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Revue économique

La notion de monnaie internationale et les problèmes monétaires


européens dans une perspective historique
Monsieur Michel Aglietta

Citer ce document / Cite this document :

Aglietta Michel. La notion de monnaie internationale et les problèmes monétaires européens dans une perspective
historique. In: Revue économique, volume 30, n°5, 1979. pp. 808-844;

doi : 10.2307/3501314

https://www.persee.fr/doc/reco_0035-2764_1979_num_30_5_408488

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Résumé
Les enseignements de l'histoire des relations monétaires internationales ne confir-ment pas la
conception d'ajustements symétriques et automatiques des balances des paiements issue de la
théorie quantitative de la monnaie. Depuis plus d'un siècle, les systèmes monétaires
internationaux qui se sont avérés stables ont été les systèmes hiérarchiques où la monnaie émise
par une puissance économi-que dominante faisait fonction de monnaie internationale. Le monde
capitaliste a connu deux périodes fastes réglées respectivement par l'étalon-sterling et par
l'étalon-dollar.
L'examen attentif de ces systèmes monétaires révèle les conditions de fonction-nement de la
monnaie internationale dans un monde divisé en nations autonomes. L'existence même de
chacun de ces systèmes est liée à une structure stable des échanges internationaux de
marchandises et à un effet intégrateur des mouvements de capitaux à long terme en provenance
de la nation dominante. Les conditions de détention de la monnaie dominante à l'extérieur du pays
émetteur et les types d'ajustement des balances de paiements procèdent de modalités spécifiques
à chaque système, inhérentes aux conditions structurelles qui expliquent la confiance dans la
monnaie internationale. On peut ainsi comprendre les raisons pour lesquelles l'étalon-sterling avait
l'apparence d'une régulation automatique, alors que l'étalon-dollar était visiblement lié à une
politique de limitation stricte de l'inflation américaine.
L'altération des conditions structurelles sous-jacentes au système monétaire entraîne la crise de la
monnaie internationale qui ne peut être surmontée que par des chan-gements irréversibles des
institutions monétaires. Les problèmes monétaires euro-péens sont indissolublement liés à la crise
du dollar et prennent toute leur signification avec la perte de confiance dans la capacité
américaine à diriger les relations internationales. La nouveauté historique est la faible probabilité
de voir se reformer une hégémonie monétaire sans partage. La tendance principale mène à un
système pluri-devises qui ne pourra éviter le fractionnement en blocs monétaires rivaux que par
une solution contractuelle du problème des balances-dollar. Dans ce contexte historique,
l'institution d'une véritable monnaie européenne serait une grande contribution à l'édification d'un
nouvel ordre monétaire. A court terme elle protégerait la Communauté de Fécartèlement des taux
de change provoquée par l'instabilité du dollar ; à plus long terme elle ouvrirait la voie à une
harmonisation des structures industrielles en Europe et serait une force de cohésion régionale
dans un monde multipolaire.

Abstract
The concept of international currency and the european monetary dilemma before the teachings of
history

The teachings of international monetary history give no credence to the price speole flow
mechanism. proceeding from the quantity theory of money. For more than a century the so-called
stable international monetary Systems have heen hierarchical Systems in which the currency
issued by a dominant economic power has worked as an international currency. The capitalist
world has benefited from two easy going eras under the auspices of the sterling standard and the
dollar standard respectively.
The detailed study of the forementioned monetary Systems displays the workings of an
international currency in a world divided into autonomouns nations. The very existence of each of
both Systems) is tied to as table structure of international trade and to the cohesive force of long
run capital flows generated by thé dominant power. Foreign holdings of the dominant currency and
balance of payments adjustments depended on specifie patterns which came from the structural
conditions underlying each system. Those patterns go a long way in explaining the trust in the
international currency and the reasons why the sterling standard looked like an automatic
mechanism, while the dollar standard was so obviously linked to the containment of the inflationary
tide in the U.S.
The weakening of the underlying structural conditions leads to the crisis of the international
currency which cannot be overcome but by drastic changes of monetary institutions. Monetary
problems in Europe are inherently linked to the crisis of the dollar and take their true dimension
novelty of present time that the rebuilding of a tight monetary hegemony is unlikely. The main trend leans
towards a multicurrency system that will not avoid the formation of rival monetary areas but with a global
bargaining about the consolidation of the dollar overhang. In the present situation, instituting a true
european currency would be a major contribution to the building up of a new international monetary order.
In the short run, it would insulate the community from the disruptions of exchange rates fed by the vagariett
of the dollar. In the long run, it should make it easier the task of harmonizing industrial structures across
Europe and would be a factor of regional consistency in a multipolar world.
LA NOTION
DE MONNAIE INTERNATIONALE
ET LES PROBLÈMES MONÉTAIRES EUROPÉENS
DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE

Létat présent des relations monétaires internationales relance le


débat sur la signification de la monnaie internationale, les
attributs qu'elle doit posséder pour être une procédure
efficace de régulation d'un ordre économique international stable, le
mélange variable de rivalité et de coopération politiques qu'elle
renferme. La notion de monnaie internationale s'impose lorsqu'on rejette
l'hypothèse de la théorie quantitative selon laquelle la monnaie est
automatiquement et complètement unifiée dans le monde. Cette
conception d'une monnaie marchandise, dont le stock mondial se
redistribue entre les nations et ce faisant résorbe les déséquilibres de
balances des paiements par un mouvement de balancier des prix
nominaux et des flux monétaires d'une nation à l'autre, n'est pas conforme,
comme on le verra, à l'expérience historique. Elle n'est pas conforme
non plus à la représentation théorique des monnaies modernes qui
sont des monnaies de crédit réalisant la cohésion et protégeant
l'intégrité d'espaces monétaires nationaux dans lesquels sont mises en
œuvre des régulations macroéconomiques largement autonomes. Se pose
alors le problème des modes de régulation spécifiques aux relations
économiques internationales permettant de comprendre à quelles
conditions l'ensemble des pays occidentaux forme un système
économique. La démarche qui permet d'aborder ce problème est
indissolublement historique et théorique car il n'y a aucune raison pour
que les relations monétaires internationales soient interprétables dans
une théorie formelle et fondée sur des mécanismes prétendument
symétriques et absolument généraux.
Partant de la constatation que la monnaie internationale dans un
ensemble de nations souveraines est composée à l'heure actuelle des

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Revue économique — N° 5, septembre 1979.


Michel Aglietta

usages internationaux des monnaies nationales, on peut en proposer


une définition de départ. On dira qu'un système monétaire
international est un ensemble de règles gouvernant l'usage international des
monnaies nationales, donnant lieu à des formes d'organisation
explicite ou orientant implicitement par la dissuasion ou l'intérêt réciproque
les comportements des unités politiques nationales pour surmonter les
tendances au fractionnement qui résultent du développement inégal
du capitalisme. La configuration des relations monétaires qui permet
de surmonter ces tendances dans un monde où n'existent que des
monnaies nationales est une structure hiérarchisée des monnaies
conduisant à la notion de devise clé associée à la suprématie d'une nation
dans un sens que l'analyse doit rigoureusement préciser si l'on veut
en déduire les règles de fonctionnement de la monnaie internationale
propres à chaque structure. Or, les conditions très strictes que doit
satisfaire la devise clé pour régler un système multilatéral de
paiements et s'imposer comme un pouvoir libératoire universel sur les
dettes internationales, restreignent fortement l'égilibilité au statut de
monnaie clé.
Comme le montre A. Cotta dans un article récent 1, la capacité
à satisfaire aux exigences de la monnaie clé impose des contraintes
à la structure de la balance des paiements du pays qui l'émet. Pour
que l'alimentation en monnaie internationale et le rôle de prêteur
en dernier recours répondent aux besoins de l'expansion du commerce
international et financent l'éventail des déficits et des excédents des
balances de paiements des autres pays, la balance des paiements du
pays dominant (hors opérations financières propres au rôle de la
monnaie internationale) doit être structurellement excédentaire ou structu-
rellement déficitaire. Cette polarisation définit la position asymétrique
du pays émetteur de la monnaie clé dans l'agencement multilatéral
des paiements internationaux.
Les deux grandes périodes de stabilité monétaire dans l'histoire
du capitalisme depuis un siècle ont été celles de l'étalon-sterling et
de l'étalon-dollar qui obéissent aux deux structures polaires opposées.
Ces configurations sont des produits de l'histoire du capitalisme à
des stades différents de son développement. Les lois de
fonctionnement du système monétaire international ne sont pas les mêmes
dans l'un et l'autre cas. L'analyse de ces deux types de devises clés
contribue à la théorie de la monnaie internationale, des contradictions

1. A. Cotta, « Les problèmes financiers de l'économie mondiale », Revue


économique, novembre 1978.

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qui minent les systèmes monétaires, de leur dépendance à l'égard


des régimes de croissance qui les ont engendrés. Elle évite de croire
avec nostalgie à une harmonie perdue et donne une perspective
historique pour interpréter la crise monétaire actuelle.
Cette démarche qui met l'accent sur les formes évolutives de la
monnaie internationale est indispensable pour comprendre la
situation monétaire de l'Europe occidentale. L'Europe est très vulnérable
à la crise du dollar parce qu'elle souffre d'une contradiction entre son
interdépendance commerciale très dense et son cloisonnement
monétaire et financier. Toute crise de confiance dans le dollar quelque peu
sévère ouvre l'éventail de la variabilité des taux de change des
monnaies européennes, bouleverse toute velléité de convergence des
politiques monétaires, fait éclater les dispositifs timides qui ont
jusqu'ici incarné les projets d'unification monétaire européenne. Si un
enseignement négatif peut être tiré des échecs successifs dans la
coopération monétaire européenne, c'est bien le suivant : la
coexistence d'un projet ambitieux affichant une volonté de maintenir des
rapports rigides entre les monnaies européennes et d'une
instrumentation minimale par les techniques usuelles d'intervention des banques
centrales est la plus mauvaise combinaison possible.
L'analyse historique des formes de la monnaie internationale et
la réflexion sur les expériences malheureuses du serpent monétaire
incitent à voir au-delà du contenu actuel de l'accord monétaire
européen et à tenter de répondre à quelques questions provocantes : peut-
on instituer une monnaie européenne ? Serait-elle compatible avec les
souverainetés nationales et les différences dans les structures et les
politiques économiques ou impliquerait-elle nécessairement une
avancée rapide de l'unité politique ? Quelle procédure envisager pour
réaliser une adaptation ordonnée des taux de change aux déterminants
structurels de leur évolution tendancielle ? Comment répartir équita-
blement les coûts des ajustements que les pays devront faire pour
diminuer les divergences dans leurs performances économiques ? Ce
texte a pour objet de montrer que ces questions sont indissociables et
que la création d'une monnaie européenne est la contribution que
l'Europe peut apporter à l'étape actuelle du mouvement hésitant des
sociétés occidentales vers l'universalité.

