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EXPÉRIENCE ET APPRENTISSAGE.

LA CONTRIBUTION DE JOHN

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DEWEY
Étienne Bourgeois

in Luc Albarello et al., Expérience, activité, apprentissage


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Presses Universitaires de France | « Formation et pratiques professionnelles »

2013 | pages 13 à 38
ISBN 9782130619758
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/experience-activite-
apprentissage--9782130619758-page-13.htm
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Expérience et apprentissage.
La contribution de John Dewey 1

Étienne Bourgeois *

L es théories et réflexions sur l’apprentissage adulte ont tou-


jours accordé une importance primordiale au rôle de l’expérience.
Le courant de l’andragogie dans les années 1970, représenté par
Malcolm Knowles (1970, 1973) et toute la génération des « pion-
niers » de la recherche en formation des adultes, en avait même fait
la marque emblématique caractérisant, selon eux, par essence la spé-
cificité de l’apprentissage adulte, par opposition à l’apprentissage de
l’enfant ou du jeune en âge scolaire : ce qui caractériserait l’adulte,
cette « espèce négligée » comme disait Knowles (1973), c’est le fait
qu’il « ait » de l’expérience et que cette expérience constitue dès lors

* Université de Genève, Formation et Organisation, Travail et Formation.

1. La présente contribution s’appuie sur deux communications de l’auteur : Biogra-


phy, Experience and Self-Agency in Adult Learning. The Contribution of John Dewey’s
Thought, Esrea Conference « Human Agency and Biographical Transformations »,
Genève, 4 mars 2011 ; et La Problématique de l’expérience chez John Dewey, Journée
d’étude RIFT « L’expérience en formation. Corps, langage et transmission dans les dispo-
sitifs de formation d’adultes », Genève, 19 novembre 2010. Que soient remerciés ici les
participants pour leur feed-back sur ces deux communications.

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une source fondamentale de son apprentissage. Sans nécessairement
en faire une caractéristique ontologique de tout apprentissage adulte,
nul ne peut nier aujourd’hui l’importance de l’expérience dans tout
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apprentissage, et particulièrement l’apprentissage chez l’adulte. La


position la plus courante aujourd’hui s’inspire dans une large
mesure, implicitement ou explicitement, du paradigme de l’experien-
tial learning, qui trouve ses racines dans le modèle bien connu dit
du cycle d’apprentissage, proposé par Kolb (1984), qui souligne le
rôle de l’expérience concrète comme source d’apprentissage – c’est-à-
dire de production de connaissance – essentiellement par la succes-
sion, en boucle, de phases réflexives (de l’« expérience concrète »
aux « concepts abstraits » et aux « généralisations ») et de phases
opératoires (retour des concepts et généralisations vers l’expérience
concrète). Cette manière de concevoir l’apprentissage fait aujour-
d’hui quasiment force de loi dans le champ de la formation des
adultes, adoubée notamment par l’essor considérable que
connaissent actuellement les recherches, réflexions et pratiques en
matière d’« apprentissage en situation de travail » dans les organisa-
tions. Et pourtant, tout allant de soi qu’il puisse paraître aujour-
d’hui, ce paradigme souffre des critiques importantes (voir
notamment March, 2010 ; Bredo, 2003 ; Elkjaer, 2009) dont la plu-
part peuvent être non seulement formulées, mais également dépas-
sées, à partir de l’œuvre, considérable, du philosophe pragmatiste
américain John Dewey, gravitant autour du concept central d’expé-
rience. C’est ce que nous allons tenter de montrer dans la présente
contribution. Ironie du sort très nombreux sont ceux qui aujourd’hui
assimilent Dewey au paradigme de l’experiential learning, certains
faisant même de lui un père fondateur de ce paradigme. Il nous
semble donc d’autant plus important d’en revenir au texte, dans le
but non seulement, de rectifier certains malentendus, mais surtout
d’enrichir la réflexion contemporaine autour du rôle de l’expérience
dans l’apprentissage adulte.
Dewey a produit une œuvre très prolifique tout au long de sa
(très) longue carrière (il est né en 1859 et mort, à l’âge de quatre-

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vingt-treize ans, en 1952 ; il a publié son premier ouvrage, Psycho-
logy, à vingt-huit ans et son dernier, Knowing and the known, à
quatre-vingt-dix !). La thématique de l’expérience courant comme
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un fil rouge tout au long de son œuvre, son traitement de cette ques-
tion a évolué de façon très significative sur certains points. Il est
hors de propos ici de retracer en détail cette évolution. Nous nous
contenterons, dans un premier temps, de développer un certain
nombre de points qui nous apparaissent comme centraux dans la
manière dont Dewey traite de la question de l’expérience. Nous pro-
poserons ensuite une réflexion sur l’apport spécifique de cette
approche pour la réflexion actuelle sur les liens entre expérience et
apprentissage en formation des adultes.

1. LE STATUT ÉPISTÉMOLOGIQUE DE L’EXPÉRIENCE :


« THINGS ARE WHAT THEY ARE EXPERIENCED AS »

« Les choses sont l’expérience qu’on en fait » (Dewey, 1910/


1973, nous soulignons) 1. Tel est le postulat – radical – de l’« empi-
risme immédiat » que Dewey reprend clairement à son propre
compte. Notre auteur rejette ainsi l’idée qu’il y aurait une réalité,
d’un côté, des points de vue subjectifs (des « récits », dit-il) sur celle-
ci, de l’autre, certains récits pouvant ainsi être plus « réels » que
d’autres, selon qu’ils se rapprochent plus ou moins de cette réalité
objective. Chaque expérience est une réalité en soi, aucune n’est plus
« réelle » que d’autres. De même, la quantité de connaissances que
l’on peut avoir sur un objet ne rend pas le point de vue sur cet objet
plus « réel », la connaissance étant un mode d’expérience parmi bien
d’autres. Et Dewey de donner cet exemple classique : vous êtes seul

1. La citation complète dit précisément ceci : « Immediate empirism postulates that


thing – anything, everything, in the ordinary or non-technical use of the term “thing” –
are what they are experienced as » (ibid., p. 240).

