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La Cour pénale internationale, espoirs et ambiguïtés

Par ANNE-CÉCILE ROBERT

La création de la Cour pénale internationale (CPI) par la convention de Rome du 17 juillet


1998 constitue une étape importante du développement de la justice internationale1. 50 ans
après la seconde guerre mondiale, cette Cour aura pour mission de juger tous les individus, y
compris ceux qui exercent des fonctions gouvernementales, pour génocide, crimes de guerre,
crime d’agression2 et crimes contre l’humanité.
Il est tout à fait remarquable à cet égard que le statut de la Cour ait été si rapidement signé par
la grande majorité des Etats membres des Nations unies et ratifié en à peine 4 ans. Seuls 7 pays
l’ont refusé (Les Etats-Unis3, la Chine, et l’Inde l’ont publiquement annoncé4). Cette célérité
traduit une évolution des mentalités d’autant plus significative que les Etats ont toujours été
réticents à se soumettre à la justice internationale comme le montre l’histoire de la Cour
internationale de justice5. En quelques années, la justice internationale s’est considérablement
développée, y compris dans le domaine pénal comme l’avait déjà illustrée l’arrestation, à
Londres, du général Pinochet sur mandat d’un juge espagnol en 1998. Et, malgré le contre-
exemple de l’illégalité de la guerre anglo-américaine en Irak, la soumission volontaire des Etats à
des règles communes, supérieures de droit, constitue une tendance historique6. L’image des
juges de la Cour pénale internationale (CPI) prêtant serment, à La Haye, le 11 mars 2003 alors
même que se précipitait la guerre en Irak en constitue le symbole fort.
Si la CPI comportent de véritables innovations juridiques (partie I), leur portée n’est
cependant pas univoque et la création de la Cour met en jeu les notions mêmes de justice et de
communauté internationales (partie II)

I- De véritables innovations juridiques

Le statut de la CPI introduit un certain nombre d’innovations juridiques importantes qui ont
notamment pour conséquences de limiter les effets du principe de souveraineté étatique.
En premier lieu, contrairement aux tribunaux ad hoc instaurés par le Conseil de sécurité des
Nations pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda ou la Sierra Leone, la Cour sera permanente et
jugera des crimes de génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre et crimes d’agression
commis en quelque lieu que ce soit à partir de son entrée en vigueur officielle, le 1er juillet
2002.

En deuxième lieu, contrairement, la CIJ qui juge des différends entre Etats, la CPI jugera des
individus ; la qualité de chef d’Etat ou de gouvernement n’empêche pas les poursuites, par
dérogation au principe général des immunités diplomatiques. En effet, la CPI a notamment
pour but de mettre à un terme à une impunité choquante aux yeux des opinions publiques et
des principes du droit eux-mêmes : celles des chefs d’Etat ou des hauts responsables militaires.

En troisième lieu, contrairement à une pratique courante en droit international, la non-


ratification du statut de la CPI ne protège pas les gouvernants d’un pays de manière absolue.
En effet, la localisation du crime dans un pays qui a ratifié le statut de la Cour suffit à lui
conférer compétence. Ainsi, si l’Irak avait accepté la juridiction de la CPI, les militaires et
responsables américains pourraient faire l’objet de poursuites pour d’éventuelles violations
des droits fondamentaux bien que Washington ait refusé de ratifier le statut de la CPI.

En quatrième lieu, la saisine de la cour par le Conseil de sécurité lui confère


automatiquement compétence à l’égard de qui que ce soit. Cette possibilité élargit
potentiellement le champ d’action de la Cour a toute la planète. Evidemment, dans cette
hypothèse, le droit de veto protège certains pays et leurs alliés, comme les Etats-Unis et Israël
par exemple.

