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Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle

Commentaire rédigé
Vous commenterez le texte suivant : Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761.

[Introduction]
Jean-Jacques Rousseau ne fut pas seulement un des grands représentants de la
pensée politique des Lumières, il fut également un précurseur du romantisme avec
ce roman, La Nouvelle Héloïse publié en 1761. Il y raconte l’histoire d’amour de Julie et
de Saint-Preux. Dans cet extrait, ce dernier évoque ses déambulations dans le jardin
de Julie, cela donne lieu à une description méliorative du lieu. Comment Rousseau
parvient-il à exprimer une vision du monde à travers la description de ce verger ?
Pour le comprendre, nous verrons d’abord comment s’exprime la sensibilité d’un
narrateur ébloui dans ce texte, pour ensuite dégager les caractéristiques de ce verger
idyllique.

[Développement]
Dans ce passage, nous accompagnons le narrateur dans sa déambulation au sein
du verger qu’il appréhende de manière sensuelle et enthousiaste.
Pour commencer, nous pouvons voir les étapes de son déplacement dans ce verger
avec la présence des verbes de mouvement qui soulignent sa progression : « je me
mis à parcourir » (l. 1), « je rencontrais » (l. 7-8), « Je suivais des allées tortueuses » (l.
15). Le premier verbe au passé simple souligne le début de l’action, mais très vite
l’usage de l’imparfait introduit une dimension itérative pour souligner la durée de
cette promenade et la répétition des impressions comme le souligne le complément
circonstanciel de temps « de temps en temps » (l. 8). Le narrateur accompagne cette
description de commentaires et de comparaisons avec d’autres paysages qu’il a pu
explorer : « je ne trouvai point de plantes exotiques et de production des Indes » (l.
2), « je trouvai celles du pays » (l. 2-3), « comme j’en avais remarqué quelquefois dans
les forêts » (l. 20). Sa subjectivité se manifeste également dans l’emploi de
modalisateurs : « qui semblait croître » (l. 7), « lui donnant l’air » (l. 15), « ces
guirlandes semblaient » (l. 19) et par des comparaisons : « comme dans la plus
épaisse des forêts » (l. 9), « par un art semblable » (l. 11). Le narrateur met en valeur
son ressenti en donnant l’impression qu’il est partagé par d’autres en utilisant le
pronom indéfini « On » (l. 5) puis le pronom personnel « nous » (l. 20 et 22). Cet
élargissement de ces impressions personnelles invite le lecteur à ressentir et à
partager l’expérience.
La sensibilité du narrateur apparaît aussi dans la place accordée aux sens. La
description du verger commence par une évocation de la végétation, pour se
poursuivre avec la description des zones plus obscures. Elle est ainsi structurée par
l’impression visuelle ressentie par le narrateur qui souligne son passage de lieux
obscurs (« touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil » l. 8) à des « lieux
plus découverts » (l. 12). Il s’appuie principalement sur des notations visuelles pour

