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Chant III

Il y a toujours ce.e clameur


• « … Toujours il y eut ce.e clameur, toujours il y eut ce.e splendeur,
• « Et comme un haut fait d’armes en marche par le monde, comme un
dénombrement de peuples en exode, comme une fonda?on
d’empires par tumulte prétorien, ha ! comme un gonflement de
lèvres sur la naissance des grands Livres,
• « Ce.e grande chose sourde par le monde et qui s’accroît soudain
comme une ébriété.
« … Toujours il y eut ce.e clameur, toujours il y eut ce.e grandeur,
« Ce.e chose errante par le monde, ce.e haute transe par le monde,
et sur toutes grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même
vague proférant
« Une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible…
« … Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette fureur
« Et ce très haut ressac au comble de l’accès, toujours, au faîte
du désir, la même mouette sur son aile, la même mouette sur son
aire, à tire-d’aile ralliant les stances de l’exil, et sur toutes grèves
de ce monde, du même souffle proférée, la même plainte sans
mesure
« A la poursuite, sur les sables, de mon âme numide… »
• Le troisième chant s’ouvre sur un discours rapporté entre guillemets,
sans verbe énoncia?f ni présenta?on du locuteur:
• « …Toujours il y eut ce0e clameur, toujours il y eut ce0e splendeur, »
• « …Toujours il y eut ce0e clameur, toujours il y eut ce0e grandeur, »
• « …Toujours il y eut ce0e clameur, toujours il y eut ce0e fureur, »
• Dans ce vaste mouvement répé??f (qui nous rappelle Ch. Péguy )1
seuls les derniers mots changent : « splendeur », « grandeur » et
« fureur ». «Comme » et « chose » reviennent dans le chant comme
un leitmo?v. «Par le monde » ponctue cet ample développement.
• « -Heureux ceux qui sont mort…mais pourvu que ce fût…heureux
ceux qui sont morts…heureux ceux qui sont morts… ». Ch. Péguy, Eve,
« Heureux les épis murs ».
Comment ne pas penser à Paul Valéry :

• « La mer, la mer toujours recommencée », où la même idée de


recommencement, de retour, traduit la même impression d’éternité
et d’étendue spa?ale ; et à Homère le grand poète de «la mer aux
flots reten>ssants, référence inévitable de tous ceux qui l’ont
chantée?
• Paul Valéry, Charmes, « le cime?ère marin ».
• Homère, Iliade, I, 34, etc. Odyssée, I3, 85, 220, etc
« «…Toujours il y eut cette clameur, toujours il y eut cette splendeur,»

• «Clameur» et «splendeur» désignent ici la mer: la «clameur», c’est-à-dire le bruit con?nu; et la


« splendeur », la beauté, mais aussi au sens étymologique, ce qui brille, ce qui luit, ce qui envoie
une lumière é?ncelante.
Ces deux a.ributs sont associés par «toujours», dans leur éternité.
Dans ce premier verset, ils sont d’abord annoncés et développés, dans
le deuxième verset, par une quadruple comparaison. Ces comparaisons
sont en crescendo, puisqu’on a quatre rythmes ascendants: deux
alexandrins, suivis de deux «vers» de seize syllabes chacun, donc une
progression par palier, une montée.
Si l’on regarde dès maintenant le troisième verset comme étant le
prolongement de ce mouvement ascendant, l’on compte un verset de
vingt-trois syllabes. Le crescendo con?nue, amplifiant la phrase à
mesure que Perse définit la mer.
«Et comme un haut fait d’armes en marche par le monde, comme un
dénombrement de peuples en exode, comme une fonda>on d’empire
par tumulte prétorien, ha! Comme un gonflement de lèvres sur la
naissance des grands livres,»
Dans ce.e référence se mêlent le mythe et l’histoire. La mer « en
marche » est décrite comme étant un mouvement perpétuel. Elle est
comparée à « un haut fait d’armes». «Par le monde» traduit son aspect
général : que ce soit sur les bords marins méditerranée, ou atlan?que,
où Perse se trouve à ce moment-là, la mer est d’abord une
comparaison avec ces «haut(s) fait (s) d’armes», c’est-à-dire les
grandes conquêtes, les grandes invasions de l’histoire de l’humanité,
depuis les invasions barbares, l’invasion romaine, la conquête grecque
de toute l’Asie Mineure et de l’Egypte…
«haut fait d’armes»,
• On pense, évidemment, à L’Anabase de Xénophon qui relate la
conquête d’Alexandre le Grand. Les «haut (s) fait (s) d’armes» sont
donc de grands mouvements de guerriers qui avancent dans un flux
conquérant.
• Par «haut fait d’armes», il faut entendre ici des exploits guerriers
comparés à la poussée irrésis?ble des flots marins. Il s’agit dans les
deux cas d’un grand mouvement de masse porté vers l’avant
irrémédiablement, sans possibilité de revenir en arrière.
Le mot «dénombrement»
• Le mot «dénombrement» nous fait penser à démantèlement,
démembrement. Dénombrer c’est, étymologiquement, compter. Or,
en comptant, on démembre, on démantèle un tout en unités.
• Ainsi, les peuples se défont dans l’exode, se délitent, se
décomposent. C’est donc le reflux, après le flux évoqué plus haut :
les invasions (barbares ou autres) entraînent des exodes, des
diasporas.
• Les deux mouvements (mouvement ascendant des conquêtes,
mouvement descendant des exodes) se croisent.
• Ces grands mouvements de l’histoire sont, pour Perse, ces grands
mouvements de la mer. Ce rapprochement est rendu possible par la
« clameur », iden?que aux deux mouvements.1
• Pour ce qui est de la «splendeur», indissociable de la « clameur »,
Voltaire nous aidera à comprendre le rapprochement opéré ici par
Perse. L’auteur de Candide n’a-t-il pas ironisé sur le « splendeur » des
armées?

