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Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT

Serge Paugam, Le Lien social, no 572.


Julien Damon, L’Exclusion, no 3077.
Serge Paugam, Les 100 mots de la sociologie, no 3870.
Julien Damon, Les Classes moyennes, no 3982.
ISBN 978-2-13-062717-3
ISSN 0768-0066
Dépôt légal – 1re édition : 2017, septembre
© Presses Universitaires de France / Humensis, 2017
170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paris
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.
Introduction
Les inégalités sociales constituent un enjeu important du
débat public, tant à l’échelle globale que nationale. Cependant,
sitôt rendues visibles, les inégalités sont réduites à leur
dimension monétaire. Or si elles sont liées aux inégalités
économiques (de revenus et de patrimoine), les inégalités
sociales n’y sont pas réductibles, tant du point de vue des
processus qui les produisent que de la manière dont elles sont
vécues.
Le déclenchement de la crise financière entre 2008 et 2009
et ses répercussions, notamment la remontée du chômage, ont
mis la question des inégalités sur le devant de la scène. La
parution, en 2008, d’un rapport de l’Organisation pour la
coopération et le développement économique (OCDE),
institution emblématique du néolibéralisme dans les années
1980 et 1990, qui mettait en garde contre la croissance des
inégalités dans les pays développés, spécialement dans les
pays anglo-saxons et en particulier aux États-Unis, a marqué
un changement de cap notable 1. Le succès mondial de
l’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle – un
livre qui, malgré un volume de quelque mille pages, s’est
vendu à plusieurs millions d’exemplaires dans le monde –
témoigne lui aussi de l’importance du phénomène 2. Ce livre a
fait apparaître l’importance des « super-riches » pour
comprendre la dynamique de la distribution d’ensemble des
revenus. C’est précisément cette catégorie, le 1 % le plus riche
de la population américaine, qui a été la cible privilégiée du
mouvement Occupy Wall Street lancé au Zuccotti Park de
New York en septembre 2011.
La mesure des inégalités économiques se caractérise par la
concentration et la dispersion des ressources (revenus et
patrimoine). L’écart entre les valeurs centrales de plusieurs
populations statistiques traduit les disparités qui existent entre
celles-ci. Ces mesures s’appliquent aux différents domaines où
elles se déploient : la protection sociale, l’école, le logement,
la santé, les institutions politiques, la consommation et la
culture. Loin d’être des faits « bruts », les inégalités sont le
produit de relations sociales inégalitaires. Pour comprendre les
inégalités sociales, il est nécessaire de les rattacher à leurs
processus producteurs. En effet, les inégalités sociales sont des
expressions, historiquement et socialement construites, de
différences ou de disparités qui renvoient à des dynamiques
sociales qui produisent les groupes eux-mêmes.
Les inégalités sociales comportent une forte dimension
symbolique. Des formes spécifiques de catégorisation sont à la
source de privilèges pour certains groupes et de
discriminations pour d’autres. Ces derniers se trouvent
assignés, c’est-à-dire réduits, à une identité, un statut ou une
fonction. Ces assignations empêchent le développement et le
maintien de l’estime de soi en même temps qu’elles réduisent
l’accès à diverses ressources. La reproduction dans le temps
des inégalités sociales suppose qu’elles soient adossées à des
répertoires de justification, eux-mêmes rattachés à des
institutions.
Toute différence n’est pas nécessairement une inégalité.
Pourtant, elle est, au moins à titre de possible, interprétable
comme telle 3. Quelles sont les conditions de possibilité pour
qu’une différence soit interprétée comme une inégalité ? Pour
que la privation d’un bien constitue une inégalité, celle-ci doit
représenter une injustice ou rompre avec une ou plusieurs des
dimensions constitutives de l’égalité, qui est le socle
symbolique de la participation à la société depuis la
Révolution. Plus un bien est collectivement désiré et plus sa
distribution engendrera la privation, et donc l’inégalité. Parce
que la possession d’un diplôme est de plus en plus nécessaire
pour obtenir un emploi de qualité, par exemple, ne pas en
détenir est pénalisant. Tout en constatant les écarts dans
l’accès aux ressources et aux positions valorisées, la
compréhension des inégalités sociales suppose de s’interroger
sur les conditions sociales de possibilité de valorisation de
telle ou telle forme de « capital 4 ». Pour reprendre l’exemple
précédent, les diplômes n’ont aujourd’hui une aussi grande
valeur que parce qu’une « explosion scolaire » a eu lieu au
cours du XXe siècle. Cela signifie qu’une perpétuelle lutte se
joue autour de la définition de biens désirables ; même si les
rapports de domination structurés autour de la possession de
ces ressources sont d’une grande stabilité : diplôme, revenus,
position professionnelle, accès à la consommation, à la culture
et à la santé sont considérés comme des biens fondamentaux
dans les sociétés développées.
Pour nourrir ce questionnement, des travaux
particulièrement féconds ont été menés, notamment aux États-
Unis 5, ce qui n’est pas sans lien avec les niveaux d’inégalités
très élevés qu’on peut y observer. Ces ressources seront
mobilisées, notamment pour souligner le caractère
multidimensionnel des inégalités, point souligné par des
sociologues 6, des économistes 7 et des philosophes 8. Le
sociologue américain Charles Tilly 9 distingue par exemple
deux mécanismes producteurs d’inégalités : l’accaparement
des ressources (hoarding of opportunity) d’un côté et
l’exploitation de l’autre. Cette perspective a trois vertus
principales susceptibles de guider l’analyse des inégalités
sociales, sans constituer un cadre exclusif d’autres approches :
Elle s’applique à des inégalités de toutes sortes et part du
privilège que s’octroient les dominants et non du
désavantage subi par les dominés ;
Elle est relationnelle : les inégalités dépendent des rapports
que les groupes entretiennent, et non des caractéristiques de
ceux-ci, cette perspective évite donc toute forme
d’essentialisme ;
Elle incorpore les idéologies de justification des inégalités
aux relations sociales et à leur reproduction : pour le dire
dans les termes de Pierre Bourdieu, elle ne distingue pas
« objectivisme » et « subjectivisme », mais articule les
deux.
Enfin, ces différentes formes d’inégalité ne se manifestent
pas séparément les unes des autres. L’intersectionnalité, notion
issue du féminisme noir aux États-Unis, permet de comprendre
comment les inégalités se conjuguent et, la plupart du temps,
se renforcent mutuellement.
La notion d’inégalités sociales est souvent mise en relation
avec des domaines proches. Le premier est celui de la
stratification sociale. Celle-ci désigne le découpage des
sociétés en catégories à la fois hiérarchisées et cohérentes.
Cette stratification résulte des inégalités de différents types. Si
ces dernières ne peuvent être étudiées indépendamment de
leurs effets, il importe néanmoins de les en distinguer, d’où
l’insistance ici placée sur les processus producteurs des
inégalités. Une autre problématique centrale dans la sociologie
est celle de l’intégration. Si les deux paradigmes des inégalités
et de l’intégration peuvent être associés 10, ils sont néanmoins
distincts. L’analyse des inégalités met l’accent sur les divisions
et les asymétries tandis que celle de l’intégration privilégie
l’étude de la cohésion et du lien social. Ces deux
problématiques s’entrecroisent dans l’étude de l’intervention
publique puisque celle-ci relie entre eux les membres d’une
collectivité tout en contribuant à reproduire des inégalités. La
ségrégation permet de penser la distribution, dans l’espace
notamment, de groupes hiérarchisés du point de vue de leurs
ressources et résulte des inégalités 11, même si elle peut, en
particulier du fait de la concentration humaine prolongée dans
des espaces favorisés ou défavorisés, contribuer activement à
la dynamique des inégalités. Enfin, l’examen des inégalités ne
saurait être dissocié de celui de la catégorie de domination.
Celle-ci renvoie, de manière générale, à la hiérarchie entre les
groupes sociaux et à l’asymétrie de leurs rapports. Elle désigne
plus précisément l’intériorisation de la légitimité des
inégalités.
Notre premier chapitre aborde la question des mesures de
l’inégalité économique et de la reproduction des inégalités.
Le deuxième documente la baisse, puis la remontée des
inégalités économiques dans les sociétés développées au
e
XX siècle et pose la question de la dynamique à l’œuvre à

l’échelle globale. Nous y verrons comment l’État intervient


pour réguler les inégalités.
Le troisième aborde les inégalités issues de processus
d’assignation identitaire. Comme on le verra, ceux-ci donnent
en particulier lieu à la formation et à la reproduction
d’inégalités ethno-raciales et de genre.
Le quatrième aborde les métamorphoses des inégalités de
classe sociale, dans leur double dimension matérielle et
symbolique.
Enfin, le dernier chapitre est consacré à l’examen de deux
dimensions de l’ordre social contemporain : le caractère
cumulatif des inégalités d’un côté et l’individualisation de leur
représentation de l’autre.
1. Growing Unequal ? Income Distribution and Poverty in OECD Countries,
OECD Publications, 2008.
2. T. Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
3. Sur les points suivants, É. Monnet, « L’unité des sciences sociales. Entretien
avec Bernard Lahire et André Orléan », LaViedesidees.fr, 7 décembre 2015.
4. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit,
1979.
5. D. Grusky, S. Szelenyi (éd.), The Inequality Reader. Contemporary and
Foundational Readings in Race, Class and Gender, Boulder, Westview Press,
2011.
6. Chez Max Weber, l’espace social est analysé à l’aune de critères
économiques, mais aussi de prestige (statut) et de pouvoir (parti) ; voir
chapitres III et IV d’Économie et société [1922], Paris, Pocket, « Agora », 1995.
7. A. Sen, Inequality Reexamined, New York et Cambridge, Harvard University
Press et Russell Sage Foundation, 1992.
8. N. Fraser, Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et
redistribution, Paris, La Découverte, 2005.
9. C. Tilly, Durable Inequality, Berkeley, University of California Press, 1998.
10. A. Franzen et alii (éd.), Essays on Inequality and Integration, Zurich,
Seismo, 2016 ; S. Paugam (dir.), L’intégration inégale. Force, fragilité et
rupture des liens sociaux, Paris, Puf, 2014.
11. S.F. Reardon, K. Bischoff, « Income Inequality and Income Segregation »,
American Journal of Sociology, vol. 116, no 4 (2011), p. 1092-1153.
CHAPITRE PREMIER

La mesure des inégalités


La mesure des inégalités est affaire de conventions. Cela
signifie que les inégalités d’une société, telles que nous les
comprenons, ne sont rien d’autre que ce qu’un indicateur
permet d’en dire. Ces indicateurs doivent donc être utilisés
ensemble. Après avoir présenté les sources et définitions
essentielles utilisées dans la mesure des inégalités (I), nous
aborderons les indicateurs des inégalités économiques (II).
Enfin, nous évoquerons les mesures de la reproduction sociale,
domaine d’analyse privilégié de la sociologie (III).

I. – Sources et notions fondamentales


Les mesures des inégalités reposent sur un nombre limité
de définitions. Ces définitions sont elles-mêmes produites par
des sources qui permettent d’obtenir des informations sur les
écarts à l’œuvre à l’intérieur d’une société et entre les sociétés.
En France, l’Institut national de la statistique et des études
économiques (INSEE) mène de grandes enquêtes sur
lesquelles s’appuient la mesure et la compréhension des
inégalités. Ces enquêtes sont : l’enquête « Emploi » ; l’enquête
« Revenus sociaux et fiscaux » (dont l’enquête « Emploi »
constitue le socle) ; l’enquête « Patrimoine » ; la déclaration
annuelle des données sociales remplie par les entreprises ;
l’enquête « Budget de famille ». Des changements de série
peuvent cependant modifier, au cours du temps, le mode de
calcul des ressources et donc des inégalités et poser des
problèmes de comparaison entre elles des données de
différentes années. Il faut enfin prendre la mesure du caractère
relativement récent de ces sources. L’enquête « Emploi » de
l’INSEE existe par exemple depuis 1950. Pour les périodes
antérieures, les travaux sur les inégalités ne peuvent se fonder
que sur les déclarations fiscales sur le revenu ou les
inventaires de succession 1.
L’INSEE produit des données macroéconomiques relatives
au revenu disponible brut (RDB) dans la comptabilité
nationale. Cette notion prend en compte l’ensemble des
revenus d’activité (salaires, revenus mixtes des non-salariés) et
de la propriété (loyers perçus, dividendes et intérêts reçus par
les détenteurs d’actions, obligations ou comptes d’épargne)
des ménages, duquel sont soustraits les prélèvements
obligatoires (impôts sur le revenu et le patrimoine et
cotisations sociales) et auquel s’ajoutent les prestations
sociales (transferts, en espèces ou en nature, effectués par
l’intermédiaire de régimes organisés de manière collective et
gérés de manière paritaire – les caisses de sécurité sociale – ou
par les administrations publiques).
Le revenu disponible des ménages, un autre indicateur, est
quant à lui calculé à partir de l’ensemble des revenus
(patrimoine, activité, prestations) nets des impôts directs. Ce
revenu disponible des ménages donne une première indication
des écarts au sein de la population. Il est rapporté au nombre
d’unités de consommation (UC) pour mesurer et comparer le
niveau de vie des ménages. Par rapport au revenu disponible
de ces derniers, le niveau de vie tient compte de leur
composition et des économies d’échelle réalisées quand leur
taille s’étend : on décompte 1 UC pour le premier adulte du
ménage, 0,5 pour les autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3
pour les enfants de moins de 14 ans (échelle dite de l’OCDE
modifiée). Cette construction repose sur l’hypothèse d’une
mutualisation complète des ressources à l’intérieur des
ménages qui ne va pas forcément de soi. On suppose ainsi,
même si des études relativisent fortement ce postulat, qu’à
l’intérieur d’un ménage, le niveau de vie des différents
membres est semblable 2.
Enfin, le logement, lorsque le ménage en est propriétaire,
procure à ce dernier une valeur d’usage sans produire de
revenu. Cette ressource non monétaire peut être valorisée
monétairement en déduisant des loyers imputés bruts au
revenu disponible des ménages propriétaires de leur résidence
principale. Ces loyers imputés bruts correspondent aux
montants qu’ils percevraient si le logement possédé était mis
en location, ou bien qu’ils devraient payer s’ils en étaient les
locataires. On peut déduire le remboursement des intérêts
d’emprunt et calculer des loyers imputés nets pour mieux tenir
compte de la situation des propriétaires accédants, c’est-à-dire
ayant bénéficié d’un ou de plusieurs prêts.
Au niveau international, la principale source pour élaborer
des comparaisons dans le temps et entre les pays est la base de
données élaborée par l’OCDE, l’Income Distribution
Database, qui établit des séries concernant les pays de
l’organisation (mais aussi les pays émergents) depuis 1974. À
première vue, la notion de référence pour l’OCDE, le « revenu
net réel disponible des ménages », semble très proche du
revenu disponible des ménages tel que le définit l’INSEE. On
y retrouve toujours une décomposition en trois temps : les
revenus primaires (du patrimoine et de l’activité) sont agrégés,
puis les effets des transferts et prélèvements sont imputés et,
enfin, l’échelle d’équivalence des unités de consommation
prend en compte la composition du ménage. Plusieurs
distinctions doivent néanmoins être faites pour établir des
comparaisons rigoureuses. Ainsi, pour l’OCDE, des parités de
pouvoir d’achat (PPA) permettent de tenir compte des
différences de prix unitaires et des différences dans la structure
de consommation des ménages d’un pays à l’autre (standards
de pouvoirs d’achat, SPA) : le journal britannique The
Economist publie chaque année un « Big Mac index » qui
compare le pouvoir d’achat dans les différents pays à l’aune du
prix du sandwich. Ces PPA sont des taux de conversion
monétaire qui permettent d’exprimer dans une unité commune
les pouvoirs d’achat des différentes monnaies. Cependant, des
dépenses peuvent être socialisées dans certains pays et pas
dans d’autres et le « paiement » de l’impôt renvoie à des
services (publics ou par l’intermédiaire d’organismes à but
non lucratif) d’ampleur (et de qualité, mais la mesure de cette
dernière pose encore d’autres problèmes) différente. On ajuste
donc le revenu en prenant en compte ces transferts sociaux
« en nature » (biens et services), dans le domaine de la santé et
de l’éducation notamment.
Ces définitions font apparaître une différence entre les
inégalités en termes de revenus primaires (les revenus de
l’activité et de la propriété), aussi dits « de marché », entre les
ménages d’un côté, et les inégalités secondaires de l’autre, qui
tiennent compte de la redistribution, que ce soit sous la forme
de prestations sociales (en France, le revenu de solidarité
active, ou RSA, ou les aides personnalisées au logement, ou
APL, en matière de logement par exemple) ou de dispositifs
protégeant contre des risques et pour lesquels il existe des
assurances obligatoires (chômage, maladie, vieillesse, famille
en France) ou encore des services publics (établissements de
prise en charge de la petite enfance, de santé, d’éducation,
etc.).
Ces sources ne sont cependant pas les seules à permettre de
mesurer les inégalités. L’un de leurs angles morts tient à la
mesure des hauts revenus et des patrimoines, très complexes à
identifier car faisant souvent l’objet de sous-déclaration. Grâce
à une collaboration internationale menée sur plusieurs années,
des chercheurs ont constitué des bases de données qui
renseignent sur les ressources monétaires des plus favorisés.
C’est notamment le cas de la World Wealth and Income
Database dirigée par Facundo Alvaredo, Thomas Piketty,
Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (les données sont
accessibles sur le site Internet : www.wid.world/fr).
L’économiste britannique Anthony B. Atkinson, mort en 2017,
codirigeait ce programme.
Enfin, partant du constat que les inégalités se nourrissent de
l’opacité, des organismes ont été créés pour alimenter le débat
public en dressant et en diffusant un état des lieux de celles-ci,
notamment l’Observatoire des inégalités (www.inegalites.fr)
en France.

II. – Les indicateurs d’inégalités


économiques
Ce que les indicateurs d’inégalités permettent de
comprendre dépend entièrement de la façon dont ils sont
conçus. De ce fait, la valeur d’un niveau d’inégalité donné ne
se comprend que lorsqu’elle est replacée dans une évolution
historique et comparative à l’échelle internationale. Cela
implique également que les différents indicateurs soient
utilisés ensemble.
1. Indicateurs de concentration. – L’indice le plus
couramment utilisé pour mesurer la concentration des
ressources monétaires est le coefficient de Gini (du nom du
statisticien italien Corrado Gini, 1884-1965). Par un chiffre
compris entre 0 (distribution parfaitement égalitaire, c’est-à-
dire où chaque ménage possède la même proportion de la
variable calculée) et 1 (distribution parfaitement inégalitaire
où un ménage possède 100 % de la variable calculée), il trace
la courbe de Lorenz, du nom de l’économiste américain Max
O. Lorenz (1876-1959). Celle-ci est la représentation
graphique de la fonction qui mesure le degré de concentration
d’une variable dans une population. Elle associe, en abscisse,
les effectifs cumulés de la population (en %) et, en ordonnée,
les effectifs cumulés croissants de la variable dont on étudie la
distribution (en %). La bissectrice représente la distribution
parfaitement égalitaire et, plus la concentration réelle s’en
éloigne, plus la distribution de la variable est inégalitaire.
L’indice de Gini est calculé à partir de la multiplication par 2
de la surface de concentration, c’est-à-dire de l’aire située
entre la bissectrice et la courbe de répartition de la variable.
L’indice de Gini est abstrait : il synthétise en un seul chiffre le
niveau global d’inégalités observable dans une société. Il peut
donc donner lieu à des comparaisons entre les sociétés et entre
une même société à différentes périodes. Le défaut principal
des indicateurs synthétiques comme le coefficient de Gini est
de ne pas permettre de saisir les rapports sociaux à l’intérieur
de la population étudiée. Il est en outre difficile de comprendre
intuitivement le niveau d’inégalités d’un pays à partir d’un
seul chiffre. Pour remédier à ces problèmes, il existe des
indicateurs de dispersion des ressources monétaires.
2. Indicateurs de dispersion. – La dispersion désigne
l’écart entre les valeurs extrêmes d’une variable ou l’écart
entre ces valeurs extrêmes et la médiane (valeur qui sépare la
population observée en deux parties d’égal effectif). Pour
élaborer des indicateurs de dispersion, on découpe la
population d’une société donnée en tranches, désignées par le
terme « fractiles ». Celles-ci sont des proportions de la
population (quintiles pour désigner des tranches de 20 % ;
quartiles pour désigner des tranches de 25 % ; déciles pour
désigner des tranches de 10 % ; centiles pour désigner des
tranches de 1 % ; millimes pour désigner des tranches de
0,1 %, etc.). Elles sont hiérarchisées : pour une distribution de
salaires par exemple, le premier décile (D1) est le salaire au-
dessous duquel se situent 10 % des salaires ; le cinquième
décile (D5) est la médiane et le dernier décile (D9) le salaire
au-dessous duquel se situent 90 % des mêmes salaires. Grâce à
cette décomposition, on mesure des rapports interdéciles qui
correspondent au multiplicateur qu’il faut appliquer pour que
le plafond de la partie la plus pauvre atteigne le plancher de la
partie la plus riche (D9/D1 ou P90/P10). On peut aussi utiliser
le niveau moyen de revenu à l’intérieur de chacun de ces
déciles pour calculer le rapport du revenu moyen du décile le
plus riche à celui du plus pauvre (D10/D1), ou bien la part de
la richesse et des revenus détenue par une certaine tranche : le
millime, le centile, le décile (en général supérieur).
L’intérêt du rapport interdécile est d’être décomposable
entre l’écart des valeurs supérieures à la médiane (D9/D5) et
l’écart des valeurs qui lui sont inférieures (D5/D1). La
médiane est souvent préférée à la moyenne, qui « tire » vers le
haut les revenus du membre « moyen » parce qu’elle prend en
compte les hauts revenus qui sont très éloignés des niveaux de
revenu les plus courants 3. Ces décompositions permettent
d’apporter des éléments de description des rapports sociaux à
l’œuvre dans une société, en même temps que d’indiquer une
évolution dans la capacité redistributive de l’intervention
publique envers les plus défavorisés.
Ces indicateurs posent cependant des problèmes : les
dynamiques sociales importantes qui ont lieu à l’intérieur des
déciles ou centiles (notamment dans le haut de la distribution
des revenus) échappent à cet indicateur ; d’où l’intérêt de se
tourner vers le taux de pauvreté monétaire.
3. Taux de pauvreté. – Le taux de pauvreté monétaire est
calculé, en France et en Europe, de manière relative : est
pauvre un individu qui vit dans un ménage dont les revenus
sont inférieurs à 60 % du niveau de vie médian. C’est parce
qu’il est relatif qu’il constitue un indicateur d’inégalités.
Comme tout autre, cet indicateur est une convention, ce qui
signifie qu’il véhicule une certaine représentation du
phénomène mesuré, qui est transformée si cette convention est
modifiée. Ainsi, avant 2007, l’indicateur retenu officiellement
en France était non pas 60 % du revenu médian mais 50 %. Or,
cette variation, en apparence limitée, n’occasionne rien de
moins qu’un doublement du taux de pauvreté. En 2014, il y
avait 8,1 % de pauvres en France si l’on retenait le critère de
50 % et 14,1 % si l’on retenait celui de 60 %. De même, étant
calculé sur la base du niveau de vie du ménage et non de
l’individu, le taux de pauvreté ne rend pas compte de la
surexposition des femmes aux emplois précaires et peu
rémunérateurs. Les femmes ayant de bas salaires 4 vivent, pour
une partie importante d’entre elles, dans des ménages dont les
revenus dépassent le seuil de pauvreté. Dans ce cas, elles ne
sont pas « pauvres » au sens statistique du terme. Il existe
encore d’autres indicateurs, dont un indicateur de pauvreté en
conditions de vie, construit à partir d’une liste de vingt-sept
difficultés (ressources, restrictions de consommation et de
logement, retards de paiement, etc.). Quand un individu
déclare souffrir d’au moins huit d’entre elle, il peut être
considéré comme pauvre.
Enfin, il faut souligner qu’aux États-Unis la pauvreté est
calculée de manière absolue, à partir d’un seuil défini comme
le triple d’un panier de biens jugés essentiels. En 2016, ce
seuil était de 24 250 dollars pour une famille de quatre
personnes. Les taux de pauvreté sont très proches en France et
aux États-Unis par exemple (14,1 % en 2014 dans le premier
pays contre 13,5 en 2015 dans le second). Cette proximité ne
correspond cependant pas à la réalité objective de la pauvreté :
si elle était mesurée avec le critère européen (60 % du revenu
médian), elle serait, aux États-Unis, plus importante de 10
points environ. Mais il ne s’agit pas là d’une erreur ou d’un
indicateur qui serait moins « juste » que le précédent : il
exprime avant tout un rapport social à la pauvreté différent de
celui que l’on trouve en Europe, où combler l’écart avec la
dynamique d’ensemble importe plus qu’outre-Atlantique.
4. Repères fondamentaux sur les inégalités
économiques. Grâce à ces indicateurs, il est possible de poser
quelques repères fondamentaux sur les inégalités
économiques. Ces dernières renvoient à l’inégale distribution
du patrimoine et des revenus dans les sociétés. Ces deux
aspects ne peuvent cependant être totalement dissociés, car le
patrimoine produit des revenus, au même titre que les salaires,
les revenus des indépendants et les prestations sociales. Les
revenus du patrimoine sont captés par les catégories
supérieures et, pour les plus hauts revenus, la majorité des
revenus provient justement du patrimoine.
Le patrimoine est distribué de manière plus inégalitaire que
les revenus. En France, en 2012, la moitié la plus modeste des
ménages ne possède que 5 % du patrimoine, les 40 %
« supérieurs » (entre les 50 % les plus pauvres et les 10 % les
plus riches) détiennent 40 % du patrimoine, et les 10 % les
plus riches concentrent 55 % du patrimoine. Pour les revenus,
la distribution est moins inégalitaire : les 50 % les plus
modestes gagnent 23 % des revenus distribués dans une année,
les 40 % supérieurs gagnent 38 % et les 10 % les plus riches
32 % 5. L’essentiel de ces revenus (environ 70 %) est composé
de revenus du travail.
Les inégalités primaires, dites « de marché », sont
supérieures aux inégalités secondaires, ce qui signifie que
l’intervention publique diminue les inégalités, même si elle le
fait à des degrés divers en fonction du pays et de l’époque.
Dans les pays de l’OCDE, la redistribution, par les impôts et
les transferts sociaux, réduit les inégalités de 27 %, les
dépenses sociales représentant les deux tiers de cette
réduction 6. En France, impôts et prestations sociales faisaient
passer la pauvreté de 21,9 % à 14 % en 2013 7.
Mesurées par le coefficient de Gini, le rapport interdécile
ou le taux de pauvreté monétaire, les inégalités de revenus en
France ont baissé des années 1970 aux années 1990, avant de
se stabiliser durant cette décennie et de légèrement augmenter
dans les années 2000. Cette situation est en décalage par
rapport à l’augmentation des inégalités de revenus constatée
dans la majorité des pays développés depuis trente ans, comme
nous le verrons au chapitre suivant. En revanche, depuis les
années 1970, le patrimoine se concentre légèrement dans
l’Hexagone : si la part des 10 % les plus riches est restée stable
de 1970 à 2014 (autour de 55 %), celle des 1 % les plus riches
est passée de 20 à 23,5 % sur la même période 8. Sur la longue
durée, depuis le début du XXe siècle, cette part diminue
cependant sensiblement puisque le 1 % le plus riche possédait
entre 50 et 60 % de la richesse nationale au début du
e
XX siècle.