I r-.
I. LA MONNAIE DOMINANTE
EST CELLE D'UN PAYS
STRUCTURELLEMENT EXCEDENTAIRE
L'ETALON-STERLING

Dans cette configuration hiérarchique, le fonctionnement du


système monétaire international repose sur la capacité de la nation
dominante à former un excédent permanent d'épargne sur la somme de
ses utilisations intérieures et à le redistribuer dans le reste du monde
par un processus de transfert de capitaux à long terme capable
d'établir un lien systématique entre l'accumulation du capital dans le
centre générateur de l'épargne et l'accumulation dans les autres pays.
On sait que le Royaume-Uni s'est trouvé dans cette position pendant
le demi-siècle qui a précédé la première guerre mondiale. Au cours
des quarante-quatre années de la période 1870-1913, sa balance des
paiements courants n'a été déficitaire qu'une année (1877), son
investissement cumulé à l'extérieur a augmenté trois fois plus que son
investissement cumulé sur son territoire, le transfert net d'épargne
vers l'extérieur s'est accru en proportion du revenu national, passant
de 4 % en moyenne dans les trois dernières décennies du XIXe siècle
à 7 % pendant la période 1905-1913 pour atteindre le chiffre record
de 9 % en cette dernière année2.
Ces faits sont bien connus mais ils sont insuffisants par eux-mêmes
pour expliquer le fonctionnement du système monétaire international
sous l'égide de la livre sterling et pour détruire théoriquement le
mythe des mécanismes automatiques et parfaitement symétriques de
l'étalon-or international échafaudé par la tradition classique puis
néoclassique. Pourtant ce mythe a été maintes fois dénoncé par les
historiens des relations internationales qui ont remarqué que
l'instauration effective de l'étalon-or dans l'ensemble des grandes puissances
économiques avait duré un temps beaucoup moins long (une
vingtaine d'années précédant la première guerre mondiale) que la
stabilité de l'ordre économique qu'il est censé expliquer, que les
mouvements d'or ne jouèrent aucun rôle dans les ajustements de la balance
des paiements anglaise, que les variations de prix des pays
européens étaient étroitement en phase et non pas en alternance comme
ils aurait dû l'être s'ils avaient été mus par une redistribution d'un
stock d'or mondial.

2. H. Feis, « Europe the world's banker 1870-1914 », New Haven, 1930.


A. K. Caxrncross, « Home and foreign investment 1870-1913 », Cambridge, 1953.

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On fait un pas décisif dans l'explication de ces phénomènes si on


remarque que les mouvements internationaux de capitaux révèlent une
répartition typique des zones d'investissement entre les grandes
puissances capitalistes. Le tableau ci-dessous retrace la répartition des
encours de capitaux à long terme détenus par la France et le
Royaume-Uni qui faisaient plus des trois quarts du total des exportations
de capitaux jusqu'à la fin du xixe siècle 3. Les investissements extérieurs
de l'Allemagne ne sont devenus quantitativement significatifs en dehors
de l'Autriche-Hongrie qu'après 1900 avec une répartition proche de
celle de la France.

Royaume-Uni

Par zone de destination 1854 1870 1914


(en %)

Europe 55 25 5
Amérique latine 15 11 18
Empire 5 34 46
Etats-Unis 25 27 22
Reste du monde 3 9

Sur un total (en £m) 260 770 4107

France

Par zone de destination


1851 1881 1914
(en %)

Europe 96 71 58
Moyen-Orient 20 11
Colonies 4 9
Amériques 4 5 16
Reste du monde 6

Sur un total (en £m) 98 688 2073

3. A. G. Kenwood et A. L. Lougheed, « The growth of the international


economy 1820-1960 », Allen and Unwin, 1971.

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Dans la seconde moitié du xixe siècle, l'expansion du capital


britannique à l'étranger obéit à un schéma d'accumulation systématique
qui le soustrait à la concurrence directe des autres puissances
capitalistes. A l'Angleterre « le grand large » ; à la France l'Europe et ses
marches. Elle s'y trouva limitée par la montée de l'Allemagne. Les
exportations de capitaux à long terme de ces deux pays continentaux
épousèrent étroitement les alliances politico -militaires.
La séparation très nette des flux de capitaux à long terme ne
signifie pas l'absence de relations économiques entre le Royaume-Uni et
l'Europe continentale. Elles étaient étroites, au contraire, parce que
les échanges commerciaux entre l'Europe et les nouveaux continents,
hormis les échanges coloniaux, passaient quasi exclusivement par
Londres qui s'affirma comme l'unique centre financier mondial. La
plus grande part des échanges intercontinentaux était orientée vers les
matières premières et organisée en marché mondial centralisé à
Londres. Ainsi l'Angleterre importait-elle pour réexporter un volume
considérable de marchandises. Elle en réalisait plus généralement le fret,
l'assurance et le financement à court terme. Pour participer à ce
financement, les banques des autres pays européens établirent
systématiquement des filiales et succursales à Londres qui devint ainsi le lieu
où étaient installés les marchés des changes, supplantant sans coup
férir la prépondérance antérieure de places continentales telles que
Hambourg, Amsterdam ou Paris. On comprend dans ces conditions
que les marchés des changes étaient très sensibles aux conditions
du crédit à Londres et que la cohésion des économies européennes
dépendait fondamentalement des flux de capitaux à court terme
libellés en livres sterling. Il reste à montrer comment cette
configuration historique originale fondait le statut de monnaie internationale
de la livre sterling selon un ensemble de modalités qui n'ont rien à
voir avec les prétendus mécanismes monétaires de l'étalon-or.
Revue économique

1. Le mouvement alterné de l'accumulation


provoqué par les exportations britanniques
de capitaux à long ternie
et son incidence sur les balances de paiements

Des analyses historiques nouvelles, suffisamment détaillées et


convergentes, permettent de définir théoriquement la régulation
internationale du régime de croissance qui caractérise l'étalon-sterling 4.
La division du travail qui englobait l'Angleterre d'un côté, la quasi-
totalité des pays non européens de l'autre était verticale. Le Royaume-
Uni produisait non seulement les biens manufacturés entrant dans la
consommation finale, mais encore la totalité des marchandises
composant la section productrice des moyens de production (à la fois
les biens de production manufacturés et les biens intermédiaires à
partir de matières premières extraites sur place). Les nouveaux
territoires qui s'ouvraient au capitalisme produisaient la plus grande
part des matières premières nécessaires à la section productrice des
biens de consommation. Ces marchandises étaient soit transformées
en Angleterre, soit réexportées pour transformation en Europe
continentale. En conséquence, les échanges entre l'Europe et le reste du
monde se bouclaient sur le Royaume-Uni dont la relation entre
épargne et formation de capital intérieure déterminait le rythme et
l'orientation du commerce mondial.
Cette relation répondait à une dynamique précise parce que la
structure verticale de la division du travail supportait un schéma de
développement du capitalisme fondé sur l'industrialisation de la
section productrice des moyens de production (sidérurgie, chimie de
base, industries mécaniques et électriques des biens d'équipement).
Les pays non européens étaient emportés par ce mouvement grâce
à l'expansion financière du capital anglais qui se concrétisait dans
l'édification des infrastructures de transport et l'essor des industries
d'exportation. Mais l'exportation de capital anglais liait en même
temps le Royaume-Uni à l'ensemble de l'Europe parce que la mise
en œuvre des investissements dans les nouveaux territoires consistait

4. Citons notamment :
Bahatt-Brown, « The economics of imperialism », Penguin, 1974.
B. Thomas, « The historical record of international capital movements to 1913 »,
in J. N. Dunning ed., International investment, Penguin, 1972.
Capian, « Aspects internationaux de l'accumulation cyclique du capital », thèse
Paris I, 1973.
M. F. L'Heriteau, « Essai sur le concept d'impérialisme. Exportation de capital
et régulation du mode de production », thèse Paris I, 1975.

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dans la fondation de nouvelles entreprises et le développement du


salariat à partir de l'émigration massive en provenance de l'ensemble
de l'Europe 5. Cette association étroite entre l'exportation de capital
britannique et l'émigration européenne était le principe central de
la cohésion des rapports internationaux en un régime d'accumulation
unique.
Du point de vue de la connexion entre les conditions
macroéconomiques des circuits monétaires nationaux et l'ajustement des balances
de paiements, le principe central s'exprimait avant tout par
l'alternance célèbre entre les phases de formation rapide du capital fixe en
Angleterre et les phases d'exportation intense de capitaux à long terme
hors d'Europe. Comme l'expansion financière se traduisait
directement par une exportation de biens d'équipement et de produits
textiles manufacturés liés aux nouveaux foyers d'émigration et que
simultanément la baisse d'activité en Angleterre diminuait la valeur des
importations, la balance commerciale et la balance des capitaux à
long terme évoluaient selon un mouvement compensatoire. De plus, la
valeur de plus en plus grande des actifs détenus à l'étranger par les
investisseurs du Royaume-Uni et le volume accru du commerce
mondial qui en provenait provoquaient une augmentation régulière des
revenus non commerciaux. C'est pourquoi la balance des paiements
courants de l'Angleterre était très fortement excédentaire de sorte
que la position monétaire nette du Royaume-Uni était peu sensible
aux fluctuations de l'accumulation 6.

Les interdépendances entre les balances de paiements


a l'extérieur du continent européen

Pour comprendre le rôle régulateur des exportations de capitaux


à long terme de l'Angleterre sur les pays qui en étaient bénéficiaires,
il faut prendre en compte une nouvelle conséquence de la position
centrale de l'Angleterre dans le commerce mondial qui était le rôle
directeur dans la formation des prix mondiaux. Ici intervient un aspect
essentiel de la définition stricte de la parité de la livre sterling en
or. Les prix or sur le marché mondial constituaient un système de

5. Hormis la France qui, bien à l'abri de son protectionnisme et de ses alliances


de classes favorisant la propriété individuelle, enregistra une émigration
insignifiante en dehors de ses propres colonies.
6. A. I. Bloomfield, « Short-term capital movements under the pre-1914 gold
standard », Princeton Studies in international finance, juillet 1963.

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référence stable qui incorporait les changements de longue période


des coûts de production induits par les progrès de productivité
consécutifs aux investissements directement permis ou indirectement
provoqués par les exportations de capitaux britanniques 7. Avec ce
système de prix, les flux de capitaux anglais pouvaient établir une
cohésion entre les balances de paiements de pays dont les règles internes
d'émission monétaire étaient mutuellement hétérogènes. On ne peut
guère donner de meilleur exemple des modalités d'ajustement en
vigueur que l'étude de la régulation de la balance des paiements
des Etats-Unis dans la période 1862-1879 précédant le rattachement de
fait du dollar à la parité-or. En effet, pendant toute cette période dite
des « greenbacks », le régime monétaire des Etats-Unis était celui
de la monnaie-papier inconvertible. On peut montrer aisément que ce
sont les forces de cohésion inhérentes au système de l'étalon-sterling
qui ont permis le rattachement du dollar à l'or et non pas ce
rattachement qui a stabilisé la balance des paiements des Etats-Unis 8.
Les processus par lesquels l'économie américaine réagissait aux
contraintes internationales avaient pour pivot le prix de marché de
l'or en termes de dollar-papier qui dépendait étroitement des
emprunts internationaux. Lorsque le flux de capital en direction des
Etats-Unis était intense, l'appréciation de l'or était inférieure à la
hausse nominale des prix de gros internes. L'évolution relative se
renversait lorsque l'importation de capital se ralentissait. De leur
côté, les prix-or des exportations et des importations américaines
échappaient à l'influence des agents économiques intérieurs. Ils étaient
étroitement reliés aux prix mondiaux qui se formaient à Londres. En
conséquence les prix relatifs en dollar des exportations et des
importations étaient directement fonction de l'évolution des prix de l'or
relativement au niveau général des prix intérieurs américains. Lorsque
le flux de capitaux en direction des Etats-Unis maintenait l'évolution
du prix papier des importations au-dessous de l'évolution des prix
intérieurs, le volume des importations s'accroissait et la balance
commerciale se détériorait. Ce fut le mouvement général entre 1866 et
1873. Après cette date l'éclatement de la crise mondiale touchant

7. En effet, les taux de rendement réels des placements financiers à long terme
sont demeurés remarquablement stables entre 1870 et 1914. Sur les placements
à domicile, ils évoluèrent dans la gamme 2,5 à 3,5 %. La prime sur les placements
extérieurs était de 0,15 à 0,30% dans l'Empire, de 1,4 à 2,2% à l'étranger. A. K.
Cairncross, op. cit.
8. Une étude détaillée du problème se trouve chez J. Graham, « International
trade under depreciated paper. The U.S. 1862-1879 ». Quaterly Journal of
Economics, 1922.

