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nourriture, car le toucher est le sens de l’alimentation.

Tous les animaux, en §7


effet, se nourrissent de matières sèches et liquides, chaudes et froides : et le
Les œuvres d’art éduquent-elles notre perception ? sens propre de toutes ces choses, c’est le toucher. S’il s’applique aux autres
 il y a une échelle d’espèces animales selon
les facultés de l’âme qui leur sont
choses sensibles, c’est indirectement ; en effet, ni le son, ni la couleur, ni inhérentes :
l’odeur, ne contribuent en rien à la nourriture de l’animal ; mais la saveur est nutrition + sensibilité + animaux, tactiles,
 TEXTE 1. Henri CARTIER-BRESSON, L’imaginaire d’après nature, 1999.  texte 1 : photographe (impulsion de une des choses accessibles au sens du toucher. La faim et la soif sont des désirs locomotion + pensée mobiles, pensant
La photographie est, pour moi, l’impulsion spontanée d’une attention visuelle l’attention) / dessinateur (méditation). ; la faim se rapporte au sec et au chaud, la soif se rapporte au froid et au liquide nutrition + toucher + animaux tactiles et
qui saisit l’instant et son éternité. Le dessin, lui, par sa graphologie, élabore ce ; mais la saveur est comme l’assaisonnement de tous les aliments. (...) // locomoteur mobiles
que notre conscience a saisi de cet instant. La photographie est une action §7. Sans nutrition, point de sensibilité : mais la nutrition dans les plantes est
nutrition + toucher animaux exclusivement
immédiate. Le dessin est une méditation. tactiles
séparée de la sensibilité. D’autre part, sans le toucher, aucun des autres sens nutrition plantes insensibles
n’existe. Mais le toucher peut exister sans les autres : ainsi beaucoup d’animaux
 TEXTE 2. ARISTOTE, De l’âme, livre II, chapitre II, §2-11.  texte 2 n’ont ni la vue, ni l’ouïe, et sont tout-à-fait privés du sens de l’odorat. Parmi
§2. Nous disons donc, pour commencer toute cette étude, que l’être animé se  les inanimés (sans âme, sans vie) : ἄψυχος les êtres doués de sensibilité, les uns possèdent la locomotion, d’autres ne l’ont
distingue de l’être inanimé, parce qu’il vit. / Mais vivre ayant plusieurs sens, (apsuchos), sans souffle, sans vie pas. Enfin très peu d’animaux ont le raisonnement et la pensée. Ceux qui,
pour affirmer d’un être qu’il vit, il nous suffit qu’il y ait en lui une seule des / les animés (doués d’une âme, vivant) : parmi les êtres périssables, ont le raisonnement, ont aussi toutes les autres
choses suivantes : l’intelligence, la sensibilité, le mouvement et le repos dans ἔμψυχος (empsuchos), qui a le souffle en facultés ; mais ceux qui n’en ont qu’une n’ont pas tous le raisonnement.
l’espace, et aussi ce mouvement qui se rapporte à la nutrition, à l’accroissement soi, qui respire, animé, vivant
et au dépérissement. // §3. Ce qui fait que de toutes les plantes on peut dire  les 5 facultés de l’âme (conférant la vie) :  texte 4
 TEXTE 4. ARISTOTE, De l’âme, livre II, chapitre XI, §3-11. §3
qu’elles vivent, c’est qu’elles paraissent avoir en elles-mêmes une force et un l’intelligence, la sensibilité, le mouvement §3. Y a-t-il ou n’y a-t-il pas un organe intérieur ? ou bien est-ce 423a la chair
principe d’où elles tirent leur accroissement et leur dépérissement en sens dans l’espace, le mouvement de la nutrition  thèse : l’organe du toucher est interne
qui perçoit directement ? / Il ne paraît pas que l’on puisse tirer aucune  argument : même si l’on étend une
contraires. Car on ne saurait soutenir qu’elles croissent par en haut seulement et le mouvement d’accroissement indication, de ce que la sensation ne se produit qu’au moment où l’on touche
et non par en bas ; elles se développent et se nourrissent également des deux  le principe de vie de la plante est la membrane sur la chair, il y a sensation
les objets ; car dans l’état actuel des organes, on peut étendre sur la chair
manières et en tous sens ; et elles continuent de vivre tout le temps qu’elles nutrition quelque chose qui fasse une sorte de membrane, et l’on n’en a pas moins la
peuvent prendre de la nourriture. §4. C’est qu’il est possible que cette fonction  le principe de vie de l’animal est la sensation tout aussi distincte que si l’on touchait directement. Cependant il est
subsiste indépendamment de toutes les autres, tandis qu’il est impossible que sensibilité évident que l’organe de la sensation n’est pas dans cette membrane ; et encore
sans elle les autres subsistent, dans les êtres mortels. Cela est de toute évidence  le toucher est le « premier sens » : tous les si elle était de même nature que la peau, la sensation la traverserait bien plus
pour les plantes, qui n’ont pas d’autre puissance de l’âme que celle-là. 413b animaux possèdent le toucher ; c’est le plus §4
vite. // §4. Aussi cette partie du corps semble-t-elle être disposée comme le  c’est parce que les milieux par lesquels se
Ainsi donc c’est par ce principe que la vie appartient aux êtres qui vivent. // fondamental de tous les sens ; il peut être serait l’air, s’il faisait naturellement autour de nous une enveloppe circulaire ;
Mais l’animal n’est constitué primitivement que par la sensibilité. Aussi les êtres dans l’animal à l’exclusion des autres produisent les mouvements sensibles sont
ce serait alors par un seul et même sens que nous paraîtrions percevoir et le divers que les sens sont divers
