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Les mots et les concepts de l'Empire romain

François Chausson
Dans Monde(s) 2012/2 (N° 2), pages 27 à 37
Éditions Armand Colin
ISSN 2261-6268
ISBN 9782200927912
DOI 10.3917/mond.122.0027
© Armand Colin | Téléchargé le 25/09/2023 sur www.cairn.info (IP: 201.17.118.154)

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Notions d’empires
Les mots et les concepts
de l’Empire romain
François Chausson
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Résumé Abstract
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Cette étude dresse un rapide bilan des modes de Words and Concepts of Roman Empire
désignation de l’Empire romain et d’autres empires
This study provides a brief review of the modes
antiques à partir du vocabulaire institutionnel
by which designation was assigned in the Roman
et géographique. Elle s’attache à définir la notion
Empire and in other ancient empires in view of the
d’imperium dans sa réalité juridique, politique,
institutional and geographical vocabulary. It strives
idéologique et religieuse ; elle interroge également
to define the concept of imperium in its legal, polit-
le terme dans ses dimensions idéologiques – impli-
ical, ideological and religious reality; the term is
quant l’expansion et la conquête – et spatiales, en
also questioned in its ideological dimensions – as it
distinguant l’imperium domi de l’imperium militiae.
involves both expansion and conquest –, and in its
Elle s’achève en évoquant l’Empereur, le maître de
spatial aspect, distinguishing the imperium domi
l’Empire.
from the imperium militiae. Its conclusion is devot-
ed to the Emperor as master of the Empire.

Mots-clés : Empire romain – Empereur – Rome – Keywords: Roman Empire – Emperor – Rome –
Institutions – Géographie. Institutions – Geography.

monde(s), no 2, novembre 2012, p. 27-38

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François Chausson

L
e terme d’Empire remonte au latin impe- dans le temps et l’espace. L’Empire romain
rium, et irrigue diverses langues latines fut un modèle – souvent nostalgique – en
ou anglo-saxonnes (Empire, Impero, Occident, perpétué autour de Constantinople
Empero), tandis que d’autres langues ont jusqu’en 1453, repris par la culture germa-
recours à des mots participant de registres nique puis russe, réadapté par Napoléon, enfin
variés. Cette notion d’empire, si aisément requis par les grandes puissances coloniales.
requise pour des modes de fonctionnements Dans la conscience européenne et méditerra-
politiques et militaires parfois différents, a néenne il reste le principal empire auquel de
comme dénominateur commun un espace et le nombreuses nations ont appartenu.
pouvoir centralisé qui s’exerce sur cet espace.
La notion d’Empire pour le monde romain
Il est une constante de l’usage du terme d’em-
est amphibologique, en ceci qu’elle fait, dans
pire de désigner, de manière très générale, à la
la langue moderne, appel à deux (voire trois)
fois un territoire multiple et un pouvoir exercé
registres qu’il faut pourtant distinguer. Il y a
sur ce territoire. Les bases de cet usage ont été
une première réalité, qui correspond à divers
fixées par la pratique romaine.
sens du mot imperium, qui est une réalité
Dans la culture occidentale, l’Empire romain, latine, une réalité d’époque, et qui désigne, si
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construction politique globale dotée d’une l’on veut, une forme de pouvoir et, par suite
primauté chronologique, a valeur d’exemple de sens, l’État romain avec son extension ter-
historique. Il reste le seul Empire qui se soit ritoriale et le mode de pouvoir qui s’applique
étendu sur la totalité du bassin méditerra- à ces territoires placés sous l’autorité mili-
néen et dont l’emprise territoriale ait englobé taire et administrative de Rome. L’imperium
l’Europe occidentale, du Northumberland au dénomme à la fois un pouvoir de commande-
Détroit de Gibraltar, de la Galice jusqu’à l’em- ment et le territoire soumis à ce pouvoir.
bouchure du Rhin et du Danube, s’accompa- Mais, pour les Modernes, le mot d’Empire
gnant d’une structure bureaucratique et fis- désigne aussi, assez improprement, une
cale en partie centralisée. Son développement période de l’histoire romaine, celle qui émerge
et ses conditions de disparition ont fourni un à partir d’Auguste, la période où l’on est passé
répertoire d’images, de notions qui, ensuite, à un régime de nature monarchique aux mains
ont été appliquées ailleurs, à d’autres types de d’un autocrate qui est doté de divers pouvoirs
dominations parfois différentes. C’est au point reflétés par divers titres parmi lesquels figure,
que, pour désigner des formes de construction en première position de la titulature officielle,
politique et territoriale, la langue française a le prénom – car c’est devenu un prénom –
recours à ce terme d’origine latine bien ancré d’imperator. En termes chronologiques,

