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Objet d’études: le roman et le récit du Moyen-Age au XXIe siècle

Oeuvre intégrale: Balzac, La Peau de chagrin, 1831

Edition: “carrés classiques”, Nathan

Parcours associé

Extrait 1: M. de Kérangal, Réparer les vivants, 2014

Comment pourraient-ils seulement penser la mort de leur enfant quand ce qui était un pur
absolu - la mort, l'absolu le plus pur justement - s'est reformé, recomposé, en différents états
du corps ? Puisque ce n'était plus ce rythme frappé au creux de la poitrine qui attestait la vie -
un soldat ôte son casque et se penche pour poser une oreille sur le thorax de son camarade
couché dans la boue au fond de la tranchée -, ce n'était plus le souffle exhalé par la bouche
qui désignait le vif- un maître nageur ruisselant effectue un bouche-à-bouche sur une jeune
fille à carnation verdâtre -, mais le cerveau électrifié, activé d'ondes cérébrales, des ondes
bêta de préférence. Comment pourraient-ils seulement l'envisager, cette mort de Simon,
quand sa carnation est rose encore, et souple, quand sa nuque baigne dans le frais cresson
bleu et qu'il se tient allongé les pieds dans les glaïeuls ? Révol rameute les figurations de
cadavres qu'il sait connaître, et ce sont toujours des images du Christ, christs en croix aux
corps blêmes, fronts égratignés par la couronne d'épines, pieds et mains cloués sur des bois
noirs et luisants, ou christs déposés, têtes en arrière et paupières mi-closes, livides, décharnés,
hanches ceintes d'un maigre linceul façon Mantegna, c'est Le corps du Christ mort dans la
tombe d'Holbein le jeune - un tableau d'un tel réalisme que Dostoievski mit en garde les
croyants : à le regarder, ils risquaient de perdre la foi -, ce sont ces rois, ces prélats, ces
dictateurs embaumés, ces cow-boys de cinéma effondrés sur le sable et filmés en gros plan, il
se souvient alors de cette photo du Che, christique justement, et lui aussi les yeux ouverts,
exhibé dans une mise en scène morbide par la junte bolivienne, mais il ne trouve rien qui soit
analogue à Simon, à ce corps intact, à ce corps qui ne saigne pas, calmement athlétique, qui
ressemble à celui d'un jeune dieu au repos, qui a l'air de dormir, qui a l'air de vivre.

Introduction

Ce texte est extrait du roman Réparer les vivants, écrit par Maylis de Kérangal et publié en
2014. Il raconte l’histoire de Simon Limbres, jeune homme de 19 ans, victime d’un accident
de la retour lors du retour d’une session de surf avec deux de ses copains. Il arrive en état
de mort cérébral à l’hôpital, où il est pris en charge par le médecin Pierre Révol et l’infirmier
Thomas Rémige. Ses parents, Sean et Marianne Limbres, auront une lourde décision à
prendre: accepter que l’on débranche leur fils, mort cérébralement mais dont les organes
continuent de fonctionner, afin de pouvoir prélever et offrir ces organes à d’autres qui en ont
besoin. La scène que nous étudions se situe au chapitre 10. Le médecin Pierre Révol vient
d’annoncer à Sean et Marianne la mort cérébrale de leur fils. Ce texte retranscrit les
pensées de Révol qui cherche vainement dans sa mémoire des images de corps morts qui
pourraient se rapprocher de l’image du corps de Simon. C’est de la difficulté à pouvoir se
représenter la mort que traite ce chapitre.
Problématiques:
1) En quoi la plongée dans les pensées de Révol nous permet-elle de réfléchir au
concept de mort?
2) En quoi la mort est-elle source de création dans ce texte?

Mouvements
1) l.1 à 10: penser l’impensable
2) l.10 à la fin: puiser aux sources de l’art: un échec

Premier mouvement

l.1 à 3: Comment pourraient-ils seulement penser la mort de leur enfant quand ce qui était un
pur absolu - la mort, l'absolu le plus pur justement - s'est reformé, recomposé, en différents
états du corps ?

