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ALAIN DE LIBERA

(EcolC pratique des HautcS Etudes. Paris)

LE LATIN,
VÉRITABLE LANGUE DE LA PHILOSOPHIE?

Denièrc cette question, d'apparence simple, se cache, pour parler


cOmme Platon, un essaim de problèmes. Le premier est sans doute le
plus redoutable : de quel latin parlc-t-on 1 Du latin classique, mtdiéval,
moderne - du n6>-latin '! Parlc-t-on du latin de Boèce, de celui de
Thomas d'Aquin, de celui de Descartes, de Leibniz, de Spinoza, ou de
celui de Wolff, de Baumganen et de Kant 1 Parlc+ou du latin
scientifique, celui de la sckncc en aain de se faire, langue vivante et outil
de la recherche ou du latin didactique, instrument docile, mais mon,
d'exposition d'une science déjà faite 7 Interrogation banale, attendue,
mais qui ouvre sur un second problème:Poscr la question du statut du
latin comme vbitable langue philosophique, c'est inéluctablement poser
celle de la philosophie véritable et, par là-même, c'est avoir à s'expliquer
sur cc que l'on entend v~ritablcment par philosophie. Ce que laisse
entendre cette remarque, c'est qu'il y a un moment où le latin cesse
d'être une langue de la philosophie pour devenir la langue de la
taxinomie - wur ne pas dire de la taxidennie - philosophique, un
moment où, en· somme, le latin passe du statm de langue philoso-
phiquement vivante à celui de langue philosophiquement monc.
Certains seront tcnt~s de dater cc moment - ils diront, par exemple,
qu'il coi'ncide avec l'âge mur de la philosophie n~oscolascique ou,
pourquoi pas ?, avec son projet même. Nous ne les suivrons pas sur cc
terrain. Que la philosophie néoscolastiquc s'&:rive en latin ou en français
ne change rien à cc qu'elle est- ou n'est pas- comme phil.osophie,
non seulement parce que même rédigtc en français, elle continue de
penser dans le latin de l'Ecole, mais parce qu'elle cnD"etient avec
l'activité philosophique Je même rapport quel que soit l'idiome dans
lequel clic s'~nonce. En d'aul:fCS termes, là où il y~ pluralit~ de langues
philosophiques, là où le latin coexiste avec le vernaculaire, c'est le
philosophe qui compte, lui d'abord, et lui seul: l'œuvre Jarine de
2 A.DELmERA

Descancs est aussi can~cnnc que son œuvrc françoist: et.les deux sont
aussi philosophiques l'une que l'autre, car clics s'inscrivent dans le
~me projet d'ensemble. Ce qui sépare les 6crits latins précritiqucs de
Kant et la Kriâk cür reine" Venuurft ne tient pas à la nature de la langue,
mais aux circonstances de la production des œuvres, à.leur adresse
sociale, à la nature de leur lectorat, à la fonne institutionnelle du
débat qu'elles soutiennent avec leur temps, à leur contenu, enfin, et à la
visée philosophique qui l'anime. n ne saurait donc être question de
séparer deux intitulés de la pr6sentc Communication, un explicite et un
implicite : la question «Le latin, véritable langue de la philosophie ? ,..
s'entend aussi bien sous la forme: •Le latin, langue de la véri1able
philosophie? it , les deux sorit liées, les deux n'en font, philoso·
phiquemcnt, qu'une.
Poser la question du statut du latin comme langue authentique de la
philosophie, c'en aussi poser, d'une certaine manière, la question de la
place du Moyen Age en histoire de la philosophie. Une partie du
discr6dit qui entoure encore, ici ou là, le latin philosophique tient au fait
qu'il est l'objet d'une double réduction : la prcmi~ consiste à le réduire
au latin m&Jiéval, la seconde à réduire le latin rmdiéval à celui de la
scolastique. La pluralité des latins médiévaux - dont témoigne la
diversité des communications aujourd'hui proposées - est ainsi
~connue systématiquement : pluralilé des Ages de la latinitas, des
fonnes littéraires et des traditions textuelles où elle prend corps. phmùité
des disciplines, donc aussi des codes et des lexiques qui détenninent
son champ de productivité. Cette méconnaissance participe d'une
~onnaissance plus large: celle de la pluralité des mondes médiévaux.
Reste que l'on ne peut aller d'un extrême à l'autre et, sous prétexte de
•faire face à cc que P. Vignaux appelait d'urrmot heureux« la diversité
iebclle ,., mettre le latin scolastique au ban de la latinitas.
Les présentes journées nous invitent à remonter " aux origines du
lexique philosophique curo~en,. - cc faisant, il me semble qu'elles
nous incitent à tenter de suivre dans la langue, ou plutôt dans les
langues, le long mouvement d'acculturation que désigne à merveille
l'expression latine de tran.s/atio studioruml. Du grec ou latin d travers

1 Sur cc thème, c·r. A.G. JONGUES, c Translatio s11ulii: les avatars d'un thème
mtdi~val •, in Misallanea Mediaevalia in memoriam Jan Frederil: Niermeyer,
LE LATIN, VÉUTABŒLANOUE DE LAPHll.OSOPHIB 7

/'arabe er le syriaq~. tel est le mouvement. traet ici par plusieun


contributions, qui ouvre l'espace des vn.ies questions. Ce mouvement
est celui de la tradition philosophique, de l'histoire ·de la philosophie,
il est la philosophie meme, telle qu'elle se pratique et se constitue de
la fin de I 'Antiquit6 tardive à la Renaissance humaniste. Le latin
sc_olastique est une des figures de la translatio studiorum et une des
figures de la latiniras. C'est parce qu' il est la lan g!1e d'une phase
singulière de l'acculturation philosophique de l'Europe que l'on peut
parler aujourd'hui d'un lexique philosophique europten. Car, et cc sera
notre dernier préalable, l'existence d'un tel lexique pose elle même un
problème.
Il y a une pluralit6 de lexiques philosophiques europ6ens : un lexique
de l'allemand, un de l'anglais, un de l'italien, du français. de l'espagnol,
sans parler des lexiques propres aux auteurs, qui, au sein de chaque
langue et soutenant avec elle un rapport chaque fois personnel et
· historique 0·cr6ent leur propre terminologie - Geisr, Mind, Spirito,
Esprit ne sont pas de simples «synonymes•, non plus que Bewussr-
sein, Consciousness, Consopevolezza et Conscience, et le traducteur de
Hegel qui rend Gtist par Mind ne die pas le même chose qu'un
philosophe d 'Oxford parlant aujourd'hui de Philosophy of Mind. Le
latin scolastique, en revanche, ne pose pas le même type de problèmes :
c'est la langue d'une communaut~ scientifique trans-linguistique, une
langue technique, tcchnicis6e, qui panage avec le grec et l'arabe le
privilège d'être, pour sa sphère géo-culturelle propre, une langue unique
ou, du moins, hég6monique. C'est, dans une large mesure, la langue
d'une institution sans frontières linguistiques visibles, l'Universit6, la
langue d'une corporation qui, dans le cadre institutionnel qui lui est
propre, est panout la ~me 01' . au moins, maximalemcnt semblable. La
question des origines des lexiques philosophi<!ues euro~ens touche

Groningue, 1967, pp. 41-51; S. LustONAN, c La IOpique de la tTaASlatio nwdii et les


traductions françaises de textes savants au XJve sitclc »,in Trodw:rion e~ Trodw;teJITS
a.11 Moye1t Age. Actes dw col1Qq.11e ituema1i.oMI du CNRS org011i.sl d Paris.l11Sri1Jll M
recherche et d'histoire du textes. les 26-28 mai 1986, M. par G. CoMTUflNB
(Documents, ~luOOJ el répenoirc$ publiés par l'Institut de recherche et d'histoire des
textes), Paris, 1989, pp. 303-315; FJ. Woun1.ocx:., c Translatio arti.11111. Ober die
Herk.u11f1 und. Entwick.lung ciner kulturhistorischen Thcorie •, in Archiv far
Kwluugeschichte, 41 (1%5), pp. 1-2'1.
A.DELIBERA