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Les mots et les concepts de l’Empire romain

la période impériale est distinguée (voire être littérale et ne rend pas compte du sens
opposée parfois trop hâtivement) à la premier : la citation n’est pas la reproduction.
période républicaine. C’est là une distinction
Le propos va donc s’attacher à définir
de Modernes, une commodité de langage,
cette notion d’imperium dans sa réalité
qui désigne une césure politique (alors que
juridique, politique, idéologique, religieuse,
l’histoire de l’emprise territoriale est une
en s’attachant à des définitions si possible
et évolutive, du début du iie siècle av. J.-C.
claires, mais, pour cerner la notion d’Empire
jusqu’au ve siècle apr. J.-C., du moins en ce qui
chez les Romains, il y a une troisième
concerne l’Occident sans ses prolongements
piste d’investigation possible : le discours
byzantins). Les Romains, à partir d’Auguste,
idéologique développé autour de la conquête
parlent de principat (principatus, « régime
et de l’extension, le discours sur l’impérialisme
du princeps », ce qui est un titre sénatorial :
même. Étrangement, les hasards des sources
le princeps senatus est le Premier du Sénat).
ont conservé sur la question le point de vue
Les Romains parlent parfois aussi de « règne »
des Grecs conquis bien plus que celui des
(regnum) ou encore de « temps » ou « époque »
Romains conquérants (au iie siècle av. J.-C.,
(tempora). Ils disent parfois également « sous
Polybe est un auteur emblématique)1. En fait
l’imperium de tel empereur ». Comme le terme
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les Grecs (de Grèce ou d’Asie, en particulier
d’Imperator a fini par désigner l’empereur,
du iie au ive siècle apr. J.-C.) sont presque les
il faudra également parler de l’imperator et
seuls conquis dont la voix se fasse entendre
du monde qui lui est étroitement « relié »
(quasiment aucun écho historiographique
(on connaît la fortune en terre germanique
ne provient des territoires occidentaux avant
et slave du mot Caesar, qui est le deuxième
une date tardive). Mais une telle approche eût
prénom de la titulature impériale : Imperator
impliqué un traitement à la fois diachronique
Caesar), et de la transcription de ce terme
(constitution de l’Empire aux deux premiers
d’imperator dans la moitié de l’Empire, c’est-
siècles avant notre ère, son extension jusqu’au
à-dire dans la partie hellénophone, donc en
iie siècle apr. J.-C.) et monographique (le
grec. On suggérera toutefois une précaution de
point de vue de Polybe, de Fronton, d’Ælius
taille : les mots ainsi présentés s’attachent des
réalités institutionnelles, idéologiques, parfois 1 Sur la construction d’une pensée politique romaine
autour de la notion d’Empire à propos des catégories
plus religieuses qu’on ne veut bien le penser. et du vocabulaire de la pensée politique grecque, voir
La reprise de ces mots par des systèmes l’ouvrage essentiel de Jean-Louis Ferrary, Philhellénisme
politiques et idéologiques ultérieurs ne peut et impérialisme. Aspects idéologiques de la conquête
romaine du monde hellénistique, Bibliothèque des Écoles
Françaises d’Athènes et de Rome, vol. 271, Rome,
Boccard, 1988.