En cinquième lieu, afin de contribuer à l’efficacité des poursuites et pour palier un éventuel
manque de moyens attribués à la Cour7, tous les Etats parties doivent coopérer avec la CPI et,
notamment, lui déférer tout accusé qui se trouverait sur leur territoire. Ils ont l’obligation de lui
fournir tous les renseignements utiles à son action, à l’exception de ceux pouvant mettre en
danger la sécurité nationale. La subjectivité inhérente à toute appréciation de ce genre est
limitée par la possibilité pour le Conseil de sécurité d’adopter des mesures à l’encontre d’un
Etat partie récalcitrant.
Ce dispositif imposant une coopération loyale aux Etats parties devrait jouer à titre dissuasif
et les criminels sont donc au moins condamnés à rester chez eux ! C’est pourquoi Washington
a entrepris de faire signer à tous les gouvernements des traités bilatéraux par lesquels ces
derniers renoncent à déférer des ressortissants américains à la CPI. Cette attitude très offensive
des Etats-Unis est justifiée, selon l’ambassadeur américain John Negroponte, par le faite
qu’avec leurs “ responsabilités globales ”, les Etats-Unis sont et resteront “ une cible
particulière ”. Et il précise : “ Nous ne pouvons pas accepter que nos décisions soient
examinées après coup par un tribunal dont nous ne connaissons pas la juridiction ”8. Il s’agit
pour Washington d’échapper au droit pénal international, une attitude qui n’est sans
conséquences politiques et symboliques. Afin d’obtenir gain de cause, les Etats-Unis
n’hésitent pas à faire pression, y compris financièrement, sur des Etats pour qu’ils coopèrent
avec eux.

Enfin, dernière innovation notable, la Cour dispose d’une assez grande liberté d’action. En
effet, elle peut être saisie (par une communication “dûment étayée ” adressée au Procureur)
par un Etat partie, le Conseil de sécurité ou “ d’autres sources ”, c’est-à-dire éventuellement
des associations disposant d’informations suffisantes et crédibles. Cet espace est
particulièrement intéressant quand on se souvient le rôle crucial joué par certaines
organisations non gouvernementales (ONG) dans la dénonciation de crimes de masse occultés
par les Etats. Qu’on pense par exemple à la mise en lumière des responsabilités françaises au
Rwanda ou de l’implication des sociétés pétrolières anglo saxonnes dans certains coups d’Etat
en Afrique. Le filtre joué par l’appréciation que doit porter le Procureur sur la pertinence des
poursuites est essentiel afin d’éviter les poursuites abusives. Lors des négociations
préparatoires à l’adoption du statut de Cour, certaines ONG voulaient étendre sa compétence
à la pédophilie par exemple : c’est un crime particulièrement grave mais qui éloigne des
préoccupations du droit international. Le Procureur peut s’autosaisir.
Une fois saisi, le Procureur peut mener une enquête et déclencher des poursuites. Une chambre
préliminaire composée de juges contrôle les activités du Procureur. Seul le Conseil de sécurité
peut suspendre - donc provisoirement - son action dans le cadre de ses responsabilités au
regard du maintien de la paix. Cette possibilité limite le caractère général de l’intervention de la
Cour ; elle a pour but, d’éviter de perturber le règlement diplomatique d’une conflit délicat et
de permettre au Conseil de sécurité d’exercer ses compétences en matière de maintien de la
paix. La préservation de la paix fait partie, au même titre que les droits fondamentaux, des
objectifs fondamentaux des Nations unies. Cette restriction ne doit donc pas choquer a priori :
il ne faut que des poursuites judiciaires mal contrôlées puissent mettre en danger des
démarches diplomatiques visant à éviter un conflit meurtrier. En revanche, cette clause ramène
aux problèmes généraux concernant le fonctionnement et la représentativité du Conseil de
sécurité.

