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HYPNOSE FERMÉE, HYPNOSE OUVERTE

Thierry Melchior

Communication au 2ème congrès de la Confédération Francophone d’Hypnose et de


Thérapie Brève

Vaison-la-Romaine 2000

Le mot " hypnose " est fréquemment utilisé dans des contextes tels que, par exemple, " Les foules
qui écoutaient Mussolini ou Hitler étaient comme hypnotisées ", ou encore, " les disciples de la
secte étaient hypnotisés par leur gourou ".
Quand nous entendons ce genre de phrases, nous qui sommes des professionnels de
l'hypnothérapie, convaincus qu'elle aide nos patients à trouver davantage de liberté, nous ne nous
y retrouvons pas. C'est comme si on nous parlait d'une autre hypnose que la nôtre, une hypnose
qui n'aurait rien à voir avec tout ce que nous accomplissons sous ce label, une hypnose qui
n'aurait de commun que le nom.
Quand on nous présente l'hypnose ainsi, comme un " rite fasciste ", pour reprendre l'expression
utilisée sans ambages par une psychanalyste connue, qui manifestement ne l'aime pas beaucoup,
nous réagissons en général en parlant d'hypnose autoritaire, directive, et en expliquant que cette
hypnose-là, celle des hypnotiseurs de music-hall ou celle de Bernheim, n'est plus la nôtre.
Certains d'entre nous parlent même carrément de " nouvelle hypnose " dans le but de souligner
par cette expression à quel point, si le mot est le même, c'est de tout autre chose qu'il s'agit. Et
nous insistons sur le fait que notre hypnose à nous est douce, respectueuse du patient, non
autoritaire, non-directive, permissive, coopérative.
J'ai moi-même fréquemment tenu ce genre de propos et il m'arrive encore de le faire assez
régulièrement. Le fait est, pourtant, que je me pose quelques questions, et ce sont ces questions
que je voudrais partager ici avec vous sans, d'ailleurs, prétendre le moins du monde être en
mesure de vous fournir des réponses, tout simplement parce que je n'en ai pas, ou alors tout au
plus quelques bribes ou quelques débuts d'ébauches.
Suffit-il, en effet de dire que l'hypnose des leaders totalitaires ou des gourous serait, à la
différence de la nôtre, une hypnose autoritaire ? Ce serait croire que, dans tous les cas, ils
procéderaient par des suggestions directes, brutales, ce qui probablement comporte une part de
vérité dans des cas comme ceux de Mussolini ou Hitler, mais ce qui devient nettement plus
douteux dans le cas de bien des gourous suaves et subtils, que pourtant leurs disciples croient
aveuglément.
Peut-on affirmer sans réserve, d'autre part, que notre pratique se serait totalement épurée de tout
élément autoritaire ? Je suis loin d'en être sûr. Le fait est que, dans notre culture qui se veut
démocratique, l'autoritarisme, et même l'autorité tout court, sans " -isme " sont relativement mal
vus. Peut-être est-ce là une des raisons qui nous mènent à insister sur le fait que nous sommes
tous doux comme des agneaux, et peut-être même nous arrive-t-il parfois vraiment d'essayer
d'être tels. Mais le fait est que nous utilisons de puissants moyens rhétoriques, des
présuppositions, des doubles liens, de la confusion, des choix illusoires, des recadrages,
d'alléchantes métaphores qui, pour être plus subtils que des suggestions ressemblant à des ordres,
n'en sont pas moins des moyens relativement efficaces d'orienter le cours des événements dans le
sens qui nous semble thérapeutique.
Et nous présenter comme des agneaux en vient même à faire partie de cette rhétorique, et cela,
que nous le voulions ou non : puisqu'en nous présentant comme tels, que nous y croyions ou non,
nous devenons moins menaçants ce qui mène bien des sujets à baisser leur garde. Autrement dit,
si vraiment nous voulions être agneaux, nous devrions, en toute logique, nous présenter comme
des loups. Cela nous arrive, d'ailleurs, dans certains cas : mais nous sommes trop au fait des
subtilités de la communication et de la relation pour ignorer qu'en procédant ainsi nous ne faisons
que prescrire la résistance ce qui est encore un des moyens connus pour la désamorcer.