• « Rien n’était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux
armées. » Voltaire, Candide, III.
A l’origine de la « fonda?on d’empires », le «tumulte» (encore un bruit
de la mer), ici très précisément, le « tumulte prétorien », allusion à la
garde prétorienne. Celle-ci était formée de soldats de la garde de
l’empereur, gardes du corps à l’origine, puis véritables détenteurs du
pouvoir : ils faisaient et défaisaient les empereurs. Ce sera le
commencement de la décadence de Rome.
« …, comme un gonflement de lèvres sur la naissance des grands livres, » :

• dans ce.e comparaison, « lèvres » et « livres » sont formés de consonnes iden?ques et ne se


dis?nguent que par les voyelles « é » et « i ».
• Les deux mots «gonflement» et «naissance» renvoient à la mer, à la vague : gonflement d’une
vague après sa naissance. Sans doute y a-t-il, dans ce «gonflement de lèvres», un rapport à établir
avec le nourrisson qui gonfle ses lèvres pour mieux s’allaiter. C’est ici le désir de savoir qui gonfle
les lèvres. L’image est la même, d’appé?t tout aussi fort.
L’homme est avide d’arriver au secret contenu dans les «grands
livres» (surtout à la naissance de l’humanité), à ce «lait» qui alimente
l’esprit humain, qui « gonfle les lèvres » du désir de connaître.
«Cette grande chose sourde par le monde et qui s’accroît soudain comme une ébriété»

• «Chose» est un terme vague, général, désignant aussi bien le concret que l’abstrait, et qui définit
sans définir. C’est ce qui fait son intérêt et le dote d’un certain mystère.
• En ce sens, «chose» qui dans ce verset désigne la mer, trahit l’impuissance devant la grandeur
que l’on ne peut expliquer, définir, nommer, et renforce l’aspect mystérieux de la mer.
• D’autre part, ce.e «chose» est qualifiée de «grande»: c’est en même
temps l’immensité de la mer, et son aspect imposant, noble, qui
suscite le respect et l’admira?on.
• Le qualifica?f « sourde », quant à lui, peut se lire à deux niveaux. Il
désigne d’abord ce bruit con?nu, permanent et uniforme de la mer,
puis le fait de ne pas entendre.
• A ce niveau, la mer serait donc ce.e puissance méprisante,
indifférente, hautaine, qui se fait entendre, mais qui n’entend pas.
Par ce.e altude, elle symboliserait plutôt le temps, cycle irréversible
qu’on ne peut détourner ni arrêter.
• Le terme « soudain » est intéressant, en ce sens qu’il traduit et
visualise le jaillissement imprévu. Ce sont ici les brusques accès de
colère de la mer, qui expriment sa puissance.
L’accroissement de la mer est comparé à « une ébriété », c’est-à-dire
que l’accent est mis sur la perte de la raison par un excès.
«Grandeur» annonce un nouvel a.ribut de la mer. Mais dans ce qui
suit, rien ne développe ce.e idée de grandeur. Peut-être faudrait-il
alors comprendre le mot «grandeur» dans une accep?on différente de
celle qu’on lui donne ordinairement ?
«Cette chose errante par le monde, cette haute transe par le monde, et sur toutes
grèves de ce monde, du même souffle proférée, la même vague proférant Une seule
et longue phrase sans césure à jamais inintelligible…»