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François Chausson

Aristide). Et il aurait fallu traiter également Brève situation chronologique


du point de vue de l’agresseur romain, c’est-à- de la question : empires antiques
dire tout le débat impérialiste à Rome même,
au sein des instances dirigeantes2, que ce soit Comme l’ont rappelé Pierre Boilley et Antoine
sous la République (delenda est Carthago) Marès dans l’introduction, l’Empire romain
ou sous les empereurs, quand il s’agissait de n’est pas le premier empire, malgré l’illusion
voter et de financer les guerres offensives et suscitée par ses dimensions, sa durée et son
défensives (on voit bien, au iie siècle apr. J.-C., éventuelle exemplarité ultérieure. Il y a des
qu’il y a un parti de la guerre et un parti de héritages qu’on ne peut évacuer, ne serait-
la paix qui se disputent l’oreille de certains ce que pour mieux montrer la spécificité
empereurs comme Marc Aurèle et Commode, romaine3.
fait encore plus net aux ive-ve siècles quand On mentionnera en vrac l’Empire assyrien,
la confrontation avec la pression barbare les Empires égyptiens, les Empires grecs. Il
se fait irrésistible). Cette approche plus s’agit là presque toujours de formes royales de
spécifiquement idéologique, qui doit s’étaler gouvernement (ce que l’on appelle l’Empire
sur sept siècles (du iie av. J.-C. au vie siècle athénien est plutôt une hégémonie et il n’y a pas
apr. J.-C.), requiert un vaste déploiement
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de diffusion de la citoyenneté ou implantation
rhétorique et on y renoncera ici (et pourtant d’une administration centralisée). Dans le cas
les thèmes de la constitution rapide de de Rome, l’extension de l’Empire est liée à
l’Empire et de son démembrement rapide sont une culture civique puisque l’imperium est un
également importants). pouvoir qui ne se comprend qu’au sein de la
La notion d’imperium va donc être ici cernée cité qu’est Rome.
à travers un cadre lexical, donc institutionnel, Un bref inventaire des désignations antérieures
juridique et idéologico-religieux, par le biais permet de mieux situer la spécificité romaine
de définitions et d’usages de termes – mais en dans les modes de désignation de l’empire.
se contentant de définitions claires, simples,
On mentionnera pour mémoire l’Empire
pour nourrir une mise en commun destinée à
assyrien : son auto-dénomination se faisait
nourrir la réflexion de contributeurs étudiant
sous la forme de noms accumulés de
d’autres périodes.

2 Sur ces débats et la mise en parallèle avec l’empire 3 Pour une approche transpériodique succincte des
colonial français, voir Jérôme Carcopino, Les étapes de Empires que les époques antique et médiévale ont
l’impérialisme romain, Paris, Hachette, 1961 (réédition de pu connaître, voir Frédéric Hurlet (dir.), Les Empires.
Points de vue sur l’impérialisme romain, Paris, Le Divan, Antiquité et Moyen Âge. Analyse comparée, Rennes,
1934). Presses Universitaires de Rennes, 2008.

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Les mots et les concepts de l’Empire romain

contrées (un inventaire, une liste de pays le Delta, a composé des Ægyptiaca perdus,
soumis ou agrégés, pratique qui va être une avec un découpage de l’histoire ancienne de
constante). Les dénominations étaient à peu l’Égypte en trente et une dynasties, depuis
près analogues dans ce que nous appelons l’unification du pays par le roi mythique
« l’Empire perse » : « les inscriptions des Ménès jusqu’à la conquête macédonienne.
Grands Rois se réfèrent à la fois à la terre Il est significatif que ce soit précisément
(bumi) et aux peuples (dahyu/dahyava), et au moment de l’hellénisation accrue de
les auteurs grecs parlaient des “territoires l’Égypte, dans les premières décennies de la
royaux” (chrôra basileôs), de l’archê [pouvoir] domination grecque, que la classe sacerdotale
du Grand Roi et de ses satrapes, ou encore des mette la mémoire égyptienne à la portée des
“rois, dynastes, cités et peuples” »4. Grecs (tandis que les rois grecs s’assimilent
aux pharaons et reprennent leur héritage
L’Empire d’Alexandre et les royaumes
idéologique). Dans le comput de Manéthon
hellénistiques qui en furent les héritiers ne se
où les noms royaux sont accompagnés
sont pas, à proprement parler, définis comme
d’indications sur la durée des règnes et parfois
des empires mais se sont également pensés sur
de quelques brèves remarques, l’emporte une
le mode de la royauté. On illustrera le propos
distinction géographique : chaque dynastie est
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à partir du cas du royaume lagide, établi sur
accompagnée d’une épithète précisant la ville
les restes de l’ancienne Égypte pharaonique
de son origine et non un fondateur de lignée
et perse. Certes l’Égypte ancienne, au temps
(Thinites = This ; Memphites = Memphis, etc.).
des Pharaons (terme qui faisait référence au
Certaines familles régnantes enjambent
Palais royal et signifiait « la Grande Maison »5),
des périodes dynastiques et peuvent se
cultivait la mémoire de sa royauté. Des
retrouver ainsi « à cheval » sur deux dynasties
listes de rois sont connues dès le milieu du
différentes. On l’aura compris : le terme capital
iiie millénaire av. J.-C. Sous les deux premiers
de dynasteia ne signifie pas « dynastie »
Ptolémées, dans la première moitié du iiie siècle
dans l’acception moderne du terme (sens
av. J.-C., Manéthon, prêtre de Sébennytos dans
qui semble-t-il, a éclos au xviiie siècle pour
4 Pierre Briant, Histoire de l’Empire perse de Cyrus à remplacer « Maison »), mais « pouvoir »
Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 9.
(dynamis, force), « domination ». Ce sont
5 Cette désignation du pouvoir royal par recours à son
siège est analogue à certains usages contemporains,
des ensembles géo-politiques qui sont ainsi
où la présidence américaine est métaphoriquement définis, et la notion de continuité familiale
appelée « la Maison Blanche », la présidence française n’est pas opératoire dans un tel contexte.
« l’Élysée », la reine d’Angleterre « Buckingham Palace »
ou le Premier ministre du Royaume-Uni « 10 Downing
street ».