Le fait est, d'ailleurs, que nous sommes loin d'avoir si bonne conscience On nous reproche
souvent de manipuler. Et c'est vrai que nous manipulons L'essentiel de ce que nous apprenons en
début de formation a à voir avec cela : apprendre les procédés de manipulation. Et quand on nous
le reproche, que répondons-nous ? Principalement deux choses : 1) Nous ne manipulons pas tant
que ça, juste ce qui nous paraît indispensable (en d'autre termes, nous sommes quand même des
agneaux, vous savez) et 2) tout le monde manipule, on ne peut pas ne pas communiquer, on ne
peut pas ne pas influencer (autrement dit : nous sommes tous des loups). Tâchons d'être lucides :
si nous manipulons, cela revient à dire, d'une manière ou d'une autre que nous sommes quand
même un peu autoritaires.
Et d'ailleurs, pourrions-nous ne pas l'être ? Il est probable que non. Que ce soit dans la pratique de
l'hypnothérapie ou des pratiques de thérapie brève qui y sont peu ou prou apparentées, si nous ne
faisions pas preuve d'une certaine forme d'autorité, sans doute n'arriverions-nous à rien. Je suis
toujours frappé d'ailleurs de voir à quel point les bandes vidéo qu'Erickson nous a léguées étaient
autoritaires ; cela choque d'ailleurs régulièrement bon nombre de mes élèves : et bien des
thérapies avec ou sans hypnose qu'il raconte à Jay Haley dans " Un thérapeute hors du commun "
le sont tout autant.
Par ailleurs, même en procédant de manière apparemment peu autoritaire, ne courons-nous pas le
risque en permanence de suggérer involontairement un certain nombre de choses : combien de
thérapeutes, par exemple n'ont-ils pas suggéré, aux Etats-Unis plus particulièrement, des
souvenirs relativement douteux d'abus sexuels ou l'existence, souvent tout aussi douteuse, de
centaines de personnalités multiples ? Peut-être est-ce l'occasion d'avoir à l'esprit le fait qu'il y a
au moins deux formes d'autoritarisme : il y a l'autoritarisme de pouvoir, certes, c'est-à-dire celui
qui ne se déguise guère, celui qui procède assez massivement par des suggestions qui ressemblent
presque à ordres. Mais il en est un autre, plus pernicieux, dont on aperçoit moins facilement la
présence. Je veux parler de l'autoritarisme de savoir : celui qui revient à être tellement convaincu
de la vérité d'un certain nombre de choses, par exemple, être convaincu du fait que tel symptôme
est sûrement un signe d'abus sexuel ou un signe de personnalités multiples que même en y
prenant garde on ne manque pas de le suggérer.
En parlant de cela, je repense par exemple au vieux David Cheek, qui est mort il y a quelques
années. C'était certainement un des grands hypnothérapeutes américains de notre siècle. Il a écrit
avec Leslie LeCron différents livres sur l'utilisation du signaling idéomoteur, une technique à
laquelle beaucoup d'entre nous se réfèrent encore aujourd'hui. Et il a ensuite écrit un livre avec
Ernest Rossi qui est l'un des disciples les plus importants d'Erickson. David Cheek était un
homme profondément attachant sur le plan humain, et je ne voudrais pas avoir l'air de ternir sa
mémoire. Mais le fait est que, sur le tard, il avait plus de 80 ans, le spiritisme était devenu son
dada : nous l'avons vu, quelques collègues de Bruxelles et moi, à Oxford au début des années 90
donner un atelier à la London Society of Ericksonian Hypnosis.
Qu'avons-nous vu ?