II- La CPI, lumières et ombres

Ces innovations, mélange d’audace et de prudence, participent d’une remise en cause assez
nette, même si elle est encadrée, du principe de souveraineté dont on perçoit immédiatement
les avantages : rendre justice, dans les circonstances les plus larges, aux victimes des crimes les
plus graves qui puissent être infligés au regard des droits de l’Homme. Pourtant, cette avancée
n’est pas sans limites ni sans susciter des interrogations sur la nature de l’ordre international et
des valeurs qui le fondent.

1°) Première remarque : les crimes tombant sous la juridiction de la Cour doivent être
précisés. La notion d’agression, essentielle au regard par exemple de la guerre américaine en
Irak, n’a pu faire l’objet d’une définition commune. Une convention doit ultérieurement en
fixer les contours. Le terrorisme, évoqué lors des négociations sur le statut de la Cour, n’a pu
faire l’objet d’un accord entre les Etats-parties. Aucune définition commune n’a pu être
trouvée. Cette question, qui doit faire l’objet de discussions ultérieures entre les Etats parties,
est cruciales car, une définition large de ce crime peut inclure toutes sortes d’activités, y
compris des actes de contestation classique comme les manifestations publiques ou les contre
sommets. Le caractère répressif de certaines législations nationales le montre9. Les crimes
sexuels seront prix en compte s’ils prennent le caractère de crimes contre l’humanité ou de
crimes de guerre.
La nécessaire justice mondiale doit, en toute hypothèse, faire preuve d’une grande sérénité face
aux recours abusifs - des associations font pression en permanence pour établir de nouveaux
chefs d’accusation internationaux comme le terrorisme. Elle doit aussi résister à la tentation
classique d’élargir spontanément ses pouvoirs. Le procureur Carla Del Ponte a ainsi étendu de
sa propre initiative la compétence du TPIY au territoire du Kosovo en 1999, sans attendre une
décision du Conseil de sécurité. Les juges ont tendance à accroître leur pouvoir : la Cour de
justice des Communautés européennes a ainsi inventer littéralement le principe de primauté du
droit communautaire sur les droit nationaux (arrêt Costa c/ Enel, 1964). Ce principe, que les
Etats n’ont jamais remis en cause, a fortement contribué à l’intégration juridique de l’Europe.
De même, le Conseil constitutionnel français a-t-il, de son propre chef, reconnu, en 1971, le
caractère constitutionnel de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789, étendant ainsi considérablement le champ de son contrôle.
Selon M. Philippe Kirsh, il n’existe pas de risque de “ politisation ” de la CPI. Le Procureur ne
dispose pas d’une liberté d’action complète : une chambre préliminaire composée de juges élus
par les Etats parties est là pour contrôler ses travaux. Cependant, il faudra aux juges beaucoup
de sang froid et de distances face aux pressions de toute sorte. L’expérience du Tribunal pénal
pour l’ex-Yougoslavie a révélé la difficulté de juger de manière équitable les crimes vaincus et
ceux des vainqueurs, les violations du droit international perpétrés par l’Otan au Kosovo par
exemple, n’ayant pas pu faire l’objet de poursuites10.
Concrètement, une différence de traitements entre les pays pourrait, par exemple, provenir de
la clause de préemption attribuée à la justice nationale. En effet, il est prévu que la CPI
n’intervient qu’en cas de carence des tribunaux du pays concerné, si les tribunaux locaux se
trouvent dans l’incapacité d’agir ou y mettent une mauvaise volonté évidente. L’application de
cette clause risque de se révéler discriminatoire à l’égard des pays pauvres, dont les systèmes
judiciaires sont rarement en mesure d’assurer une saine justice. Certains observateurs craignent
que les pays africains, notamment, fassent les frais de ce mécanisme tandis que les pays
occidentaux échapperaient systématiquement à la CPI. En outre, cette clause posera
certainement au procureur de la CPI de redoutables problèmes de preuve : comment démontrer
la mauvaise volonté manifeste d’un Etat ?