donc à celle des origines de la pensœ philosophique ~cnne - les


deux renvoyant l l'histoire des institutions scolaires et des teehniques
d'enseignement. La.issant de cô~ d'autres facteurs. il me semble que les
lexiques philosophiques europ!ens fon11Cnt un seul lexique en fonction
des relations d'origine qu'ils soutiennent avec le lexique scolastique,
avec cet état singulier de la langue latine qu'est le latin scolastique. Il ne
faut donc pas s'étonner que la question de la traduction soit au ca:ur de
nos joUl'Tl6es : la rranslario studiorum est avant tout traduction.
Les médiévaux n'ontjamais douté que le latin ne ~néficiit du statut
de langue de la philosophie. En tant que langue véhiculaire d'une science
et d'une sagesse, il est d'autant plus facilement égalé à l'hc!brcu et au
grec que la maitrise rttlle de ces deux idiomes est peu rc!pandue. Les
nombreuses et venimeuses anaques de Roger Bacon contre l'A.ristoteles
latinus ne visent pas le latin en f:&llt que .tel, mais la médiocrité aUéguU
des traductcurs2 • Bacon lui-meme est si c!loignc! de pCnser que le latin ne
soit pas une langue philosophique de plein exercice qu ' il rejette toute
possibilîté de philosopher en l'une de ces langues que l'on dit
«vulgaires•. 11 faut se rendre à l'évidence, pour ceux qui se nomment
eux-mêmes Larini, par opposition aux grecs et aux arabes, le latin est la
langue de la philosophie et de la théologie, et il est si clairement trigé en
langue de la philosophie qu'on le voit, bie'n souvent, hypostasié 'en une
sone de langue de la pcns«:. L'essor des ans du langage au xne sittlc,
puis de la logique 'e t de la grammaire s~ulative à l' âge scolastique est
d'abord celui du latin. Dans sa partie 'initialement la plus neuve. la
Kmantique des termes , tk propri~tatibus terminorum, la logique
médiévale est moins une Sprach/ogik, comme le disait M. Grabmann,
que la sémantique philosophique d ' une langue mi-naturelle mi-
artificicllc, le latin technique de la disputatio. Le choix du vernaculaire
qui marque certains gestes de rupture, comme celui accompli par Dante
' dans le Convivio, a d'abord une signification sociologique, politique,
idéologique : gagner un nouveau public non universitaire, les aristo--
crates, Jes femmes, le public des cburs. 11 ne procMc pas d'une mise en
cause du latin comme langue ptrilosophiqÜe, mais d'un d6sir d'étendre le
public de la philosophie au-delà de's limites de f'institution. li est,

2 cr. G~ DAMAN, 1. Rosro:, L. V AL!.Nn, • L ' antbe, le grec, l'htbrcu et les verna-
. culaircs •.in Sproclt1Morieff Ut Spd1antib 11ttd Mittdolttr, llrsg. von S. Ea1U!H
(GC!chichie der Sprach~. 3), TObingen, 1995, pp. 265-321.
LE LATIN, véuTABLE LANGUE DE LA PHU.OSOPHIE 1

d'ailleurs, contemporain de ces 11rn= oÇt. nownmcnt avec Philippe le


Bel, s '~bauchent les politiques de traduction qui vont organiser l ~
demande sociale de tcxtCS philosophiques traduits. du latin - dc.s textes
qui, par un redoublement remarquable, sont, justement, cux-m~
souvent politiques, leur principale fonction ~tant d'instrumenter
philosophiquement les arts de gouverner. La traduction en vernaculaire
· d'œuvres philosophiques grecques ou latines ne fait que tardivement
gcnner l' id6e d'une autonomie et d'une l~gitimi~ des langues nationales
par rappon à l'universali~ de fait du latin. Et. même dans ce domaine,
les justifications th&>riques des nouvelles pratiques se font en fonction
des thfories du langage et de la signification d~veloppe:es par les
scolastiques dans l'horizon d' une primaut~ de droit du latin.
Preno ns un exemple. Les deux mtthodes de traduction, le mot à mot
et l' umbrtd-Übtrsetztn Oc norp allemand de la circumlociuio), qui, dans
1e monde germanique s'opposent à partir du x1vc siècle, partent du
marne pti:suppos6, le de:ficit historique de l'ùlemand, «tard venu et
sauvage ·• comme l'~crii le traducteur du Rationale divinorum
officiorum ( 1384)3, et elles affrontent le même problème, savoir si
l'allemand peut igaler le latin comme langue de la culture scientifique.
s'il peut être uti1i~ pour traduire la Bible ou les ~nonc~s de la science
moderne sans perte de la « wuhait. des sinnts ». Les TI!ponscs fournies
sont en prise sur les controverses du temps, elles rcOètent la tension qui.
à 1'4!:poque, a-averse la philosophie du langage : l'opposition entre une
approche « nominaliste » et uné apprOèhe «modiste » de la langue.
Dans la ptifacc de sa traduction allemande du corpus des 6crits naturels
d'Albert le Grand, Konrad de Mcgenbcrg ~pond positivement : une
langue, quelle qu'elle soit, est seulement le vêtement, klaid, de la
science, kunsr4 . Influenct par le nominaliste d'Erfurt Johannes
Aurifaber, l' auteur de la Dtttrminatio dt modis signi.ficand11, Konrad

3cr. G . H. BtruSSEN, Durtutdws' RoliOMlt in spd1mit1tlhocMkWschtr Ober-


.Ul:wn g. Du vicrte Buch na::h der Hs. CVP 2765, Assen, 1966, p. 5.
4 CL XornAD DE MEoBN8n.o. Dos 811.Clt du Nolur. Dit trstt NmwauchichJe in
tkJUScher SprocM, hng. voo F. Pfm:Ra. Stullgm:t, 1861 [reprint Hildesheim - New
York, 1971]. pp. 1 ~2.
5 Sur cet au~ et sa rtfoi.aûon de la grammaire universelle <b mod istes, cr.
J. Pvnoat:1, Dit E111Wid l 1U1g tkr Spracluheoiit im Mi11tla/1tr (BCPlsMA. , XLU, 2),
Milnsacr i. West., 1967. pp. 139-Joot. Cr., en-Otltre, L KA? MA&U:. OtslrwctioMS
6 A. DELIBERA

soutient donc qu.c l'on peut tout dire en allemand. Mais. la th~sC
« modiste •, qui domine à Vienne à la fin du xtve .s iœlc, r&umc mieux
la perspective commune, qui veut que la langue latine soit en cllc·m!mc
un tableau de la structure ontologique du ~cl, cc qui impose à toute
traduction en vernaculaire de se fairC à la fois mot à mot et en respectant
l'ordo verborum du texte latin - point de dtpan ou intcmtdiairc obligt, _
de toute façon norme idfalc de toute traduction authentique. Cela dit, là
encore, les facteurs sociologiques sont dttcnninants : les traductions
modistes de l'aygen d~tsch, modcltes sur le latin, sont dcsrintcs à la
noblesse autrichienne et aux linerari en gtnc!ral, l'umbred·Übersctzen des
nominalistes s'adresse aux ungelerten, au «peuple " (gemaine volkch).
Le latin n'est pas seulement la langue des philosophes de mttier, c'est la
langue de la distinction philosophique-dans tous les sens du tcnnc 6•
Mais quittons un instant la traduction au sens suict. et considérons les
choses de manière plus philosophique, voire plus technique. Pour mieux
comprendre l'enjeu philosophique de la question de la translatio
studiorwn, qui englobe celle de la traduction, qu'il me soit permis de
citer ici un long exttaitde Heidegger, que j'emprunte à l'un des textes du
dcuxi~mc tome de son Nietzsche: LA mitaphysique en t(Jllt qu'histoire
de l'être. Pour expliquer en quoi, selon lui, la rransfonnation de
l'ÊvÉpyEta. en actuaUùu et cxistencia, signe« une transition du langage
conceptuel grec au romain If et, par là même, une nouvelle époque dans
l'histoire de l'êtrç, Heidegger écrit:
La dl!:tcnninaûonde l'Eln: en tantqu'actua/itas s'~ à tnvers toull: l'his·
toire occidcata&c depuis l'empire romain jusqu'aux icmps modcmcs les plus
r6:c:nu. Pan::equc la dttenninalion de l'csscnccde l'Etrc en iantqu'octMOli·
tas porte• l'aYancc IOUte l'histoire, c'c.u·à-dire du mCme coup la structure
des rapportS d'une hwnanilf à l'ttanldarusa totalil6. IOUte hiooitc oCcidcn-
tale depuis Ion est en divers sens romail'M! et jamais plus helltniquc. Toute
cnll'eprise posltrieure pourrc.ssusciier l'anûquitt gm:quc n'CSlqu'unc réno-

1Mdor11.M siinificottdi (Boc:luuner Stwdien 111.r Philosophie, 9), Amsterdam -


Philadelphia, 1994 et J, BIARD,l.ogiqiu et 1hiorie 41.i sigM OM XIV' si;cfe (Etudes de
philosophie mldiévole, LXIV}, Paris, 1989, spécialement le chap. IV,« Les critiq!Je$
stmiologiques des modes de signifier •, pp. 238·288.
6 f'ol.I'" plus de détails, Cf. A. DE L!aEll.A, c S~rMO lnJSlicU.S La transposition du
1
vocabulaire -scolastique dans la m:fstique allemande -du x i ve siècle•, in Rue
Ducanes, 14 (199j), pp. 41-73. ·
LE LATIN, Ya.rrABLELANGUEDE LAPHil.OSOPHIE?