Il interrogeait l' " inconscient " de ses sujets sur l'origine de leurs symptômes et il demandait
notamment si ceux-ci ne pouvaient pas être dus à l'action de l'esprit d'un défunt. Presque toujours,
la réponse par les doigts était positive. Oui, la personne avait bien été " squattée " par l'âme d'un
défunt, par exemple à l'occasion d'un séjour à l'hôpital : " c'est assez compréhensible, expliquait
Cheek , les hôpitaux sont des endroits où pas mal de gens décèdent et donc il est fatal que l'esprit
de quelques-uns d'entre eux cherchent à resquiller et à squatter des vivants " Et ensuite, après
avoir fait connaissance avec l'esprit du défunt, il lui expliquait très diplomatiquement qu'il n'était
pas à sa place, qu'il n'était pas chez lui : il devait laisser son hôte involontaire vivre sa vie et il
l'invitait à rejoindre cette lumière, là-haut qui l'attendait. J'ai appris à cette occasion que les âmes
des défunts ne sont pas très contrariantes, dans l'ensemble : elles acceptent d'assez bonne grâce de
monter au ciel, sans qu'on ait besoin de se montrer trop pressant.
Cela étant : tout cela n'était-il qu'une farce pitoyable ? Cela pouvait commencer à y ressembler
quand le patient n'était pas accablé d'un, mais de deux ou trois esprits de défunts. On finissait par
se demander s'il n'y avait pas lieu d'organiser des vols charter. Mais je ne dirais pourtant pas qu'il
s'agissait simplement d'une mauvaise farce : nombre de personnes qui se sont prêtées aux
démonstrations de Cheek se sentaient réellement soulagées après ce bout de thérapie en public, et
je suis tout à fait disposé à croire que de tels effets aient pu, au moins dans certains cas, s'avérer
durables. Alors, pourquoi pas ?
Nous n'en conclurons pas pour autant que le " squattage "par l'âme d'un défunt était forcément
l'étiologie de leur trouble. Mais nous en conclurons que, même si tout cela se passait sur un mode
très soft - Cheek était quelqu'un de très gentil - il s'agissait quand même, qu'on le veuille ou non,
d'autoritarisme en hypnose, en l'occurrence un autoritarisme de savoir, plus qu'un autoritarisme
de pouvoir (Melchior, 1995).
Alors, pour en revenir à notre question de départ, qu'est-ce qui nous distingue, nous
hypnothérapeutes, d'un Hitler, d'un Mussolini ou du petit gourou commun des sectes ?
Oui, je m'en rends bien compte : poser la question sous cette forme peut paraître un peu " hard ".
Mais quand même, si ce n'est pas la question de l'autorité ou de l'autoritarisme qui est
déterminante, qu'est-ce qui nous différencie ?
Certains répondront sans doute que c'est l'intention ou le but poursuivis. Hitler, par exemple
voulait le mal, et nous voulons le bien.
J'avoue que c'est le genre d'arguments qui me satisfait assez peu : bien sûr dans le cas d’Hitler,
qui fait à juste titre l'objet d'une réprobation quasi-unanime dans notre société, la charge
émotionnelle de l'argument joue à fond. Mais on pourrait citer d'autre leaders totalitaires dont on
peut penser qu'ils estimaient sincèrement œuvrer pour le bien, peut-être Castro à une certaine
époque, ou Che Guevarra, par exemple, ou même à certains égards Mao ou Lénine à leurs
débuts ; et à côté des gourous dont l'unique motivation est la soif de pouvoir ou l'appétit de
l'argent, il me paraît évident qu'il en est d'autres réellement sincères qui ont néanmoins une
influence en quelque sorte hypnotique sur leurs disciples.
Et il suffit de repenser à ce que les antipsychiatres des années soixante, Laing, Cooper ou
Esterson appelaient " hypnose familiale " et, dans ce contexte, au nombre effroyable de messages
toxiques qui peuvent être envoyés par certains parents, qui somme toute ne veulent que le bien de
leurs enfants, pour s'aviser du fait que la pureté de l'intention est loin de pouvoir nous servir de
critère. Il en va d'ailleurs de même de la " negative self hypnosis ", de l'autohypnose négative
dans laquelle nos patients sont empêtrés. Ils y sont empêtrés, certes, mais ce n'est sûrement pas
par masochisme : c'est à force d'utiliser des tentatives de solutions, certes catastrophiques, mais
tout à fait bien intentionnées.
Nous ne pouvons donc pas nous contenter de dire que nos intentions sont pures ou que la valeur
de nos fins justifie nos moyens : ce serait un peu léger.
Et donc se repose la question : comment faire la part entre l'hypnose des leaders et des sectes et
celle que nous pratiquons ?