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chez vous un soir et un bruit répété venant de l’extérieur, vous par-
vient. Dans un premier cas, vous ignorez quelle peut en être l’origine
et vous vous mettez à imaginer, jusqu’à vous en convaincre, qu’il
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s’agit d’un intrus mal intentionné cherchant à pénétrer chez vous, ou


à vous effrayer délibérément, de toute façon à vous nuire. Vous faites
alors l’expérience – mentale, émotionnelle, sensorielle – d’un bruit
angoissant. Dans un second cas, vous savez que vous avez un volet
mal fixé qui claque au moindre coup de vent ; vous vous dites donc
simplement qu’il y a du vent ce soir, que le volet claque et qu’il serait
temps de le réparer. Vous faites alors une expérience radicalement
différente de la première, absolument pas angoissante, celle d’un
bruit anodin qui vous rappelle une tâche banale à exécuter. Pour
Dewey, ces deux expériences sont pourtant toutes les deux aussi
« réelles » l’une que l’autre. La seule différence – elle-même liée à un
différentiel de connaissance disponible sur l’objet – est que la
seconde est sans doute plus « vraie » que la première, mais « vraie »
à prendre strictement au sens pragmatiste du terme, c’est-à-dire
ayant une valeur d’usage plus élevée (nous reviendrons plus loin sur
ce point capital) : la seconde expérience invitera sans doute à une
action plus appropriée à la situation (se lever, sortir et refixer le volet
pour faire cesser le bruit) que la première (se claquemurer dans une
pièce, un bâton à la main, et veiller en vain toute la nuit). Retenons
donc à ce stade que ce qui fait, selon Dewey, la « qualité » d’une
expérience ne tient pas à son degré de « réalité », c’est-à-dire de
« fidélité » à un supposé réel objectif hors du sujet, mais à sa valeur
d’usage pour ce sujet engagé dans une situation donnée.

2. LA MULTIDIMENSIONNALITÉ DE L’EXPÉRIENCE

Un autre point absolument majeur sur lequel Dewey ne cesse


d’insister tout au long de son œuvre (et ce dès son premier ouvrage,
en 1887) est son postulat selon lequel toute expérience, par défini-

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tion, comprend toujours, outre une dimension cognitive
(« cognition »), une dimension affective (« emotions », « feelings »),
conative (« will ») et corporelle (« body »), toutes ces dimensions
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étant non seulement absolument inséparables, mais également inter-


dépendantes et interactives. Dans l’exemple du volet qui claque, les
deux expériences évoquées se différencient clairement du point de
vue de chacune de ces dimensions en interaction : l’interprétation
mentale de la situation (cognition), à laquelle sont associés un vécu
émotionnel (emotions / feelings), l’engagement dans une action parti-
culière (will), et des sensations et comportements (body), propres à
chacune de ces expériences. Notons que dans ses premiers écrits
Dewey considérait ces dimensions comme inhérentes à la conscience
du sujet (Dewey, 1887) ; il les a ensuite, progressivement, définies
comme propres à l’activité du sujet en situation (Bredo, 2003). Nous
reviendrons sur ce point.

3. EXPÉRIENCE :
ENTRE EXPERIMENTING ET EXPERIENCING

Nous en venons à présent au point qui, sans doute, caractérise le


plus l’originalité de la conception de l’expérience chez Dewey. Pour
lui (Dewey, 1916/1973), toute expérience, par définition, comprend
deux composantes indissociables : une composante qualifiée
d’« active », qu’il appelle l’experimenting, et une composante « pas-
sive », l’experiencing ; c’est-à-dire, respectivement, l’action du sujet
sur le monde (something we do to things) et l’éprouvé (cognitif,
conatif, affectif et corporel) par le sujet de l’action du monde sur lui
(something things do to us in return to our action upon them). Plus
précisément encore, pour Dewey il ne peut y avoir expérience que
si, d’une part, l’action du sujet sur le monde est une action de trans-
formation du monde, suivie de conséquences concrètes (change-
ments) qu’il éprouve et, d’autre part et surtout, si le sujet établit, par

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la pensée, un lien entre son action et ses conséquences éprouvées
comme telles. L’expérience est donc ainsi une forme de mise en sens
de l’action :
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When an activity is continued into the undergoing of its conse-


quences, when the change made by action is reflected upon into a
change made into us, the flux is loaded with significance (Dewey,
1916/1973, p. 495).

Pour Dewey il n’est donc pas suffisant, pour parler d’expérience,


d’agir seulement sur le monde, ni d’éprouver l’action du monde sur
soi, il est impératif d’établir une connexion entre les deux : l’enfant
ne réalisera une expérience que s’il établit la connexion entre son
acte de mettre son doigt dans le feu et l’éprouvé de la douleur qui
en résulte, chacun de ces deux événements en soi ne constituant
aucunement une expérience. On le voit, chez Dewey action, éprouvé
(multidimensionnel) et pensée sont donc absolument indissociables
et consubstantiels de la notion d’expérience.
Dewey souligne avec insistance que l’élaboration mentale d’une
relation entre l’acte et ses conséquences – ce qu’il appelle la pensée
réflexive – est une activité de construction de sens, dans les deux
acceptions du terme : à la fois signification et direction. Signification
parce que cette activité permet la naissance de l’inférence : dès que
je comprends le lien entre une action et ses conséquences, la première
peut représenter la seconde (le fait de mettre le doigt dans le feu
signifie la douleur qui s’ensuit, je n’ai plus besoin de l’éprouver réel-
lement dans mon corps pour le réaliser ou m’en souvenir). Direction,
car elle permet en même temps la naissance des buts. Dès lors que
j’établis un lien entre mes actes et leurs conséquences, je peux entrer
progressivement dans un monde relativement prévisible, dans lequel
il est alors possible de me projeter dans le futur, de me donner des
buts, de même que la possibilité d’agir pour atteindre ces buts (ce
que nous appellerions aujourd’hui l’expectancy). Par cette triple
fonction – donner du sens, des buts et la capacité de les atteindre –,
la pensée réflexive, au sens de Dewey, institue dès lors le sujet comme

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tel : un être capable de donner du sens à ses transactions avec le
monde, de se donner des buts et de les réaliser (Dewey, 1916/1973).
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4. EXPÉRIENCE ET ACTIVITÉ

