Vous êtes sur la page 1sur 11

Qu'est-ce qu'une subjectivité non-humaine ?

L'héritage néo-monadologique de B. Latour


Didier Debaise
Dans Archives de Philosophie 2012/4 (Tome 75), pages 587 à 596
Éditions Centre Sèvres
ISSN 0003-9632
ISBN 9770003963008
DOI 10.3917/aphi.754.0587
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

Article disponible en ligne à l’adresse


https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2012-4-page-587.htm

Découvrir le sommaire de ce numéro, suivre la revue par email, s’abonner...


Flashez ce QR Code pour accéder à la page de ce numéro sur Cairn.info.

Distribution électronique Cairn.info pour Centre Sèvres.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le
cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque
forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est
précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Archives de Philosophie 75, 2012, 587-596

Qu’est-ce qu’une subjectivité non-humaine ?


L’héritage néo-monadologique de B. Latour

D i D i E r D E Ba i s E
Université Libre de Bruxelles

Introduction

Dans un article intitulé « On recalling aNT », Bruno Latour écrit : « La


subjectivité, la corporalité ne sont pas plus une propriété des humains, des
individus, des sujets intentionnels, qu’être une réalité extérieure n’est une
propriété de la nature » (LaTOUr, 1999:23). Plus qu’un constat, c’est l’an-
nonce d’un programme, partiellement entamé par la théorie de l’acteur-
réseau, mais qui devrait encore s’amplifier dans le cadre d’une nouvelle
« métaphysique » ou d’un « empirisme métaphysique 1 » comme l’appelle
Latour. Cette métaphysique tenterait de dégager, simultanément, la notion
de « subjectivité » de son ancrage exclusivement anthropologique ou humain,
et la notion de nature de toute substantialité ou réalité propre. C’est à des
questions d’un nouveau genre qu’elle en appellerait : qu’est-ce qu’une sub-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


jectivité non-humaine ? Quelles en seraient les caractéristiques principales ?
La notion pourrait-elle s’appliquer – et à quel prix ? – à des réalités biolo-
giques, physiques et, pourquoi pas, techniques ? Et, projet à la fois spécula-
tif et politique, comment penser la composition de la nature à partir de ces
« subjectivités » non-humaines ?
Ces questions sont encore en friche, mais elles n’ont pas surgi de nulle
part, sans des précurseurs et des filiations qui traversent les livres de Latour.
Notre ambition est d’instaurer ce que nous appellerons, en espérant lui don-
ner plus d’amplitude dans ce texte, une « métaphysique » des subjectivités
non-humaines. Pour ce faire, nous exposerons un double héritage, insistant
dans le travail de Latour et omniprésent dans son livre sur les Modes d’exis-
tence, à savoir : G. Tarde et a. N. Whitehead. Nous voudrions suivre, par une
lecture croisée, la manière par laquelle ils ont tenté, chacun à leur manière,

1. L’idée d’une « métaphysique empirique » a notamment été développée par B. Latour


lors de la rencontre à Cerisy, intitulée « Exercices de métaphysique empirique », qui s’est tenue
en 2007 autour du manuscrit de la première version de l’Enquête sur les modes d’existence.
588 Didier Debaise

de déployer un nouveau concept de subjectivité. Notre objectif consiste donc


à établir une filiation possible à cette métaphysique à laquelle en appelle
Latour, et à suivre les torsions particulières qu’il établit à l’intérieur de celle-
ci. Nul doute qu’en inscrivant le projet de Latour dans cette voie, nous l’en-
gageons dans une perspective particulière à laquelle il serait possible d’op-
poser d’autres filiations et d’autres directions. En ce sens, nous ne
prétendons nullement apporter une clé d’interprétation unique ou la seule
manière d’hériter du projet. Notre question est beaucoup plus située : que
pourrait être une subjectivité non-humaine ?