A cette question, je vous l'ai dit, je n'ai pas de réponse : la vérité est que je me le demande.
Mais quand je me pose la question, je ne peux m'empêcher de penser à une expérience de Pierre
Janet, que je trouve fascinante et qui m'a toujours intrigué.
Dans L'Automatisme psychologique, Janet rapporte, en effet, comment des sujets peuvent en
hypnose vivre des états hypnotiques successifs. Un même sujet, par exemple Rose, peut, après
avoir été hypnotisée, se comporter d'une certaine façon. Quand Janet se remet alors à l'hypnotiser
comme si elle était encore à l'état vigile, comme si elle n'était pas déjà en état d'hypnose, elle
tombe d'abord dans une sorte de syncope puis se réveille dans un deuxième état hypnotique
complètement différent du précédent. Certains sujets comme Rose sont capables de manifester
ainsi jusqu'à quatre formes de comportements hypnotiques différents. Cela amène d'ailleurs Janet
à numéroter, pour s'y retrouver, les sujets hypnotiques correspondants à ces différents états. Il
parle ainsi de Rose 1, Rose 2, Rose 3, etc...
On a ainsi l'impression que l'induction hypnotique fonctionne essentiellement comme une
invitation à produire un comportement globalement autre que celui qui précède.
On ne sera donc pas étonné que Janet écrive :
" Il est maintenant possible de nous faire une idée générale du somnambulisme artificiel, de l'état
des personnes magnétisées, qui a trop longtemps paru surnaturel et inexplicable. L'état
somnambulique (...) ne présente pas de caractère qui lui soit propre, qui soient en quelque sorte
spécifique. Etant donné une personne que l'on ne peut examiner que dans un seul moment de son
existence, il est impossible de déterminer dans quel état elle se trouve. L'état somnambulique n'a
que des caractères relatifs, et ne peut être déterminé que par rapport à un autre moment de la vie
du sujet, l'état normal ou l'état de veille. (...) Le somnambulisme est une existence seconde qui
n'a pas d'autre caractère que d'être seconde.
Ainsi s'explique cette vérité si souvent répétée qu'il n'y a pas un seul phénomène constaté
pendant le somnambulisme, anesthésie ou excitation sensorielle, paralysies, contractures,
émotions ou faiblesse intellectuelle, etc., qui ne se retrouve fréquemment chez une autre personne
pendant sa vie ordinaire. Seulement, chez elle ce caractère est constant et normal pendant toute
la vie, chez celle-là, il est accidentel et n'existe que pendant la seconde vie, mais en réalité, c'est
le même caractère. Un sujet qui est idiot ou aveugle ou intelligent en somnambulisme, ne l'est
pas autrement que celui qui est idiot ou aveugle ou intelligent pendant sa vie normale, seulement,
il ne l'est pas toute sa vie. Rose, dans un de ses somnambulismes profonds, devient hémi-
anesthésique gauche; c'est chez elle actuellement un état tout à fait anormal, car, depuis sept
mois que je l'ai vue tous les jours, elle a toujours été anesthésique totale. Cet état ne dure pas,
car si je la réveille (...), elle perd peu à peu cette sensibilité du côté droit et rentre dans sa vie
normale pendant laquelle elle ne sent rien. Mais cet état que nous qualifions de somnambulisme
chez Rose, est en ce moment, la vie normale de Marie, qui depuis un mois est hémi-anesthésique
gauche, et les caractères de cet état sont exactement les mêmes chez elle. (...)
Cette conception du somnambulisme nous explique aussi l'infinie diversité des somnambules qui
est aussi grande que celle des hommes qui nous entourent : ils peuvent en effet prendre tous les
caractères psychologiques possibles, pourvu que ce ne soit pas exactement ceux de leur état
normal." (Janet, 1889, nous soulignons)
Cette perspective ouverte par Janet n'a de toute évidence pas été suffisamment prise au sérieux.
Et une phrase de ce texte mérite tout particulièrement de retenir notre attention : " Le
somnambulisme, écrit Janet, est une existence seconde qui n'a pas d'autre caractère que d'être
seconde. " Qu'est-ce à dire, sinon que, si l'état second n'a d'autres caractéristique que d'être
second, alors il en résulte que l'état premier, l'état normal, en somme, n'a d'autres caractéristique
que d'être premier. Pour dire les choses d'une manière plus abrupte : nous sommes tous des
hypnotisés.