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restituer la beauté du jardin : le gazon « verdoyant » (l. 4), « on y voyait briller » (l. 5),
« l’œil en démêlait » (l. 6), « je voyais » (l. 12). Mais les autres sens ne sont pas
absents, il évoque « les herbes odorantes » à la ligne 5 et convoque également le
toucher. Le lecteur est ainsi invité à ressentir l’impression éprouvée par le toucher
d’un gazon « épais, mais court et serré » (l. 4), puis à la fin du passage par le contact
avec ce sol idéal qui produit une impression de bonheur pour le marcheur : « un
marcher doux, commode et sec » (l. 22).
Mais ce texte met surtout en valeur la sensibilité d’un narrateur ébloui par la
beauté du jardin parcouru. Les appréciations très mélioratives sur ce verger sont
omniprésentes. L’enthousiasme apparaît dès la première ligne avec la mention de
son « extase », puis il qualifie le verger par deux adjectifs mélioratifs : « riant et
agréable » (l. 3). Ces deux derniers adjectifs, renforcés par l’adverbe comparatif
« plus », traduisent le charme exercé par ce lieu sur le narrateur, alors même qu’il
rentre d’un séjour dans des pays exotiques. Il souligne ensuite l’effet agréable de
« surprise » (l. 6) qu’il éprouve en découvrant le mélange de fleurs sauvages et de
fleurs cultivées par le jardinier. L’emploi hyperbolique du verbe « briller » (l.6) pour
désigner l’éclat des fleurs des champs confirme également cet éblouissement du
narrateur. En outre, l’évocation du verger devient très lyrique avec des effets de
rythme et de musicalité. Les assonances en [Ã] (« guirlandes », « semblaient »,
« négligemment », « j’en », « dans », « garantissaient », « tandis », « sans ») et en [U]
(« nous », « doux » « mousse ») produisent des échos sonores doux à l’oreille et les
allitérations en [S] dans un effet d’harmonie imitative mime le glissement des pas sur
le sol. La fin de la phrase propose des rythmes ternaires harmonieux (« un marcher
doux/, commode/ et sec », « une mousse fine sans sable/, sans herbe /et sans rejeton
raboteux ») soulignant la perfection de ce verger.

Ce jardin devient l’incarnation d’un lieu idéal qui s’inscrit dans la tradition du
locus amoenus tout en exprimant la sensibilité préromantique d’un écrivain des
Lumières.
Rousseau s’inscrit en effet dans la tradition du locus amoenus en insistant sur la
dimension protectrice de ce lieu. En effet, il loue l’obscurité du verger en évoquant
tout d’abord « des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil » (l. 8-9). Il
reprend ce motif de l’ombrage bénéfique à la ligne 20 quand il décrit, dans une
subordonnée relative, les guirlandes de végétation « qui nous garantissaient du
soleil ». Or l’ombrage est l’une des caractéristiques du locus amoenus dans la
tradition antique. Néanmoins, cette caractéristique se retrouve ici amplifiée, car on ne
parle plus d’ombre, mais d’obscurité. Cela correspond à un désir de repli, de solitude
propre à la sensibilité romantique. Les branches des arbres grâce à leur « bois le plus
flexible » (l. 10) qui a été recourbé donnent l’impression d’une arche naturelle
protectrice. La prose particulièrement musicale semble aussi renforcer cette
impression de lieu feutré et protégé. Notons en particulier l’allitération en [F]
(« touffes » l. 8 et 9, « forêt » l. 9, « formées » l. 9, « flexible » l. 10, « font » l. 11) ou

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l’assonance en [ɑ̃] (« rencontrais » l. 7, « de temps en temps » l. 7, « dans » l. 8,