Un nouvel espace de subjectivités

Latour en donne une indication dans un article portant sur la pensée de


Tarde et ses relations aux théories de l’acteur-réseau : « les puissances d’agir
(agencies), que nous devons considérer, celles que nous devons vraiment
prendre en compte si nous voulons expliquer quelque chose, ne sont ni des
agents humains ni des structures sociales, mais les monades elles-mêmes
dans leurs efforts pour constituer des agrégats instables, ce que nous appel-
lerions des actants ou des entéléchies constituant le monde » (LaTOUr,
2002:13). Ce passage ne définit pas encore ce que pourrait être une telle sub-
jectivité, mais il indique le cadre philosophique à partir duquel le concept
serait le plus adéquatement posé, à savoir la monadologie. si l’on pense au
fait que le livre de Tarde, Monadologie et sociologie, est l’un des premiers
et qu’il n’aura que très peu retenu l’attention de ses lecteurs plus tardifs, qui
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


préfèreront reprendre Les lois de l’imitation, le passage de Latour peut sur-
prendre. il n’hésite en effet pas à reprendre l’un des aspects de la pensée de
Tarde la plus controversée, à savoir l’introduction du projet monadologique
dans les sciences sociales. Ce point nous paraît fondamental car, au-delà de
la simple référence à Tarde, il marque la volonté de Latour d’hériter le plus
explicitement du projet monadologique. Loin donc de tenter de « sauver »
Tarde de ses restes de métaphysique, il en fait explicitement le centre de sa
pensée et des reprises qu’il propose d’en faire, voyant les potentiels d’une
approche monadologique à tous les niveaux de l’expérience : même les
sciences pourraient être pensées comme des modes par lesquels les monades
« se diffusent et donnent sens à leur activité de production du monde »
(LaTOUr, 2002:13).
Tout indique donc l’importance de la notion de monade. si nous voulons
comprendre ce que pourrait être une subjectivité non-humaine, c’est alors
au statut de la monade qu’il nous faut en venir. Dans ses textes, Latour les
traite soit à partir d’oppositions, notamment à des notions telles que « sujets
Qu’est-ce qu’une subjectivité non-humaine ? 589

intentionnels », « individus », « subjectivités conscientes », soit à partir de


substantifs d’actions, tels que « l’activité », « la prise » ou encore « la puis-
sance d’agir » (agency). En un mot, la notion de monade ne trouve de défi-
nition positive que dans l’expression d’une activité. Mais comment qualifier
celle-ci ? Le plus évident est de revenir à l’origine même de la conception de
Tarde et à sa fascination pour la définition leibnizenne d’un sujet, à savoir
ce qui est capable de perceptions et d’appétions (LEiBNiz, 1991:134). Nul
doute que Tarde a été marqué par cette définition d’un sujet au confluent
de deux forces, indépendamment desquelles elle ne serait qu’une pure abs-
traction. il ne s’agit évidemment pas ici de retracer les axes et la cohérence
de la conception leibnizienne du sujet, mais d’indiquer quelques consé-
quences importantes pour les reprises qui en seront faites par Tarde et
Whitehead et, à travers eux, par Latour lui-même. Nous pouvons y voir une
tentative importante pour sortir la question du sujet du paradigme de la
conscience ou de l’apperception. En effet, ni la « perception » qui est définie
comme un « état passager qui enveloppe et représente une multitude dans
l’unité ou dans la substance simple » (LEiBNiz, 1991:130), ni l’appétition qui
est définie comme « l’action du principe interne qui fait le changement ou
le passage d’une perception à une autre » (LEiBNiz, 1991:131) ne renvoient
à une quelconque faculté et encore moins à la conscience ou à l’« appercep-
tion » (LEiBNiz, 1991:130). La survalorisation de l’apperception a fait croire,
comme l’écrit Leibniz, que « seuls les esprits étaient des monades et qu’il n’y
avait point d’âmes des bêtes ni d’autres entéléchies » (LEiBNiz, 1991:130).
En dégageant ainsi le sujet de l’apperception, Leibniz se donnait les moyens
d’un élargissement considérable de son champ d’application dont il s’agirait
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


de reprendre l’ambition. il nous semble possible de lire la proposition de
Latour, celle d’une subjectivité dégagée de tout sujet intentionnel, comme
une manière de reprendre la distinction de Leibniz entre la perception,
constitutive du sujet, et l’apperception, relevant d’une modalité spécifique
d’existence.
Ensuite, l’affirmation, déjà contenue dans la définition de la perception –
selon laquelle les « monades vont toutes confusément à l’infini, au tout »
(LEiBNiz, 1991:159) mais qu’elles « sont limitées et distinguées par les degrés
de perfections distinctes » (LEiBNiz, 1991:159) –, déplace complètement la
question des limites et de l’identité du sujet, ou plus généralement de sa fini-
tude. Comme l’écrit Tarde, en écho à la pensée de Leibniz : « nul moyen de
s’arrêter sur cette pente jusqu’à l’infinitésimal, qui devient, chose bien inat-
tendue assurément, la clé de l’univers entier » (TarDE, 1999:37). Le sujet
devient infinitésimal, les petites perceptions qui le constituent vont à l’in-
fini sous des modalités qui, bien qu’elles soient de plus en plus impercepti-
bles, n’en sont pas moins déterminantes. ainsi, Tarde en fait le point cen-
590 Didier Debaise