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principalement le textile réduisit les exportations anglaises de capital


en direction des Etats-Unis de sorte que le flux de capitaux net des
charges financières sur les emprunts antérieurs se tarit. L'évolution des
prix relatifs subit un ciseau et la balance commerciale se redressa. En
conséquence le mouvement alterné de l'accumulation anglaise
provoqua aux Etats-Unis une compensation entre la balance commerciale et
la balance des flux de capitaux, permettant de faire face aux
charges financières dans la seconde période sans déséquilibre grave de la
balance des liquidités. Les mouvements d'or dans un sens comme
dans l'autre furent très faibles et le taux de change du dollar fluctua
sans subir de pression permanente dans le même sens, susceptible
de provoquer une spéculation déséquilibrante.
Certes ce type d'interaction ne se retrouvait pas dans toutes les
relations entre l'Angleterre et sa « périphérie ». Pour d'autres pays,
comme l'Argentine ou l'Australie et plus encore l'Inde, les variations
dans les flux de capitaux britanniques étaient plus brutales. Elles se
produisaient dans des pays dont le commerce extérieur était beaucoup
plus étroit et spécialisé que celui des Etats-Unis et était peu sensible
à des investissements d'infrastructure. Le Royaume-Uni rejetait donc
sur ces pays les perturbations qui découlaient du renversement dans
ses phases d'accumulation. Il en résultait dans les pays qui en étaient
victimes soit une hémorragie de métaux précieux s'ils en étaient
producteurs (exemple, Australie dans la période 1895-1905), soit des
dépréciations monétaires très fortes induites par les contraintes de
la balance des paiements (exemple Argentine pendant l'effondrement
du prix des matières premières dans la période 1888-1897) 9.

9. Ces cas sont étudiés par Nogaro, « Le rôle de la monnaie dans le commerce
international » (1904), dans sa critique profonde du mécanisme classique.

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Revue économique

2. La prépondérance de la livre sterling


dans le financement à court terme
des balances de paiements
et la synchronisation européenne
des conjonctures

Comme on l'a déjà fait remarquer, les pays européens étaient liés
au reste du monde, en dehors de leurs zones directes d'influence, par
la position centrale du Royaume-Uni dans le commerce mondial et
par l'universalité des fonctions de la place financière de Londres. Le
rôle de monnaie internationale de la livre sterling était ancré sur ce
mode d'organisation des paiements internationaux. Le rattachement
rigide à l'or y insufflait la force subjective puissante du mythe pour
donner aux financiers internationaux la confiance inébranlable dans la
stabilité de la livre sterling au milieu des pires crises financières. La
représentation mystifiée du système étant partie intégrante de son
mode de fonctionnement, il n'est pas étonnant que les modalités
effectives d'ajustement des balances de paiements n'aient pu être mises
en évidence qu'à l'aide de véritables travaux de fouille accomplis
par des études historiques relativement récentes, travaux eux-mêmes
motivés par les interrogations nouvelles que l'expérience ultérieure des
relations monétaires internationales fait porter sur le passé.
D'un point de vue empirique, les interactions monétaires qui
solidarisaient les conjonctures des grandes économies européennes font
apparaître des traits persistants qui sont autant d'anomalies vis-à-vis
du fonctionnement idéal de l'étalon-or international. La détention de
devises étrangères dans les réserves officielles était du même ordre
de grandeur dans la période 1911-1913 que dans les années 1920 10.
Le soi-disant passage de l'étalon-or pur à l'étalon or et devises après
la seconde guerre mondiale, défini par ce critère, est donc dénué de
fondement. En dépit de la sous-estimation provoquée par l'insuffisance
des données disponibles, on sait que le rapport des dettes liquides
du Royaume-Uni vis-à-vis des non-résidents eu égard à ses réserves
d'or dépassa 2,5 dans les dix ans précédant la première guerre
mondiale 11. Cependant les flux d'exportation d'or n'eurent qu'un rôle

10. La comparaison des estimations de Bloomfield pour la période précédant


la première guerre mondiale et des statistiques de la Société des Nations (R. Nurkse,
international currency experience, 1944), pour les années 1920, donnent une
proportion de réserves officielles détenues en devises égale à 19 % pour la période
1911-1913, contre 17,6 % en 1925 et 24,5 % à la fin de 1928, à la suite de
l'importante accumulation de livres sterling par la France.
11. Voir Bloomfield, op. cit.

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insignifiant dans la réduction des tensions à court terme de la balance


des paiements. Il ne suffit pas d'invoquer la confiance dans la livre
sterling soulignée par le fait que les agents privés non résidents
conservaient à découvert des montants élevés de créances liquides en
sterling parce qu'ils les considéraient comme dépourvues de risque
de change. Encore faut-il déceler le processus asymétrique qui
drainait vers Londres les flux de capitaux privés à court terme dans les
moments de tension financière quoi que fassent les autorités
monétaires des autres pays et qui, en sens contraire, ne déplaçait pas
sensiblement la structure des créances et dettes au détriment de la livre
sterling lorsque les autres pays prenaient l'initiative d'attirer des
capitaux. C'est là que se condense le rôle de monnaie clé qui hiérarchise
dans la pratique financière concrète le système monétaire international
et garantit sa stabilité. Ce processus asymétrique a été repéré par
Lindert à partir d'une analyse des marchés des changes 12.
Contrairement à l'hypothèse de la parité des taux d'intérêt, les taux de change
ne réagissaient pas d'une manière homogène aux variations des taux
d'intérêt monétaires des différents pays, en sorte qu'une même
variation des taux d'intérêt, laissant le différentiel inchangé, influençait
néanmoins les taux de change. La hiérarchie des places financières
se révèle dans les réactions des marchés des changes aux conditions
du crédit qui filtrent et résument à la fois les contradictions dans les
circuits monétaires nationaux. La Banque d'Angleterre commandait
les taux de change directeurs sterling/franc et sterling/mark 13, avec
plus de netteté pour le second que pour le premier parce que la
hausse du taux d'escompte à Londres, même compensée par une
hausse identique à Paris et Berlin, appréciait la livre sterling et
augmentait les avoirs liquides sur Londres détenus par les non-résidents en
déclenchant des flux de capitaux à travers les marchés des changes.
La France et l'Allemagne, à leur tour, commandaient les taux de
change des monnaies des pays européens secondaires auxquelles ces
nations étaient liées.

12. P. H. Lindert, « Key currencies and gold ; 1900-1913 », Princeton, Studies


in international finance, 24, 1969.
13. H. Van Cleveland, « The international monetary system in the pre-1914
and interwar periods », in B. M. Rowland ed., Balance of power or hegemony,
Lehrman Institute, '976.

819
Revue économique

La polarisation des marchés monétaires en Europe

La régulation monétaire internationale sous l'étalon-sterling peut


dès lors être explicitée. Pour comprendre les faits analysés ci-dessus,
il faut se garder du globalisme cher aux quantitativistes qui ne
s'intéressent qu'à la variation de la position monétaire nette de l'ensemble
des agents privés, laquelle peut être comptablement identifiée à la
demande excédentaire nette de monnaie. C'est la déformation de la
structure des créances et dettes dans son ensemble qui importe pour
comprendre l'unité internationale du capital dans un système
multilatéral de paiements. Dans cette structure, la cohésion entre les
espaces monétaires est réalisée à court terme par les relations
interbancaires. La position centrale du Royaume-Uni dans la configuration des
échanges internationaux de cette époque se réfléchissait dans les
relations interbancaires de la manière suivante. L'usage généralisé de
la livre sterling dans les paiements internationaux faisait que les
banques étrangères avaient des avoirs à court terme sur Londres plus
liquides que les avoirs à court terme des banques anglaises sur
l'étranger. La hausse du taux d'escompte à Londres était l'indice d'une
tension sur les liquidités internationales qui incitait les banques
étrangères liées au financement du commerce international à renforcer leurs
réserves liquides en monnaie internationale pour éviter d'être mises
en structure de dette instable. Elles y étaient d'autant plus incitées
qu'en cas de crise financière internationale elles ne pouvaient pas
compter sur un sauvetage automatique par leur propre banque
centrale. La transmission aux marchés des changes du resserrement des
liquidités internationales faisait apparaître les contraintes de balances
de paiements en France et en Allemagne. Les autorités monétaires
de ces pays réagissaient en alignant leurs taux d'intérêt sur Londres
et amortissaient les contraintes en les reportant vers les pays dont ils
commandaient les taux de change. En sens contraire, une politique
autonome de hausse des taux d'intérêt ailleurs qu'à Londres n'allait
pas loin, puisque les banques anglaises n'avaient aucune incitation
à détenir des avoirs liquides en d'autres monnaies. Un afflux de
capitaux en sterling venant d'ailleurs que d'Angleterre, attirés par des
taux d'intérêt à court terme plus favorables en Allemagne par
exemple, était déposé à Londres par les banques allemandes. Un flux
circulaire de fonds en résultait jusqu'à ce que les conditions du crédit
en Allemagne soient de nouveau alignées sur Londres.
Le processus asymétrique qui maintenait l'unité du mouvement
des taux d'intérêt monétaires en Europe sous la conduite exclusive

820
Michel Aglietta

de Londres synchronisait les conjonctures. La crise de liquidités


internationales entraînait une contraction généralisée de l'activité
économique et des revenus qui provoquait la déflation des prix et des
salaires selon les modalités de la régulation concurrentielle propre à
cette époque historique14. Dans le commerce extérieur, les
exportations et les importations plongeaient simultanément par le jeu des
élasticités-revenu sans que se creusent de manière durable des
difficultés majeures de financement 15. Le coût de cette régulation était donc
essentiellement social du fait d'une conjoncture heurtée qui
engendrait des phases récurrentes de chômage aigu et impliquait une très
forte mobilité de l'emploi. Cette conjoncture n'était supportable que
parce qu'elle était subordonnée au processus compensatoire de
formation de capital en longue période grâce auquel l'Angleterre se
tirait des dépressions et entraînait l'Europe avec elle. La connexion
de la conjoncture et des mouvements longs s'établissait dans la
structure des taux d'intérêt mondiaux sur la place financière de Londres.
Lorsque les taux d'intérêt à court terme s'élevaient, les taux à long
terme gardaient une grande stabilité parce qu'ils reflétaient des vues
à long terme claires quant à l'expansion financière qui rendait
possible l'exploitation des nouvelles régions du monde. En même temps
que l'arrêt de la formation de capital en Angleterre reconstituait les
liquidités, les prix des titres émis dans ces zones commençaient à
augmenter de sorte que les investisseurs britanniques se précipitaient
pour les acheter. Le flux d'exportation de capitaux à long terme
relançait les industries d'exportation et stimulait l'émigration de la réserve
de main-d'œuvre en Europe, allégeant le sous-emploi.