vaüon romaine de l'hellâùsme d'ores et ô!jà. r6in~ dans le SCIUI ro-


main. De mbne l'élbnent sermanlque du Moyen Age est romain da1S son
essence métaphysique, parce que chrétien. Depuis la_conVetsion de
l'èvipyei.a en actlUÙiltU (tQ!~ eff.cace), le r6el est l'étant authentique et
panant constitue le critbe de IOUie poaibililt ou de toute n6ceuilt. [..•]
Une fois l'Ett'c convati en ac1""11ûaJ (rtal.îtt), l'ttanle31 ~ rtc:I, dtimnin6
par !'agir efficace au sens du faite, qui cause, provoque, tire l conséquence.
A partir d'ici se peuven1 expliquer li rœli~ agissante du faire humain et du
cder divin. L'Eae converti en actualita.J donne à l'étant dan.t sa totali~ce
trait fondamenllll dont poum1 ~s s'emparer le représeniu de li
croyance biblique etc~ en la crbûon, pour assurer sa justification
métaphysique7•

Je n'ai ·ni l'intention de discuter ici la th~ de Heidegger, qui est tout
sauf une t~se de lexicographie, ni d'accomplir le type de « destruc-
tion» que,_évoquant la déclaration programmatiquc de Se~n und Ztit, il
entend appliquer à la« prédominance de la détermination de l'Etrc en
tant que . rfalité" qui résulte de la transformation de l'Èvfpytta en
actualitas8• Il me suffit de noter que la transition au latin, au« langage
concep[ucl » du latin, marque chez lui l'entrée de la « m!taphysique"
dans ce qu'on pourrait appeler la phase décisive del'« oubli de l'Etre •,
cc qui inscrit du même coup la latinitas dans le rôle d'obstacle à
l'hellénisme que, jadis, Pétrarque réservait à la latinité barbare des
traductions arabo-latincs d'Aristote et de leurs conuncntaires averroïstcs.
Nous sommes ici à la raèine du préjugé défavorabl.e qui ~se sur le latin
philosophique ~diéval, particuli~remcnt dans sa forme scolas1ique :
te latin serait la langue du dévoiement ou au moins de I'« obscurcisse·

7 M. ffEIDEOOEll,ÜJ mitophysiqlll! tfl llJllJ q1l1W1oirt tû l'itrt, inN~tzscht:, Il,


trad P. iCLossowsr.1, Pari.!. 1971, pp. 331·332 et 333.
8 M. HEIDEOOEll, ibid., p. 333 : • La prédominance de la dttermination ~ !'Etre
en tant que !blité, désormais immédiatement inteUigible l chacun. se consolide de
telle sorte que b;entôt l'ivi:Plt\Cl se conçoit inversement l partir de l'actlUllitas, et
que l'empreinte initialement hellénique de l'essence de l'Erre se trouve définitivement
m&:onnue et inacce3sible. l.a tradition de la vérité sur l'ttant, transmise en tant que
"mét3physique'', se développe sans en avoir elle-m!me la moindre notion, jus.qu'à
former une superposition de doctrines. offusquant l'essence initiale de !'Elfe. C'C3t ici
que se uouve mo1ivée la nécessité de "déuuirc" cette offusquante couverture, sitôl
qu'une pensée de la vérité de !'Etre est devenue n6=essaire (cf. L' Etrt tt lt Ttmps). •
.8 A. DE LIBER.A

ment• de la pcnste philosophique grecque. Paradoxalement, ce


diagnostic peu flatteur confirme, toutefois, que la latinitas est bien
l'origine du lexique philosophique curoptcn, car si. comme l'affirme
Heidegger, le passage au latin est la cause de l'impossible et• inauthen-
tique• rappon .que, sous le nom de «métaphysique», l'Europe
entretient avec le « dfbut grec •, il va de soi qu'il est aussi, ipso facto,
l'tvtnemcnt linguistique qui conditionne tout le ~vcloppement de la
pcns« mcxlcmc.
Loin de ~ndrc à mon compte l' ensemble de la th~sc de Heidegger,
j'en tire donc une conséquence qui va à l'oppost de cc qui, chez lui,
motive l'appel à l'ontologiscM Zerst6rung: la n6:essit6 d' installer à
sa vnic place la latinitas dans l'histoire de la philosophie comprise
.comnic tran.slatio studiorum. Au fond, il n'est pas indifférent qu 'on
doive recourir à une expression lacinc pour nommer le complexe
processus textuel, linguistique et p&lagogiquc où s'accomplit, nouvelle
expression latine, la translatio philosophi.ae. La lorinitas est effectivement
l' « origine "• non Je commencement empirique, du lexique philoso-
phique europhn - clic perdure, sous des Connes diverses, en chaque
langue de la philosophie, cc qui veut dire aussi qu' il faut remonter à elle
pour penser les décisions qui, à ! 'intérieur de chaque langue, ont présidé
à leur consticution comme langues philosophiques. ·
Je ·n'ai pas à énumérer les créations latines qui restent au fond de
chacune de nos langues. Je n'ai pas la possibilité d'cxanûner ci:i linguiste
ce qui dans la la1ini1as détermine une relation singuli~rc entre catégories
de langue et catégories de pensée, commensurable ou incommensurable
à d'autres univers linguistiqucs9. J'aimerais, en revanche, suggérer par

9 Il faudrait ici, notamment, pDUVQir comparer le Jal.in dc$ auteurs 9COlasliques


scloo leur origine. On ne peut, pu ucmÎ>lc, c;.omprcndrc un Diclrich de FrciLerg, si
l'on oublie qu'il est allemand. Il est nauarcllcment impossibk: de dire s'il pense en
allemand cc qu'il &:rit en latin, en revanche il faut avoir à l'esprit que le moyen haut·
allemand "westn d&igne l la Cois l'ttam, l'!trc et \'essence. L'opposition entre Sei11 et
Wtstn tc:Ue qu'elle apparait dam les traductions en NtuMchdtuuch du Dt tntt t l"
ustruia de Thomas d'Aquin, où tsst est traduit par Sein et tutnlia par Wt.rtn, n'est
pas marquée daru: l'allemand médiéval. Certes, au XIV' siècle, on connait depu is
longtemps les inlinitirs substantivés sin et wesen, mais on ne les utilise pas pouc
Induire ladiITéltnce esu /uuntia. Esullda est rendu patwtsungt, CS.St parweu11 ou
si11. On admettra donc facilement que, si cc qui est au cœur de sa spéculation est,
LE LATIN, VÉ{ITABLE LANGUE DE LA PHil.üSOPHIE?

un exemple en quoi le passage au latin a mis en place _des n!scaux


conceptuels originaux. permettant l'essor de probli!matiques philoso-
phiques nouvelles.
La langue scolaStiquc est un instrUment d'analyse qui s'est pro--
grcssivement forg~ au cours des sib:les dans l'exég~sc des textes fon-
dateurs. Cette langue est donc prise dans des relations multiples, dont les
plus évidentes sont, ~~nt, les traductions grtto-latines et ara.bo-
latincs grâce auxquelles se sont effecruées les acculturations successives
de l'Occident latin 10. M ' étant, à ttavers Heidegger, siru~ sur le terrain de
la métaphysique, j'y puiserai l'exempl~ qui, je l'esp~rc. fournira une
introduction aux contributions à venir, mais je voudrais m 'aventurer en