En matière d’inégalités, plus l’échelle d’observation est


fine, plus les écarts sont importants, notamment en haut de la
distribution. Le 1 % le plus riche de la population fait
coexister des niveaux de richesse et des univers sociaux très
différents. Les niveaux de revenu et de patrimoine observés
sont largement supérieurs au sein du dernier millime (le
millième le plus riche) que du dernier centile, de même au sein
du dernier centile que du dernier décile, etc. En dynamique,
ces décompositions font apparaître un « effet de fronde » où
« les changements de forme de répartition qui engendrent des
différences sensibles dans la patrie médiane de la distribution
suscitent aux extrêmes des transformations considérables 9 ».
La légère augmentation des inégalités de revenus en France
s’est ainsi traduite par une explosion des très hauts revenus 10.
Dans l’ensemble des pays développés, l’augmentation des
inégalités s’opère également par en bas, du fait de la
stagnation ou de la dégradation des revenus des catégories
populaires (les deux quintiles inférieurs de la distribution des
revenus pour l’OCDE). La dégradation des conditions
d’emploi est à la source de ce phénomène : le nombre d’heures
travaillées a diminué à cause du chômage et de l’emploi à
temps partiel au sein de ces segments, et les emplois « non
standards » se sont développés. Si la France connaît un
chômage durablement élevé (au sens du Bureau international
du travail 11, il est passé de 2,9 % des actifs en 1975 à 8 % en
1984, a culminé à 10,4 % en 1994 et 1997 et était de 9,7 % fin
2016), les emplois précaires se sont fortement développés en
Allemagne du fait d’un ensemble de mesures adoptées de 2003
à 2005 sous le nom d’« Agenda 2010 ». Celles-ci ont
notamment assoupli la réglementation encadrant les emplois à
faible rémunération (Hartz II en 2002) et réformé
l’indemnisation du chômage (Hartz IV introduite en 2005). La
pauvreté y a fortement augmenté au cours des dernières
années : elle concerne 17 % de la population et touche
fortement les chômeurs. Les « bas salaires » y ont aussi
augmenté, touchant 22,5 % des salariés contre 8,8 % en France
d’après Eurostat (données pour l’année 2014).
Au-delà de leur évolution quantitative, les indicateurs
d’inégalité font aussi apparaître certaines transformations
sociales moins visibles. Au cours du dernier demi-siècle,
l’entrée en vigueur de systèmes de retraite a occasionné une
diminution de la pauvreté, tendance désormais remise en
cause 12. La pauvreté qui concernait de manière prioritaire les
personnes âgées est désormais concentrée chez les jeunes
(19,8 % des enfants vivaient dans une famille pauvre en
France en 2014 contre 7,6 % des plus de 65 ans) et chez les
familles monoparentales (en France, 35,9 % d’entre elles, dont
80 % sont à la charge des femmes, étaient pauvres en 2014). À
rebours, l’entrée des femmes sur le marché du travail a
contribué à diminuer les inégalités entre hommes et femmes et
entre les ménages.
Tableau 1. – Coefficient de Gini du revenu disponible des ménages
et ratio interdécile des inégalités primaires, en 2014 (ou année la plus
proche) 13
Tableau 2. – Indicateurs d’inégalité de revenu disponible des ménages
(et incluant les loyers imputés nets d’intérêts d’emprunt) et de niveau
de vie en France en 2013 montant annuel, en euros 14

Tableau 3. – Évolution de quelques indicateurs d’inégalité des niveaux


de vie de 1970 à 2013 15

Ces différents indicateurs d’inégalité présentent des


contradictions apparentes. Ainsi, un même indicateur, par
exemple le rapport interdécile (D9/D1), peut prendre, dans le
cas de la France, quatre valeurs différentes pour la même
année (2013). Ces différences ne sont pas des erreurs. Elles
font apparaître le caractère conventionnel de la mesure des
inégalités et les variations importantes qui sont liées aux
définitions appliquées à un même indicateur. Dans le
tableau 1, le rapport interdécile (6,9) désigne les inégalités de
marché ; dans le tableau 2, il prend trois valeurs (4,7 pour le
revenu disponible des ménages et 3,47 pour le niveau de vie –
revenu disponible des ménages auquel sont appliquées les
unités de consommation – et 3,57 si l’on impute les loyers nets
des remboursements d’emprunts).

III. – Les mesures de la reproduction


sociale
La sociologie s’intéresse principalement à la reproduction
des inégalités sociales. Deux facteurs principaux sont
considérés comme étant à l’origine de la plupart des
différenciations sociales : le diplôme et le revenu. Ce dernier
est lui-même lié à la position des individus dans la hiérarchie
socioprofessionnelle. L’étude de la reproduction sociale se
concentre sur les relations entre l’origine sociale et le niveau
éducatif (les inégalités d’accès à l’éducation), entre le niveau
éducatif et la position sociale atteinte (le « rendement » de la
formation) et enfin sur l’éventuelle relation entre origine
sociale et position sociale atteinte. Cette dernière dimension
constitue le cœur du débat dans des sociétés fondées sur la
méritocratie, c’est-à-dire sur la recherche d’une situation où la
position sociale atteinte dépendrait exclusivement des efforts
et des talents individuels, tant le décalage entre la réalité
sociale et les valeurs collectives est patent. Ces relations sont
elles-mêmes établies à partir de tables de mobilité qui
associent origine et destin.
1. Les nomenclatures des positions sociales. – Étudier la
mobilité sociale suppose de pouvoir rattacher les individus à
des positions socioprofessionnelles. Pour cela, des
classifications de référence, dites « nomenclatures », ont
successivement été élaborées. En France, ce travail a été
réalisé par l’INSEE qui a établi, en 1954, une nomenclature
des catégories socioprofessionnelles (CSP). Celle-ci a stabilisé
une représentation de la société comme étant constituée de
groupes sociaux ancrés dans les processus de production. Cet
instrument, élaboré à une époque où le parti communiste était
très influent, se prête à des lectures sociologiques où des styles
de vie sont rattachés aux groupes : « la catégorie
socioprofessionnelle synthétise un faisceau de propriétés
sociales englobant un niveau de formation, de revenu et un
statut social 16 ». Cette nomenclature a été révisée en 1982 pour
tenir compte des évolutions intervenues depuis trois décennies
et remplacée par la classification des professions et catégories
socioprofessionnelles (PCS).
Parce qu’elles structurent fortement la représentation du
monde social, les nomenclatures font souvent l’objet de luttes
intenses. D’une part, la recherche économétrique, qui cherche
à isoler le « poids » d’une variable par des régressions
statistiques, s’accommode mal de classifications synthétiques
comme les PCS. Ensuite, l’européanisation des procédures de
quantification du monde social et le recours croissant à des
comparaisons internationales ont conduit les appareils de
statistique publique des différents pays à encourager le recours
à une nomenclature commune pour analyser la structure
sociale dans les différents pays européens. Une nomenclature,
intitulée European Socioeconomic Classification (ESeC) est
utilisée par l’INSEE à la demande de l’Institut de statistique
européen Eurostat 17. Cette classification est issue des travaux
de Robert Erikson, John H. Goldthorpe et Lucienne
Portocarero dont le schéma repose sur le double critère de la
qualification et du degré d’autonomie des individus dans la
relation de travail. Constituée à partir de la classification
internationale des professions (CITP/ISCO-88), elle est basée
sur la relation entre emploi et travail et distingue 9 postes pour
les actifs et 1 pour les personnes sans emploi.
2. Les dimensions de la mobilité sociale. – Le sociologue
Pitirim Sorokin (1889-1968) a posé, dans un ouvrage
classique 18, les termes du questionnement sur la mobilité
sociale. Il a d’abord constaté qu’il n’était pas possible de
parler d’une tendance unilatérale générale en matière de
mobilité sociale, que celle-ci soit à l’accroissement ou à la
diminution. Cette thèse porte sur la mobilité observée, c’est-à-
dire sur des taux de mobilité absolus. Elle a été prolongée par
l’hypothèse d’une invariance temporelle du régime de
mobilité, ce qui signifie que ce sont les transformations de la
structure sociale (le déversement des emplois agricoles dans
l’industrie, par exemple, ou encore l’augmentation de la part
des emplois d’encadrement dans la population active) qui
rendraient compte de la mobilité observée. L’association entre
origine et position sociale reste alors inchangée, même si sa
forme évolue avec la société. Les disparités sociales dans les
chances d’accéder à une position différente de celle d’origine
n’évoluent pas, malgré les changements sociaux à l’œuvre.
Les sociologues Robert Erikson et John H. Goldthorpe ont
développé cette idée dans un ouvrage paru au début des années
1990 19. Selon eux, un niveau fixe d’inégalité des chances
caractérise les sociétés occidentales. Cette stabilité a été
relativisée, pour ce qui concerne la France, par la mise en
lumière d’une légère augmentation de la circulation
intergénérationnelle entre les groupes 20, c’est-à-dire d’une
fluidité sociale (taux relatifs de mobilité) qu’il faut distinguer
de la mobilité observée (les taux de mobilité absolus). La
mobilité observée a augmenté du fait du changement
économique et de la modernisation de la France : au début des
années 1950, un homme et une femme sur deux appartenaient
à une classe sociale différente de celle de son père alors qu’au
début des années 1990, c’était le cas de deux hommes sur trois
et de trois femmes sur quatre 21. L’inégalité des chances
sociales est aujourd’hui plus faible, c’est-à-dire que
l’association entre classe d’origine et classe de destination a
tendance à diminuer, même si elle reste forte 22. Les
mécanismes permettant d’expliquer cette plus grande fluidité
sociale tiennent aux changements relatifs à l’éducation, à sa
démocratisation d’abord, à son expansion ensuite.
L’analyse de cette tendance de longue durée n’empêche
cependant pas des ruptures dans le destin des générations 23 ;
ces ruptures sont notamment liées à la conjoncture
économique. Les analyses de « cohorte » permettent d’étudier
l’évolution de la valeur des diplômes ou des salaires
d’individus nés la même année. L’enjeu est de montrer les
disparités sociales existant entre des cohortes saisies à l’âge de
30 ans et, par exemple, des cohortes qui les ont précédées ou
succédé de quelques années. On utilise pour ce faire le
diagramme de Lexis, instrument de représentation graphique
forgé par Wilhelm Lexis (1837-1914) à la fin du XIXe siècle 24.
Les cohortes, séparées par le ralentissement du rythme de la
croissance et le chômage de masse, qui sont nées avant et
après 1950 peuvent être considérées comme de véritables
générations sociales : alors que les cohortes nées entre 1936 et
1950 ont bénéficié de l’explosion scolaire et de l’extension de
l’emploi, notamment tertiaire, les plus jeunes (nées entre 1950
et 1965) sont marquées par un « effet de scarification », c’est-
à-dire par le prolongement, sur toute la durée du parcours de
vie, des implications d’une entrée sur le marché du travail dans
un contexte défavorable. Il existe alors des inégalités
générationnelles qui s’articulent mais ne se recoupent pas avec
les inégalités entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. La
réalité de ce déclassement des nouvelles générations par
rapport aux baby-boomers fait cependant débat. Ainsi, des
économistes ont montré, en s’appuyant sur la série des
enquêtes « Budget de famille » de 1979 à 2010, que les
niveaux de vie et de consommation avaient continuellement
augmenté d’une génération à l’autre 25. Cela ne clôt cependant
pas le débat sur le déclassement des jeunes générations,
d’abord parce que le revenu n’en est pas la seule mesure
possible, le rendement des diplômes en constitue par exemple
un autre. Or, cet indicateur diminue. On observe ainsi, dans un
contexte de massification scolaire, un renforcement de l’effet
direct de l’origine sociale sur la carrière professionnelle 26.
Ensuite parce que, dans un contexte de chômage de masse, les
effets psychologiques du déclassement peuvent aller au-delà
de sa réalité et avoir des effets profonds en termes de
comportements professionnels, éducatifs, voire résidentiels ou
politiques 27. Enfin parce que des inégalités au sein des
générations, en lien avec la concentration et la transmission du
patrimoine, doivent être prises en compte.
Un autre couple de notions oppose mobilité subjective et
objective : la mobilité subjective a pu être quantifiée, en
France, à partir de l’édition 2003 de l’enquête de l’INSEE
« Formation, qualification professionnelle ». On y demandait
aux enquêtés de comparer leur situation professionnelle à celle
de leur père. La question était formulée en ces termes : « Si
vous comparez cet emploi [celui que vous occupez
actuellement] à celui qu’avait votre père au moment où vous
avez arrêté vos études, diriez-vous que le niveau de votre
emploi est ou était : “bien plus élevé”, “plus élevé”, “à peu
près le même”, “plus bas”, “bien plus bas” ? » Des
interprétations contrastées du lien entre mobilité subjective et
mobilité objective ont été proposées. Marie Duru-Bellat et
Annick Kieffer estiment que les désajustements sont
majoritaires. À partir de l’étude des mêmes données,
Dominique Merllié considère pour sa part que les mobilités
objectives et subjectives sont cohérentes.
Inégalités entre générations et mobilité
sociale
En partant du constat des inégalités entre les générations dont l’entrée dans
la vie active avait été marquée (ou non) par le ralentissement de la
croissance économique et l’augmentation du chômage, on aurait pu
anticiper des déclassements sociaux systémiques et « en cascade ». Le
sociologue Cédric Hugrée 28 a effectué une relecture des estimations de la
mobilité de la cohorte 1975 proposée par Louis Chauvel en 1998 à partir
de la vague 2010-2014. Ses résultats nuancent, sans infirmer l’analyse
d’ensemble, la prévision d’un déclassement généralisé. Il montre en effet
que si « les enfants des classes moyennes et supérieures nés au milieu des
années 1980 connaissent une érosion réelle mais limitée de leurs
perspectives, les enfants des classes populaires connaissent de meilleurs
destins que ceux estimés mais aussi que leurs homologues de la
cohorte 1945 parce qu’ils deviennent plus souvent membres des
professions intermédiaires ».
Les tables de mobilité qu’il établit confortent quelques résultats bien
connus des études sur la mobilité sociale : importance de la mobilité
structurelle, hérédité forte aux extrêmes de la hiérarchie sociale
(immobilité des cadres et membres des professions intellectuelles
supérieures et des agriculteurs), prédominance des mobilités de faible
amplitude.
Pour affiner la compréhension de la mobilité et sortir des interprétations
contradictoires sur le rapport entre mobilité objective et subjective
évoquées précédemment, Cédric Hugrée élabore également des tables de
mobilité détaillées (utilisant le niveau 2 des PCS – à 18 postes – au lieu du
niveau 1 – à 6 postes). Celles-ci permettent de saisir de « petits »
déplacements dans l’échelle sociale et de rapprocher l’échelle
d’observation des distances sociales subjectives. Ces tables permettent de
mesurer que les enfants dont la profession est identique à celle du père sont
des cadres d’entreprise, les professions intellectuelles et artistiques, les
cadres de la fonction publique, les professions intermédiaires de la santé et
de l’enseignement et les ouvriers qualifiés.
Les professions libérales sont celles qui parviennent le mieux à préserver
leur position. Elles cumulent ressources culturelles et économiques : 52 %
des enfants d’un père de cet ensemble y appartiennent. Les classes
moyennes connaissent quant à elles un glissement, moins intense
cependant que ce que ne le laissaient présager les théories du déclassement
généralisé. Le clivage public-privé reste structurant dans les destinées,
d’une part parce que les gens du public connaissent des taux de
reproduction importants, et d’autre part parce que les professions
intermédiaires du secteur public constituent une voie de mobilité sociale
ascendante pour les catégories populaires.

3. « Les rapports de chances relatives » : instrument


privilégié de quantification des inégalités sociales. – La
mesure de la mobilité, dans ses différentes dimensions, peut se
faire grâce à plusieurs indicateurs. Ces différents indicateurs
peuvent donner des résultats différents, voire contradictoires.
Les inégalités d’accès à l’éducation sont un domaine d’étude
privilégié pour qui veut faire ressortir ces différences, ainsi
que l’extrême dépendance de la tendance constatée envers
l’indicateur utilisé : les inégalités d’obtention du bac en
29
donnent un exemple frappant . On peut ainsi distinguer quatre
manières de calculer les inégalités à cinquante ans d’intervalle.
Les différences entre proportions : selon cet indicateur, qui
compare les proportions de cadres et d’ouvriers ayant eu le
bac, les différences ont augmenté (de 40 à 45 points), car la
proportion de cadres ayant le bac a augmenté plus vite que
celle des ouvriers (+ 45 contre + 40) ;
Les rapports entre proportions : selon cet indicateur, qui
compare les taux d’obtention du bac des cadres et ouvriers
à plusieurs décennies d’intervalle, les différences ont
diminué, car si les enfants de cadres étaient 9 fois plus
nombreux à avoir le bac que les enfants d’ouvrier en 1950,
ils ne sont plus que 2 fois plus nombreux aujourd’hui ;
Le taux de variation par rapport au maximum de variation
possible : on intègre au calcul la difficulté croissante à
atteindre le niveau maximum d’accès au bac et on compare
« la variation réelle des pourcentages à la longueur du
chemin qui restait à parcourir pour atteindre la proportion
maximale de 100 % ». De ce point de vue encore, les
inégalités ont augmenté. Les enfants de cadres ont en effet
comblé une plus grande partie du chemin que les enfants
d’ouvriers, dans un rapport allant pratiquement du simple
au double (82 % contre 42 %) ;
Les odds ratio enfin, ou « rapports de chances relatives »
qui renvoient à la « cote » dans les paris sportifs. Un odds
est une chance relative, c’est-à-dire le rapport entre la
probabilité d’avoir le bac et de ne pas l’avoir. Si, comme
c’est le cas en France, 90 % des enfants de cadres
obtiennent le bac, 10 % ne l’obtiennent pas, l’odds
d’obtenir le bac pour les enfants de cadres est de 9 contre 1.
Un odds ratio compare les rapports de chances des
catégories sociales dans le temps. Les odds ratio font
apparaître une diminution des inégalités puisque si, en
1950, les enfants de cadres avaient 15,7 fois plus de
chances que les enfants d’ouvriers d’obtenir le bac, ce
rapport n’est « que » de 11 fois aujourd’hui.
Comme pour les inégalités économiques, les indicateurs
d’inégalités sociales sont d’autant plus robustes qu’ils
s’éclairent et se complètent les uns avec les autres. Les odds
ratio se sont néanmoins imposés dans la littérature sur la
mobilité 30.
Ce « succès » appelle trois remarques : d’abord, aucune
supériorité technique intrinsèque n’explique pourquoi les
sociologues font un usage privilégié de cet indicateur (les
raisons sont donc surtout « politiques », car les odds ratio
présentent une vision « rose » de l’évolution des inégalités 31).
Cependant, deux autres raisons peuvent être mentionnées 32.
Même s’ils ne sont pas meilleurs, les odds ratio sont plus
« parlants » que les rapports entre pourcentages : ils
neutralisent le poids numérique des catégories et des chances
elles-mêmes. Comme le coefficient de Gini dans le domaine
des inégalités monétaires, les odds ratio mesurent une distance
par rapport à une situation d’égalité. Derrière la technique, ils
proposent une représentation de la société : négligeant le
niveau absolu des taux pour se concentrer sur la compétition
entre des groupes, ils renvoient à une égalité des chances où le
monde social est le terrain d’une compétition pour l’accès aux
biens dans laquelle, idéalement, les institutions doivent
s’employer à corriger les distorsions.
À travers un choix d’indicateur, en apparence technique,
pour mesurer un domaine des inégalités, se révèle une
valorisation, socialement construite et entérinée (ici par le
choix des sociologues de se porter sur cet indicateur), du bien
en question (l’éducation est alors un bien essentiellement
instrumental et non un bien en soi) et même, plus
généralement encore, une conception de l’égalité (des chances
et non des résultats).
1. T. Piketty, Les Hauts Revenus en France. Inégalités et redistributions (1901-
1998) [2001], Paris, Seuil, « Points », 2016.
2. F. Bennett, « Researching within household distribution : overview,
developments, debates and methodological challenges », Journal of Marriage
and Family, vol. 75, no 3 (2013), p. 582-587.
3. L’écart des salaires nets médians et moyens est parlant, même si ces derniers
ne représentent pas l’ensemble des revenus. D’après l’INSEE, en France en
2013, le salaire médian était de 1 722 euros net pour un équivalent temps plein
(hors intéressement et participation) quand le salaire moyen net était de 2 202
euros.
4. Les bas salaires sont les salaires inférieurs aux deux tiers du salaire médian
de l’ensemble de la population.
5. B. Garbinti, J. Goupille-Lebret, T. Piketty, « Income Inequality in France
1900-2014. Evidence from Distributional National Accounts (DINA) »,
piketty.pse.ens.fr/filles/GGP2016DINA.pdf.
6. Income Inequality Remain High in the Face of Weak Recovery, OECD
Publications, 2016.
7. « Minima sociaux et prestations sociales. Ménages aux revenus modestes et
redistribution. Édition 2016 », DREES, ministère des Affaires sociales et de la
Santé, 2016.
8. B. Garbinti, J. Goupille-Lebret, T. Piketty, « Accounting for Wealth
Dynamics : Methods Estimates and Simulations for France (1800-2014) »,
Banque de France, WP#633, juin 2017.
9. L. Chauvel, La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions,
Paris, Seuil, 2016, p. 36.
10. C. Landais, « Les hauts revenus en France (1998-2006) : une explosion des
inégalités ? », Paris School of Economics, 2007, p. 1-44.
11. Selon lequel un chômeur est un individu de 15 ans ou plus, qui est sans
emploi, immédiatement disponible et qui recherche activement un emploi.
12. Y compris chez les retraités, du fait des réformes successives des retraites.
Au Royaume-Uni, un retraité (plus de 65 ans) sur trois est aujourd’hui pauvre.
13. Source : OECD Income Distribution Database, 2016.
14. Source : « INSEE références », édition 2016, fiches « Revenus » ; source
INSEE-DGFiP-CNAF-CNAV-CCMSA, enquêtes sur les revenus fiscaux et
sociaux 2013.
15. Source : INSEE, « INSEE références », édition 2016 fiche « Revenus ».
16. E. Pierru, A. Spire, « Le crépuscule des catégories socioprofessionnelles »,
Revue française de science politique, vol. 58, no 3 (2008), p. 457-481.
17. M. Méron et alii, ESeG = European Socio Economic Groups.
Nomenclature socio-économique européenne, document de travail de la
direction des statistiques démographiques et sociale, F1604, INSEE, février
2016, p. 5.
18. P. Sorokin, Social Mobility, New York, Harper, 1927.
19. R. Erikson, J.H. Goldthorpe, The Constant Flux. A Study of Class Mobility
in Industrial Societies, Oxford, Clarendon Press, 1992.
20. L.-A. Vallet, « Quarante ans de mobilité sociale en France. L’évolution de
la fluidité sociale à la lumière des modèles récents », Revue française de
sociologie, vol. 60, no 1 (1999), p. 17-18.
21. L.-A. Vallet, « Mobilité entre générations et fluidité sociale en France. Le
rôle de l’éducation », Revue de l’OFCE, no 150 (2017), p. 9.
22. En 1977, pour les hommes âgés de 35 à 59 ans, les chances d’être cadre ou
profession intellectuelle supérieure étaient 92 fois plus fortes pour les enfants
de cette catégorie que pour les enfants d’ouvriers. Cet odds ratio (voir ici) n’est
plus que de 29 en 2003.
23. L. Chauvel, Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en
France au XXe siècle [1998], Paris, Puf, 2010.
24. G. Caselli et alii, Démographie. Analyse et synthèse, INED, 2001, vol. 1,
chap. VI.
25. H. d’Albis, I. Badji, « Les inégalités de niveaux de vie entre les générations
en France », Économie et statistique, 2017, no 491-492, p. 77-100.
26. M. Bouchet-Valat, C. Peugny, L.-A. Vallet, « Inequality of educational
returns in France : changes in the effet of education and social background on
occupational careers », in F. Bernardi, G. Ballarino (dir.), Education,
Occupation and Social Origin. A Comparative Analysis of the Transmission of
Socio-economic Inequalities, Cheltenham, Edward Elgar Publishing, 2016, p.
20-33.
27. E. Maurin, La Peur du déclassement. Une sociologie des récessions, Paris,
Seuil et La République des idées, 2009.
28. C. Hugrée, « Les sciences sociales face à la mobilité sociale. Les enjeux
d’une démesure statistique des déplacements sociaux entre générations »,
Politix, no 114 (2016), p. 47-72.
29. P. Mercklé, « Mesurer les inégalités ? Pas si simple ! », Les Chantiers,
Idies, note de travail no 24, septembre 2012. Les données suivantes en sont
tirées.
30. R. Breen, Social Mobility in Europe, Oxford University Press, 2004.
31. J.-C. Combessie, « Analyse critique d’une histoire des traitements
statistiques des inégalités de destin. Le cas de l’évolution des chances d’accès à
l’enseignement supérieur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 188
(2011), p. 4-31.
32. M. Duru-Bellat, « Présupposés et tensions dans la mesure des inégalités
scolaires et sociales », in F. Dubet (dir.), Inégalités et justice sociale, Paris, La
Découverte, 2014, p. 142-152.
CHAPITRE II

Le retour des inégalités


économiques dans les pays
développés
Quels enseignements nous livrent les indicateurs
d’inégalité économique évoqués dans le chapitre précédent ?
Si une remontée des inégalités a lieu dans la plupart des pays
développés (I), ce constat reste-t-il valide si l’on change
d’échelle ? Au niveau global, les effets de la mondialisation
sont moins évidents, notamment parce que des millions de
Chinois et d’Indiens sont sortis de la pauvreté (II). Enfin, les
inégalités restent encastrées dans des systèmes institutionnels :
c’est pourquoi leur niveau et leur représentation varient au sein
même des pays développés (III).