La mer apparaît comme symbole de l’errance à travers le monde. La


«transe» est l’état de complète dépossession de soi auquel on arrive
dans un moment d’exalta?on. Ici, c’est la tempête (ou la marée), qui
est un phénomène marin très général: «par le monde».
«Et sur toutes grèves de ce monde » fonc?onne ici comme transi?on,
entre les chants I et II et ce chant III. Par des procédés d’insistance et
de répé??on, Perse souligne la con?nuité du souffle marin, l’iden?té
(du même, la même) entre les phénomènes «vague» et «souffle»,
iden?té obtenue par un passage de l’ac?f (proférant) au passif
(proférée). La vague est mise en ac?on du souffle, et la totalité, inscrite
dans deux octosyllabes à structure parallèle, traduit l’expression de
perpétuel recommencement que le poète veut créer.
• Le message de la mer est toujours le même, sans rupture, ne
s’arrêtant jamais «sans césure», et l’homme ne le comprendra
jamais, car il est «à jamais inintelligible».
• Saint-John Perse ne développe pas du tout ici ce qui a été annoncé,
«grandeur», évidence qui n’a pas besoin d’être commentée. Peut-
être la grandeur est-elle dans ce.e même «phrase» qui ne s’arrête
jamais, dans ce.e seule et unique phrase qui ne se tait pas1 et qui
n’a pas de rupture? Le contenu de ce.e laisse n’est pas nouveau. Ce
ne sont que des varia?ons sur le thème, avec reprise des thèmes
antérieurs : thèmes de l’errance, de la grève, du monde, de la
proféra?on, du poème.
«…Toujours il y eut cette clameur, toujours il
y eut cette fureur,».
• C’est encore le même processus répé??f auquel nous sommes
maintenant habitués. Un seul élément change, «fureur», déjà
annoncé «comme une ébriété», dans «haute transe». Il s’agit ici de la
fureur de la mer.
• Nous retrouvons là le procédé, cher au poète, qui consiste à
reprendre tout un énoncé avec une seule modifica?on lexicale qui en
réac?ve le contenu et l’orienta?on. Le moins que l’on puisse dire ici
est que, pour Perse, poé?que n’est pas concision, et qu’il préfère, à la
sobre cadence classique, un tempo hélicoïdal répé??f et emporté.
• « Très haut » va reprendre «haut» dans « haut fait d’armes»;
«toujours» est encore repris. Mais, ce.e fois-ci, le mot qui va servir
de base répé??ve et de base sonore en même temps, c’est «même»:
«la même moue.e», «du même souffle», «la même plainte».
• A y regarder de plus près, la « fureur » annoncée n’est pas plus
explicitée que ne l’était précédemment la «grandeur».
• Disons, pour conclure, que la mer et le poème sont présentés en
double isotopie: le poème de la mer, inintelligible, sans césure, est
proféré.
• «Et ce très haut ressac au comble de l’accès, toujours, au faîte du
désir la même moue0e sur son aile, la même moue0e sur son aire, à
>re d’aile ralliant les stances de l’exil, et sur toutes grèves de ce
monde, du même souffle proférée, la même plainte sans mesure».
• Le verset débute par un bel alexandrin, avec le superla?f « ce très
haut » de l’al?tude. Le « ressac » est le retour des vagues sur elles-
mêmes lorsqu’elles rencontrent un obstacle, et c’est également un
bruit.
• Nous relierons « accès », dans « au comble de l’accès », à « excès » :
c’est un accès de folie, c’est le comble de la folie (au comble de
l’accès, sous-entendu, de fureur). C’est le « soudain » déjà rencontré
qui est repris ici, c’est-à-dire un départ ina.endu, fulgurant.
Le «faîte », c’est le sommet, donc ici le point culminant du désir. Mais
le désir de quoi et de qui? Celui de la moue.e, sur lequel nous
reviendrons.

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