciliés encore se fondre dans la vie même, par la
voie de l’interprétation judiciaire, les commentateurs se sont figés dans une
vénération aveugle devant la grande œuvre du génie national, ils se sont
arrêtés devant elle comme devant un tout à jamais fermé qui ne doit être
compris qu’en lui-même, au moyen d’une simple dialectique de forme. Une
erreur évidente de la loi est érigée par eux en principe, un fait concret de la
vie qu’il a fallu violenter pour le mettre à une place qui ne lui est pas
destinée, est introduit dans un schéma unique et infaillible. Les besoins de la
vie qui frappent aux portes ne peuvent pas être satisfaits par des procédés
aussi naïfs. Des institutions non achevées, enregistrées à la hâte, mal
comprises dans ce qu’elles ont d’essentiel, de cette façon demeurent
inexpliquées et sans prendre d’essor. Malgré ces constructions bizarres que
sont les exégèses et qui sont dressées pour chaque lettre du Code, beaucoup
de questions essentielles attendent en vain la réponse que leur donne
cependant la vie réelle.
Un point d’interrogation se dressait pour moi depuis longtemps en face du
chapitre du Code intitulé : « Des dispositions entre époux soit par contrat de
mariage, soit pendant le mariage », le dernier du grand titre : « Des donations
entre vifs et des testaments ».
Les dispositions sur les donations alternent dans le Code avec les
dispositions sur les testaments ; en trois chapitres sont exposées d’abord les
règles communes aux deux institutions ; puis vient un chapitre sur les
donations entre vifs (IV), un chapitre spécialement sur les testaments (V),
deux chapitres communs : sur les dispositions par testament ou par donation
en faveur des petits-fils et des neveux et sur le partage entre descendants ; et
enfin, deux chapitres sur les donations en faveur des époux. Le premier
(portant dans l’ordre le numéro VIII) est intitulé : « Des dispositions entre
époux, soit par contrat de mariage, soit pendant le mariage ».
La ligne de démarcation entre la donation et la disposition par testament
repose sur un principe clair et simple : le donateur se prive de l’objet dont il
fait don « actuellement et irrévocablement » (art. 893) ; on ne peut donc
donner que ce dont on peut se séparer immédiatement, ou, comme s’exprime
le Code, « des biens présents » (art. 943), Le testateur ne cède pas
immédiatement le droit de propriété ; voilà pourquoi il peut primo disposer
de choses qui lui appartiendront et qu’il n’a pas encore, c’est-à-dire des biens
à venir, et secondo, il peut révoquer en tout temps ses dispositions (art. 895).
Les deux caractères distinctifs de la donation (la remise immédiate de la
propriété et l’irrévocabilité) sont étroitement liés l’un à l’autre. Le centre de
gravité est en réalité dans le premier de ces caractères, dans le fait que l’un
s’enrichit aux dépens de l’autre, que le donateur se dépouille de quelque
chose. L’irrévocabilité n’est qu’une conséquence inévitable de ce fait
fondamental ; ce n’est que la garantie de sa réalisation, mais une garantie qui
s’est jointe si étroitement à la base que l’idée que ces deux caractères
distinctifs se suivent l’un l’autre s’est complètement perdue. A partir du
moment où la donation a passé du domaine des rapports familiaux et sociaux
dans la sphère juridique son seul titre possible est devenu l’irrévocabilité ;
sans ce titre elle n’a pas de place dans la vie juridique.
Le testament est tout autre chose. Le testament en réalité ne dessaisit
personne, car ce qu’il a pour objet n’appartiendra point au donateur au
moment où se produira l’enrichissement du donataire, celui qui se dessaisit
ne sera plus en vie et les biens passeront en d’autres mains non pas par sa
volonté, mais par le fait d’un événement supérieur, irréfutable aussi pour la
sphère juridique, qui est la mort. L’objet laissé par celui qui l’avait possédé
doit entrer dans le domaine des biens d’autrui ; la loi, par des considérations
d’ordre public, désigne seulement les personnes appelées à s’enrichir de ces
biens qui en somme n’appartiennent à personne. Le possesseur, ce donateur
malgré lui, n’a que le droit de choisir entre des successeurs inévitables. Et
c’est justement le fait que le possesseur est dans ce cas donateur malgré lui
qui sépare complètement la disposition par testament de la donation et
l’éloigne jusqu’au pôle opposé. Toute la vigueur, toute la force vitale de la
donation est dans l’élément volontaire, dans ce pouvoir de changer le rapport
juridique, de transmettre la possession suivant son arbitraire ; là où il n’y a
pas de pouvoir sur les biens il ne peut y avoir non plus aucune analogie avec
la donation. Le pouvoir le plus large de répartir entre telles ou telles
personnes des biens qui ne sont pas à moi ne contient rien qui ressemble à un
véritable dessaisissement, ne fût-ce que d’un seul atome de mes biens. Et l’on
a vraiment tort de parler de la gratuité comme d’un caractère commun à ces
deux institutions. Cette gratuité, en ce qui concerne les dispositions par
testament, est presque de l’ironie. Quel est donc le prix qui pourrait être payé
à un mort ? Il n’y a que les conventions entre des personnes vivantes qui
peuvent avoir un caractère gratuit ou onéreux. La donation est gratuite. Il n’y
a pas dans le monde extérieur un seul fait, fait juridiquement palpable, qui
puisse forcer le donateur à diminuer l’ensemble de ses biens. La seule source
de son action est sa volonté, volonté qui se réalise tout de suite entièrement et
jusqu’au bout et qui n’obtient sa sanction juridique, objective, que par cette
réalisation et rien que par elle. Cette réalisation est irrévocable, comme un
fait qui s’est définitivement accompli comme un fait qui, contrairement à
l’obligation, ne contient même à l’état embryonnaire, rien en dehors de ce qui
a résulté de l’accomplissement de ce fait.
L’irrévocabilité est ainsi, au point de vue juridique, le seul caractère
distinctif de la donation, et il n’y a rien d’étonnant que dans la construction
de l’institution ce caractère ait été pris comme pierre angulaire. Pothier qui
est le prédécesseur immédiat et l’inspirateur des créateurs du Code, tire déjà
de l’irrévocabilité la base même de la donation — la transmission immédiate
de la propriété1. Quoi qu’il en soit, les deux caractères distinctifs de la
donation (la transmission immédiate et l’irrévocabilité) se trouvent dans le
Code avec des titres et des droits égaux et qui à eux seuls épuisent la
définition de la donation. Et ce n’est pas tout : c’est par ces seuls caractères
distinctifs que la donation diffère de la disposition par testament que les
rédacteurs du Code ont liée pourtant à la première.
C’est là le principe fondamental qui sert de ligne de démarcation et qui est
clair et simple. Son application n’est pas moins claire et simple jusqu’aux
dispositions concernant les donations entre époux. Là le fil directeur se rompt
tout à coup. Déjà, dans les règles générales sur les donations (art. 947), il est
fait une exception pour les donations en faveur des époux en ce sens qu’elles
ne sont pas soumises à la première règle fondamentale d’après laquelle
l’objet de la donation ne peut consister que dans des biens présents : la règle
de l’article 943 ne s’applique pas, d’après l’article cité plus haut, aux
donations dont il est fait mention aux chapitres VIII et IX. L’article 1082
confirme la même chose en ce qui concerne les donations par contrat de
mariage : le père ou la mère, d’autres ascendants ou parents, ainsi que des
étrangers peuvent disposer dans le contrat de mariage au profit des époux de
tout ou partie des biens qu’ils laisseront au jour de leur décès. Donc, il n’est
pas question de la transmission du droit de propriété ; et néanmoins on
maintient à ces donations, dans l’art. 1083 qui suit le second caractère
distinctif inséparablement lié au premier, l’irrévocabilité.
La transmission de la propriété est la matière première de la donation ;
qu’elle disparaisse, qu’est-ce qui reste ? Pourquoi son autre titre juridique,
l’irrévocabilité, n’a-t-il pas disparu en même temps ? Et comment est-on sûr
que l’institution, qui n’est classée parmi les donations que par le fait de
l’irrévocabilité, n’est pas dans son essence quelque chose d’autre ! N’y a-t-il
pas là malendendu, n’écrasons-nous pas sans y faire attention une création
vivante d’un autre genre ?
