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Explication linéaire 8 : Extrait de l'Acte III, scène 10, Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand, 1897.

Cyrano est amoureux de sa cousine Roxane, une précieuse. Il est persuadé que sa laideur lui ôte tout
espoir d'être aimé d'elle. Roxane lui demande de protéger le beau jeune homme qu'elle aime
(Christian de Neuvillette) qui rentre aux Cadets de Gascogne, le régiment de Cyrano. Cyrano promet
à Christian de l'aider à cacher son manque d'esprit (acte II, scène 10) : « je serai ton esprit, tu seras
ma beauté ». Nous sommes à l'acte III intitulé « Le baiser de Roxane ». Christian, se sentant aimé,
veux parler par lui-même à Roxane. Alors qu'elle lui demande de lui parler d'amour (scène 5), il se
montre maladroit, et Roxane s'agace et rentre chez elle. Pour le sauver, Cyrano (caché sous le balcon
de Roxane) souffle ses mots à Christian profitant de l'obscurité (scène 7) puis il parle lui-même en se
faisant passer pour le jeune homme. Il exprime ici ses sentiments pour Roxane « Ce soir, il me
semble… / Que je vais vous parler pour la première fois ». Roxane est bouleversée par les mots de
Cyrano et exprime elle aussi son amour. Christian, emporté, veut obtenir un baiser. A la scène 10,
Cyrano va user de toute son éloquence pour convaincre sa cousine d'accorder ce baiser à son rival
dont le parcours théâtre et stratagème.
Nous verrons en quoi cette scène est particulièrement originale car le stratagème utilisé va créer
de multiples émotions oscillantes entre le comique et le pathétique et souligne la grandeur de
Cyrano.
Dans un premier mouvement Cyrano rassurera Roxane : de « c'est vous » à « taisez-vous ! » dans le
second mouvement Cyrano séduira Roxane par une définition poétique du baiser de « Un baiser » à «
j’oubliais » et dans le troisième et dernier mouvements la quête du baiser : bonheur de Christian et
douleur de Cyrano.

Trois mouvements :
- rassurer Roxane : de « c'est vous » à « taisez-vous ! »
- séduire Roxane par une définition poétique du baiser de « Un baiser » à « j’oubliais »
- la quête du baiser : bonheur de Christian et douleur de Cyrano.

Premier mouvement

Le dialogue va reprendre : Les points de suspension et la répétition de « de » montre l'hésitation et la


pudeur de Roxane concernant le sujet du baiser.
C'est Cyrano qui prononce ce mot et va tout d'abord dédramatiser la situation pour rassurer Roxane
et vaincre ses réticences.
Il reste d'abord dans l'abstraction (puisque Roxane aime l'esprit) et oppose le mot et la chose. Il
utilise un langage délicat « doux » pour la rassurer. Il exprime son incompréhension grâce à la
négation « je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose » : il met en évidence qu'elle n'a aucune raison
d'avoir peur de prononcer ce mot. La question rhétorique reprend la métaphore de la flamme
amoureuse « s'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? » pour montrer que le mot n'est rien et qu'on
peut en parler sans être choqué. Il utilise à deux reprise l'impératif pour la rassurer et l'encourager à
accepter l'idée de ce baiser « Ne vous en faites par un épouvantement », « Glissez ».
La seconde question souligne qu'elle est déjà troublée et qu'elle est déjà passée du badinage au
sérieux, elle peut donc passer aussi facilement au baiser : de nombreux termes montrent la facilité
de passer d'un état à l'autre « presque insensiblement », « sans alarmes », « un peu », « d'insensible
façon », « il n'y a qu'un frisson » (négation restrictive qui montre l'atténuation) , « glissez ».
L'atténuation permet d'amener Roxane à admettre l'idée du baiser en étant de plus en plus précis. Ce
glissement est aussi facilité par les sonorités : paronyme : « sourire »/ « Soupir », allitération en « s »
et la reprise des termes « soupir » et « larmes ».
Cette stratégie de la douceur semble efficace car Roxane répond par l'injonction qui sera présente
deux fois. La brièveté de sa réponse peut trahir son émotion, rendue manifeste par la ponctuation
expressive. Le taisez-vous semble fonctionne comme une antiphrase : elle est charmée par le mots
de son cousin.

