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LES THÉORIES DE LA FIRME

Olivier Weinstein

Réseau Canopé | « Idées économiques et sociales »

2012/4 N° 170 | pages 6 à 15


ISSN 2257-5111
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DOSSIER I Entreprise et marché

Les théories
de la firme
La firme est une des institutions majeures du capitalisme – et sans doute son
institution dominante – depuis la fin du XIXe siècle, malgré la référence privilégiée au
marché qui reste la marque du discours économique contemporain. Peu d’historiens
ou d’économistes remettraient en question l’affirmation de Chandler, selon laquelle la
grande entreprise moderne a joué « le rôle le plus fondamental dans la transformation
des économies occidentales ». Mais savoir ce qu’est véritablement une entreprise est
plus complexe qu’il n’y paraît. La firme a connu des transformations profondes tout
au long de l’histoire du capitalisme. Elle est en effet devenue, dans les économies
contemporaines, un système sophistiqué reposant sur des configurations
organisationnelles complexes, et des réseaux de relations et de pouvoirs multiformes.
On ne doit pas s’étonner, dans ces conditions, de ce que l’analyse de la « nature » et
des caractères de la firme moderne soulève de nombreuses questions et ait suscité
de multiples écrits 1 .

La théorie économique de la firme, telle qu’elle est Nous procédons donc, dans ce texte, en quatre
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Olivier Weinstein, aujourd’hui formulée, ne s’est constituée qu’à partir étapes. Nous évoquerons tout d’abord des écrits
professeur émérite
à l’université des années 1970 sur la base d’un article de Ronald anciens qui ont eu une influence durable sur les
Paris 13. Coase de 1937 [3] 2 , redécouvert dans les années 1960 analyses de l’entreprise, à savoir principalement l’ou-
et devenu aujourd’hui un des classiques de la littéra- vrage célèbre de Berle et Means d’une part, les écrits
1 Cet article s’appuie ture économique. C’est à partir du questionnement de de Cyert, March et Simon, qui fondent la théorie des
en partie sur [1] et [2], et sur
O. Weinstein, « The Current
Coase sur « la nature de la firme » que s’est construite la organisations d’autre part. Nous aborderons ensuite
State of the Economic Theory vision aujourd’hui dominante, la conception contrac- les théories contemporaines de la firme, divisées,
of the Firm: Contractual,
Competence-based tuelle. Face à cette vision, s’est développée une autre comme cela se fait classiquement, entre les théories
and Beyond », in Biondi,
Canziani et Kirat (dir.),
perspective de recherche qui oriente l’analyse de l’en- contractuelles et les théories fondées sur les ressources
The Firm as an Entity, treprise dans une direction profondément différente, ou les connaissances. Enfin, nous verrons comment
Routledge, 2007.
centrée sur l’analyse de l’entreprise comme lieu de ont été proposées des théories visant à rendre compte
2 Les nombres entre crochets production. Cette perspective s’est illustrée principa- des transformations de l’entreprise de ces dernières
renvoient à la bibliographie
en fin d’article. lement par ce qu’il est convenu d’appeler les théories décennies, liées à ce que l’on a parfois qualifié de
de la firme « fondée sur les ressources » ou « fondées « nouvelle économie ». En conclusion, nous évoque-
sur les compétences ». rons le dépassement des théories économiques de la
Mais les théories contemporaines avaient été prépa- firme par la prise en considération des institutions.
rées par des travaux antérieurs se situant en marge de
la pensée économique dominante, dans des écrits Gouvernance et organisation :
institutionnalistes américains (Veblen, Commons, les analyses de la grande entreprise
Berle et Means, puis Galbraith) ou dans les théories moderne
des organisations de l’après Seconde Guerre mondiale À partir de la deuxième moitié du xixe siècle, la
(Cyert, March et Simon aux États-Unis, Penrose en grande entreprise, organisée en société par actions,
Grande-Bretagne). D’un autre côté, les transforma- s’impose comme la forme d’organisation dominante
tions considérables qu’a connues le capitalisme depuis de l’entreprise et comme une institution centrale du
une trentaine d’années ont conduit à de nouvelles capitalisme moderne. Il y a là une rupture radicale
interrogations et de nouvelles théorisations. dans les caractères de l’entreprise – une « métamor-

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Entreprise et marché I DOSSIER