Ces questions opportunes deviennent tout à fait obsédantes quand, en
abordant la catégorie spéciale des donations entre époux qui s’appellent
« donations pendant le mariage », on tombe sur l’art. 1096 qui textuellement
est ainsi conçu : « toutes donations faites entre époux pendant le mariage,
quoique qualifiées entre-vifs, seront toujours révocables ». L’irrévocabilité a
ainsi également disparu, — il n’est même pas resté l’illusion d’une donation.
Je dispose des biens qui resteront après ma mort, je conserve le droit de
révoquer en tout temps ces dispositions et néanmoins je fais une donation et
non pas une disposition par testament ! Que sont devenus les caractères
distinctifs ? Pourquoi a-t-on maintenu pour ces dispositions la forme
compliquée de la donation, qui n’a nullement été inventée pour raisons de
sûreté, mais exclusivement afin d’entraver la transmission immédiate à titre
gratuit des valeurs quand le donateur est encore en vie ?
C’est en vain que vous adresserez ces questions aux commentateurs. On
vous répondra à peu près ceci : « La donation a deux caractères distinctifs :
elle doit être actuelle et irrévocable ; il est fait abstraction pour le contrat de
mariage du premier caractère distinctif, ce sera donc une donation moins un
des caractères distinctifs de cette institution » ; pour les donations entre
époux il fait abstraction de deux caractères distinctifs, il restera donc « une
donation moins deux de ses caractères distinctifs ».
Car, continuent les commentateurs d’une façon classique, la loi est claire :
elle ne connaît que deux modes de dessaisissement à titre gratuit, le testament
et la donation ; et puisque la donation entre époux n’est pas un testament,
donc c’est une donation. Et quand, pour sauver le caractère des donations aux
actes faits pendant le mariage, vous faites ressortir que dans le chapitre IX les
dispositions concernant les biens à venir ne sont mentionnées que pour le
contrat de mariage, qu’il n’en est pas du tout question pour les donations
pendant le mariage, que, par conséquent, ces actes pendant le mariage se
rapportent, peut-être, aux biens présents seulement et peuvent ainsi, tout en
étant révocables, transmettre le droit de propriété immédiatement entre-vifs :
alors pour toute réponse on vous renvoie victorieusement à l’art. 947 qui dit
que les règles sur les biens présents ne « s’appliquent point aux donations
dont est mention aux chapitres VIII et IX », et dans le nombre des donations
dont fait mention le chapitre IX se trouvent également les donations entre
époux2.
Toute tentative d’ébranler ces bases provoque un étonnement très sincère.
« Troplong », écrit Laurent, « dit que ce n’est pas une donation entre-vifs
puisqu’elle est révocable, ni un testament puisqu’elle se fait par contrat et
qu’elle produit immédiatement ses effets. Il en conclut que c’est un mélange
des deux. Cette doctrine aurait des conséquences pratiques très importantes
si elle était vraie. Troplong en conclut que la donation entre gens mariés ne
peut être rapportée à type unique ; Toullier dit que ce sont des donations à
cause de mort. Il faut rejeter sans hésiter cette doctrine qui tend à créer un
troisième mode de disposer à titre gratuit, alors que l’art. 893 n’en reconnaît
que deux, la donation entre-vifs et le testament ; or la donation entre époux
n’est pas un testament, donc c’est une donation entre-vifs. Il est vrai qu’elle
déroge, en un point essentiel, à la donation ; mais cela n’empêche pas les
auteurs du code de qualifier de donations les libéralités que les époux se font,
ce qui est décisif »3.
« Il faut aussi reconnaître », dit Demolombe4, « que ses5 effets ne peuvent
pas être et ne seront pas de tous points les mêmes, suivant qu’elle
s’appliquera seulement à des biens présents, ou, au contraire, qu’elle
comprendra des biens à venir. Mais... l’art. 947 déclare que les quatre articles
précédents ne s’appliquent point aux donations dont est mention aux
chapitres VIII et IX du présent titre ; or, l’art. 943 qui dispose que la donation
entre-vifs ne pourra comprendre que les biens présents du donateur, fait
partie de quatre articles qui précèdent l’art. 947 ; et l’art. 1096 qui autorise les
époux à se faire des donations pendant le mariage, fait partie du chapitre IX.
Donc l’art. 943 ne s’applique pas à l’art. 1096. »
Ainsi il n’y a d’issue nulle part : on ne peut pas exclure les biens à venir et
on ne peut pas non plus éliminer l’acte de l’ordre des donations : le dilemne
résulte clairement des dispositions combinées des art. 947 et 893.
Il faut donc chercher une solution ailleurs.

1 Pothier, Œuvres, Paris, 1825, t, XIII, p. 262.


2 Laurent, Principes de droit civil français, 1874, t. XV, p. 314.
3 Laurent, Principes de droit civil français, 1874, t. XV.p. 314.
4 Demolombe, Cours de Code Napoléon. 1863, t. XXIII. n° 455.
5 Ceux de la donation entre époux.
II
Les dispositions du Code sur les donations sont empruntées presque mot à
mot à l’ordonnance de 1731 dont l’auteur, le chancelier d’Aguesseau, a été
un des plus grands hommes d’Etat en France. Cette ordonnance, ainsi que les
autres actes législatifs de ce temps, est toute empreinte de tendances
unificatrices et centralisatrices. Cette unité du droit en France se réalisait pas
à pas non sans ténacité, mais avec une prudence raisonnable. Dans les lettres
que d’Aguesseau adressa aux représentants de différents Parlements en
province, il explique le but et le sens de l’ordonnance récemment édictée1 ; à
chaque pas on y voit, tantôt clairement indiquée, tantôt déguisée, cette seule
tendance : effacer les coutumes locales, adapter le droit coutumier au droit
romain. Pour les représentants des pays de droit écrit (c’est-à-dire de droit
romain) le fin jurisconsulte doublé d’un diplomate de haute intelligence,
souligne le caractère véritablement romain de l’institution2 ; aux
représentants des pays de droit coutumier il indique les particularités qui leur
sont empruntés3 ; enfin çà et là il donne des assurances que notamment sur la
question des donations le droit coutumier ne diffère presque pas du droit
romain4, ce qui a été d’ailleurs solennellement déclaré aussi dans
l’introduction officielle de l’ordonnance5.
Mais le chancelier qui était doué d’un véritable sens de législateur ne se
laissait pas entraîner trop loin par cette ardeur de tout amalgamer et ne
dépassait pas certaines limites : il se résignait à laisser subsister tout ce qu’on
ne pouvait point effacer ni fondre. Le témoignage le plus décisif de cette
réserve prudente de législateur nous est fourni par le dernier article de
l’ordonnance en question, par l’art. 46 qui dit : « N’entendons comprendre
dans les dispositions de la présente ordonnance ce qui concerne les dons
mutuels et autres donations faites entre mari et femme, autrement que par
contrat de mariage...6.
Les auteurs du Code Napoléon n’ont donc pas su où emprunter les
dispositions sur les donations entre époux ; aucune disposition à ce sujet ne se
trouvait dans l’ordonnance, et ils étaient forcés de confectionner ces
dispositions eux-mêmes de toutes pièces. Les pages qui suivent montreront si
les codificateurs, en préparant sur un ordre d’en haut pour certains termes
fixes un nombre déterminé de sections du Code, ont su observer la même
perspicacité sage et le même tact de législateur qu’avait montrés le grand
chancelier. Mais il faut nous arrêter avant tout aux dispositions qui ne sont
pas conçues par les auteurs du Code, mais qui sont empruntées d’une façon
immédiate à l’ordonnance.
L’innovation principale de l’ordonnance de 1731, celle qui a provoqué le
plus de malentendus et le plus de demandes d’explications, a été la
disposition concernant les donations dites à cause de mort. L’art. 3 de
l’ordonnance disait : « Toutes donations à cause de mort à l’exception de
celles qui se feront par contrat de mariage, ne pourrait dorénavant avoir
aucun effet, dans les pays mêmes où elles sont expressément autorisées par
les lois ou parles coutumes que lorsqu’elles auront été faites dans la même
place que les testaments et les codicilles ; en sorte qu’il n’y ait à l’avenir dans
nos Etats que deux formes de disposer de ses biens à titre gratuit dont l’une
sera celle des donations entre-vifs, et l’autre celle des testaments ou
codicilles ». La seconde partie de cet article a formé la règle du Code (art.