Phrase interrogative qui traduit l’impossibilité pour des parents de se représenter la mort
de leur fils, qui a l’air vivant. Scandale de la mort. Ce qui pose problème est que le corps a
l’air vivant. Répétition du mot “mort”, mot clef qui scande le texte. Penser la mort, se la
représenter pour pouvoir l’accepter. Chiasme: pur - absolu - absolu - pur qui définit la mort.
Connotation à la fois métaphysique et religieuse, donc immatérielle, concept. Ici, au
contraire Révol (et derrière lui l’auteure) s’intéresse à la mort physique.

l.3 à 8: Puisque ce n'était plus ce rythme frappé au creux de la poitrine qui attestait la vie - un
soldat ôte son casque et se penche pour poser une oreille sur le thorax de son camarade
couché dans la boue au fond de la tranchée -, ce n'était plus le souffle exhalé par la bouche
qui désignait le vif- un maître nageur ruisselant effectue un bouche-à-bouche sur une jeune
fille à carnation verdâtre -, mais le cerveau électrifié, activé d'ondes cérébrales, des ondes
bêta de préférence.

Révol tente de définir la mort (subordonnée circonstancielle de cause = explication) par


ce qu’elle n’est pas (parallélisme de construction avec double négation ne….plus):
- avoir le coeur qui bat ne signifie pas être vivant: exemple du soldat
- respirer ne signifie pas être en vie: exemple du maître-nageur
A chaque fois Révol convoque des exemples de la vie réelle, très concrets face à
l’abstraction que constitue la mort. Les images sont très visuelles: il s’agit d’essayer de se
représenter la mort. On note la présence des couleurs: “carnation verdâtre” qui peut
annoncer la mort imminente et qui s’oppose à la carnation “rose” de Simon quelques lignes
plus bas qui dit la vie, au contraire et vient contredire toutes les images que l’on se fait
habituellement de la mort. Le lexique des couleurs est, de manière générale, très utilisé
dans le texte : on est dans un TABLEAU. Enfin, on remarque l’omniprésence du corps
(poitrine, oreille, thorax, bouche, cerveau), cette fois dans quelques-unes de ses parties.
Toujours la représentation concrète, charnelle du corps, qui est celle d’un médecin, mais
d’un médecin esthète (Pierre Révol, dans le roman, est passionné par l’art).
Conjonction de coordination à valeur adversative “mais” va introduire la “bonne”
définition de la mort: ce n’est pas ça...mais ça. C’est l’activité cérébrale qui définit la vie.
Vocabulaire issu de la physique: “électrifié”, “ondes”, “bêta”: seule une machine permet
d’attester l’état de vie ou de mort. La seule perception humaine, le visuel ne suffit pas.
l.8 à 10: Comment pourraient-ils seulement l'envisager, cette mort de Simon, quand sa
carnation est rose encore, et souple, quand sa nuque baigne dans le frais cresson bleu et qu'il
se tient allongé les pieds dans les glaïeuls ?

Anaphore de l’adverbe interrogatif “comment” qui rythme le texte et mime la pensée de


Révol, pensée qui se questionne, tâtonne, tentant de se mettre à la place des parents,
afin de les aider postérieurement à accepter la mort de leur fils qui a l’air vivant.
Déterminant démonstratif “cette” se réfère à la mort cérébrale (évoquée juste avant). Les
subordonnées circonstancielles qui suivent introduites par la conjonction de subordination
“quand” ont une valeur concessive (on peut remplacer ici “quand” par “alors que”) qui
insiste sur l’impossibilité d’envisager la mort de Simon. Sa carnation est “rose”, “souple” en
effet et ne laisse rien envisager de son état réel. La fin du passage est une référence à un
célèbre poème de Rimbaud, “Le Dormeur du Val” qui conte l’histoire d’un soldat mort
ayant l’air en vie (voir poème à la fin). Révol va chercher dans l’art des représentations de
morts. En même temps, ces images poétisent le texte de M. de Kérangal, rendant plus
supportable ce sujet très délicat de la mort.

l.10 à 15: Révol rameute les figurations de cadavres qu'il sait connaître, et ce sont toujours
des images du Christ, christs en croix aux corps blêmes, fronts égratignés par la couronne
d'épines, pieds et mains cloués sur des bois noirs et luisants, ou christs déposés, têtes en
arrière et paupières mi-closes, livides, décharnés, hanches ceintes d'un maigre linceul façon
Mantegna, c'est Le corps du Christ mort dans la tombe d'Holbein le jeune - un tableau d'un
tel réalisme que Dostoïevski mit en garde les croyants : à le regarder, ils risquaient de perdre
la foi.