comme nous le monaons aillcurt, ~ wuen, Dietrich de Frtibefa .soit pr!1 à coosidber
comme de simples difftrences in modo si111ificandi ks distinctions marquks en
latin par e11.f,,t1sse, es.untio - cc qu'il fait, notamment, dans le De ente et euentio,
1, S, (l). Cetle intrication de.s termes fondamentaux de l'oolOlogie estrtfltlfedans les
ntofonnations allemandes cr6&:s l la m!me q,oque par Maitre Eckhart. Pour prendre
W1 seul exemple, M. Bindsc.hcdlu, qui y voit 1'6quivalentdu latin quiditas, pupose de
rendre le mot eclchmûen istihit par "'das--wodwchl-etwas/-das·ist-wa.r-es-ist » - ce
qui peut en faite une traduction de quo est autant que de quidittU ; mais le m!me
isti.Uit parait plutôt, dans d'•utres contextes, correspondJe •u latin entitas, puisque,
comme lui, il est r~ .sur une rw:ine qui evoqùe soit l'!tre (pour l'allemand,: k
verbe i.ft) soit t•ewit (pour k latin: le participe tru); ailleurs, il semble qu' il
pourrait !tre rendu par un ntologisme comme "'esttict •, sur le ~le des formes
"'esKisc •, • esteise » et • essencie » crtte:s par J. Gouillud pour trMl.uirc les
sitint, is1t1 etwtstt forats par R. Otto. Dietrich lui-m!me ne rtipugne pas aux mots
rares ; il utilise vmontien des termes tels que tSStllliari OU quidificari. 0n ne sait sj
lai pcemibe tdition du Dt tnu tt ustnlia par E. Krebs en 1906 a eu une quelconque
innuence sur la pens& de son tlhe, M. Heidegger. li n'est pU interdit d'inwginer,
compte tenu de la centralict de t. distinction de !'tue.et de l'tutntiadans l'œuvredu
jeune Heidegger, que le texte de Die(.riçh 1 pu $U$Citer chez lui k: mode de
considération de l'!ire dtJ.ns la tan1we qu'il a. par la suite, developpt conue 16
schèmes concepwcls de hl Mo-scolastique. Sur tout cela, cf. l' Etrt t t rEssit~. lit
viJcabufairt midiivol ~ roriiologit. Deux trait& De ttttt t1 t.fsitrtlÜJ ~tts Cl
traduits par A. DE Lm!!llA el C. MtolOH, Paris, 1996.
ID SW" ce point, on consultera les Contributions rassembl6e5 dans Rtncontrts dt
C:Jdtwrt: dans la phHosophk mldiivak. Tradw:lionsa tradw:ttlV'.f der antiqui.ti IOl'di'lle
au XJVC siiclt, ed, par J. HAMElsE et M. fATIOaJ (Publications de J'lnstitut d'etudes
m&lîévales, Textell, tludes. congtts.-11 - Rencontres de Phi!Ôsophie mtdievale, 1),
Louvain-la-Neuve - Cas.si no, 1990.
·•
10 A.DEUBERA

même temps sur un autre terrain, celui de la psychologie, d'une. pait,


parce que c; est le seul exemple de • dcst:ni.ction ontologique ,, que
Heidegger ait donné dans Sein und Zeit, d'autre part, et c'est
l'imponant, parce que c'est là que le mouvement de la translatio
srudiorum apparaît peut-êtt'e le plus clairemCnt co~me producteur
d'idtcs MUVt:S.

En cette ann~ Descartes, le lexique du sujet a été beaucoup sollicité :


de la fi' chose -qui pense » au « sujet pensant », voire au • sujet
psychique • et, par dérives successives, à I'« ego transcendantal:.,
toutes les postures de la subjectivité ont été soumises à une sorte de
ritrospectivc. Revenons, quant à nous, un instant à Heidegger. Nous
avons parlé de la ttansformation de l'ÈvÉpytta en actualitas. Cette
transfonnation s'inscrit dans un processus plus large qui affecte toute
! 'histoire de la pensée platonico-aris101élicienne comme structure de la
~taphysique en tant qu'histoirc de l'être. Au point de départ de la
métaphysique, Heidegger place deu:it mouvements ; le premier,
accompli par Platon, est attentif au xotv6v, et situe l'essence de l'être,
l'oi>ala « l'êtrc-présent ou préseméité », dans l'l5Éa ; le second,
attentif au 't00t 'tt, est effectué par Aristote, qui situe l'essence de! 'être
dans l'EvÉp-yua - je cite: «Les deu:it mcxfes de l'oùgla, I'iSÉa et
1' ivipy~1a, fonnént dans l'alternance de leur distinction la strucrure fon-
damentale de toute métaphysique, de toute véricé de l'étant en tant que
·tel ,. (p. 329). Pour désigner les deu:it éléments de cette structure,
Heidegger Cmploie deu:it tcnnes dérivés du latin scolastique : la
•quiddité,. pour l'lôÉa la • quoddité,. pour l'ivÉpytta. Sur quoi il
enchaîne. Les éléments fondamentau:it de la pensée platonico-
aristotélicienne demeurent en apparence dans la m6taphysique médiévale
et au-delà, mais ils subissent en fait une transfonnation :_• L'îSÉa
(platonicienne) devient l'idea {latine) et-celle-ci la représentation .
' L'èvipyt1a (aristotélicienne) devient l'aciualiuu et celle-ci la réalité»
(p. 330). Dans un moment qu'il ne qualifie pas, mais qui est antérieur à
Descartes- on aura reconnu le Moyen Age-, une .autre mutation se
produit qui, en dépit de la traduction latine apparemment littérale,
ti: obscurcit également l 'essence de l'être selon la conception

grecque ,. : la mutation de l '"ÛitoKttµi:vov en subiectum (p. 344). Cette


arrivée du subitctum, du substans, au sens de 41 ce qui est constant
(subsistant) et rhl • fonde toute psychologie du sujet, elle explique le
passage de subiectwn au sujet, de subiectwn à ego, de la subjectivité à
l'égoïté; sans elle, on ne peul comprendre 41 corttmcm la mens humana,
pCut revendiquer exclusivement pour soi le nom de_sujet de lelle sonc
6 A. DELIBERA

soutient donc qu.c l'on peut tout dire en allemand. Mais. la th~sC
« modiste •, qui domine à Vienne à la fin du xtve .s iœlc, r&umc mieux
la perspective commune, qui veut que la langue latine soit en cllc·m!mc
un tableau de la structure ontologique du ~cl, cc qui impose à toute
traduction en vernaculaire de se fairC à la fois mot à mot et en respectant
l'ordo verborum du texte latin - point de dtpan ou intcmtdiairc obligt, _
de toute façon norme idfalc de toute traduction authentique. Cela dit, là
encore, les facteurs sociologiques sont dttcnninants : les traductions
modistes de l'aygen d~tsch, modcltes sur le latin, sont dcsrintcs à la
noblesse autrichienne et aux linerari en gtnc!ral, l'umbred·Übersctzen des
nominalistes s'adresse aux ungelerten, au «peuple " (gemaine volkch).
Le latin n'est pas seulement la langue des philosophes de mttier, c'est la
langue de la distinction philosophique-dans tous les sens du tcnnc 6•
Mais quittons un instant la traduction au sens suict. et considérons les
choses de manière plus philosophique, voire plus technique. Pour mieux
comprendre l'enjeu philosophique de la question de la translatio
studiorwn, qui englobe celle de la traduction, qu'il me soit permis de
citer ici un long exttaitde Heidegger, que j'emprunte à l'un des textes du
dcuxi~mc tome de son Nietzsche: LA mitaphysique en t(Jllt qu'histoire
de l'être. Pour expliquer en quoi, selon lui, la rransfonnation de
l'ÊvÉpyEta. en actuaUùu et cxistencia, signe« une transition du langage
conceptuel grec au romain If et, par là même, une nouvelle époque dans
l'histoire de l'êtrç, Heidegger écrit:
La dl!:tcnninaûonde l'Eln: en tantqu'actua/itas s'~ à tnvers toull: l'his·
toire occidcata&c depuis l'empire romain jusqu'aux icmps modcmcs les plus
r6:c:nu. Pan::equc la dttenninalion de l'csscnccde l'Etrc en iantqu'octMOli·
tas porte• l'aYancc IOUte l'histoire, c'c.u·à-dire du mCme coup la structure
des rapportS d'une hwnanilf à l'ttanldarusa totalil6. IOUte hiooitc oCcidcn-
tale depuis Ion est en divers sens romail'M! et jamais plus helltniquc. Toute
cnll'eprise posltrieure pourrc.ssusciier l'anûquitt gm:quc n'CSlqu'unc réno-

1Mdor11.M siinificottdi (Boc:luuner Stwdien 111.r Philosophie, 9), Amsterdam -


Philadelphia, 1994 et J, BIARD,l.ogiqiu et 1hiorie 41.i sigM OM XIV' si;cfe (Etudes de
philosophie mldiévole, LXIV}, Paris, 1989, spécialement le chap. IV,« Les critiq!Je$
stmiologiques des modes de signifier •, pp. 238·288.
6 f'ol.I'" plus de détails, Cf. A. DE L!aEll.A, c S~rMO lnJSlicU.S La transposition du
1
vocabulaire -scolastique dans la m:fstique allemande -du x i ve siècle•, in Rue
Ducanes, 14 (199j), pp. 41-73. ·
12 A.DELIBERA

est, en effet. d'avoir~ les premiers la question du sujet de la pcn•.


