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Maîtrise de Lettres Modernes.

Etude d’un sonnet dans le cadre du séminaire de

TRISTESSE1

J’ai perdu ma force et ma vie,


Et mes amis et ma gaieté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie

Quand j’ai connu la Vérité,


J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.

Et pourtant elle est éternelle,


Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.

Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.


Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.

1840.

1
Alfred de Musset, Poésies Nouvelles, Bibliothèque de Cluny, Librairie Armand Colin, Paris, 1961, p.151-152.
Selon le modèle régulier français, ce sonnet se compose de 14 vers, des octosyllabes, répartis en
2 quatrains et deux tercets. Le schéma de rimes suit le modèle dit « renaissance » de type : abba-
baab-ccd-eed. Ce sont des rimes pauvres ou suffisantes.
De prime abord, Alfred de Musset se propose de traiter un thème récurrent dans la matière
poétique à savoir, comme l’indique le nom du poème, la tristesse.
Mélancolie, tristesse, désespoir et amour déchu sont des thèmes qui peuvent paraître éculés ; seul
l’art du poète peut les renouveler.
Nous avons donc préféré faire une analyse linéaire du sonnet plutôt qu’une étude thématique,
dans la mesure où c’est la construction du poème, l’agencement des idées qui nous ont semblé
remarquables. Aussi proposons-nous de comprendre comment le poète parvient en 14 vers à
surpasser un thème traditionnel tel que la tristesse pour lui donner la dimension voulue ?

Tristesse est un sonnet à la première personne qui ne manque pas de faire échos avec la personne
du poète elle-même. Nous connaissons suffisamment la vie d’Alfred de Musset pour savoir qu’à la
date où il compose son poème, il est très seul, qu’il est sorti fragilisé de sa liaison tumultueuse avec
George Sand quelques années plus tôt, qu’il est endetté et malade.
Nous nous appuyons d’ailleurs sur un poème antérieur : La nuit de mai pour montrer que chaque
artiste met en scène sa propre douleur. Les paroles de la muse révèle bien qu’Alfred de Musset
savait que son œuvre était imprégnée de sa vie mais il voulait surtout que son lecteur en prenne
conscience :

« Poète, c’est ainsi que font les grands poètes.1


Ils laissent s’égayer ceux qui vivent un temps ;
Mais les festins humains qu’ils servent à leurs fêtes
Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.
Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,
De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,
Ce n’est pas un concert à dilater le cœur.
Leurs déclamations sont comme des épées :
Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,
Mais il y pend toujours quelque goutte de sang. »

Aussi pouvons nous nous permettre d’abolir dans une certaine mesure la règle de distanciation bien
que nous gardions à l’esprit que le « je » n’est pas synonyme d’identification totale.

Nous sommes d’emblée frappé par la symétrie qui caractérise la construction du sonnet avec la
présence de deux anaphores : « J’ai perdu » qui introduit à la fois le poème et le troisième vers et
«Quand » qui ouvre le deuxième quatrain et se répète au septième vers.
Ainsi le poème débute par l’énumération de ce que le poète a perdu. L’emploi répété d’adjectifs
possessifs ( « ma » trois fois, « mes », « mon » ) souligne cette dépossession. L’utilisation répétée
de la conjonction de coordination « et » ainsi que son placement en tête du deuxième vers produit
un effet d’insistance qui allonge encore le bilan des pertes.

L’anaphore : « J’ai perdu » vient renforcer le désarroi et l’on observe une gradation avec
le « jusqu’à » qui vient amplifier à son tour la déchéance de l’homme. Cette déchéance semble être
1
Id. , La Nuit de mai, p.44.
surtout intérieure au départ. « Force », « gaieté », « fierté », « génie » sont surtout des substantifs
qui caractérisent un état psychologique de l’être humain, ou correspondent à un état d’esprit.
« Force » est à interpréter en tant que volonté, courage de vivre. La détermination du substantif
« vie » par un adjectif possessif ( « J’ai perdu […] ma vie ) montre de même qu’il y a jeu avec
l’expression « perdre la vie » mais dans le sonnet il ne s’agit pas de la vie en tant qu’existence
physique et donc mortelle mais d’un ensemble de réalités qui ont constitué et conditionné
l’existence de l’homme. Cependant, par association d’idée, c’est comme si le poète perdait
effectivement la vie et c’est bien l’image qu’il voulait insinuer à son lecteur. «Amis » peut être
considéré comme une rime intérieure. La nasale [m] vient s’ajouter à l’oreille du lecteur aux autres
nasales des adjectifs possessifs et produit un effet de perte encore plus cruel. L’apparition soudaine
de réalités physiques dans la liste de ce que le poète a perdu crée un vide autour de l’homme et fait
de lui un être esseulé. Il avait tout, il n’a plus rien.