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François Chausson

Mais les vraies définitions gravitent autour voire simplement ta pragmata, chez les
de la notion de « pays ». Territorialement, la Lagides et les Séleucides). On trouve aussi,
langue égyptienne, à cause de la crue du Nil, en quelques occasions, l’expression « le pays
appelle le pays Kemet, « La Noire », tandis que le (chôra) et Alexandrie » dans les sources
désert, non atteint par l’inondation, est appelé lagides, et une fois « les affaires en Égypte »
« La Rouge » (desheret). Le pharaon est Roi de (ta pragmata kat’Aigupton, mais dans le cas
la Haute et de la Basse-Égypte (littéralement particulier d’une lettre royale adressée aux
« Celui qui appartient au Jonc et à l’Abeille », forces armées de Chypre). Les possessions
le jonc symbolisant la Haute-Égypte, l’abeille extérieures lagides, quant à elles, sont définies
la Basse) et Maître du Double Pays. La double géographiquement, toujours selon la pratique
couronne symbolise la dualité du pays, de l’énumération : Syrie, Phénicie, Chypre,
pourtant structuré par le Nil (mais le fleuve Cyrène.
lui-même est conçu comme étant double, avec
deux origines de la crue liées à des lieux de L’Empire romain : aux origines de l’usage
cultes, une en Haute-Égypte et une en Basse- d’un mot
Égypte). Quant aux étrangers héréditaires
Imperium est un terme essentiel de la
qui entrent sous la domination égyptienne, le
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conception politique de l’État romain. Ce
Nubien et le Levantin, ils sont désignés par des
terme est intimement lié à une cité (Rome, qui
traits physiques et représentés fréquemment
s’est toujours conçue comme une cité, même
dans une iconographie de la soumission (sous
une fois étendue aux limites d’un très vaste
les pieds des momies) : là encore, c’est un
espace7), à son mode de fonctionnement, et il
cumul de termes géographiques qui désigne
participe d’un vieux fonds archaïque toujours
les possessions.
repris, empreint de religiosité.
La langue grecque permet de cerner la
conception que le pouvoir lagide avait de Imperium, un mot défini juridiquement : un
son expansion6. Dans son cœur étendu sur pouvoir dans la cité
l’Égypte, ce n’est pas la notion de territoire On suivra commodément les définitions des
qui est prévalente, mais bien plutôt celle de pouvoirs politiques données par Theodor
pouvoir royal : elle est rendue par les termes
de « Royauté » (basileia) ou « les affaires [ou
domaine] du roi » (ta tou basileôs pragmata, 7 Il est significatif que, à la suite d’une évolution complexe,
différenciée et pluriséculaire, Caracalla ait, en 212
6 Anne-Emmanuelle Veïsse a fourni ici des renseignements apr. J.-C., concédé la citoyenneté romaine à tous les
précieux et synthétiques : qu’elle soit vivement remerciée. hommes libres de l’Empire.