2°) Deuxième remarque : la remise en cause des immunités diplomatiques, pour séduisante
qu’elle soit, doit être organisée et contrôlée. Elle ne saurait constituer un objectif en soi. En
effet, les immunités diplomatiques, parfois contestées par les associations humanitaires,
étaient à l’origine destinées à faciliter les relations interétatiques en protégeant leurs
représentants de poursuites perturbatrices. La Cour de cassation l’a rappelé le 13 mars 2001,
en déclarant la justice française incompétente pour juger M. Mouammar Khadafi pour
l’attentat commis contre le DC-10 d’Air France en 198911.
Evidemment, les immunités sont choquantes lorsqu’elles bénéficient à des personnes dont on
connaît les comportements criminels. Cependant, la justice internationale pourrait, dans
certains cas, se heurter au fait que le juridique contrecarre le politique. Ainsi la tentative de
jugement du général Pinochet (criminel s’il en fut) allait-elle à l’encontre des compromis
trouvés par la société chilienne pour sortir de la dictature ; de même, l’arrestation, en 1996, du
général serbe Djordje Djukic par le TPIY fragilisait-elle les accords de paix de Dayton. Pour
impératif qu’il soit de lutter contre les violations du droit et les impunités, la justice ne doit
pas s’étendre d’une manière qui pourrait déstabiliser outre mesure les relations internationales
ou valider des rapports de domination12.
En outre, que dire d’une action menée contre un président démocratiquement élu ? La justice
internationale viendrait alors contrecarrer la souveraineté populaire dans des conditions ou
préoccupations politiques et juridiques ne seraient pas simples à départager. L’association
britannique Judicial Watch a, par exemple, déposé plainte auprès d’Europol et d’Interpol
contre le président Jacques Chirac pour “ prolifération nucléaire ”13. Indépendamment de la
pertinence ou non de l’accusation, c’est le suffrage universel (en démocratie, la souveraineté est
d’abord celle du peuple) qui est mis en porte-à-faux. La différence avec le cas des dirigeants
anglo-américains en Irak réside dans le fait que l’accusation dépasse le cadre précis des
infractions aux droits fondamentaux définis par le droit international. De même, les diverses
conceptions de la liberté religieuse peuvent donner des lieux à des poursuites sur des bases
plus politiques que juridiques.
Ces “ cas limites ” montrent qu’on apprécie d’ailleurs trop souvent la portée d’un principe à
partir de son application la plus caricaturale sans songer aux zones grises des comportements
humains ou de l’action politique. On constate, progressivement, que des textes internationaux -
et notamment les statuts de la CPI - excluent les immunités au moins pour “ les crimes les plus
graves ” (crimes contre l’humanité, de guerre ou contre la paix). C’est-à-dire qu’on effectue une
remise en cause circonscrite de l’immunité, sans céder à la tentation d’une invalidation générale
à la fois irréaliste et potentiellement perturbatrice.

3°) Troisième remarque : l’internationalisation de la justice, notamment pénale, pour