893) sur les deux modes de disposer à titre gratuit qui a provoqué les
raisonnements des commentateurs cités plus haut. Ces raisonnements, comme
nous l’avons vu, avaient pour point de départ cette thèse que, la donation à
cause de mort étant abolie, tout dessaisissement à titre gratuit qui dans sa
forme n’est pas une disposition par testament, par ce fait seul est considéré
comme une donation entre-vifs. Mais il ressort déjà suffisamment du texte de
l’article précité de l’ordonnance, et encore davantage des explications
données par d’Aguesseau lui-même, que les commentateurs du Code n’ont
pas compris le sens de la règle qu’il a établie. Jusqu’à l’ordonnance les
donations à cause de mort avaient plein droit de cité dans beaucoup de
provinces de France, que la disposition à cause de mort fut faite sous forme
de testament ou sous forme de donation, le juge, sans s’égarer dans des
questions de forme, lui appliquait les conséquences qui en découlaient
comme d’une disposition testamentaire au fond. L’ordonnance, pour des
raisons d’unité, supprima pour ces dispositions la forme des donations et
déclara (art. 34) que les donations à cause de mort étaient valables si elles
étaient faites sous forme de testament. La question, par conséquent, se posait
ainsi : une disposition, testamentaire par son essence, pouvait être déclarée
valable si elle était faite sous forme de testament, ou nulle si elle était établie
sous une autre forme. Mais qu’une disposition, nulle comme testament, dût
être rapportée, d’après les conséquences à en tirer, aux donations entre vifs, le
créateur de la règle sur les deux modes de disposer à titre gratuit, règle sur
laquelle de pareilles conclusions ont été plus tard artificiellement
échafaudées, ne le pensait certes pas. Toutes les lettres de d’Aguesseau
soulignent avec insistance que l’intention du législateur n’était nullement
d’abolir les donations à cause de mort, mais de les sortir seulement de l’ordre
des donations et de les transplanter dans l’ordre des dispositions par
testament. Voici ce qu’il écrit aux représentants des parlements de Besançon,
de Bordeaux et de Toulouse :
« Les termes de l’article 3 qui tombent évidemment sur la seule forme
extrinsèque de l’acte ne devaient vous laisser aucun doute sur le véritable
esprit de cet article qui a été encore une fois non pas d’empêcher les fils de
famille de faire des donations à cause de mort..., mais seulement de les
assujettir, en faisant ces sortes de donations, à les revêtir de... la forme
extrinsèque des codicilles »7.
Dans une autre lettre adressée au représentant d’un parlement dans un pays
de droit coutumier (Normandie), il explique aussi le motif qui l’a fait choisir
pour les donations à cause de mort, entre les deux formes qui se présentaient,
la disposition par testament et la donation, la première. « Les unes8 en
concluaient qu’il fallait que la disposition fût revêtue de la forme des actes de
dernières volonté... ces cours ne pouvaient concevoir qu’une telle disposition
put être faite en forme de contrat. D’autres parlements soutenaient l’opinion
contraire. C’est pour terminer cette diversité de jurisprudence que le roi a pris
le parti le plus propre à prévenir les suggestions que la forme d’un acte entre
vifs, qui effraie moins un malade, peut rendre plus dangereuse »9.
Ce qui caractérise encore d’une façon très frappante l’ordonnance, c’est le
fait de n’avoir pas compris dans l’ensemble des donations les règles sur
l’espèce spéciale des donations par contrat de mariage : il n’y a presque pas
de question sur laquelle il y ait là accord. Ne recherchant pas de
généralisations hâtives et de forme seulement, l’ordonnance ne fait violence
ni à l’un, ni à l’autre groupe : il les laisse vivre l’un à côté de l’autre, presque
indépendamment l’un de l’autre.
Les auteurs du Code ont puisé dans l’ordonnance à pleines mains : ils ont
pris les dispositions sur les donations en général et celles sur les donations
par contrat de mariage en particulier ; ces dernières remplissent deux
chapitres entiers du Code. Mais ils ont introduit aussi, de par eux-mêmes,
quelque chose de nouveau. Avant toutes les dispositions, en tête du titre, ils
ont placé un groupe de règles, composées à la hâte d’extraits de
l’ordonnance, qu’ils ont intitulé « Dispositions générales » et qui sont
valables, par suite de leur caractère général, pour tous les groupes de
dispositions à titre gratuit et également, par conséquent, pour les donations
par contrat de mariage. Il aurait fallu cependant bien réfléchir sur ce groupe
de donations avant de le soumette en bloc aux effets des dispositions
générales. Sur le nombre total de ces « Dispositions générales », le Code a
lui-même établi quatre grandes exceptions : quatre articles, 943 à 946, ne
s’appliquent pas du tout aux chapitres VIII et IX, L’étendue même de ces
exceptions a dû faire réfléchir. Des réflexions se sont en effet produites et la
trace en est restée dans les travaux préparatoires, mais on ne les a pas prises
en considération, probablement parce que le temps manquait.

1 Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau, 1759, t. IX, passim.


2 Ibidem, p. 372.
3 Œuvres de M. le Chancelier d’Aguesseau, Paris, 1759, t. IX, p. 381.
4 Ibidem, p. 360.
5 Conférence des ordonnances de Louis XIV avec les anciennes ordonnances
du royaume par Bornier, Paris, 1733, t. I, Recueil des nouvelles ordonnances,
p. XVII.
6 Ibidem, p. XXIV.
7 D’Aguesseau, Œuvres, t. IX, p. 354, 362, 374.
8 Compagnies.
9 D’Aguesseau, Œuvres, t. IX, p. 383.
III
L’ordonnance de 1731 déclarait que les donations entre vifs comprises
dans un contrat de mariage étaient dispensées de la formalité de
l’acceptation ; en sont également dispensées, est-il dit plus loin, les
institutions contractuelles établies dans un contrat de mariage. Ce sont ces
mots « institutions contractuelles » qui nous livrent la clef qui peut résoudre
le problème tout entier.
D’Aguesseau n’avait pas complètement raison lorsqu’il affirmait que dans
les questions soulevées par l’ordonnance le droit romain ne différait pas du
droit coutumier ; mais il était, par contre, dans le vrai en soutenant qu’en
France les pays de droit romain, c’est-à-dire de droit écrit, ne différaient plus
sur ces questions d’avec les pays de droit coutumier.
Le rapprochement entre ces différents pays s’opéra avant que l’ordonnance
ne fût publiée, et, dans la partie la plus difficile et la plus compliquée, non
pas sur le terrain du droit romain, mais sur le terrain des coutumes adoptées
par les pays de droit écrit.
L’idée d’un contrat relatif à l’héritage futur était étrangère au droit romain.
Dans la période la plus ancienne, la tendance de conserver intacts les biens de
la gens limitait d’une façon générale la faculté de disposer à titre gratuit ;
dans la période plus moderne et individualiste, c’est la tendance de maintenir
et de sauvegarder le libre arbitre de l’individu jusqu’à ses derniers moments
qui dominait, et avec cette tendance là une décision irrévocable sur la
question de l’héritier futur devenait complétement impossible. Ensuite, la
liberté de tester en elle-même, liberté d’établir’un ordre de droit pour le
temps où je ne vivrai plus, par conséquent non pas pour sauvegarder mon
existence juridique personnelle, mais dans un autre but qui sort des limites du
droit qu’a chaque individu de s’organiser d’une façon autonome au point de
vue de ses biens, cette liberté que la loi accorde au testateur par des
considérations d’un ordre tout spécial et nullement civil, ne pouvait devenir
l’objet d’un contrat. Hereditas testamento datur, un héritage ne peut être
donné que par testament, testament qui, pour être valable, avait besoin, dans
la plus ancienne période de l’acquiescement de la gens et qui, en tout cas,
n’entravait en rien la liberté d’action du possesseur durant toute sa vie. Un
« contrat » concernant un héritage « futur » était en contradiction avec les
idées élémentaires d’un jurisconsulte romain.