qui ne sont pas doués de mouvement et qui ne changent pas de place, s’ils ont son, et la couleur et l’odeur ; et nous croirions que la vue, l’ouïe et l’odorat ne
cependant la sensibilité, n’en sont pas moins appelés des animaux ; et nous ne  la chair (un mélange de terre, d’air et
sont qu’un sens unique. Mais maintenant, comme le milieu par lequel se d’eau) est l’intermédiaire entre l’organe du
disons pas simplement qu’ils vivent. / §5. Le premier sens qui appartient à tous produisent ces mouvements est fort distinct, les organes de sensation dont
les animaux, c’est le toucher ; et de même que la nutrition peut s’isoler du toucher (ce qui touche) et les tangibles
nous venons de parler nous apparaissent évidemment comme différents aussi. (l’objet touché)
toucher et de toute sensibilité, de même le toucher peut s’isoler de tous les Pour le toucher, au contraire, cela reste encore obscur. En effet, il est
autres sens. Nous appelons faculté de nutrition cette partie de l’âme qui est impossible qu’un corps animé se compose d’air ou d’eau, et il faut toujours
commune aux plantes elles-mêmes ; mais tous les animaux sans exception qu’il y ait quelque partie solide. Reste donc qu’il soit un mélange de terre et
paraissent avoir le sens du toucher. Nous dirons plus tard la cause de chacun d’autres éléments analogues, comme semblent être la chair et les parties qui la
de ces phénomènes. §6. Pour le moment, bornons-nous à dire que l’âme est le suppléent. Ainsi, la nature a fait, pour cet usage, le corps, qui est, entre ce qui
principe des facultés suivantes, et se trouve définie par elles : la nutrition, la  texte 3 touche et les objets touchés, l’intermédiaire indispensable où se produisent
sensibilité, la pensée et le mouvement. (...) §1 plusieurs sens. (...) //
§11. De plus, certains animaux ont toutes [les parties de l’âme], d’autres n’en  les êtres animés se distinguent par le §7
§7. On voit donc qu’on peut se demander s’il n’y a qu’un seul mode de  que la sensations naisse du contact ou se
ont que quelques unes, d’autres n’en ont qu’une seule. C’est là ce qui constitue nombre de facultés qui les caractérisent sensation pareil pour tous les sens, ou s’il y a divers modes pour les sens divers
414a leur différence (...). Mais il se passe quelque chose d’à peu près pareil pour  aux 5 facultés de l’âme (conférant la vie), produise à distance, dans les deux cas, la
; ainsi le goût et le toucher paraissent maintenant avoir besoin du contact, sensation se fait par un milieu
les sens. Certains animaux les ont tous ; d’autres n’en ont que quelques uns ; il faut ajouter les appétits tandis que les autres sens s’exercent à distance. / Mais cette différence n’existe
d’autres enfin n’en ont qu’un seul ; et c’est alors le plus nécessaire de tous, le §2 pas ; car nous sentons le dur et le doux par des intermédiaires, tout comme
toucher.  thèse : l’appétit est inséparable de la nous sentons de cette manière le sonore, le visible et l’odorant ; et de ces
sensibilité sensations, les secondes sont perçues de loin, les autres le sont de près. On
 TEXTE 3. ARISTOTE, De l’âme, livre II, chapitre III, §1-7.  démonstration : 1) les objets des sens sont peut remarquer que nous ne savons pas que nous les percevons toutes par un
§1. 414a27 Les facultés de l’âme, que nous avons énumérées, ou bien agréables ou désagréables ; 2) aussi, toute milieu ; et nous sommes encore dans la même ignorance pour le goût et le
appartiennent toutes ensemble à quelques êtres, ainsi que nous l’avons dit ; ou sensation est sensation de plaisir de toucher. Mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, si nous sentions toutes les
bien d’autres êtres n’en ont que quelques unes seulement ; ou même d’autres déplaisir ; 3) or, le plaisant est cause de désir choses perceptibles au toucher à travers une membrane, sans savoir qu’elle
n’en ont qu’une seule. Nous appelons facultés : la nutrition, les appétits, la §3 nous isole en nous entourant, nous serions comme nous sommes maintenant,
sensibilité, la locomotion, la pensée. §2. Les plantes n’ont que la nutrition ;  thèse : le toucher est le sens de quand nous nous plongeons dans l’eau et aussi en restant dans l’air : il nous
d’autres êtres 414b ont à la fois la nutrition et la sensibilité. // Quand il y a l’alimentation semble toucher directement les choses mêmes, et nous serions tentés de dire
sensibilité, il y a de plus appétit ; car l’appétit est désir, passion et volonté. Il est  démonstration : 1) les aliments se qu’il n’y a point d’intermédiaire. //
un seul sens que tous les animaux sans exception possèdent, c’est le toucher. caractérisent par des qualités tangibles §8. Mais l’objet du toucher diffère des objets visibles et sonores, en ce que
Mais l’être qui a sensibilité a aussi peine et plaisir, selon que l’objet est agréable (humide, sec, chaud, froid, solide, liquide, nous sentons ceux-ci, parce que l’intermédiaire agit sur nous d’une certaine
ou pénible ; et les êtres qui ont ces qualités ont en outre le désir, car le désir est saveurs) ; 2) ces qualités se rapportent au
façon, tandis que nous sentons les choses du toucher, non pas par
l’appétit de ce qui fait plaisir. // §3. De plus, ces êtres ont aussi le sens de la toucher
l’intermédiaire, mais avec cet intermédiaire. Tel serait un homme frappé au
travers de son bouclier ; ce n’est pas le bouclier qui, frappé, a porté le coup, §8
reproduisant les formes et les couleurs entrent, sous des grandeurs §50