Les contradictions de l'étalon-stekling

II est clair, cependant, que la robustesse de l'étalon-sterling était


entièrement dépendante de la pérennité de la structure sous-jacente
de la division du travail. Or, la logique même de l'industrialisation
rendait cette structure auto-destructrice. Bien qu'ignorées par les
contemporains du fait du manque d'information sur les balances de
paiements et de l'aveuglement provoqué par la croyance aux méca-

14. Sur la notion de régulation concurrentielle et les enchaînements


macroéconomiques qui la caractérisent, voir R. Boyer, « Les salaires en longue période »,
Economie et statistique, 103, septembre 1978.
15. Capian, Thèse Paris I, op. cit.

821
Revue économique

nismes automatiques, des lézardes se faisaient jour dans le système


des paiements internationaux dont l'endettement liquide croissant de
l'Angleterre était un signe. Ces lézardes apparurent dans les dix
années précédant la première guerre mondiale. Même si cette guerre
n'avait pas eu lieu, il ne fait aucun doute que des forces
économiques puissantes et irréversibles sapaient la prépondérance du
Royaume-Uni. La première de ces forces était incontestablement le
basculement des Etats-Unis du côté des exportateurs de capitaux à long
terme, à partir d'une puissance industrielle bien supérieure et servie
par une logique de l'investissement direct qui détruisait radicalement
la connexion très particulière des espaces économiques centrée sur
l'Angleterre. Cette émergence des Etats-Unis était prolongée par
l'expansionnisme de l'Allemagne et du Japon, de sorte qu'avant 1914
la prépondérance des investissements britanniques en Amérique latine
et en Extrême-Orient était largement battue en brèche. Plus grave
encore que la perte des zones d'investissement était l'amenuisement
du rôle directeur de l'Angleterre dans la formation des prix mondiaux
car il en résultait une montée des antagonismes sociaux au sein du
Royaume-Uni. En effet, les nouvelles modalités d'investissements
directs et l'élargissement de leur champ aux matières premières
minérales et énergétiques concurrençant directement l'Angleterre s'étaient
traduites au tournant du xxe siècle par la formation d'oligopoles
transnationaux. La conséquence fut une élévation spectaculaire des prix
des matières premières qui détériora les termes de l'échange de
l'Angleterre. Or le mouvement des termes de l'échange était crucial pour
rendre compatible la hausse des salaires réels et le transfert à
l'étranger d'une grande partie de l'épargne dont dépendait le consensus
social sur le rôle international de l'Angleterre et la politique
financière corrélative. A long terme les salaires réels évoluaient
parallèlement aux termes de l'échange 16. Aussi la stagnation des salaires réels
à partir du début du xxe siècle montrait que les salariés bénéficiaient
de moins en moins des investissements à l'étranger. L'essor du
capitalisme à l'étranger devenait une cause de durcissement des conflits
d'intérêts entre la classe capitaliste et la classe ouvrière en Angleterre.
Ce durcissement annonçait le dilemme lancinant entre le rôle financier
international de l'Angleterre et sa croissance interne qui allait
empoisonner la vie économique du pays pendant soixante années ultérieures.

16. Voir A. K. Cairncross, op. cit.

822
II. LA MONNAIE DOMINANTE
EST CELLE D'UN PAYS
STRUCTUBELLEMENT DEFICITAIRE
L'ETALON-DOLLAR

Le régime de l'étalon-dollar est beaucoup mieux connu. Il n'est pas


question ici de rappeler l'énorme littérature sur les événements
monétaires des vingt dernières années, mais de l'interpréter dans la
perspective bien définie d'évaluer les enseignements que cette expérience
apporte à la théorie de la monnaie internationale.
Il importe avant tout de remarquer que le mode de croissance
et le type de division internationale du travail sur lesquels l'étalon-
dollar a été institué sont radicalement différents de ceux qui
supportaient le fonctionnement de l'étalon-sterling. Les relations « verticales »
entre pays principalement producteurs de matières premières et pays
producteurs de biens manufacturés ont été profondément modifiées.
Non seulement la concurrence des grandes puissances pour
l'appropriation des ressources primaires a provoqué la formation
d'oligopoles transnationaux, engendrant des marchés captifs, mais la nature
des matières premières extraites dans les pays « périphériques » s'est
diversifiée au détriment des produits agricoles et en faveur des
combustibles et produits minéraux nécessaires à la production des
moyens de production 17. En conséquence, au lieu d'être en opposition
de phase avec les vagues de formation de capital fixe en Angleterre
selon le schéma qui prévalait avant la première guerre mondiale,
l'augmentation des capacités de production de matières premières
tend au contraire à être en phase avec les vagues d'accumulation
aux Etats-Unis. Au lieu d'exercer un effet compensatoire, les
relations « nord-sud » provoquent une alternance de sur-capacités et de
sous-capacités dans les pays « périphériques » qui amplifient les
fluctuations des prix mondiaux, nourrissent une instabilité monétaire
chronique dans ces pays et, plus généralement, créent un antagonisme
latent 1S.
Le principe central de la cohésion internationale de l'accumulation
s'est donc déplacé vers les relations « horizontales » entre les grandes
puissances industrielles de l'Occident, ce qu'atteste l'augmentation
régulière de l'importance du commerce entre ces pays dans le com-

17. Babatt-Brown, op. cit.


18. A partir de F entre-deux-guerres les termes de l'échange et la balance
commerciale en volume des pays exportateurs de matières premières tendent à évoluer
dans le même sens au lieu de se compenser.

823
Revue économique

merce mondial dans la période 1953-1970 et la part de plus en plus


grande qu'y ont pris les biens manufacturés (biens d'équipement
et biens de consommation durables surtout) 19. Cette diversification
du commerce international et cette densification des relations
d'échanges entre les grands pays capitalistes ne sont plus fondées sur la
complémentarité fonctionnelle des productions mais sur le contrôle
de l'innovation technique capable de matérialiser la transformation
de la consommation de masse. Ce mode de consommation, principe
directeur de l'accumulation intensive depuis la fin de la seconde
guerre mondiale, a pu lui-même se développer parce que le caractère
national des modalités de régulation du rapport salarial s'est
nettement renforcé. L'ensemble de toutes ces transformations s'est traduit
par la disparition des « automatismes » derrière lesquels était
dissimulé le rôle directeur de la livre sterling. L'accumulation
contemporaine étant directement stimulée par les progressions différenciées
du salaire réel et de la productivité dans les principaux pays
industriels, la cohésion internationale des échanges et les régulations
nationales du rapport salarial ont été étroitement unies par la politique
économique. Le problème de la monnaie internationale est devenu
ouvertement politique.
La prépondérance des Etats-Unis est issue d'une situation
historique qui a intimement relié l'avance technologique de l'immédiat
après-guerre, l'hégémonie politico-militaire dans l'atmosphère de la
guerre froide, la tendance à l'expansion du capital par investissement
direct des entreprises. Les transformations sociales en Europe
occidentale ont fait de la généralisation du mode de consommation
américain le principe essentiel de la consolidation du capitalisme en
Europe. En conséquence l'investissement direct en provenance des
Etats-Unis avait pour logique l'instauration de normes internationales
de production et d'échange imbriquant étroitement les systèmes
productifs et amenuisant l'avance américaine de productivité. A moins
d'être contrecarré par un renouvellement permanent de l'avance
technologique et la capacité à induire un bouleversement du mode de
consommation dans les autres pays, le mode d'organisation des
relations internationales renferme un affaiblissement relatif de la
prépondérance industrielle des Etats-Unis. Comme la permanence des
exportations de capitaux est inhérente à l'expansion des entreprises
américaines, il en découle une tendance latente au déficit structurel de la

19. J. Mistral, « Compétitivité et formation de capital en longue période »,


Economie et statistique, 97, février 1978.

824
Michel Aglietta

balance des paiements des États-Unis. En réalité, dès l'instauration de


la convertibilité multilatérale à la fin de 1958, la tendance déficitaire
de la balance de base américaine se confirmait et devait entraîner
une série de réactions du gouvernement des Etats-Unis pour faire
financer les investissements extérieurs par les pays étrangers 20.
Ainsi, l'agencement des paiements internationaux est-il totalement
différent de celui qui prévalait avant 1914. Au lieu de la
redistribution de l'épargne d'un pays structurellement excédentaire, la monnaie
internationale est fondée par l'émission en direction de l'étranger de
la propre dette de l'économie américaine. Cette dette doit
nécessairement lui faire retour selon un enchaînement de flux monétaires qui
constitue le circuit international du dollar. Au lieu d'une hiérarchie
de marchés financiers nationaux sensibles aux impulsions de Londres,
le circuit international du dollar a engendré un marché apatride et
incontrôlé qui prolonge et unifie les marchés monétaires nationaux,
élargissant les possibilités d'acquisition des liquidités internationales
et relâchant les liens qu'elles entretiennent avec les échanges
commerciaux.

I. Les conditions d'un fonctionnement stable


de l'étalon-dollar

Puisque l'usage international du dollar est associé au déficit de la


balance des paiements des Etats-Unis, la position asymétrique du pays
émetteur de la monnaie internationale semble ne pas rencontrer de
limites. Si un excédent structurel peut toujours être menacé par un
changement profond des conditions de production et d'échange dans
le monde, un déficit structurel peut toujours être creusé. Cependant
la monnaie internationale doit remplir les conditions qui s'attachent
au bon fonctionnement de toute monnaie pour qu'un ordre monétaire
stable puisse se perpétuer. L'absence d'alternative qui fait du reste
du monde un créancier forcé des Etats-Unis d'un point de vue
macroéconomique ne saurait être une garantie de stabilité pour le circuit
international du dollar. Il y faut des conditions beaucoup plus strictes
qui résument la confiance dans le pouvoir d'achat universel du dollar
sans laquelle l'économie américaine ne peut continuer à exercer une
attraction suffisante sur les agents privés non résidents.

20. M. Aglietta et M. Fouet, « Les nouvelles perspectives du capitalisme


américain », Economie et statistique, 97, février 1978.

825
Revue économique

Trois modalités sont envisageables pour réaliser cette attraction :

— Par leur domination technologique et leur rôle pilote dans le


développement de la consommation de masse, les producteurs améri-
rains offrent au reste du monde des marchandises dont il ne peut
se passer et qu'il ne peut acquérir ailleurs.
— Par une pression permanente sur leurs coûts, les Etats-Unis
peuvent vendre plus à l'étranger qu'il n'y achètent, de sorte que
leur balance commerciale fait contrepartie des transferts nets de
capitaux à long terme.
— Le système financier américain est capable, soit directement,
soit indirectement par l'intermédiaire des euro-marchés, de fixer
durablement les actifs liquides en dollars détenus par les non-résidents
parce que leur inflation est inférieure à celle des autres pays et que
les rendements réels et la sécurité des placements y sont plus grands.