« branches », l. 10, « pendre » l. 10, « en », l. 10, « prendre », l. 10, « semblable », l. 10,
« naturellement » l. 11) qui culmine dans l’effet de paranomase des deux verbes
« pendre » et « prendre » (l. 10) et participent à la transformation du lieu en un
berceau protecteur qui renoue totalement avec la tradition du locus amoenus. L’idée
de refuge est amplifiée par la disparition de tous les obstacles, perceptible par la
répétition de la préposition privative « sans » (l. 21-22). Les compléments
circonstanciels montrent l’enfermement protecteur du narrateur : « formaient sur
nous » (l. 19-20), « sous nos pieds » (l. 21). Ce jardin-berceau évoqué de manière
lyrique exprime l’harmonie du narrateur avec ce verger refuge.
Rousseau nous propose également, dans cette description, un véritable éloge de la
nature nourricière et abondante. L’énumération de plantes aux lignes 4-5 et plus loin
aux lignes 12 à 14 donne à la phrase un rythme ample qui illustre la profusion
végétale déjà exprimée par l’hyperbole « mille » (l. 6). Ces énumérations hétéroclites
qui mêlent toutes les formes végétales dans un joyeux fouillis – fleurs de jardin,
baies, plantes sauvages – produisent une impression d’abondance, une autre
caractéristique du locus amoenus. Les fleurs sauvages sont valorisées alors que les
fleurs de jardin sont reléguées au second plan et désignées de manière moins
valorisante par la locution pronominale indéfinie « quelques-unes » (l. 6).
L’utilisation des tournures superlatives permet de mettre en valeur cette végétation :
« la plus épaisse » (l. 9), « le bois le plus flexible » (l. 10). Il déploie paradoxalement la
métaphore de la parure pour faire l’éloge de la nature : « qui paraient la terre » (l. 14-
15), « guirlandes » (l. 16 et 19),« draperies » (l. 21). L’hommage à la nature est aussi
perceptible dans la quasi personnification du chèvrefeuille et du jasmin « qui
daign[ai]ent se confondre » (l. 18) estompant l’hypothèse d’un actant humain dans
cette belle association de plantes odorantes.
Le narrateur devient en effet le porte-parole de Rousseau et de sa théorie qui
privilégie la nature face aux productions artificielles de l’Homme. Il exprime son
admiration pour le mélange des plantes sauvages (« fleurs des champs » l. 5) et celles
de jardin cultivées par les Hommes. Il apprécie l’effet de surprise provoqué par cette
fusion harmonieuse et le fait que les fleurs cultivées « semblaient croître
naturellement » (l. 7). Les touffes, produites par le jardinier, sont belles car elles
rappellent celles de la « plus épaisse forêt » (l. 8). Le narrateur évoque l’intervention
humaine indirectement avec l’utilisation du pronom indéfini (« on avait fait
recourber » l. 10) et par le groupe nominal « un art semblable » (l. 11). Cette
intervention est valorisée dans la mesure où elle est quasi indiscernable et que le
résultat final est comparable à une végétation naturelle, comme celle des « mangles
en Amérique » (l. 11). La reprise de l’adverbe « naturellement » (l. 11), déjà utilisé à la
ligne 7, et l’évocation d’une végétation tropicale, synonyme d’exotisme, participent
encore à l’idéalisation de ce paysage. Le narrateur insiste sur l’aspect négligé de ce
jardin où la végétation semble pousser en toute liberté, comme le suggère le champ
lexical du désordre : « çà et là » (l. 12), « sans ordre et sans symétrie » (l. 12), « des
broussailles » (l. 12), « en friche » (l. 14), « des allées tortueuses et irrégulières » (l. 15),

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« négligemment » (l. 19). Ainsi, dans un renversement étonnant, les broussailles,


manifestation d’un jardin négligé sur lequel la nature reprend ses droits, sont
caractérisées de manière méliorative comme une parure, avec la subordonnée
relative « qui paraient la terre » (l. 14). Le narrateur utilise un modalisateur pour
signifier que ce n’est qu’une apparence « en lui donnant l’air d’être ainsi en friche »
(l. 14) : le jardin est bien cultivé par les soins de l’Homme, mais tout l’art du jardinier
consiste à effacer la trace de sa présence. Le narrateur célèbre ainsi la beauté de ce
jardin qui s’inscrit bien dans la tradition du locus amoenus, tout en révélant une
conception du monde.

[Conclusion]
Rousseau revisite le topos du locus amoenus à travers la description éblouie de ce
verger qui propose une représentation idéalisée d’une nature protectrice et
nourricière. Il y exprime poétiquement une vision du monde assez romantique : ce
jardin faussement sauvage, loin de toute symétrie, annonce les désordres et excès de
la sensibilité romantique et le désir d’un lieu refuge où s’isoler du monde. Un autre
romancier, appartenant à un tout autre mouvement littéraire, le naturaliste, Émile
Zola, proposera lui aussi sa description d’un jardin idyllique, le Paradou, dans son
roman La Faute de l’Abbé Mouret.

© Hatier, Paris 2022 4

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