mais l’homme et le bouclier ont été tous les deux frappés à la fois. §9. D’une  le toucher diffère des autres sens, car les
proportionnellement réduites, dans nos yeux ou dans notre esprit ; elles sont  l’objet donne une impulsion au simulacre
manière générale, ce que l’air et l’eau sont pour la vue, pour l’ouïe et pour tangibles sont sentis « non pas par
d’ailleurs animées d’un mouvement rapide, 50. ce qui les rend aptes à de l’intérieur vers l’extérieur
l’odorat, la chair et la langue semblent l’être pour le toucher ; elles se l’intermédiaire, mais avec et
produire par leur accumulation, l’image d’un objet unique et permanent, et  la représentation est l’objet même
comportent envers lui comme chacun de ces éléments se comporte envers les intermédiaire » : la chair intermédiaire est
conservant leur conformité avec l’objet, malgré le vide de leur intérieur, parce
autres organes. Pour le toucher, pas plus que pour les autres sens, il n’y a point plus qu’un médium que l’objet a donné à chacune de leurs surfaces un appui suffisant, au moyen
de sensation, quand l’objet touche directement l’organe, de même qu’il cesserait organe intermédiaire objet sensible de l’impulsion imprimée au simulacre, dans le sens de l’intérieur à l’extérieur,
d’y en avoir si l’on venait à placer un corps, un objet blanc par exemple, sur la vue / odorat air visible par les atomes vibrants du corps solide et plein qui le lance dans le milieu.
surface de l’œil. Il est évident que c’est aussi de cette façon qu’est placé à ouïe eau audible Ainsi l’image que nous saisissons par l’activité de notre pensée ou par celle de
l’intérieur l’organe qui sent l’objet tangible. Dès lors, tout se passe absolument toucher chair tangible nos sens, qu’il s’agisse d’une forme ou d’un attribut essentiel de la forme, est
comme pour les autres sens. Si les choses tangibles étaient placées sur l’organe  « il n’y a point de sensation, quand l’objet la forme du solide, c’est-à-dire de l’objet même, c’est la forme de l’objet réel
même, on ne les percevrait pas, mais on les sent parce qu’elles sont posées sur touche directement l’organe » produite par la fréquence successive du simulacre ou par ce qui en reste.
la chair. On en peut conclure que c’est la chair qui est l’intermédiaire pour
l’organe qui touche. (...) //  TEXTE 6. René DESCARTES, La Dioptrique, 1er discours, 1637.  texte 6
§11. L’organe qui perçoit [les] différences [des corps], c’est l’organe qui touche §11 Il vous est bien sans doute arrivé quelquefois, en marchant de nuit sans  l’aveugles sentent les objets à travers le
; et la partie où primitivement se trouve le sens qu’on nomme le toucher, est  « le toucher est en puissance ce que les flambeau, par des lieux un peu difficiles, qu’il fallait vous aider d’un bâton bâton, « ils voient des mains »
en puissance 424a ce que les tangibles sont en acte ; car sentir, c’est éprouver tangibles sont en acte », ainsi le chaud/froid pour vous conduire, et vous avez pour lors pu remarquer que vous sentiez,  les mouvements des corps arrivent la main
quelque affection. Ce qui fait une chose pareille à soi en acte, ne le fait que n’est pas senti en acte, mais seulement en par l’entremise de ce bâton, les divers objets qui se rencontraient autour de à travers le bâton
parce que la chose est déjà telle en puissance. Voilà pourquoi nous ne sentons puissance : le sens n’est ni chaud ni froid vous, et même que vous pouviez distinguer s’il y avait des arbres, ou des  de même, la lumière est un mouvement
pas ce qui est chaud ou froid, dur ou mou, au même degré que nous / ; nous quand il sent le chaud et le froid pierres, ou du sable, ou de l’eau, ou de l’herbe, ou de la boue, ou quelque rapide qui se diffuse à travers l’air
ne sentons que les différences, comme si la sensibilité était une sorte de autre chose de semblable. Il est vrai que cette sorte de sentiment est un peu
moyenne entre les qualités contraires des choses sensibles, et que ce fût là ce confuse et obscure, en ceux qui n’en ont pas un long usage ; mais considérez-
qui fait que la sensation peut juger les choses sensibles. En effet, c’est surtout la en ceux qui, étant nés aveugles, s’en sont servis toute leur vie, et vous l’y
le moyen terme qui est propre à juger, parce que relativement à chacun des trouverez si parfaite et si exacte, qu’on pourrait quasi dire qu’ils voient des
extrêmes, il est à la fois l’un et l’autre. mains, ou que leur bâton est l’organe de quelque sixième sens, qui leur a été
donné au défaut de la vue. / Et pour tirer une comparaison de ceci, je désire
 TEXTE 5. ÉPICURE, Lettre à Hérodote, §46-50.  texte 5 que vous pensiez que la lumière n’est autre chose, dans les corps qu’on
46. Il y a, outre les corps solides, des répliques de même forme qu’eux et qui §40-41 nomme lumineux, qu’un certain mouvement, ou une action fort prompte et
dépassent de loin en subtilité tout ce que nous percevons. Il n’est point  « L’univers est composé de corps et de fort vive, qui passe vers nos yeux, par l’entremise de l’air et des autres corps
impossible, en effet, qu’il se répande dans le milieu qui entoure les corps, des vide. » transparents, en même façon que le mouvement ou la résistance des corps,
émanations de ce genre, ni que ce milieu présente les conditions favorables à  « Maintenant, parmi les corps, on doit que rencontre cet aveugle, passe vers sa main, par l’entremise de son bâton.