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Les mots et les concepts de l’Empire romain

Mommsen8. Imperium est un terme désignant que les magistrats pouvaient revêtir lors de la
un pouvoir qui caractérise les magistrats carrière des honneurs.
supérieurs de l’État romain. Ce pouvoir
La définition de l’imperium est donnée de
était originellement détenu par les rois puis,
manière synthétique par Mommsen :
lors de l’établissement d’un régime civique
« républicain », il fut transféré aux magistrats « Imperium (…) désigne, dans son sens technique
supérieurs (consuls, préteurs), qui étaient les le plus général, la puissance publique la plus
élevée, y compris la juridiction et le commande-
magistrats à imperium, élus par les assemblées
ment militaire, par opposition au pouvoir exclu-
que l’on appelle comices centuriates9. Ces sif de défendre tel que l’ont les tribuns du peuple
élections avaient lieu sur le Champ de Mars, en et, d’autre part, au pouvoir subalterne d’ordon-
dehors de la limite sacrée du centre de Rome, ner qui appartient aux magistrats inférieurs et
le pomerium (dont le franchissement était aux délégués des magistrats supérieurs »10.
aussi interdit aux magistrats à imperium). On ajoutera que les magistrats dotés de
Les magistrats inférieurs (questeurs, édiles, l’imperium disposaient également des auspicia
tribuns de la plèbe) ne disposaient pas d’un maxima. C’est en bonne partie là que résident
imperium mais d’une potestas (une autorité, les implications religieuses de l’imperium :
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sorte de puissance moindre). L’imperium « Les magistrats ont (…) l’auspicium et l’impe-
concernait donc les magistrats supérieurs, rium (auspicium imperiumque). Cette division en
mais les censeurs, magistrats suprêmes, deux branches, qui sert de base à toute l’organi-
en étaient exclus et avaient une censoria sation politique de Rome, trouve sa plus vivante
potestas. L’imperium était donc un tronçon expression dans les deux actes d’entrée en fonc-
tion qui lui correspondent : la prise des premiers
de la majeure partie supérieure des pouvoirs
auspices, qui assure l’assentiment des dieux, et
la loi curiate, qui engage la foi des citoyens »11.
8 Au moins deux chapitres du l’ouvrage canonique de La prise des auspices permettait au magistrat
Theodor Mommsen, Le droit public romain, vol. I, Paris,
Thorin et fils, 1892 (rééd. 1984), traduit par Paul-Frédéric
à imperium de s’assurer de l’accord des dieux
Girard, p. 7-26 et p. 69-86, traitent de l’imperium. Une dans l’exercice même de ses fonctions, selon la
livraison des Cahiers du Centre Gustav-Glotz, n° 3, 1992, nature de celles-ci.
p. 163-237, contient un dossier de contributions autour
de la notion d’imperium.
9 Ces comices étaient constituées par le peuple en arme,
selon un classement censitaire : on faisait voter les
centuries jusqu’à ce que la majorité absolue fût atteinte,
soit 97 centuries sur 193 ; ce système favorisait les 10 Theodor Mommsen, Le droit public romain, op. cit., p. 24.
citoyens aisés les plus aptes aussi à supporter les frais
du service de l’État. 11 Ibid., p. 86-87.

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Une conception spatiale magistrat doté de l’imperium militiae recevait