Le droit coutumier, en France, connaissait ce contrat. Des vestiges s’en
trouvent dans le droit salique, dans les lois des Ripuaires, des Burgondes, des
Visigoths, dans les formules de Marcoulf. L’établissement de ce contrat était
accompagné à l’origine de tout une série d’actions symboliques. Le donateur
jetait en présence du roi une branche à la personne à qui il désirait faire le don
et la proclamait son héritier. Le donataire venait dans la maison du donateur
et prenait possession de l’objet du don ; ensuite, il rejetait la branche au
donateur et lui rendait l’objet. Avant que l’année ne fût écoulée, le donataire
recevait de nouveau la branche et le contrat devenait ainsi irrévocable. Avec
le temps les procédés symboliques ont cédé la place à la forme écrite et, sous
cet aspect, le contrat a passé à travers tous les siècles du moyen âge il a
trouvé un appui dans une particularité de la vie féodale. Depuis le temps où
les fiefs devinrent héréditaires, ce n’est plus le choix du suzerain qui
désignait le futur vassal, mais ce choix dépendait dans une large mesure du
hasard, surtout quand le vassal ne laissait après sa mort que des filles. La
nécessité pour l’héritier d’être investi par le suzerain n’était pas pour ce
dernier une garantie suffisante. Il ne pouvait rétablir son influence que d’une
seule manière : il avait le droit d’intervenir dans la question du mariage des
enfants du vassal ; il usait donc de ce droit au moment où se contractaient les
unions matrimoniales pour déterminer d’avance le sort de l’héritage : le
suzerain, en choisissant des fiancés pour les filles du vassal, choisissait en
même temps pour lui-même ses futurs vassaux qui recevaient dans leur
contrat de mariage l’héritage du fief. Voici comment Montesquieu dépeint ce
système dans les dernières lignes de l’ « Esprit des lois » : « Les fiefs étant
devenus héréditaires, les seigneurs qui devaient veiller à ce que le fief fût
servi, exigèrent que les filles qui devaient succéder au fief, et, je crois,
quelquefois les mâles, ne pussent se marier sans leur consentement : de sorte
que les contrats de mariage devinrent pour les nobles une disposition féodale
et une disposition civile. Dans un acte pareil fait sous les yeux du seigneur,
on fit des dispositions pour la succession future, dans la vue que le fief pût
être servi par les héritiers : aussi les seuls nobles eurent-ils d’abord la liberté
de disposer des successions futures par contrat de mariage »1.
L’ordre des choses qui s’était établi dans ces conditions servit ensuite
d’arme pour réaliser d’autres visées. Les familles nobles devenues plus
fortes, en usaient dans la lutte qu’elles menaient pour conserver les biens au
sein de la famille : les contrats concernant l’héritage futur, tout en
n’empêchant pas les dispositions entre-vifs à titre onéreux, étaient considérés
cependant comme irrévocables par rapport à toutes les espèces de
dessaisissement à titre gratuit.
C’est ainsi qu’il faut expliquer le fait que, quand ensuite au XVe et XVIe
siècle commença le grand travail d’unification dans le domaine du droit
coutumier, les unificateurs, guidés par « des sectaires du droit romain », ont
dans une large mesure violée les éléments nationaux dans l’intérêt des
principes romains et ont expulsé de partout le contrat sur l’héritage qui leur
était odieux ; mais ils n’ont pas su le vaincre dans son abri le plus sûr, dans le
contrat de mariage. Là il est resté, mais rien que là. Tout au contraire, son
utilité s’était si bien révélée que les provinces de droit écrit commençaient à
l’adopter également2, et quand l’ordonnance de 1731 eut à toucher à cette
question, une unanimité rare se manifesta en effet de la part des provinces de
droit écrit et de celles de droit coutumier. Du sein des romanistes les plus
ardents, qui ont assailli d’Aguesseau de questions multiples, pas une seule
voix ne s’est élevée pour demander la suppression de l’institution
contractuelle dans le contrat de mariage.
L’institution contractuelle est un contrat, une convention, qui établit une
certaine obligation. De là son irrévocabilité, non pas l’irrévocabilité du fait
accompli de l’enrichissement, qui est naturelle et indéniable, mais
l’irrévocabilité du fait que la volonté, qui n’aura à se réaliser que dans
l’avenir, est liée définitivement.
Ensuite, l’institution contractuelle est un contrat qui est favorisé dans
l’intérêt de la conservation des biens de la famille ; voilà pourquoi la
formalité solennelle et sans raison de l’acceptation devient complètement
inutile dans ce cas ; cette formalité, comme l’admettent tous les romanistes
avec Savigny en tête, n’est établie que pour mettre une entrave à l’institution
de la donation à laquelle on a toujours et partout fait la guerre.
L’institution contractuelle est un contrat concernant un héritage, et, en
plus, un héritage futur, un objet qu’on ne connaît pas et qui n’est déterminé ni
au point de vue de la quantité, ni au point de vue du moment de sa réalisation,
un contrat concernant « des biens à venir », comme s’expriment (et d’une
façon pas tout à fait exacte)3 aussi bien l’ordonnance que le Code.
Le contrat qui se rapporte à des biens non définis ne déplace pas
actuellement le droit de propriété pour qu’il se transmette ensuite, d’une
façon indépendante du donataire, à ses héritiers, comme cela a lieu en cas de
véritable donation de biens présents. Tout au contraire, si le donateur survit
au donataire, l’obligation, par ce même, devient nulle.
Mais les mêmes raisons pour lesquelles l’institution a été sauvegardée
montrent également la nécessité d’en étendre aussi le bienfait aux enfants du
donataire, notamment aux enfants (et non aux héritiers en général). Voilà
pourquoi nous trouvons dans l’ordonnance une espèce spéciale de contrat par
lequel le donataire s’oblige à transmettre l’héritage à ses enfants ; il y est
établit également toute une série de règles régissant ces arrangements qui ont,
au fond, le caractère de substitution.
La transmission de l’héritage soulève ensuite la question des dettes du
donateur du legs ; l’ordonnance en prenant comme base les coutumes, établit
un certain nombre de dispositions qui donnent des garanties aux créanciers du
donateur et qui en même temps ne grèvent pas les donataires dans l’intérêt
desquels toute l’institution est calculée. Le donataire a le droit d’accepter les
biens dans l’état où ils étaient au moment de la donation, et il n’est obligé
alors qu’à payer les dettes qui les grévaient à ce moment-là.
Enfin, la transmission de l’héritage soulève la question de la proportion
entre le montant du don et la quotité disponible aussi bien que la dot ; toutes
ces questions sont réglées par l’ordonnance avec beaucoup de soin.
Telle est l’ossature de l’ordonnance. Elle a pour objet deux espèces
différentes de dispositions à titre gratuit et elle ne fait pas de difficultés pour
appeler chacune d’elles par son nom : l’une est une donation entre vifs l’autre
un contrat sur l’héritage. Ce contrat n’a aucun caractère de donation, dans le
vrai sens du mot ; son irrévocabilité même résulte du fait qu’il est un contrat.
Il n’est pas une donation par essence, car les biens du donateur n’en sont pas
diminués ; il n’est pas non plus une donation par la forme, car sa forme est un
contrat de mariage ; en outre, le caractère distinctif principal et formel des
donatiocs l’acceptation, y fait défaut. Il n’a de commun avec la donation que
la gratuité, mais les dispositions par testament se font également à titre
gratuit, et il ne peut guère y avoir de doute qu’au point de vue juridique la
place qui convient à ce contrat est plutôt parmi les règles sur les testaments
que parmi celles relatives aux donations. Mais ce contrat avait un autre
caractère commun avec la donation : c’est le terrain concret de la vie sur
lequel ils sont nés. Au même moment, dans le même contrat de mariage,
s’entrelaçaient la véritable donation de biens présents avec la convention
concernant l’héritage. Ce fait a été décisif : il a déterminé le sort ultérieur de
toute l’institution. La véritable donation et le contrat concernant l’héritage,
qui ne sont pas liés intérieurement, ayant chacun ses règles spéciales et ses
nombreux détails, se sont trouvés unis par une seule et même enveloppe
extérieure. Il en est résulté une catégorie monstrueuse au point de vue
juridique, la catégorie des donations « par contrat de mariage ».