la constitution d’enveloppes creuses et lisses, ni que les effluves partis des distinguer les composés et ceux dont les
solides conservent, par la suite, dans ce milieu, la position et l’ordre qu’ils composés sont faits : ces derniers corps sont  TEXTE 7. PLATON, Timée, 27e-29b. [œuvre écrite en -360]  texte 7
avaient dans les solides mêmes. Ces répliques, nous les appelons des insécables et immuables. » Selon moi [Timée], il faut commencer par déterminer les deux choses  la cosmologie du Timée affirme, en
simulacres. // (...) 47. (...) [Remarquons] que rien dans les phénomènes ne §46-47 suivantes : Qu’est-ce que ce qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, principe, l’opposition de l’être et du
contredit l’idée que la subtilité des simulacres est insurpassable, et concluons  les simulacres sont des enveloppes et qu’est-ce que ce qui naît et renaît 28a sans cesse sans exister jamais ? / devenir : ce qui est ne devient pas, ce qui
(...) qu’ils ont des vitesses insurpassables, car ils sont capables d’accomplir, aussi creuses et lisses d’une subtilité L’un, qui est toujours le même, est compris par la pensée et produit une devaient n’est pas
vite qu’on veut, un trajet quelconque (...). // 48. Ajoutons que la génération insurpassable qui reproduisent la forme des connaissance raisonnable ; l’autre, qui naît et périt sans exister jamais  l’être implique l’éternité, par essence :
des simulacres est rapide comme la pensée. / Et en voici les raisons : leurs corps réellement, tombe sous la prise des sens et non de l’intelligence, et ne produit éternité de l’être, perpétuité du changeant
éléments sont toujours prêts, sortant de la surface des corps par un écoulement  ils émanent à une vitesse insurpassable qu’une opinion. / Or, tout ce qui naît, procède nécessairement d’une cause ;  l’être est intelligible, le changeant est
continuel, sans qu’il s’ensuive pour ceux-ci une diminution sensible et des corps tout en conservant leurs formes car rien de ce qui est né ne peut être né sans cause. / L’artiste, qui, l’œil sensible
révélatrice, parce que la perte est compensée ; puis, sortis des corps, les  ils sortent des corps « par un écoulement toujours fixé sur l’être immuable et se servant d’un pareil modèle, en  le devenir a été engendré, l’être est
éléments des simulacres n’ont qu’à conserver, et conservent chacun pendant continuel » reproduit l’idée et la vertu, ne peut manquer d’enfanter 28b un tout d’une inengendré
longtemps, la position et l’ordre où ils se trouvaient à la surface de ces corps, §48-49 beauté achevée, tandis que celui qui a l’œil fixé sur ce qui passe, avec ce  le modèle intelligible détermine une
bien qu’il survienne parfois de la confusion ; enfin, comme il n’est pas  la théorie des simulacre est une théorie modèle périssable, ne fera rien de beau. // Quant à l’univers, que nous copie belle, le modèle sensible n’engendre
nécessaire que les simulacres soient remplis en profondeur, des assemblages des sensations visant à répondre à la l’appelions ciel ou monde ou de tout autre nom, il faut d’abord, comme pour rien de beau
serrés se forment rapidement dans l’atmosphère. Il y a encore d’autres causes question à la représentation interne toute chose en général, considérer s’il existe de tout temps, n’ayant point de  le monde sensible et changeant a été
qui produisent également des simulacres, comme on peut l’admettre ; / car ni d’objets extérieurs commencement, ou s’il est né et s’il a un commencement. Le monde est né ; produit par le démiurge (δημιουργός,
ces divers modes de formation ni rien de ce que nous avons dit jusqu’ici  nos représentations sensibles s’expliquent car il est visible, tangible et corporel. Ce sont là des qualités sensibles ; 28c dèmiourgos, le grand artisan)
touchant les simulacres, n’est contredit par les sensations, et bien loin de là, par le fait « quelque chose des objets tout ce qui est sensible, tombant sous les sens et l’opinion, naît et périt, nous  parce que le cosmos est beau, le
ainsi qu’on s’en apercevra en se demandant comment faire pour apporter, des extérieurs pénètre en nous » l’avons vu ; et tout ce qui naît, doit nécessairement, disons-nous, venir de démiurge l’a modelé à partir du modèle
objets extérieurs jusqu’à nous, des représentations qui garantissent évidemment quelque cause. Mais il est difficile de trouver l’auteur et le père de l’univers, intelligible
l’existence de ces objets et qui, d’autre part, leur soient conformes. 49. Il faut et impossible, après l’avoir trouvé, de le faire connaître à tout le monde. Il