des pouvoirs militaires énormes, surtout en
Comme tout pouvoir public, l’imperium était
matière de levée de troupes, de nomination
contenu à l’intérieur de certaines limites.
des officiers, de conduite des guerres, de
Le temps était une première limite : une
négociations avec les vaincus, il pouvait
magistrature est annuelle. C’était toutefois
conclure les traités, imposer les contributions,
l’espace qui déterminait la nature même
et il avait juridiction dans les provinces
de la notion d’imperium et ses domaines
conquises.
d’application12.
Le terme d’imperator saluait le magistrat ou le
En effet, l’imperium se déclinait de deux
promagistrat à imperium lorsqu’il remportait
manières distinctes : l’imperium domi et
une bataille, à l’initiative des soldats sur le
l’imperium militiae. Cette distinction ne
champ de bataille et seulement dans le cadre
reposait pas sur l’état de guerre et l’état
du bellum iustum (non sur des citoyens mais
de paix, mais sur des terrains d’exercice de
sur des ennemis de l’extérieur) ; il avait alors
l’imperium. L’imperium domi s’exerçait dans la
droit au triomphe (pour le recevoir il devait
ville ou à proximité et expirait à une frontière
entrer dans le pomerium ; or un magistrat à
symbolique marquée par des bornes situées
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imperium ne peut entrer dans le pomerium, car
à un mille des portes (1 482 m) au-delà
l’imperium est un pouvoir de mort menaçant ;
desquelles le magistrat devenait un chef de
il doit attendre que le Sénat dépose son
guerre après avoir pris les auspices au Capitole
imperium).
et étant entouré de licteurs porteurs de hache.
On soulignera l’importance de l’auspicium et L’imperium militiae s’exerce donc dans le
les actes religieux à accomplir dans le cadre cadre d’une magistrature et est exercé pour
des magistratures, dès le jour de la prise de un an. Mais la conduite de la guerre ou les
fonctions. nécessités d’un secteur peuvent impliquer des
besoins. On proroge alors l’imperium ; l’ancien
L’imperium militiae s’exerçait, lui, à l’extérieur,
consul ou ancien préteur se voit affecter une
au-delà de la limite d’un mille à partir des
provincia, un secteur bien déterminé, où
portes de la ville. En tant que chef de guerre, le
il devient un promagistrat et où il jouit de
pouvoirs quasiment illimités (mais limités à
12 Pour ces distinctions, outre à l’ouvrage canonique de
Mommsen, on renverra commodément le lecteur à la la provincia). Comme les provinces étaient
synthèse d’Elizabeth Deniaux, Rome, de la Cité-État à soumises à l’autorité de magistrats dotés de
l’Empire. Institutions et vie politique, Paris, Hachette,
2001, en particulier p. 89-92, dont les lignes qui suivent
l’imperium représentants du peuple romain, le
s’inspirent largement.

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Les mots et les concepts de l’Empire romain

terme désignant le pouvoir s’est transféré aux sur lequel Claude Nicolet14 a dit tout ce qu’il
territoires soumis à l’autorité romaine et on a y avait d’essentiel non seulement sur la
pu ainsi parler d’imperium populi Romani. vision symbolique de l’Empire mais aussi sur
l’enregistrement des terres, des hommes et
Le cas de l’empereur, à partir d’Auguste, reste
des ressources qu’il contient, le recours aux
particulier : il conserve son imperium en tout
archives et aux recensements, ainsi qu’à tous
point de l’Empire, y compris dans la ville dans
les ressorts d’une administration centralisée.
laquelle il peut entrer sans avoir à le déposer,
On peut y ajouter d’autres descriptions
et dans les provinces publiques gérées par
(Expositio totius mundi au ive siècle ; cartes
le Sénat son imperium l’emporte sur celui du
et itinéraires d’époque impériale), voire
magistrat appointé dans la province par le
un monument symbolique, celui du temple
Sénat13.
d’Hadrien divinisé construit sur le Champ
Une extension géographique : gestion de Mars où sont représentées toutes les
et symboles provinces sous forme d’allégories. Des
représentations du monde habité assimilées
L’espace est constitutif de l’Empire :
au monde romain sont produites, faisant de
l’imperium populi Romani, ce sont donc les
la construction impériale un projet global ou
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terres sur lesquelles s’exercent les pouvoirs
globalisant. Les provinces sont les membres,
de magistrats ou promagistrats. Ce sont des
et Rome, le centre, la tête (caput imperii) –
pouvoirs issus de l’horizon juridique de la cité
même si l’idée se développe que la capitale
Rome qui s’étend peu à peu sur le monde.
se trouve là où réside l’empereur à partir du
Cette extension a déterminé un élargissement moment où celui-ci devient de plus en plus
du champ géographique mental des Romains, mobile : Auguste l’avait été, Trajan, Hadrien,
Marc Aurèle aussi au iie siècle, mais cela
13 Voir à ce sujet les travaux essentiels de Jean-Louis Ferrary, devient très fréquent et pour ainsi dire la règle
« Les pouvoirs d’Auguste : l’affranchissement de la limite
du pomerium », in Nicole Belayche (dir.), Rome : la Ville et à partir de la dynastie sévérienne au début du
le Prince aux deux premiers siècles de notre ère, Rennes, iiie siècle, en bonne partie pour des raisons
Presses Universitaires de Rennes, 2001, p. 9-21 ; Jean-
Louis Ferrary, « À propos des pouvoirs d’Auguste »,
militaires, comme d’ailleurs Trajan et Marc
Cahiers du Centre Gustave-Glotz, n° 12, 2001, p. 101- Aurèle naguère. Si les descriptions de l’Empire
154, traduction anglaise in Jonathan Edmonson, ed.,
Augustus (Edinburgh: Edinburgh University Press,
procèdent par accumulation, elles participent
2009), p. 90-136; Jean-Louis Ferrary, « Res publica aussi de distinctions établies par les modes
restituta et les pouvoirs d’Auguste », in Sylvie Franchet
d’Espèrey, Valérie Fromentin, Sophie Gotteland, Jean- 14 Claude Nicolet, L’inventaire du monde. Géographie et
Michel Roddaz (dir.), Fondements et crises du pouvoir, politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard,
Bordeaux, Ausonius, 2003, p. 419-428. 1988.