séduisante qu’elle soit pose autant de questions qu’elle n’en résout. Peut-on véritablement
internationaliser la justice ? En effet, il n’existe pas, contrairement à un usage abusif du terme,
une véritable “ communauté internationale ” qui justifierait un abandon sans condition du
principe de souveraineté au profit d’un juge supranational. Il s’agit plutôt d’une société
internationale encore très hétérogène où les Etats n’ont pas les mêmes préoccupations ni ne
pèsent le même poids. Il est vrai que, dans les sociétés nationales, les rapports de forces et les
inégalités n’empêchent pas l’exercice d’un pouvoir judiciaire. Cependant, pour Olivier Corten,
professeur de droit international, la différence entre les deux est importante : ces sociétés
peuvent “ au moins (...) le plus souvent s’appuyer sur une cohésion idéologique et culturelle
forte, ce qui n’est pas le cas de la scène internationale, où l’on peut tout au plus parler d’une
"société" en voie de consolidation. Si l’accord peut, comme à l’intérieur des Etats, y être
obtenu sur certaines règles et valeurs de base, c’est la diversité la plus grande qui règne
lorsqu’il s’agit d’interpréter concrètement ces valeurs de référence 14 ”.
D’ailleurs, ces préoccupations sont prises en compte par les statuts de la CPI, qui prévoient,
d’une part, que la composition de la cour doit refléter la diversité des systèmes de droit et,
d’autre part, qu’elle intervient en complément des juridictions nationales. Cette dernière clause
vise, outre à éviter l’engorgement de la Cour, à maintenir une certaine proximité de la justice
par rapport au lieu où les crimes se sont produits. Cette proximité est nécessaire à la crédibilité
de la justice et à sa perception comme légitime pour les populations. Son efficacité, et la
reconstruction des sociétés affectées par des crimes de masse, sont sans doute à ce prix. Les
critiques adressées au Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie ont mis à jour cette nécessité : le
transfèrement brutal de M. Slobodan Milosevic à La Haye après pression financière des Etats-
Unis a parfois été perçu comme un acte impérialiste par les populations yougoslaves qui
avaient pourtant subi la poigne de fer de l’ancien dirigeant15. Un sentiment exacerbé par le fait
que le TPIY n’a jamais jugé les crimes de guerre commis par l’OTAN. Ce que Tzvetan
Todorov résumait ainsi “ On risque de voir cette population se complaire à l’infini dans le rôle
de victime injustement persécutée par les puissances étrangères16 ”. Il ne faudrait pas,
d’ailleurs, que la justice internationale ne soit qu’un instrument de plus au service des grandes
puissances. Pour M. Philippe Kirsh, président de la CPI, l’existence de la Cour devrait inciter
les gouvernements à juger eux-mêmes les crimes, ce qui peut avoir un effet pédagogique. Selon
lui, “ la responsabilité de la répression de crimes en général, de crimes de cette envergure,
appartient d’abord aux Etats ”17.
Comme le fait remarquer, Olivier Corten la CPI ne sera crédible que si elle est véritablement
“ universelle ”. Un enjeu qui affecte non seulement la procédure judiciaire mais l’élaboration du
droit appliqué lui-même. Les juridictions innovent, dans leur pratique, afin de rendre la justice
dans des circonstances non prévues ; ils faut donc que leur créativité reflètent au moins un
consensus moral dans lequel les différentes cultures peuvent se reconnaître. C’est ainsi que le
Tribunal pénal pour le Rwanda fut le premier à qualifier le viol de crimes contre l’humanité
dans le cadre du jugement de génocidaires de 1994. L’élaboration du droit n’est pas un
processus neutre ; il reflète des rapports de forces politiques ou culturels, ou des
préoccupations circonstancielles. “ Il existe un décalage important entre un discours judiciaire
renvoyant à l’émergence d’une communauté internationale et la réalité qui reste réfractaire à
l’avènement d’une telle communauté ou, pire encore, qui se caractérise par l’assimilation de ce
concept à un instrument de puissance et même parfois de guerre 18” , estime ainsi Olivier
Corten à propos de la compétence universelle. Pour illustrer les difficultés de l’universalisation
du droit, qui sait, par exemple, que la charte des droits de l’homme de l’Union africaine (1963)
est la seule à, non seulement reconnaître des droits aux individus, mais aussi des devoirs envers
la communauté internationale, et à inscrire le principe de solidarité au sommet de sa
hiérarchie ?
On peut estimer que la création d’une CPI va contribuer à “ communautariser ” la société
internationale en créant un espace de confrontation des cultures au travers du jugement de
crimes particulièrement odieux qui révulsent la plupart des êtres humains. Selon M. Philippe
Kirsh, président de la CPI, “ Beaucoup d’Etats souhaitent que cette culture traditionnelle d’une
certaine impunité soit remplacée par une culture de justice, soit simplement au nom de valeurs
humanitaires, soit en vue de promouvoir la paix et la sécurité internationale. Ils souhaitent
faire en sorte que ces valeurs soient plus solides grâce à l’établissement de la Cour. Soit, enfin,
parce qu’ils ont eu eux-mêmes une expérience de crimes commis sur leur territoire et voient
dans la Cour une contribution à la protection contre ces crimes, pour l’avenir ”19. En tout cas,
cette “ communautarisation ” progressive ne se fera pas “ tout seul ” et nécessitera une
vigilance non seulement des juges mais aussi des citoyens et de leurs associations. La justice
est mieux exercée en tout cas sous le regard des citoyens aux yeux desquels elle doit être
transparente et légitime.

