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P.

LE BARILLEC – TD Responsabilité civile 2021

Faire un bon commentaire d’arrêt : identifier le sens, la valeur et la portée

Il y a 3 éléments à dégager pour faire un bon commentaire :

 Le sens : Il faut expliquer la solution de la Cour de cassation. Qu’est-ce que nous dit la Cour
de cassation dans cet arrêt ? Qu’est-ce qu’à l’inverse, elle ne nous dit pas, mais qu’on peut
déduire de l’arrêt ?
Lorsqu’on vous demande de dégager le sens d’un arrêt, on vous demande d’expliquer ce que
vous disent les juges.
Cela implique de répondre aux questions suivantes :
- A quelle question le juge répond-il ?
- Quelle solution donne le juge ?
- Quelle solution est écartée par le juge ?
- Quelle est la règle, qui n’est pas expressément donnée par le juge, mais que l’on peut
déduire de son raisonnement ?
- Qu’est-ce que cela implique, en droit/en pratique.
Fondamentalement, le sens c’est expliquer.

 La valeur : Il faut critiquer, positivement ou négativement, la solution de la Cour de


cassation. Est-ce que cette solution se justifie théoriquement, au vu des règles de droit ? Si non,
est-ce qu’elle se justifie en pratique ? Est-ce qu’on n’a pas un moyen plus efficace de régler le
problème ?
/ !\ La critique peut tout autant être positive que négative. Si la solution des juges est
justifiée, il ne faut pas la discréditer simplement pour le principe.
Le dégagement de la valeur implique de répondre aux questions suivantes :
- La solution donnée par le juge est-elle justifiée en droit, c'est à dire, est-elle respectueuse
des règles légales/jurisprudentielles
- Si oui, en quoi ?
- Si non, pourquoi ?
- La solution est-elle justifiée en fait ?
- Si oui, en quoi ?
- Si non, pourquoi ?
- N’y aurait-il pas une autre solution envisageable et qui serait plus appropriée ?
- La solution est-elle logique ?
- Si oui, pourquoi ?
- Si non, pourquoi ?
Fondamentalement, la valeur c’est critiquer.

 La portée : Il faut situer dans le temps la solution de la Cour de cassation : qu’est-ce qui a
été dit avant, qu’est-ce qui a été dit après.
Cela implique de répondre à ces questions :
- La solution donnée par les juges est-elle une solution inédite ?
- S’agit-il, au contraire, d’une solution qui a déjà été donnée par le passé ?
- S’agit-il d’un revirement de jurisprudence ?
- S’agit-il d’une solution appliquée dans un autre pays que la France ?
- S’agit-il d’une solution qui a été reprise après cet arrêt ?
- S’agit-il d’un simple arrêt d’espèces, qui n’a jamais été repris par la suite ?
- La solution sera-elle confirmée par une réforme législative future ?
Fondamentalement, la portée c’est situer.
P. LE BARILLEC – TD Responsabilité civile 2021

Exemple à partir du document 2 de la fiche n°1 : Cass. Civ. 2, 22 février 1995

LA COUR ; - (...) Sur le moyen unique :

Vu l'article 1382 du Code civil ;

Attendu que l'auteur d'un délit ou d'un quasi-délit est tenu à la réparation intégrale du dommage qu'il a
causé́ ;

Attendu, selon l'arrêt attaqué, que Mme Annick X qui circulait à bicyclette a été́ heurtée et blessée par
l'automobile de M. Y, que Mlle Catherine X agissant tant en son nom qu'en celui de Mme Annick X sa
mère, a assigné M. Y et son assureur, la compagnie Norwich Union, la Caisse primaire d'assurance
maladie d'Elbeuf et la société́ Transport agglomération Elbeuvienne en réparation de son préjudice ;

Attendu que pour exclure Mme X de la réparation de son préjudice personnel, l'arrêt relève que, selon
l'expert, la victime réduite à l'état végétatif, n'est absolument pas apte à ressentir quoi que ce soit qu'il
s'agisse d'une douleur, d'un sentiment de diminution du fait d'une disgrâce esthétique ou d'un
phénomène de frustration des plaisirs comme des soucis de l'existence ; que la cour d'appel en déduit
qu'il n'existe pas la preuve d'un préjudice certain ;

Qu'en statuant ainsi, alors que l'état végétatif d'une personne humaine n'excluant aucun chef
d'indemnisation, son préjudice doit être réparé́ dans tous ses éléments, la cour d'appel a violé le texte
susvisé́ ;

Par ces motifs : Casse et annule, mais seulement en ce qui concerne le préjudice personnel de Mme
X, l'arrêt rendu le 25 juin 1992, entre les parties, par la Cour d'appel de Rouen ; remet, en conséquence,
quant à ce, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait
droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris ;

Pour commenter l’arrêt, il faut commenter les mots de l’attendu. Ce sont eux qui vont permettre
vos développements.

« ainsi, alors que l'état végétatif d'une personne humaine n'excluant aucun chef
d'indemnisation »,

« Etat végétatif » : qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que la victime n’est pas en état
de conscience : la victime en état végétatif est celle qui n’a pas conscience du fait qu’elle souffre
potentiellement d’un préjudice.

« d’une personne humaine » Cette précision est logique étant donné d’une part que seul les êtres
vivants sont susceptibles de tomber en état végétatif et d’autre part qu’on ne répare en principe
que les préjudices subis par une victime disposant de la personnalité juridique.