C'est par la latinitas que s'est p~p~. voire~. la ttansfonnation
que Heidegger attribue à Descartes, mais cette latùûtas est celle de la
1ransla1io .studionun, c'est la latinitas des traductions arabo-lacines
d' Averroès et de leur tradition interpliwive.
C'est avec la ttaduction et la r6::cption du Grand c~nkÛre d'Avcr-·
nXs sUr le De anima que la question du su"jet de la pensée s'est
constituée en Occident. La pensl!e n'est pas la cogitatio,.l'activité de cc
qu'Avc~s appelle la« puissance distinctive panic u li~rc,. (virtus
distinctiva individualù) ou la« faculté cogitative » (vinus cogitaJiva).
puissance subordonnée,« existant dans le corps», c'est-à-dire: dotée
d'un support, d'un sujet organique, dont le mode de connaissance est
sensible et individuel. La pensée est un type de connaissance
in.tellectuelle et univt:rselle assu~ par cc qu'Averroès appelle, après
Aristote, Aleic:andre et tant d'autres, l'intellect 14 . Partageant avec le
Stagirite la th~se selon laquelle la pensée ne peut avoir pour sujet une
faculté log6: dans le corps- cc qu'il exprime souvent en reprenant la
th~se aristo~licienne selon laquelle la pensée n'a pas d'organe, en latin
in.rmunentum, corporel, Avcrtœs affronte donc inéluctablement la
question de savoir quel peut bien être le sujet de la pcnsfc, un sujet qui,
contrairement à cc qu'affirme Alexandre, ne peut e~ la forme ma~riellc
et périssable d'un corps matériel et ~rissablc. C'est dans cc cadre
pr6;is, celui de la nœtique aristot~licienne, autrement dit dans un monde
sans tgo, qu'tmerge donc la question du sujet. Pour en suivre le
déploiement; il faut partir de son lexique. La question exacte d' Averroès
est: Quel est le sujet de l'inrenrio inrelltcra? Trois tcnnes ~ritent ici
d'etre conuncnté~ : sujet. inrensio, inttlltcta.
La notion moderne, psychologique, de « subjectivité• est étranghe
1 à la pensée d'Avcrroès. L'espace où se sitÛe le Grand commentaire est
celui de la subjectité. La notion averroïste de sujet est celle tJ 'Aristote,
l'incoicttµévov, le sujet entendU' comme support de propriétés essen-
tielles ou accidentelles. L'originalité de sa docuine, qui le sépare radica-
lement de toute psychologie du sujet pensant, dU sujet « subjectif•,

14 Sur cette dirftrcncc, ~f. Avu1o!s, /n Dt llll.. Ill , comm. 6, ~. F. STUART


ClAWR>llD (Corpiu COfl"llfWntariorlUFI AvtrroU in Arütotdem. VersionWl"I I.olinanun.
vol VI, 1), Cambridge (Mass.), 1953, p. 4'15 , 56- 416, 90.
LE LATIN, VÛITABLE LANOUE DE LA PHU.OSOPHIE? 13

bref de l'égoîté, c'est précisbnent qu'il ne propose pas un mais deux


sujets pour expliquer le pMnorœne de la pensée. La th~ d'Av~s
est, comme chez Aristote, consuuite sur une analogie entre la sensation
Il
et la pensée. La définition aristotélicienne de la sensation n'est pas
fondée sur l'idée d'un sujet sentant, qui serait affecté par une sensation.
mais sur la sensation elle·même définie comme 1'« acte commun d'un
sensible et d'un sentant». C'est dans cet espace à la fois duel et
synergique que s'installe Avc:rrœs: expliquer l'irr1en1io lntellecta
comme un acte commun. Pour comprc~ sa ~pqnse , il faut à prisent
s'int6'esser au terme inlentic.
Doué d'une polysémie remarquable, le mot intenlio a une pluralité de
sens souvent coordonnés, voire confondus. On sait que, à travers
F. Brentano, grand lecteur des scolastiques, il est à l'origine du
vocabulaire de la psychologie intentionnelle et de la phénoméno-
logieU. Son apparition dans le contexte de la problématique du sujet de
la pensée n'est donc pas sans intérêt Dans les traductions arabo-latines
d' Aristote et du corpus périp~ticicn , sa spMrc d'élection - le mot
conuptus semblant davantage lié aux versions gréco-latines - intendo
~nd I'arâ.bc ma"ni et il en p~serve toute l'ambiguïté, puisqu 'il équivaut
à au moins trois sortes de termes : (a) pensée, concept, idée. notion,
(b) signification (où l'on retrouve la dimension du vou/olr·dire),
(c) entité. Dans bien des cas, une intentio peut donc ftre soit le concept
d'une chose soit cette chose m!mc en tant qu 'elle est conçue, soit les
deux à la fois. L'ambigul'té d'intenlio s'exprime dans le double visage de
cc que la phénoménologie appelle la «relation intentionnelle »16 ,

u cr. F. BHNTAN'O, La Psydwfogie av point tk \IVC empirique, irad. M. D"I


GANOn.u.ç, Paris, 1944, p. 102: «Ce qui caracttrise lOUl phén~ne mental, c'est
ce que les scolastiques du Moyen Age nommaient l'în-existence intentionnelle (ou
encore menlale) d'un objet, et que nous d&:ririons plutôt. bien que de telles
expreuiom ne soient pas~ d'ambiguM, comme la relation à un contenu ou
la direction vcn un objet (Sans qu'il raille eniendre par là une réali~}. ou encore une
objeçtivitt immanenic. • . -
I6 On notera "que la notion moderne d'intcntioonalitt est elle-m!me ~uivoque.
H. Putnam souligne que le tenne renvoie. dans l' usage moderne, à des raiu aussi
diff~renu que (1) celui, pour des mou, des phrases et autreS rcprtscntalions, d'avoir
une signification ; (2) celui, pour des représentations, de pouvoir dtsigner (i.e. ~tre
vraies pour) une chose !'tellement existante ou, parmi plusieurs choses, chacune
d'entre elles : (3) celui; pour des reprisenwioru:, de pouvoir porter sur quelque chose
14 A.DELIBERA

entendue au Moyen Age comme la coappancnanoc originaire de l'inllnrio


re; et de lares intenra. Mais intenrio ~nte encore d'autres sens. Le
terme traduit, en .effet, aussi le grec l.6yoc;, au double sens de
«forme» (comme ·dans l'expression l'« intention d ' une chose »,
in1endo rei, c'cst-à.:œrc la« forme-d ' une chose») et de « formule»
(comme dans l'expression: « l'intention d'lw~ ,.., iltlenlio Jwminis,
autrement dit : « la formule tllfinitionnelle caract~risant le concept
d ' honune »,i.e.« animal-raisonnable-mortel-bipède») - et je laisse
de 0016 d' autres significations.bien connues du terme : celle, optique, de
la forme affcc~t l'appareil de la vision et de son mode d'être dans le
nûlicu physique transmetteur (l'esse intcnJionale) ou celle, avicennienne,
de rcpdscntation d'origine non sensible, formée dans les sens internes.
et associée à une saisie sensible cffcctu6e par les sens c:ictcmes.
En demandant quel est le sujet de l'intelllio in1ellecta, à laquelle de ces
acceptions Averroès pense-t-il? Probablement à celle de « forme ,.,
voire de «formule,., que rend aussi parfois le latin ratio. On peut
penser qu ' une expression comme « fonne intelligible en acte ,. est une
bonne description de ce que désigne l'expression inuntio intellecta. Mon
propos n'ttant pas d'expliquer ici en quoi consiste la ~orle d' A vcrrœs,
mais en quoi elle-contribue à forger le langage conceptuel Où s'effectue la
transitiOn du lexique philosophique d'Aristote à celui où s'enracine le
«lexique philosophique europ6en ,., je passe directement à sa th~se
ccnnlC, sans analyser la man~rc dont elle est 6tablie.
Ramcn6c à l'essentiel, la tMse d 'Av~s. fondée sur une compa-
raison avec la sensation, est que les inuntionts intellec:ae, autrement dit
les fooncs inteUigiblcs en acte de la tradition aristot61iciennc, reprises par
l' expression inte/lecta in actu, ont besoin de deux sujets : l'un qui en fait
de vrais contenus de pensée (intellecta verq), des penstcs de quelque
'chose, au sens objectif du gtnitif, ce soiit, dit Averroès, les images,
intentiones ymaginatae; l'autre qui en _fait des pensées réelles, c'est-à-
dirc les pen~cs de quelque chose àu sens subjectif du g6nitif, des encia
in mundo, c'est-à-dire les tms d'un sujet que Heidegger eût appelé
« intramondain »:cela c'est l'intellect hyliquc (intellectus materialis),

qui n~istt pas ; et (4) celui. pour un« ~tat d'espril .,.·de pouvoir avoir pour objet
ûn « ~tat de _choses •. cr. H. PtmolAM, Représeltla/ÏOll el Rialili, tract a . EH<l&L·
' TnŒUH, Paris,1990,p.211. ,_ .
LE LATIN, rtarrABΠLANOUB DE LA PHn.OSOPHIE? 1!5