I. – La courbe en U des inégalités


Les sociétés d’avant la Première Guerre mondiale étaient
dominées par le capital (terrien notamment) et la rente. Les
travaux de Thomas Piketty ont montré qu’en Europe elles
étaient très inégalitaires, déterminées par une équivalence –
quasi mécanique aux yeux des contemporains – entre le
capital détenu et le niveau de vie. La société décrite par les
romans d’Honoré de Balzac ou de Jane Austen était une
société de la rente, qui a progressivement laissé la place à la
société salariale au XXe siècle, avant que les inégalités de
revenu et de patrimoine n’augmentent de nouveau depuis
quatre décennies.
1. Le déclin des sociétés patrimoniales au XXe siècle. Si
l’on mesure les inégalités à l’aune de la part des revenus
accaparée par le premier décile de la population, celui-ci
détenait, dans les pays européens (France, Grande-Bretagne,
Allemagne et Suède notamment), entre 45 et 50 % des revenus
contre environ 40 % aux États-Unis avant la Première Guerre
mondiale. Quant aux inégalités de richesse, elles étaient
extrêmes. En 1910, les 10 % les plus riches de la population
détenaient environ 90 % de la richesse nationale (incluant une
partie de la richesse d’autres pays, car les grandes puissances
qu’étaient la France et le Royaume-Uni étaient des empires
coloniaux). Aux États-Unis, les niveaux de concentration du
patrimoine étaient moins importants. Enfin, le ratio
capital/revenu était de 600 à 700 % en France et au Royaume-
Uni (le capital total représentait six à sept années de revenu).
Plus ce rapport est important et plus le passé « pèse » sur la
condition des membres d’une société, moins ils ont de
possibilité transformer celle-ci, c’est-à-dire de la faire à leur
image et d’y trouver leur place 1. Le « poids » du capital
accumulé était évidemment moins grand aux États-Unis, pays
marqué par l’immigration massive ainsi que par l’existence
d’une forme très spécifique de « capital », les esclaves, dans le
cadre légal en vigueur jusqu’à la fin du XIXe siècle, avant
l’abolition de l’esclavage.
Les deux guerres mondiales ont eu raison de ces très hauts
niveaux d’inégalités, particulièrement en Europe, où ces
conflits ont entraîné une diminution des inégalités. La
Première Guerre mondiale a été marquée par le
développement de fiscalités redistributives, ayant un effet très
puissant en matière de correction des inégalités, notamment
par la taxation des hauts revenus, à quoi il faut ajouter
l’érosion des grandes fortunes due à l’entrée dans une
économie de guerre où les réquisitions et autres limitations des
marchés et de la propriété étaient fréquentes. Aux États-Unis,
un impôt fédéral sur les revenus fut instauré en 1913 ; il vit ses
taux monter avec la guerre et la Grande Dépression qui frappe
ce pays après le krach boursier de 1929 2. Le taux marginal
d’imposition des revenus les plus élevés (taux appliqué sur la
dernière tranche des revenus, et donc au-delà d’un seuil de
déclenchement, les revenus situés en deça étant imposés à un
taux inférieur) fut, en moyenne, de 82 % sur la période 1930-
1980, avec des pointes à 91 % entre les années 1940 et 1960. Il
était encore de 70 % en 1980. Un impôt successoral fut
également instauré en 1916, qui s’éleva à 40 % dans les
années 1920 et atteignit pratiquement 70 à 80 % dans les
années 1930-1940. La dynamique fut la même dans les pays
européens, même si les évolutions furent de moindre ampleur.
La France instaura l’impôt progressif en 1914 sur le revenu
des personnes physiques pour satisfaire le besoin de
financement lié à la Première Guerre mondiale. Dans le cadre
de l’impôt sur les successions, la progressivité a été introduite
en 1793, puis abrogée par Bonaparte, avant d’être adoptée
sous la IIIe République (en 1901). L’Allemagne et le Japon
appliquèrent les taux d’imposition les plus élevés dans
l’immédiat après-guerre, c’est-à-dire sous l’influence
américaine.
Plus généralement, la période bordée par les deux conflits
mondiaux a résonné comme l’échec de la société libérale – et
patrimoniale – édifiée au cours du XIXe siècle 3. Le ratio
capital-travail est descendu à des niveaux situés autour de 200
à 300 % au milieu du XXe siècle (278 % pour la France en
1950). La guerre, au-delà même des destructions qu’elle a
provoquées, a légitimé une prise de contrôle publique sur le
capital et assuré la prédominance et la généralisation du
salariat comme forme d’intégration sociale. Au cours de la
période d’après-guerre, trois facteurs se sont conjugués pour
accréditer l’idée que les sociétés occidentales étaient entrées
dans une ère de progrès indéfini, de diminution des inégalités
économiques 4 et de disparition des classes sociales 5 :
la croissance économique rapide (4-5 % par an) et
l’augmentation de la consommation ;
l’explosion scolaire qui bénéficie aux cohortes nées entre la
fin des années 1930 et 1940 ;
la généralisation du salariat, avec la croissance des
protections statutaires et des droits sociaux.
Du fait de ces évolutions, une baisse des inégalités de
revenu a eu lieu dans l’ensemble des pays. Elle a pu prendre
des proportions spectaculaires. En France, le rapport
interdécile D9/D1 est ainsi passé de 8,5 dans les années 1950 à
3,5 dans les années 1980. Cela ne signifie pas que la société
était en voie d’égalisation ni même de « moyennisation 6 », car
les hiérarchies perduraient, mais un mouvement de progrès
relativement partagé était à l’œuvre.
2. L’augmentation des inégalités de revenu. – Depuis
trois décennies, tous les principaux indicateurs d’inégalité sont
à la hausse dans les pays développés (de l’OCDE). Entre 1985
et 2012, le rapport interdécile (D9/D1) est passé de 7,1 à 9,6.
Le revenu moyen des 10 % les plus riches de la population est
10 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres en 2012
alors que ce rapport était de 7 à 1 dans les années 1980. Sur la
même période, le coefficient de Gini a également augmenté
dans la grande majorité de ces pays : de 0,03 point, passant de
0,29 à 0,32 en moyenne. Cette tendance est apparue dans les
pays anglo-saxons à la fin des années 1970 et au début des
années 1980, au moment de la « révolution conservatrice »
menée par Ronald Reagan et Margareth Thatcher,
respectivement aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Elle a
été imitée dans d’autres pays dans les années 2000. La Suède,
pays égalitaire par excellence, a connu une forte hausse des
inégalités dans les années 1990 et dans la seconde moitié des
années 2000 à la suite de réformes fiscales et sociales.
Cependant, même si la dynamique est majoritaire, certains
pays (comme la France) ont connu une stabilité de leurs
niveaux d’inégalités jusqu’à une période récente.
En matière d’inégalités de revenus, une courbe en U
apparaît : avant la Première Guerre mondiale, la part des
revenus dont disposait le dernier décile était d’environ 45 à
50 % en Europe. Elle est tombée à 30 % entre 1914 et 1950-
1960, avant de remonter à 35 %. Dans les pays européens, les
inégalités de revenu n’ont jamais augmenté au point de
retrouver le niveau du début du XXe siècle. Aux États-Unis, la
dynamique est différente : la concentration des revenus au sein
du dernier décile était moins importante avant la Première
Guerre mondiale (40 %). Elle a diminué également au cours
du XXe siècle, mais de manière plus tardive et moins
importante. Surtout, les inégalités ont augmenté de manière
très rapide depuis les années 1970, avec la concentration des
revenus par les 10 % les plus riches avoisinant les 50 % : un
vrai record dans les pays occidentaux et dans l’histoire de ce
pays 7.
Les inégalités augmentent donc par le haut de la structure
sociale. Même dans les pays où la tendance à l’augmentation
des inégalités est limitée, comme en France, les très hauts
revenus progressent beaucoup plus vite que la moyenne : entre
1978 et 2015, les 0,001 % les plus riches Français (le dernier
dix-millime) ont vu leur revenu avant impôt augmenter de
138 % contre 39 % pour l’ensemble de la population 8. Le
décrochage des super-riches, particulièrement visible et
structurant dans le cas américain, est surtout porteur d’une
mutation qualitative : les riches ne sont plus seulement des
rentiers mais des travailleurs qui arrivent à tirer une plus-value
très substantielle de leur position sur le marché du travail.
Jusque dans le 1 % le plus riche, on trouve désormais un
équilibre entre les revenus issus du travail et du capital, ce qui
représente une transformation historique d’ampleur par rapport
au monde où les super-riches étaient pratiquement tous des
rentiers. Il faut aller très haut dans la décomposition du dernier
centile pour voir les rentiers l’emporter. Les super-riches sont
ainsi pour la plupart des travailleurs, notamment dans le
secteur de la finance. La contribution de ce secteur est décisive
dans l’augmentation des inégalités de revenus 9, même si la
financiarisation comporte différentes dimensions. L’essentiel
de sa contribution à l’augmentation des inégalités dans les
pays de l’OCDE au cours des dernières décennies vient de la
croissance de l’activité sur les marchés financiers 10.
Les inégalités augmentent également « par le bas » avec
une stagnation, voire une diminution des revenus des
catégories modestes. Les deux quintiles (40 %) inférieurs de la
distribution sont concernés. Cette dégradation est notamment
liée au chômage et à l’augmentation de l’emploi « non
standard » (à temps partiel ou sur des contrats précaires). Le
chômage a augmenté dans l’ensemble des sociétés
développées du fait du ralentissement de la croissance
économique consécutive aux chocs pétroliers des années 1970
(1971 et 1974) 11. En France, le chômage est la principale
source de pauvreté 12. De plus, le chômage ne rend que
partiellement compte du non-emploi, sa mesure (par le Bureau
international du travail) exclut les « travailleurs découragés ».
Un « halo » du chômage, zone grise de précarité, de temps
partiel, de non-disponibilité immédiate et d’absence de
recherche active existe mais il est beaucoup moins visible que
le « taux de chômage ». Plus généralement, entre 2003 et
2011, le niveau de vie moyen des 10 % les plus pauvres
diminue alors que celui des plus riches augmente. Les
inégalités n’explosent pas, mais la stabilité globale cache un
écart croissant entre les niveaux extrêmes de la distribution 13.
Les facteurs explicatifs des inégalités
selon l’OCDE
L’OCDE distingue trois facteurs principaux dans l’augmentation des
inégalités. Le premier, mentionné plus haut, est l’évolution des formes
d’emploi et des conditions de travail. Un tiers des personnes en emploi
dans l’OCDE ont un emploi « non standard ». L’emploi « non standard » a
représenté 57 % de toutes les créations d’emploi dans les pays de l’OCDE
sur la période 1995-2013.
Le second est l’évolution du contexte technologique et économique, et
notamment les avancées des technologies de l’information et de la
communication (TIC). Le progrès technologique serait biaisé en défaveur
des moins qualifiés. En effet, le progrès technologique appelle une montée
des qualifications qui exclut de l’emploi les moins qualifiés et occasionne
une « course » entre technologie et éducation. Cependant, le changement
technologique n’est pas un facteur isolé et indépendant, encore moins une
force providentielle. Ses effets dépendent de la régulation plus ou moins
contraignante des pouvoirs publics 14. La même remarque peut être faite au
sujet de la mondialisation : celle-ci ne touche pas l’ensemble des
économies ni ne s’impose sans l’action de catégories spécifiques qui en
tirent parti. L’OCDE affirme que la mondialisation crée des emplois et n’a
pas d’effet significatif direct sur la dispersion des salaires. Elle occasionne
(ou justifie) en revanche un assouplissement de la régulation du marché du
travail qui favorise les inégalités salariales, au détriment notamment des
titulaires de contrats temporaires. À l’inverse, les exportations contribuent
à l’accroissement des rémunérations des dirigeants, ceux-ci capturant une
rente et augmentant leur bonus, particulièrement dans les pays où la
régulation juridique et fiscale est faible 15.
Enfin, la diminution de la capacité redistributive de l’État, et notamment
de la progressivité de l’impôt, est en cause dans l’augmentation des
inégalités. Elle est liée aux phénomènes précédemment évoqués, sans être
dans une dépendance mécanique à leur égard. Les évolutions structurelles
dans la composition des ménages jouent quant à elles un rôle marginal
dans les dynamiques en jeu.
Des rapports sociaux sont à l’œuvre derrière la mondialisation, le
changement technologique ou la dérégulation du marché du travail, ils sont
médiatisés par des choix politiques qui, exprimant ces rapports sociaux, les
déterminent en retour. Ainsi, les catégories les plus aisées ont réussi à
influencer la régulation du marché du travail et d’autres éléments
législatifs et réglementaires dans un sens qui leur est avantageux 16.
À l’inverse, le taux de syndicalisation diminue et la dispersion croissante
des revenus primaires est en partie imputable à cette perte d’influence des
syndicats 17.

3. L’augmentation de la concentration et du « poids »


du capital dans les sociétés. – Des deux côtés de l’Atlantique,
la concentration de la richesse a eu tendance à diminuer
pendant le XXe siècle, avant que les niveaux de concentration
n’augmentent à partir des années 1970. Les niveaux
d’inégalités de patrimoine sont plus élevés aux États-Unis
qu’en Europe, où s’est constituée une « classe moyenne »
(supérieure : les 40 % situés entre le premier décile et la
médiane, pour Piketty) patrimoniale qui, malgré les remises en
cause récentes, représente une innovation historique, aussi
substantielle que fragile.
Le logement est-il un capital ?
La possession de la résidence principale est le socle de l’appartenance à la
classe moyenne patrimoniale. Thomas Piketty a montré que la quasi-
intégralité de l’augmentation du poids du capital provenait de celle du prix
de l’immobilier. Matthew Rognlie a, avec d’autres, contesté le lien établi
par Piketty entre capital logement, rendement du capital et croissance.
Selon lui, la tendance à l’œuvre est une gestion de la rareté des biens
valorisés plutôt qu’une accumulation du capital 18. La question posée est
celle du calcul de la valorisation du capital. Le logement rapporte des
loyers et des loyers imputés lorsque le propriétaire est occupant. Thomas
Piketty raisonne en grande partie sur des données de la comptabilité
nationale selon laquelle le logement est, sans équivoque possible, du
capital (les loyers imputés sont pris en compte dans la valeur ajoutée des
ménages et le capital logement est comptabilisé dans les comptes du
patrimoine). Pourtant, les modèles économiques standards, quant à eux, ne
tiennent pas compte du logement dans leurs fonctions de production. Pour
bâtir sa théorie, Piketty construit une telle fonction, mais en intégrant le
logement à la mesure du ratio capital/revenu. Des économistes 19 ont
critiqué cette opération. Ils distinguent le capital productif de la valeur du
logement et concluent que sur les dernières décennies, le ratio capital sur
revenu, correctement évalué, est resté stable en France, en Grande-
Bretagne, aux États-Unis et au Canada, ce qui contredit donc assez
frontalement la thèse de Piketty.
Selon ces critiques, la propriété est réduite aux revenus qu’elle procure (et,
éventuellement, aux « soucis » liés à sa gestion). Or la propriété n’est pas
qu’un revenu. La valoriser à son prix de marché permet de rendre compte
de la position sociale qu’elle offre, de la capacité à emprunter et à dégager
des marges de manœuvre pour affecter les revenus sur d’autres postes de
dépense (loisirs, vacances, éducation, santé, etc.), des occasions de plus-
value sur la longue durée. Aux extrémités supérieures de la distribution, les
effets de la propriété sont spectaculaires. Du fait du doublement des tailles
moyennes des patrimoines qui a eu lieu dans les années 2000, la propriété
immobilière produit, au sein des déciles centraux de la distribution des
revenus, des distorsions majeures entre ceux qui en disposent et les autres :
elle structure des inégalités de classe et de génération. Le poids des
dépenses de logement dans le budget des ménages a augmenté
continuellement depuis vingt ans, notamment du fait de l’augmentation des
loyers. Il varie dans un rapport de 1 à 2,5 entre les propriétaires n’ayant
plus d’emprunt à rembourser et les locataires et pèse fortement sur les
ouvriers et employés 20. Les dépenses de logement sont aujourd’hui celles
qui différencient le plus nettement la structure de consommation des plus
aisés et des plus modestes. Le phénomène est général en Europe, où un
nombre croissant d’habitants voit la part de son revenu consacrée au
logement (on parle de « taux d’effort ») dépasser 40 %.

Les inégalités mesurées par le poids du capital par rapport


au revenu ont connu une courbe en U particulièrement
marquée au XXe siècle, ce qui indique un retour à une société
patrimoniale. Le ratio entre capital et revenu est remonté
jusqu’à 550 % en 2010 en Europe. Aux États-Unis, il n’est
« que » de 400 %, soit approximativement son niveau du début
du siècle, après avoir connu un creux moins accentué qu’en
Europe au cours du XXe siècle. On lit ici une rigidification de
la structure sociale. En effet, plus cet indicateur est élevé et
plus la hiérarchie sociale est figée. Une patrimonialisation est
à l’œuvre, y compris dans les sociétés qui, comme la France,
résistent globalement à une explosion des inégalités de
revenus.

II. – Qui sont les gagnants et les perdants


de la mondialisation ?
Les inégalités de revenu observées dans les pays
occidentaux augmentent-elles également dans le reste du
monde ? Tous les pays deviendraient-ils plus ou moins
inégalitaires ? Quels instruments permettent de le mesurer ?
Les conventions statistiques qui définissent la pauvreté dans
les pays développés ne peuvent s’appliquer dans les pays
pauvres et où les revenus « formels » ne représentent qu’une
part limitée de la richesse ; la mesure d’un écart avec le revenu
médian n’a pas de réelle signification : le caractère généralisé
et extrême du dénuement rend inopérante la mesure retenue
dans les pays développés. Au niveau international sont
considérées comme vivant dans une extrême pauvreté toutes
les personnes dont les revenus se situent en dessous du seuil de
1,90 dollar par jour (seuil auparavant fixé à 1,25 et révisé en
2015). Cet indicateur permet de mesurer une diminution de la
pauvreté au niveau global. Selon la Banque mondiale, le
nombre d’individus vivant sous le seuil de pauvreté extrême
était de 767 millions en 2013 21. Il a diminué de 1,1 milliard
depuis 1990 et représente environ 1 habitant de la planète sur
10. Cette diminution a donc été très rapide, notamment en
Chine et plus largement en Asie. A contrario, si l’Afrique
subsaharienne a bien engagé un mouvement de diminution de
la pauvreté, elle concentre la moitié de celle de la planète et
voit le nombre de pauvres augmenter en valeur absolue
(389 millions en 2013).
Alors que les inégalités de revenu augmentent dans les pays
riches, d’aucuns soutiennent qu’un mouvement de
convergence aurait lieu entre les pays du monde 22. Il est
possible de distinguer différents concepts d’inégalités pour
comprendre la dynamique à l’œuvre 23. Trois mesures des
inégalités peuvent être utilisées. L’inégalité 1 représente les
inégalités entre les revenus nationaux bruts moyens de chaque
pays. Cette mesure de l’inégalité ne prend pas en compte la
taille des pays : Suisse et Chine ont le même poids. L’inégalité
2 s’appuie également sur la moyenne des revenus des
individus de chaque pays (et non sur les revenus individuels),
mais prend cette fois en compte la population de chaque pays.
Enfin, l’inégalité 3 mesure les inégalités à partir des individus
et non des pays. Chaque personne entre dans le calcul, quel
que soit son pays d’appartenance. Ce passage à la mesure
individuelle des inégalités pose des problèmes
méthodologiques, notamment parce qu’elle repose sur des
enquêtes menées auprès des ménages qui ne sont pas
disponibles ni homogènes dans tous les pays, notamment en
Afrique.
Ces différentes mesures font apparaître des dynamiques
distinctes. L’inégalité 1 montre une divergence accentuée à
partir des années 1980. Selon cet indicateur, la globalisation
néolibérale serait bel et bien productrice d’inégalités au niveau
global. La mesure de l’inégalité 2 intègre les « succès »
économiques, par exemple de l’Inde et de la Chine, en matière
de réduction de la pauvreté faisant apparaître un déclin, et
même un déclin rapide, des inégalités. La Chine a été en
grande partie « responsable » du déclin des inégalités au
niveau global, avant que l’Inde ne prenne le relais. Le niveau
d’inégalité global (inégalité 3) est quant à lui très supérieur au
niveau d’inégalités que l’on trouve au sein des différents pays,
même les plus inégalitaires.
Les inégalités de capacités selon
le Programme des Nations unies pour
le développement
Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) a
élaboré un indice de développement humain (IDH), sous l’impulsion
d’Amartya Sen, en 1990. Il s’agit d’un indice composite qui établit, sur
une échelle allant de 0 à 1, la moyenne de trois indicateurs : la durée
moyenne de scolarisation des adultes de plus de vingt-cinq ans et la durée
attendue de scolarisation pour les enfants ; l’espérance de vie à la
naissance qui mesure, de manière indirecte, la satisfaction des besoins
matériels et les conditions d’hygiène et de salubrité de l’environnement ; le
niveau de vie calculé à partir du revenu brut par habitant en parité de
pouvoir d’achat. Les personnes et leurs capacités, et non la croissance
économique, constituent le critère ultime pour évaluer le développement
d’un pays. Cet indicateur permet de comparer des niveaux et des rythmes
de développement : ce dernier, lent pour les pays déjà développés et pour
l’Afrique subsaharienne, est plus dynamique pour la Chine et, à un
moindre degré, en Inde et au Brésil, c’est-à-dire dans les grands pays
émergents.Deux innovations statistiques permettent de saisir la
multidimensionnalité des inégalités. Un « indice de développement humain
ajusté aux inégalités » (IDHI) est déduit du potentiel de développement
humain mesuré par l’IDH. Dans une situation fictive d’égalité parfaite,
l’IDHI est égal à l’IDH ; plus les inégalités au sein d’un pays sont élevées
dans les trois dimensions mesurées et plus l’IDHI s’écarte, à la baisse, de
l’IDH (données 2014). La baisse va de 5,5 % en Finlande à 44 % en
Angola, la France se situant autour de 10 % et l’Allemagne à un niveau
légèrement inférieur (7 %). Les pays d’Afrique subsaharienne sont les plus
inégalitaires à tous points de vue, suivis par l’Asie du Sud, les pays arabes,
l’Amérique latine et les Caraïbes. Les pays européens affichent des
niveaux d’inégalités beaucoup moins importants dans les trois dimensions
que les autres pays du monde. Cet indicateur permet de cerner les
domaines où les inégalités sont les plus criantes dans les régions de la
planète : les inégalités de revenu sont les plus fortes en Amérique latine,
les inégalités d’éducation sont les plus fortes dans les pays arabes (38 %)
et en Asie du Sud (41 %), tandis que l’Afrique subsaharienne est la plus
inégalitaire en matière d’accès à la santé. Enfin, le PNUD mesure les
inégalités de genre à partir d’un indicateur spécifique, lui aussi composite,
qui prend en compte les différences en matière de représentation politique,
d’accès à l’éducation, etc. pour faire ressortir le degré auquel les fruits du
progrès sont (in)également partagés entre femmes et hommes.
La répartition des gagnants et des perdants au cours de la
période ouverte dans les années 1980 est claire : les gagnants
sont les très riches des pays occidentaux (les 5, voire le dernier
pourcent), d’une part, et les classes moyennes des pays en
développement, de l’autre. Deux tiers de la population
mondiale ont vu leur situation s’améliorer. Les perdants, au
moins en termes relatifs, sont les classes moyennes supérieures
au niveau mondial (situées entre le 75e et le 90e centile de la
distribution globale), c’est-à-dire les classes moyennes des
pays occidentaux 24 et les plus pauvres de la planète, dont les
revenus n’ont pas suivi la hausse générale. Rapportées à
l’indicateur du coefficient Gini global, on note ainsi un très
léger recul des inégalités entre les années 1980 et la fin des
années 2000. Le rattrapage objectif des classes populaires et
de certains segments des classes moyennes des pays
développés explique en partie le sentiment de déclassement
qui y affecte de vastes catégories et l’opposition croissante à la
mondialisation qui s’y fait jour.
Bien que l’absence de données d’enquêtes sur les revenus
des ménages empêche des comparaisons terme à terme avec
les niveaux d’inégalités contemporains, la trajectoire de
longue portée des inégalités semble représenter une courbe en
U inversée : augmentation rapide au XIXe et au début du
e
XX siècle, stabilisation à un niveau très élevé puis léger déclin
depuis. Les inégalités ont évolué et se sont en particulier
transformées, passant d’une problématique prolétarienne, où
les inégalités internes aux pays sont explicatives d’une part
prédominante des inégalités constatées au niveau global, à une
problématique de migration. Pour Milanović, les inégalités à
l’intérieur des pays restent cependant les plus structurantes,
notamment d’un point de vue politique. D’ailleurs, y compris
dans les pays qui ont vu une large partie de leur population
sortir de la pauvreté, les inégalités augmentent fortement 25.
Globalement, les inégalités dans les grands pays en
développement sont supérieures à celles des pays de l’OCDE.
Le coefficient de Gini est de 0,32 en moyenne dans l’OCDE, il
se situe autour de 0,4 en Inde (comme aux États-Unis), de 0,5
en Chine et au Brésil (où les inégalités diminuent cependant
grâce aux politiques sociales) et de 0,6 en Afrique du Sud. La
situation de ce dernier pays, qui a connu le régime d’apartheid
(terme qui recouvre un ensemble de lois ségrégationnistes
reposant sur l’assignation des populations à des groupes
raciaux et la stricte séparation de ceux-ci) de 1948 à 1991,
invite à s’intéresser aux facteurs étatiques et politiques dans la
structuration des inégalités.