Le sujet qui fait une expérience n’est pas un sujet « épistémique »,


c’est un sujet concret, doté de valeurs et d’intentions, engagé ici et
maintenant dans une activité dans une situation donnée. Son action
sur le monde et les conséquences de celle-ci sur lui s’inscrivent dans
le cadre de son activité 1. La notion d’activité s’est élaborée et préci-
sée chez Dewey, en particulier à partir de sa fameuse controverse
avec son maître William James, dans son article célèbre critiquant le
concept d’arc réflexe (1896) proposé par James et ses collègues, et
postulant, en bref, une relation linéaire entre : Stimulus (input senso-
riel provenant de l’environnement) > Organisme (activité de pensée
du sujet) > Réponse (action motrice du sujet). Dewey rejette de façon
radicale l’idée même de dualité, de séparation ontologique entre sujet
et environnement, entre stimulus et réponse, entre sensation, pensée
et action, et également, a fortiori, l’idée de séquence entre l’interven-
tion de ces différentes fonctions. Pour lui, seule compte l’activité, vue
comme un « tout organique » dans lequel sujet et environnement,
de même que sensations, pensée et action, ou affects, cognition et
comportement, sont indissociablement « couplés » et en constante
interaction dans le cadre de l’action exercée par le sujet en situation
en fonction d’un but. L’unité – insécable – d’analyse selon Dewey,

1. On notera au passage que dans l’œuvre de Dewey l’accent a progressivement


glissé du sujet et sa conscience – un sujet qui tend, au travers de ses interactions avec
son environnement, à s’autoréaliser et à s’accomplir comme sujet transcendantal, thèmes
très présents dans la première phase de ses travaux, dominé par une perspective idéaliste
néohégélienne – vers l’activité comme telle, menée par un sujet concret qui tend, dans
ses interactions avec son environnement, « simplement » à s’adapter de façon optimale
à la situation en fonction d’un but « pratique », sous l’influence du courant « natura-
liste » incarné par W. James et C. Darwin (voir sur ce point Bredo, 2003).

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c’est l’activité, ou action coordonnée et finalisée de transformation
du monde par le sujet en situation. En d’autres termes encore, pour
lui stimulus et réponse ne sont pas des entités ontologiques, mais des
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fonctions. Par exemple, un même son peut prendre un sens, susciter


des émotions, déclencher des sensations physiques et induire une
conduite, très différents selon ce que le sujet fait à ce moment-là :
méditer, dormir, marcher dans la forêt, conduire une voiture, écrire
un article, etc. C’est dans cette perspective, à partir d’une compré-
hension de la fonction centrale de l’activité (ce que fait et veut faire
le sujet), que l’on peut alors saisir la manière dont se coordonnent
le stimulus, l’organisme et la réponse, les cognitions, émotions et
comportements, ainsi que l’action du sujet sur l’environnement et
celle de l’environnement sur le sujet, pour contribuer conjointement
à la réalisation de la fonction de l’activité en question. L’origine du
comportement, et la clé pour le comprendre, ne résident donc ni chez
le sujet ni dans son environnement, mais bien dans leurs transac-
tions, orientées vers un but, et plus fondamentalement vers une
meilleure adaptation, une meilleure coordination entre le sujet et
son environnement.
On comprend mieux dès lors, dans cette perspective, pourquoi
chez Dewey l’expérience est absolument indissociable de l’activité.
Si le sujet agit, s’il éprouve les conséquences de son action (entendues
comme l’action en retour de l’environnement) et surtout si le sujet
s’engage dans l’exercice de la pensée réflexive (au sens défini plus
haut), c’est uniquement dans le cadre d’une activité finalisée en situa-
tion, et non pour la « beauté du geste » !

5. EXPÉRIENCE, ACTION ET PENSÉE RÉFLEXIVE

Qu’est donc, pour Dewey, susceptible d’amorcer chez le sujet


l’exercice de la pensée réflexive dans le cadre de son activité, en vue

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d’élaborer le lien entre son action et ses conséquences 1, condition
sine qua non, on l’a vu, de la construction de l’expérience ? Après
tout, il peut très bien arriver, dans le cours de l’activité, que le lien
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entre action et conséquences s’impose au sujet sans qu’il y ait néces-


sité de chercher activement à élaborer, par la pensée réflexive, ce lien
(l’exemple du doigt dans le feu en est une bonne illustration). Tout
comme, en certaines circonstances, on pourrait se contenter d’éprou-
ver des situations sans chercher à en saisir les liens avec nos propres
actions, ou encore d’agir sans chercher à en identifier les consé-
quences (dans ces deux derniers cas, il n’y aurait donc pas expé-
rience). Pour Dewey, l’exercice de la pensée réflexive suppose la
conjonction de deux conditions : la confrontation du sujet, au cours
de son activité, à une situation dite indéterminée (« indeterminate
situation ») d’une part, et l’engagement du sujet dans la situation
d’autre part.
Dewey définit une situation indéterminée comme une situation
dans laquelle le sujet ne saisit pas le lien entre ses actes et leurs
conséquences, ce qui est vécu par le sujet comme problématique pour
l’exercice de son activité. Il peut s’agir d’une situation dite « obs-
cure », dans laquelle les conséquences ne sont pas clairement identi-
fiables ou, lorsqu’elles le sont, apparaissent inintelligibles aux yeux
du sujet ; d’une situation qualifiée de « confuse » (ou « capri-
cieuse »), dans laquelle les conséquences apparaissent tout à fait
imprévisibles ; ou encore d’une situation « conflictuelle », dans
laquelle les conséquences apparaissent comme contradictoires, entre
elles ou par rapport aux prévisions du sujet (Dewey, 1938a). Encore
faut-il, selon Dewey, que cette « indétermination » pose réellement
problème au sujet dans l’exercice de son activité finalisée. Voulant
se démarquer clairement d’une position « subjectiviste » ou phéno-
ménologique, Dewey, le pragmatiste, insiste sur le fait que dans une

1. C’est ce que Dewey appellera le processus d’enquête (« inquiry »), qu’il commen-
cera à théoriser dans son ouvrage de 1910 How we think, et qu’il développera ensuite
de façon beaucoup plus extensive dans son célèbre ouvrage, plus connu dans les milieux
francophones : Logic. The Theory of Inquiry (1938a).