tral d’une redéfinition du sujet : « ce seraient donc les vrais agents, ces petits
êtres dont nous disons qu’ils sont infinitésimaux, ce seraient les vraies
actions, ces petites variations dont nous disons qu’elles sont infinitésimales »
(TarDE, 1999:40). il s’agit par là de mettre en correspondance un pluralisme
radical, dont le principe est que le réel est constitué d’un « fourmillement
d’individualités novatrices, chacune sui generis, marquée à son propre sceau
distinct, reconnaissable entre mille » (TarDE, 1999:65), et d’autre part une
pensée de l’univocité affirmant « la discontinuité des éléments et l’homogé-
néité de leur être » (TarDE, 1999:65).

Les puissances de la possession

Latour y voit une conséquence majeure : la remise en question du prin-


cipe d’identité. Toujours au sujet de Tarde, il écrit que « rien n’est plus sté-
rile qu’une philosophie de l’identité – sans mentionner les politiques de
l’identité – mais la philosophie de la possession – et peut être des politiques
de la possession ? – crée la solidarité et des attachements qui ne peuvent être
égalés » (LaTOUr, 2002:15). Cette remise en question n’est pas uniquement
une position philosophique, un choix purement spéculatif. Elle est une
nécessité dérivant des pratiques liées aux théories de l’acteur-réseau ; elle en
forme la matrice. ainsi, « ce rejet de la philosophie de l’identité a une der-
nière conséquence, qui est bien sûr cruciale pour nous sociologues des théo-
ries de l’acteur réseau : le statut des non-humains, pour lesquels nous avons
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


été si souvent critiqués » (LaTOUr, 2002:15). Cette remise en question du
principe d’identité, plus ou moins explicite dans le cadre des théories de l’ac-
teur-réseau, ouvre celles-ci, selon Latour, à une tout autre orientation dont
le terme majeur est la « possession ». si l’idée se trouve déjà dans la théorie
des perceptions chez Leibniz, c’est bien à Tarde qu’il revient d’en avoir fait
l’axe central d’une philosophie générale, d’en avoir dramatisé les effets en la
situant dans une histoire de l’ontologie : « toute la philosophie s’est fondée
jusqu’ici sur le verbe Être, dont la définition semblait la pierre philosophale
à découvrir. On peut affirmer que, si elle eût été fondée sur le verbe avoir,
bien des débats stériles, bien des piétinements de l’esprit sur place auraient
été évités. – De ce principe, je suis, impossible de déduire, malgré toute la
subtilité du monde, nulle autre existence que la mienne ; de là, la négation
de la réalité extérieure. » (TarDE, 1999:86)
De la « nutrition dans le monde vivant » au « droit dans le monde social »
en passant par « la perception dans le monde intellectuel », la philosophie de
Tarde se présente comme une vaste enquête sur les modalités de la posses-
Qu’est-ce qu’une subjectivité non-humaine ? 591