4°) Quatrième remarque : malgré cette nouvelle étape dans l’internationalisation de la


justice, le principe de souveraineté demeure le principe de base de l’ordre mondial. Cette réalité
ne doit pas susciter une réprobation radicale car le rôle de ce principe est beaucoup plus
complexe que ne le présentent certaines organisations politiques ou humanitaires qui en font de
manière simpliste la mère de tous les maux qui affectent la société internationale et les droits de
l’homme. Le rôle pivot du principe de souveraineté se traduit, par exemple, dans le fait que la
CPI ne peut intervenir que si l’Etat dans lequel le crime est commis ou celui dont l’accusé est
ressortissant a ratifié son statut.
La protection conférée par le principe de souveraineté ne saurait surprendre ni être condamnée
a priori. En effet, elle ne constitue pas la simple survivance d’un ordre ancien, mais un principe
stabilisateur d’une société internationale qui demeure “ anarchique ”, c’est-à-dire habitée par
des rapports de force et des conflits de valeurs. Ainsi, le principe de non-ingérence dans les
affaires intérieures des Etats - remis en cause au profit du Conseil de sécurité depuis la fin de la
guerre froide au nom du droit humanitaire - avait été progressivement élaboré, au début du XXe
siècle, pour empêcher les interventions arbitraires des grandes puissances. Nombre de guerres
impérialistes étaient menées en son nom par le Royaume-Uni ou la France, par exemple et il
constituait un indéniable facteur de perturbations internationales. La charte des Nations unies
considère d’ailleurs comme illégitime une guerre menée dans le but de changer le régime
politique d’un Etat (il s’agit pourtant d’un des objectifs affichés de l’intervention américano-
britannique en Irak). Un tel objectif peut, par définition, conduire à toute sorte d’agressions
pour des raisons de pure opportunité politique.
C’est certainement dans une dialectique de maintien des souverainetés nationales et de
promotion de règles supérieures destinées à éradiquer les comportements contraires au droit
que s’épanouiront la justice et la paix mondiales plutôt que dans le sacrifice général et
inconditionnel des souverainetés.
5°) Cinquième remarque : la problématique d’une justice internationale renvoie à la place du
droit par rapport à d’autres formes de régulation des rapports sociaux. En effet, la solution
judiciaire est-elle toujours la seule ou la meilleure des solutions, comme semblent le dire
certains juristes ou militants associatifs ? Si on doit se réjouir des progrès effectués dans la
lutte contre l’impunité des crimes contre l’humanité, il importe d’interroger en tant que
citoyen le rôle croissant du droit et de la justice dans nos sociétés. La demande de justice qui se
manifeste tout azimut n’est pas susciter des questions graves, au-delà de l’apparente
simplicité qui consiste à répondre à cette demande en créant ou une cour.
En premier lieu, la prévention des crimes et la régulation pacifiques des rapports mondiaux ne
doivent pas être oubliées. Comme le résume M. William Bourdon, secrétaire général de la
Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), à propos du TPIY, il ne