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François Chausson

de gouverneurs (provinces publiques et consulaires. La titulature impériale remonte à


provinces du Prince). Auguste mais ne se fixe vraiment qu’à partir
de l’époque flavienne, trois générations plus
Le reflet spatial de l’Empire se retrouve dans
tard, pour rester quasiment inchangée dans
la topographie de la ville de Rome même, de
ses grandes lignes pendant quatre siècles
manière religieuse et symbolique. Il existe en
(comme en Égypte la titulature pharaonique
effet un lien entre le pomerium et la notion
en hiéroglyphique qui a traversé des siècles
d’accroissement. Le roi fondateur tire le
jusqu’aux Lagides et aux empereurs).
trait (regere-rex) qui marque l’emplacement
Octavien Auguste prit le terme d’imperator
initial sacré de la ville au sol. La limite du
comme prénom, et le surnom – d’inspiration
pomerium est marquée par des bornes. Celui
religieuse – d’Auguste ; ces deux éléments
qui accroît le territoire des conquêtes de Rome
encadraient le nom propre qu’il avait reçu
a le droit d’agrandir le pomerium (Claude
par l’adoption testamentaire de César dont il
avec la conquête de la Bretagne inclut dans
avait bénéficié (il se nommait donc Imperator
le pomerium une partie du Champ de Mars et
Caius Iulius Caesar Augustus). Avec le temps,
de l’Aventin ; Vespasien en fait de même) ; la
tous les empereurs portèrent en début de
matérialité de cet accroissement de l’Empire
titulature deux prénoms (Imperator Caesar)
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était marquée dans le cœur même de la
et en fin de nom propre un surnom Augustus
capitale par ces séries de bornes pomériales
(qui pouvaient être mis au féminin pour
que l’on a retrouvées.
certaines femmes de la famille impériale qui le
L’Empereur maître de l’Empire recevaient du Sénat, comme un titre).
Si les Modernes désignent, pour l’époque dite Le reste de la titulature comportait
impériale (à partir d’Auguste), le maître de l’expression de divers pouvoirs, à commencer
l’Empire par le mot d’Empereur, le Prince n’est par la puissance tribunicienne, qui donnait
en fait quasiment jamais nommé Imperator des privilèges exorbitants et qui était
dans les textes littéraires : Tacite, le plus renouvelée chaque année, renouvellement
souvent, l’appelle Caesar. qui faisait figure de système de datation par
année régnale. L’imperium proconsulaire,
C’est la titulature officielle impériale qui fixe
détenu par le Prince dès Auguste, est, au
les usages de la dénomination du Prince, et elle
iiie siècle, mentionné par l’expression
apparaît dans les documents de chancellerie,
proconsul ; l’empereur revêtait aussi des titres
dans les hommages de communautés, et,
de victoires (Germanicus, Britannicus, Dacicus,
sous une forme abrégée, dans les fastes
Alamanicus), mais aussi des salutations

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Les mots et les concepts de l’Empire romain

impériales décernées par l’armée à la suite de activité militaire certaine) et revêtirent peu
victoires militaires (Imperator iterum, tertium, de consulats pendant leurs longs règnes ;
quater, etc.). C’est bien l’idéologie militaire qui ils eurent le souci d’alléger leur titulature et
est prégnante derrière les termes dont on revêt de ne pas exploiter les thèmes militaires ou
l’Empereur. Mais les pratiques étaient variées : l’accaparement des honneurs. Marc Aurèle, lui,
après le règne du belliqueux Trajan qui porta confronté à des nombreuses guerres, reprit
de nombreux titres de victoires, Hadrien et fréquemment des titres de victoires, symboles
Antonin le Pieux n’en revêtirent pas, reçurent du redressement qu’il parvenait à opérer face
peu de salutations impériales (malgré une aux menaces qui frappaient l’Empire.
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