Unies sous cette étiquette extérieure dans l’ordonnance les deux
institutions ont passé avec la même étiquette dans le Code4.

1 Œuvres complètes de Montesquieu, Paris, 1859, t. I, p. 590.


2 Revue historique du droit français, 1860 t. VI. Anouilh, De l’institution
contractuelle, p. 304.310.
3 Par « biens à venir » on peut entendre aussi des objets déterminés,
qu’attend le donateur, mais ce n’est pas dans ce sens que le Code emploie ce
terme.
IV
L’idée que les donations entré époux avaient un caractère spécial n’était
pas étrangère aux auteurs du Code.
Dans la séance du Conseil d’Etat du 24 germinal (14 avril) an XI Bigot-
Préameneu faisait ressortir qu’il y avait « deux autres genres de donations qui
toujours avaient été mises dans une classe à part, et pour lesquelles les règles
générales devaient être modifiées. C’étaient les donations faites par contrat de
mariage aux époux et aux enfants à naître de cette union et les donations entre
époux ». Jaubert, dans la séance du Tribunat du 9 floréal (29 avril) de la
même année a solennellement promis que « les institutions contractuelles
continueraient d’être autorisées en faveur du mariage »1. Pour tenir cette
promesse les rédacteurs du Code ont copié dans l’ordonnance tout ce qui
concerne l’institution contractuelle. Mais ils ont supprimé le nom. Ils ont
classé les donations par contrat de mariage sous le titre général des donations
entre-vifs et les ont ainsi placées de force dans le cadre d’une institution
nouvelle, qui n’a aucun lien intime avec elles. Qu’est devenue « l’institution
contractuelle » ? Pourquoi le mot est-il effacé quand la chose est restée ?
Tous ceux qui plus tard ont fait des études et des recherches sur le Code l’ont
reproché à ses rédacteurs, et les plus indulgents seulement leur trouvaient une
justification dans la crainte de « briser l’unité et la simplicité de la
classification fondamentale de modes de disposer à titre gratuit »2. Est-ce que
les créateurs du Code ont craint, demande Eschbach, de blesser les idées
nouvelles en inscrivant dans leur œuvre ce mot « de féodale mémoire »3 ?
« Ils ont rapporté l’institution contractuelle aux donations », dit Anouilh,
oubliant, que la nature des choses n’est pas vaincue par une disposition
législative ». Cependant, en réalité, la nature des choses s’est trouvée vaincue
dans une large mesure. Après que l’institution contractuelle eût été classée
sous une autre rubrique générale, les commentateurs vraiment réfléchis seuls
continuaient, d’accord avec les jurisconsultes de la vieille école, à voir dans
ce contrat une catégorie spéciale ayant, comme dit Furgole, « le caractère
d’un amphibie : une classe à part qui a ses règles particulières ».
Mais les commentateurs plus hardis, qui raisonnent d’après la forme et qui
sont malheureusement les plus répandus, en présence de la classification
simplifiée du Code, ne se sont plus gênés du tout. « D’après l’art, 893 », dit
Laurent, « on ne peut disposer de ses biens. à titre gratuit que par donation
entre vifs ou par testament. Il faut donc classer l’institution contractuelle soit
parmi les testaments, soit parmi les donations. Le Code a tranché cette
difficulté en qualifiant de donation l’institution contractuelle (art. 1082) ; elle
se forme par voie de contrat..., cela suffit pour qu’on ne puisse l’assimiler à
un testament »4.
Dans cette explication, en dehors de la façon générale de penser, un détail
est caractéristique. La donation par contrat de mariage ne se fait pas sous
forme d’un contrat spécial ; elle est comprise dans cet autre acte qui s’appelle
contrat de mariage, qu’il contienne ou qu’il ne contienne pas de donation.
Bien plus, toute la théorie qui fait de la donation un contact est basée, et
encore est-ce par malentendu, sur la nécessité de l’acceptation du don par le
donataire. Dans le contrat de mariage cette acceptation n’existe pas, par
conséquent, dans la partie concernant la donation l’acte dressé à l’occasion du
mariage n’est en tout cas pas un contrat. Et malgré cela, il suffit, pour sauver
la classification, d’inscrire le titre de « contrat » sur un acte qui par son
essence est un testament.
Le résultat de ces idées a été tout à fait inattendu. Les ténèbres, limitées en
un seul point, se sont répandues de là sur l’institution tout entière et ont
obscurci ce qui auparavant était absolument clair : en plaçant la disposition
relative aux biens à venir parmi les donations entre vifs, le Code a obscurci
l’idée même de la donation entre-vifs, idée, qui demeurait intacte depuis le
temps des jurisconsultes romains. La Cour de cassation en France se débat
depuis cent ans avec ce terme ; à peine s’arrête-t-elle à une décision
quelconque qu’une onde nouvelle de la vie, qu’un fait nouveau quelconque
détruit tout l’échafaudage et oblige à recommencer tout le travail à nouveau.
C’est ce qui explique que Sirey a cru devoir mettre en tête de l’article 894 sur
les donations la réflexion mélancolique qui suit :
« Quels sont les caractères propres qui distinguent les donations entre-vifs
des donations à cause de mort ou, pour mieux dire, des donations qu’on se
plaît encore à appeler ainsi ? Si la doctrine donne sur cette question des règles
claires et irrécusables, la pratique, dans l’application de ces règles, est loin
d’avoir quelque chose de précis ; les nombreux arrêts que nous citons plus
bas doivent, dans la plupart des cas, être considérés plutôt comme des
solutions de cas précis et réels, que comme des interprétations sur des
questions de droit dans la véritable sens du mot ».
4 Locré, La législation civile, commerciale et criminelle. Paris’ 1827, t. XI,
p. 416.
1 Ibidem, p. 483.
2 Demolombe, Cours, t. XXIII, p. 300, n° 273.
3 Eschbach, Notice historique sur l’institution contractuelle, p. 127, s.
4 Laurent, Principes, t. XV, p. 221.
V
Les donations par contrat de mariage sont réparties dans le Code entre
deux chapitres : VIII et IX. Dans le premier il est question des donations
faites en faveur des époux par des tiers, dans le second des donations que les
époux se font entre eux. Dans leurs bases principales ces règles sont
identiques ; les différences insignifiantes qui existent entre elles résultent de
questions d’opportunité. Une donation de biens présents est considérée,
d’après la règle générale, comme transmissible du droit de propriété : elle
reste en vigueur si le donataire survit au donateur (art. 1092), les biens
passent alors aux héritiers du donataire s’il n’en a pas été disposé autrement.
Une donation de biens à venir suppose également la survie du donataire (art.
1093) ; cependant les donations de biens à venir entre époux ne peuvent pas
être accompagnées d’une disposition substituant au donataire ses enfants, et
cette prohibition s’explique par le raisonnement, comme disent les
commentateurs, que l’un des conjoints n’a pas besoin de stipuler des
avantages en faveur des enfants qui seront également les enfants de l’autre.
Enfin, une quotité disponible est fixée pour les donations entre époux par
contrat de mariage pour le cas où le donateur ne laisse pas de descendants
(art. 1094).
Dans le même chapitre relatif aux donations entre époux par contrat de
mariage sont classées dans le Code, évidemment dans le but d’obtenir une
plus grande unité, les règles relatives aux donations entre époux faites
pendant le mariage.