admettre que c’est parce que quelque chose des objets extérieurs pénètre en s’agit, en outre, de savoir lequel des deux modèles l’auteur de l’univers a suivi,
nous que nous voyons les formes et que nous pensons. Car les objets extérieurs 29a si c’est le modèle immuable et toujours le même, ou si c’est le modèle qui
ne sauraient imprimer en nous, à travers l’air, les couleurs et les formes qu’ils a commencé. Si le monde est beau et si celui qui l’a fait est excellent, il l’a fait
possèdent en eux-mêmes, ni nous les laisser saisir par des rayons ou par un évidemment d’après un modèle éternel ; sinon (ce qu’il n’est pas même permis
courant de nature quelconque allant de nous à eux ; rien de tout cela n’est de dire) il s’est servi du modèle périssable. Il est parfaitement clair qu’il s’est
satisfaisant comme d’admettre que des répliques détachées des objets et en servi du modèle éternel ; car le monde est la plus belle des choses qui ont un
commencement, et son auteur la meilleure de toutes les causes. Le monde a en effet ce qu’ils nous disent à nous, ces poètes, b que, puisant à des sources
donc été formé d’après un modèle intelligible, raisonnable et toujours le même d’où coule le miel, butinant sur certains jardins et bocages des Muses, ils sont
; 29b d’où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde est une copie. pareils aux abeilles quand ils nous apportent leurs vers, et que, comme elles, ils
volent eux aussi. Véridique langage ! Le poète en effet est chose légère, chose
 TEXTE 8. PLATON, La République, X, 597b-e. [entre -385 et -370]  texte 8 ailée, chose sainte, et il n’est pas encore capable de créer jusqu’à ce qu’il soit
Ainsi, il y a trois sortes de lits ; l’une qui existe dans la nature des choses, et  il y a 3 sortes de lit : devenu l’homme qu’habite un Dieu, qu’il ait perdu la tête, que son propre
dont nous pouvons dire, je pense, que Dieu est l’auteur – autrement qui serait Espèces de lit Cause productrice esprit ne soit plus en lui ! Tant que cela au contraire sera sa possession, aucun
ce ?... – Personne d’autre, à mon avis. – Une seconde est celle du menuisier. l’Idée du lit être humain ne sera capable, ni de créer, ni de vaticiner.
– Oui. – Et une troisième, celle du peintre, n’est-ce pas ? – Soit. – Ainsi, (essence)
Dieu
peintre, menuisier, Dieu, ils sont trois qui président à la façon de ces trois [modèle :  TEXTE 11. PLATON, La République, X, 598b-d.  texte 11
espèces de lits. – Oui, trois. 597c / – Et Dieu, soit qu’il n’ait pas voulu agir 1er degré] 598b Quel est le but de la peinture ? Est-ce de représenter ce qui est, tel qu’il  la peinture est représentation de
autrement, soit que quelque nécessité l’ait obligé à ne faire qu’un lit dans la le lit construit est, ou ce qui paraît, tel qu’il paraît ? Est-elle l’imitation de l’apparence ou de l’apparence
nature, a fait celui-là seul qui est réellement le lit ; mais deux lits de ce genre, (physique, sensible)
menuisier la réalité ?  la peinture prétend à l’universalité
ou plusieurs, Dieu ne les a jamais produits et ne les produira point. – Pourquoi [copie du modèle : De l’apparence. /
2e degré]  le peintre ignore tout de son objet
donc ? demanda-t-il. – Parce que s’il en faisait seulement deux, il s’en L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai ; et ce qui fait qu’il exécute tant de  la peinture donne l’illusion d’être un
le lit peint
manifesterait un troisième dont ces deux-là reproduiraient la Forme, et c’est ce (image)
choses, c’est qu’il ne prend qu’une petite partie de chacune ; encore ce qu’il en savoir de l’objet représenté
lit qui serait le lit réel, non les deux autres. – Tu as raison. 597d – Dieu sachant [copie de la copie :
peintre prend n’est-il qu’un fantôme. Le peintre, par exemple, nous représentera un  le peinture est un charlatan
cela, je pense, et voulant être réellement le créateur d’un lit réel, et non le 3e degré] cordonnier, un charpentier, ou tout autre artisan, 598c sans avoir aucune
fabricant particulier d’un lit particulier, a créé ce lit unique par nature. connaissance de leur métier ; mais cela ne l’empêchera pas, s’il est bon peintre,
Il le semble. / – Veux-tu donc que nous donnions à Dieu le nom de créateur  l’essence unique du lit est réelle, et objet de faire illusion aux enfants et aux ignorants, en leur montrant de loin un
naturel de cet objet, ou quelque autre nom semblable ? – Ce sera juste, dit-il, de la contemplation intelligible ; le lit charpentier qu’il aura peint, de sorte qu’ils prendront l’imitation pour la vérité.