faudrait pas que la mise en place des tribunaux ne soit qu’une “ manière de jeter un voile
pudique sur les impuissances, les lâchetés ou l’incapacité de la communauté internationale à
prévenir et à interrompre les conflits20 ”. L’impuissance des Nations unies à empêcher le
génocide au Rwanda en 1994, malgré des informations concordantes et précises, contraste avec
la célérité de la mise en place, par le Conseil de sécurité, du Tribunal pénal d’Arusha malgré le
scepticisme du gouvernement de Kigali. La même situation pourrait se produire à nouveau en
ce qui concerne la guerre illégale menée en Irak par Washington et Londres, véritables passagers
clandestins de l’ordre mondial. La criminalité internationale, notamment dans les rapports
interétatiques, met directement en cause la capacité des Nations unies à assumer leur mission
de préservation de la paix et à prévenir les actes fautifs. En outre, même lorsque les crimes
sont internes à un pays, comme ce fut le cas du Rwanda, des puissances étrangères peuvent
être impliquées dont le comportement peut relever de la violation des objectifs de la charte des
Nations unies (Belgique, France, Ouganda, en l’occurrence). Paradoxalement, la justice
internationale pourrait entériner des rapports de forces et des carences au niveau même du
gouvernement du monde. La réforme des Nations unies, souhaitée par le Secrétaire général Kofi
Annan, illustre cette préoccupation ainsi que les témoignages des Casques bleus sur différents
théâtre d’opération. C’est avant tout à la constitution d’un véritable espace public mondial,
c’est-à-dire un lieu d’échange de vues et de construction progressive d’intérêts communs qu’il
faut travailler ; la justice internationale venant sanctionner ou parapher cette construction
nécessaire à la paix mondiale, à la prévention des crimes et à la légitimité même de la justice.
En second lieu, il ne faut pas négliger les vertus des processus non judiciaires. Dans un certain
nombre de cas, notamment pour les crimes de basse intensité, de telles procédures peuvent
être utiles. Ainsi la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud a-t-elle permis la
reconnaissance de crimes et en même temps l’amorcer d’un processus de reconstruction du
tissu social. De même au Rwanda, des tribunaux traditionnels appelés “ gacaca ” permettent de
répondre à un besoin de justice pour les crimes les moins graves commis durant le génocide de
1994. Outre, la question de l’efficacité (vider les prisons de personnes en attente de jugements
depuis plusieurs années), ces procédures présentent l’avantage d’intervenir au plus près des
populations concernées et de contribuer à l’impératif de cohésion sociale en reconstituant un
espace de discussion et en reconnaissant les crimes. On sous-estime souvent la pertinence de
telles procédures au profit du caractère spectaculaire de l’institution judiciaire. On oublie ainsi
souvent que la justice n’est pas immanente mais qu’elle est profondément humaine. Et on
attend souvent du juge d’être plus qu’un juge, de réparer les souffrances et d’énoncer des
vérités absolues. Or, il ne peut que dire le droit.
ANNE-CÉCILE ROBERT.