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situation indéterminée c’est la situation elle-même, en soi, qui est
problématique. Certes, le sujet peut éprouver en écho un vécu interne
de doute, de perturbation, d’incertitude, de malaise, tant au plan
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cognitif qu’au plan émotionnel ; in fine cependant le problème à


résoudre – et donc la solution à trouver – n’est clairement pas dans
la tête du sujet, mais bien dans la situation elle-même, dans le cours
de l’activité lui-même. Dans cette mesure, la solution au problème
passera nécessairement par une action concrète, une transformation
effective de la situation, et non (uniquement) par une transformation
interne au sujet d’ordre cognitif et / ou émotionnel 1. Certes, dans
cette vision pragmatiste, le sujet n’est évidemment pas absent, car il
fait partie intégrante de la situation (cf. l’idée de « tout organique »
évoquée plus haut), et si la situation pose problème, c’est bien parce
qu’il y a rupture (« disrupture ») dans le cours d’une activité dans
laquelle le sujet est engagé, à la poursuite d’un but (ce que Dewey
appelle parfois le « flux transactionnel »), et que cette rupture per-
turbe ou compromet à un moment donné la poursuite « fluide » de
ce but par le sujet.
On en vient ainsi à la deuxième condition nécessaire au déclen-
chement de la pensée réflexive, du processus d’enquête, à savoir
l’engagement du sujet dans la situation. Pour que l’indétermination
de la situation justifie chez le sujet une mobilisation effective des
ressources non seulement cognitives, mais également émotionnelles
et énactives, nécessaires à la résolution du problème, il faut que « le
jeu en vaille la chandelle », que l’enjeu concret soit suffisamment
important pour le sujet, il faut donc, pour le dire encore autrement,
que le sujet soit suffisamment engagé dans son activité à la poursuite
de son but et que celui-ci soit suffisamment important aux yeux du

1. À ce titre, la position de Dewey est à démarquer nettement de celle de Piaget.


Certes, chez tous deux on retrouve l’idée d’une perturbation, d’un conflit à résoudre
comme déclencheur de l’activité cognitive d’« enquête » du sujet ; mais tandis que chez
Piaget ce conflit reste essentiellement interne au sujet et d’ordre purement cognitif, chez
Dewey le conflit est dans le cours d’action lui-même et ne peut donc in fine être résolu
que dans et par l’action concrète. Il est avant tout d’ordre énactif.

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sujet pour consentir à cet investissement. Il faut, comme le dit
Dewey, qu’il se sente concerné.
En quoi, selon Dewey, consiste précisément ce processus
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d’enquête ? Précisons tout d’abord que, selon lui, dans le scénario


de l’essai et erreur, le sujet peut constater la connexion entre son
acte et ses conséquences, sans toujours la comprendre véritablement.
Dans ce cas, on peut déjà parler d’expérience (puisque la connexion
est établie dans la tête du sujet), mais en l’occurrence d’une expé-
rience rudimentaire, au potentiel d’apprentissage relativement faible
(on y reviendra). Le processus d’enquête consiste donc non seule-
ment à identifier le lien entre action et conséquences, mais encore et
surtout à les comprendre, en vue d’élaborer et de mettre en œuvre
concrètement la solution susceptible de « réunifier » la situation, de
transformer la situation indéterminée en situation déterminée, de
« réunifier » une situation temporairement marquée par la disjonc-
tion entre action et conséquences, et de restaurer ainsi le flux de
l’activité en vue du but.
Dewey suggère que l’enquête comprend typiquement quatre opé-
rations fondamentales de pensée : 1) l’institution du problème (il
insiste sur l’idée que le cadrage initial du problème préfigure,
contraint d’emblée la recherche de la solution) ; 2) la détermination
des solutions possibles (au sens de « possibles d’activité », cf.
J.-M. Barbier) ; 3) le raisonnement déductif (permettant progressive-
ment d’identifier la solution la plus faisable et efficace) et 4) la corro-
boration expérimentale (expérimentation de la solution
provisoirement choisie). Il ne nous semble pas utile de développer
davantage la description de ces opérations, assez convenue aujour-
d’hui. En revanche, nous relevons combien Dewey insiste avec force
sur le caractère itératif, non linéaire de ce processus, et en particulier
sur l’interdépendance totale et permanente, tout au long de
l’enquête, entre les opérations de pensée et les opérations concrètes
(mise en acte). D’autre part, Dewey insiste également sur le caractère
banal, quotidien du processus d’enquête, qui est l’affaire de tout un
chacun dans sa vie quotidienne et en aucun cas l’apanage exclusif de

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spécialistes, d’intellectuels ou de professionnels. Il s’agit pour lui,
contrairement aux apparences, d’un processus extrêmement
commun, courant, mis en œuvre de façon parfois complètement rou-
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tinière dans la vie quotidienne.


Dans le processus d’enquête, selon Dewey, conformément à la
perspective pragmatiste, la pensée est donc de bout en bout asser-
vie à l’action, elle n’est ainsi saisie que comme une fonction, une
dimension de l’activité. Ainsi, au « départ », ce qui déclenche le
processus d’enquête est la survenance d’une rupture, d’une pertur-
bation, dans le cours de l’activité (avant même qu’elle ne se double
d’une perturbation cognitive et / ou émotionnelle au sein du sujet).
Ensuite, l’exercice des quatre opérations de pensée qui caracté-
risent le processus d’enquête suppose des itérations permanentes
entre pensée et action. Enfin, comme nous l’avons déjà évoqué,
c’est dans l’action, et uniquement là, que pourra être établie – de
façon toujours provisoire – la validité de la solution trouvée et
des éventuelles connaissances ad hoc produites ou convoquées
pour l’occasion : « what is true is what pays off », comme le
disait William James (« ce qui est vrai, c’est ce qui paie »), ou
encore, pour reprendre une expression courante : « rien de plus
pratique qu’une (bonne) théorie ». La conception de la pensée et
du savoir chez Dewey est donc profondément pragmatiste, à
l’opposé de toute conception idéaliste : il n’y a pas de vérité en
soi, pas de connaissance plus vraie en soi qu’une autre, ni même
d’autonomie de la pensée, il n’y a que des vérités, toujours provi-
soires et toujours établies comme telles par leurs implications
pratiques dans une situation donnée par rapport à un but donné,
ce que Dewey appelle des assertibilités garanties (« warranted
assertabilities ») (Dewey 1938a). Chez lui, et ceci nous semble
particulièrement important, la distinction même entre théorie et
pratique n’a rigoureusement aucun sens, pensée et action étant
vues comme des fonctions coordonnées de l’activité, tout particu-
lièrement dans sa dimension transformative.