III. – Les inégalités à l’intérieur


des pays : le rôle des institutions
Longtemps sous-estimé au profit d’analyses mettant en
avant les facteurs économiques dans l’évolution des sociétés,
l’État est de nouveau considéré comme un acteur majeur 26. La
fiscalité est la première institution à jouer un rôle dans la lutte
contre les inégalités. En effet, c’est le développement
d’instruments fiscaux caractérisés par la progressivité de
l’impôt (sur les revenus et les successions) qui a le plus
contribué à corriger les inégalités au cours du XXe siècle. De ce
point de vue, il est de toute première importance de constater
que la remontée des inégalités de revenus dans les pays anglo-
saxons est corrélée à la diminution du caractère progressif de
la fiscalité. Pendant les années 1950 à 1970, la part du revenu
captée par le 1 % le plus riche était, aux États-Unis, d’environ
10 %. À cette période, le taux marginal d’imposition supérieur
était toujours supérieur à 70 %. À ce même niveau en 1980, il
est tombé à 28 % en 1988, sous l’effet des politiques menées
par Ronald Reagan. De même, le taux marginal d’imposition
supérieur sur les successions est passé de 70 % en 1980 à 35 %
en 2013. Depuis 2010, la redistribution baisse dans de
nombreux pays développés : les dépenses publiques, et
notamment sociales, étant diminuées dans le cadre de
politiques dites de « consolidation budgétaire ».
Malgré cette évolution, la redistribution par l’impôt et les
prestations sociales diminue toujours les inégalités, et ce dans
tous les pays. En moyenne, les inégalités diminuent de 27 %
du fait de la redistribution dans les pays de l’OCDE. Les deux
tiers de cette redistribution dépendent des prestations sociales,
dont le poste principal est aujourd’hui occupé par les retraites
(mais qui comptent également la santé ou les prestations
familiales). Ceux-ci ne sont cependant pas les transferts les
plus progressifs puisqu’ils assurent un revenu globalement
proportionnel au niveau de rémunération de la personne
pendant sa carrière. Cela explique pourquoi les femmes,
pénalisées dans leur carrière, le sont également quant au
montant de leur retraite, nettement inférieur en moyenne à
celui des hommes. En 2013 en France, la pension moyenne
des femmes représentait 60 % de celle des hommes (993 euros
contre 1 642).
En outre, la progressivité de l’impôt n’est pas le seul critère
à prendre en compte pour mesurer la capacité redistributive,
des pays ayant un taux d’impôt élevé pouvant appliquer une
fiscalité moins progressive. De plus, les formes de la
redistribution sont elles-mêmes liées à des différences dans la
distribution primaire des revenus. Ainsi, l’OCDE distingue
cinq types de pays au sein de son organisation 27. Du moins
inégalitaire au plus inégalitaire, des configurations variables
d’inégalités de marché et de redistribution apparaissent :
Dans les pays du Nord, on constate une faible dispersion
des revenus du travail et des transferts universels, assis sur
des impôts élevés mais peu progressifs ;
dans un premier groupe de pays d’Europe continentale, où
figure la France, on constate une dispersion moyenne des
revenus du travail liée, en France notamment, au niveau du
chômage. Les transferts monétaires, principalement des
assurances, n’y sont pas progressifs ;
Dans un second groupe de pays d’Europe continentale, où
figure l’Allemagne, les transferts monétaires, également
assis sur des assurances, ne sont pas non plus très
progressifs mais la dispersion des salaires est plus élevée
du fait d’un recours important au temps partiel ;
Dans les pays du monde anglophone comme le Royaume-
Uni, la dispersion des salaires est élevée, également en
raison de la fréquence du temps partiel ; les transferts
monétaires sont peu élevés mais progressifs ;
Dans les pays émergents et aux États-Unis, la dispersion
des revenus du travail et du capital est très forte, les
inégalités et la pauvreté élevées.
Le sociologue danois Gøsta Esping-Andersen a élaboré une
analyse des formes institutionnalisées de protection sociale
dans les pays capitalistes. Le degré de « démarchandisation »,
c’est-à-dire de soustraction au marché de certains aspects de
l’existence (culture, éducation, santé, etc.) est le critère
essentiel pour identifier et distinguer des régimes d’État social
(welfare regimes). La démarchandisation représente ainsi la
capacité d’une personne à conserver ses moyens d’existence
sans dépendre du marché, notamment du travail. En
s’appuyant sur deux axes de différenciation des pays (le
niveau, faible ou fort, de redistribution d’un côté et le type de
protection, assuranciel ou étatique, de l’autre), il a élaboré une
typologie qui fait encore référence. Il distingue trois mondes
de l’État social 28. Le premier, libéral-résiduel et recoupant les
pays anglophones, est très inégalitaire ; le second,
conservateur-corporatiste et recoupant les pays d’Europe
continentale, est moyennement inégalitaire, tandis que le
dernier, le monde social-démocrate, qui regroupe les pays
nordiques, est le moins inégalitaire en Europe et dans le
monde. Cette analyse est très explicative des niveaux
d’inégalité observés à l’intérieur des pays développés. Les
pays du nord de l’Europe, assis sur une fiscalité élevée et des
services publics universels, ont les niveaux d’inégalité les plus
faibles du monde, même s’ils progressent rapidement,
notamment en Suède, du fait de la moindre capacité
redistributive de l’État.
Outre le niveau, les formes de la redistribution comptent
également. Il est ici intéressant de comparer la France et le
Danemark. Tous les deux appartiennent aux pays les plus
égalitaires de la planète et tous les deux ont un niveau de
dépenses sociales rapporté à leur richesse nationale
sensiblement équivalent (34,3 % du PIB en France en 2014
contre 33,5 % au Danemark, qui, en parité de pouvoir d’achat,
présente cependant les dépenses sociales par habitant les plus
élevées). Pourtant, le Danemark est plus égalitaire que la
France (son coefficient de Gini est de 0,254 contre 0,294 en
France en 2014). Il articule en effet un taux d’emploi élevé,
une flexibilité donnée aux entreprises et un fort investissement
dans l’accompagnement des trajectoires des personnes tout au
long du cycle de vie, depuis la petite enfance jusqu’à des âges
plus avancés. C’est un modèle beveridgien structuré autour de
l’universalité des droits sociaux et des services publics. La
France est caractérisée par la prédominance des assurances
sociales. La proportionnalité des apports, sous la forme de
cotisations aux diverses assurances sociales et des prestations
reçues, est un principe essentiel. La forme, bismarckienne, des
transferts assure, quant à elle, une moins grande universalité et
une moindre diminution des inégalités 29.
Les institutions régulant les inégalités doivent également
être articulées à des valeurs partagées. Les inégalités sont
encadrées par des normes et des institutions. Cela explique
l’adéquation (relative) des représentations sociales aux
niveaux d’inégalité dans chaque société. Les welfare regimes
sont donc des constructions relativement « totalisantes » du
monde dans lequel vivent les individus : ils regroupent la
structuration des parcours de vie, des niveaux d’inégalité
objective, des valeurs et aspirations sociales qui sont le
cadrage cognitif au travers duquel ces inégalités sont perçues,
acceptées ou dénoncées. Les valeurs et les réalités sociales
peuvent cependant être en décalage les unes avec les autres.
Ainsi, en France, l’aspiration à l’égalité, très profondément
ancrée dans la tradition politique, explique la perception,
sévère et pessimiste si on la rapporte à la situation de notre
pays en comparaison internationale, des inégalités 30. Ce
principe de justice n’est pas le seul : l’attachement à l’égalité
est articulé avec celui au mérite, notamment en matière
salariale.
Cette aspiration à l’égalité est également contredite par la
nature corporatiste et conservatrice, notamment du point de
vue familial, du système de protection sociale français. Plus
pauvres que les autres catégories d’âge, plus exposés à la
précarité de l’emploi 31, privés de la pleine jouissance des
droits sociaux, les jeunes rencontrent des difficultés à « se
placer » 32 dans une société qui repose toujours sur l’emploi
stable (le contrat à durée indéterminée). La jeunesse est
polarisée et les destins individuels sont de plus en plus
dépendants des ressources que les familles peuvent (ou non)
transmettre. Or ces ressources sont très inégalement
réparties 33. La jeunesse (18-24 ans) est la catégorie d’âge où
les inégalités sont les plus fortes (avec un coefficient de Gini
de 0,315 contre 0,303 pour l’ensemble de la population en
2012).

La courbe de « Gatsby le Magnifique »


L’idée selon laquelle les inégalités seraient compensées par la mobilité
sociale, qu’elles rendent possible en offrant des chances aux individus, est
un élément de légitimation, notamment aux États-Unis. Cette idée a
contribué à justifier des politiques publiques favorables aux très hauts
revenus (notamment des baisses d’impôt sur le revenu et sur le patrimoine)
en soutenant que l’argent rendu aux riches allait « ruisseler » (trickle-
down) vers les plus pauvres et les enrichir à leur tour 34. Cette relation entre
inégalité et mobilité n’est pourtant pas fondée. L’économiste Miles Corak 35
a établi, en comparaison internationale, une corrélation entre le niveau
d’inégalité d’un pays et le niveau d’immobilité sociale mesuré par la faible
mobilité intergénérationnelle. Plus un pays est inégalitaire et plus la
probabilité que les enfants aient le même destin social que leurs parents est
grande. C’est l’élasticité du revenu qui mesure cette corrélation.
En dynamique, l’augmentation des inégalités de revenu joue un rôle dans
le déclin de la mobilité. Aux États-Unis, le taux de mobilité économique
absolue (la proportion d’enfants ayant des revenus plus élevés que leurs
parents) est passé de 90 % pour les cohortes nées dans les années 1940 à
50 % pour celles nées dans les années 1980 36. Des effets subjectifs en
termes de représentation de soi et d’appartenance de classe se font sentir :
depuis 2008, le nombre de personnes qui s’identifient aux démunis (lower
class) a fortement augmenté, passant de 5 % à 9 % de 1972 à 2016 d’après
le General Social Survey, tandis que le nombre de ceux qui s’identifient à
la classe moyenne (middle class) a atteint son point le plus bas et est passé
de 45 % à 41 % d’après la même source sur les mêmes années 37.

La vision de l’État social d’Esping-Andersen a cependant


fait l’objet de critiques d’inspiration féministe. Selon celles-ci,
l’État définit un contrat implicite entre les genres en même
temps qu’il repose sur un contrat social explicite entre les
groupes sociaux. Les femmes bénéficient d’une protection,
mais en tant que dépendantes de leur mari ; le type de
prestations auxquelles elles peuvent prétendre est limité et
stigmatisé. La division entre travail productif et reproductif est
inscrite dans les institutions de l’État social. Cependant, cette
dépendance et cette stigmatisation sont atténuées ou, au
contraire, corrigées par certaines formes institutionnelles.
Ainsi, Jane Lewis a distingué des régimes nationaux en
fonction de l’importance qu’ils accordent à
l’organisation traditionnelle où l’homme travaille comme
pourvoyeur des ressources du ménage et où la femme est
confinée à la sphère domestique, chargée des tâches de la
reproduction (au sens large) 38. Elle distingue un modèle fort
d’inégalités de genre que l’on trouve en Allemagne par
exemple, un modèle intermédiaire ou modéré que l’on trouve
en France et un modèle faible où les deux membres du couple
travaillent, par exemple en Suède. Enfin, si les modèles
sociaux-démocrates sont les plus égalitaires dans les relations
entre les hommes et les femmes, les pays libéraux comme les
États-Unis assurent une plus grande égalité de genre que les
pays d’Europe continentale comme l’Allemagne et la France,
mais ils le font au prix de fortes inégalités entre les femmes 39.
1. M. Savage, « Piketty’s Challenge for Sociology », British Journal of
Sociology, vol. 65, no 4 (2014), p. 591-606.
2. T. Piketty, « De l’inégalité en Amérique », Le Monde, 18 février 2016.
3. K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et
économiques de notre temps [1944], trad. M. Angeno et C. Malamoud, Paris,
Gallimard, 1983.
4. S. Kuznets, « Economic Growth and Income Inequality », The American
Economic Review, vol. 45, no 1 (1955), p. 1-28.
5. R. Nisbet, « The Decline and Fall of Social Class », Pacific Sociological
Review, vol. 2, no 1, p. 11-17.
6. H. Mendras, La Seconde Révolution française, Paris, Gallimard, 1988.
7. T. Piketty, E. Saez, « Income Inequality in the United States 1913-1998 »,
The Quarterly Journal of Economics, vol. 118, no 1 (2003), p. 1-41.
8. F. Alvaredo et alii, « Global Inequality Dynamics. New Findings from
WID.com », NBER Working Paper, no 23119, 2017.
9. À hauteur de la moitié en France contre une part inférieure (estimée entre un
sixième et un tiers) aux États-Unis, O. Godechot, « Is Finance Responsible for
the Rise in Wage Inequality in France ? », Socio-Economic Review, vol. 10,
no 2 (2012), p. 1-24.
10. O. Godechot, « Financialization is Marketization. A Study of the respective
impacts of various dimensions of financialization on the increase in global
inequality », Sociological Science (en ligne), 29 juin 2016.
11. Toujours plus d’inégalité : pourquoi les écarts de revenus se creusent, Paris,
OCDE Publications, 2012 ; Tous concernés. Pourquoi moins d’inégalité profite
à tous, Paris, OCDE Publications, 2015.
12. E. Huillery, C. Stéphane, Y. L’Horty, « Prévenir la pauvreté, l’éducation et
la mobilité », note du Conseil d’analyse économique no 40, 2017.
13. Observatoire des inégalités, « Les Écarts de revenu entre les riches et les
pauvres continuent d’augmenter », 15 décembre 2016.
14. A.B. Atkinson, Inequality. What Can Be Done ?, Cambridge
(Massachusetts) et Londres, Harvard University Press, 2015, p. 89.
15. W. Keller, W. Olney, « Globalization and executive compensation », NBER
Working Paper, no 23384, 2017.
16. J. S. Hacker, P. Pierson, Winner-take-all-politics. How Washington Made
the Rich Richer and Turned Its Back on the Middle Class, Simon & Schuster,
2011.
17. B. Western, J. Rosenfeld, « Unions, Norms, and the Rise in U.S. Wage
Inequality », American Sociological Review, vol. 76, no 4 (2011), p. 513-537.
18. M. Rognlie, « Deciphering the Fall and Rise in the Net Capital Share.
Accumulation or Scarcity ? », Brookings Papers on Economic Activity,
Brookings Institute, printemps 2015.
19. O. Bonnet, P.-H. Bono, G. Chapelle, É. Wasmer, « Le capital-logement
contribue-t-il aux inégalités ? Retour sur Le Capital au XXIe siècle de Thomas
Piketty », LIEPP Working Paper, 25 avril 2014.
20. J. Accardo, F. Bugeja, « Le poids des dépenses de logement depuis vingt
ans », Cinquante Ans de consommation en France, Paris, INSEE, 2009.
21. Taking on Inequality. Poverty and Shared Prosperity, Washington, World
Bank Group, 2016.
22. F. Bourguignon, La Mondialisation de l’inégalité, Paris, Seuil et La
République des idées, 2012.
23. B. Milanović, « Global Income Inequality in Numbers. In History and
Now », Global Policy, vol. 4, no 2 (2013), p. 198-208.
24. C. Lakner, B. Milanović, « Global Income Distribution. From the Fall of
the Berlin Wall to the Great Recession », The World Bank Economic Review,
2015, p. 1-30.
25. T. Piketty, L. Yang, G. Zucman, « Capital Accumulation, Private Property
and Rising Inequality in China (1978-2015) », working paper, 26 décembre
2016.
26. P.B. Evans, D. Rueschemeyer, T. Skocpol (éd.), Bringing the State Back In,
Massachusetts, Harvard University Press, 1985.
27. « Inégalités de revenu et croissance. Le rôle des impôts et des transferts »,
OCDE, département des affaires économiques, note de politique économique,
no 9, janvier 2012.
28. G. Esping-Andersen, Les Trois Mondes de l’État-providence, trad. F.-
X. Merrien, Paris, Puf, 1999.
29. Tous les pays ont, dans les faits, des systèmes de protection sociale hybrides
associant les principes beveridgiens et bismarckiens.
30. M. Forsé, O. Galland, Les Français face aux inégalités et à la justice
sociale, Paris, Armand Colin, 2008.
31. En France, en 2014, d’après l’INSEE, le taux de salariés de moins de 25 ans
en CDI est seulement de 46 % contre 86 % pour l’ensemble des salariés.
32. C. Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie de la jeunesse en Europe,
Paris, Puf, 2008.
33. J.-H. Déchaux, « Entraide, indépendance économique et sociabilité »,
Économie et statistique. INSEE, no 373, 2004, p. 3-32.
34. J. Stiglitz, The Price of Inequality. How Today’s Divided Society Endangers
Our Future, New York et Londres, W.W. Norton & Company, 2012.
35. M. Corak, « Income Inequality, Equality of Opportunity, and
Intergenerational Mobility », The Journal of Economic Perspectives, vol. 27,
no 3 (2013), p. 79-102.
36. R. Chetty et alii, « The fading American dream : Trends in absolute income
mobility since 1940 », Science, vol. 356, no 6336 (2017), p.398-406.
37. Cette enquête statistique de référence pose, depuis 1972, la question de
l’identification de classe et propose quatre possibilités : lower class ; working
class ; middle class et upper class.
38. J. Lewis, « Gender and the Development of Welfare Regimes », Journal of
European Social Policy, vol. 2, no 3 (1992), p. 159-173.
39. J.C. Gornick, M.K. Meyers (éd.), Gender Equality. Transforming Family
Divisions of Labor, New York, Vintage, 2009.
CHAPITRE III

Les formes de l’assignation


identitaire
Les sociétés modernes sont fondées sur le principe de
l’égalité de leurs membres. La méritocratie, c’est-à-dire
l’idéologie selon laquelle seuls les talents ou les efforts des
individus peuvent justifier les inégalités se heurte au constat
que perdurent des différences ne relevant pas de ces critères.
Une partie de ces différences trouve son origine dans ce que le
sociologue Max Weber appelait des groupes de statut, dont la
caste en Inde fournit un exemple porteur de leçons générales 1.
Des processus d’assignation identitaire rattachent, de
l’extérieur, des individus à des catégories. Celles-ci peuvent
être ethno-raciales, de genre, mais aussi de religion,
d’orientation sexuelle, voire liées au lieu de résidence, à l’âge
ou à la situation de handicap. Les pénalités infligées en raison
de l’assignation à une identité sont couramment désignées
comme des discriminations. Ces dernières structurent une
hiérarchie et une stratification sociales et contribuent donc à
façonner des inégalités en même temps que des identités.
Comment comprendre la formation de rapports sociaux
inégalitaires issus d’assignations identitaires (I) ? Quels sont
les mécanismes par lesquels ces inégalités sont concrètement
produites (II) ?

I. – L’accaparement des ressources


En suivant les travaux de Max Weber, pour qui l’ethnicité
était un moyen d’obtenir un monopole statutaire (d’honneur ou
de prestige), Charles Tilly voit dans les inégalités sociales des
mécanismes de contrôle et de clôture qui permettent de
résoudre un ensemble de problèmes organisationnels et
produisent donc une stratification pérenne. Les mécanismes de
diffusion de l’inégalité n’ont pas besoin d’être intentionnels
pour être effectifs : une fois qu’un groupe est parvenu à asseoir
son contrôle sur un type de biens (fonciers, militaires,
économiques, éducatifs, ou encore des biens de salut – les
« indulgences » dans le catholicisme, par exemple), il opère
une clôture qui empêche la circulation de ces biens à
l’extérieur des membres du groupe, tout en autorisant une
circulation en son sein. Un privilège est donc accordé aux
membres du groupe (in-group favoritism) qui a pour corrélat
l’exclusion totale (on parle alors d’« accaparement des
ressources », opportunity hoarding) ou partielle (on parle
d’exploitation) des membres des autres groupes. Deux
mécanismes secondaires contribuent à diffuser et à généraliser
les effets de cette captation : l’émulation et l’adaptation.
L’émulation est le fait que les organisations se modèlent les
unes sur les autres. Les employeurs n’ont donc pas besoin
d’être sexistes (même s’ils peuvent, bien sûr, l’être) pour
reléguer les femmes à des tâches subalternes. L’adaptation,
quant à elle, est la transposition des dispositions acquises dans
un certain contexte dans d’autres. Les femmes sont souvent
assignées, dans la sphère professionnelle, à des compétences
dites « féminines », comme le soin, l’attention, la sollicitude.
À leur égard, celles-ci sont supposées « naturelles »,
car associées à la sphère domestique.
Des processus de catégorisation rendent ainsi compte, de
manière génétique, des inégalités. Le privilège en faveur des
siens des dominants (qui peut être partagé par les dominés qui
favorisent eux aussi les dominants lorsqu’ils ont intériorisé la
légitimité dont ces derniers se réclament 2) façonne les ressorts
cognitifs et affectifs de la relation à autrui 3. Ce cadre permet
de rendre compte des inégalités femmes-hommes,
« stéréotypes binaires et hiérarchisés, dérivés de la différence
des sexes et appliqués dans toutes sortes de contextes, sans
rapport avec cette dernière 4 ». Ces inégalités sont inscrites
dans des rapports sociaux de genre ayant trois caractéristiques
principales : ce sont d’abord des constructions sociales, à
rebours de ce que suggère une vision essentialiste et
homogénéisante de la différence des sexes ; ensuite des
relations sociales, car on ne peut parler du genre que si l’on se
place dans cette perspective relationnelle et enfin des rapports
de domination, marqués par une asymétrie structurelle. Cette
hiérarchie revêt un caractère de quasi-invariant
anthropologique, tant l’immense majorité des sociétés connues
sont caractérisées par la « valeur différentielle des sexes 5 ».
Des perspectives différentes existent néanmoins, qui
contribuent à la richesse des études sur le genre. En effet, si la
réflexion en termes de genre insiste sur le fait que celui-ci est
non seulement « un élément constitutif des rapports sociaux
fondés sur des différences perçues entre les sexes », mais aussi
une « façon première de signifier des rapports de pouvoir » 6,
les analyses en termes de rapports sociaux de sexe récusent la
primauté donnée aux discours et aux symboles et insistent sur
l’importance des structures matérielles. Pour Christine Delphy,
une théoricienne du féminisme matérialiste, le genre est un
rapport social et diviseur qui produit la différenciation entre
les deux sexes et les constitue en classes antagonistes. Ces
inégalités s’entrecroisent avec d’autres (de race, de classe, de
lieu) et relèvent de rapports sociaux historiquement produits.
La formation de la bourgeoisie en Angleterre illustre ce
processus d’entrecroisement des rapports sociaux de classe et
de genre 7. L’ascension de ce groupe a trouvé dans la religion
un socle culturel lui permettant de se distinguer de
l’aristocratie. Ce fondement religieux naturalise la différence
des sexes et conduit à une relégation des femmes dans la
sphère privée. Ce confinement moral est rendu possible par
l’établissement de frontières matérielles : la domesticité
régulée trouve dans les nouvelles banlieues résidentielles un
lieu propice à son développement.
Les inégalités femmes-hommes :
une lente diminution
Contestées par le mouvement féministe, ébranlées par l’entrée massive des
femmes sur le marché du travail depuis les années 1960 et limitées par une
action publique en faveur de l’égalité femmes-hommes, les inégalités de
genre ont diminué au cours du XXe siècle, mais cette diminution a ralenti et
est loin d’avoir éradiqué le partage inégalitaire du travail domestique, ni
les violences que subissent les femmes dans la sphère privée ou les limites
à leur accès à la sphère publique. Ainsi, en France en 2010, les femmes
consacraient 78 minutes de plus que les hommes aux tâches domestiques.
Cet écart a diminué d’une heure en vingt-cinq ans. L’écart consacré au
temps parental s’est lui aussi réduit, même si les femmes y consacrent
chaque jour toujours plus du double de temps que les hommes. En utili-
sant des données sur les emplois du temps dans dix-neuf pays sur la
période 1961-2011, on constate que l’écart diminue de manière continue,
mais de manière moins rapide dans les pays qui sont les plus égalitaires
(les pays du Nord et les Pays-Bas). Si les hommes subissent plus de
violences que les femmes dans l’espace public, celles-ci font plus l’objet
de violences spécifiques, en particulier conjugales et sexuelles, de la part
d’hommes avec qui elles peuvent cohabiter dans l’espace privé.
Dans la sphère publique, des lois sur la « parité » (notamment la loi
constitutionnelle no 99-569 du 8 juillet 1999 relative à l’égalité entre les
femmes et les hommes et la loi no 200-493 du 30 mai 2000 tendant à
favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux
et aux fonctions électives) ont élaboré un cadre d’action volontariste pour
accroître la présence des femmes dans les assemblées politiques. Issues
d’un mouvement social hétérogène, impliquant des militants, des
chercheurs et des professionnels de la politique, et aussi inscrites dans un
combat contre les discriminations, ces lois ont pourtant principalement été
justifiées au nom du principe anthropologique de représentation de la
différence. Des progrès ont été réalisés mais seul un quart des députés sont
des femmes (mandat 2012-2017) ; cette proportion a nettement augmenté
pour atteindre 39 % dans l’Assemblée nationale élue en 2017 ; 15 % des
maires sont des femmes en 2016 et seules trois régions sur treize sont
présidées par des femmes. La parité a amélioré la situation des femmes,
notamment au niveau local, mais sans remettre en cause les principes de
fonctionnement du système politique qui excluent les femmes.

Les catégories cognitives de race ont des ressorts


proches. Celles-ci sont, aux États-Unis notamment « le
fondement substantialisé et la matrice de légitimation 8 » d’une
relation de domination entre Blancs et Noirs. Dans ce
contexte, la race est un statut, un statut qui donne lieu à une
place occupée dans la stratification sociale 9. Elle est tributaire
d’un processus de racialisation, c’est-à-dire d’une « imputation
raciale qui consiste en la naturalisation et l’essentialisation de
différences produites socialement, culturellement et
historiquement ». La racialisation discrimine visuellement,
associe des traits internes à ces signes externes et produit pour
finir des évaluations différenciées des groupes. Ses critères de
formation « relèvent de rapports sociaux historiquement
contingents qui lient dominants (sous-racialisés) et dominés
(sur-racialisés) dans des systèmes de pouvoir que la
racialisation […] a vocation à justifier et maintenir 10 ». Des
différences (phénotypiques notamment) sont désignées comme
signifiantes et rattachées à des caractéristiques morales ou
internes (psychologiques, cognitives, etc.). Ces traits sont
systématisés et rattachés biologiquement aux groupes. La race
peut ainsi se transmettre de manière héréditaire, elle s’impose
alors à l’individu comme un destin, parfois avec une sanction
légale. Le fondement biologique de la racialisation cède, de
manière croissante, la place à la culture comme forme
d’assignation, de classification ou de hiérarchisation. À la
suite d’évolutions sociales et politiques profondes (la
décolonisation en Europe pour le philosophe Étienne Balibar ;
la fin de la ségrégation légale aux États-Unis pour le
sociologue Lawrence Bobo), les formes « savantes » et
biologiques du racisme diminuent au profit de préjugés sur les
comportements supposément inférieurs des groupes dominés.
Étant un processus social, la racialisation peut affecter des
groupes sur des bases qui ne sont pas strictement raciales, mais
également religieuses, comme c’est le cas des musulmans en
France et aux États-Unis 11. Ces processus ont une historicité :
les catégories de couleur et de race n’ont cessé d’évoluer, dans
les recensements aux États-Unis, du XVIIIe siècle aux années
1940 12. Imposées d’en haut, les opérations de catégorisation de
la statistique publique peuvent faire l’objet, dans les pays où
les catégories raciales sont institutionnalisées (États-Unis,
mais aussi Canada et Royaume-Uni), de concertations avec les
associations supposées représentatives des différents groupes.
Des mécanismes de clôture peuvent également apparaître à
travers des visions historiquement construites et socialement
différenciées de la citoyenneté. La citoyenneté moderne,
fondée sur l’égale liberté des citoyens, a été porteuse
d’exclusions de genre, mais aussi ethno-raciales, notamment à
travers la permanence de l’esclavage. On peut même dire que
l’égalité de principe affirmée lors des révolutions politiques
qui se sont succédé dans les pays occidentaux aux XVIIe et
e
XVIII siècles a durci ces frontières : puisque la citoyenneté est
désormais fondée sur l’appartenance à l’humanité, il faut
déshumaniser ceux à qui l’on veut en restreindre l’accès 13. Ces
exclusions travaillent de l’intérieur l’idéal égalitaire de la
démocratie et font apparaître ses limites : Silyane Larcher a
montré qu’un régime d’exception était appliqué aux citoyens
des Antilles françaises après l’abolition de l’esclavage en 1848
et l’adoption du suffrage universel par la IIe République ;
Juliette Rennes a, quant à elle, étudié la construction de
l’idéologie méritocratique sous la IIIe République comme
résultant d’un « bricolage » entre égalité et différence naturelle
entre femmes et hommes 14. La colonisation a donné lieu à des
catégorisations très intenses destinées à différencier des statuts
et délimiter les frontières de la communauté nationale. Enfin,
le traitement des immigrants en France et en Allemagne fait
apparaître une différence fondamentale entre une citoyenneté
politique, centrée autour de l’État et assimilationniste, et une
vision plus concentrée sur la valorisation ethnoculturelle de la
nation, supérieure et indépendante de l’État 15.

II. – Discrimination, ségrégation


et stigmatisation
Les inégalités sociales issues de processus de catégorisation
se déploient à travers plusieurs mécanismes : les
discriminations, la ségrégation et enfin la stigmatisation.
1. Discriminations. – La discrimination est à l’origine un
concept juridique : elle renvoie à une atteinte à l’égalité entre
les individus, atteinte qui peut être corrigée par le droit, à
condition que les instruments de mesure et les instruments
juridiques en vigueur en un lieu et en un temps donné le
permettent. Le droit français reconnaît deux formes de
discrimination.