sion. Tout sujet impliquerait un certain type de questions concrètes : est-il


engagé dans des possessions unilatérales ou réciproques ? sous quel rapport
est-il l’acteur d’une possession et dans quel autre en est-il l’objet ? Combien
d’éléments, et avec quelle intensité, sont engagés dans ces rapports de pos-
session ? ainsi, « depuis des milliers d’années, on catalogue les diverses
manières d’être, les divers degrés de l’être, et l’on n’a jamais eu l’idée de clas-
ser les diverses espèces, les divers degrés de la possession » (TarDE, 1999:89).
C’est ce programme que Latour reprend à son compte lorsqu’il écrit qu’il
est « impossible de s’échapper de la logique de Tarde : prenez une monade
quelconque, si vous regardez quelles sont ses propriétés et ses propriétaires,
vous serez conduits à définir l’entièreté du cosmos, ce qui aurait été impos-
sible si vous aviez seulement essayé de définir l’essence d’une identité iso-
lée » (LaTOUr, 2002:15). Tout sujet tend à une expansion maximale, utili-
sant d’innombrables moyens de capture afin d’établir des alliances
temporaires ou pour séduire les autres en vue de maintenir sa domination
sur eux.
Les limites de leur exercice sont toujours externes : « le rêve ambitieux
d’aucune d’elles ne s’accomplit en entier, et les monades vassales emploient
la monade suzeraine pendant que celle-ci les utilise » (TarDE, 1999:93). La
différence entre la « monade vassale » et la « monade suzeraine » n’est pas une
différence de nature, mais une différence pragmatique : dans un milieu par-
ticulier un sujet est renforcé par ses proximités à d’autres, et devient capa-
ble d’une possession accrue. Car « elles font bien parties les unes des autres,
mais elles peuvent s’appartenir plus ou moins » (TarDE, 1999:93). Dès lors,
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


il n’y a aucune raison a priori de séparer les formes plus courantes de l’exis-
tence sociale – celles de collectifs engagés dans des relations de pouvoir, de
résistance et de domination – de ce qui constitue chaque sujet. Nous aurions
ainsi un théâtre microscopique de guerres, de conquêtes, de trahisons et de
pacifications se jouant pour chaque sujet, un drame qui se démultiplierait à
l’infini. Pourquoi les idées, les perceptions, les désirs, les croyances consti-
tutives d’un sujet n’exerceraient-ils pas eux aussi leurs conquêtes sur d’au-
tres, ne s’allieraient-ils pas en vue d’en exercer une plus grande possession ?
avoir une idée n’est-ce pas essentiellement être possédé simultanément par
elle et une multiplicité d’autres qui lui sont associées pour un temps ? Une
croyance ne porte-t-elle pas directement avec elle d’autres croyances qui pro-
visoirement lui sont soumises jusqu’au moment où, à l’occasion de l’intro-
duction d’une nouvelle, les rapports se transforment ? Les désirs et les
croyances, les inventions et les variations, sont eux aussi animés par ce grand
principe : « tout être veut, non pas s’approprier aux autres êtres, mais se les
approprier » (TarDE, 1999:89).
592 Didier Debaise

Mais allons plus loin : ne serait-il pas possible de faire du concept de pos-
session un terme véritablement métaphysique, un terme central pour l’in-
terprétation de toute existence, qu’elle soit physique, biologique, psycholo-
gique ou sociale ? C’est ici que la référence à Whitehead vient compléter
l’approche monadologique de Tarde. Dans un contexte très différent et en
totale ignorance des travaux de ce dernier, Whitehead développe un essai de
métaphysique dans lequel le concept de possession occupe une place
majeure. Le principe de cette cosmologie est que « la pluralité, qui est l’uni-
vers pris en disjonction, devient l’occasion actuelle unique [sujet], qui est
l’univers pris en conjonction » (WhiTEhEaD, 1995:72), ou encore : « le prin-
cipe métaphysique ultime est l’avancée vers la conjonction à partir de la dis-
jonction, créant une entité nouvelle autre que les entités données en disjonc-
tion » ( WhiTEhEaD, 1995:73). C’est la possession ou, dans les termes plus
techniques de Whitehead, la préhension, qui opère le passage de la pluralité
des êtres à l’unité d’une nouvelle existence. Elle est l’opération interne au
monde par laquelle émerge un nouveau centre subjectif d’expérience. Celui-
ci n’est pas une synthèse du monde, mais une prise ou une contraction. Tout
se passe ainsi comme si l’univers ne cessait de se contracter en une multipli-
cité de centres d’expérience, de perspectives sur l’ensemble de ce qui existe.
À chaque fois, c’est un point de perspective, non pas sur mais de la nature,
un devenir subjectif, qui est en même temps un centre de possession.
C’est ici qu’une distinction importante doit être établie, signalée par
Latour, entre la monadologie et la néo-monadologie. si le projet leibnizien
peut légitimement être décrit comme le point d’impulsion d’une métaphy-
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