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6. EXPÉRIENCE ET APPRENTISSAGE
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Selon Dewey, l’enquête est à la fois processus de transformation


du réel et processus de transformation cognitive, donc d’apprentis-
sage. Cherchant à identifier et à comprendre le lien entre ses actions
et leurs conséquences, entre ce qu’il fait et ce qu’il éprouve, le sujet
construit, ce faisant, des connaissances nouvelles à partir des
connaissances initiales mobilisées dans ce processus ; il apprend. La
manière dont Dewey dans cette perspective aborde la question de
l’apprentissage nous semble particulièrement intéressante sur un cer-
tain nombre de points.
Tout d’abord, nous l’avons vu, chez Dewey il n’y a pas d’autono-
mie de la pensée par rapport à l’action concrète, au faire ; il rejette
ainsi toute dualité entre « théorie » et « pratique », qui supposerait
l’existence de l’une et de l’autre comme deux entités ontologique-
ment distinctes. Il ne s’agit pour lui, rappelons-le, que de fonctions
couplées, coordonnées, participant ensemble pleinement à la dimen-
sion transformative de l’activité. Dès lors, l’apprendre n’a donc pas
plus d’autonomie par rapport à l’agir, l’apprentissage étant lui-même
une dimension inhérente à l’activité. Dans cette perspective, dont la
modernité peut vraiment étonner aujourd’hui, qui préfigure déjà le
paradigme contemporain de l’activité, dans un contexte encore très
largement dominé par le paradigme de l’experiential learning, il n’y
a pas de place pour une pensée réflexive qui surviendrait dans
l’après-coup de l’action et se donnerait celle-ci comme objet. De
même serait-il difficile de parler d’apprentissage « fondé sur l’expé-
rience » – comme s’il pouvait reposer sur autre chose ; pour Dewey
l’apprentissage est une dimension inhérente à l’expérience, à toute
expérience, par définition, et il ne peut donc y avoir d’apprentissage
en dehors de l’expérience.
Dans le même ordre d’idée, l’expérience se construit toujours
dans le cours de l’activité du sujet et suppose donc un engagement

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de celui-ci dans celle-là. Il est dès lors impensable que de l’expérience
puisse se transmettre, puisqu’elle requiert toujours, par définition,
que le sujet apprenant agisse, éprouve les conséquences de son action
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et élabore cognitivement le lien entre les deux. Tout au plus peut-on


imaginer, dans une perspective éducative, de créer les conditions
optimales qui permettront au sujet de construire son expérience et,
ipso facto, d’apprendre.
On a souligné plus haut, chez notre auteur, le caractère toujours
provisoire des connaissances construites dans l’expérience, dont la
validité épistémique ne peut être fondée que dans l’activité du sujet
en situation. Par conséquent, il (Dewey, 1916/1973) insiste égale-
ment sur le fait que l’exercice de la pensée réflexive dans l’enquête
comporte toujours une part importante de risque, d’incertitude,
d’inconnu, tout comme le détective qui entame son enquête ne peut
jamais être certain qu’il trouvera la clé de l’énigme. Entre la vision
claire et la certitude de ce que l’on cherche dès le départ, et l’igno-
rance totale de ce que l’on cherche, l’enquête suppose d’admettre
une « twilight zone », une zone intermédiaire dans laquelle on
s’engage dans l’exploration avec des hypothèses de travail provi-
soires, dont on accepte provisoirement l’incertitude. Ce processus
particulier exige donc du sujet cette double capacité de pouvoir à la
fois « lâcher prise » par rapport à ses certitudes, ses connaissances
et ses croyances initiales, accepter en tout cas de les mettre à
l’épreuve, en question, et en même temps tolérer le caractère ouvert
du processus, de naviguer pour un temps « aux instruments »,
d’avoir la confiance suffisante en l’inconnu, en l’incertain. Cette pro-
position n’est pas sans rappeler celle que nous avions récemment
formulée à propos du rapport dialectique entre intention et action
dans la formation d’adultes (Bourgeois, 2009), suggérant que le pro-
cessus de formation implique tout à la fois de s’engager dans
l’apprentissage avec une intention, une représentation plus ou moins
claire de ce que l’on vient y chercher, et d’accepter que dans le cours
de l’activité de formation la confrontation à l’Autre puisse nous
transporter tout ailleurs ou, en d’autres termes, que le processus de

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formation exige à la fois lâcher-prise par rapport à ses certitudes de
départ et avoir confiance dans l’inconnu (on sait ce qu’on perd, mais
on ne sait pas – encore – ce qu’on gagne).
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Dans son petit ouvrage Experience and Education, très connu


dans les milieux francophones, paru en 1938 (la même année que
Logique), Dewey propose un intéressant développement concernant
ce qui fonde la « qualité » d’un apprentissage, d’une expérience. Il
repart de son idée fondamentale que l’expérience s’inscrit nécessaire-
ment dans l’activité, c’est-à-dire un flux continu de transaction du
sujet et de son environnement (le fameux « flux transactionnel »).
Dans cette perspective, la qualité de l’apprentissage tient non seule-
ment en ce qu’il permet, dans l’immédiat, de transformer la situation
indéterminée à laquelle le sujet est confronté en situation déterminée
et de rétablir le flux de son activité, mais aussi, et surtout, à son
potentiel d’ouverture pour l’avenir, à sa capacité d’élargir par la suite
l’éventail de ce que nous appellerions aujourd’hui les « possibles
d’activités », de favoriser de nouvelles expériences futures
« constructives », ou en d’autres termes encore, d’augmenter le
potentiel transformateur de l’activité du sujet, contribuant ainsi, in
fine, à augmenter la capacité d’adaptation du sujet dans le flux de
ses transactions avec le monde. C’est ce que Dewey appelle le
« continuum expérientiel 1 ». Or, pour lui, toutes les expériences
n’ont pas ce même potentiel, certaines « ouvrent » le champ des pos-
sibles plus que d’autres.

7. QUE PEUT NOUS APPORTER L’APPROCHE DE DEWEY


POUR LA COMPRÉHENSION
DE L’APPRENTISSAGE ADULTE AUJOURD’HUI ?