puisqu’il a créé la nature de cet objet et de toutes les autres choses. – Et le physique et le lit en image ne sont que des Assurément.
menuisier ? Nous l’appellerons l’ouvrier du lit n’est-ce pas ? – Oui. – Et le copies Ainsi, mon cher ami, devons-nous l’entendre de tous ceux qui font comme ce
peintre, le nommerons-nous l’ouvrier et le créateur de cet objet ? – Nullement. peintre ; et lorsque quelqu’un viendra nous dire qu’il a trouvé un homme
– Qu’est-il donc, dis-moi, par rapport au lit ? – Il me semble que le nom qui lui instruit de tous les métiers 598d et réunissant en lui seul dans un degré éminent
conviendrait le mieux 597e est celui d’imitateur de ce dont les deux autres sont toutes les connaissances partagées entre les autres hommes, il faut lui répondre
les ouvriers. – Soit. – Tu appelles donc imitateur l’auteur d’une production qu’il n’est qu’une dupe qui s’est laissé éblouir apparemment par quelque
éloignée de la nature de trois degrés. – Parfaitement, dit-il. magicien, par un imitateur qu’il a pris pour le plus habile des hommes, faute
 texte 9 de pouvoir distinguer lui-même la science de l’ignorance, la réalité de
 TEXTE 9. PLATON, La République, VII, 517b-c.  le sensible, c’est le monde obscur et l’imitation.
L’antre souterrain, c’est ce monde visible : le feu qui l’éclaire, c’est la lumière ombreux d’une caverne ; l’intelligible, c’est
du soleil : ce captif qui monte à la région supérieure et la contemple, c’est l’âme le monde extérieur, à la lumière  TEXTE 12. PLATON, La République, X, 604a-605b.  texte 12
qui s’élève dans l’espace intelligible. Voilà du moins quelle est ma pensée, Ce qui lui ordonne de se roidir contre la douleur, c’est la loi et la raison [λόγος]  la raison est forte et résiste à la douleur,
puisque tu veux la savoir : Dieu sait si elle est vraie. Quant à moi, la chose me : 604b au contraire, ce qui le porte à s’y abandonner, c’est la passion [πάθος]. la passion est faible et s’abandonne à la
paraît telle que je vais dire. Aux dernières limites du monde intellectuel, est J’en conviens. douleur
l’idée 517c du bien qu’on aperçoit avec peine, mais qu’on ne peut apercevoir Or, lorsque l’homme éprouve ainsi deux mouvements contraires par rapport  la raison est calme et sage, la passion est
sans conclure qu’elle est la cause de tout ce qu’il y a de beau et de bon ; que au même objet, c’est une preuve, disons-nous, qu’il y a en lui deux parties aux plaintive et violente
dans le monde visible, elle produit la lumière et l’astre de qui elle vient prises.  la raison est difficile imiter, la passion
directement ; que dans le monde invisible, c’est elle qui produit directement la Assurément. (...) mouvementée est facile à imiter
vérité et l’intelligence ; qu’il faut enfin avoir les yeux sur cette idée pour se C’est, disons-nous, la plus saine partie de nous-mêmes qui sait prendre ainsi  la multitude a soif d’imitations des
conduire avec sagesse dans la vie privée ou publique. conseil de la raison. passions
Évidemment.  pour plaire au public, le poète peint les
 TEXTE 10. PLATON, Ion, 533c-534b.  texte 10 Et cette autre partie qui nous rappelle sans cesse le souvenir de nos disgrâces, passions mobiles
Je le vois, Ion ; 533d et je m’en vais même te révéler ce qu’à mon sens il y a là-  le poète est mû par l’enthousiasme qui nous porte aux lamentations, et qui ne peut s’en rassasier ; craindrons-nous
dessous ! En fait, il y a que cette faculté, chez toi, de bien parler d’Homère n’est de dire que c’est quelque chose de déraisonnable, de lâche et de timide ?
point un art, c’est ce que je disais tout à l’heure, mais une puissance divine qui Nous le dirons sans balancer. 604e /
te met en branle, comme dans le cas de la pierre qui a été appelée « magnétique Or, ce dernier principe, celui des douleurs violentes, offre à l’imitation une
» par Euripide et qu’on appelle le plus souvent pierre d’Héraclée. (...) Ce n’est matière riche et variée ; le caractère sage et tranquille au contraire, toujours
pas, sache-le, par un effet de l’art, mais bien parce qu’un Dieu est en eux et qu’il semblable à lui-même, n’est ni facile à imiter, ni, une fois rendu, facile à bien
les possède ; que tous les poètes épiques, les bons s’entend, composent tous concevoir, surtout pour cette multitude confuse qui s’assemble d’ordinaire
ces beaux poèmes, et pareillement pour les auteurs de chants lyriques, pour les dans les théâtres ; car ce serait lui offrir l’image d’une disposition qui lui est
bons. De même que ceux qui sont en proie au délire des Corybantes ne se tout à fait étrangère. 605a Sans contredit. Il est donc évident que le génie du
livrent pas à leurs danses quand ils ont leurs esprits, 534a de même aussi les poète imitateur ne le porte pas vers cette partie de l’âme, et qu’il ne s’attachera
auteurs de chants lyriques n’ont pas leurs esprits quand ils composent ces point à lui plaire, s’il tient à obtenir les suffrages de la multitude, mais qu’il
chants magnifiques ; tout au contraire, aussi souvent qu’ils se sont embarqués s’accommode bien mieux des caractères passionnés et mobiles qui sont faciles
dans l’harmonie et dans le rythme, alors les saisit le transport bachique, et, à imiter.