l'int<llecnu possibUis du lexique scolastique. La seule différoncc entre le


~le synergique de la sensation et le ~le synergique de la pcnKe
est que le sujet qui rend la sensation vraie est cx.tramental, alors que le
sujet qui rend l'inteOcction vraie est intramcntal.
Quoniam, quia (Ol'mll'C pcr intelloctum, Dcut d icit Aristotdes, elt sicut
comprehendeœ pcr x:nmm, comprebendae ..1an per 1eRSUm perflCitlrpcr
dtt0 subiectl. q~ unum est subicctunl per qaod 1CnSUS fit vam (et est
sensatum u.rra .nimam), aliud autan est subiectwn per quod teftlUI. est
(onna existeas (et c.u primapcrfectio 9etltiaatis). ncce:ue est etiam Ill intel-
Scctl in ICtU habeant duo subiecta. qoorum tanum esi subiectum per quod
swu vera. JCilicet forme que sunt ymagines vue. xcundwn autem est illud
per quod intellecta sunt unum entium in mundo, et istud est intellectl.ls
rnale.riaiis 17•
A ce ~tade, deux remarques s'imposent: prcmi~ment, pour faire
coniprcndrc Je modMe avcrroistc de la subjecti~. nous avons d(l recourir
aux notions de gfnitü subjectif et de gcfoitif objectif, alors que la
distinction même d'un sujet et d'un objet ne figure pas dans le texte ni
dans son horizon d'intclligibilitf. Nous reviendrons sur cc point pour
montrer comment elle est encrtc dans la philosophie ~~vale puis, au-
dclà, dans la philosophie classique, prtcisfmcnt grâce à la lecture
avcrroîste latine du mo&le d' A vertœs. Dcuxi~me remarque. Il n'a pas
fœ question jusqu'ici de l 'in1elligcnce agente. Pourquoi 7 L'intelligence
agence n'est pas IC sujet de la pensfe. Elle n'appartient pas à la subjcctitf
noftique. Sa place est difü!rcntc dans le mod~le averrorste de l'intellcc-
tion, un ~le que l'on peut dire topique, au sens où Freud parle d'un
~Je topique de l'inconscient dans la Mttapsycho/ogie. Dans çe
syst~mc d 'emplacemcn1s fonctionnels, l'intelligence agente occupe la
place de la cause efficiente, non celle du sujet. Compris en termes
topiques, l' appareil noftiquc scion Averr~s se laisse ainsi dtcrirc:
l'acte de pens6e rttlame comme conditions de possibilitf deux instances
·topiques, l 'imag~_ct l'intellect matbiel. Il y a pcns&: quand l'intellect
matériel' est affecté, c'est-à-dire parachevf, par une inttnt_io abstraite de
son idole sensible, dfnud6:. de son aspect imaginaire. Comme la Iumibt:
actualise les couleurs pour leur permettre de mettre en mouvement le
diaphane, qui est à la fois dans le visible, le milieu transmette~ et

17 Avnaots , ,,. De Oii. Ill, c:omm. !S, id. ÙAWFOIW, p. '400. 379-390.
A.DEUBERA

l'organe de la vue, l'intellect agent fait passer les lllU!ntlmtl!.f lnwNinatat à


l'~t d' inrenlionu inllllectae in aau en sorte qu'elle!! YJicnt reçues dans
l'intcllc:Ct malfrid. C'est là que se~ le probR:mc du sujet tJc la pensœ
au sens où l'entend la psyc:bologic moderne, et qui rend ttrangc la
th&xie d' A°!'crtœS.
Si l'intellect mattricl est le sujet parachevt par l'in1clligihtc en acte, en
quoi peut-on dire que l'homme pense 7 Comme on le s11i1, la lloc.:trinc
d'Avc~s a ttt condunn4!c en 1270 par l'4!và1uc ile Puri:., Etienne
Tcmpier, parce qu 'clic aboutissait l la conclusion que l 'hornmc ne pense
pas, homo non intelligit, si l'on priR:rc : cc n'cJ11 pns l'homme qui
pense. Cette doctrine nous choque, car elle soutient cun1n: tou1c:<1 nos
tvidences modernes que l'homme n'est pas le sujet de 111 pensée. Elle n'a
rien de choquant si l'on fait cc que Heidegger, préc.:i~mcnt, ne foit pas :
~ttuirc ontologiquement le concept de sujet. Si l'on nclnptc le point de
vue topique, il n'y ~pas plus de sens à faire de l'homme le sujet de la
pensée qu'à faire de l'homme le su~t de l'inconscient. l.'ac1u:ilii6 de la
pensée d'Ave~s est de nous obhgcr non sculemcm à tlécentrcr le
sujet, comme l'a bien tcrit J. Jolivct 11 , mais à uc:'-'CJ'ller de c.létrirc
l'appareil noétique en tennes topiques avec les troi:1 fot:1eun1 t.le l'image,
de l'intellect mataiel, et de l'intellect a~ent, comme ou décrit l'appareil
psychique avec le moi, le ça et le sunnot.

La théorie d 'Ave~ a ttt vi~t7mment com.battuc nu Moyen Age.


Thomas d'Aquin, notamment, a cnuqué la 1hior11t ck.r deux .nijct:r de cc
qu'il appelle la s~cies intelligibilis. Ces tpisodc~ sont hicn connusl9,
Plutôt que d'en reprendre le dttail, d'ailleurs trop complcitc Pour être
exposé en quelques minutes, je p~fércrais indiquer id brièvement en
quoi la doctrine .avcrro\'ste des deux sujets élaborte 11nr les Latini a
pcnnis l'émergence de la distinction entre sub)cctif et nhjcc:tif, c:lpitale

li Cf. I. ]OLIV!'T, c Avcl'l'Ob Cl le d&:cncrcmcn1 du sujc1 ... i11 l11ttrnurirnirde de


rtmogiNJire, 11/18 ( 1991), pp. 161· 169.
19 Sur toua cela, cf. A. Dll LllUA, c Existc-t-il une not1l11ua lliV\"l'TOî:tlc 7 Nole
sur la r6ception latined'Averrob tuXIO•sitcle •,in.4wrroi.'1r111.,t im Mitulcdt~r wtd
in rkrRtnais1411ct, hng. von F. NteWOllND. und L. Sru1.1l'.s11, '/.ilrkh, 11N.i, pp. .SI·
80. cr.. en outte, THOMAS D'AQutN, Co11ltt A.1JtrTDÎS. L'unilé 1k• l"inldk·c1 œnuc les
avcrroisteS suivi des Textes cOntte A~ tnlbicun l 127tl. Tm1l\l\'li(1n , inlroduc-
lion, bibliographie, chronologie, notes et index par A. DH L111 ~·•A, {GF, 7D). Paris,
1994.
LE LATIN, VÉUTABLELANOUEDE LA PHll.OSOPHIE 7 17

pour la modernité, dans le cadre marne du mod~le ancien et m~val de


lasubjcctiu!. .
Reprenons donc un instant la fonnulation de la tMorie des deux
sujets. Avtnœs soutient .que la pcns«, c'est-à~ l'intelligible en acte,
a toujoui-s deux sujets (subiecta) : l'un, l'intellect matmcl, qui ISSW'e la
subsistance rœ11c de l'intelligible, qui fait de l'intelligible une «forme
existante"' (en.sin mundo); l'autre, le fantasme, qui en fait un concept
représentatif, aléthique, c 'est-à-dire dévoilant (in1e/lecrus verus). La
~volution opér6e par les « averroîstcs laâns • consiste à distinguer ces
deux «sujets"' en ~ant le titre de sujet proprement dit (subiectum)
à l'intellect matériel et celui d'objet (obiectum) au fantasme. On peut
alléguer ici deux textes, l'un du plus impétueux adversaire de Thomas,
I'Anonyme de Giele, l'autre,. de sa plus malheureuse victime. Siger de
Brabant:
Nunc aulem Aristoleles videtur detennirwe primo huius quod îniclligerc
non ·est proprium animac, scd animae et corpori; et mcxbs per quem est
commune corpori quOniam non est sine phanwnwe. Hoc 1u1em non est ut
intclligcre sit perf'cctào hominis. sed eget hominc ut obicct0. Sic non est
dicerc intclk:ctum intclligerc, scd hominem, non ex hoc modo quo in1c1li.
gerc sil in matcria, ut vi~ in OCÜlo, et per coosequcns non ut perfcctio,
sed utscpratum a mau:ria. Egtt tlllnM mcueriali corpore Ill obtecto, 1S011 Ill
Sllbiecto sMO ; et pro tanto ~. diccre hominem intclligcrc ; tamen non est
ila ut dicimus hominem senûrc. Si dieu quod proprie homini <convcnit
intclligerc>, non es1 probalwn, et idco hoc est ncgandumlO,
Dicendum est igilW' aliter sccundwn intcntioncm Philosophi, quod anima
intcllccûva in esscndo est a coqxire scparata, non ci unita ut figura cerac,
sicut semant plur3 vcrba ArisK>Celis et eius raûo ostcndit. Anima tamen
intcUcctiva corpori CSI uniia in opcrando, cum nihil intclliga1 sine axpore
et phantasmatc, in iantum quod stnsibilia phanwmata non solum sunt
ncceswia ex principio accipitnû iritcllectum et scicnûam rcrum, immo
ctiam i.am ~s scicntiam considm.rc non potest sine quibusdam Connis
sensatis, ~tcntis et imaginatis. Cuius signum est quod, lacsa quadam pane
corporis. ut organo imaginaûonis, homo prius sciens scienûam amittit,

~o Anonyme dt Gide, in Trois co~ntairts anonymes sur l« traitl de rdJrU


d' Aristou, tel. M. G1ELE, f. VAN STUHBEIGHEN, B. 8.ul.N (Philosophes m61iMux,
XI), Louvain - Paris, 1971, p. 1S. ·
18 A.DELIBERA

quod non contingerct nisi ênteUcctus dependcrcl a corpore in intelligcndo.