Ces modalités doivent provenir du caractère autonome de la


régulation macroéconomique aux Etats-Unis et de l'acceptation par les
autres pays de la structure des créances internationales qui en résulte
car on ne saurait envisager qu'elles découlent d'une contrainte
transmise aux relations macroéconomiques internes par la balance des
paiements sans altérer irrémédiablement le principe de l'étalon-dollar.
Le principe d'une monnaie clé émise par un pays en déficit est, en
effet, que le financement du déficit se boucle sur la dette
internationale du pays émetteur et que cette dette est la source principale,
sinon exclusive, de création des liquidités internationales nécessaires
au financement du commerce mondial21. Une diversification
irréversible des actifs internationaux, mettant en accord l'usage des
monnaies de règlement avec les importances économiques respectives des
principaux pays dans le commerce mondial, ferait passer de l'étalon-
dollar à un nouveau système monétaire international pluri-devises.
Il est exclu d'attendre des Etats-Unis une renonciation unilatérale
aux prérogatives de l'étalon-dollar car elles permettent de diffuser
dans l'économie américaine un triple pouvoir dont bénéficient à des

21. Pour les treize pays déclarants à la BRI, la répartition des devises utilisées
dans les paiements internationaux était en mars 1978, la suivante : dollar 69 %,
mark 18 %, franc suisse 6 %, livre 1 %, franc français 1 %, autres 5 %. G. Aubanel,
« Marchés internationaux, éléments statistiques », Note Banque de France, DGSE,
novembre 1978.

826
Michel Aglietta

degrés divers les entreprises et les institutions financières. Le pouvoir


économique réside dans l'internationalisation du capital américain. A
l'heure actuelle, 50 % des avoirs américains à l'étranger procurent un
contrôle de propriété sur la production contre 10 % des avoirs
étrangers aux Etats-Unis. Le pouvoir financier se mesure à la différence
des rendements obtenue grâce aux flux de revenus en croissance très
rapide tiré des actifs détenus à l'étranger par les capitalistes
américains. Le rendement implicite moyen tiré de ces actifs est deux et
demi à trois fois plus élevé que le rendement moyen tiré des actifs
étrangers détenus aux Etats-Unis 22. Le pouvoir monétaire, enfin, qui
est la capacité à alimenter le reste du monde en moyens de paiements
à l'aide de sa propre monnaie.
Les fondements de la régulation monétaire internationale sous
l'étalon-dollar sont donc les trois modalités énoncées ci-dessus qui
se rapportent à l'hégémonie des Etats-Unis. Contrairement au
fonctionnement concret de la suprématie financière du Royaume-Uni qui
était dissimulé sous le jeu subtil des mouvements de capitaux privés,
l'hégémonie des Etats-Unis dépend des réserves officielles en dollar
et de la compatibilité des politiques économiques dans la
conjoncture, les contraintes de balances de paiements étant rejetées sur les
autres pays industrialisés. La solidarité des conjonctures dans laquelle
s'exprime la régulation monétaire internationale obéit à des logiques
inverses sous l'étalon-sterling et sous l'étalon-dollar : dans le premier
cas les mouvements de capitaux à long terme dans les pays
producteurs de matières premières en opposition de phase avec
l'accumulation du centre sont l'axe de la régulation, la synchronisation à court
terme des conjonctures européennes leur étant subordonnée ; dans
le second cas les relations avec les pays producteurs de matières
premières sont en phase et jouent un rôle secondaire par rapport à
l'interaction entre les pays industrialisés.
Tant que le déficit de la balance des liquidités nettes des Etats-Unis
a pu être limité grâce à un excédent de la balance commerciale permis
par une évolution favorable de la productivité eu égard à la progression
des revenus monétaires, l'Europe occidentale prise dans son ensemble
rencontrait l'obstacle latent d'un déficit des paiements courants. Le
mode de cohésion internationale qui perpétuait la confiance dans le
dollar dépendait avant tout du maintien en toute conjoncture d'une
inflation inférieure aux Etats-Unis par rapport à l'Europe occidentale.

22. Calculs effectués à l'aide des surveys of current business par M. Lelart,
Le dollar monnaie internationale, éd. Albatros, 1975.

827
Revue économique

Lorsqu'une accélération de la conjoncture américaine diminuait


l'excédent commercial et accroissait le déficit des liquidités nettes,
l'afflux de dollars dans les réserves des Banques Centrales étrangères
engendrait des pressions inflationnistes qui obligeaient ces pays à
prendre des mesures restrictives pour éviter que leur taux d'inflation
ne diverge trop de celui des Etats-Unis. Lorsque l'excédent
commercial américain se gonflait, restreignant le flux de création de dollars
internationaux, le déficit global de l'Europe occidentale pesait plus
particulièrement sur certains pays qui devaient mettre en œuvre des
ajustements internes pour maintenir la parité dollar de leur monnaie.
Ainsi le système de l'étalon-dollar a-t-il pu être viable car il a
effectivement exercé une contrainte générale sur les balances de paiements
des pays secondaires, laquelle a en retour favorisé la régulation des
flux dans le circuit international du dollar.

2. La signification historique
de la crise du dollar

Dès que les conditions structurelles sous-jacentes à la stabilité de


l'ordre monétaire international fondé sur le dollar ont disparu sous
l'effet des tendances qui ont enraciné dans l'économie américaine
une puissante vague inflationniste, la détention forcée de dollars
par les non-résidents s'est avérée déstabilisante. D'une part des
comportements de précaution chez les agents privés pour se protéger
contre les risques de perte en capital de leurs actifs en dollars ont
entretenu une situation chaotique sur les marchés des changes 23.
D'autre part la prolifération anarchique de dollars internationaux a
permis aux Etats d'emprunter des réserves sans limite sur les euro-
marchés pour faire face aux déficits des balances de paiements. Le
jeu des contraintes dans le circuit international du dollar a volé en
éclat.

23. Une synthèse des connaissances acquises sur le fonctionnement des marchés
des changes en période d'instabilité monétaire généralisée (crise de la monnaie
internationale) a été faite par S. Schadler, « Sources of exchange rate variability :
theory and empirical evidence », IMF Staff Papers, 24 (2), juillet 1977. Certaines
conséquences politiques en ont été tirées par J. R. Artus et A. D. Crockett,
« Floating exchange rates and the need for surveillance », Princeton Essays in
international finance, 127, mai 1978.

828
Michel Aglietta

Pour comprendre les effets déséquilibrants dans le circuit du


dollar de la détention forcée macroéconomique de la monnaie
américaine en dépit de la liberté microéconomique des agents privés de
diversifier leurs actifs, examinons les réactions en chaîne à une crise
de confiance dans le dollar déclenchée à partir d'une surabondance de
dollars dans les encaisses des non-résidents eu égard aux risques
de pertes en capital. Ces derniers présentent à la conversion sur les
marchés des changes ce qu'ils considèrent comme la partie
excédentaire de leurs encours en actifs liquides ou réalisables. Il en
découle une baisse du cours du dollar à l'égard des monnaies prises
comme objets de la conversion. Comme l'ensemble des taux de change
forme un système cohérent, tous les taux de change vont être affectés,
y compris les taux de change croisés entre des monnaies secondaires
qui ne sont pas initialement parties prenantes dans la spéculation.
Cette dernière s'étend par vagues successives à l'ensemble des
monnaies convertibles en dollars sur les marchés privés des changes. Du
point de vue des Etats-Unis, la baisse du dollar entraîne un retrait
des capitaux étrangers placés sur les marchés financiers américains.
Du fait de la détérioration de son pouvoir économique, l'économie
américaine est devenue sensible pour la réalisation de son propre
équilibre épargne-investissement à la capacité d'intermédiation
financière internationale de ses centres financiers. Ne pouvant plus fixer
comme par le passé les placements étrangers en dollars par des
conditions avantageuses du fait de sa forte inflation interne, l'économie
américaine subit un manque à financer pour réaliser son équilibre
épargne-investissement au niveau des dépenses projetées par les agents
intérieurs lorsque des retraits importants sont effectués dans les
placements des non-résidents. Il en découle une tension des taux d'intérêt
sur les marchés financiers américains. A ce point s'ouvre une
alternative. Ou bien la hausse des taux d'intérêt devient suffisamment
forte pour obliger les agents intérieurs à réviser en baisse leurs plans
de dépenses ; ou bien une injection supplémentaire de monnaie va
permettre de valider le niveau de la demande effective antérieurement
prévu. C'est là que le pouvoir monétaire international des Etats-Unis
introduit une asymétrie décisive. Alors que tout autre pays placé dans
cette situation enregistrerait un déficit de sa balance des paiements
et trouverait dans cette contrainte internationale une limite à sa
capacité d'endettement extérieur qui l'obligerait à une politique
d'austérité interne, les Etats-Unis s'endettent en émettant leur propre
monnaie. Ils peuvent donc sans contrainte valider les plans de dépenses
des agents intérieurs et réaliser dans l'inflation le consensus social

829
Revue économique

indispensable à « l'American way of life ». Le maintien d'un haut


niveau de demande effective associé à une baisse du dollar sur les
marchés des changes provoque un accroissement de la valeur des
importations et gonfle le déficit de la balance commerciale. En
conséquence, l'émission supplémentaire de dollars est convertie en dollars
internationaux supplémentaires dans la mesure juste suffisante pour
ne pas payer réellement l'accroissement des importations ! Les
liquidités internationales s'accroissent d'autant et viennent se loger dans
les patrimoines des non-résidents. Il en découle une pression accrue
sur le dollar par l'intermédiaire des marchés privés des changes.
La dépréciation cumulative du dollar se transmet aux salaires et
aux prix dans les pays qui supportent les assauts monétaires et y
provoque un élargissement de l'éventail des rythmes d'inflation. Les
conséquences en sont maintenant bien connues 24. Les pays dont la
monnaie est prise comme objet de spéculation et s'apprécie subissent
une détérioration de leur compétitivité qu'ils cherchent à
contrebalancer par une politique déflationniste. Les pays dont la monnaie
est entraînée par la dépréciation du dollar enregistrent une
accélération de l'inflation qui motive une surenchère dans la politique
restrictive. Il en découle une double conséquence :

— Un ralentissement général de la croissance en dehors des Etats-


Unis qui maintiennent une expansion autonome. Cette divergence
creuse le déficit de la balance des paiements américaine, lequel relance
la défiance dans le dollar sur les marchés des actifs financiers
internationaux.
— Une absorption forcée de dollars par les Banques Centrales qui
essaient d'éviter la détérioration des régulations macroéconomiques
internes provoquée par les mouvements désordonnés des taux de
change ^ alimentés par la diversification potentielle des énormes
créances liquides détenues sur les Etats-Unis 26.