La définition juridique des notions


de discrimination directe et indirecte
L’article 1er de la loi no 2008-496 du 27 mai 2008, portant diverses
dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la
lutte contre les discriminations, définit ainsi ces deux notions :
« Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le
fondement de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou
supposée, à une ethnie ou une race, sa religion, ses convictions, son âge,
son handicap, son orientation ou identité sexuelle, son sexe ou son lieu de
résidence, une personne est traitée de manière moins favorable qu’une
autre ne l’est, ne l’a été ou ne l’aura été dans une situation comparable. »
« Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une
pratique neutre en apparence, mais susceptible d’entraîner, pour l’un des
motifs mentionnés au premier alinéa, un désavantage particulier pour des
personnes par rapport à d’autres à moins que cette disposition, ce critère ou
cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les
moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés. » (Nous
soulignons.)
La discrimination directe consiste en un refus de donner
accès à un bien ou à un service (emploi, logement, éducation,
sphère civique) à une personne en raison de son appartenance
à un groupe considéré comme inférieur. Elle est l’expression
d’une idéologie ou de préjugés raciaux.
La notion de discrimination indirecte a été développée dans
le droit américain à la suite de la décision de la Cour suprême
Griggs v. Duke Power Company (1971). Des comportements
discriminatoires peuvent exister derrière une apparence neutre.
En l’occurrence, l’entreprise exigeait, pour tous les postes
d’une usine de Caroline du Nord, à l’exception de ceux du bas
de la hiérarchie, un diplôme auquel, du fait des barrières qui
avaient été placées à leur éducation dans cet État, les Noirs
n’avaient que très peu accès. La Cour suprême estima que le
caractère discriminatoire de cette exigence était avéré dans la
mesure où ces diplômes n’étaient absolument pas nécessaires
pour exercer les tâches requises. Cette décision eut des effets
considérables. La discrimination indirecte a été inscrite dans le
droit européen avant d’être transcrite dans le droit français.
La discrimination peut être consciente ou inconsciente, du
fait de l’influence de préjugés ou stéréotypes intériorisés par
les acteurs 16. Cette distinction ne recoupe pas exactement celle
entre discrimination directe et indirecte. La discrimination
peut être « statistique » : elle s’appuie sur des anticipations
liées à la connaissance que l’individu qui discrimine a de la
structure sociale 17. La discrimination est ici une inférence de
caractéristiques non observables à partir de caractéristiques
observables et vise à réduire le risque associé à un individu, de
manière probabiliste, en fonction de son appartenance raciale
ou de son genre. Un employeur ne promeut pas une femme
parce qu’il l’associe à la maternité et aux interruptions
d’activité qui lui sont liées 18, un médecin refuse de traiter un
patient appartenant à un groupe minoritaire (un Noir aux États-
Unis par exemple), non par racisme, mais parce qu’il pense
que ce minoritaire, ayant une probabilité plus grande d’être
pauvre que les membres des autres groupes raciaux, ne le
paiera pas. Le médecin qui effectue ce calcul d’optimisation
peut tout à fait appartenir au même groupe minoritaire que le
patient qu’il refuse de traiter. La discrimination peut enfin être
dite systémique. Elle provient alors du système dans sa
globalité, de pratiques ou de mesures, neutres ou non,
intentionnelles ou pas. Dans ce dernier cas de figure, il n’est
pas possible d’identifier un auteur et le droit pénal ne peut
donc pas s’en saisir. C’est la raison pour laquelle la
discrimination systémique n’est pas prohibée par le droit
public français.
Les discriminations peuvent être mesurées de plusieurs
manières, complémentaires les unes des autres. Parmi elles, les
testing se donnent pour objectif de créer des conditions pour
que les discriminations puissent être saisies « en flagrant
délit ». En France, ils ont été développés dans les années 2000.
Des testing réalisés par la Direction de l’animation de la
recherche, des études et des statistiques (DARES, rattachée au
ministère du Travail) et le Bureau international du travail
(BIT), dans le secteur de l’hôtellerie-restauration dans six
grandes villes françaises, ont fait apparaître que les
employeurs favorisent, à compétence égale, un candidat
d’origine « hexagonale » par rapport à un candidat noir ou
arabe, et que cette discrimination s’accroît à mesure que les
emplois sont plus qualifiés et rémunérateurs 19. 85 % des
discriminations ont lieu avant l’entretien d’embauche, sur la
seule base de l’origine supposée liée au patronyme. Ces
recherches ont été prolongées par l’identification d’une
discrimination spécifique envers les musulmans. Cette
hypothèse a été forgée à partir du constat que l’origine
extracommunautaire des candidats à un emploi ne suffisait pas
à expliquer la différence de traitement de la part des
employeurs. En neutralisant l’effet de l’origine nationale, la
religion supposée constitue le fondement d’une discrimination.
Lors d’un testing réalisé en 2009, à CV équivalent, un
candidat sénégalais (fictif) a deux à trois fois plus de chances
d’être convoqué à un entretien s’il est perçu comme chrétien
plutôt que comme musulman. Les normes religieuses et les
normes de genre associées à la religion musulmane font l’objet
de craintes spécifiques 20. Les réclamations adressées à des
organismes publics comme le Défenseur des droits 21 peuvent
également être utilisées pour appréhender le phénomène. 20 %
des réclamations adressées au Défenseur des droits en 2014
concernaient, par exemple, le handicap 22.
Dans les grandes enquêtes de la statistique publique, les
discriminations sont la part résiduelle, ou « non expliquée »,
de la pénalité subie par certains groupes 23. Après avoir
décomposé les différents facteurs de l’écart salarial entre
femmes et hommes, il est possible de considérer qu’à partir
d’un écart, tous temps de travail confondus de 25,7 %, la
discrimination était de 10,5 % (voir tableau ici). De fait, les
mécanismes présidant aux inégalités de genre sur le marché du
travail sont multiples 24. La mesure des inégalités entre les
femmes et les hommes pose un autre problème. Le niveau de
vie, seul indicateur en mesure de faire apparaître le panorama
des inégalités économiques entre hommes et femmes, les
annule presque intégralement. En effet, celui-ci, étant articulé
autour de l’hypothèse d’une mise en commun des ressources,
devrait permettre de mesurer les écarts de revenus d’activité et
de patrimoine. Or, il fait plutôt apparaître un niveau très faible.
Pourtant, une comparaison de l’écart des revenus d’activité
entre femmes et hommes dans plusieurs pays met en évidence
d’importantes inégalités de genre sur le marché du travail 25.
En effet, si les revenus annuels d’activité des hommes sont de
100, ceux des femmes seront inférieurs de 48,7 % en
Allemagne, de 35,7 % en France, de 47,5 % en Italie, de
26,5 % en Suède et de 48,9 % au Royaume-Uni. Cela signifie
que, en France, quand les hommes gagnent 100, les femmes
gagnent 35,7 % de moins, soit 64,3 % (100-35,7) du revenu
des hommes.
Trois facteurs s’additionnent pour expliquer cet écart. Tout
d’abord, il existe une répartition inégale des femmes et des
hommes par statut d’activité (les femmes sont moins souvent
actives, surtout en Italie) et par temps de travail (quand elles
sont actives, les femmes sont plus souvent employées à temps
partiel, surtout en Allemagne). En France, le temps partiel subi
touche les femmes de manière disproportionnée (sur 4 millions
de salariés à temps partiel, les trois quarts sont des femmes et
30 % déclarent le subir plutôt que le choisir). Enfin, les
femmes subissent une ségrégation à la fois horizontale (les
femmes et hommes ne se répartissent pas de la même façon,
par métier, secteur d’activité et cadres privés et publics) et
verticale (même quand elles ont accès à un emploi à temps
plein, un ensemble de mécanismes les empêche de franchir les
échelons de la hiérarchie professionnelle, on parle d’un
« plafond de verre 26 »).
Du fait du principe d’indistinction qui préside à la
construction de la citoyenneté, et pour éviter le retour aux
expériences passées (Vichy et la colonisation), les catégories
ethno-raciales sont prohibées dans les grandes enquêtes de la
statistique publique française. Il faut uti liser un indicateur de
substitution (dit proxy) pour mesurer la pénalité subie en
raison de l’appartenance ethno-raciale. Le pays de naissance
permet de distinguer les positions et trajectoires des natifs et
des immigrés. Le pays de naissance des parents permet de
mesurer la pénalité subie par les immigrés de « seconde
génération ». Ces indicateurs sont cependant limités, car leur
pertinence varie en fonction de la population et du domaine
concerné ; de plus, l’obsolescence de cette opération est
« programmée par la succession des générations 28 ». Cette
méthode permet de mettre au jour quatre résultats, centrés sur
le marché du travail 29 :
Décomposition des écarts de salaire entre femmes et hommes (en %) 27

à niveau d’éducation égal, les immigrés ont de plus forts


risques que les natifs d’être au chômage et moins de
chances d’avoir une mobilité professionnelle ;
l’écart des taux de chômage entre immigrés et natifs a
augmenté à partir de 1975, alors que les caractéristiques de
la population (structure par âge/genre et répartition par
profession) convergent avec celles des natifs ;
les enfants d’immigrés, notamment africains et maghrébins,
ont un accès à l’emploi fortement pénalisé (et dans une
moindre mesure une rémunération d’emploi inférieure). La
pénalité d’accès à l’emploi est de l’ordre de 21 % entre les
descendants d’immigrés venus du Maghreb et les natifs.
Les 2/3, soit 14 %, ne sont pas attribuables à d’autres
variables ;
ces disparités sont renforcées pour les femmes immigrées
venues du Maghreb qui cumulent inégalités de genre et
ethno-raciales, mais cette disparité de genre ne concerne
pas les secondes générations.
On peut également chercher à recueillir les perceptions et
les expériences de la discrimination. C’est ce que permet
notamment l’enquête « Trajectoires et origines » conduite
conjointement par l’INSEE et l’Institut national d’études
démographiques (INED) qui pose des questions relatives aux
situations d’injustice et d’inégalité de traitement. Cette
dernière enquête fait ressortir une mesure des discriminations
par les représentations, par l’autodéclaration et par des
situations. Ces trois indicateurs sont croisés avec des
indicateurs d’altérisation : est-ce que la personne a été
renvoyée à ses origines ? A-t-elle le sentiment de ne pas être
considérée comme française ? Ces enquêtes font ressortir la
prédominance des discriminations ethno-raciales, le fait que
les personnes d’origine maghrébine, d’outre-mer et d’Afrique
sont principalement concernées, le fait qu’elles sous-déclarent
les discriminations dont elles font l’objet et que ces
discriminations autoreportées correspondent bien à des
réalités. Les discriminations structurent donc des inégalités
dans l’accès aux ressources matérielles mais aussi dans
l’intégration à la communauté nationale 30.
France et États-Unis : des modèles
opposés de lutte contre
les discriminations ?
La France et les États-Unis sont souvent présentés comme des modèles
opposés dans le traitement des discriminations. Dans le premier pays, un
principe d’indistinction quant à l’origine, la couleur ou la religion prévaut,
tandis qu’aux États-Unis, la question raciale a été considérée comme en
tension structurante avec l’idéal démocratique égalitaire (ce que
l’économiste suédois Gunnar Myrdal a nommé le « dilemme américain »
en 1944). Dans ce dernier pays, à la suite des mouvements sociaux qui ont
conduit à l’abolition des diverses formes de ségrégation légale en vigueur
(arrêt Brown & alii v. Board of Education of Topeka, 1954 ; Civil Rights
Act, 1964 ; Voting Rights Act, 1965 ; Fair Housing Act, 1968), des
politiques d’affirmative action, expression (mal) traduite par
« discrimination positive », ont cherché à répondre aux émeutes mettant
aux prises habitants noirs et policiers blancs dans la seconde moitié des
années 1960. Ces politiques visent à répartir différents types de « biens
sociaux » (emplois ; marchés publics ; places à l’Université, etc.) en tenant
compte de l’appartenance à un groupe de manière à accroître la présence
de ce dernier dans un domaine donné (entreprise, marché public,
université, droits de propriété, etc.), et à corriger une discrimination
antérieure.
A contrario, en France, du fait de l’absence de mesure statistique des
groupes ethno-raciaux et des discriminations qu’ils subissent, c’est à
travers le prisme territorial qu’une discrimination positive est de fait mise
en œuvre. Des moyens spécifiques sont destinés aux quartiers qui
concentrent pauvreté et immigration. C’est ainsi de manière indirecte que
les groupes ethno-raciaux sont ciblés, même si un mouvement associant
élus, chercheurs et militants a œuvré pour la reconnaissance des
discriminations dans les années 2000. De plus, la culture politique
française reste, malgré des évolutions, focalisée sur la lutte contre les
discours racistes plutôt que les faits discriminatoires 31.
À première vue, l’universalisme abstrait de la citoyenneté française
s’oppose en tout point aux mécanismes juridiques de production de
l’« égalité par le droit », pour reprendre la formule du politiste Daniel
Sabbagh, en s’appuyant sur l’appartenance des individus à des groupes
minoritaires en vigueur aux États-Unis. En réalité, les contraintes pratiques
de la mise en place de ce type d’action et le fait que les politiques mises en
œuvre s’adressent à des minorités, rapprochent des situations souvent
considérées comme relevant de deux fonctionnements politiques et sociaux
incompatibles.
2. Ségrégation. – La ségrégation est un processus de mise
à l’écart, sur des motifs sociaux (voir encadré), mais aussi
raciaux, des institutions sociales et de confinement à certaines
zones de résidence. C’est précisément l’une des spécificités
des relations de genre que de reposer sur une cohabitation et
non une séparation 32. Aux États-Unis, les sociologues de
l’École de Chicago (Ernest Burgess, Robert Park, Louis Wirth)
ont d’abord pensé la distribution des populations dans l’espace
comme un processus « naturel ». Contrairement à cette vision,
l’étude du cas des Noirs a montré que la ségrégation spatiale
est le produit d’un ensemble de décisions et de pratiques
institutionnelles qui ont pour objet et pour effet de restreindre
la circulation des membres des groupes minoritaires dans
l’espace et de limiter leurs contacts avec les membres du
groupe majoritaire. Douglas Massey et Nancy Denton 33 ont
montré que la ségrégation des Noirs était le résultat d’un
ensemble de décisions individuelles, de pratiques
institutionnelles et de politiques publiques qui s’étaient
stabilisées au début du XXe siècle, à une période où s’installait
la législation ségrégationniste (lois Jim Crow) dans les États
du Sud en même temps que s’opérait une première vague de
grande migration des Noirs vers le Nord. Ces différents
facteurs combinés ont contribué à enfermer les Noirs dans des
quartiers spécifiques, concentrant pauvreté monétaire et
difficultés sociales afférentes (échec scolaire, monoparentalité,
criminalité, etc.). Dans ce contexte historique et national
spécifique, cette situation a empêché l’accès des Noirs à des
investissements immobiliers dans les zones de forte
valorisation, prohibant ainsi la constitution d’un patrimoine à
partir de la possession de la résidence principale 34. Elle prive
d’un accès égal aux biens de consommation, aux services
publics, elle favorise la prédation par des acteurs extérieurs (ce
qui fut démontré lors de la crise des prêts immobiliers à taux
évolutifs, ou subprimes), expose à la criminalité et à la
violence policière, limite l’accumulation d’un capital
immobilier, ainsi que la différenciation sociale des groupes,
expose les « minorités » au sein des classes moyennes à une
plus grande vulnérabilité économique, etc. Du fait de cette
ségrégation, la dynamique d’augmentation des inégalités des
dernières décennies comporte une dimension raciale
importante. L’écart de richesse entre groupes raciaux a
augmenté aux États-Unis. Le patrimoine médian des Blancs
est, en 2009, de 113 000 dollars contre 6 300 pour les
Hispaniques et 5 600 pour les Noirs. Surtout, en comparant les
mêmes familles de 1984 à 2009, on constate que l’écart est
passé, sur cette période, de 85 000 dollars en 1984 à 236 500
en 2009, soit une augmentation de 152 000 dollars. L’écart de
patrimoine est désormais de 1 à 10 entre Noirs et Blancs. Ce
creusement des écarts ne s’explique que si l’on prend en
compte plusieurs facteurs : les régressions statistiques
montrent que le nombre d’années de propriété immobilière
joue le plus grand rôle (27 %) dans l’explication de cette
dynamique 35.
La ségrégation spatiale a enfin un effet propre, désigné
comme un « effet de quartier 36 ». On désigne par là les
conditions sociales (taux de pauvreté, de criminalité, densité
associative, etc.) qui caractérisent un territoire donné et qui ont
des effets sur l’ensemble de ses habitants, quelles que soient
les caractéristiques individuelles de ceux-ci. L’ensemble des
caractéristiques de lieux sont interdépendantes. Un cumul des
handicaps caractérise les quartiers défavorisés : leurs habitants
subissent les effets négatifs du quartier en termes de santé, de
mobilité sociale ou de sécurité. Il est toutefois difficile d’isoler
une causalité propre du lieu de résidence. Cela apparaît
nettement dans les évaluations du programme d’action
publique « Moving to Opportunity for Fair Housing » (MTO)
considéré comme un « test » de l’effet de quartier. Il s’agit
d’une expérimentation conduite auprès de 4 600 ménages de
cinq villes des États-Unis de 1994 à 1998, dont certains
avaient reçu des conseils et une possibilité de déménagement,
les membres d’un autre groupe une aide pour déménager et
ceux d’un dernier, rien. Les effets généraux ont été très limités,
d’abord parce que les quartiers d’emménagement étaient
souvent aussi pauvres et racialement ségrégués que les
quartiers d’origine. Ensuite parce que la perspective
individuelle et statique adoptée pour mesurer l’effet de quartier
n’est pas adaptée. Les enfants noirs grandissant dans les
quartiers les plus pauvres ont une probabilité de 70 % d’être
des habitants de ces quartiers à l’âge adulte 37. Surtout, depuis
les années 1970, une majorité de familles noires (contre
seulement 7 % des familles blanches) ont résidé dans les
quartiers les plus pauvres pendant plusieurs générations
consécutives. Le ghetto favorise des caractéristiques
(compétences cognitives, langagières) qui s’héritent, et c’est
pour cela que les évaluations de MTO ne peuvent mesurer la
plénitude des inégalités raciales qui s’inscrivent dans l’espace
urbain. Pour les mesurer, il faut différencier l’appartenance
intergénérationnelle aux quartiers pauvres et racialement
ségrégués de la présence, sur de courtes durées, dans ces
environnements. Plus largement, les dimensions de contexte
local jouent un rôle majeur qui interdit la généralisation des
résultats, ce qui n’empêche pas la ségrégation d’accréditer une
interprétation des inégalités en termes de discriminations, de
contribuer à la stigmatisation des populations et de renforcer
l’intrication des inégalités de différents types dans une
pluralité de domaines 38.
Les inégalités dans l’espace
Les inégalités spatiales font l’objet de controverses, notamment parce que
des discours, ayant un fort écho médiatique, remettent en cause l’idée
selon laquelle les « banlieues » des grandes villes seraient défavorisées. Il
est vrai que le débat et l’action publics sont focalisés sur les quartiers de la
politique de la ville, cibles, depuis le début des années 1980, d’une action
spécifique aux contours mouvants et souvent présentés de manière
misérabiliste, sinon repliés sur eux-mêmes au point d’être devenus des
« ghettos ».
Sans épuiser le sujet, trois points de repères peuvent être signalés. Tout
d’abord, la ségrégation sociale est, entre autres indicateurs, mesurée par
l’indice de dissimilarité « inégalité de distribution spatiale entre deux
catégories » qui indique le « pourcentage de la population qui devrait
déménager pour avoir la même distribution spatiale que l’autre » ou par
l’indice de ségrégation qui compare « la distribution d’une catégorie non
pas à une autre, mais à l’ensemble des autres » 39. À l’échelle de l’aire
urbaine de Paris, il ressort que les cadres et professions intellectuelles
supérieures sont la catégorie la plus ségrégée. La ségrégation trouve son
origine dans l’entre-soi que les classes supérieures recherchent, entre-soi
dont la forme extrême apparaît dans la fermeture de son espace résidentiel,
relationnel et symbolique par la grande bourgeoisie 40. La comparaison de
ces « ghettos du gotha » avec les espaces investis par les chefs d’entreprise
et cadres supérieurs fait ressortir leur spécificité en termes de sociabilité et
de conscience de soi 41. À l’autre extrême de la hiérarchie des catégories
socioprofessionnelles, ouvriers et employés connaissent des niveaux de
ségrégation plus élevés que les groupes intermédiaires, sans atteindre le
niveau des cadres. Les indices de ségrégation attirent l’attention sur
différents aspects du phénomène et sont d’autant plus pertinents qu’ils sont
utilisés de manière complémentaire les uns des autres.
Deuxième constat : au niveau communal, la pauvreté est la plus forte dans
les villes-centres des grandes aires urbaines ; les deux tiers des pauvres
résident en France dans des grands pôles urbains, alors que ceux-ci ne
rassemblent que 60 % de la population. Les métropoles sont, en partie de
ce fait, les zones les plus inégalitaires : elles font coexister des catégories
aisées et des populations pauvres. Dans les villes-centres, le rapport
interdécile est de 4,3 contre 3,5 pour l’ensemble de la population 42. Si l’on
veut saisir le désavantage des quartiers périphériques, il faut ajouter que
l’intégration administrative aux aires urbaines peut aller de pair avec une
discontinuité spatiale entre les villes anciennes et les grands ensembles.
Cette discontinuité contribue à des écarts dans l’accès aux ressources
(emploi ; transport ; loisirs) mais aussi à l’image dégradée de ces quartiers
auprès de la population. Pour ne prendre qu’un exemple : le quartier du Val
Fourré est situé sur le territoire de la commune de Mantes-la-Jolie dans les
Yvelines mais est excentré par rapport à la ville. Son destin, marqué par la
concentration de populations pauvres et ethnicisées, d’émeutes (1991) et
d’interventions publiques est emblématique de celui de nombreux grands
ensembles.
Malgré ce démenti apporté aux thèses mettant en avant le désavantage de
la « France périphérique », des dynamiques de relégation éloignent
certains segments des catégories populaires, une partie des ouvriers
notamment, dans des zones situées à l’écart des villes. L’ancrage rural de
leurs activités productives contribue, avec la faible densité de services
publics, à un sentiment d’abandon, partagé par les habitants des communes
isolées hors de l’influence des pôles urbains. Ces dernières connaissent le
plus fort taux de pauvreté après les villes-centres.

3. Stigmatisation. – Des processus de stigmatisation


affectent les groupes minoritaires sous différentes modalités.
La dimension symbolique des relations sociales fondées sur
des différences de genre ou ethno-raciale retient l’attention des
chercheurs 43. Le stigmate est un attribut plus ou moins visible
qui peut potentiellement discréditer l’individu dans certaines
situations 44. La stigmatisation consiste à désigner et à qualifier
négativement les différences et les identités. Elle désigne ainsi
un écart à la norme qu’elle sanctionne dans le même temps.
Elle peut, entre autres, affecter les individus en raison de leur
orientation sexuelle. Cela conduit à interroger les rapports
entre sexes et à considérer, d’abord, le sexe lui-même comme
une construction sociale. La naturalité du sexe, sur laquelle se
construirait la différence (sociale) de genre, se dérobe en effet
dès que des critères biologiques sont recherchés. D’un point de
vue historique, le dimorphisme sexuel radical est une
construction médiévale, qui a succédé à une vision où les êtres
étaient placés sur un continuum de plus ou moins grande
perfection ; d’un point de vue médical, les décisions médicales
sur les sujets « ambigus » (« intersexes ») font apparaître le
poids des normes de genre 45. Ainsi, le genre fait le sexe. En
retour, la sexualité produit le genre. Il y a en effet un primat
normatif de l’hétérosexualité qui conduit chaque personne à
devenir homme ou femme et qui instaure des groupes séparés
et hiérarchisés. Chacun doit se conformer aux attentes liées à
cette assignation. Les sexes sont différenciés et
hiérarchisés puisque l’homosexualité est une figure repoussoir
pour les garçons qui n’arriveraient pas à tenir leur rang tandis
que les filles sont collectivement assimilées à la faiblesse de
leur sexe 46. La stigmatisation des homosexuels renvoie ainsi à
une déviance par rapport à un certain type de masculinité.
Le sort des homosexuels s’est nettement amélioré,
notamment du point de vue du droit : un ensemble de mesures
discriminatoires ont été abolies au début des années 1980 ; le
pacte civil de solidarité (1999) a été une première
reconnaissance des couples de même sexe, prolongée par
l’ouverture du mariage aux couples gays et lesbiens en 2013.
Malgré ces progrès juridiques, gays et lesbiennes subissent des
normes sociales au regard desquelles ils sont considérés
comme « déviants ». L’acceptation de principe de
l’homosexualité, forte notamment dans les catégories aisées et
diplômées, va cependant de pair avec le maintien d’un rejet ou
d’une prudence dès lors que des enjeux concrets sont évoqués
(sur l’homoparentalité ou le fait d’avoir un enfant homosexuel
par exemple) 47.
Les homosexuels doivent toujours faire face à
l’homophobie, ouverte ou latente : insultes, violences, rejet à
leur encontre sont des faits courants, y compris au sein de leur
famille Leur stigmatisation donne lieu à une honte qui n’est
pas accidentelle, mais permanente et rattachée au sujet lui-
même. L’individu est alors saisi dans toute sa corporéité et voit
son identité sociale réduite à son identité sexuelle 48. Ainsi,
l’interprétation de l’œuvre d’un artiste homosexuel sera
renvoyée à son homosexualité, ce qui est une forme de
réduction de la signification de son travail et de son identité
d’artiste 49. Les facteurs psychosociaux liés à la stigmatisation
des homosexuels et bisexuels entraînent un taux de suicide
plus élevé (« toutes choses égales d’ailleurs » 13 fois
supérieure à celle des hétérosexuels 50). Une mauvaise estime
de soi (ou mal-être social) provoquée par le rejet des autres
(homophobie) accroît lourdement la probabilité de se donner
la mort. Cette honte peut cependant, comme tout stigmate, être
retournée et valorisée 51.
4. Une sortie de l’assignation ? – Les assignations
identitaires, qu’elles soient de genre, de race, de religion ou
d’orientation sexuelle, donnent lieu à des mécanismes
producteurs d’inégalités puissants et diversifiés. Elles
occasionnent une expérience de la stigmatisation qui humilie
et peut détruire la personnalité de celui qui la subit, en même
temps qu’elle produit des discriminations qui affectent la
stratification sociale où les groupes minoritaires ont une
position inférieure. Cependant, ces formes d’assignation sont
également évolutives. Ainsi, aux États-Unis, sans que cela
signifie en rien la fin des discriminations et du désavantage
subi par les minorités, l’appartenance ethno-raciale peut aussi
être considérée comme choisie. On parle alors de société
« postethnique » pour désigner l’émergence d’affiliations
électives d’identités multiples, dans une perspective de
construction des appartenances et non d’assignation. Cela
suppose une certaine plasticité des identités et, de ce point de
vue, il est frappant que ce soient les formes d’identité avec
l’ancrage biologique le plus évident (celles de genre, même si,
comme nous l’avons vu, la différence sexuelle en dépend) qui
sont les plus susceptibles d’être choisies et donc rendues
réversibles par les individus 52.
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9. Ce qui la distingue de l’ethnie, catégorie d’attribution et d’identification
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21. Autorité administrative indépendante créée par la révision constitutionnelle
de juillet 2008 et instituée en 2011. Elle a repris les missions de la Haute
Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde), créée en
2005 et dissoute en 2011.
22. Le défenseur des droits, « Dix ans d’actions en faveur des personnes
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2016, p. 25-26.
40. M. Pinçon, M. Pinçon-Charlot, Les Ghettos du gotha. Comment la
bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Seuil, 2007.
41. B. Cousin, « Entre-soi mais chacun chez soi. L’agrégation affinitaire des
cadres parisiens dans les espaces refondés », Actes de la recherche en sciences
sociales, vol. 204, no 4 (2014), p. 88-101.
42. A.-T. Aerts, S. Chirazi, L. Cros, « Une pauvreté très présente dans les
villes-centres des grands pôles urbains », INSEE Première, no 1552, 2015.
43. M. Lamont et alii., Getting Respect. Responding to Stigma and
Discrimination in the United States, Brazil and Israel, Princeton, Princeton
University Press, 2016 ; F. Dubet et alii, Pourquoi moi ? L’expérience des
discriminations, Paris, Seuil, 2013.
44. E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps [1963], trad.
A. Kihm, Paris, Minuit, 1975.
45. L. Bereni et alii, Introduction aux Gender Studies. Manuel des études sur le
genre, op. cit., chap. I.
46. I. Clair, « Le pédé, la pute et l’ordre hétérosexuel », Agora
débats/jeunesses, no 60 (2012), p. 67-78.
47. W. Rault, « Les attitudes “gayfriendly” en France : entre appartenances
sociales, trajectoires familiales et biographies sexuelles, Actes de la recherche
en sciences sociales, no 213 (2016), p. 38-65.
48. S. Chauvin, « Honte », in L.-G. Tin (dir.), Dictionnaire de l’homophobie,
Paris, Puf, 2003, p. 222-226.
49. W. Simon, J.H. Gagnon « Homosexualité : la formulation d’une perspective
sociologique » [1967], trad. C. Broqua, Genre, sexualité et société, hors-série
no 1 (2011).
50. J.-M. Firdion, F. Beck, M.-A. Schiltz, « Les minorités sexuelles face au
risque suicidaire en France », Bulletin épidémiologique hebdomadaire, Institut
de veille sanitaire, no 47-48 (2011), p. 508-510.
51. D. Éribon, Une morale du minoritaire. Variations sur un thème de Jean
Genet, Paris, Fayard, 2001.
52. R. Brubaker, Trans. Gender and Race in an Age of Unsettled Identities,
Princeton, Princeton University Press, 2016.
CHAPITRE IV