« n’excluant aucun chef d’indemnisation » : Est-ce que l’absence de conscience de la victime


l’empêche de bénéficier de la responsabilité civile ? Non. Même si elle n’est pas consciente, si
les conditions de la RC sont réunies, elle peut en bénéficier.

Ici donc, la victime, qu’elle soit en état végétatif ou non, sera traitée de la même manière.

 Qu’est-ce qu’on déduit de la combinaison de ces éléments ? On en déduit que l’existence,


ou non, d’une conscience de la victime est indifférente. Pour la Cour de cassation donc, la
conscience n’est pas une condition de caractérisation du préjudice.
P. LE BARILLEC – TD Responsabilité civile 2021

 Choix de la théorie objective. Il existe un débat en doctrine concernant l’appréciation du


préjudice. Doit-elle être objective ou subjective ? Pour les partisans de la thèse subjective, il ne
pouvait y avoir de préjudice que tant que la victime était capable de se le représenter : dans les
hypothèses des victimes en état d’inconscience, faute pour elle de ressentir le mal, on
considérait qu’il n’y avait pas de préjudice réparable, et que les préjudices extrapatrimoniaux
n’ont pas à être indemnisées.
Ici il est attendu de vous que vous développiez les arguments de cette thèse.
Pour les partisans de la thèse objective, à l’inverse, on fait abstraction du point de savoir si la
victime ressent effectivement le préjudice, il faut juste constater que la victime ait été, par
exemple, défigurée, pour que ce préjudice devienne ipso facto réparable.
Ici, à nouveau, il faut développer les arguments de la thèse.
La Cour de cassation rend donc une solution favorable à la thèse objective. La preuve du
préjudice n’est pas subordonnée à la preuve d’une souffrance physique.

« son préjudice doit être réparé dans tous ses éléments »

« Son préjudice doit être réparé » Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que le préjudice
est réparable, et donc qu’il remplit toutes les conditions légales nécessaires.
Il est donc légitime, personnel mais surtout, il est donc certain.
La Cour de cassation ici, casse l’arrêt d’appel dans lequel les juges avaient considéré que le
caractère certain n’était pas rapporté. Ici la Cour de cassation considère au contraire que le
préjudice est certain, et donc qu’il n’est pas éventuel. On n’a pas de doute sur l’existence d’un
préjudice.

Qu’est-ce que cela veut dire du point de vue de l’auteur du préjudice ? Est-ce qu’il peut se
dédouaner de sa responsabilité ? Non, il devra réparer le dommage qu’il a causé.
Cette solution oblige l’auteur à réparer le préjudice subi par la victime dans un état végétatif.

« Dans tous ses éléments » Et l’arrêt nous le dit : il faudra une réparation intégrale. Tous les
préjudices qu’ils soient patrimoniaux/extrapatrimoniaux, moraux/physiques doivent être
réparés. Cela rejoint le premier attendu de la Cour de cassation, au visa de l’art. 1382 ancien :
« Attendu que l'auteur d'un délit ou d'un quasi-délit est tenu à la réparation intégrale du
dommage qu'il a causé́ »

 Toutes ces informations permettent de dire que le préjudice subi par une personne en
état végétatif n’est pas un préjudice éventuel. C’était ça le sens de l’arrêt.

La Cour de cassation estime donc que l’état végétatif ne fait pas obstacle à la réparation de son
préjudice, car celui-ci n’est pas éventuel.
Est-ce que cette solution est logique ?
S’agissant des fonctions de la responsabilité civile droit, on a une cohérence. Quelles sont les
fonctions de la RC ? On a une fonction de régulation, une fonction d’indemnisation, et une
fonction prophylactique.

- Si on se place du point de vue de la régulation : la sanction empêche qu’on ne sanctionne


pas l’auteur d’un dommage.
P. LE BARILLEC – TD Responsabilité civile 2021

- Si on se place du point de vue de la fonction d’indemnisation : Ici on favorise


l’indemnisation de toutes les victimes puisque même la personne en état végétatif aura
droit à réparation.
- Si on se place du point de vue de la fonction prophylactique (de prévention) : cela évite
que certains se disent que si la victime tombe en état végétatif ils ne risqueront rien.
Cela les incite donc à adopter des comportements responsables. Cela incite à ne pas
commettre de dommages.

 La solution est donc appréciable au regard des fonctions de la responsabilité civile.


C’était la valeur de l’arrêt.

En outre, la solution est conforme à la JP en droit pénal. Dès 1988, la chambre criminelle de la
Cour de cassation admettait une telle solution.
La chambre civile, jusqu’à cet arrêt se positionnait en revanche plutôt en faveur de la thèse
subjective.

La solution a été répétée même si certains arrêts ont parfois semé le doute. Ex : dans certains
arrêts du 5 octobre 2010 il a été considéré que les juges du fond sont souverains pour apprécier
s’il y a lieu ou non (et en l’espèce c’était non) à la réparation de préjudices subis par des victimes
dans le coma, avant leur décès.

Cependant, la solution aurait vocation à s’imposer si le projet de la chancellerie était adopté.


En effet, l’art. 1235 du projet de réforme énonce que « Est réparable tout préjudice certain
résultant d’un dommage et consistant en la lésion d'un intérêt licite, patrimonial ou
extrapatrimonial. ». Il n’est pas ici fait de distinction entre les victimes conscientes ou
inconscientes.

 La solution, connue et reconnue depuis cet arrêt, a donc vocation à perdurer. C’était
la portée de l’arrêt.

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