Nous sommes toujours dans les pensées de Révol, qui cherche une image de défunt
pouvant se rapprocher du corps de Simon. Il va les chercher dans ses références
d’homme cultivé. L’image du Christ apparaît ici comme une évidence (l’adverbe “toujours”
souligne la récurrence de cette référence dans l’esprit de Révol). Plusieurs tableaux défilent
dans son esprit: d’abord des images générales, des Christs en croix, où la souffrance est
visible (lexique de la souffrance: “blême”, “égratignés”, “cloués”). Allitération en [k] dure
à l’oreille qui rend les images choquantes. On est dans la religion, donc un concept, mais
dans la religion incarnée: le corps du Christ. Puis, des Christs déposés (c’est-à-dire
après avoir été enlevé de la croix): on retrouve la blancheur (“blême” après “livide”) à
laquelle s’ajoute la maigreur (adjectif “décharnés” renforcé par l’adjectif “maigre” appliqué à
“linceul”). La description est suffisamment précise pour être choquante et frapper
l’imaginaire du lecteur, censé plonger dans les pensées de Révol. Le lexique est précis,
toujours lié au corps (“corps”, “fronts”, “pieds”, “mains”, “têtes”, “paupières”, “hanches”) et
aux couleurs (“blême” qui rappelle le blanc et contraste avec les bois “noirs”) de sorte que
nous nous représentons des tableaux de la mort. C’est d’ailleurs à un tableau de
Mantegna (peintre italien du XVe siècle, période de la Renaissance) que songe alors plus
précisément Révol, dont il ne mentionne pas le titre mais la description permet de le
retrouver : La Lamentation sur le Christ mort (XVe s). On y voit le Christ allongé sur une
table en marbre. Il a les yeux clos, les doigts crispés. La scène se déroule juste après la
descente de la croix. Son corps athlétique ne porte aucune marque de décomposition.
Cependant, il est livide, exsangue. Un fin linceul entoure ses hanches. Ses blessures aux
pieds et aux mains (stigmates) sont mises en valeur par le peintre, ainsi que le coup de
lance au flanc. L’éclairage est blafard cru. Mantegna met l’accent sur l’humanité du Christ et
le tragique de la Passion (= souffrances et supplices qui précèdent la mort du Christ avant la
crucifixion). Deux témoins assistent à la scène: la Vierge Marie et Saint-Jean. Le Christ a
donc l’air vivant par certains aspects, mais d’autres suggèrent malgré tout sa mort.
Cette représentation ne peut donc pas convenir pour figurer la mort de Simon.
Le deuxième exemple de tableau précis auquel songe Révol est cette fois clairement
identifié. Il s’agit du Christ mort dans la tombe de Holbein le Jeune (2m sur 30 cm),
peintre allemand du XVIes, donc à nouveau un peintre renaissant. Rappelons que la
Renaissance est liée à l’humanisme, autrement dit à une période où l’on considère l’homme
comme un tout (corps et âme), où le corps n’est plus tabou. Le tableau auquel Révol fait
référence est extrêmement réaliste. On y voit le Christ, yeux entre-ouverts, affichant ses
stigmates. Son corps, toujours athlétique mais émacié, est en décomposition cette fois. Très
proche d’un corps réel. Corps qui n’a rien de divin et qui représente les souffrances du
Christ. (voir tableau plus bas).
Dostoïevski, auteur russe du XIXe est convoqué par Révol, dont on peut noter la très
grande culture, à la fois artistique et littéraire. La question du Christ et de l’existence de Dieu
est au coeur de sa réflexion.
Forte intertextualité qui touche différents domaines artistiques et montre la grande culture
de Révol. Mais l’art religieux ne permet pas une figuration de la mort, car le corps du
Christ est marqué par ses souffrances, pas celui de Simon.