Les métamorphoses
des classes sociales
Au cours du XXe siècle, les classes sociales ont doté les
inégalités sociales d’un langage. Elles se sont en effet
déployées sur trois dimensions : cognitive (à travers les
nomenclatures socioprofessionnelles notamment), politique (à
travers des appareils politiques et syndicaux qui les ont
portées) et existentielle (à travers le développement d’une
conscience de classe parmi leurs membres). Elles sont
devenues en quelque sorte un « fait social total », l’identité de
classe englobant toutes les autres. Cette centralité, voire cette
quasi-exclusivité des classes sociales dans la représentation,
scientifique et politique, des inégalités a, depuis trente ans,
suivi la voie d’un rapide déclin.
Les rapports de classe n’ont pourtant pas disparu des
sociétés contemporaines. Le retour des inégalités économiques
étudié au chapitre II témoigne même d’un renforcement des
rapports sociaux entre les classes. S’ils ont connu une éclipse
dans la représentation de la société, c’est simplement parce
que la stratification sociale s’est reconfigurée différemment et
que les forces politiques partisanes de la lutte des classes ont
été désarmées.
Pour saisir les recompositions contemporaines des classes
sociales, on se demandera d’abord quelles ressources
théoriques peuvent être mobilisées pour clarifier les processus
producteurs des rapports sociaux de classe (I). Les dimensions
culturelles et statutaires des classes sociales seront abordées
afin de saisir ce second principe de structuration de l’espace
social à l’œuvre (II).
I. – Les classes sociales dans les rapports
de production contemporains
Les classes sociales constituent l’un des objets principaux
de la sociologie comme de l’économie. Leur formation repose
sur l’accumulation de ressources de différents types, lesquelles
sont aujourd’hui désignées, à la suite de l’extension donnée à
la notion par Pierre Bourdieu, comme autant de « capitaux ».
Le premier d’entre eux étant le capital économique.
1. L’accumulation des ressources (revenus et
patrimoine). – Dans le récit qui en est donné par Karl Marx,
la dynamique du développement capitalistique est issue d’une
« accumulation primitive » de capital 1. Cette notion évoquée
dans Le Capital indique des processus historiques de
constitution d’un stock initial de capital. Parmi ceux-ci,
l’expropriation des paysans des terres communales a permis le
développement de l’élevage de moutons par de grands
propriétaires terriens en Angleterre 2 ; la répression du
vagabondage et le commerce triangulaire qui signale
l’importance de l’esclavage dans le « décollage » économique
des pays développés. L’accumulation primitive est inscrite
dans des structures sociales et symboliques. Sur le premier
plan, la famille est l’élément pertinent de l’accumulation des
ressources. Elle est, selon Joseph Schumpeter, « le véritable
individu pour une théorie des classes sociales 3 ». Sur le second
plan, la religion fournit un cadre normatif qui peut être plus ou
moins propice à l’accumulation ; Max Weber a ainsi souligné
l’affinité élective existant entre l’éthique protestante et l’esprit
du capitalisme 4.
Lorsqu’elle est forgée par Marx, cette notion vise à opérer
une distinction par rapport aux approches classiques, de David
Ricardo (1772-1823) notamment, qui s’intéressait
principalement au rapport entre le niveau de capital, d’un côté,
et le nombre de travailleurs avec le volume de production, de
l’autre. La rémunération du capital peut en ce sens être isolée
comme un élément de réflexion à part entière, et structurer une
analyse historique et statistique des phases du capitalisme.
Ainsi, Thomas Piketty a formulé l’équation r > g pour
désigner la supériorité de la rémunération du capital (r) par
rapport au taux de croissance de la production (g), constante
historique expliquant par elle-même le creusement des
inégalités au profit des détenteurs de capital.
2. L’exploitation de la force de travail. – Marx a mis
l’accent sur l’antagonisme existant entre les détenteurs des
moyens de production et les autres, contraints, pour survivre,
de vendre leur force de travail aux premiers. L’opposition
entre ces deux catégories est selon lui le produit et le principal
élément explicatif de la dynamique de l’évolution sociale. Les
détenteurs de capital s’approprient une partie de la valeur
produite par les salariés, rémunérés au niveau de leur
subsistance. L’exploitation de la survaleur ajoutée dans le
procès de travail par le salarié est à la source de la division de
la société autour de deux collectifs formés autour du capital et
du travail. Les relations sont donc des relations asymétriques :
la détention des moyens de production assure aux capitalistes
propriétaires la maîtrise d’un échange formellement désigné
comme égalitaire par le biais de sa forme contractuelle. Parler
de classes, c’est décrire une société organisée par
l’exploitation capitaliste de la survaleur.
La complexité de la réalité sociale a conduit Marx à
distinguer un nombre de classes sociales différent selon ses
écrits et leur nature (théorique ou plus empirique) : le dernier
chapitre du Capital fait état de trois grandes classes (les
salariés, les capitalistes et les propriétaires fonciers). Le
Manifeste du parti communiste, quant à lui, en dénombre cinq,
tandis que La Lutte des classes en France en recense sept pour
en atteindre finalement huit dans Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte : la bourgeoisie financière, la bourgeoisie
industrielle, la bourgeoisie commerciale, la petite bourgeoisie,
le groupe techno-bureaucratico-militaire, la paysannerie, le
prolétariat et, enfin, le lumpenprolétariat (sous-prolétariat 5).
La dimension subjective de l’appartenance à une classe est
envisagée à travers la distinction entre les classes en soi,
dépourvues de conscience d’elles-mêmes, et les classes pour
soi, organisées en vue de la réalisation de leur destin
historique, dont elles ont pris conscience à travers leur lutte.
Les classes capitalistes et prolétaires viennent à l’existence
(subjective et politique) dans le procès même de leur
antagonisme. Marx produit une analyse où la socialisation
conflictuelle est la cause de la formation des classes 6, et celle-
ci une conséquence de l’accumulation elle-même.
Cette analyse par classes n’est toutefois pas la seule qui ait
été élaborée. Dans Économie et société, Max Weber a, de son
côté, contesté l’idée que les classes étaient toujours et
nécessairement en conflit entre elles. Il analyse la stratification
sociale en distinguant et en articulant les « classes de
possession » et les « classes de production ». Il met au jour
quatre « classes sociales » qui articulent production et
possession : la classe ouvrière, la petite bourgeoisie, les
intellectuels et spécialistes sans biens et la classe des
possédants. Il intègre également le prestige dans l’analyse des
« groupes de statut » et montre le lien entre ces dimensions et
la vie politique à travers les partis, et notamment le
financement des campagnes électorales. S’il distingue quatre
classes, Max Weber semble retenir une conception ternaire de
la société, où indépendants et intellectuels forment des classes
moyennes, étrangères aux classes de production et de
possession, privilégiées ou pas 7.
D’autres typologies ont été élaborées au cours des dernières
décennies du XXe siècle, pour rendre compte des modifications
de la structure sociale. Aux prises avec le problème de la
classe moyenne, le sociologue américain d’inspiration
marxienne Erik Olin Wright a intégré les critères du pouvoir et
de l’expertise pour analyser la stratification et la manière dont,
dans des conditions différentes de celles du XIXe siècle 8,
l’exploitation continuait de prévaloir. Cependant, l’approche
qui fait aujourd’hui référence (EGP ; voir chap. I) est
d’inspiration wébérienne.
3. Une polarisation sociale. – Les grandes forces à l’œuvre
dans l’organisation et la régulation des rapports économiques
et sociaux ont pour caractéristique de produire une
polarisation sociale, c’est-à-dire une séparation de plus en plus
nette des destins aux extrêmes de la distribution. Les inégalités
sociales augmentent par en haut et par en bas. Plusieurs
facteurs contribuent à ce phénomène.
En haut de la hiérarchie sociale, il faut distinguer la
possession des moyens de production, qui renvoie au partage
de la valeur ajoutée entre capital et travail d’un côté et à la
dispersion des revenus du travail de l’autre. Les dirigeants
possédants de grandes entreprises profitent, en tant
qu’actionnaires, de l’augmentation des dividendes dans le
partage de la valeur ajoutée 9 : celle-ci découle en partie de la
capacité de ces acteurs à mettre les territoires de production en
concurrence, et à remettre en cause les compromis égalitaires
élaborés à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. À côté de ce
phénomène, le pouvoir des dirigeants est notamment important
lorsque le capital est dispersé entre de nombreux actionnaires.
Des différences de revenu considérables apparaissent entre les
cadres dirigeants des grandes entreprises, notamment
financières, et le reste de la société. Sans même compter
l’intéressement aux résultats de l’entreprise et les avantages en
nature que leur procure leur fonction, les revenus élevés
peuvent se mesurer en années de salaire minimum
interprofessionnel de croissance (SMIC) et donner le vertige
au salarié moyen : 19 années de SMIC pour un cadre des
fonctions financières ; 35 années de SMIC pour un sportif de
haut niveau ; entre 600 et 1 200 années pour un grand patron
d’une entreprise cotée. Les cadres dirigeants des grandes
entreprises sont capables de négocier ou de s’octroyer des
rémunérations largement supérieures à celles des autres
groupes, y compris ceux qui ont des revenus importants
(médecins, avocats, etc.). La polarisation sociale s’explique
ainsi par des processus nouveaux qui se déploient à l’intérieur
du salariat. Nous l’avons dit, la financiarisation joue un rôle
important dans l’augmentation des inégalités. Les super-riches
sont aujourd’hui, pour une partie d’entre eux, des salariés.
Cependant, ces working rich 10 (expression forgée par
détournement de celle de working poor désignant les
« travailleurs pauvres ») ne le deviennent que parce qu’ils
parviennent à s’approprier une partie des organisations au sein
desquels ils évoluent. En menaçant de partir avec « leur »
équipe, les traders parviennent à construire un rapport de force
avec leur direction qui leur permet, in fine, d’obtenir des
primes et des augmentations de revenus très significatives. Les
conditions sociales de production des très hauts salaires se
rapprochent donc, à l’intérieur du salariat, des mécanismes
capitalistiques d’appropriation du profit par la possession des
moyens de production. De nombreux domaines parmi les plus
innovants de la société mettent en œuvre des mécanismes
d’exploitation de rentes d’information ou d’usage d’un
capital 11.
Un autre facteur souvent invoqué (voir chap. II ici) pour
rendre compte des inégalités est l’incidence des technologies
sur la structure productive dans un contexte de globalisation.
Les effets sociaux du développement technologique attestent
que ce sont d’abord les emplois intermédiaires qui font l’objet
de destructions : des emplois industriels, bien payés et
protégés. On parle ainsi d’« effacement de la classe moyenne »
(middle class squeeze) pour désigner ce processus de
destruction d’emplois intermédiaires, même si, en réalité, ce
sont surtout les classes populaires et les segments inférieurs de
la classe moyenne qui en sont affectés. En détruisant des
emplois intermédiaires par millions, la crise économique aux
États-Unis a accéléré, depuis 2008, la polarisation des emplois,
qui s’opère entre des fonctions qui demandent de très
importantes qualifications d’un côté (consultants, traders,
avocats, designers, etc.), et des emplois de service peu
rémunérés, peu protégés (employé de service, dans la
restauration, le nettoyage, les services à la personne, etc.),
exigeant peu de qualifications de l’autre 12. En France, suivant
cette même dynamique, le nombre des emplois de bureau et
des emplois administratifs diminue fortement 13.
Dans ce contexte, des processus d’exploitation des moins
qualifiés peuvent se déployer. Ces derniers ont vu leur
productivité croître, de concert avec les exigences
d’autonomie et de polyvalence qui leur sont imposées dans le
monde du travail, sans que leur rémunération s’élève pour
autant. Derrière les inégalités salariales, il y a un processus
d’exploitation des compétences investies par des salariés qui
sont plus éduqués et dont le travail s’est intensifié 14.
Les inégalités s’accroissent par le bas de la distribution des
revenus. Les deux quintiles inférieurs de la distribution des
revenus dans les pays développés ont vu leurs revenus stagner
ou diminuer au cours des trente dernières années, et cette
stagnation est due à l’augmentation des emplois non standard.
En France, par exemple, le recours à des emplois non
standards, dérogatoires à la norme du contrat à durée
indéterminé (CDI) à temps plein, s’est développé, au point
d’être aujourd’hui largement dominant en flux de création
d’emplois 15. Au-delà du recours croissant à des contrats non
standards proprement dits, le développement de
l’indépendance (que l’on pense, par exemple en France, au
statut d’auto-entrepreneur 16) et de l’intermédiation 17 sont des
mécanismes de fragmentation du salariat et d’augmentation
des inégalités qui ont en commun la diminution des droits et
des protections des segments inférieurs. Cette précarisation se
concentre sur les entrants et les moins diplômés : le clivage
entre diplômés et non-diplômés se substitue ainsi au clivage
entre employés et ouvriers 18.
À l’intérieur de la situation globalement défavorisée des
deux quintiles inférieurs de la distribution des revenus, soit les
40 % les plus modestes, il faut distinguer la situation des
classes populaires, catégories occupant des emplois
subalternes (ouvriers et employés), et des pauvres. Loin
d’avoir été résorbé, l’écart entre ouvriers et cadres s’accroît.
On peut le mesurer de différentes manières : ainsi en comptant
le nombre d’années qu’il faut à un ouvrier pour « rattraper » le
salaire d’un cadre. Jusque dans les années 1970, il fallait trente
à quarante ans contre 166 aujourd’hui. Cet allongement
s’explique par la diminution de la croissance annuelle du
salaire ouvrier, lequel sert de référence au calcul. Très
dynamique dans les années 1970, le salaire ouvrier stagne
aujourd’hui. Le revenu d’un cadre est 2,4 fois supérieur à celui
d’un ouvrier selon les données 2014 de l’INSEE et cet écart
s’accroît avec l’âge. Il ne s’agit là que d’un seul aspect des
inégalités qui sont renforcées par les retraites, situées dans un
écart équivalent. Les ouvriers et les employés forment un
ensemble dont les conditions objectives sont proches et
différentes de celles des autres groupes, même si le groupe des
employés est plus féminisé que celui des ouvriers 19. Le
chômage touche quatre fois plus les ouvriers non qualifiés que
les cadres supérieurs. Il est le premier facteur d’exposition à la
pauvreté.
Sous l’effet du chômage et de la précarité, une partie de la
population a été paupérisée. Si la pauvreté avait diminué des
années 1970 aux années 1990, la tendance s’est stabilisée
pendant cette décennie-ci, à un niveau élevé (14,3 % en 2015).
Ces situations de pauvreté sont marquées par un cumul des
ruptures de liens sociaux (avec l’emploi bien sûr, mais aussi
familiaux, associatifs et avec les institutions 20). Des
prestations sociales comme le revenu de solidarité active
(RSA, qui a remplacé le revenu minimum d’insertion en
2009), la protection maladie universelle (qui a remplacé la
couverture maladie universelle en 2016), placées sous
conditions de ressources, ou non, comme les APL, atténuent
ces inégalités. Néanmoins, en raison de leur faible montant,
ces prestations stabilisent les situations de pauvreté plus
qu’elles n’y remédient. De plus, le caractère ciblé de
l’assistance alimente le soupçon et la stigmatisation de ceux
qui en sont les bénéficiaires 21.
L’exclusion : concept sociologique
ou représentation sociale ?
À la représentation d’une société structurée autour de classes sociales
segmentées, hiérarchisées et en conflit entre elles a succédé, à partir des
années 1970 et 1980 mais surtout dans les années 1990, une représentation
où les exclus (outsiders) s’opposent aux inclus (insiders). Ce paradigme
s’est progressivement imposé au détriment de celui des classes sociales. Si
l’exclusion est un terme parlant dans la mesure où il condense des
éléments objectifs (la violence des rapports sociaux) et subjectifs (le
profond sentiment de stigmatisation vécu par les plus démunis), il n’est pas
exempt de critiques.
Ainsi, pour le sociologue Robert Castel (1933-2013), l’exclusion décrit des
états de dépossession mais occulte les processus sociaux d’ensemble qui
les produisent. En renvoyant une image misérabiliste de la pauvreté,
associée aux situations extrêmes des sans-domicile-fixe (qui seraient
environ 140 000 en France, malgré les difficultés statistiques évidentes à
les dénombrer, sur près de 9 millions de pauvres), elle véhicule des
sentiments ambigus, qui peuvent être de pitié, mais aussi de rejet. Elle
alimente en tout cas l’idée d’une coupure radicale entre les populations.
Pour éviter les écueils de cette vision, Robert Castel a forgé le concept de
« désaffiliation » qui désigne les processus de perte des ancrages sociaux
professionnels et familiaux connus par un nombre croissant d’individus
frappés par le chômage. Cette désaffiliation est l’ultime étape de
trajectoires qui trouvent leur origine dans l’insécurité de tous ceux qui sont
soumis à l’absence ou à la rareté de l’emploi. Serge Paugam a développé le
concept de disqualification sociale pour désigner le discrédit qui frappe les
« bénéficiaires » de l’assistance sociale dans un contexte de chômage de
masse. Le recours à des interventions ciblées par les pouvoirs publics a
multiplié les situations où les individus sont assignés à l’identité négative
d’assisté. Ces travaux convergent pour souligner le caractère processuel,
relationnel et multidimensionnel de la pauvreté. Ils partagent également le
constat de la force de la norme d’intégration professionnelle, et notamment
salariale, dans des sociétés frappées par le chômage de masse et la
précarité.

4. Les classes sociales à petite échelle. – Les inégalités


sociales résultent de la hiérarchie des statuts professionnels
dans le cadre d’une division du travail. Les inégalités
dépendent ainsi des mécanismes d’intégration sociale qui
peuvent être plus ou moins forts mais qui concernent
l’ensemble de la population, sauf celles qui sont précisément
touchées par le chômage et qui sont plongées dans l’anomie 22.
Dans une perspective proche, la sociologie contemporaine
s’emploie à saisir les différences de classe à petite échelle. En
insistant sur les professions (occupations), on peut expliquer
les inégalités de mobilité de manière plus satisfaisante que par
des classes sociales conçues comme de larges ensembles
(exécutants, classe de service, pour reprendre des cadres
d’analyse en vigueur dans la sociologie américaine). Les
grands regroupements (big class) ont une faible capacité à être
rendues opératoires. L’attention portée aux effets de
l’appartenance à un groupe professionnel, caractérisé par un
fort degré d’institutionnalisation, c’est-à-dire d’autosélection,
de clôture et de modes de socialisation spécifiques, permet
d’expliquer ce qui échappe à l’analyse recourant aux plus
grands ensembles. L’institutionnalisation de groupes
professionnels différenciés et segmentés a donc une incidence
sur la hiérarchie sociale. Le pouvoir explicatif de
l’appartenance à des « petites classes » (small classes) a été
renforcé au cours des dernières décennies et, chez celles-ci, le
sentiment d’appartenance à un groupe stabilisé est moins
prégnant 23. La décomposition fine, pour ce qui touche aux
groupes professionnels, permet d’accroître le pouvoir
explicatif des inégalités de classe. De même, l’appartenance à
un collectif de travail rend compte de la participation
électorale et la capacité à se saisir des questions politiques à
l’intérieur des groupes ouvriers et employés. L’analyse par le
collectif permet d’affiner l’explication de différences qui ne
peuvent être saisies grâce aux variables sociodémographiques
traditionnelles 24.
5. Les inégalités de classe face à la santé. – Il existe enfin
un domaine où les inégalités de classe apparaissent dans toute
leur ampleur : la santé 25. Trois points peuvent être soulignés.
D’une part, la santé est l’un des éléments qui font le mieux
ressortir à quel point la position sociale limite le temps, mais
aussi la qualité de la vie. Même s’il faut noter, d’une part, que
l’état de santé moyen de la population s’améliore et que toutes
les catégories en profitent (voire que c’est l’un des rares
domaines où les inégalités sont à l’avantage des femmes),
l’état de santé doit s’analyser dans les termes d’un rapport
social. Cet état de santé est d’abord un résultat des inégalités,
principalement de celles qui sont liées à la possession d’un
diplôme ou aux revenus, même si elle peut avoir un rôle
dynamique de renforcement de celles-ci 26. Ces deux variables
sont « synthétisées » dans la catégorie socioprofessionnelle
d’appartenance. C’est pourquoi l’on peut mesurer les
inégalités de santé par l’indicateur du quotient ajusté de
mortalité pour 1 000 à 35 ans par catégorie
socioprofessionnelle. Celui-ci est un indicateur de l’« usure
physique » des membres de chaque classe. Or, même si depuis
la fin des années 1970, les hommes ont gagné sept ans
d’espérance de vie, « les hommes cadres vivent en moyenne
six ans de plus que les ouvriers dans les conditions de
mortalité de 2009-2013 27 ». Cet écart est dû aux différentes
conditions de travail, mais aussi à des disproportions de
dépenses de santé, et à un accès à l’information (notamment
pour la prévention) plus important chez les cadres 28. Ces
aspects « cognitifs » sont soulignés par l’écart d’espérance de
vie à 35 ans en fonction de la variable « diplôme » : celui-ci
est de 7,5 ans entre les diplômés de l’enseignement supérieur
et les non-diplômés.
Les inégalités et la santé : du niveau
macrosocial au niveau microsocial
Les inégalités que l’on observe dans les différentes sociétés sont également
corrélées à des conditions sanitaires défavorables. Il existe un lien entre les
inégalités que l’on peut observer dans un pays donné et la prévalence de
certains symptômes problématiques, tant au niveau social (criminalité,
violences, drogues) qu’au niveau individuel (stress, dépression, problèmes
psychologiques). Pour Richard Wilkinson et Kate Pickett, onze indicateurs
sociaux et sanitaires découlent des inégalités : la santé physique, la santé
mentale, la consommation de drogue, le niveau d’éducation,
l’incarcération, l’obésité, la mobilité sociale, la confiance interpersonnelle,
la violence, les grossesses adolescentes et le bien-être des enfants 29. Un
examen de ces résultats invite à la prudence : les corrélations établies sont
indiscutables, mais les inégalités ne peuvent être considérées comme des
causes des problèmes sociaux et sanitaires 30.
Au niveau individuel (microsociologique), la santé et le bien-être sont
fortement corrélés à la richesse. Socialement, les inégalités se traduisent
par l’humiliation, la différenciation et la subordination. Plus les sociétés
sont inégales, plus l’individu est « pris » dans une société où la dispersion
des revenus est forte et plus il est placé sous tension. Cette tension est
source d’augmentation de la pression artérielle et d’un ensemble d’autres
manifestations physiques délétères. C’est donc bien la position sociale
relative qui induit un stress, lui-même générateur de maladies. Des
analyses proches peuvent être faites au sujet de la délinquance. Le
sociologue Robert K. Merton a établi que la discordance entre objectif de
réussite sociale et moyens pour l’atteindre pouvait engendrer une tension
intérieure, conduisant elle-même à la délinquance 31.
Les psychosociologues du travail ont montré qu’une faible indépendance
décisionnelle, associée à une forte demande psychologique était un facteur
de stress professionnel, très fortement lié à une position subalterne, dans
l’entreprise et dans la société (elle-même liée à d’autres variables dont le
niveau de diplôme, le genre, etc.), et exposait aux risques psycho-
sociaux 32.

Les inégalités de santé sont, en outre, l’un des indicateurs


qui permettent de vérifier à quel point les classes sociales
mènent, au-delà d’une échelle de revenus, des styles de vie
particuliers. L’examen des conditions de travail varie
considérablement en fonction des pays 33. L’enquête
européenne sur les conditions de travail (EECT) fait ressortir
des écarts relatifs à l’exposition aux risques physiques et
psychosociaux. Ces écarts s’attachent au type de profession :
les professions de bureau sont moins exposées que les
professions manuelles et les professions qualifiées ne le sont
pas autant que les moins qualifiées. D’autres contraintes
pèsent sur les professions plus qualifiées, comme l’intensité du
travail ou la charge émotionnelle de celui-ci, mais elles n’ont
pas les mêmes effets que la condition d’insécurité, le manque
d’autonomie et les mauvaises relations au travail dont
souffrent les moins qualifiés, qu’ils soient ouvriers ou
employés.
Enfin, les inégalités liées à l’exposition à la pollution sont
fortement liées à l’activité professionnelle, et donc à la
position socioprofessionnelle. Ainsi, la DARES 34 montre que
pour l’année 2013 : les ouvriers sont six fois plus nombreux
que les cadres à respirer des fumées et des poussières ; près de
cinq fois plus exposés aux nuisances sonores ; trois fois plus
nombreux à manier des produits dangereux. Les ouvriers sont,
en conséquence, 2,6 % plus nombreux que les cadres (selon
l’enquête « Handicap-santé » de l’INSEE, 2008) à se trouver
en situation de handicap. Les risques socio-environnementaux
ont un ancrage dans la catégorie socioprofessionnelle.
Cette exposition est d’autant plus forte que l’on prend en
compte un ensemble large de pratiques sociales : l’exposition
aux accidents de la route est, elle aussi, très dépendante de la
catégorie sociale d’appartenance 35, de même que la
consommation du tabac. Les inégalités d’accès à
l’information, mais aussi la dépendance à l’égard de certains
modes de transport, expliquent cette exposition plus grande à
des maladies ou à des accidents qui diminuent d’autant
l’espérance de vie des membres des catégories défavorisées.
Les États-Unis connaissent une crise sociale et sanitaire
majeure qui voit une augmentation de la mortalité au sein de
groupes d’âge spécifiques (50-54 ans) chez les Blancs (non
hispaniques) 36. L’augmentation est particulièrement marquée
chez ceux qui sont peu ou qui ne sont pas diplômés : le taux de
mortalité des Blancs de 50 à 54 ans de ce niveau d’éducation
est ainsi passé de 722 à 927 sur 100 000 entre 1999 et 2015.
Les « morts de désespoir » (deaths of despair) par overdose,
suicide ou liées à la consommation d’alcool y ont fortement
contribué, notamment chez les hommes, comme le déclin des
progrès en matière de cancer et de troubles cardio-vasculaires.
Ce phénomène est sans équivalent dans les autres
pays développés ni dans les autres groupes raciaux des États-
Unis. Il révèle, pour les auteurs de l’étude, l’ampleur de
l’effondrement de la classe ouvrière blanche sous les effets
conjugués des transformations économiques, sociales et
politiques survenues au cours des dernières décennies.
Même s’il n’est pas possible de les aborder sous toutes
leurs facettes, les inégalités environnementales 37 présentent
enfin un paradoxe qui redouble, en quelque sorte, les inégalités
objectives : les catégories les plus conscientes des risques
environnementaux et les plus sensibilisées sont également les
plus grandes émettrices en carbone, à cause de certains modes
de consommation tels que les loisirs occasionnant des
déplacements à grande distance (voire le simple fait de prendre
des vacances). Les plus modestes sont parfois culpabilisés
alors qu’ils sont objectivement les moins responsables des
effets néfastes de l’activité humaine sur l’environnement.