Déjà en réunissant dans une même catégorie la véritable donation par
contrat de mariage et l’institution contractuelle, les auteurs du Code se sont
laissés guider par ce caractère distinctif qui leur est commun, mais qui est
superficiel et qui n’est nullement essentiel, à savoir, par le fait que les deux
conventions se faisaient dans le même acte. En mettant ensemble les
donations faites pendant le mariage et les donations faites par contrat de
mariage, ils se sont laissés guider par un caractère distinctif qui leur est
commun, mais qui est encore plus extrinsèque et encore moins essentiel au
point de vue juridique : c’est l’identité dans les deux cas des contractants,
c’est le fait que dans l’une et l’autre hypothèse il y a des gens qui sont déjà
unis ou qui sont sur le point de s’unir par les liens du mariage. On peut dire
avec certitude, et cela ressortira surtout très clairement de l’exposé qui va
suivre, que quelqu’eût été la combinaison que les auteurs eussent faite des
trois groupes d’actes (donations ordinaires, donations par contrat de mariage
et donations entre époux), il se serait produit une confusion moins grande que
celle qui résulte de la rédaction actuelle du Code. Il eût été plus naturel de
réunir dans un chapitre les donations ordinaires et les donations entre époux,
il eût été plus naturel même de mettre ensemble les donations par contrat de
mariage et les donations ordinaires que de rassembler en un groupe les
donations faites pendant le mariage et celles faites par contrat de mariage.
L’ordonnance, comme nous le savons, n’a pas touché à la question des
donations entre époux ; elle a laissé subsister les coutumes sur ce point. Les
auteurs du Code Napoléon étaient donc obligés de travailler avec des
matériaux bruts et non encore classés.
« Il est établi par la coutume » — c’est ce qu’enseignaient les sources
romaines — « que les donations entre mari et femme ne sont pas valables »
(Moribus apud nos receptum est ne inter virum et uxorem donationes
valerent). Les calculs d’argent ne doivent avoir aucune action directe ou
indirecte sur les rapports entre époux, — ces rapports ne doivent pas être un
terrain pour l’exploitation du plus généreux par le moins digne : ne
concordiez, pretio conciliari videretur neve melior in paupertatem incideret,
deterior ditior fieret, ne mutuo amore in vicem spoliarentur donationibus non
temperantes1.
Tel est le motif de l’interdiction absolue des donations entre époux. Mais
ce motif même indiquait d’avance les restrictions à apporter à la règle
générale.
Le danger que présente l’exploitation possible d’un époux par l’autre
disparaît quand la donation se fait avec le droit de la révoquer en tout temps
et avec l’obligation de la révoquer dans le cas de prédécès du donateur. Telles
sont les donations mortis causa, et voilà pourquoi les sources disent que
« inter virum et uxorem donationes mortis causa receptae sunt. » « Car
l’effet d’une telle donation », ajoutent les sources, « ne se produit qu’à un
moment où les parties cessent déjà d’être mari et femme »2.
La donation à cause de mort, d’après la règle générale, transmettait
immédiatement le droit de propriété ; elle s’appliquait donc comme à des
biens présents sous la condition seulement de la révocabilité3. En ce qui
concerne les donations entre époux, cette règle a également subi une
restriction : res non statim fuint ejus cui donatae sunt4. Mais on tournait cette
disposition prohibitive si sévère par la voie d’une fiction. La constitution des
empereurs Sévère et Antonin Caracalla a déclaré valable une donation
ordinaire entre époux, si le donateur est mort sans la révoquer. Pendant toute
la vie du donateur, l’acte, réellement accompli, était considéré comme nul au
point de vue civil, comme non existant ; mais si le donateur mourait sans
révoquer la donation, elle acquérait une force rétroactive, elle était considérée
comme valable dès le moment de l’accomplissement de l’acte et comme
irrévocable pour les héritiers du donateur. « On dirait que la donation dans ce
cas », fait observer Windscheid5, « était censée avoir été renouvelée au
moment de la mort et avoir été faite ainsi pour un temps où le donateur ne
serait plus en vie. »
Tel est le type des donations entre époux qui avait été légué au moyen âge
par l’ancien droit romain et qui fut également adopté en France dans les pays
de droit écrit : la règle générale est que les donations entre époux sont
prohibées, et une exception est établie à cette règle, en faveur des donations
de biens présents faites pour le cas de survie et révocables au gré du donateur.
Le droit coutumier, tout en donnant des dispositions très détaillées sur cette
matière, était en général hostile aux donations entre époux.
Beaucoup de coutumes, y compris les coutumes de Paris et d’Orléans6
dans lesquelles ont été puisées ensuite la plupart des dispositions
fondamentales du droit coutumier pour le Code, n’admettaient entre époux ni
donations, ni même des dispositions par testament, « à ce qu’il ne semble »,
explique de lui-même Guy Coquille, « que l’amitié, concorde et gracieux
traitement soit à vendre et pour faire connaître qu’au cœur est la vraye amour
et non à l’extérieur. »7
Cette raison très convaincante pour les juristes théoriciens qui sont
toujours plus ou moins pénétrés d’idées romaines, a trouvé dans la pratique
un allié beaucoup plus fort dans la tendance de conserver les biens au sein de
la famille. La plupart des règles du droit coutumier portent l’empreinte de
cette tendance. « On a considéré », selon le témoignage de Ferrières, « que
l’Etat ne peut se maintenir que par ce moyen ; autrement les conjoints par
mariage qui n’auraient pas d’enfants se donneraient tous leurs biens l’un à
l’autre et feraient passer des successions opulentes dans des familles
étrangères. » Mais cependant, en mettant des entraves à la liberté des époux
de disposer de leurs biens, le droit coutumier avait, comme le droit romain,
un correctif précis qui tempérait le caractère absolu de la prohibition
générale. Ce correctif consistait à limiter la part dont les époux pouvaient
disposer librement pour se faire des donations entre eux. Le système de ses
restrictions est très compliqué. Les coutumes présentent, sous ce rapport, un
tableau très varié, mais les principes qui prédominent consistent à laisser au
conjoint survivant soit l’usufruit de l’ensemble des biens, soit la propriété
d’une partie des biens, avec des réductions correspondantes en cas de
concurrence avec d’autres cohéritiers.
L’attaque contre la liberté de disposer à titre gratuit se faisait donc ainsi de
deux côtés. Le droit romain, aussi bien que le droit coutumier étaient
d’accord sur le principe ; la différence se manifestait entre eux seulement
dans les moyens d’atténuer ce principe. Le droit romain disposait à cet effet
de la révocabilité, le droit coutumier de la quotité disponible. L’un et l’autre
droit admettent les donations entre époux, mais des donations révocables
(d’après les deux systèmes) en cas de survie, révocables, en outre (d’après le
système romain), au gré du donateur durant toute sa vie, et (d’après le droit
coutumier) dans le cas où la quotité disponible est dépassée
Imaginons-nous maintenant que ces deux systèmes s’introduisent en même
temps dans l’institution de la donation simple. Il est évident que les éléments
du droit coutumier ne pouvaient avoir aucune influence sur la qualification
juridique de l’acte : ils étaient exclusivement destinés à déterminer le montant
de la donation. Il n’est pas moins évident, d’autre part, que les éléments
romains devaient complètement changer le caractère juridique de l’acte : le
principe de la révocabilité joint à la donation du droit coutumier la
transplantait de la catégorie des donations entre vifs dans la catégorie des
donations mortis causa, donations qui sont séparées des dispositions par
testament par une ligne de démarcation très mince et qui, avec le temps, le
devient de plus en plus.
C’est ce qui est arrivé quand les règles sur les donations entre époux ont
été introduites dans le Code Napoléon. Les auteurs du Code ont puisé les
restrictions aux donations entre époux dans les deux systèmes : l’article 1094
reproduit la restriction qui était en vigueur dans le droit coutumier, l’art. 1096
introduit le principe romain de la révocabilité absolue. Dans cet entassement
de principes restrictifs de deux systèmes il n’y a pas d’idée directrice tant soit
peu compréhensible ; il n’y a qu’un éclectisme qui frappe surtout après les
belles tirades préliminaires sur la nécessité de faciliter les actes « en faveur
du mariage ». Abandonnés à eux-mêmes, sans pouvoir s’appuyer sur la
législation précédente, les auteurs du Code, forcés qu’ils étaient de construire
l’institution tout entière de la base au sommet, n’ont su que rassembler d’une
façon mécanique deux vieux principes sans faire preuve dans ce procédé de
fusion d’aucune pensée créatrice.