Vus d’aujourd’hui, les travaux de Dewey sur l’expérience, pour-


tant engagés il y a près d’un siècle, gardent plus que jamais et à de
1. Cette conception n’est pas sans rappeler la notion d’équilibration majorante pro-
posée par Piaget, qui tient un raisonnement finalement assez similaire, fondé lui aussi

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nombreux égards une évidente force et une grande pertinence pour
la compréhension de l’apprentissage adulte, à de nombreux égards.
Avant toute chose, on ne peut que souligner le mérite qu’a son œuvre
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de proposer une conceptualisation relativement précise de la notion


d’expérience et de son rôle dans l’apprentissage, ce qui déjà en soi
est particulièrement précieux dans un débat péchant actuellement
trop souvent par le flou théorique et conceptuel autour de cette
notion. Au-delà de cette singulière qualité, nous pointerons dans un
premier temps plusieurs idées relatives à l’apprentissage très large-
ment répandues en formation des adultes et sur lesquelles la pensée
de Dewey nous semble permettre de jeter un regard critique tout en
proposant des alternatives. Dans un second temps, nous discuterons
quelques points qui nous apparaissent aujourd’hui comme plus pro-
blématiques dans son approche.

La distinction « théorie-pratique »

Cette distinction, si communément admise aujourd’hui, structure


en profondeur les pratiques, les discours et les rapports sociaux dans
le champ de la formation : « appliquer la théorie à la pratique »,
« passer de la théorie à la pratique, et inversement », « faire des va-
et-vient entre la théorie et la pratique », « les “chercheurs” font des
recommandations aux “praticiens” », « les “retombées” pratiques
de la théorie », etc. S’agissant la plupart du temps de s’empresser
d’insister sur les vertus pédagogiques d’une mise en relation entre la
« théorie » et la « pratique », il n’en reste pas moins qu’on les
considère de facto comme des entités ontologiquement distinctes et,
qui plus est – le vocabulaire employé est éloquent à cet égard –,
socialement hiérarchisées. Dans le même ordre d’idées, on se conten-
tera facilement dans le champ de la formation de distinctions

sur la notion (exprimée par lui en d’autres mots) de flux transactionnel permanent de
l’individu avec son environnement.

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proches, par exemple celles entre « savoirs théoriques » et « savoirs
pratiques » (ou « d’action », ou « d’expérience »), ou encore entre
« apprentissages conceptuels » et « apprentissages expérientiels »,
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catégories sémantiques qui se prêtent toutes au même phénomène


d’ontologisation et à des usages sociaux comparables 1. Cette
conception n’est évidemment pas étrangère au paradigme de l’expe-
riential learning, typiquement incarné par le modèle de Kolb, fondé
sur la distinction entre « pensée » et « action ». En bref, selon ce
modèle, le sujet d’abord agit, puis pense, réfléchit sur son action,
conceptualise, théorise, puis retourne à l’action, à la pratique, quali-
fiée aussi pour le coup d’« expérience concrète ». Par conséquent, à
partir du moment où l’« expérience » se voit ainsi assimilée plus ou
moins explicitement à l’instance de la pratique, de l’action, il s’ensuit
qu’elle est conçue, dans ce paradigme, comme objet de pensée et
d’apprentissage (« on réfléchit sur son expérience / sa pratique »), ou
encore comme source d’apprentissage (« on apprend de / à partir de
son expérience / sa pratique ») 2.
Or, on l’a vu, Dewey réfute radicalement cette dichotomie entre
« théorie » et « pratique », entre « pensée » et « action », considé-
rant celles-ci comme deux fonctions fondamentales, en permanence
couplées et coordonnées, de l’activité du sujet en transaction conti-
nue avec son environnement. La transformation cognitive du sujet
est consubstantielle de la transformation du monde par l’action.
Dans cette perspective, l’expérience ne peut en aucun cas être assimi-
lée exclusivement à l’action, et ne peut dès lors n’être ni objet ni

1. L’intention qui sous-tend la production et l’usage social de ces dernières catégo-


ries participe sans doute d’une généreuse intention : faire reconnaître – et valoriser – des
« savoirs » à des catégories d’acteurs et des champs de pratique sociaux éloignés de la
culture scolaire ou savante. Il n’empêche que, en y ajoutant ces qualificatifs (théorique
vs. pratique / d’action / expérientiel), on renoue avec la logique d’ontologisation – en
l’occurrence des différences entre les types de savoirs – et, ipso facto, avec leur hiérarchi-
sation sociale tacite (certains savoirs sont plus valorisants et valorisés socialement que
d’autres).
2. Cette position critique rejoint partiellement celle tenue par Elkjaer (2009) à
l’égard du modèle de Kolb.

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source de pensée et d’apprentissage ; elle en constitue la matrice. En
ce sens, parler d’« apprentissage expérientiel » est un pur pléonasme,
car on ne peut simplement pas concevoir d’apprentissage qui ne soit
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pas expérientiel, c’est-à-dire qui ne passe pas par le processus d’éla-


boration de liens entre « experimenting » et « experiencing », bref,
qui ne passe pas par l’expérience.

L’apprentissage : un processus essentiellement cognitif ?

Au cours des dernières décennies, le champ éducatif, y compris


celui de la formation d’adultes, a été marqué par l’hégémonie des
théories cognitivistes, traitant de l’apprentissage comme d’un proces-
sus essentiellement cognitif. Même s’agissant de comportements, de
pratiques, de conduites, de « savoir-faire », ce sont encore des méca-
nismes cognitifs qui seraient à la commande. Le paradigme de la
didactique professionnelle, très présent en formation des adultes,
participe nous semble-t-il de cette logique, postulant que dans toute
pratique se « niche » des savoirs, plus précisément des schèmes cog-
nitifs incarnés, « encapsulés », « en acte », qui la structurent, le plus
souvent de façon implicite, « insue » (cf. Pastré, 2011). Dans le
même ordre d’idées, on entend aussi souvent parler de « savoirs clan-
destins », « cachés » derrière les pratiques. Le paradigme de l’expe-
riential learning n’échappe pas au même constat. On l’a vu, l’action
(l’« expérience concrète ») n’est prise en compte, en quelque sorte,
que comme « matériau » (objet, source…) pour la pensée (réflexive),
mais c’est bien clairement au niveau de celle-ci que l’apprentissage
se passe réellement. Or on vient de rappeler combien Dewey a souli-
gné le rôle central, voire primordial, de l’action et son étroite associa-
tion consubstantielle à la pensée dans le processus d’apprentissage.
Pour lui, il ne peut tout simplement pas y avoir d’apprentissage sans
experimenting, sans action.
Quant aux autres dimensions mises en lumière par Dewey – la
volonté ou le désir, le corps et les émotions –, elles ont encore été