II. – Le capital culturel à l’ère


des inégalités économiques
Combler les distorsions entre les dimensions subjectives et
objectives des inégalités, comme entre les dimensions
statutaires et économiques, a été l’ambition théorique de Pierre
Bourdieu. En menant des investigations sur la hiérarchie
sociale des pratiques culturelles, il a produit une théorie des
classes qui intégrait un double principe de structuration de
l’espace social. Le capital culturel change de forme et est de
plus en plus relié aux inégalités économiques.
1. La transmission familiale du capital culturel. – La
notion de capital culturel a été forgée dans le cadre des
réflexions du collectif DARRAS 38, dont la mission était de
produire des données susceptibles d’influer sur les politiques
de « lutte contre les inégalités » d’un État social en plein
développement au cours des Trente Glorieuses. Pour Pierre
Bourdieu, qui faisait partie de ce collectif, le système scolaire
« fournit l’apparence d’une légitimation aux inégalités sociales
et donne sa sanction à l’héritage culturel 39 ». Le rendement de
l’éducation n’est pas seulement économique. Cette réduction
fréquente laisse invisible le mécanisme qui est à l’origine de la
production des inégalités sociales jusque dans la sphère
domestique : « Le mieux caché et le plus déterminant
socialement des investissements éducatifs, à savoir la
transmission domestique du capital culturel 40. » Le capital
culturel est sanctionné par le système éducatif qui, derrière une
façade de neutralité, favorise une disposition socialement
construite au sein de la famille. Les inégalités sociales de
départ sont donc transformées en mérite par le biais du
diplôme, qui donne un avantage aux détenteurs de la culture
bourgeoise, la pré-connaissance de la culture légitime étant
requise par le système éducatif, qui est supposé permettre à
tous de l’acquérir.
La prise en compte du capital culturel enrichit la
compréhension des classes sociales : celles-ci sont
irréductibles à la position des individus dans les rapports
productifs. Bourdieu construit une analyse de l’espace social
autour d’un double principe de structuration 41 : le volume et la
nature (économique ou culturelle) du capital. Certaines
pratiques (la fréquentation de salles de musique classique ou
d’art lyrique, par exemple), si elles sont évidemment liées aux
ressources de ceux qui les adoptent, ont un effet de
différenciation et de hiérarchisation irréductible à leur
dimension économique. Elles comportent une dimension de
prestige qui a pour effet de légitimer la position des
dominants. Le privilège de ces derniers en matière culturel va
cependant plus loin : non seulement ils s’approprient, de
manière relativement exclusive, les pratiques considérées (et
construites) comme légitimes et hautes, mais ils détiennent en
outre un quasi-monopole dans la définition des principes de
vision (et de division) du monde social. Enfin, les dominants
peuvent faire évoluer les critères de distinction à mesure que
les autres groupes les rattrapent, ce qui assure la reproduction
de leur domination, en faisant sentir aux dominés leur
perpétuel retard et en rendant l’appropriation des objets
culturels, fussent-ils élevés, par ces derniers partiellement ou
totalement illégitime. La vie sociale est intégralement
relationnelle et conflictuelle 42 : toute position doit se
comprendre comme une opposition à une ou plusieurs autre(s)
dans un système de relations. Pour revenir à La Distinction,
l’espace social y est structuré autour de trois ensembles, eux-
mêmes régis par un habitus spécifique. Ce dernier renvoie à un
ensemble de façons d’agir, de sentir et de penser (dispositions,
schèmes de perception et d’action) des individus, incorporées
dans la sphère familiale et caractéristiques du milieu social
d’origine. Il est possible de distinguer : un habitus populaire,
empreint du « choix du nécessaire », un habitus petit-
bourgeois, marqué par le sens de l’effort et la « bonne volonté
culturelle », et enfin un habitus bourgeois mû par le « sens de
la distinction ». Ces mondes sociaux et culturels, fermés les
uns aux autres, associent par un principe d’homologie
structurale, positions sociales et préférences esthétiques de
leurs membres. Les cultures de classe déterminent, de manière
structurelle et relationnelle, les goûts des membres de celles-
ci.
La transmission par la famille du capital culturel implique
toujours un investissement, qu’il soit conscient ou inconscient,
dans un réseau de relations permettant de faire fructifier les
autres formes de capital. Si le capital social manifeste
l’appartenance à un groupe, il n’est jamais indépendant des
autres capitaux, car « les échanges instituant l’inter-
reconnaissance supposent la re-connaissance d’un minimum
d’homogénéité “objective” et qu’il exerce un effet
multiplicateur sur le capital possédé en propre 43 ». Des
pratiques culturelles distinctives caractérisent ainsi la
bourgeoisie (appartenance à des cercles, philanthropie,
organisation de rallyes pour préserver leurs enfants de faire de
« mauvaises rencontres » amoureuses et matrimoniales, etc.).
Ces classes favorisées sont capables de mobiliser
simultanément, quoique sur des plans différents mais
complémentaires (professionnel, amical, associatif et familial)
des liens à distance et des liens de proximité 44, alors que ces
derniers, très dépendants de leur ancrage géographique, sont
souvent la seule ressource des catégories populaires 45.
2. L’hybridation du capital culturel et du capital
économique. – Les analyses de Pierre Bourdieu sont issues
d’un contexte historique spécifique, aujourd’hui partiellement
remis en cause. En effet, c’est dans une période marquée par la
contraction des patrimoines et des revenus que l’accès à la
culture « légitime » est devenu un bien rare et distinctif. Les
diplômes sont devenus une monnaie d’échange dans un
contexte marqué par une explosion scolaire et une diminution
des inégalités. Avec la remontée des inégalités économiques et
la massification scolaire, l’importance donnée par Bourdieu au
capital culturel dans la reproduction des inégalités perdure
mais se traduit différemment. Dans un contexte de
massification scolaire ou de « démocratisation ségrégative 46 »,
où les différences se font entre les filières et les segments dans
lesquels les diplômes sont les plus rentables, le capital culturel
des parents est toujours un élément d’orientation essentiel.
Cependant, des comparaisons internationales ont montré que,
dans les pays où la dynamique d’augmentation des inégalités
de revenu a été contenue, il est possible d’établir un lien entre
la faiblesse des inégalités sociales et celle des inégalités
scolaires. En réalité, si le capital culturel est toujours une
« variable indépendante dans la différenciation sociale 47 »,
c’est sous une forme de plus en plus assimilable au capital
économique. Le soutien apporté dans le parcours scolaire ne
cesse de prendre la forme d’un service financé par les familles
que ce soit sous la forme d’un soutien scolaire ou par le biais
de l’augmentation des droits d’inscription dans
des établissements sélectifs. Enfin, la localisation dans des
secteurs où se trouve l’offre éducative de meilleure qualité
représente un coût économique non négligeable 48.
La propriété entre inégalités
de génération et de classe
La propriété immobilière joue un rôle majeur dans la transmission des
inégalités sociales. Le logement est en effet devenu le premier poste de
dépenses des ménages. Les jeunes, notamment ceux qui n’ont pas accès à
un statut protecteur, et les plus modestes, « enfermés » dans le parc locatif
privé, mais pas seulement, ont porté le poids de l’augmentation du coût du
logement. Au vu du différentiel d’évolution entre les salaires et les prix de
l’immobilier, la transmission familiale est indispensable pour que les
jeunes ménages deviennent propriétaires, en particulier dans les zones
tendues comme l’Île-de-France, et accèdent ainsi à des ressources
culturelles et relationnelles valorisées. La propriété se transmet,
notamment par la voie de la donation ou de l’héritage, et alimente les
inégalités intragénérationnelles, qui sont à leur tour des inégalités sociales
(ou de classe) très importantes 49.

Un nouveau type de capital culturel, « cosmopolite »,


émerge du fait de la concentration de populations fortement
diplômées dans des aires urbaines très tendues. Cette
concentration s’opère à la faveur de la transmission
patrimoniale par la génération antérieure 50. Les nouvelles
formes de capital culturel sont ainsi indissociables des
inégalités entre générations et à l’intérieur des générations,
observables dans les rapports à la propriété : les valeurs de
cosmopolitisme et d’ouverture sont diffusées au sein des
catégories urbaines privilégiées. La domination passe
désormais par des mécanismes d’inclusion sélectifs et
maîtrisés, elles sont fortement liées à l’appropriation de
l’espace urbain 51.
Les inégalités dans le rapport au temps
Le rapport des groupes sociaux au temps est profondément différent selon
les propriétés sociales des individus et des groupes. La capacité de
projection dans l’avenir ainsi que l’appropriation du passé sont
socialement déterminées. Les élèves de classes préparatoires aux grandes
écoles y font l’apprentissage d’un rapport au temps constitutif de leur
statut de dominant 52. À rebours, les catégories les plus démunies sont
confrontées à une réduction de leur horizon sur le présent. Ce constat a été
fait dans des contextes et avec des présupposés théoriques très différents :
par Paul Lazarsfeld et ses collègues dans un village d’Autriche frappé par
la dépression des années 1930 ; par Oscar Lewis dans les familles du
Mexique laissées pour compte de la modernisation dans les années 1950 ;
par William Julius Wilson dans les inner-cities américaines des années
1980 et 1990 frappées par la ségrégation, le chômage et la criminalité.
Le rapport au temps est également décisif pour saisir les inégalités dans le
travail et dans l’articulation entre l’activité professionnelle et les
responsabilités familiales. Dans la sphère professionnelle, les cadres
disposent d’autonomie dans la gestion de leur temps tandis que les moins
qualifiés subissent des horaires imposés, qui peuvent être flexibles. Dans
les hôpitaux américains, un creusement des inégalités entre médecins et
aides-soignantes dans la gestion du temps a été mis au jour 53. Au vu de
l’inégale répartition du travail domestique entre femmes et hommes, la
responsabilité de la conciliation de celui-ci avec l’activité professionnelle
repose très largement sur les premières. Les employées des secteurs de
service subissent notamment une forte pression, la désarticulation des
temps sociaux (l’ouverture des commerces le soir et le dimanche par
exemple) reposant sur elles, au détriment de leur vie familiale 54.
Enfin, le temps est une perspective d’analyse de la question sociale.
L’enjeu est de sortir d’une vision par « âges » segmentés (formation,
activité productive, retraite) pour saisir de manière dynamique et globale le
parcours de vie des individus. Cette perspective d’analyse qui reçoit des
désignations variées (life course perspective ; life cycle perspective) est
fortement reliée à une réflexion sur les formes d’intervention publique
adéquate.

Comme indiqué précédemment, les effets structurels de la


composition des ménages ne contribuent que de manière
marginale aux évolutions des inégalités. La tendance à choisir
son conjoint au sein de son groupe social (dans les trois
dimensions de l’homogamie de diplôme, de classe ou
d’origine sociale, mesurée à partir des vagues 1969-2011 de
l’enquête « Emploi » de l’INSEE) diminue en France, sauf
chez les diplômés des grandes écoles, qui ont vu leur
endogamie s’accroître. Ce résultat renforce l’idée que seules
les classes (très) supérieures seraient de « véritables »
classes 55. A contrario, aux États-Unis, on observe un écart
croissant, parmi les Blancs, entre le taux de divorce des
ménages dont les membres sont qualifiés (qui s’est récemment
stabilisé après avoir augmenté régulièrement au cours des
dernières décennies) et celui des ménages dont les membres
sont peu ou pas qualifiés (qui continue à croître) 56. Le taux de
divorce devient alors un indicateur des inégalités sociales, car,
au-delà de son coût, notamment significatif pour les femmes 57,
il accroît les écarts entre les groupes sociaux. Les spécificités
nationales empêchent cependant de généraliser ce constat : une
telle analyse est par exemple difficilement transposable en
France, car l’union libre tient lieu d’équivalent du mariage. On
constate néanmoins, en Europe, une augmentation du nombre
de couples dans lesquels aucun des deux membres ne
travaille ; la situation particulièrement difficile des familles
monoparentales, elles-mêmes de plus en plus nombreuses,
dans l’ensemble des sociétés développées a, quant à elle, déjà
été évoquée (voir chap. I ici).
3. Les métamorphoses du capital culturel. – Le capital
culturel continue cependant de produire des effets, mais d’une
manière différente de celle qui avait été identifiée notamment
par Bourdieu 58. En effet, des travaux récents ont montré que si
les dispositions acquises dans la sphère familiale avaient des
effets en matière de réussite scolaire, et donc sociale, celles-ci
n’étaient pas automatiquement transmises, mais dépendaient
au contraire d’une activité et même d’un investissement
multiforme des parents. Les classes sociales se distinguent par
des modes éducatifs, perceptibles mieux qu’ailleurs dans les
dispositions acquises dans les activités extrascolaires
organisées (ou non) par les parents 59. Nombreux sont les
bienfaits d’un modèle éducatif valorisant le dialogue, la
verbalisation, l’implication dans des activités formelles et la
revendication envers le système éducatif. La prise de
conscience des effets de ces modèles éducatifs en termes
d’inégalités de développement des compétences cognitives et
non cognitives avant la scolarisation a conduit un nombre
croissant de chercheurs et d’acteurs publics à promouvoir une
intervention précoce, centrée sur la petite enfance 60. On parle
de « prédistribution » ou d’ « investissement social ». Le
rapport éducatif des classes moyennes et supérieures est ainsi
marqué par une certaine planification de la part des parents et
une forme de négociation avec les enfants, tandis que les
catégories modestes valorisent la croissance naturelle de leurs
enfants, une autorité plus clairement affirmée et une moindre
recherche d’explicitation dans la vie quotidienne, ainsi qu’un
plus grand contact avec la famille et les voisins. Ces rapports
éducatifs se traduisent par des rapports différenciés à l’école :
à travers les dispositions acquises dans les relations
socialement construites avec leurs parents et les activités
extrascolaires, les enfants de classe moyenne acquièrent un
« sens de leurs droits » (sense of entitlement), tandis que les
enfants défavorisés développent un « sens de la contrainte »
(sense of constraint). Implication et revendication d’un côté ;
obéissance de l’autre. Ces rapports de plus en plus différenciés
avec un système scolaire organisé pour laisser de plus en plus
le choix aux parents sont au cœur d’un mécanisme de
différenciation et de production d’inégalités très précoce au
sein de l’école 61.
De même, dans le domaine des inégalités culturelles, les
rapports entre positions sociales et pratiques culturelles sont
aujourd’hui moins évidents, du fait d’une évolution de la
société depuis les années 1960. La pluralité des contextes de
socialisation doit être articulée aux dispositions des individus
pour comprendre la production d’un homme pluriel, éclectique
dans son rapport à la culture 62. L’éclectisme est ainsi la
manifestation contemporaine de la distinction. Les omnivores
s’opposent aux univores 63. Si l’on s’intéresse aux mécanismes
qui produisent une hiérarchie dans la relation entre les groupes
sociaux du point de vue des pratiques culturelles, et non au
contenu des goûts et des pratiques culturelles, alors
l’éclectisme indique une métamorphose et non une remise en
cause de l’analyse de la distinction 64.
4. À quelles conditions peut-on parler de domination ?
Le terme « domination » fait l’objet d’interprétations diverses
et contradictoires. Dans la sociologie moderne, il a notamment
été utilisé par Max Weber (Herrschaft en allemand, c’est-à-
dire « la chance, pour des ordres spécifiques […], de trouver
obéissance de la part d’un groupe déterminé d’individus 65 »)
pour désigner les motifs de la croyance dans la légitimité du
pouvoir. Pourtant, c’est à l’œuvre de Pierre Bourdieu que
renvoie la « sociologie de la domination », tant les
mécanismes de conversion de l’arbitraire culturel et social en
ordre naturel (« cela va de soi ») ont été au cœur de sa
réflexion. À travers un ensemble de mécanismes, les structures
du monde social sont incorporées et l’adhésion des agents à
celui-ci (en premier lieu l’acceptation de leur place en son
sein) assurée. Cette construction, à la fois théorique et
empirique, a fait l’objet de prises de position diversifiées au
sein des sciences sociales.
Elle a été réfutée notamment par l’anthropologue James C.
Scott. La distinction du « texte caché » (hidden transcripts) et
du « texte public » (public transcripts) permet de mettre au
jour une contestation de la domination 66. Selon lui, si les
dominés doivent adopter une conformité de façade, ils ne sont
en revanche pas dupes des justifications des dominants.
L’existence de stratégies obliques et infrapolitiques de
résistance contredit les analyses en termes de domination.
Pour certains sociologues, les formes de la domination se
sont recomposées. Tout en s’appuyant sur les schèmes
théoriques de Bourdieu, ils montrent que les modalités de
traçage des frontières entre les groupes ont évolué et que le
contenu empirique de ses analyses doit être révisé. La notion
même de « frontières » peut être interrogée. En effet, les
inégalités sociales peuvent résulter de frontières symboliques
qui se distinguent des frontières sociales entre les groupes. Les
frontières symboliques sont des « distinctions conceptuelles
effectuées par des acteurs sociaux pour catégoriser des objets,
des gens, des pratiques aussi bien dans le temps que dans
l’espace. Les frontières constituent un système de règles
guidant l’interaction en déterminant qui se réunit et pour quels
actes sociaux ». Ces principes de vision et de division du
monde social séparent donc les individus, créent des groupes
et produisent de l’inégalité, car « elles forment un moyen
essentiel par lequel les individus acquièrent un statut,
monopolisent des ressources, écartent des dangers ou
légitiment leurs avantages sociaux ; et cela souvent en
référence à un mode de vie supérieur, à des habitudes, au
caractère ou aux compétences » 67. Elles présentent une
certaine autonomie à l’égard des différences objectivées entre
les groupes et sont une condition nécessaire mais non
suffisante de l’existence d’inégalités.
Enfin, la domination peut faire l’objet d’une entreprise de
discernement. Luc Boltanski articule la « sociologie critique »
d’inspiration bourdieusienne qu’il avait délaissée dans les
années 1980 avec la « sociologie de la critique », d’inspiration
pragmatiste 68, qu’il a contribué à élaborer à partir de cette
période. La domination est une catégorie utile, mais à
condition qu’on ne lui fasse pas recouvrir l’ensemble des
relations sociales. Ces perspectives soulignent à quel point le
traçage des frontières sociales et symboliques se déroule sur
fond d’une intense conflictualité.
1. K. Marx, Le Capital. Livre I [1867], sect. VIII, chap. XXXI, « Genèse du
capitalisme industriel », Paris, Puf, 2014.
2. Il s’agit du mouvement des enclosures, qui a commencé en Angleterre au
début du XVIe siècle et s’est intensifié aux XVIIIe et XIXe siècles, notamment à
partir de la ratification des appropriations par le Parlement anglais lors du
General Enclosure Act de 1801.
3. J. Schumpeter, Impérialisme et classes sociales, trad. S. de Segonzac et P.
Bresson, Paris, Flammarion, 1984 (écrit entre 1918, 1919 et 1927).
4. M. Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme [1905], trad. J.-P.
Grossein, Paris, Gallimard, 2004.
5. K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852], trad. G. Chamayou,
Paris, GF-Flammarion, 2007.
6. É. Balibar, La Philosophie de Marx, Paris, La Découverte, « Repères »,
1993, p. 89-90.
7. P. Merle, « En haut, en bas. Les stratifications sociales selon Max Weber »,
LaViedesidees.fr, 22 novembre 2016.
8. E.O. Wright, Class Structure and Income Determination, New York,
Academic Books, 1979.
9. « Partage de la valeur ajoutée entre travail et capital : comment expliquer la
diminution de la part du travail ? », Perspectives de l’emploi, OCDE
Publications, 2012.
10. O. Godechot, Working Rich. Salaires, bonus et appropriation des profits
dans l’industrie financière, Paris, La Découverte, 2007.
11. P. Askenazy, Tous Rentiers. Pour une autre répartition des richesses, Paris,
Odile Jacob, 2016, p. 65-90.
12. A.L. Kalleberg, Good Jobs, Bad Jobs. The Rise of Polarized and
Precarious Employment Systems in the United States (1970’s to 2000’s), New
York, Russell Sage Foundation, 2013.
13. C. Peugny, « L’évolution de la structure sociale dans quinze pays européens
(1993-2013). Quelques éléments sur la polarisation de l’emploi », Notes &
documents de l’OSC, no 1, 2016.
14. P. Askenazy, Tous Rentiers, op. cit, p. 132.
15. Les flux d’emplois désignent les contrats de travail signés dans une année.
Les contrats à durée déterminée ou missions d’intérim sont largement
dominants selon cet indicateur (plus de 87 % en 2015 selon la DARES). Il faut
cependant le relativiser car, en stock, c’est-à-dire rapporté au volume d’emploi
global (l’ensemble des contrats de travail signés), les contrats précaires sont
largement minoritaires, le CDI représentant 86 % des salariés en 2014 selon
l’INSEE (et les salariés représentent environ 89 % des actifs occupés). Les
CDD concernent une population relativement limitée (9,7 % en 2014) de la
population active), précaire dans la durée et de plus en plus soumise à un
raccourcissement de la durée des contrats.
16. S. Abdelnour, Moi, petite entreprise. Les auto-entrepreneurs, de l’utopie à
la réalité, Paris, Puf, 2017.
17. S. Chauvin, Les Agences de la précarité. Journaliers à Chicago, Paris,
Seuil, 2010.
18. T. Amossé, O. Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle
classe sociale ? », Économie et statistique, no 393-394, (2006), p. 203-229.
19. Y. Siblot et alii, Sociologie des classes populaires contemporaines, Paris,
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20. S. Paugam, Le Lien social, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2008.
21. N. Duvoux, Le Nouvel Âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et
politiques publiques, Paris, Seuil et La République des idées, 2012.
22. É. Durkheim, De la division du travail social [1893], Paris, Puf,
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23. D. Grusky, K. Weeden, « The Three Worlds of Inequality », American
Journal of Sociology, vol. 117, no 6 (2012), p. 1723-1785.
24. C. Peugny, « Pour une prise en compte des clivages au sein des classes
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française de science politique, vol. 65, no 5-6 (2015), p. 735-759.
25. M. Gelly, B. Giraud, L. Pitti (dir.), Quand la santé décuple les inégalités,
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26. C. Baudelot, « Inégalités sociales de santé », in T. Lang, « Les inégalités
sociales de santé », ADSP, no 73, (2010), p. 53-55.
27. N. Blanpain, « Les hommes cadres vivent toujours six ans de plus que les
hommes ouvriers », INSEE Première, no 1584, février 2016.
28. Parce qu’il privilégie la liberté de circulation des patients et néglige la
prévention, le système de santé français renforce cet écart ; voir B. Palier, Les
Réformes des systèmes de santé [2004], Paris, Puf, «Que sais-je ? », 2017.
29. R. Wilkinson, K. Pickett, The Spirit Level. Why More Equal Societies
Almost Always Do Better, Londres, Allen Lane, 2009.
30. K. Rowlingson, « Does Income Inequality Cause Health and Social
Problems ? », York, Joseph Rowntree Foundation, 2011.
31. R.K. Merton, Éléments de théorie et de méthodologie sociologique [1949,
révisé en 1957], trad. H. Mendras, Paris, Armand Colin, 1997.
32. R. Karasek, T. Theorell, Healthy Work. Stress Productivity and the
Reconstruction of Working Life, New York, Basic Books, 1990.
33. C. Babet, « Les conditions de travail en Europe. Une comparaison selon les
groupes socio-économiques ESeG », in M. Méron et alii, ESeG = European
Socio Economic Groups. Nomenclature socio-économique européenne, op. cit.,
p. 41-56.
34. É. Algava, L. Vinck, « Contraintes physiques, prévention des risques et
accidents de travail. Enquêtes conditions de travail », Synthèse.stat’, DARES,
no 10 (2015).
35. M. Grossetête, Accidents de la route et inégalités sociales. Les morts, les
médias et l’État, Vulaines-sur-Seine, Édition du Croquant, 2012.
36. A. Deaton, A. Case, « Mortality and morbidity in the 21st century »,
Brookings Paper on Economic Activity, 23 mars 2017.
37. C. Larrère, Les Inégalités environnementales, Paris, Puf et
LaViedesidees.fr, 2017.
38. DARRAS, Le Partage des bénéfices. Expansion et inégalités en France,
Paris, Minuit, 1966.
39. Ibid., p. 397.
40. P. Bourdieu, « Les trois états du capital culturel », Actes de la recherche en
sciences sociales, vol. 30, no 1, (1979), p. 3.
41. P. Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, op. cit.
42. À quelques exceptions près, comme l’amour, évoqué dans La Domination
masculine.
43. P. Bourdieu, « Le capital social. Notes provisoires », Actes de la recherche
en sciences sociales, vol. 31, no 1 (janvier 1980), p. 2-3.
44. A.-C. Wagner, « Le jeu de la mobilité et de l’autochtonie au sein des classes
supérieures », Regards sociologiques, no 40 (2010), p. 89-98.
45. J.-N. Rétière, « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital
social populaire », Politix, vol. 16, no 63 (2003), p. 121-143.
46. P. Merle, La Ségrégation scolaire, Paris, La Découverte, 2012.
47. A. Spire, « Capital, reproduction sociale et fabrique des inégalités »,
Annales. Histoire, sciences sociales, no 1 (2015), p. 63.
48. G. Fack, J. Grenet, « Sectorisation des collèges et prix des logements à
Paris », Actes de la recherche en sciences sociales, no 180, (2009), p. 44-62.
49. A. Papuchon, « Les transferts familiaux vers les jeunes adultes en temps de
crise. Le charme discret de l’injustice distributive », Revue française des
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50. A. Prieur, M. Savage, « Emerging Forms of Cultural Capital », European
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51. S. Tissot, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie
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52. M. Darmon, Classes préparatoires. La fabrique d’une jeunesse dominante,
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53. D. Clawson, N. Gerstel, Unequal Time. Gender, Class and Family in
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54. L. Lesnard, La Famille désarticulée, Paris, Puf, 2009.
55. M. Bouchet-Valat, « Les évolutions de l’homogamie de diplôme, de classe
et d’origine sociales en France (1969-2011) : ouverture d’ensemble, repli des
élites », Revue française de sociologie, vol. 55, no 3 (2014), p. 459-505.
56. C. Murray, Coming Apart. The State of White America (1950-1980), New
York, Crown Forum, 2012.
57. Le divorce accroît les inégalités économiques de genre au détriment des
femmes ; voir C. Bourreau-Dubois, M. Doriat-Duban, « La couverture des
coûts du divorce : le rôle de la famille, de l’État, du marché », Population, vol.
21, no 3 (2016), p. 489-512.
58. La sociologie des inégalités scolaires s’inscrit largement, quoique non
exclusivement, dans le cadre théorique élaboré par P. Bourdieu ; voir
G. Felouzis, Les Inégalités scolaires, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2014.
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65. M. Weber, Économie et société, op. cit., p. 285.
66. La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours
subalterne [1992], Paris, Amsterdam, trad. O. Ruchet, 1999.
67. M. Lamont, M. Fournier (éd.), Cultivating Differences. Symbolic
Boundaries and the Making of Inequality, Chicago, University of Chicago
Press, 1992, p. 12.
68. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Paris, Gallimard,
2009.
CHAPITRE V