sique des subjectivités non-humaines, qui trouve chez Tarde et Whitehead
ses outils principaux, cela ne réduit en rien la rupture nécessaire existant
avec le projet initial. Contrairement « aux monades de Leibniz, elles ne sont
pas connectées par une harmonie préétablie et, bien sûr, pour Tarde, il n’y
a pas de Dieu pour les maintenir ensemble ou pour les pacifier » (Latour,
2002:13). On pourrait l’exprimer encore autrement, en disant qu’à une
logique de l’expression, il s’agirait d’opposer une logique de la possession.
En effet, dans une logique de l’expression « le monde, comme exprimé com-
mun de toutes les monades, préexiste à ses expressions » (Deleuze, 1968:68)
Certainement, l’univers « n’existe pas hors de ce qui l’exprime, hors des
monades elles-mêmes ; mais ces expressions renvoient à l’exprimé comme
au réquisit de leur constitution » (Deleuze, 1968:68). Ce qui fonde la théo-
rie de l’expression, c’est le présupposé d’un monde commun, démultiplié,
comme l’écrit Leibniz, par ses perspectives, mais néanmoins formellement
unique. avec la néo-monadologie, c’est l’univers lui-même qui se démulti-
plie, comme il se contracte ; les sujets produisant des univers qui leur sont
Qu’est-ce qu’une subjectivité non-humaine ? 593

propres par l’opération de possession des autres. Chaque sujet est ainsi le
centre d’émergence d’un nouvel univers, lequel est cependant formé des
mêmes matériaux. Cette fois, à la différence de Leibniz, ce matériau com-
mun n’est pas l’univers exprimé, prédonné, mais uniquement la liaison des
autres sujets par le mode de la capture qui en est faite. La question n’est plus
de savoir comment un univers commun s’actualise dans une multiplicité de
sujets mais, à l’inverse, de savoir comment cette multiplicité peut produire
un ou plusieurs univers communs, question relevant pour Latour d’une
approche cosmopolitique (LaTOUr, 2011).
Nous en arrivons à un problème particulièrement important : la consti-
tution des réseaux et, à travers eux, celui de la composition d’un monde plu-
raliste. Essayons donc d’en retracer la genèse conceptuelle à partir des élé-
ments que nous avons posés jusqu’à présent. si la réalité ultime est
monadique et si une monade se définit essentiellement comme une activité
possessive par laquelle est capturé l’ensemble des autres monades, nous pou-
vons alors dire que toute existence est fondamentalement sociale. Le carac-
tère social ou relationnel des sujets n’est pas une situation secondaire et acci-
dentelle ; il est constitutif de leur être puisqu’un sujet n’est rien d’autre
qu’une activité possessive. C’est à partir de cette définition du sujet que nous
pouvons notamment comprendre l’une des propositions centrales de Tarde :
« toute chose est une société, tout phénomène est un fait social » (TarDE,
1999:58). De la même manière qu’il convenait de sortir la notion de subjec-
tivité de son inscription exclusivement humaine, il convient parallèlement
de dégager la notion de société de toute réduction anthropologique. ainsi,
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


écrit Latour, « l’idée de Tarde est simplement que s’il y a quelque chose de
spécial dans la société humaine, ce n’est pas déterminé par une opposition
forte avec d’autres types d’agrégats et certainement pas à cause d’un ordre
symbolique imposé arbitrairement qui les séparerait de la simple matière.
Être une société de monades est un phénomène tout à fait général, c’est
l’étoffe dont le monde est fait. il n’y a rien de spécialement nouveau dans le
royaume de l’humain » (LaTOUr, 2002:5). Le terme « société » chez Tarde,
comme chez Whitehead, n’a rien à voir avec des représentations, des insti-
tutions, un ordre symbolique entre des humains. il concerne directement
l’existence en tant que telle : « un objet physique ordinaire, qui a une durée
temporelle, est une société » (WhiTEhEaD, 1995:91), un rocher, une cellule,
un homme, « un polype, un cerveau, une pierre, un gaz, une étoile, sont faits
de bien plus vastes collections de monades que les sociétés humaines »
(LaTOUr, 2002:6). Tarde donne d’innombrables exemples de ces activités
immanentes qui sont au cœur de tout processus collectif. Par exemple, dans
Sociologie et monadologie, il n’hésite pas à faire correspondre directement
les organisations sociales et biologiques :
594 Didier Debaise

Puisque l’accomplissement de la plus simple fonction sociale, la plus banale,


la plus uniforme depuis des siècles, puisque, par exemple, le mouvement d’en-
semble un peu régulier d’une procession ou d’un régiment exige, nous le
savons, tant de leçons préalables, tant de paroles, tant d’efforts, tant de forces
mentales dépensées presque en pure perte – que ne faut-il donc pas d’énergie
mentale, ou quasi mentale, répandue à flots, pour produire ces manœuvres
compliquées des fonctions vitales simultanément accomplies, non par des mil-
liers, mais par des milliards d’acteurs divers, tous, nous avons des raisons de
le penser, essentiellement égoïstes, tous aussi différents entre eux que les
citoyens d’un vaste empire ! (TarDE, 1999:52).