l.15 à 18: “ce sont ces rois, ces prélats, ces dictateurs embaumés, ces cow-boys de cinéma
effondrés sur le sable et filmés en gros plan, il se souvient alors de cette photo du Che,
christique justement, et lui aussi les yeux ouverts, exhibé dans une mise en scène morbide par
la junte bolivienne”

D'autres images défilent à présent dans les pensées de Révol. Enumération: défilé
d’images (adverbe “alors” montre que les images défilent au même rythme que notre
lecture, nous suivons au présent et en direct les pensées du médecin). Grande culture,
images tirées de l’Histoire, du cinéma, de la photographie à présent. Ils pensent aux
défunts embaumés (dont les corps ont été conservés par un traitement particulier), aux
acteurs (“ces cow-boys de cinéma) qui font semblant d’être morts, puis au Che (“cette”
(déterminant démonstratif) photo du Che, sous-entendu, il n’y en a qu’une et chacun doit
l’avoir en tête. Voir photo plus bas). La description de la photo est à nouveau assez
précise, la littérature doit pouvoir se substituer à l’image. Nous devons, nous lecteurs,
pouvoir entrer dans les pensées de Révol. Che Guevara = révolutionnaire argentin, dirigeant
de la révolution cubaine aux côtés de Fidel Castro. Photo médiatisée et truquée (participe
passé “exhibé” + nom “mise en scène”) par la junte bolivienne (dictature militaire,
gouvernement dictatorial dirigé par l’armée), dans un but de propagande. Che Guevara
fusillé par la junte. Nouvelle référence au Christ (adjectif “christique”) qui permet de tisser
un lien entre les tableaux renaissants et une photographie du XXe . On remarque en effet
certains points communs entre le Che et les représentations picturales du Christ: les yeux
entrouverts, la trace laissée par l’impact de la balle (comme un stigmate), le corps athlétique
mais maigre et blême, les hanches entourées d’un vêtement comme un linceul. Il a l’air
vivant sur la photo.
l.18 à 21: “mais il ne trouve rien qui soit analogue à Simon, à ce corps intact, à ce corps qui
ne saigne pas, calmement athlétique, qui ressemble à celui d'un jeune dieu au repos, qui a l'air
de dormir, qui a l'air de vivre.”

La conjonction de coordination “mais” à valeur adversative doublée de deux


négations (“ne…rien” et “ne…pas”) souligne l’échec de Révol: ce défilé d’images est
vain, car le corps de Simon n’a ni les stigmates du Christ ou du Che, ni ni leur blancheur, ni
aucune trace de sang ni la rigidité d’un corps embaumé... Les adjectifs “intact” et
“athlétique” résument bien la difficulté que représente ce corps qui a l’air vivant et dont les
parents doivent se persuader qu’il ne l’est plus. Les trois dernières propositions
subordonnées relatives insistent sur l’illusion que constitue ce corps dont le coeur bat
encore. La comparaison avec un jeune dieu nous renvoie cette fois à l’Antiquité. Qu’il
s’agisse des références au Christ, incarnation de Dieu sur Terre, ou d’un dieu issu du
polythéisme de l’Antiquité, Simon est sublimé, sacralisé dans cette scène qui réhabilite la
mort. La fin renvoie à nouveau à Rimbaud et au “Dormeur du Val”. Le passage se termine
significativement sur le verbe “vivre” qui forme une antithèse avec la “mort” de la
première phrase. C’est tout le paradoxe d’un corps qui a l’air vivant et qui est mort.

Conclusion: Ce texte nous plonge dans les pensées de Révol, qui tente de trouver des
images de défunts pouvant se rapprocher du corps de Simon, mais en vain. Texte qui est
une sorte de memento mori qui renoue avec la tradition d’exposer la mort, de la donner à
voir, de lui donner droit de cité dans le monde des vivants. Enfin, ce passage est également
un portrait en creux de Révol, médecin cultivé et empathique, héritier de la Renaissance où
l’on n’opposait pas les sciences et les arts.

Le Dormeur du Val

C’est un trou de verdure où chante une rivière,


Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;


Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.

A. Rimbaud
Mantegna, La Lamentation sur le Christ mort, XVe

Hobein le Jeune, Christ mort dans la tombe, XVIe


9 octobre 1967, mort de Che Guevara

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