Sunt igitur unwn anima in1eUccliva et corpus.in opere, quia in unum opu!
conveniunt ; et c11m iNcllccnu tkpeNkot a t.orpon q1da dt!pe11d#:t t:t
pltantamttJU in l1tulligendo, non depeNÛt a eo sic111 a sub~cto in quo sil
Îltlclligtrc, :cd siclll a obice10, cum phanWlnlll sint imcllectui skut
semibiliasensui2 1.
Les avcrroïstcs ne parlent donc pas d'un sujet et d ' un objet de la pcn-
Ke pour opposer une ru cogitans à lares extensa extramcntale pctÇue
dans une cogiratio ; ils mettent en place les deux pôles de la subjectit6 et
de l'objcctit6 intentionnelle dont procède toute tMoric de la
représentation impliquant une distinction entre subjccti.vit6 et objcctivit6.
Dire que la pcns6e est I '« idée du corps • implique aussi une distinction
de ce genre. En tout état de cause, l'anti-matérialismed'Avcrr~s est ici
respecté à la lettre, puisque la pensée n'a pas besoin du corps comme
d'un sujet, mais seulement, et sous la fonne déjà passablement
~matirialis6e de l'image, comme d'un objet.
Il me semble que cet exemple illustre bien l'influence de la l01initas
dans la formation du lexique philosophique curop&:n. On y uouvc, au
départ, une traduction, une rranslatio, celle du langage conceptuel
d'Avc~. qui est dfjà clic-même le fruü d'une prcmiirc translario,
celle du langage conceptuel d'Aristote, à travers une ~rie d'intcrmf-
diaircs, qu'il est inutile de rappeler ici: plusieurs changements de langue
donc, plusieurs lexiques rccodant, dans le mouvement même de la
r6ception, un ou plusieurs leidqucs antfrieun. Mais on y trouve aussi un
dfvcloppcmcnt s~cifiquc, lié aux possibilités de la langue latine et à
l'horizon interprftatif dans lequel s' effectue la réception des thèses
d'Aristote et d' Avenœs. Or, cc développement est un développement
continu, qui va largement au-delà de la phase repœstntéc par le débat des
• averroîstes » du xnre siècle avec Thémas. En fait, par tout un jeu de
rcformulations et de rfintcrprttations successives., le lexique d' A vcrroès,
fondf sur l'opposition de l' en.r in mundo etdc l'intellectus verus donne
naissance à la distinction postmédiévalC, typiquement cartésienne, entre

21 SJGl!A os B"-"'IANT, QuotSliones de anima intdf~ctiWJ, in S10D. DE 8~11.NT.


QlllUstioMs in 1uiiwn De anima. De onm:a inttllectiva. De Mttrnitate muNÜ. ~d.
B. BAZ.AN (Philosophes mtd~vaux. XIII). Louva.in - Paris, tm, p. 8!5.
LE LATIN, VÉUTABLELANGUEDE LA PHll..OSOPHŒ.? 19

ltre formel et ltre objectif des concepts22. Sans entrer dans le ~tait, on
peut trouver une confirmation de cette hypoth~se dans le texte où Pierre
d'Auriolc distingue {a) la relation ençre la chose exttamentale et son
cspà;e intelligible ou l'acte de l'intellect qui la ~pdsente subjectivement
dans l'âme à titre de qualité et {b) la notion avcrro\'ste de« concept
objectif•, c'est-à-dire l'intenrîo inullecta en tant que• continuœ •à
l'intentio imaginara13.
Le fil qui, à travers Sigcr, l'Anonymc de Gicle et Pierre d'Auriole,
relie le cartésianisme à l'averroïsme·n'est évidemment pas perceptible
dans la description trop générale que Heidegger donne de la transfor-
mation de l'iutoicEtµÉvov en subiectum. Cette suite de transformations
qui s'accomplit en latin est proprement philosophique: elle n'est pas le
fruit du génie de la langue, mais d'actes d 'exégèses et de reconstruction
acCOOJ,plis par des penseurs à l'aide d'une langue hautement technicis&:.
On pourrait prendre bien d'autres exemples. Je voudrais seuleiiiént,
pour conç,lure, souligner un aspect du phénomène. Pour montrer en quoi
le latin scolastique a, en quelque sone, forgé la langue philosophique de
l'âge classique et. au-delà, d'une certaine modernité, j'ai tir6 sur un petit
fil : celui de la nfocption et de la réélaboration scolastique de la tMorie
avcrroïste des deux fondements de l' imellectio in1ellecta. Cc fil a entraîné
avec lui une pelote dont on a pu entrevoir les proportions imposantes :
celle de la subjectité, de l'obje.ctité et de l'intentionnalité. Mais, même sur
cc point, i1 m'a été impossible de mettre en ~vidence tomes les
implications, combinaisons et associations diverses qu'il eût été
nécessaire de signaler. Je n'ai pu, par exemple, suivre les métamor-
phoses d'intellectu.s, depuis son emploi m6diéval authentique jusqu'à la
transposition où, au seuil de la modernité, Leibniz l'arrête, sous le nom
impropre d'er11endemt!ni1A, nlévoquerl'histoirc de l'inte/ligere et de ses

la
22 Sur ce poi~t, cf. A. Dl! ÛBER.A, Qu.ertllt tks universaux. De Platon d 14/Us
dw Moyrn Age (Des Trav•~). Paris, 1996, pp. 210-211.
2J Cf. PIERRE o' Auuou,/11 I Stnl., di.st. 23, a. 2. &l. J. PlN101.o, « Radulpbus
Britoon Univeruls •,in Cahiers dt rTIUlilMl d11Moyt11.dgt 1rtc et latin, 35 (1980),
p. 135.
24 CC. G.W. LaaNtZ. Considlrations sur la doctriM tf un Esprit universel lllliqiu
(1702), in Systbnt no11vta11 dt la nalllll tt 4e la commwiication tks swbslanu:s et
autrc.5 tcJ.teS, 1690-1703. Prtscfltatîon et notes de Chr. Fkl!MON"I' (GF 774); Paris,
1994, p. 221: • Plusieu,., personne3 ing~n ieuSC3 on1 cru el croient encore
20 A.DELIBERA

concW'I"Cnts arabo-latins (dont 1'6tonnant/onnare per intellecrum25 lanc~


par Mic.hcl Scot) ou la fortune parallèle de termes comme fonnatio et
fides1 6 (qui redevient aujourd'hui lisible à. partir des notions mqdemes
del'• assentiment,..). De même, je n'ai fait qu'effleurer le lexique du
subiectum.ct n'ai qu'entrouvcrt celui de l'obiectum .. Or, il y a là un
ensemble de donn~cs, qui reste à articuler. De fair, si subiectum