Tarde ne veut pas dire que de la cellule au régiment ou à la procession il s’agi-


rait exactement de la même réalité ; il ne veut pas dire non plus que si nous
connaissions les réalités premières (comme par exemple la cellule au niveau
de l’organisme) il serait possible d’en faire dériver les réalités plus com-
plexes. au contraire, il inverse complètement la perspective et montre que
ce qui est posé comme premier est le résultat d’un nombre infini d’acteurs,
éléments qui le produisent et le maintiennent dans son existence.
Qu’est-ce qu’une société ? C’est « la possession réciproque, sous des
formes extrêmement variées, de tous par chacun » (TarDE, 1999:52). En
d’autres termes, une société est ce nous pourrions appeler une « dynamique
de possession », une multiplicité d’opérations par lesquelles des êtres dési-
rant, avides, produisent, par leurs rencontres et par leurs convergences, les
liens qui les tiendront ensemble, aussi longtemps qu’ils le peuvent, dans une
histoire commune. si nous voulons rendre compte de sociétés telles que les
cellules, les corps, les techniques, nous devrons explorer une multiplicité de
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


niveaux d’organisation, toutes produites par les activités immanentes de
leurs membres, se contraignant mutuellement et assumant l’histoire com-
mune dont ils dérivent. Le sujet est une pure abstraction si on lui soustrait
ses possessions, mais réciproquement toutes les dynamiques complexes, les
réseaux d’existence sont purement formels si on ne prend pas en compte les
sujets qui les produisent et qui y sont engagés. ainsi, « à chaque fois que vous
voulez comprendre un réseau, regardez les acteurs, mais lorsque vous vou-
lez comprendre les acteurs, regardez à travers le réseau le lien qu’il a tracé »
(LaTOUr, 2002:12)

Conclusion

Nous pouvons à présent revenir à la proposition de Latour et préciser les


raisons pour lesquelles il nous paraît si important de développer une méta-
physique des sujets non-humains. Le projet semble se heurter de prime
abord à d’innombrables difficultés et paradoxes : si la métaphysique tente
Qu’est-ce qu’une subjectivité non-humaine ? 595

de soustraire les événements de la nature 2 à toute inscription exclusivement


anthropologique, humaine, n’est-il pas évident qu’elle ne peut le faire qu’en
se dégageant de toute approche subjective de la nature ? Et si elle cherche
effectivement à intégrer la notion de sujet à son enquête sur la nature, n’est-
elle pas obligée de n’en faire qu’une dimension particulière, une phase 3 ou
une étape, dans un processus plus profond qui serait le devenir de la nature
elle-même ? Que pouvons-nous dès lors attendre d’une mise en relation entre
deux termes qui ont cristallisé des tendances aussi opposées de la philoso-
phie contemporaine ? D’un côté, le projet d’une anthropologie philosophique
qui tente de penser la nature à partir de son inscription dans un sujet qui en
fait effectivement l’expérience, de l’autre une philosophie de la nature qui
se donne comme programme d’en dégager les caractéristiques sans les réfé-
rer directement à un sujet anthropologique. L’alternative paraît inévitable
et toute tentative de mise en relation entre le sujet et la nature paraît devoir
s’inscrire nécessairement dans l’une ou l’autre de ces voies.
La proposition de Latour nous permet de prendre le problème différem-
ment, en sortant de l’alternative et en établissant un nouveau rapport, plus
direct et plus constitutif. au lieu d’opposer le sujet et la nature, elle permet
de faire du sujet, non pas une phase ni un foyer d’expériences de la nature,
mais sa réalité première, son point ultime d’existence ; au lieu d’interpréter
la nature comme un processus indifférencié et impersonnel, sorte d’« apei-
ron », « origine de toutes les espèces de l’être, antérieure à l’individuation »
(siMONDON, 1989:196), elle l’explique comme le résultat d’innombrables
activités subjectives qui, à des échelles distinctes, se relient les unes aux
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


autres et forment de véritables ensembles ou ordres de la nature. En suivant
cette proposition nous en arrivons certainement à une étrange conception,
mais cependant pas si éloignée de celle imaginée notamment par W. James
lorsqu’il écrivait dans ses carnets qu’il s’agirait de penser un univers « de
vies personnelles (qui peuvent être de niveaux de complexité différents, aussi
bien suprahumaines, ou infrahumaines, qu’humaines), se connaissant les
unes les autres par différents modes […], évoluant et changeant véritable-
ment par leurs efforts et leurs essais, et fabriquant le monde par leurs inter-