1
La Cour est composée de 18 juges, d’un procureur et d’un greffier, d’une
chambre d’appel, d’une chambre de première instance et d’une chambre
préliminaire. Les juges sont élus par l’Assemblée des Etats parties.
http://www.un.org/law/icc/
2
La définition du crime d’agression doit être précisée par une convention prévue
sept ans après l’entrée en fonctions de la Cour.
3
Le président William Clinton avait in extremis signé le statut ; le président
George W. Bush a, fait rarissime, retiré la signature de son pays.
4
Voir le site de la coalition pour la Coup pénale internationale : www.iccnow.org
5
La Cour internationale de justice (CIJ), créée par les Nations unies en 1946, peut
juger de la licéité du recours à la force armée par un Etat et du respect du droit
de la guerre. Elle s’apprête, par exemple, à juger de plaintes déposées par la
Yougoslavie contre l’intervention internationale au Kosovo en 1999, intervention
elle aussi décidée sans l’accord du Conseil de sécurité des Nations unies.
Cependant, la CIJ ne peut intervenir qu’avec l’accord des Etats, qui peuvent soit
reconnaître sa compétence permanente - clause facultative de juridiction
obligatoire (CFJO) -, soit accepter ponctuellement cette juridiction pour une
affaire déterminée (clause compromissoire ou conventionnelle). La Chine et la
Russie ne l’ont jamais souscrite. La France l’a retirée après avoir fait l’objet de
poursuites en raison des essais nucléaires dans le Pacifique.
En 1946, les Etats-Unis avaient souscrit à la CFJO, mais sont revenus sur leur
décision après avoir été condamnés, en 1986, à la demande du Nicaragua pour
“ activités militaires et paramilitaires ” contre cet Etat. Le Royaume-Uni est le
seul des cinq membres permanents du Conseil de sécurité à reconnaître la
compétence permanente de la CIJ.
6
Le droit pénal international ouvre la possibilité de juger, sous certaines
conditions, des chefs d’Etat et des responsables politiques en fonctions.
L’arrestation du général Augusto Pinochet - protégé par l’immunité de son statut
de sénateur chilien - au Royaume-Uni en 1998 sur demande d’un juge espagnol
l’illustre, même si in fine elle n’a pas abouti à un procès
7
La CPI est financée par des contributions étatiques. Afin d’encourager les pays
à respecter leurs obligations, il est question de les autoriser à retrancher cet apport
de leur contribution générale au budget des Nations unies.
8
www.diplomatiejudiciaire.com/CPI
9
Lire John Brown, “ Périlleuses tentatives pour définir le terrorisme ”, Le
Monde diplomatique, février 2002.
10
Lire Xavier Bougarel, “ Du bon usage du Tribunal pénal international ”, Le
Monde diplomatique, avril 2002.
11
Lire Eric David, “ La question de l’immunité des chefs d’Etat étrangers ”, in
SOS Attentats, Livre noir. Terrorisme et responsabilité pénale internationale,
Paris, 2002.
12
Les Etats sont théoriquement tenus d’adapter leurs législations afin de faire
respecter le droit international. La Belgique est même allée au-delà en se dotant
d’une loi dite “ de compétence universelle ” qui permet à ses tribunaux de juger
des criminels étrangers pour des crimes commis à l’étranger, loi qu’elle a
néanmoins révisée en avril 2003. Ont ainsi été condamnés des génocidaires
rwandais. Cette législation est critiquée en ce qu’elle aboutirait à perpétuer des
rapports de forces de type colonial comme ceux qui liaient Bruxelles à l’Afrique
centrale. Mais certaines associations ont déposé plainte en Belgique contre
M. Ariel Sharon pour crimes de guerre et crime contre l’humanité pour les
massacres commis dans les camps de Sabra et de Chatila, en 1982.
Cette modification autorise sous conditions le gouvernement à renvoyer des
plaintes risquant d’entraver son action internationale vers le pays dont est
originaire un responsable étranger poursuivi en vertu de la loi de 1993. Le texte
prévoit en outre une procédure de renvoi devant la CPI et restreint les conditions
dans lesquelles des parties sans liens avec la Belgique pourront déposer plainte.
Lire “ Un laboratoire pour la Cour pénale internationale ”, Diplomatie judiciaire,
juin 2000.
13
Revue-politique.com
14
Olivier Corten, “ Une compétence universelle sans communauté
internationale ? ”, Politique, n° 23, Paris, février 2002.
15
Lire Catherine Samary, “ Fiasco à La Haye, Le Monde diplomatique, avril
2002.
16
Le Monde des débats, Paris, n°25, mai 2001, page 27.
17
www.diplomatiejudiciaire.com/CPI/CPI15.htm
18
Olivier Corten, “ Une compétence universelle sans communauté
internationale ? ”, Politique, n° 23, Paris, février 2002.
19
www.diplomatiejudiciaire.com/CPI/CPI15.htm
20
in “ Appel pour une Cour pénale internationale ”, juillet 1997, sur le site de
Diplomatie judiciaire.

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