possédés, ils ressemblent aux Bacchantes qui puisent aux fleuves le miel et le Cela est évident.
lait quand elles sont en état de possession, mais non pas quand elles ont leurs Nous avons donc une juste raison de le condamner, et de le mettre dans la
esprits. Et ce que disent ces lyriques, leur âme le réalise à la lettre : voilà bien même classe que le peintre. Il a cela de commun avec lui, de ne composer que
des ouvrages qui ne valent rien, rapprochés de la vérité ; il lui ressemble encore de vie / : il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que  délibéré : décidé ; rasseoir : apaiser ;
en ce qu’il s’adresse 605b à la partie de l’âme qui ne vaut pas non plus grand- de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soi-même, et s’arrêter et rasseoir en meshuy : désormais ; mettre en rôle :
chose, au lieu de s’adresser à ce qu’il y a de meilleur en elle. Nous sommes soi : Ce que j’espérais qu’il peut meshuy faire plus aisément, devenu avec le enregistrer
donc bien fondés à lui refuser l’entrée d’un État qui doit être gouverné par de temps, plus pesant, et plus mûr / : mais je trouve, « l’oisiveté rend toujours l’esprit
sages lois (...) inconstant », que au rebours, faisant le cheval échappé, il se donne cent fois plus
d’affaire à soi-même, qu’il n’en prenait pour autrui : Et m’enfante tant de
 TEXTE 13. Henri BERGSON, La Pensée et le Mouvant, 1911.  texte 13 chimères et monstres fantasques les uns les autres, sans ordre, et sans propos,
À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de  l’artiste se différencie du commun par que pour en contempler à mon aise l’ineptie et l’étrangeté, j’ai commencé de
nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et son pouvoir d’apercevoir des aspects de la les mettre en rôle, Espérant avec le temps, lui en faire honte à lui-même.
notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne réalité que les autres hommes perçoivent  texte 15
le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si mais ne savent distinguer  TEXTE 15. Essais, I, XXXVIII, p. 436, éd. É. Naya, 1580.  de même que l’âme commande sur
nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent  l’artiste fixe une perception qui pour les Si est-ce qu’au jugement de ces accidents, il faut considérer, comme nos âmes l’assemblage des humeurs du corps, dans
d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de autres est invisible, et ce faisant, il la rend se trouvent souvent agitées de diverses passions. Et tout ainsi qu’en nos corps l’âme, il y a un mouvement qui domine tous
pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis manifeste ils disent qu’il y a une assemblée de diverses humeurs, desquelles celle-là est les autres
longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui  ce que l’artiste lui montre, le public le maîtresse, qui commande le plus ordinairement en nous, selon nos  mais comme il y a une grande souplesse
n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce reconnaît dans l’œuvre, puis parvient à le complexions : aussi en nos âmes, bien qu’il y ait divers mouvements, qui de l’âme, les plus faibles mouvements
révélateur. (...) / Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner retrouver dans le réel l’agitent, si faut-il qu’il y en ait un à qui le champ demeure. Mais ce n’est pas savent aussi s’imposer
ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est  l’artiste ne crée pas, c’est un révélateur avec si entier avantage, que pour la volubilité et souplesse de notre âme, les  est-ce : toujours est-il ; accidents :
que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais  l’artiste se distingue donc par une plus plus faibles, par occasion ne regagnent encore la place, et ne fassent une courte événements ; ils disent : on dit ; assemblée :
nous avions perçu sans apercevoir. (...) // grande extension de ses facultés de charge leur tour. assemblage ; si faut-il : il faut pourtant ; que
L’art suffirait donc à nous montrer qu’une extension des facultés de percevoir percevoir pour la volubilité : à cause de la mobilité ;
est possible. Mais comment s’opère-t-elle ? / – Remarquons que l’artiste a  l’artiste voit plus de choses parce qu’il est  TEXTE 16. Jean-Jacques ROUSSEAU, Les Confessions, III, 1782.
toujours passé pour un « idéaliste ». On entend par là qu’il est moins distrait Deux choses presque inalliables s’unissent en moi sans que j’en puisse  texte 16
préoccupé que nous du côté positif et matériel de la vie. C’est, au sens propre  plus on est préoccupé d’agir, pressé par concevoir la manière : un tempérament très ardent, des passions vives,  dualité de nature de l’écrivain : le cœur, le
du mot, un « distrait ». Pourquoi, étant plus détaché de la réalité, arrive-t-il à ses besoins, moins on perçoit : l’action impétueuses, et des idées lentes à naître, embarrassées, et qui ne se présentent sentiment (prompt, ardent, violent, chaud,
y voir plus de choses ? / On ne le comprendrait pas, si la vision que nous oriente une sélection de la perception jamais qu’après coup. On dirait que mon cœur et mon esprit n’appartiennent premier, confus) et l’esprit, les idées (lent,
avons ordinairement des objets extérieurs et de nous-mêmes n’était une vision pas au même individu. // Le sentiment, plus prompt que l’éclair, vient remplir laborieux, froid, second, clair)
que notre attachement à la réalité, notre besoin de vivre et d’agir, nous a mon âme ; mais, au lieu de m’éclairer, il me brûle et m’éblouit. Je sens tout et
amenés à rétrécir et à vider. De fait, il serait aisé de montrer que, plus nous je ne vois rien. Je suis emporté, mais stupide / ; il faut que je sois de sang-froid
sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler, et pour penser. Ce qu’il y a d’étonnant est que j’ai cependant le tact assez sûr, de
que les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision. (...) / la pénétration, de la finesse même, pourvu qu’on m’attende : je fais d’excellents
Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions impromptus à loisir, mais sur le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille.