2. Nous prenons ici événement au sens très large. Comme l’écrit G. Deleuze dans le cha-
pitre du Pli qu’il consacre à la philosophie de Whitehead : « un événement, ce n’est pas seule-
ment ‘un homme est écrasé’ : la grande pyramide est un événement, et sa durée pendant 1 heure,
30 minutes, 5 minutes…, un passage de la Nature, ou un passage de Dieu, une vue de Dieu »
(G. DELEUzE, Le pli : Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988.).
3. L’expression « phases d’individuation » est de G. simondon. Notamment dans
L’individuation psychique et collective, G. simondon écrit : « L’unité et l’identité ne s’appli-
quent qu’à une des phases de l’être, postérieure à l’opération d’individuation » (Paris, aubier,
1989).
596 Didier Debaise

actions et leurs succès cumulés » (JaMEs, 1920:443-444). Cette conception


pluraliste de la nature nous oblige à soustraire simultanément le concept de
sujet de toute inscription anthropologique et le concept de nature de toute
philosophie de la nature. au final,
« il n’y a pas de monde commun. il n’y en a jamais eu. Le pluralisme est avec
nous pour toujours. Pluralisme des cultures, oui, des idéologies et des opi-
nions, des sentiments, des religions, des passions, mais pluralisme des natures
aussi, des relations avec les mondes vivants, matériels et aussi avec les mondes
spirituels » (LaTOUr, 2011:39)

DELEUzE, G., Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.


— , Le pli : Leibniz et le Baroque, Paris, Minuit, 1988.
JaMEs, W., Collected Essays and Reviews, New York, Longmans, Green and Co., 1920.
LaTOUr, B., « Gabriel Tarde and the End of the social », in P. Joyce (ed.), The Social in
Question. New Bearings in History and the Social Sciences, Londres, routledge, 2002,
p. 117-132.
— , « il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, vol. 45, 2011, p. 39-41.
— , « On recalling aNT » in J. h. LaW, John (ed.), Actor Network Theory and After, Oxford,
Blackwell, 1999, p. 15-25.
LEiBNiz, G. W., La monadologie, Paris, Le livre de poche, 1991.
siMONDON, G., L’individuation psychique et collective, Paris, aubier, 1989.
TarDE, G., Monadologie et Sociologie, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999.
WhiTEhEaD, a. N., Procès et réalité. Essai de cosmologie, trad. fr. D. Janicaud et M. Elie,
Paris, Gallimard, 1995.
© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)

© Centre Sèvres | Téléchargé le 16/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 177.97.115.51)


résumé : L’ambition de cet article est de proposer une lecture de l’œuvre de B. Latour en l’ins-
crivant dans un héritage que nous qualifierons de « néomonadologique ». La caractéris-
tique principale d’une telle approche est qu’elle tente de dégager simultanément la ques-
tion du sujet de toute anthropologie et la question de la nature de toute substantialité
propre. C’est à une conception pluraliste de la nature, faite de niveaux de subjectivités –
humaines et non-humaines –, qu’une telle philosophie en appelle.
Mots-clés : Théories de l’acteur-réseau. Monadologie. Philosophie de la nature. Tarde
(Gabriel). Whitehead (Alfred N.).

abstract : This article proposes a reading of Bruno Latour’s work by inscribing his thought
within a « neomonadological » tradition. The specificity of this approach consists in simul-
taneously detaching the subject from anthropological questions and nature from the idea
of an innate substance. In short: such a philosophy calls for a pluralistic conception of
nature made of various levels of human and non-human subjectivities.
Key words : Actor-Network-Theory. Monadology. Philosophy of nature. Tarde (Gabriel).
Whitehead (Alfred N.).

Vous aimerez peut-être aussi