24. Une analyse détaillée des divergences dans les évolutions macroéconomiques
provoquées par la polarisation des taux de change se trouve chez M. Aglietta,
« Monnaie internationale et régime de change », Economie et sociétés, 1, 1979.
25. Une étude formelle des liens entre taux de change et régulations
macroéconomiques internes dans le court terme se trouve chez V. Levy-Garboua,
G. Oudez, H. Sterdyniak, P. Villa, « Change, inflation et intérêt », Revue
économique, 29 (5), septembre 1978.
26. A l'heure actuelle les renseignements dont on peut disposer permettent
d'évaluer à 330 milliards de dollars les avoirs liquides détenus directement sur
les Etats-Unis et à 390 milliards les avoirs liquides détenus en dollars sur les
banques situées hors du territoire des Etats-Unis, soit un total de 720 milliards de
dollars d'actifs liquides.

830
Michel Aglietta

Ainsi l'étalon-dollar est-il toujours le système monétaire en vigueur.


Le flottement généralisé des monnaies dans les conditions actuelles
n'est rien d'autre que la forme concrète de la crise de la monnaie
internationale, en aucun cas le principe d'un système monétaire
alternatif. L'enfermement dans cette situation de crise doit beaucoup à la
division des pays européens. Plusieurs d'entre eux, et non des moindres,
ont pu reculer et amortir des échéances redoutables grâce à leur
endettement auprès des banques internationales. A ce consensus tacite
par lequel chaque Etat cherche pour son propre compte à monétiser
ses déficits, s'ajoutent la dépendance militaire à l'égard des Etats-Unis
et les opérations profitables des institutions financières européennes
grâce à leur insertion dans les euro-marchés, alors que les marchés
financiers nationaux sont cloisonnés les uns à l'égard des autres. Toutes
ces considérations s'opposent à la mise en cause du leadership
monétaire américain. Cependant, l'aggravation de la crise du dollar en 1978
a provoqué dans les gouvernements européens des doutes sur la
pérennité de ce leadership. Au-delà des péripéties qui agitent les marchés
des changes, le problème de la transformation du système monétaire
international et l'avenir à long terme du rôle international du dollar
commencent à susciter prudemment des réflexions officielles. Elles
renvoient aux trois modalités énoncées ci-dessus, qui ont
historiquement fondé la suprématie du dollar.

Les issues possibles de la crise du dollar

Un renouveau industriel américain, construit à partir d'une avance


technologique appréciable dans l'électronique et la conception des
systèmes d'information, n'est certes pas à écarter 27. Il se fait d'ailleurs
sentir dans la production des biens d'équipement nécessaires à l'auto-
mation des méthodes de production. Pour se diffuser à la nouvelle
génération de biens de consommation de masse, cet avantage
technologique doit pouvoir s'incorporer dans des productions rapidement
banalisées sur le territoire des Etats-Unis, ce qui requiert un
freinage permanent des coûts salariaux, une migration massive des
industries vers le sud génératrice de déséquilibres régionaux, une
manipulation agressive du taux de change du dollar. L'avantage technologique
peut aussi être mis en œuvre par investissements directs dans des

27. Il est envisagé par M. Aglietta et M. Fouet, ainsi que par A. Cotta,
op. cit.

831
Revue économique

pays du Tiers-Monde fermement placés dans la zone d'influence du


dollar. Mais cette stratégie se heurte à l'expansion des capitalismes
allemand et japonais qui ont déjà réussi à s'implanter solidement
dans des régions (Amérique latine et Asie du Sud-Est) tenues pour
être des domaines réservés aux entreprises américaines. Plus
fondamentalement il est dangereux de raisonner par rapport à la situation qui
régnait trente ans en arrière pour en conclure que les Etats-Unis sont
de nouveau capables d'avoir des excédents commerciaux massifs et
durables, au point d'obtenir par cette voie une consolidation
définitive des balances dollars. A l'époque, l'Europe était disloquée et le
Japon anéanti, la suprématie industrielle américaine était absolue.
A l'heure actuelle l'intégration des économies occidentales est un
réseau délicat et complexe d'interdépendances économiques, l'avance
technologique des États-Unis n'est que relative, transitoire et est
battue en brèche par la dynamique même des échanges. Si d'ailleurs
les Etats-Unis se lançaient dans une offensive industrielle agressive en
tirant le maximum d'avantages du rôle international du dollar, ils
provoqueraient un affaiblissement dans les structures industrielles
européennes tel que les crises qui en résulteraient feraient d'un retour
en force du protectionnisme une exigence politique. La seule situation
où une rénovation industrielle américaine pourrait aller jusqu'à une
restauration de l'ordre international fondé sur la prépondérance
exclusive du dollar est celle où se produirait en même temps une
résurgence de la tension Est-Ouest à l'occasion des crises politiques
qui ravagent le Tiers-Monde. La menace d'un conflit global obligerait
les pays d'Europe occidentale et le Japon à donner une importance
beaucoup plus grande aux dépenses militaires. La nécessité de
disposer de réserves en dollars très importantes pour financer des dépenses
d'armement, des biens d'équipement spécialisés, des stocks
stratégiques de matières premières, renverserait alors la tendance actuelle
au dégagement à l'égard du dollar et rétablirait la monnaie américaine
dans toutes ses prérogatives.
La solution alternative, capable de sauvegarder l'existence d'un
système intégré d'échanges internationaux, est une solution négociée
liant la consolidation des balances dollar et la diversification des
monnaies de réserve. L'expérience des changes flottants établit clairement
qu'une diversification ordonnée et progressive des monnaies dans
lesquelles sont détenus les actifs ne peut être laissée au libre jeu des
flux de capitaux privés. Pour stabiliser la structure internationale des
créances-dettes un accord politique multilatéral, probablement limité
aux grandes puissances monétaires de l'Occident, doit négocier une

832
Michel Aglietta

consolidation de la dette officielle des Etats-Unis contre un


engagement par ces derniers à prendre à leur charge le risque de change
qui s'y attache. Le déclin du système international du dollar et son
remplacement par la gestion concertée d'un système à plusieurs devises
seraient sanctionnés par la nécessité qui serait faite aux autorités
monétaires américaines d'acquérir des devises pour défendre elles-
mêmes le cours du dollar. Ainsi la mise en accord de la diversification
des patrimoines financiers avec les potentiels économiques relatifs
des grandes zones du monde capitaliste se traduirait dans le
fonctionnement des paiements internationaux par la reconnaissance
officielle d'une contrainte de balance des paiements par le
gouvernement des Etats-Unis. Il faut immédiatement remarquer que, s'il en
était ainsi, les relations économiques internationales s'engageraient
dans une forme nouvelle de système monétaire qui ne serait plus
fondée sur une monnaie clé. Dans l'état actuel des rivalités qui
déchirent le monde, l'institution directe d'une monnaie internationale
pleinement universelle est hors d'atteinte. La marche vers l'universalité
est condamnée à faire l'apprentissage d'un système pluri-devises.
Pour que la gestion d'un tel système soit viable, le nombre des
monnaies de réserve ne devrait probablement pas dépasser trois,
correspondant à des potentiels industriels et des marchés de tailles
comparables. Le problème de l'unification monétaire européenne prend sa
signification dans cette perspective.

III. LES ENJEUX POLITIQUES


DES PROBLEMES MONETAIRES
EUROPEENS

Les pays d'Europe occidentale souffrent plus que d'autres de la


menace qui pèse sur le commerce international du fait de l'incertitude
provoquée par l'instabilité du dollar. Le commerce intra-européen est
dix fois plus important que le commerce extérieur des Etats-Unis.
C'est pourquoi il est particulièrement vulnérable à des évolutions
désordonnées des taux de change qui émanent des conditions de
l'usage international du dollar sur lesquelles aucun pays européen
pris isolément n'a d'influence. Si la réaction des gouvernements
européens aux crises de confiance récurrentes dans le dollar aboutit à une
convergence, c'est jusqu'ici sur le terrain peu enviable de la stagna-

833
Revue économique

tion de l'activité et de la montée du chômage, parce qu'ils sont


conduits à surenchérir les uns sur les autres dans les politiques
restrictives. Au lieu d'un alignement des réactions défensives aux
conséquences néfastes, commence néanmoins à poindre l'idée d'une stratégie
offensive à l'égard du dollar. Compte tenu du changement de
mentalité politique qu'elle implique, il n'est pas étonnant qu'une telle
stratégie en soit encore au stade des demi-mesures, des
tergiversations qui asphyxient toute tentative de penser les problèmes
monétaires à l'échelle européenne, des arrière-pensées où se font jour les
rivalités politiques alimentées par les hétérogénéités dans les structures
économiques, les différences dans les procédures contractuelles de
formation des salaires et dans les politiques sociales, les disparités
régionales. C'est du moins le spectacle qu'ont donné les six mois de
laborieuses négociations qui ont abouti à un accord monétaire
européen boiteux, destiné à ressusciter les tribulations du serpent
monétaire.
Cependant l'Europe se trouve dans une situation qui peut
infléchir l'histoire de la fin du xxe siècle. Une chance est à saisir qui ferait
de la crise du dollar le terrain de l'unification monétaire européenne.
Les enseignements de l'analyse historique et théorique de la monnaie
internationale sont précieux pour comprendre à quel point
l'unification monétaire est éloignée de l'accord monétaire européen dans sa
forme présente. Des conclusions encore très générales mais d'une
portée politique non négligeable peuvent d'ores et déjà être tirées.

1. L'institution d'une monnaie européenne

Les conditions de création d'une monnaie européenne et les


fonctions que doit remplir une telle monnaie sont généralement mal
perçues. On trouve couramment deux positions tranchées, affirmées sans
aucune référence théorique. Pour les uns, la monnaie européenne
résulterait d'un processus lent et progressif où l'on passerait
graduellement d'une unité de compte et de la mise en commun de réserves
officielles contre lesquelles elle serait émise, à une véritable monnaie
de crédit. Les autres, au contraire, ne veulent entendre parler de
monnaie européenne qu'en prolongement de bouleversements
politiques conduisant à des abandons décisifs de souveraineté nationale et
permettant de prononcer l'abolition des monnaies nationales et leur
remplacement par une monnaie unique. Il n'est pas tant utile d'adop-

834
Michel Aglietta

ter un point de vue intermédiaire que de reconnaître les termes dans


lesquels se pose le problème. L'analyse du fonctionnement des
monnaies internationales qui se sont historiquement imposées dans le
développement du capitalisme permet de définir les traits
fondamentaux qui feraient l'originalité d'une monnaie européenne :

— En premier lieu la monnaie européenne ne saurait être un


succédané de DTS pour l'Europe qui n'auraient aucune chance de
se transformer en monnaie selon une logique spontanée. Nous avons
vu qu'une monnaie internationale avait l'ensemble des attributs d'une
monnaie dans une économie de production. La monnaie est la
relation fondamentale qui établit les réseaux de l'économie marchande.
Elle est l'objet économique générateur d'effets externes généralisés
par sa situation médiatrice dans les transactions marchandes. C'est
pourquoi elle doit être créée et gérée par des institutions qui
ont une position spécifique dans l'économie. Ainsi, la création
d'une monnaie européenne dans une communauté de nations qui
délimitent déjà leurs propres espaces monétaires est un acte
qualitativement nouveau. Pour avoir une existence la monnaie européenne
doit être instituée cPemblée comme une monnaie de crédit, ce qui
implique un nouveau type d'institution bancaire 2S. Selon les lois
générales de la monnaie de crédit, son émission doit être suscitée par tout
ressortissant d'une nation européenne ayant à faire des paiements à
l'extérieur de cette nation ; sa destruction doit être accomplie par
tout ressortissant d'une nation quelconque de l'Europe qui fait refluer
ces moyens de paiements gagnés dans les échanges extérieurs et les
convertit en sa propre monnaie nationale. Devenant le moyen exclusif
de règlement des dettes extérieures qui naissent des échanges
commerciaux intra-européens, il est certain que la monnaie européenne
réduirait sensiblement l'usage international du dollar.
— En second lieu cette nouvelle monnaie de crédit ne se
substituerait pas aux monnaies nationales. Elle serait une monnaie de
conversion qui aurait le rôle modeste mais décisif de prolonger les
monnaies nationales dans les échanges commerciaux et financiers
intra-européens ainsi que dans les transactions des pays européens

28. On retrouve ici les propositions de Lord Keynes qui étaient extraordinaire-
ment en avance sur leur temps, surtout si l'on songe qu'elles devaient s'appliquer
à une monnaie mondiale. Voir J. M. Keynes, « Proposais for an international clearing
union», Cnd 6434, HMSO, 1943.