Quoiqu’il en fût, cela a donné comme résultat, sous forme de donation
entre époux, la vieille institution de la donation à cause de mort déjà usée
dans le droit romain, avec un appendice d’une qualité fort douteuse qui a été
puisé dans le droit coutumier et qui ne favorise nullement les unions
matrimoniales.

1 L. 1 el 3, De donat. inter vir. et uxorem.


2 Windscheid, Lehrbuch d. Pandektenrechts, III, § 509, 17. Dernburg,
Pandekten, III, p. 45.
3 L. 19. Pr. de reb. cred. (12, 4) : qui mortis causa pecuniam donat, numerat
pecumiam. Savigny, System d. hent. rom. Rechts, IV, § 170. Windscheid, II,
§ 369. Denburg, III, § 117.
4 L. II. Pr. de don. inter vir. et ux. (24,1).
5 Lehrbuch, II, § 509.
6 Coutumes des Duché. Baillage et Prévoté d’Orléans. Paris et Orléans,
1757, p. 475, sq.
7 Inst. du droit français. Des gens mariés, p. 66.
VI
Serait-ce parce que les dispositions sur les donations entre époux, placées à
la fin du projet de loi sur les donations et les testaments ont été discutées
d’une façon particulièrement hâtive, serait-ce parce que l’institution unifiée
des donations entre époux, qui était à créer à nouveau, exigeait une réflexion
plus mûre et plus longue que celle que pouvaient lui donner les législateurs
qui marchaient de l’avant avec une vitesse incroyable, mais il faut dire que
les articles du Code relatifs aux donations entre époux ont arrêtés très peu
l’attention des assemblées législatives qui ont rédigé le Code. On les a
compris dans le chapitre sur les donations entre vifs et les testaments,
quoique ces dispositions ne fussent ni des donations entre vifs, ni des
testaments, et l’on n’a pas donné un seul mot d’explication sur le point de
savoir, pourquoi cette place leur avait été assignée. On les a soumis à l’effet
de l’article général (893), qui établit deux modes seulement de disposer à titre
gratuit : la donation entre vifs et la disposition par testament ; mais on n’a pas
expliqué pourquoi l’on éliminait de nomine le troisième mode qui reste de
facto, et dans laquelle des deux catégories restantes devait être comprise cette
troisième catégorie L’art. 893 avait déjà défiguré l’ordonnance dans la
mesure où cet article se rapportait au contrat de mariage ; en face de la
nouvelle institution cet article reste comme un monstre dont on ne devine pas
le sens : car vous chercherez en vain ne fût-ce que l’ombre d’une réponse à
toutes les questions qui se présentent à votre esprit chez ceux qui devraient en
être responsables.
Quand on a discuté l’art. 893 dans les assemblées législatives, les orateurs
du gouvernement ne l’ont pas jugé digne d’un seul mot d’explication et les
membres de ces assemblées d’une seule critique1, Dans ces assemblées on a
débattu à fond la question de savoir s’il fallait introduire dans l’acte législatif
des définitions juridiques ou non ; on a décidé d’introduire les définitions et
l’on a estimé qu’il était nécessaire de faire ressortir dans la loi même « le
caractère différentiel » de chaque institution2. Pour les donations, y explique-
ton, ce caractère différentiel est dans l’irrévocabilité et pour les testaments
dans la révocabilité ; malgré cette explication la question ne s’est même pas
posée de de savoir pourquoi, nonobstant ce « caractère différentiel », l’on
appliquait à la disposition révocable le nom de « donation ».
On n’a même pas soulevé la question que nous avons mentionnée plus
haut, à savoir, pourquoi les donations entre époux pendant le mariage
doivent-elles être réunies en un seul et même chapitre aux donations par
contrat de mariage ?
Bigot-Préameneu dans le discours qu’il adressa au Conseil d’Etat faisait
ressortir que, « toutes les lois qui avaient précédé celle du 17 nivôse an II,
avaient toujours distingué les donations que les époux pouvaient se faire entre
eux, par leur contrat de mariage, de celles qui auraient eu lieu pendant le
mariage »3.
Mais Préameneu lui-même n’a pas tiré de cette observation de conclusions
pratiques pour la question de la place à donner aux nouvelles règles dans le
Code, et c’est cette erreur si insignifiante d’apparence qui s’est répercutée
d’une façon fatale sur le sort de la nouvelle institution tout entière. C’est cette
erreur, comme nous le voyons, qui a provoqué cette confusion incroyable
dans les raisonnements, et l’issue ne s’en est trouvée qu’à travers les dédales
des commentaires scolastiques.
Il est difficile de comprendre le Code, comme nous l’avons déjà dit, quand
on se pose la question fondamentale que voici : une donation révocable
relative à des biens à venir peut-elle rester une donation ? Il a été dépensé
beaucoup d’esprit et d’ingéniosité pour inventer des raisons en faveur de
l’affirmative ; au nom de ces combinaisons inventées qui jurent cependant
avec le simple bon sens, on défigurait le sens des rapports dans la vie, et
malgré cela, ou peut-être à cause de cela, on n’avançait pas : les explications
fournies ne donnèrent aucune satisfaction et les contours fondamentaux de
l’institution restaient indécis. Même Laurent avoue que là où il est question
de biens à venir il faudrait appliquer les dispositions de l’institution
contractuelle4, mais comment appliquer ces dispositions aux donations entre
époux qui n’ont aucun lien avec l’institution contractuelle ? Touillier5, plus
profond, exclut sans hésiter les donations entre époux du nombre des
donations entre vifs et les appelle résolument « donations à cause de mort »,
ne voyant dans ces dernières rien autre que des testaments rédigés sous forme
de donations.
Duranton6 essaie d’écarter le doute en classant les donations entre époux
tantôt parmi les testaments, tantôt parmi les donations, selon qu’elles ont pour
objet des biens présents ou des biens à venir. Mais c’est trancher la question
en deux ; le résultat final pourrait être considéré comme exact, mais il n’y a
pas là de vraie solution du problème : les contradictions indiscutables ne sont
ni conciliées, ni supprimées. Pour trouver un point d’appui quelconque, on a
usé encore d’un dernier moyen. La donation, dit-on, quoique de biens à venir,
quoique révocable, est tout de même un contrat ; comme contrat, elle a un
effet rétroactif par rapport au moment de l’origine ; c’est en cela qu’elle se
distingue du testament qui ne produit son effet qu’au moment de la mort du
testateur. Cependant, si la donation est considérée comme un contrat, cette
qualification ne peut évidemment se rapporter qu’à la somme des caractères
distinctifs et précis qui caractérisent la donation ; quand ces caractères
distinctifs n’existent point, il n’y a pas de donation ; il n’y a pas non plus, par
conséquent, de contrat. En outre, la donation n’est pas du tout considérée
comme un contrat par le Code. Dans le texte de la loi (art. 894), le mot
« contrat » ne se trouve pas ; ce mot se trouvait dans le projet et a été biffé
par la considération suivante qu’a fait valoir le premier Consul : « Le
contrat », a-t-il dit, « impose des charges mutuelles aux deux contractants,
aussi cette expression ne peut convenir à la donation »7. La donation est
désignée dans le Code non pas comme contrat, mais comme « acte. »
Il n’y a donc pas ainsi de raison formelle pour rapporter tout ce que le
Code appelle « donation » à la catégorie des contrats ; cette raison étant
écartée, la conclusion tirée du fait que l’acte est rétroactif à partir du moment
où il a été fait, tombe également.
La clef de tous ces malentendus et de beaucoup d’autres se trouve dans une
faute commise par les auteurs du Code. C’est par suite d’un hasard que la
faute a été commise ; mais cela caractérise les auteurs du Code de ne l’avoir
pas découverte, comme cela caractérise admirablement les commentateurs du
Code d’avoir érigé cette faute du hasard en principe.
La théorie qui admet que les donations entre époux peuvent avoir pour
objet des biens à venir est basée sur l’art. 947 du Code.
L’art. 947 dit que « les quatre articles précédents ne s’appliquent point aux
donations dont est mention aux chapitres VIII et IX du présent titre. »
Parmi les quatre articles précédents se trouve l’art. 943 qui dit que « la
donation entre-vifs ne pourra comprendre que les biens présents du
donateur. » La règle de l’art. 943 ne s’applique donc pas au chapitre IX dans
lequel il est question des donations par contrat de mariage et entre époux.