Second mouvement

La définition du baiser va être marquée par un langage toujours éloquent et éminemment poétique.
Roxane est une précieuse, pour la séduire, il faut utiliser un langage poétique qui satisfait son goût
pour les images complexes alliant toujours l'abstrait et le concret pour souligner l'alliance du
sentiment amoureux et de la sensualité. Roxane aurait refusé un langage uniquement sensuel.
Cyrano pratique l'art de la variation sur le même thème avec 7 définitions du baiser.
La question initiale introduit la tentative de définition du baiser.
Se succèdent plusieurs métaphores qui présentent de façon méliorative le baiser :
La première associe en gradation le baiser avec le dévoilement du sentiment amoureux (la gradation
est aussi soulignée par la répétition de « plus »).
Vient ensuite une image charmante liant l'acte physique au mot exprimant l'amour (rose pour la
couleur des lèvres ?)
Le baiser est ensuite la révélation d'un secret : on joue alors sur les sens « bouche » « oreille »
On poursuit par la belle oxymore « un instant d'infini » qui souligne l'intensité du baiser, la
métaphore « bruit d'abeille », souligne la légèreté et évoque la douceur du baiser à travers l'idée du
miel, évoque la nature et annonce le « goût de fleur ».
La métaphore suivante lie l'union physique à l'union des cœurs : la métaphore filée du goût ajoute
une touche de sensualité. Celle-ci est toujours atténuée car elle est toujours liée aux sentiments « se
respirer le cœur », « se goûter l'âme » noter qu'on termine sur ce terme abstrait qui estompe le lien
charnel. On retrouve encore des termes visant l’atténuation « un peu ».
Ces définitions visent à séduire la jeune femme à travers un langage poétique et éloquent qui est au
goût de la précieuse. Elle passe insensiblement du serment amoureux au baiser qui le concrétise.

Cyrano passe ensuite à un argument d'autorité en faisant référence à Anne d'Autriche et à


Buckingham. On noter la référence à l'histoire (toujours dans les référence intellectuelles). On
retrouve l'anaphore du mot baiser qui permet de relancer l'argumentation, l'adverbe intensif « c'est
si noble », le rapprochement entre Roxane et la reine (terme présent deux fois ) et le superlatif « le
plus heureux des hommes » : tout vise à flatter Roxane, à anoblir ce simple baiser.

La didascalie « s'exaltant » indique que Cyrano se laisse emporter par son propre discours. Il oublie la
situation et commence à livrer ses souffrances à travers les comparaisons : on glisse vers le
pathétique. Il oublie qu'il n'est qu'un intermédiaire entre Roxane et Christian. Mais la cruelle réalité
refait surface. Roxane s'exclame « Beau comme lui ! » La didascalie qui suit cette réplique est lourde
de sens « à part dégrisé » : Cyrano revient à lui « j’oubliais », lui qui avait l'illusion d'être aimé se
rappelle avec une ironie amère sa condition en reprenant l'adjectif « beau ».

Troisième mouvement

Le troisième mouvement va mêler avec nuance plusieurs tonalités : le lyrisme de Roxane qui reprend
les mots même de Cyrano, le comique lié à la maladresse de Christian et le pathétique lié à la
souffrance de Cyrano.
La dimension comique est présente depuis le début, tout d'abord par la référence intertextuelle à la
scène du balcon dans Roméo et Juliette (on notera combien Shakespeare était admiré des auteurs
romantiques.) ici, Cyrano est dédoublé en deux hommes que tout oppose : Cyrano, laid mais sublime
intérieurement et Christian, beau mais maladroit en amour. Un certain comique de situation peut
être perçu car il s'agit d'un moment intime vécu à 3 : Roxane pense s'adresser (quiproquo)à Christian
et Christian laisse parle un autre à sa place. Le Comique de mot et de geste (didascalies ) : répétition
de « monte », » l'utilisation du terme trivial « animal », les hésitations puériles de Christian et sa
parole vide « Ah Roxane » qui contrastent avec l'éloquence de Cyrano. Il ne comprend pas non plus
que Cyrano est amoureux. La didascalie montrant en gradation la progression de Christian vers le
balcon peut rappeler les obstacles romanesques à l'amour qu'il faut surmonter mais sur un mode
dégradé : Christian n'a rien fait, rien ne dit, il se contente encore de montrer son aisance physique.
Seul le spectateur a connaissance de tous et apprécie le stratagème et sa dimension comique.

Le pathétique est bien présent et se mêle au comique : alors que Cyrano peut mesurer les effets dès
son discours puisque Roxane accepte le baiser avec l'impératif « montez » et répète les images qui
l'ont touchée, il doit pousser son rival dans les bras de celle qu'il aime la dernière didascalie souligne
que ce baiser lui est comme volé, il ne jouit pas de ce baiser. Il se sacrifie pour rendre heureuse celle
qu'il aime. Sa dernière réplique exprime toute sa souffrance : interjection, exclamative, métaphore
du festin et référence à Lazare.

Conclusion :
Cet extrait met en évidence un stratagème visant à rapprocher deux être qui s'aiment grâce à l'aide
d'un stratège qui aime et reste dans l'ombre. Le personnage de Cyrano apparaît dans toute sa
grandeur : éloquence, abnégation, sacrifice. Le spectateur est profondément touché par une scène
qui mêle avec brio différents registres, différentes émotions. On est aussi frappé par la mise en
abyme éminemment théâtrale : Cyrano joue un rôle, se laisse prendre par l'illusion (comme le
spectateur) et donne à Roxane l'illusion d'être aimée par un être aussi beau spirituellement que
physiquement. Le stratagème laisse cependant un goût amer : la souffrance de Cyrano nous touche
et on peut aussi s'interroger la moralité de tout cela : Christian est aimé grâce aux mensonges,
Roxane est flouée car finalement ceux sont les mots de son cousin qu'elle aime...

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