835
Revue économique

avec le reste du monde 29. Cette monnaie, qu'en suivant l'usage on


peut appeler l'ECU (europea currency unit), serait émise par une
Banque Centrale communautaire ayant un département dans chaque
pays mais en tant que telle extérieure à toute économie nationale.

Il découle des deux conditions qui permettent de définir


théoriquement l'écu que l'institution de cette monnaie provoquerait une
transformation décisive des relations monétaires intra-européennes
d'une part, des relations entre les monnaies nationales de l'Europe
et le dollar d'autre part. En effet, si l'écu est institué en respectant
ces deux conditions, cela implique qu'il n'est pas utilisé dans les
paiements intérieurs à chaque nation (autonomie monétaire nationale),
qu'il est utilisé à l'exclusion de tout autre monnaie dans les paiements
intra-européens quelle que soit l'opération économique qui en est la
contrepartie (monnaie de conversion), qu'il est l'intermédiaire obligé
entre les monnaies nationales et l'acquisition de devises extérieures
à l'Europe (écran entre les monnaies de la communauté et les
monnaies extra-européennes, avant tout le dollar).

La monnaie européenne est une alternative


a l'étalon-dollar pour l'Europe

Dans les relations monétaires intra-européennes, l'institution de


l'écu provoquerait une symétrie et une solidarité monétaires inattei-
gnables dans un système fondé sur une monnaie clé. Certes on ne
saurait sous-estimer les conflits politiques qui ne manqueraient pas
de surgir à propos de la régulation globale de l'offre d'écus entre
des Etats dont les choix internes de politiques économiques sont
différents. Mais, comme pour toute monnaie de crédit, il s'agirait
d'un contrôle au second degré sur le coût d'acquisition des écus, lequel
pourrait être modulé comme on va le voir bientôt par une politique
de révision concertée des taux de change. C'est une situation bien
différente de celle qui voit les créanciers non résidents d'un pays à
monnaie clé détenir une monnaie sur la gestion de laquelle ils n'ont
par définition aucun pouvoir. D'ailleurs aucun pays déficitaire à
l'intérieur de l'Europe ne saurait être en mesure de prétendre émettre
une monnaie clé. Quant à envisager un système monétaire européen

29. B. Schmitt insiste beaucoup sur ce point, effectivement crucial puisqu'il


n'implique pas une intégration des espaces monétaires nationaux, dans son ouvrage
La monnaie européenne, PUF, 1977.

836
Michel Aslietta
to1

fondé sur la monnaie d'un pays structurellement excédentaire, il est


bien évident que l'Allemagne ne remplit pas du tout à l'égard du
reste de l'Europe le rôle qui était celui de l'Angleterre avant la
première guerre mondiale. La stabilité de la livre sterling en Europe
tenait fondamentalement à ce que les autres pays d'Europe n'étaient
pas directement des territoires livrés à l'expansion du capital anglais,
mais que leurs échanges avec le reste du monde passaient par
Londres. A l'heure actuelle le dynamisme de l'Allemagne est largement
tourné vers l'Europe et contribue à imposer aux autres pays les
contraintes de balances de paiements qui menacent de démanteler
leurs systèmes productifs. La poursuite de telles divergences à
l'intérieur de l'Europe ne pourrait manquer d'exacerber des conflits
d'intérêts auxquels s'ajoute l'attitude du gouvernement allemand,
suffisamment conscient des dangers qui s'attachent à une monnaie clé pour
décourager l'accès du deutschemark à ce statut. Dans ces conditions,
il est douteux que le deutschemark puisse remplacer le dollar dans
son rôle de monnaie internationale au sein de l'espace européen. Au
contraire, les conditions de définition de l'écu énoncées ci-dessus en
feraient par construction un instrument de transfert de revenu des
pays créanciers vers les pays débiteurs. Puisque la banque européenne
serait émettrice d'une monnaie qui est un pouvoir libératoire sur
les dettes intra-communautaires, elle serait un organisme
qualitativement différent d'une institution de clearing multilatéral chargée
d'assurer la compensation des créances et dettes bilatérales. Les pays
excédentaires accorderaient des prêts en écus aux pays déficitaires
de la même manière que dans un système bancaire national les
banques pourvues de réserves excédentaires les prêtent à celles qui ont
besoin de reconstituer leurs trésoreries. Le mode de financement des
balances de paiements engendrerait donc des instruments financiers
européens qui permettraient la gestion des réserves en écus des
Etats membres sur le mode d'un marché monétaire. Ainsi les conflits
de politique économique, qui à l'heure actuelle naissent des
divergences dans les évolutions des balances de paiements et qui se
manifestent directement dans les perturbations des marchés des changes,
seraient-ils médiatisés par les nouvelles modalités du financement
inhérentes à l'institution de l'écu. Ces conflits apparaîtraient et
devraient trouver leur solution dans un compromis évolutif concernant
la définition des règles de conduite que devrait suivre la banque
européenne pour contrôler l'offre d'écus en intervenant sur l'open
market des titres européens libellés en écus.

837
Revue économique

La monnaie européenne remplace


les marchés des changes

Ces dispositions modifieraient profondément les conditions de la


convertibilité des monnaies communautaires. A l'intérieur de la
communauté européenne, les marchés des changes n'auraient plus lieu
d'être. Avec eux disparaîtraient les déplacements de capitaux à court
terme qui traduisent les changements brutaux et irrationnels des
opérateurs privés à l'égard de telle ou telle monnaie prise comme
objet de spéculation. Si l'écu est pleinement une monnaie de crédit,
ce n'est pas une réserve internationale artificielle pour laquelle il
faudrait définir des modalités conventionnelles de création et
d'utilisation, comme le sont les DTS. Tout ressortissant d'un pays
communautaire pourrait disposer librement d'écus pour effectuer des
paiements internationaux au sein de l'Europe. Le processus de création
et de destruction d'écus serait par lui-même le principe des
paiements qui, jusqu'alors, sont effectués par l'intermédiaire des marchés
des changes. Ces derniers seraient supplantés par une mise en
rapport plus élaborée des espaces monétaires grâce à l'ouverture de
comptes des banques nationales dans les banques européennes et à
l'unité des instruments monétaires en écus réalisée par le système
des banques européennes. On peut en conclure que la convertibilité
privée des monnaies nationales au sens où on l'entend aujourd'hui
disparaîtrait au sein de l'Europe parce quelle n'aurait plus de raison
d'être et non pas parce que des contrôles coercitifs lui seraient
imposés.
Ces transformations monétaires en Europe auraient des incidences
spectaculaires sur les relations avec le dollar, II découle directement
de ce qui précède que les monnaies nationales des pays européens
deviendraient inconvertibles à l'égard, du dollar30. Mais la
convertibilité entre l'Europe et le reste du monde serait réalisée sans restriction
par l'intermédiaire de l'écu. Cette monnaie faisant écran entre eux
et le reste du monde, les Etats membres n'auraient pas à se soucier
de conserver des réserves en dollars pour la défense de leur propre
monnaie ni d'absorber une avalanche de dollars pour éviter l'envol
incontrôlé de leur taux de change. Les influences néfastes de
l'instabilité du dollar ne seraient pas supprimées pour autant, mais repor-

30. Sur ce point décisif, une argumentation plus détaillée est fournie par
G. Vila. «Que peut-on attendre du système monétaire européen?», dans le
présent numéro de la Revue économique.

838
Michel Aglietta

tées sur le taux de change dollar/écu, elles auraient des conséquences


différentes. D'une part la création d'instruments financiers européens
donnerait à la banque européenne une capacité de manœuvre
beaucoup plus grande que celle des Etats membres qui opèrent sur des
marchés financiers étroits et cloisonnés. D'autre part et surtout
l'instabilité du taux de change entre le dollar et l'écu affecterait de la
même manière chacun des pays européens à l'égard des Etats-Unis
et n'aurait pas d'incidence sur les taux de change intra-communau-
taires.
Il devient alors aisé de saisir techniquement le mode d'unification
monétaire réalisé par l'écu. Lorsqu'un ressortissant d'un pays A devrait
effectuer un paiement à un ressortissant d'un pays B, il ne
s'adresserait pas au marché des changes pour se procurer la monnaie de B.
Il serait débité en sa propre monnaie nationale dans les comptes de
sa banque habituelle. La banque du pays A contracterait une dette
équivalente (au taux de change en vigueur entre la monnaie A et
l'écu) auprès du département de la banque européenne située dans
le pays A. Cette dette engendrerait la création d'un instrument de
paiement en écu. Cet instrument serait transféré dans le compte de
la banque qui dans le pays B tient les comptes du bénéficiaire du
paiement. Ce dernier serait crédité du montant équivalent en sa propre
monnaie (au taux de change en vigueur entre l'écu et la monnaie B).
De son côté la banque de B enverrait l'instrument de paiement au
département de la banque européenne située dans le pays B et une
créance en écu serait inscrite à son actif dans les comptes de cette
dernière banque. Le bouclage de l'ensemble se ferait sans transfert
de fonds à l'intérieur du système de la banque européenne qui serait
unifié par un compte où seraient inscrites les relations de
correspondance entre les départements. Le montant de la créance-dette en écu
serait porté au crédit du département bancaire situé dans le pays B
et au débit de celui qui est situé dans le pays A. Ce crédit serait la
contrepartie automatique du déficit engendré par le paiement initial
Quant à l'instrument de paiement, il ferait retour à la banque
commerciale du pays A qui a été l'intermédiaire initial du paiement
international, via la communication entre les deux départements de
la banque européenne. Il serait alors détruit comme tout chèque
collecté par une banque émettrice de monnaie scripturale.