aujourd'hui quïl n'y a qu'un seul Esprit. qui est Universel, et qui anime tout
l'univers et IOutes ses parties, chacune suivant sa slnlcture et suivant les organes qu'il
trouve, comme un m~mc souffle de vent fait sonner difftrcmment divers tuyHJ;
d'orgue [... ). Aristote a paru à plusieurs d'une opinion approchante, qui a ttt
renouvc\tc par Avtrrœs, cél~brc philœophc arabe. Il croyait qu'il y avait en nous un
imellccws agens, ou entendement actif, et aussi un intcllcctus patiens ou entendement
passif; que le premici, venant du dehors, tiait ttemcl et universel pour lOÎIS, mais
que l'entendement passir, particulier à chacun, s'éteignait dans la mort de l'homme. »
~ Ccue curieuse expression revient constamment dans la version arabo-latine du
D~ anima et dans la traduction du Grand co~ntaire d' Averroès, notamment, éd.
CaAWFOltD, pp. 379, 1-6; 380, 1-3; 391, 121; 426, 1-7: 434, 1-5; 454, 1-9,
etc.
26 Ce couple de notions est e:itlrapolé du De anima, 111, 6, 430a26-3t. La
« formation des choses injfivisibles » est, pour Aristote, une «intellection». Le
latin formario qui correspond à l'arabe ta$awwur ne rend pas directement celte
d_imcnsion intcllcctive et il ne traduit aucunement le sens de « rcpœsentation », qui
est celui de l'original arabe. La notion de« foi »,/ides, évoque elle aussi assez: mal
celle de l'e assentiment», ta$dlq. Le couple de notions est rondamental chez
Averroès. Dans le Fa$1 al-maqâl, § 51, il indique qu'il l'emprunte aux« rcprtscntants
de la science du discours rationnel» (ah/ al-'ilmi bi-l.-kallm). Le.memc paragraphe
présente ainsi la distinction entre taµ:wwur et ta$diq: « [... ) les opérations sur
lesquelles repose l'enseignement sont de deux sortes: la production de la
•repftsentation et la production de l'assentiment [...}.~les méüiodes de production de
!'.assentiment qui se présentent au:it hommes sont au nombre de trois: démonstra1ive,
dialectique et rhétorique ; les méthodes de production de la reprtscntation, au.nombre
de dcu:it : rcprtseniation de la chose ellc-m~me, ou de son symbole. » La même
distinction figure dans la Paraphrase de la logique tl Aristote, M. G. JêHAMY,
Be)'routh, 1982. T Il, p. 369-370, au début du CommLrllaire tks Seconds ana(Jtiquu
(ad 71 a 3-16): c ta science qui doit nécessairement précéder toute chose(...) est de
deux sortes: soit la science qu'une chose est ou n'est pas, et c'est ce qu'on nomme
l'assentiment (tardiq); soit la science de ce que désigne le nom d'une chose, et c'est
ce qu'on nomme la représentation (tasawwur).,. Sur tout cela, voir les note$ de
M. GEOFFROY in_AVEJtRoà, U LJvr~ da discours d~cisif. Traduction inédite, notes et
dossier par_M. GEOFFROY, Introduction d'A. OE UBERA, (OF. 871), Paris, 1996
LELATIN, VÉRITABLELANGUEDELAPHU..OSOPHIE? 21

appartient à ~·autres réseaux conceptuels et rcl~ve clairement d'autres


histoires, qui sont elles-mêmes d'autres étapes de la translatio
multilinguistiquc de la philosophie. - l'histoire de la logique, par
exemple, avec la tMoric syntactico-sémantique de la signification et de la
référence (.supposido ), où il apparait sous Je nom, lui-~me saturé, de
suppositum, et encore l' histoire de l'ontologie, oil il se lie de diverses
manihcs à celui de 'substantia, utilisé par Bo«e pour traduire tantôt
inc601:ao1ç tantôt oùoia, jusqu'à transférer en celle-ci la connotation
substrativc de ccllc-là27 - , il est non moins évident que la notion
d'obiecrum communique à son tour avec une pluralité de réseaux et de
champs conceptuels, qui à travers la réflexion mé.diévalc sur le mode
d'être des objets. intcmion.nels ou des signifiés propositionnels, relie à
leur tour l'Uq>lataa9at grec, le subsistere laùn et le bestehen que, à
l'orée de notrc si~le, Alexius von Meinong oppose à l'aistieren, pour
qualifier le mode d'êtrc des « objecùfs,. (Objektille) par rapport à celui
des « objets ,. (Gegenstdnde). Du Contra Eutychen de Boèce au texte
pionnier de Meinong Über Annahmen, de la distinction entrc oUala
(essentia), oUOlcootç (subsistentia) et U7t6a1aa1ç (substantia) 28 , à la

27 Sur sur ce point, cf. J.•F. CfX!R.TINI!, •Note complbnentaire pour l'hi.sto~ du
vocabulaire de l'etrc (Les traductiOOS latines d'oùaKi et la comprthension romano-
stoicienne de l'etre) »,in P. AUIENQUE (&!.), Conctpts ·et Catigorie: dans la ~nsie

ani~\~~s~li:I~~~!,~:!~w~!i:SO:!~~=~~~è:·s~ ~~:·met M
3

place le sys~me d'~uivalencc entre tenncs laûns et termes grecs, qui, normalement.
aurait du se retrouver dans la traduction des Ca1lgorits: au grec oûola correspond le
latin nse111ia, à oùaloxnç, sub.risu11titJ, à UaéaTc:ialç, sllbsta11tia. Est oùala ou
« essence•, cc qui est; esc: oûa\<0atç ou. • subsistance», ce qui n'est en aucW1
sujc1; es1 l.r11:&rt<10v; ou« subsrance », c cc qui esc: sub-ojeclt à d'auucs, qui ne sont
pas des subsistances ».Cr. Bo~CE, Contra Eutychtn , III, in The TMological
Tra ctates, with an English Transla1ion by H.-F. STEWART - E.K. RAND (Loeb
Classical Library). Londoo, 1968, p. 90, 79-85). [Pour la notiàn de .rub.rta11tia et
le .rub.r1art, cf.: c Est 'subsfallce' (.rub.rtat) cc qui procure en sous-œuvre (sub-
ministrat) aux autres accidents (i.e. à tout le reste à titre d'ac.cidents] quelque sujet
(subiectum), afin qu'ils puissent etrc (Ill tSSt YO/tanJ); il les soutient Cil effet (sub
illi.r tnim .r1cu), puisqu'il est subjcctl aux accidents-(subitctum est accidetitibus),
cr: BOÈCE, Contra E1ityclu11, m.&!. RAND·STEWAaT, p. 88, dans l'excellente
traduction de J.•f. CoUJlTINE, c Note compttmentaire ... », p. 52]". Dan! sa ·
traduction des Catigorits, où il traduit oiiauÛl par substtmtia, Boèce extrait donc
J'oùala du système oûala.- oUaioxnç.,. oùal0>0l(;, il lui attribue I~ propritfés de -
22 A. DELIBERA

réflexion meinongiennc sur la « subsistance des objectifs·~ il y a une


v6ritable chaîne, qui suppose la latinita.s comme ttalité linguistique et
culturelle europ6cnne, la transmission des textes grccs pendant la pmode
byzantine, le passage du grec au latin à travers l'arabe, l'import de
1'Aristote/es /atinus sur la formation du latin scolastique, le ch~ment
des traducteurs, !'invention conceptuelle, la fonnation des néologismes
et la survivance du latin comme facteur de terminologie philosophique
au-<:lelà même du XVII" si~le.
C'est ce phénomène é·Crasant auquel est confronté l'historien de la
philosophie et, d'une manière générale, le philosophe qui ne sépare pas
la ~flexion philosophique de l'archéologie des savoirs qui l'ont ponéc
jusqu'à son propre temps. C'est cette complexité première, originaire,
qui donne un sens à son activité. En introduisant à ces journées, c'est à
cette savoureuse et féconde complcxit6 que je pense. Le latin l'a produite
quand il était langue de passage, de transmission et d'élaboration. Il
nous aide aujourd'hui à la découvrir, à la fois point de dépan, instrument .
d'orientation et outil d'exploitation. Le lexique philosophique euro~en
est comme le palais de la ~moire, celui·de notre mc!:moire. Il serait
absurde de s'.y aventurer, de s'aventurer en nous-mêmes, sans tenter de
lire les inscriptions latines qui indiquent où conunenccnt les corridors qui
~nent des chambres les plus proches aux plus éloignées.

l'i>KÔ<naau; et laiuc tvidcmmcnt de côtt le troisibne terme, oûoitoau; qui n'a rien l
faire dans le contexte aristot61icicn. En tr.lnsf&ant à l'oûa\a, sous le vocable de
substaruia, le carac~rc et &es fonctions de l'{n1:6atcunç quel bll( eœce poursuit-if?
La chose est difficHc à dire. Cc qu'il faut noter ici c'est que le terme sflb.standa asiure
la comm~nicaûon de deux grilles distinctes : la saie aristoltticiCl)M oi>oCa premike,
c;i"::"ia seconde, accident, d'une part, et la ~rie oùa\a, O~a{cocnç, \nc6cna.o'l, c11·
l'autre. Le croisement de ces deux langages au princ ipe de la gtntalogie du sujet .
maiterait d'être analy.st pour lui-mbnc.
Jacqueline HAMESSE (édit.), Aux Origines du Lexique
Philosophique Européen, L ' Influence de la Latinitas,
Actes du Colloque International F.l.D.E.M., Edit.
Brepols, Turnhout (Belgique), 1997.-

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