Cela est-il si surprenant ? Serions-nous vraiment naïfs au point de supposer que nous ne sommes
pas hypnotisés, obnubilés par les évidences de notre époque ?
Peut-être une des manières de mieux le sentir est-il de citer, peut-être un peu longuement, mais
encore bien trop brièvement compte tenu des richesses qu'on peut y trouver, quelques passages
d'un célèbre chapitre d'Alexis de Tocqueville, l'un des grands penseurs français de la philosophie
politique. Ce chapitre se trouve vers la fin de son livre De la démocratie en Amérique (tome 2), et
il s'intitule " Quelle espèce de despotisme les nations démocratiques ont à craindre ".
" J'avais remarqué durant mon séjour aux Etats-Unis, nous dit Tocqueville, qu'un état social
démocratique, semblable à celui des Américains, pourrait offrir des facilités singulières à
l'établissement du despotisme (...).
On n'a jamais vu dans les siècles passés de souverain si absolu et si puissant qui ait entrepris
d'administrer par lui-même (...) toutes les parties d'un grand empire ; il n'y en a point qui ait
tenté d'assujettir indistinctement tous ses sujets aux détails d'une règle uniforme, ni qui soit
descendu à côté de chacun d'eux pour le régenter et le conduire. (...)
Les empereurs possédaient, il est vrai, un pouvoir immense et sans contre-poids, qui leur
permettait de se livrer librement à la bizarrerie de leurs penchants et d'employer à les satisfaire
la force entière de l'État ; il leur est arrivé souvent d'abuser de ce pouvoir (...) : leur tyrannie
pesait prodigieusement sur quelques-uns ; mais elle ne s'étendait pas sur un grand nombre ; elle
s'attachait à quelques grands objets principaux, et négligeait le reste ; elle était violente et
restreinte.
Il semble que si le despotisme venait à s'établir chez les nations démocratiques de nos jours, il
aurait d'autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans
les tourmenter (...)
Les gouvernements démocratiques pourront devenir violents et mêmes cruels dans certains
moments de grande effervescence et de grands périls ; mais ces crises seront rares et passagères.
Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, à la mollesse de leurs mœurs, à
l'étendue de leurs lumières, à la pureté de leur religion, à la douceur de leur morale, à leurs
habitudes rangées, à la retenue qu'ils conservent presque tous dans le vice comme dans la vertu,
je ne crains pas qu'ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs.
Je pense donc que l'espèce d'oppression dont les peuples démocratiques sont menacés ne
ressemblera à rien de ce qui l'a précédé dans le monde (...) La chose est nouvelle, il faut donc la
définir, puisque je ne peux la nommer.
Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde :
je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux, qui tournent sans repos sur eux-
mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs, dont ils remplissent leur âme. Chacun
d'eux, retiré à l'écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres, ses enfants et ses amis
particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il
est à côté d'eux ; mais il ne les voit pas ;il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-
même et pour lui seul, et s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de
patrie.
Au-dessus de ceux-là, s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leurs
jouissances, et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il
ressemblerait à la puissance paternelle, si, comme elle, il avait pour objet de préparer les
hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans
l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il
travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il
pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs
principales affaires (...) ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de
vivre ?
C'est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il
renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen
jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a
disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait.
Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa
guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau
de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus
originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne
brise pas les volontés, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque
nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le
berger.
J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le
tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes
extérieures de la liberté, et qu'il ne serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la
souveraineté du peuple. "
Cela date du XIXème siècle, de 1840, plus précisément (pour ce qui concerne le deuxième
volume, le premier avait été publié en 1835), et il me paraît difficile de ne pas y percevoir des
accents prophétiques quant à la sorte de totalitarisme mou, politiquement et psychologiquement
correct, hypnotisant, hébétant, que nous connaissons à présent, mais c'est un point de vue qui,
bien sûr, n'engage que moi.
Nous serions tous, à en croire Tocqueville, ou à en croire Janet, ou en tous cas, ce que ces propos
impliquent, des hypnotisés, et ce en permanence.