des œillères, que nous regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, Je ferais une assez jolie conversation par la poste, comme on dit que les
mais droit devant nous dans la direction où nous avons marcher. Notre Espagnols jouent aux échecs. Quand je lus le trait d’un duc de Savoie qui se
connaissance, bien loin de se constituer par une association graduelle retourna, faisant route, pour crier : À votre gorge, marchand de Paris, je dis :
d’éléments simples, est l’effet d’une dissociation brusque : dans le champ Me voilà.
immensément vaste de notre connaissance virtuelle nous avons cueilli, pour
en faire une connaissance actuelle, tout ce qui intéresse notre action sur les  TEXTE 17. ARISTOTE, Politique, 1342a.  texte 17
choses ; nous avons négligé le reste. Le cerveau paraît avoir été construit en En partant de ces principes, nous pensons que l’on peut tirer de la musique  la musique instruit, purifie l’âme, délasse
vue de ce travail de sélection. (...) Auxiliaire de l’action, [la perception] isole, plus d’un genre d’utilité ; elle peut servir à la fois à instruire [παιδείας] l’esprit l’esprit
dans l’ensemble de la réalité, ce qui nous intéresse ; elle nous montre moins et à purifier [καθάρσεως] l’âme. (...) En troisième lieu, la musique peut être  la musique suscite pitié, crainte,
les choses mêmes que le parti que nous en pouvons tirer. Par avance elle les employée comme délassement, et servir à détendre l’esprit et à le reposer de enthousiasme
classe, par avance elle les étiquette ; nous regardons à peine l’objet, il nous ses travaux. 1342a Il faudra faire évidemment un égal usage de toutes les  la catharsis musicale
suffit de savoir à quelle catégorie il appartient. // Mais, de loin en loin, par un harmonies, mais dans des buts divers pour chacune d’elles. Pour l’étude, on
accident heureux, des hommes surgissent dont les sens ou la conscience sont choisira les plus morales ; les plus animées et les plus passionnées seront
moins adhérents à la vie. La nature a oublié d’attacher leur faculté de percevoir réservées pour les concerts, où l’on entend de la musique sans en faire soi-
à leur faculté d’agir. Quand ils regardent une chose, ils la voient pour elle, et même.
non plus pour eux. Ils ne perçoivent plus simplement en vue d’agir ; ils Ces impressions, que quelques âmes éprouvent si puissamment, sont senties
perçoivent pour percevoir, – pour rien, pour le plaisir. Par un certain côté par tous les hommes, bien qu’à des degrés divers ; tous, sans exception, sont
d’eux-mêmes, soit par leur conscience soit par un de leurs sens, ils naissent portés par la musique à la pitié, à la crainte, à l’enthousiasme. Quelques
détachés ; et, selon que ce détachement est celui de tel ou tel sens, ou de la personnes cèdent plus facilement que d’autres à ces impressions ; et l’on peut
conscience, ils sont peintres ou sculpteurs, musiciens ou poètes. C’est donc voir comment, après avoir entendu une musique qui leur a bouleversé l’âme,  texte 18
bien une vision plus directe de la réalité que nous trouvons dans les différents elles se calment tout à coup en écoutant les chants sacrés ; c’est pour elles une  du peuple : de la foule ; conditions
arts ; et c’est parce que l’artiste songe moins à utiliser sa perception qu’il sorte de guérison et de purification [καθάρσεως] morale. populaires : manières d’être communes ;
perçoit un plus grand nombre de choses.  texte 14 séquestrer et ravoir de soi : se séparer et se
 Montaigne décide de se consacrer, dans la  TEXTE 18. Essais, I, XXXIX, p. 443, éd. É. Naya, 1580. purifier de soi-même
 TEXTE 14. MONTAIGNE, Essais, I, VIII, p. 154, éd. É. Naya, 1580. solitude, à une pleine oisiveté de l’esprit ; Par quoi ce n’est pas assez de s’être écarté du peuple, ce n’est pas assez de  ravoir : se ressaisir, recouvrer ses forces,
Dernièrement que je me retirai chez moi, délibéré autant que je pourrai, ne cependant, au cœur du repli, l’esprit loin de changer de place, il se faut écarter des conditions populaires, qui sont en nous : sa vigueur
me mêler d’autre chose, que de passer en repos et à part, ce peu qui me reste s’apaiser enfante « monstres et chimères » il se faut séquestrer et ravoir de soi.

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