839
Revue économique

2. Les modalités des ajustements monétaires intracommunautaires


en présence d'une monnaie européenne
et selon l'accord monétaire actuel

La monnaie européenne ne résoudrait par elle-même aucun des


problèmes fondamentaux qui découlent des divergences dans les
conditions de la croissance des pays européens. Mais en supprimant
les marchés des changes parce qu'elle remplacerait l'usage
international des monnaies nationales, elle permettrait d'attaquer ces
problèmes dans leur dimension temporelle adéquate qui est celle du
moyen et long terme sans que les politiques envisageables soient
paralysées par l'instabilité chaotique des changes à court terme. Au
contraire, l'accord européen actuel qui se refuse à envisager
l'institution d'une monnaie internationale de conversion est complètement
polarisé sur les problèmes de court terme et il ne peut concevoir
aucun moyen crédible pour neutraliser les perturbations alimentées
par le déplacement des énormes masses d'avoirs liquides en dollars
qui sont en instance de diversification 31. Au lieu de conduire à une
politique économique européenne indépendante, l'accord monétaire
prend place dans la longue liste d'expédients qui tentent de replâtrer
l'édifice lézardé de rétalon-dollar. Il n'est donc pas étonnant si les
règles d'ajustement monétaire que l'on peut déduire de l'une ou l'autre
hypothèse expriment dans la pratique des rapports politiques fort
différents entre les pays européens. Ces différences dans la
conception de l'Europe se manifestent aussi bien à propos de la question
des corrections à court terme des déséquilibres dans les balances de
paiements que de celle de l'évolution tendancielle des taux de change
et de la réduction des divergences dans les structures économiques
des pays européens.

Les ajustements a court terme

Le problème de court terme se pose en termes d'objectifs de


taux de change, de modalités et de coûts d'ajustement des excédents
et déficits des balances de paiements intra-communautaires. A cet
égard la réponse du serpent monétaire, même gonflé par un fonds
d'intervention, est connue. L'objectif à respecter, qui est constitué
par la rigidité d'une grille de parités croisées, fait porter le coût réel
des ajustements sur les pays déficitaires et renforce la prépondérance

31. La démonstration en est faite par G. Vila, op. cit.

840
Michel Aglietta

de l'Allemagne. Si solidarité il y a, elle doit être négociée au coup par


coup ; elle n'est nullement incorporée dans les institutions
monétaires. Il est facile de s'en rendre compte en remarquant que si le
deutschemark atteint son plafond, c'est nécessairement contre l'une
au moins des autres monnaies qui est alors à son plancher puisque
les taux de change sont définis par couples. Supposons que ce soit
le franc français. La détermination des parités passant par les
marchés des changes, la Banque de France achète des francs à Paris et
perd des réserves, la Bundesbank achète des francs à Francfort et
gagne des réserves. Il semble que la modalité d'intervention garantit
le partage des responsabilités. Mais ce n'est qu'une perception
superficielle du problème. La Bundesbank convertit bien les francs qu'elle
a gagnés en écus, qui ne sont ici que des unités de compte, auprès
d'un organisme de compensation. Mais le financement qu'elle consent
ainsi est à sa discrétion et au bout d'un temps limité elle demande
à la Banque de France conversion de sa créance en marks ou en
dollars. La pression sur les réserves de la France ne fait qu'être
retardée et donne des indications aux opérateurs privés pour spéculer
contre le franc. Ainsi le coût réel de la préservation du carcan rigide
des parités repose toujours sur les monnaies les plus faibles quelle
que soit l'origine de la perturbation qui a provoqué la spéculation en
faveur de la monnaie forte. Les pays à monnaies faibles ont le choix
entre subir des politiques intolérables d'austérité ou quitter le système.
Si une monnaie de conversion européenne avait été instituée les
problèmes se poseraient autrement. Les monnaies nationales seraient
définies par rapport à l'écu, la cohérence des taux de change en
découlerait automatiquement. De son côté l'écu n'étant pas une
fantomatique unité de compte mais une monnaie bancaire dont la création
ex nihilo est la représentation la plus abstraite de la valeur dans
l'espace européen, n'a pas à se définir en retour en termes de
monnaies nationales ! L'écu dans ce cas n'est pas un panier de monnaies
pré-existantes mais une entité monétaire autonome. Il en découle
que les objectifs de change rapportent symétriquement chaque
monnaie nationale à l'écu. Si le deutschemark a tendance à trop
s'apprécier eu égard à la plage de variations tolérables, l'action corrective
incombe à la politique monétaire de l'Allemagne. Le mécanisme de
la monnaie de conversion la conduit à accumuler des créances en écu
et par conséquent à prêter aux pays en déficits. Pour l'éviter le
système bancaire allemand doit créer plus de monnaie nationale en
contrepartie d'une augmentation de la demande effective interne,
de manière à ramener l'excédent des paiements courants jusqu'au

841
Revue économique

point où la pression à la hausse du deutsche mark peut être contenue


au niveau où le montant des créances de l'Allemagne redevient
compatible avec le taux de change mark/écu en vigueur. Une telle
participation symétrique des pays au respect de la contrainte
communautaire ne conduit pas elle-même au rapprochement des évolutions
macroéconomiques, mais en introduisant un esprit de réciprocité où
chacun abandonne une partie de ses a priori, elle en crée les
conditions de possibilité.

La révision des taux de change


La principale vertu d'une telle approche, parce qu'elle empêche
la conduite de la politique économique d'être submergée par les
mouvements erratiques des marchés des changes, est de pouvoir
séparer les corrections des déséquilibres conjoncturels et les
adaptations des structures économiques. On peut résumer la conjonction des
effets favorables à court terme de l'institution d'une monnaie
européenne de la manière suivante : protection contre l'accentuation des
déséquilibres intra-européens provoqués par l'instabilité du dollar,
définition d'une procédure symétrique de correction des déséquilibres
conjoncturels, établissement d'une capacité de financement solidaire
des déficits ne dépendant pas exclusivement du bon vouloir d'une
puissance dominante. Tous ces effets favorables distinguent la
monnaie européenne de l'accord monétaire actuel. Des pas très
importants dans le sens d'une stabilité des taux de change seraient ainsi
accomplis. Toutefois, ce serait commettre une grave confusion que
d'assimiler stabilité et immuabilité des taux de change. Ce serait
confondre le fonctionnement à court terme du système monétaire
européen avec sa survie et son développement à long terme. La
perspective à long terme est la création d'un espace européen dans lequel les
niveaux de vie et le développement de chacune de ses régions soient
plus harmonisés. Face à ce problème l'institution d'une monnaie
européenne est non seulement une supériorité sur tout autre disposition
monétaire, mais une condition sine qua non. L'expérience historique
a en effet amplement prouvé qu'en période de crise monétaire
générale les marchés des changes étaient incapables de faire le tri entre
des perturbations monétaires réversibles et des tendances
fondamentales de l'évolution des taux de change. Ils exacerbent toutes les
oscillations et entretiennent une incertitude qui inhibe les décisions
économiques susceptibles de se placer dans une perspective à long terme.
Un accord monétaire qui conserve aux marchés des changes toutes
leurs prérogatives est donc condamné à maintenir les parités les plus

842
Michel Aglietta

fixes possibles. Or les taux de change représentent fondamentalement


les conditions d'échange du travail social entre nations. Ce rapport
synthétique évolue tendanciellement sous l'effet des rythmes relatifs
d'inflation qui résument des différences profondes dans les principes
de régulation macroéconomiques concernant la répartition des revenus
et la formation de la demande globale. Il évolue, en outre, sous
l'influence des conditions réelles de la croissance qui s'expriment dans
les augmentations potentielles différenciées de la productivité qui
sont responsables du développement inégal caractéristique du
capitalisme. Il évolue enfin en fonction de la capacité des pays dominants
à remodeler leur système productif dans un sens qui les rend capables
d'imposer aux autres des spécialisations fragmentaires 32. Face à ces
transformations qui expriment les contraintes que les économies
nationales se communiquent mutuellement du fait de leur développement
inégal, la tentative de maintenir des parités fixes à l'aide d'expédients
monétaires peut être la pire politique possible.
Le remplacement des marchés des changes par le principe plus
élaboré de la monnaie de conversion qui supprimerait à l'intérieur de
l'Europe l'usage international des monnaies nationales permettrait
d'aborder le problème d'une révision réglée des taux de change. En
effet, les déséquilibres persistants de balances de paiements ne se
transmettraient pas directement aux taux de change puisqu'ils ne
disposeraient plus du canal des marchés des changes. Ils se
révéleraient par des tensions sur le marché monétaire de l'écu. Sous
l'impulsions des besoins de financement transmis par les banques
commerciales, les départements de la banque européenne des pays déficitaires
devraient emprunter les instruments financiers représentatifs des
créances des pays excédentaires qui sont dans les portefeuilles des
départements de la banque européenne installés dans ces derniers pays. La
résistance des pays excédentaires devant l'accumulation des créances
se traduirait par une tension des taux d'intérêt sur les actifs à court
terme en écus. Lorsque cette tension ferait sortir durablement ce
taux de la plage prévue par la politique monétaire de la banque
européenne arrêtée antérieurement, ce serait l'indication que les
taux de change en vigueur doivent être révisés. Il serait possible de
réviser les taux de change tous les trois mois par exemple. Les
procédures de révision s'appuyeraient sur des indicateurs multiples qui
feraient la synthèse des perspectives sur les paramètres susceptibles

32. Voir sur ce point J. Mistral, op. cit. et G. Lafay, « Compétitivité et


spécialisation internationale », Economie et statistique, 80, juillet-août 1977.

843
Revue économique

d'influencer l'évolution tendancielle des taux de change 33. La mise au


point de telles procédures serait un processus d'apprentissage guidé par
des analyses structurelles des balances de paiements et par des modèles
multinationaux capables de simuler l'évolution à moyen terme des
taux de change.
Les taux de change de référence ainsi définis auraient la double
caractéristique d'être liés à la politique monétaire de la banque
européenne et d'être des objectifs s'imposant à la politique
économique des pays pour la période pendant laquelle ils sont en vigueur.
Une inflexion dans l'évolution de ces taux de change par rapport aux
perspectives issues de l'expérience accumulée devrait être justifiée par
des objectifs volontaristes dans la politique à moyen terme des pays
qui cherchent à obtenir une telle inflexion. Ces objectifs devraient
être assortis de moyens adéquats concernant les politiques de revenus
et les actions sur les structures industrielles. Néanmoins ces dispositions
seraient probablement insuffisantes pour conduire l'Europe vers un
développement harmonisé. La solidarité devrait se faire sentir avec
beaucoup plus de continuité à l'aide de financement à long terme dans
le cadre d'un marché financier européen organisé et contrôlé. Un tel
marché ne pourrait remplir ce rôle que s'il était orienté par une volonté
politique communautaire seule capable de surmonter les défauts des
euro-marchés. Ces défauts sont bien connus. Les conditions d'accès
discriminent systématiquement le financement en faveur des grandes
entreprises multinationales et renforcent la concentration du capital.
Les risques de change déterminent des emprunts considérables motivés
beaucoup plus par des stratégies financières d'endiguement que par le
financement de projets d'investissements à long terme dans l'espace
européen. Enfin les transferts financiers vers les euro-marchés et leur
redistribution aux grandes entreprises aggravent les distorsions
structurelles entre les régions alors qu'une politique régionale systématique
appuyée par des transferts financiers massifs en faveur des régions
défavorisées est l'axe d'une construction politique européenne. L'institution
d'une monnaie européenne est impuissante à engager les orientations
politiques dans cette voie. Mais la monnaie n'étant pas neutre ni à court
terme, ni à long terme, elle est la seule forme monétaire qui, à
l'heure actuelle, est à la fois concevable et à la hauteur de cette ambition.
M. AGLIETTA
Professeur à l'Université d'Amiens
Conseiller scientifique au CEPII

33. De telles formules de révision périodique des taux de change sont proposées
par A. Gbjebine.

844

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