La deuxième anaphore : « Quand » n’a pas le même rôle. Le poète l’emploie pour créer un
parallélisme de construction qui vient judicieusement mettre en relief ce que l’on peut appeler la
prise de conscience ou la révélation. Dans un premier temps le poète vivait dans l’ignorance de la
vérité puis il l’a découverte et n’a pas apprécié ce qui constitue l’envers du décor pour lui. Le
parallélisme souligne une sorte de coup de théâtre où les croyances s’effondrent. Nous noterons
d’ailleurs la répétition du verbe « croire » ( vers 4 et vers 6 ).
Le poète a une certaine déférence pour la vérité qui apparaît comme une vertu même si elle est
cruelle. Il la personnifie pour lui rendre la place qui lui est due : il la fait passer de simple nom
commun à un nom propre en la graphiant avec une majuscule. Il y a jeu, là aussi, sur l’expression
« connaître la vérité » et connaître une personne . On pourrait aisément substituer au substantif
« Vérité », un nom propre :

* « Quand j’ai connu [ Sandrine ] ,


J’ai cru que c’était une amie ; »

La Vérité est « un personnage » important ; le poète en parle sur 7 vers c’est-à-dire la moitié de son
poème alors que le titre du sonnet ne le prédestinait guère.
Traiter la vérité comme une personne, c’est faire ressortir le sentiment de trahison qui est ressenti.
L’adverbe « déjà » montre que l’écœurement apparaît très tôt et la douleur n’en est que plus
soudaine et plus vive. Le dégoût est d’autant plus grand qu’il se trouve à la rime.

Le poète tient à montrer que connaître la vérité est très souvent cruel mais il ne dit pas pour autant
qu’il faille se détourner d’elle. Dès le premier tercet, il y a rupture avec la douleur éprouvée avec
l’adverbe « pourtant » qui marque un contraste important. Commence alors l’éloge de la vérité et
d’une certaine manière sa sacralisation . Elle est reconnue comme « éternelle » ; qualificatif qui
appelle déjà le « Dieu parle » du second tercet car Dieu est conçu comme éternel. La vérité par
opposition aux vérités n’est qu’une, elle est atemporelle et immuable. L’allitération sifflante ( [s] )
du deuxième vers du premier tercet et qui se poursuit au début du vers suivant annonce d’ores et
déjà la sanction et la prise de parole divine.

« Et ceux qui se sont passés d’elle


Ici-bas ont tout ignoré »

Pour le poète, avoir ignoré la vérité dans sa vie, c’est avoir tout ignoré mais il met en évidence que
c’est un acte conscient des gens, un choix de leur part de vivre en reclus de la vérité en disant qu’ils
« se sont passés d’elle ».
Mentir, c’est vivre dans l’ignorance de la vérité mais aussi dans l’ignorance de Dieu et « ici-bas »
qui désigne le monde des Hommes s’oppose à « Dieu parle, il faut qu’on lui réponde » ( premier
vers du second tercet ). Le lien entre la vérité et Dieu se retrouvait d’ailleurs dans le poème,
L’espoir en Dieu où nous lisions :

« […] _ Où sont-ils, ces faiseurs de systèmes,1


Qui savent, sans la foi, trouver la vérité […] ? »

Dans le second tercet, « Dieu parle » ;il ne s’adresse à personne en particulier et à tout le monde car
il n’y a pas de complément d’objet. Il est comme la vérité, il se destine à tous. L’impératif : « il faut
qu’on lui réponde » insiste sur le fait qu’il s’offre à nous comme la vérité et qu’aucun de nous doit
l’ignorer.

« Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux ! »2

Puis refait jour le sentiment de la dépossession avec l’avant dernier vers du sonnet :

« Le seul bien qui me reste au monde »3

Ce vers fait directement échos au premier quatrain ; suite à l’inventaire de ce qu’il a perdu le poète
fait le compte de ce qui lui reste. Il respecte la tradition de la pointe ; le dernier vers se détache du
sonnet, il surprend le lecteur et explicite le nom du poème. Finalement, depuis l’annonce du thème
donné par le titre, nous attendions ce qui accompagne souvent la tristesse, la souffrance morale, à
savoir les larmes et le poète les avaient gardées pour la fin.

Dans ce sonnet, le poète a mis en scène aussi bien sa déchéance d’homme que sa déchéance
d’artiste. Une question reste en suspend lorsque aux derniers vers du premier quatrain, nous lisons :

« J’ai perdu jusqu’à la fierté


Qui faisait croire à mon génie. »

« Faisait croire » fait référence au public mondain, aux autres artistes ou bien au poète lui-même ?
Il nous semble que les yeux des artistes, des gens de salon renvoyaient aux yeux du poète son génie
et en même temps que le public lui a repris son estime, il a perdu ses illusions sur son propre talent.
Il s’est en fait lui aussi laisser tromper par sa fierté.
Le sonnet se présente sous la forme d’une lamentation. Mais il émerge dans le dernier vers un
sentiment de paix retrouvée, même si elle est empreinte de beaucoup d’amertume. C’est justement
la tristesse que l’auteur a éprouvée qui l’a rendu vivant et lui a donné le sentiment de la vie.

Les larmes sont la preuve qu’il a vécu, existé. Le poète ne le fait-il pas dire à la muse dans le
poème, La nuit d’octobre ? :

1
Alfred de Musset, Poésies Nouvelles, L’espoir en Dieu, p.83
2
Id.
3
Ce vers rappelle le : « Que me reste-il donc ? » de L’Espoir en Dieu, p. 83.
« Les moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;1
Pour vivre et sentir l’homme a besoin de pleurs ; »

Tristesse est un peu un mea culpa du poète qui reconnaît qu’il s’était lui aussi détourné de la vérité.
Mais il donne désormais la marche à suivre. La vérité est le sens de la vie, c’est pour cette raison
qu’il en parle sur deux strophes soit la moitié du poème. Pour lui, c’était loin d’être une digression.
Dans ce sonnet, le poète a chanté la tristesse ; cela nous rappelle La nuit de mai lorsque la muse
demandait au poète s’ils chanteront « l’espoir, la tristesse ou la joie ? ».2

1
Id. , La Nuit d’octobre, p.63.
2
Id. , La Nuit de mai, p.41.

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