D’où la conclusion que les donations entre époux peuvent également avoir
pour objet des biens à venir.
Ce qui frappe dans la rédaction adoptée par le Code, c’est le fait que les cas
auxquels l’art. 947 n’applique pas les règles générales ne sont pas
nommément désignés, mais il est fait un renvoi aux chapitres
correspondants : il n’est pas dit que l’art. 943 ne s’applique pas aux donations
par contrat de mariage et aux donations entre époux, mais « aux donations
dont est mention aux chapitres VIII et IX du présent titre. » Un pareil système
de rédaction, par des renvois, rend le travail du codificateur plus facile, mais
il n’évoque pas devant ses yeux d’une façon immédiate le problème dans
toute son étendue et présente par cela même un certain danger ; ce danger
devient surtout très grand, quand les deux endroits ainsi rapprochés se
trouvent à une certaine distance l’un de l’autre, quand ils ont été examinés
dans l’instance législative à des moments différents que sépare un laps de
temps assez considérable et quand, ajouterons-nous pour le cas présent,
l’examen se fait avec une telle hâte que le temps manque pour vérifier les
renvois.
Le chercheur, le commentateur a dans ces conditions d’autant plus de
raisons de remonter à la source qui donne l’origine du renvoi.
Le projet de loi, dans la partie qui nous occupe, fut discuté au Conseil
d’Etat le 19 ventôse an XI (10 mars 1803). La marche de cette séance est
ainsi décrite par Locré, t. IX, pages 225-226.
Etaient soumis à la discussion :

L’art. 947 actuel manque donc complètement : il n’était même pas, comme
nous voyons, dans le projet. Mais de quelle façon a-t-il surgi ? Sur la même
page 225 de Locré il est dit : « Le Conseil d’Etat discute l’art. 48 du projet
(art. 943 du Code) qui dit que les donations ne pourront comprendre que des
biens présents. »
« L’art. 48 est adopté avec l’amendement que la rédaction fera apercevoir
qu’il ne préjuge rien sur les donations entre-vifs portées aux contrats de
mariage. » Par conséquent, il est exclusivement question de donations par
contrat de mariage, de l’institution contractuelle, ce n’est que ces donations-là
que comprend l’amendement qui les soustrait à l’application de l’art. 943.
Les législateurs ne se sont pas occupés des donations pendant le mariage et
ils n’ont pas admis pour ces donations les biens à venir. Les auteurs du Code
ne parlaient pas du « chapitre IX », ils parlaient d’une espèce bien déterminée
de donations, à savoir, des donations par contrat de mariage. Mais les
donations par contrat de mariage se trouvaient classées dans les chapitres
VIII et IX, par conséquent le rédacteur pouvait dire que l’art. 943 ne
s’appliquait pas aux chapitres VIII et IX. Seulement, il ne s’est pas aperçu
que, pour l’unité et afin d’éviter de nouveaux titres et des en-têtes à part, on
avait accolé au chapitre IX, sans tenir compte du caractère différentiel, les
donations entre époux pendant le mariage. Il ne s’en est pas aperçu et il a
laissé passer la règle que l’art. 943 ne s’appliquait pas au « chapitre IX » en
général. Ce « chapitre IX », c’est donc le rédacteur, le scribe, on ne sait qui,
qui l’a inventé, mais non la loi, autant qu’on comprend par loi, une volonté
consciemment exprimée par le législateur, et non pas des phrases qui ne se
tiennent pas et qui ont été tracées par une main sans aucune autorité. Si le
législateur a commis une faute quelconque, c’est d’avoir laissé passer sans
observation cette invention d’un rédacteur qui pourtant était soumise deux
fois aux instances législatives supérieures. Il ne s’est pas aperçu que dans les
chapitres VIII et IX, en dehors du maître de la maison, il s’est réfugié quelque
part dans une arrière-cour un hôte très modeste ayant une physionomie très
personnelle.
Et les commentateurs ont vu dans cette erreur évidente une raison tout à
fait suffisante pour donner une base nouvelle aux institutions juridiques les
plus fondamentales : ad majorent i du principe de classification. Les auteurs
du Code français ne peuvent pas être accusés d’avoir créé sciemment cet être
hybride et difforme « la donation révocable des biens à venir » ; la faute
d’avoir répandu cette monstruosité retombe toute entière sur les
commentateurs qui, aveuglés par l’harmonie et « la. force des principes » de
leur Code, n’ont pas vu qu’ils avaient construit un édifice colossal sur un
malentendu de codification.
La passion naturelle de la dialectique et cette habitude de se prosterner en
extase devant la lettre de la loi comme devant une force extérieure, imposante
et ayant son but propre, ont complètement grisé les Français à partir du
moment où on leur a mis entre les mains un objet aussi classique pour exercer
leurs talents que le Code Napoléon. Tout ce qui avait précédé le Code dut se
plonger dans les ténèbres et rester à jamais ignoré. Il n’y a pas de Dieu, en
dehors de Dieu... C’est cette espèce de griserie seule qui peut expliquer le
fait, qu’aussitôt après l’édition du Code, en 1807, quand les souvenirs
n’étaient pas encore effacés, quand il était encore facile de tout vérifier, que
c’est alors que cette théorie qui atteint son point culminant dans l’œuvre de
Laurent, fit son apparition sur le marché des commentateurs.
Déjà en 1807, le procureur général de la Cour suprême demandait la
cassation d’un arrêt qui avait reconnu comme disposition par testament une
donation de biens à venir entre époux, en soutenant que la loi était claire, que
d’après l’art. 947 « les quatre articles précédents ne s’appliquent point aux
donations dont est mention aux chapitres VIII et IX », que parmi ces quatre
articles il y avait l’art. 943 et qu’au nombre des donations indiquées aux
chapitres VIII et IX se trouvaient les donations entre époux etc., etc. La Cour
de cassation a adopté cette interprétation, et, quoique des fluctuations et des
doutes se fussent manifestés dans la suite, quoique des arrêts dans le sens
opposé eussent surgi, quoique à côté des commentateurs qui répétaient d’une
façon monotone les uns après les autres le raisonnement « sur la clarté de la
loi », eussent paru d’autres commentateurs qui arrivaient à extraire de cette
même loi des thèses non moins « claires » dans un sens diamétralement
opposé — les uns ont été cependant aussi peu convaincants que les autres : ils
souffraient tous de la même maladie — ils considéraient le législateur comme
trop raisonnable.
Un sens juridique qui est sain a horreur d’un « épluchage » des mots de la
loi de quelque côté qu’il aboutisse. Après de nombreuses heures d’un pareil
travail de casse-tête, on peut d’un cœur léger renoncer à ses résultats ; et, en
effet, on peut déplacer les mots et la figure qu’on obtiendra sera tout autre.
Tant que le nerf moteur d’une institution juridique n’est pas trouvé, rien n’est
convaincant, tout n’est que des mots ; quand ce nerf vivant est trouvé, tous
les malentendus disparaissent. Tout ce qui lui est étranger doit apparaître
comme une chose du hasard. Il faut seulement chercher, tout se trouvera ; il
faut chercher sans assoupir la conscience par des combinaisons éphémères et
d’une logique de pure forme. Cette méthode a sa logique à elle, logique qui
n’est pas seulement liée à la pensée, mais qui tient à l’activité tout entière et
si complexe de l’âme, qui, elle participe par tous ces côtés à la création du
droit. Cette logique-là domine non seulement les jurisconsultes, mais la
société tout entière ; elle domine tous ceux qui doivent comprendre la loi ;
elle domine aussi la loi elle-même.
1 Locré, La législation, t. IX, p. 88.
2 Locré, La législation civile, commerciale et criminelle, t. IX, p. 88.
3 Ibidem, t. XI, p. 419.
4 Principes, loc. cit., p. 351.
5 Toullier, Le droit civil français, III, n° 918.
6 Duranton, Cours de Droit français, IX, n° 778.
7 Locré, t. IX, p. 98.
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Date d'édition numérique : 2016


EAN : 9782346132416

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Éditeur : A. Chevalier-Maresq (Paris), 1900

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