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bien plus malmenées à l’ère du cognitivisme dominant. Au mieux
on sera prêt à considérer l’importance des émotions et des affects,
principalement sous l’angle de la « motivation », reconnaissant à
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celle-ci, dans le meilleur des cas, un rôle « figuratif » d’adjuvant au


processus d’apprentissage. Les théories courantes de l’apprentissage
adulte, y compris le paradigme de l’experiential learning,
n’échappent pas à ce constat. Cette situation est néanmoins en train
d’évoluer assez nettement ces dernières années. D’une part, la ques-
tion de la motivation et de l’engagement fait l’objet d’une attention
croissante dans le champ de l’éducation, y compris celui de la forma-
tion des adultes (par exemple Barbier et al., 2006 ; Billett, 2011 ;
Billett et Somerville, 2004 ; Bourgeois, 2011). D’autre part, de nom-
breux travaux relativement récents convergent pour mettre en avant,
de façon assez magistrale, la fonction primordiale des émotions (on
pense en particulier aux travaux de pionniers en la matière, comme
Damasio, 2006), et du corps, en particulier la main (voir les travaux
de Sennett, 2010 et de Crawford, 2009) et le mouvement (Berthoz,
1997, 2006). On notera au passage l’ironie du constat que ces tra-
vaux nous viennent principalement des… neurosciences. On mesure
ainsi le rôle remarquable de précurseur qu’a joué en son temps
Dewey en soulignant aussi clairement la fonction primordiale, dans
l’apprentissage, de l’action, des émotions et du corps, en interaction
avec la pensée. Les travaux contemporains que nous venons d’évo-
quer, non seulement lui ont donné raison, après des décennies
d’hégémonie du cognitivisme, mais vont encore plus loin en mon-
trant la primauté du corps et des émotions dans la genèse des forma-
tions mentales.

Le rôle de l’« expérience antérieure » dans l’apprentissage

Une des critiques adressées au paradigme de l’experiential lear-


ning concerne son orientation vers le passé (March, 2010). En bref,
il est relevé que ce paradigme est fondé sur une valorisation du

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recours aux acquis de l’expérience antérieure pour faire face à des
situations nouvelles qui, en l’occurrence, peuvent confronter le sujet
à des problèmes nouveaux, inédits, qui appellent dès lors des solu-
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tions nouvelles, inédites aussi. Dans ce cas, le recours à ce qui « a


marché » dans le passé peut se révéler un obstacle, un poids plutôt
qu’une ressource, pour traiter la situation nouvelle. Par contraste, la
perspective proposée par Dewey est résolument orientée vers le
futur. Ainsi, il reconnaît une certaine pertinence possible des
connaissances antérieures dans le processus d’enquête, mais toujours
avec une certaine prudence, s’empressant de souligner que toute
connaissance mobilisée ou construite dans le cours de l’enquête est
toujours provisoire et soumise à la validation de ses effets produits
dans la situation (sa valeur d’usage). En outre, on l’a vu, il insiste
aussi, précisément, sur l’importance pour le sujet engagé dans
l’enquête de mettre en suspens ses croyances, préjugés, connaissances
préalables, ou du moins de les mettre en question, acceptant du
même coup l’ouverture du processus (« open-ended process »), de
naviguer dans l’incertitude, le doute, l’inconnu, tendu vers ce que
cette exploration apportera in fine comme transformation, à la fois
au plan cognitif et au plan de l’action. Enfin, on a également vu
que, pour Dewey, la valeur d’un apprentissage tient avant tout à son
potentiel de transformation pour le futur, à sa capacité de préparer,
d’ouvrir le sujet à de nouveaux apprentissages, à de nouvelles expé-
riences futures « constructives », susceptibles de contribuer à leur
tour au « flux expérientiel ».

8. QUELQUES LIMITES DE L’APPROCHE DE DEWEY

La dimension temporelle de l’apprentissage :


« orientation vers le passé » vs. « vers le futur »

Si l’on peut, nous référant à Dewey, pointer les limites d’une


approche trop exclusivement centrée sur les acquis expérientiels

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antérieurs pour faire face aux situations nouvelles 1, on pourrait tout
autant s’interroger sur la position inverse, qui consisterait à faire
complètement l’impasse sur le poids des acquis du passé dans l’ici et
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maintenant de l’apprentissage. Non seulement, qu’on le veuille ou


non, qu’on en soit conscient ou pas, les schèmes antérieurs de pensée
et d’action conditionnent inévitablement, d’une manière ou d’une
autre, le traitement des situations nouvelles, au présent ; mais en
outre les expériences antérieures peuvent faire l’objet d’une relecture,
d’une ressaisie nouvelle, à la lumière de nouveaux apprentissages.
C’est très précisément ce que nous avons pu montrer chez des adultes
en formation universitaire, se mettant à « relire » des expériences
biographiques antérieures qui, à la lumière de cette nouvelle relec-
ture, participaient à la construction de nouveaux apprentissages
(Bourgeois et Nizet, 1990). De même, tout comme, avec Dewey, on
voit bien les limites de la position proposée par le paradigme de
l’experiential learning postulant qu’on ne peut réfléchir sur l’action
que dans l’après-coup de celle-ci (puisque pensée et action, théorie
et pratique sont dissociées), on voit tout autant les limites de celle
qui consisterait à rejeter radicalement l’idée que la réflexivité puisse
aussi s’exercer dans cet après-coup. Il s’agit donc, nous semble-t-il,
de se garder d’une vision trop manichéenne du type : « orientation
vers le passé » vs. « vers le futur », « réflexion en cours d’action seu-
lement » vs. « dans l’après-coup seulement ». Les relations entre
passé, présent et futur dans l’apprentissage s’entrecroisent en perma-
nence de façon complexe, invitant à une vision davantage dialectique
de la dimension temporelle des processus d’apprentissage.

Transmission vs. apprentissage

L’insistance radicale de Dewey sur l’idée qu’il n’y a d’apprentis-


sage qu’expérientiel, c’est-à-dire que l’apprenant lui-même doit
1. C’est une critique que formule également Elkjaer (2009) à l’égard du paradigme
de l’experiential learning, mettant en valeur, par contraste, l’« orientation vers le futur »
de l’approche de Dewey.