Cumulativité
et individualisation
des inégalités
Le fait même de parler d’inégalités sociales situe dans une
histoire. Les frontières de classe sociale se sont brouillées en
quelques décennies. Une décollectivisation des formes
d’appartenance aux principales dimensions de la société s’est
également produite : la famille s’est désinstitutionnalisée et
laisse la place à des rapports plus contractuels, le travail et
l’emploi se structurent de moins en moins autour de groupes
homogènes et hiérarchisés. Dans ce contexte, des formes de
recollectivisation s’opèrent, notamment autour des inégalités
de genre et ethno-raciales.
Néanmoins, l’une des caractéristiques les plus saillantes de
la construction des inégalités sociales est que leur
renforcement objectif s’articule avec une absence, relative, de
conscience de ces écarts. Se trouve ainsi réactivé un paradoxe
des sociétés modernes, soulevé par Durkheim à la fin du
e
XIX siècle. Plus l’intégration sociale est large et complexe et

plus les individus ont le sentiment de ne dépendre que d’eux-


mêmes 1.
Pourtant, les inégalités se cumulent et s’entrecroisent les
unes aux autres (I) ainsi qu’avec des institutions (II), ce qui
n’empêche pas la diffusion d’une représentation individualisée
de ces inégalités (III). Cette représentation est non seulement
une condition sociale, mais aussi une production
institutionnelle qui légitime les inégalités (IV).
I. – Des inégalités de classe transversales
aux groupes raciaux et de genre
Les inégalités sont multiples et complexes. C’est au sein de
la réflexion juridique critique que la notion d’intersectionnalité
a été forgée pour rendre compte de cette imbrication 2. Issue du
militantisme féministe africain-américain, cette notion
souligne la pluralité et le caractère imbriqué des formes de
domination. Outre ses enjeux politiques et, notamment,
l’articulation entre les combats pour l’égalité de genre, de
classe et de race qu’elle dessine, cette perspective est très
féconde sur le plan de la connaissance des mécanismes
sociaux concrets 3. Cette perspective permet notamment de
comprendre que des inégalités de classe traversent les groupes
minoritaires (en termes de race ou de genre) qui sont, à l’instar
de la société, de plus en plus polarisés.
Aux États-Unis, la thèse de la prééminence des rapports
sociaux de classe a été affirmée avec vigueur par le sociologue
(noir) William Julius Wilson dans les années 1970. Ce dernier
a mis en avant l’importance de l’articulation des variables de
classe et de race pour comprendre le sort des plus
désavantagés 4. Dans l’économie désindustrialisée des grandes
métropoles du Nord-Est des États-Unis, le délabrement de la
vie sociale dans les quartiers centraux des villes, habités par
les minorités (inner-cities), et notamment les Noirs, est dû non
pas à la ségrégation raciale, déjà effective plusieurs décennies
auparavant, mais aux transformations du capitalisme. Celles-ci
frappent les strates les plus défavorisées de la minorité noire,
car les possibilités de déménagement ouvertes aux Noirs plus
fortunés à l’issue du mouvement des droits civiques les ont
isolés ; le passage d’une économie industrielle à une économie
de service les a désavantagés d’un double point de vue. Les
emplois se sont rapprochés des centres de vie et de
consommation des classes moyennes et supérieures et la
faiblesse des transports publics ne permet pas un accès aisé à
ces lieux (phénomène dit de spatial mismatch). Les emplois de
service sont, quand ils sont disponibles, des emplois
hautement qualifiés, et ils ne correspondent pas à une
population dont le niveau d’éducation est inférieur à ceux des
autres groupes (skills mismatch). La désorganisation des
quartiers minoritaires pauvres des centres est ainsi
principalement due à des facteurs structurels ou économiques.
Les différences de classe qui passent à l’intérieur de la
population noire sont les plus importantes.
L’articulation complexe des inégalités 5 peut être étudiée
grâce aux configurations locales des marchés du travail, par
exemple dans des villes représentatives du monde industriel
comme Detroit, et postindustriel comme Dallas ou Miami.
Dans le premier cas, les inégalités de classe sont faibles, mais
les inégalités de genre sont fortes. Dans le second, les
inégalités de classe sont fortes et traversent les inégalités de
genre. Ainsi, la configuration tertiaire est caractérisée par des
inégalités entre des femmes très qualifiées, blanches
notamment, qui ont réussi à acquérir des positions valorisées
et rémunératrices d’un côté et, des femmes, souvent
immigrées, qui exercent des emplois très mal rémunérés et peu
gratifiants dans le secteur des services 6. Dans une recherche
sur les aides à domicile en France, Christelle Avril 7 a fait
ressortir l’importance des petites différences existant entre les
deux profils de femmes qui exercent ce métier. Les membres
des classes populaires autochtones ont un rapport à leur métier
plus négatif que les migrantes, pour qui ce même métier
représente une promotion. Les premières restent inscrites dans
une division traditionnelle des rôles de genre au sein de la
sphère domestique et se virilisent dans leur activité
professionnelle, tandis que les secondes investissent leur
métier avec des qualités codées comme « féminines », mais y
trouvent un vecteur, sinon d’émancipation, à tout le moins de
promotion.

II. – Les institutions et l’articulation


des inégalités
Les inégalités interagissent ainsi entre elles. Mais les
différents domaines dans lesquels elles se déploient les font
« jouer » dans des proportions et selon des mécanismes
spécifiques : le logement, la santé, les institutions politiques, la
consommation, la culture. Cette articulation entre les variables
de race, de classe et de genre apparaît par exemple pleinement
aux États-Unis dans les effets des politiques pénales, qui ont
considérablement été durcies au cours des dernières décennies.
La criminalisation des délits liés à la consommation et au
trafic de drogue, la généralisation des peines planchers et
automatiques, pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à
perpétuité après la condamnation d’une même personne pour
trois délits, fussent-ils mineurs (three-strikes laws), dans
certains États, l’allongement des peines ont contribué à cette
augmentation du nombre de détenus, atteignant près de 700
individus pour 100 000 habitants (contre un petit peu plus de
100 en France). Les populations vivant dans les quartiers où la
pauvreté est concentrée sont surexposées, de manière
absolument disproportionnée, à l’incarcération. Pour les
hommes noirs sans diplôme, la probabilité d’être incarcéré au
cours de leur existence a été évaluée à 60 %. Pour ceux-ci, la
prison constitue le passage obligé du parcours de vie, alors
qu’il reste résiduel pour les hommes blancs diplômés. La
prison a un effet de longue portée sur les inégalités. On peut la
comparer au développement de l’éducation supérieure après la
Seconde Guerre mondiale (favorisé par le « G.I. Bill » –
Servicemen’s Readjusment Act de 1944 – qui a notamment
permis aux vétérans démobilisés de poursuivre des études
universitaires ou des formations professionnelles). Si son
ampleur est comparable, son effet sur les catégories les plus
défavorisées est inverse : alors que l’éducation a accru les
perspectives de mobilité dans les milieux modestes,
l’incarcération réduit celles-ci en aggravant les effets de la
naissance dans un milieu pauvre 8.
Ces inégalités croisées de race, de genre et de classe sont
aussi le produit d’une construction sociale, scientifique et
juridique de la délinquance et de la criminalité. Les
sociologues ont, depuis Durkheim, une approche relationnelle
du crime, où celui-ci n’est pas défini par des caractéristiques
d’un acte donné mais par la réaction de la société envers celui-
ci. Or, cette réaction aux actes varie en fonction de la catégorie
sociale et de l’appartenance à un groupe racialisé de ceux qui
les commettent. La densité policière dans certains quartiers
oriente l’activité de la police et ensuite de la justice sur des
jeunes garçons de milieux populaires et racialisés. À rebours,
la criminalité en « col blanc » n’est pas toujours considérée
comme telle, ce qui accroît la part des dominés dans les
statistiques de la délinquance et « valide » en quelque sorte la
répression de ces catégories 9.
Plus généralement, les catégories les plus favorisées
cumulent des privilèges liés à leur formation et à leur capital
économique et social. Ces capitaux leur permettent
d’accaparer les positions les plus favorisées et de maintenir
une position dominante dans la société : l’endogamie des élites
françaises, recrutées dans des établissements sélectifs et issues
de milieux sociaux très déterminés, constitue un cas limite.
Cette domination est assise sur un rapport à la règle différent
selon les classes sociales. Le rapport à l’administration fiscale
des différentes catégories sociales fait ainsi apparaître la plus
grande flexibilité de cette dernière à l’égard des plus
favorisés 10. Ces derniers ont la capacité, du fait de leurs
capitaux économiques et culturels, de négocier des
aménagements. L’introduction d’éléments qui assouplissement
le rapport à la règle favorise le développement des inégalités
entre les membres des différentes catégories sociales. La carte
scolaire est ainsi plus aisément (et légalement) contournée par
les catégories moyennes et supérieures 11.
Inégalités sociales et représentation
politique : exclusion, auto-exclusion
et déplacement des arènes
de négociation
En France, alors qu’employés et ouvriers constituent la moitié de la
population active, ils ne sont que 3 % des députés ; à l’inverse, les cadres
et les professions intellectuelles supérieures qui comptent pour 16,5 % de
la population active au début des années 2010 fournissent plus de 80 % des
577 députés (mandat 2012-2017). Les cadres du secteur public y sont
mieux représentés que ceux du privé. Les catégories populaires font donc
l’objet d’une exclusion qui est, en partie, une auto-exclusion, même si elle
tient également au déclin des organisations qui assuraient leur
représentation : c’est en 1945, au moment où le Parti communiste est
auréolé de sa participation à la Résistance que l’Assemblée compte le plus
d’ouvriers. Cette sous-représentation est également vérifiée dans les
communes et collectivités territoriales. Cette auto-exclusion est confortée
par la moindre participation électorale des catégories populaires chez
lesquelles l’abstention est le comportement politique le plus fréquent.
Même quand les membres des catégories populaires sont physiquement
présents dans la sphère politique, les « règles » du jeu politique et de la
socialisation qu’il impose désarment la critique dont ils pourraient être
porteurs. Enfin, si les syndicats sont l’un des canaux par lesquels ces
catégories peuvent faire entendre leur voix et défendre leurs intérêts, le
développement de l’expertise et la technicisation de débats déplacent ces
derniers dans des arènes où les syndicats ne sont pas présents, alors même
qu’il est question de normes sociales ou environnementales.

III. – Des inégalités de classe vécues sous


un mode individuel
Malgré leur caractère cumulatif, les inégalités sont
aujourd’hui largement perçues sous une forme très
individualisée. L’égalité des chances l’a emporté, en tant que
principe structurant de la représentation des sentiments de
justice, sur l’égalité des places. Cela signifie que les inégalités
injustes sont celles qui rompent l’égalité d’une compétition
dont le résultat peut, s’il n’est pas faussé par des handicaps de
départ, être considéré comme juste 12. Cette vision de l’égalité
des chances est éminemment critiquable, pour trois raisons au
moins. La première est qu’il est très difficile de distinguer
inégalité des chances et inégalité des résultats ; la seconde
devenant – sauf à neutraliser tous les effets de la transmission
familiale – l’inégalité des chances de la génération suivante.
D’autre part, la pauvreté est, en tant que telle, une réalité
sociale qui impose d’être corrigée tant elle remet en cause le
fait de vivre dans une « société de semblables ». Enfin, les
inégalités dépendent d’arrangements sociaux et institutionnels
qui peuvent favoriser certains groupes et individus et ne sont
jamais le résultat d’une « pure » compétition sur le marché 13.
Néanmoins, cette individualisation de la représentation des
inégalités s’est diffusée dans différents milieux sociaux. En
haut de l’espace social, si les plus qualifiés sont sans doute
favorisés par les évolutions du capitalisme global, tous les
diplômés n’appartiennent pas, loin de là, aux élites
économiques. Des individus privilégiés par la naissance, issus
de milieux favorisés et socialisés dans les établissements les
plus sélectifs, c’est-à-dire les individus bénéficiant de capitaux
économiques, culturels et sociaux très importants, attribuent
néanmoins leur réussite à leurs mérites personnels 14. Les
étudiants qui rentrent dans les institutions les plus
prestigieuses viennent de villes (ou de quartiers) totalement
homogènes. Même pour les privilégiés, l’accès aux institutions
d’élite n’est pas garanti. Comme les institutions sont ouvertes,
par la diversité ethno-raciale du recrutement des plus grandes
universités et qu’il n’y a plus de barrières légales à l’admission
des minorités, et que ceux qui réussissent sont des exceptions
au sein de leur milieu d’origine, l’explication du succès, et
corrélativement, de l’échec, est individualisée. Même si la
majorité des étudiants viennent de familles parmi les 2 ou 3 %
les plus fortunés du pays, ceux-ci s’enferment le plus souvent
dans un déni de ce privilège et interprètent leur succès comme
le résultat de leur travail acharné et de leur mérite.
L’évolution des catégories populaires permet d’observer,
sous un autre aspect, ce processus d’individualisation de la
représentation de la société et des inégalités qui la traversent.
On peut définir celles-ci comme des « classes subalternes mais
non démunies 15 » pour les distinguer des strates les plus
paupérisées de la société : économiquement dominées, elles
sont dans une altérité culturelle avec la société. Elles sont
sorties, au cours des dernières décennies d’un clivage entre
« eux » et « nous » dans leur vision du monde 16. Dans
l’Angleterre des années 1950 par exemple, le « nous »
populaire s’opposait au « eux » des dominants dans
l’entreprise, l’école ou les institutions. Ce modèle, dans lequel
les classes populaires étaient à la fois enfermées dans un
monde relativement clos mais aussi protégées des contacts
avec d’autres membres de la société, a progressivement laissé
la place à une « extraversion », c’est-à-dire une ouverture
multiforme à des cadres de socialisation dont elles étaient
auparavant exclues (école, crédit, loisirs, etc.). Plus ouvertes,
mais également fragilisées par la précarité et le chômage, les
catégories populaires continuent de s’opposer aux dominants
mais se construisent également par opposition à un autre
« eux » constitué des « assistés », souvent assimilés aux
immigrés, ensemble confondu dans son absence de valeurs
morales et soupçonné de bénéficier des « largesses » de la
protection sociale. Cette « conscience sociale triangulaire »
dessine des frontières entre des groupes pourtant proches par
leurs caractéristiques sociologiques objectives, ainsi que par
leurs trajectoires sociales.
Enfin, l’individualisation des représentations du monde
social se manifeste dans la « zone de désaffiliation 17 », espace
social marqué par la déprise à l’égard des cadres du salariat.
Cette condition fait apparaître une nouvelle modalité de la
question sociale définie comme un individualisme négatif. Les
chômeurs de longue durée contemporains ne disposent ni
d’une place dans la production, ni d’une idéologie, ni
d’organisations susceptibles de les défendre. Ils sont aux prises
avec une individualisation par défaut.

IV. – L’individualisation comme


production institutionnelle
L’État social a contribué de manière décisive à la
diminution des inégalités au XXe siècle. Comprendre ses
évolutions est important pour savoir dans quelles conditions il
peut ratifier l’individualisation des inégalités et responsabiliser
les pauvres ou, au contraire, contribuer à créer de l’égalité.
Comme on l’a vu, l’objectif fondamental de l’État social est de
démarchandiser l’existence, c’est-à-dire de soustraire les
membres d’une collectivité donnée aux forces du marché, et
en particulier de leur incertitude. Une diversité de
configurations institutionnelles a actualisé cet objectif. Depuis
plusieurs années, la capacité de la redistribution à corriger les
inégalités diminue. En s’appuyant sur ce constat, les
évolutions de l’intervention publique sont souvent décrites
comme un démantèlement des États sociaux, ensemble de
protections sociales et d’impositions progressives. Ce
diagnostic est erroné, dans la mesure où la part des dépenses
publiques dans la richesse des grands pays développés n’a
jamais été aussi élevée. Cependant, la promotion de la
concurrence et de la responsabilité individuelle caractérise les
nouvelles formes d’intervention de l’État 18.
Quatre caractéristiques principales permettent de décrire
ces évolutions : le ciblage, l’activation, la décentralisation et la
privatisation des politiques sociales. Concernant le ciblage, les
grandes institutions mises en place par l’État social dans de
nombreux pays immédiatement après la Seconde Guerre
mondiale ont lutté de manière très efficace contre la pauvreté.
Elles y ont réussi précisément parce qu’elles ne ciblaient pas
leurs actions 19. Or, depuis que le chômage s’est imposé
comme une réalité structurelle dans les sociétés occidentales,
les États ont recours à des interventions ciblées sur la pauvreté.
Cette inflexion néolibérale de l’action de l’État peut se lire à
travers la délimitation d’un périmètre plus étroit
d’intervention.
L’activation, ensuite, manifeste une exigence de
responsabilisation des personnes qui sont prises en charge par
la collectivité à travers des politiques de solidarité. Les
politiques sociales deviennent des « politiques de l’individu »
en un double sens : les interventions publiques ciblent les
individus et les individus qui doivent s’activer pour s’en sortir.
Un lien explicite, législatif ou réglementaire, est introduit entre
protection sociale et marché du travail. Ces politiques
d’activation véhiculent l’idée que le chômage est volontaire et
résulte d’une faiblesse morale des personnes dites
« assistées » 20. L’injonction à être entrepreneur de soi-même
est constamment renvoyée aux classes populaires 21, et les
empêche de former une compréhension collective de leur
destin 22.
La troisième caractéristique transversale de l’évolution des
formes de régulation étatiques est leur décentralisation
croissante. Ce changement d’échelle a des effets importants : il
limite le caractère universel de la protection sociale dont
bénéficient les plus démunis et laisse les particularités locales
s’exprimer. De ce fait, les disparités territoriales s’accroissent.
La négociation des compromis salariaux est elle aussi
renvoyée à des échelons décentralisés, au niveau des
entreprises.
Enfin, une privatisation de la prise en charge des problèmes
sociaux s’opère. L’essor de la philanthropie, qui rayonne à
l’échelle de la planète avec des personnalités comme Bill et
Melinda Gates, Warren Buffet, Mark Zuckerberg, peut se lire
comme la traduction de la concentration des ressources
évoquée précédemment. La philanthropie est, aujourd’hui
comme hier, investie par des groupes sociaux en ascension qui
l’utilisent pour justifier leur accès à des positions dominantes.
Dans la période récente, les plus riches ont l’occasion
d’accumuler des ressources grâce à une fiscalité moins
importante. Ils peuvent également convertir une partie de leurs
impôts en dons : des déductions fiscales au profit des
catégories les plus favorisées nourrissent la croissance du
secteur philanthropique. En retour, des individualités aux
ressources exceptionnelles peuvent s’emparer de problèmes
publics avec une apparence d’altruisme et d’efficacité. Les
inégalités sont ainsi rattachées aux caractéristiques des
personnes elles-mêmes et légitimées aux yeux de tous, y
compris de ceux qui les subissent 23.
1. É. Durkheim, Le Suicide. Étude de sociologie [1897], Paris, Puf, 1976,
p. 411 ; L. Chauvel, « Le retour des classes sociales ? », Revue de l’OFCE,
no 79 (2001), p. 315-359.
2. K.W. Crenshaw, « Mapping the margins. Intersectionality, identity politics,
and violence against women of color », Stanford Law Review, vol. 43, no 6
(1991), p. 1241-1299.
3. S. Chauvin, A. Jaunait, « Représenter l’intersection. Les théories de
l’intersectionnalité à l’épreuve des sciences sociales », Revue française de
science politique, vol. 62, no 1 (2012), p. 5-20.
4. W.J. Wilson, The Truly Disadvantaged. The Inner-city, the Underclass and
Public Policy, Chicago, University of Chicago Press, 1987.
5. L. McCall, Complex Inequality. Gender, Class and Race in the New
Economy, Abingdon-on-Thames, Routledge, 2001.
6. M. Charles, D. Grusky, Occupational Ghettos. The Worldwide Segregation of
Women and Men, Palo Alto, Stanford University Press, 2004.
7. C. Avril, Les Aides à domicile. Un autre monde populaire, Paris, La Dispute,
2014.
8. B. Western, B. Pettit, « Incarceration and Social Inequality », Daedalus, vol.
139, no 3 (2010), p. 8-19.
9. E.H. Sutherland, « Is “White Collar Crime” Crime ? », American
Sociological Review, vol. 10, no 2 (1945), p. 132-139. Pour une actualisation à
partir du cas français, L. Mucchielli, Sociologie de la délinquance, Paris,
Armand Colin, 2014.
10. A. Spire, Faibles et puissants face à l’impôt, Paris, Raisons d’agir, 2012.
11. L. Barrault-Stella, Gouverner par accommodements. Stratégies autour de la
carte scolaire, Paris, Dalloz, 2013, chap. VII.
12. F. Dubet, Les Places et les Chances. Repenser la justice sociale, Paris,
Seuil et La République des idées, 2010.
13. A.B. Atkinson, Inequality. What Can Be Done ?, op. cit., p. 11.
14. S. Khan, La Nouvelle École des élites [2010], trad. M.-B. et D.-
G. Audollent, Marseille, Agone, 2015.
15. O. Schwartz, « Peut-on parler des classes populaires ? », LaViedesidees.fr,
13 septembre 2011.
16. R. Hoggart, La Culture du pauvre [1957], trad. F. et J.-C. Garcias et J.-C.
Passeron, Paris, Minuit, 1970.
17. R. Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du
salariat, Paris, Fayard, 1995.
18. La prise en compte du rôle actif de l’État dans la construction de la
concurrence et du marché est un des éléments qui distingue le néolibéralisme
du libéralisme traditionnel.
19. W. Korpi, J. Palme, « The paradox of welfare redistribution and strategies
of equality. Welfare institutions, inequality and poverty in the western
countries », American Sociological Review, vol. 63 no 5 (1998), p. 661-687.
20. N. Duvoux, L’Autonomie des assistés. Sociologie des politiques d’insertion,
Paris, Puf, 2009.
21. S. Abdelnour, A. Lambert, « L’entreprise de soi. Un nouveau mode de
gestion politique des classes populaires ? », Genèses, vol. 2, no 95 (2014), p.
27-48.
22. J. Silva, Coming up Short. Working-Class Adulthood in an Age of
Uncertainty, Oxford, Oxford University Press, 2015.
23. N. Duvoux, Les Oubliés du rêve américain. État, philanthropie et pauvreté
urbaine aux États-Unis, Paris, Puf, 2015.
Conclusion
Les inégalités sociales contemporaines renvoient à
plusieurs processus : dynamiques de marché, régulation par les
pouvoirs publics (la dérégulation étant, elle aussi, une forme
de régulation), assignation identitaire, exploitation
économique, transmission du capital culturel. Elles cumulent
ainsi leurs effets pour produire une stratification sociale dont
la pérennité n’empêche pas le renouvellement. L’une des
dimensions les plus saillantes des inégalités contemporaines
touche précisément l’individualisation de leur représentation,
qui se traduit dans la diffusion de modèles normatifs valorisant
la compétition. Ces derniers occultent les processus
producteurs des inégalités, ce qui est d’autant plus paradoxal
que le retour du patrimoine dans la construction des rapports
sociaux rigidifie la structure sociale. Il s’agit bien d’une forme,
renouvelée, de domination.
À l’issue de ces analyses, deux remarques s’imposent. La
première est que la lutte contre les inégalités économiques,
souvent abordée par le biais de la fiscalité et de la
redistribution, doit s’intéresser à la distribution primaire des
revenus. Les inégalités sont le produit de relations sociales
asymétriques et si ces asymétries ne sont pas contrebalancées
(notamment dans la sphère économique et de sa régulation
politique), il est vain de penser que la redistribution seule
pourra réduire ses effets. La seconde tient à la prise en compte
de la pluralité des formes d’inégalité : opposer la lutte contre
les inégalités ethno-raciales et de genre à la lutte contre
l’inégalité sociale n’a aucun sens, tant les différentes formes
d’inégalités sont articulées.
REMERCIEMENTS
Ce livre a bénéficié des commentaires de nombreux
collègues. Magali Bessone (Paris 1), Éric Monnet (Banque de
France), Camille Peugny (Paris 8-CRESPPA) et Mathieu
Trachman (INED-IRIS) en ont relu des chapitres. François
Bonnet (CNRS-Pacte), Igor Martinache (Lille 2-CERAPS) et
Nadège Vezinat (URCA-Regards) le manuscrit dans son
ensemble à différents moments de son élaboration. Les
étudiants et étudiantes de Paris 8 ont également, par leurs
remarques et leurs questionnements, nourri les réflexions qu’il
contient. Qu’ils soient tous remerciés pour leur contribution.
Je reste seul responsable du propos.
TABLE DES MATIÈRES
Introduction

CHAPITRE PREMIER - La mesure des inégalités

I. – Sources et notions fondamentales

II. – Les indicateurs d’inégalités économiques

III. – Les mesures de la reproduction sociale

CHAPITRE II - Le retour des inégalités économiques dans les pays développés

I. – La courbe en U des inégalités

II. – Qui sont les gagnants et les perdants de la mondialisation ?

III. – Les inégalités à l’intérieur des pays : le rôle des institutions

CHAPITRE III - Les formes de l’assignation identitaire

I. – L’accaparement des ressources

II. – Discrimination, ségrégation et stigmatisation

CHAPITRE IV - Les métamorphoses des classes sociales

I. – Les classes sociales dans les rapports de production contemporains

II. – Le capital culturel à l’ère des inégalités économiques

CHAPITRE V - Cumulativité et individualisation des inégalités

I. – Des inégalités de classe transversales aux groupes raciaux et de genre

II. – Les institutions et l’articulation des inégalités

III. – Des inégalités de classe vécues sous un mode individuel

IV. – L’individualisation comme production institutionnelle

Conclusion

REMERCIEMENTS
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