On a beau sentir qu'il peut y avoir là un fond de vérité, cela pose quand même un petit problème.
Il est clair, en effet que, si nous sommes vous et moi, dans une sorte d'hypnose, une hypnose non
seulement quotidienne, mais banale en quelque sorte, il en résulte une autre implication : c'est que
le mot hypnose ne veut plus dire grand chose, il ne signifie, en réalité, plus rien du tout.
Et cela non plus ne nous va pas : parce que, s'il en était ainsi, à quoi bon faire de l'hypnose ? A
quoi bon être hypnothérapeute ?
C'est ici qu'il nous faut peut-être distinguer l'induction hypnotique de son éventuel résultat :
l'induction semble fonctionner comme une invitation à différer, à produire un comportement
radicalement autre, autre que l'état habituel. Ce serait donc moins le contenu de ce comportement
qui importe, que son écart, son altérité, sa différance, pour utiliser un terme de Jacques Derrida
(1967).
Si l'hypnose est ce qui se développe quand on invite un sujet à produire un écart par rapport au
comportement global qui est le sien dans l'état réputé normal ou ordinaire, on peut mieux
comprendre les phénomènes hypnotiques et hypnothérapeutiques qu'elle rend possibles.
En aidant le sujet à produire un écart radical par rapport à son mode de comportement
"ordinaire", on l'aide à s'arracher aux rôles sociaux ordinaires et aux systèmes de représentations
et de croyances qui y sont liés. On l'aide à se libérer des patterns qui structurent son
comportement et le limitent. Force est de constater que ces patterns, aussi utiles soient-ils,
empêchent le développement de nombre de nos potentialités. Ou, pour prendre les choses par
l'autre bout, force est de constater que l'écart radical opéré par l'hypnose nous remet en contact
avec ce pouvoir de liberté qui est en nous, avec l'imagination comme pouvoir de configurer tant
le monde que nos manières d'être et de nous comporter (Roustang, 1994). Peut-être est-ce à ce
niveau qu'il faudrait parler d'hypnose ouverte ou mieux encore, d'hypnose ouvrante. Elle nous
ouvre à autre chose, et c'est bien ce en quoi elle est utile.
L'hypnose au sens où elle peut avoir du sens pour nous, hypnothérapeutes, l'hypnose ouverte,
serait donc à comprendre comme une déhypnotisation. Et cette déhypnotisation, il est sans doute
illusoire qu'elle puisse toujours s'opérer en douceur, de façon angélique : elle devra sans doute
assez fréquemment faire preuve d'un certain degré de violence. Induire l'hypnose ce serait, d'une
manière qui n'est qu'apparemment paradoxale, aider la personne à s'arracher de son hypnose
ordinaire, autohypnose négative ou simplement commune, l'aider à s'en déhypnotiser, pour au
moins l'aider à se trouver une hypnose ordinaire plus satisfaisante. Au moins. Et si l'on arrive à
cela, ce n'est déjà pas si mal.
Mais il semble possible d'aller fréquemment au-delà : un deutéro-apprentissage, comme aurait dit
Gregory Bateson est possible, qui consiste à aider à pouvoir jouer avec l'hypnose, à jouer avec les
hypnoses : à apprendre à pouvoir entrer dans l'une, à en sortir, à se laisser hypnotiser, à se
déhypnotiser, avec fluidité, sans rester prisonnier d'aucune, avec liberté, en souplesse, un peu
comme le sage de la tradition chinoise, dont François Jullien (1998) nous montre qu'il est " sans
idée ", (ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu'il ne pense pas).
Être en hypnose, autrement dit, est d'une banalité affligeante : nous y sommes tout le temps,
parfois pour un meilleur relativement limité, bien souvent pour le pire. C'est l'hypnose fermée.
Apprendre l'hypnose (ou l'autohypnose) concerne autre chose : acquérir le pouvoir, la liberté, d'en
sortir et d'y entrer. C'est l'hypnose ouverte. Si le mot " hypnothérapie " peut avoir un sens, ne
serait-ce pas essentiellement, même si elle n'y parvient pas toujours, cet apprentissage qu'elle vise
?

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