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nécessairement être l’auteur de l’action, de l’éprouvé des consé-
quences de l’action et de l’exercice de la pensée réflexive élaborant
les liens entre les deux, rend quasiment inconcevable la possibilité
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même de transmission de l’expérience. On peut cependant s’interro-


ger sur la radicalité d’une telle proposition. Certes, on peut parfaite-
ment concevoir, avec Dewey, que tout apprentissage suppose, d’une
manière ou d’une autre, un travail d’appropriation personnelle,
d’incorporation – au sens propre et au sens figuré – par le sujet
apprenant de tout intrant, interne ou externe, participant au proces-
sus réflexif. Mais on ne peut pas pour autant défendre une vision
« autarcique » de l’apprentissage, mettant en scène un sujet réflé-
chissant « en circuit fermé » sur sa propre action et son propre
éprouvé des conséquences de son action. Comme nous avons pu le
souligner par ailleurs (Bourgeois, 2009), tout apprentissage suppose
la rencontre avec l’Autre, du non-identique à soi, qui ouvre nécessai-
rement à la possibilité, s’il n’y a pas de nécessité, de la transmission
pour apprendre. La notion de transmission met justement en lumière
que tout apprentissage est par essence relationnel et social, qu’il
s’inscrit nécessairement dans une relation à autrui, soit en chair et
en os, individuel ou collectif, soit incarné dans un environnement
social et culturel, y compris les artefacts, les environnements maté-
riels et techniques dans lesquels se déroule l’apprentissage (Billett,
2001). On apprend toujours de et avec quelqu’un, même lorsqu’il
s’agit de réfléchir à notre propre action et notre propre éprouvé des
conséquences de celles-ci. Ce n’est pas en soi l’expérience d’autrui
comme telle qui peut se transmettre au sujet apprenant, l’apprenant
restant en effet au bout du compte le sujet et l’acteur de son appren-
tissage ; mais dans ce travail intervient nécessairement des ressources
extérieures au sujet, apportées par autrui, éventuellement dans un
processus plus ou moins intentionnel de transmission.

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La contribution de John Dewey

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Les modalités de la « réflexivité »
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La manière dont Dewey décrit le processus d’« enquête », d’exer-


cice de la « pensée réflexive » ressemble à s’y méprendre à la
démarche scientifique. On retrouve également cette vision massive-
ment « rationaliste », passant nécessairement par le langage, dans la
figure contemporaine du « praticien réflexif », si prégnante et valori-
sée aujourd’hui dans le champ de l’éducation et de la formation des
adultes en particulier. Cette vision trop exclusivement rationaliste,
faisant la part belle au logos, est pourtant largement mise en brèche,
du moins dans son hégémonie, notamment par les travaux anthropo-
logiques sur l’apprentissage et la transmission dans certains métiers
(on pense notamment à la recherche emblématique de Delbos et
Jorion, 1984, sur les métiers de la mer en Bretagne), qui montrent que
l’apprentissage peut se réaliser selon des modalités bien différentes de
celle de la « pensée réflexive » attribuée au « praticien réflexif », beau-
coup plus proche de la mimèsis que du logos. Il y a là, nous semble-t-il,
un vaste chantier de recherches ouvert sur la question des modalités
d’exercice de la pensée dans l’apprentissage, entre logos et mimèsis,
selon les contextes et les objets d’apprentissage.

L’utilité expérientielle de l’apprentissage comme unique critère


de sa valeur ?

Sans entrer dans un débat philosophique sur le pragmatisme, du


point de vue d’une critique de la raison instrumentale (Taylor, 2002)
ou de la raison utilitaire (Caillé, 2003), on peut au moins s’interroger
du point de vue de la théorie de l’apprentissage sur la radicalité de
la vision pragmatiste consistant à faire de l’action du sujet la seule
source et le seul horizon de tout apprentissage. Certes, on ne peut
que souligner ici encore toute l’importance de l’engagement du sujet
pour l’apprentissage et le fait que cet engagement est, entre autres,

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fondé sur le sens que prend l’apprentissage en fonction de son « uti-
lité » par rapport aux buts que poursuit le sujet engagé dans l’acti-
vité. C’est bien ce que proposent, de façon générale, le modèle de la
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motivation à apprendre dit de l’expectancy-value, et plus particuliè-


rement la théorie de l’instrumentalité perçue (voir Bourgeois et Cha-
pelle, 2006, ainsi que Galand et Bourgeois, 2006, pour une
synthèse). Et pourtant, nombreux sont les travaux aujourd’hui qui
montrent que l’utilité perçue de l’apprentissage ne constitue pas, loin
de là, le seul ressort de l’engagement du sujet dans cet apprentissage.
En particulier, la motivation intrinsèque apparaît constituer un res-
sort tout autant, sinon plus puissant de l’engagement, fondant celui-
ci uniquement sur la satisfaction, l’intérêt et le plaisir que le sujet
peut tirer de l’exercice même de l’activité d’apprentissage, indépen-
damment de son éventuelle utilité pour le sujet (ibid.). En d’autres
termes, ne peut-on imaginer que le sujet – engagé dans l’activité –
puisse s’engager dans un processus d’apprentissage alors même qu’il
n’y a pas de problème à résoudre, de but à atteindre, d’indétermina-
tion à réduire, d’équilibre à rétablir, etc. ? La question mérite au
moins d’être soulevée.
En conclusion, nous espérons avoir montré toute la pertinence
de l’apport de Dewey pour comprendre le rôle de l’expérience dans
l’apprentissage adulte. À plus d’un siècle de distance, son approche
de l’expérience non seulement nous offre des balises conceptuelles et
théoriques particulièrement claires et précises, permettant de mettre
un peu d’ordre dans un débat contemporain encore trop marqué par
le flou et les approximations autour de cette notion pourtant cru-
ciale, tout particulièrement en formation d’adultes. Mais, en outre, il
permet d’apporter un regard critique sur bon nombre d’idées reçues,
encore trop peu questionnées aujourd’hui dans le champ de la for-
mation, notamment : la « sacro-sainte » distinction entre théorie et
pratique, la vision cognitiviste de l’apprentissage et le poids de
l’expérience antérieure. Plusieurs limites ont également été pointées,
en particulier concernant les risques d’une vision de l’apprentissage
« orientée vers le futur » qui nierait l’importance des acquis anté-

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rieurs ou la possibilité de réflexivité dans l’après-coup de l’action,
une vision trop exclusivement rationaliste de la « pensée réflexive »
et enfin un accent trop exclusif sur l’utilité de l’apprentissage comme
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fondement de sa valeur.

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