phose dans la nature de la firme » comme le dit Edith Les écrits de Galbraith, et notamment son ouvrage
Penrose 3 . Cette rupture va susciter des commentaires de 1963 Le Nouvel État industriel, peuvent être vus dans 3 E. Penrose, « Strategy/
Organization and the
et des analyses multiples ; on en retiendra ici deux la même perspective managériale. Mais Galbraith met Metamorphosis of the Large
approches essentielles. l’accent non pas tant sur le pouvoir des managers au Firm », 1994, reproduit in
Organization Studies, vol. 29,
Une des premières analyses majeures de la grande sens strict (les dirigeants de l’entreprise) que sur le 2008, p. 1117 à 1024.
entreprise, et la plus influente, se trouve chez Adolf pouvoir collectif de la « technostructure » détentrice 4 Elle a été précédée
Berle et Gardiner Means 4 . Leur ouvrage publié en des compétences et des connaissances qui devien- et influencée par les écrits
de Veblen.
1932, L’Entreprise moderne et la Propriété privée [4], a eu draient (à la place du capital) le facteur de production
5 Voir sur ce point O.
une influence considérable. La thèse centrale qui a été le plus important. Enfin, une théorisation de la firme
Weinstein, « Firm, Property
retenue du livre, expression de ce que l’on a appelé managériale plus intégrée à l’économie standard a été and Governance: From Berle
and Means to the Agency
la « révolution managériale », est que le développe- proposée, dans les années 1960, essentiellement par Theory, and Beyond »,
ment de la grande société par actions et la dispersion Baumol et Marris. Elle repose sur l’hypothèse que Accounting, Economics,
and Law, vol. 2, n° 2, 2012.
de la propriété entre un grand nombre d’actionnaires la firme managériale a pour objectif de maximiser
6 J. G. March & H. A. Simon,
tendent à entraîner la séparation de la propriété et du la taille ou la croissance, et non pas le taux de profit Organizations, 2e edition,
contrôle de l’entreprise ; le pouvoir de décision passe comme l’enseigne la microéconomie standard, et en Oxford, Blackwell Publishers,
1993 [1958]. Trad. française,
des actionnaires aux « managers ». Cette thèse a eu explore les implications. préface de Michel Crozier,
un impact majeur en raison de ce qu’elle disait sur Les ouvrages de March et Simon 6 , et de Cyert et Paris, Dunod, 1993.

l’évolution de la société capitaliste et ce qui pouvait March [5], ont fondé la théorie dite behavioriste de la
apparaître comme un déclin du rôle de la propriété firme. Ils constituent une deuxième étape essentielle
privée. Mais il y a plus que cela dans l’ouvrage de Berle dans l’histoire des théories de la firme. C’est là que
et Means (et dans les écrits ultérieurs de Berle 5 ). On s’affirme la vision de l’entreprise comme une orga-
y trouve des éléments pour un certain mode de théo- nisation complexe, constituée de groupes aux inté-
risation de l’entreprise, marqué par quatre traits : rêts divers, qui sont dans des rapports simultanés de
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(1) la grande entreprise devient une institution conflits et coopération. L’analyse de Cyert et March

“ La grande entreprise devient une institution


publique, qui aurait donc vocation à être gérée
au service de la collectivité

publique, qui aurait donc vocation à être gérée au ajoute à cela un autre aspect essentiel qui sera repris et
service de la collectivité ; (2) les caractéristiques et le développé par les évolutionnistes : la firme est le lieu
fonctionnement de la firme se comprennent en consi- d’apprentissages collectifs.Ainsi apparaissent les deux
dérant les rapports entre différents groupes, aux inté- dimensions clés autour desquelles vont se construire
rêts propres, qui la constituent ou qui entretiennent les théories actuelles de la firme : d’un côté, l’ana-
avec elle des relations étroites : en premier lieu les lyse des modes de gestion des conflits d’intérêts, de
actionnaires et les managers, mais également les sala- l’autre, les conditions de constitution d’une capa-
riés et les fournisseurs de crédits ; (3) une question cité collective à produire. Parallèlement à ces avan-
centrale est celle de savoir qui contrôle l’entreprise, cées de la théorie des organisations, Herbert Simon
le pouvoir économique effectif ne reposant plus néces- a élaboré une nouvelle approche des comportements
sairement sur la propriété ; (4) le cadre institutionnel, économiques, alternative à la théorie de la rationalité
en l’occurrence le système de la société par actions néoclassique et d’une portée considérable pour l’ana-
et la constitution de marchés financiers, joue un rôle lyse de la firme : la théorie de la rationalité « limitée »
essentiel dans les transformations de la firme. ou « procédurale ».

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DOSSIER I Entreprise et marché

On peut, sans doute, trouver des filiations entre tuels (l’enforcement des contrats, dans la termino-
ces travaux et les théories proprement économiques logie anglo-saxonne), et (3) l’identification des coûts
de l’entreprise qui se développent à partir des années qui en résultent (« coûts de transaction » ou « coûts
1970, mais celles-ci vont pourtant privilégier – d’agence »). Dans cette perspective, la firme s’analyse
surtout pour ce qui est des théories contractuelles – comme un système particulier de relations contrac-
une perspective propre, intégrée à l’évolution de la tuelles entre individus, elle est un nœud de contrats.
microéconomie. Les problèmes essentiels résultent de ce que les indi-
vidus appartenant à la firme ont des intérêts différents,
Les théories contractuelles et de ce qu’il existe entre eux des asymétries d’infor-
Coase, dans son article de 1937, soulève la question mation. Il faut alors rechercher le système contractuel
de « la nature de la firme » : qu’est-ce qu’une firme et le plus efficient, en fonction de différents paramètres,
pourquoi les firmes existent-elles ? La réponse qu’il et en particulier des contraintes techniques et de la
propose reste, dans sa forme générale couramment nature des informations détenues par les parties.
admise, que la firme constitue un mode de coordina- On peut identifier trois grandes variantes de cette
tion économique alternatif au marché. Alors que sur vision contractuelle : la théorie des coûts de transac-
le marché, la coordination des choix individuels se fait tion développée principalement par Williamson ; la
par le système de prix, la firme se caractérise par une vision défendue par ceux qui se situent dans un cadre
coordination administrative, par la hiérarchie. néoclassique renouvelé, représentée essentiellement
C’est à partir des questions que soulève cet article par la théorie de l’agence ; et la théorie la plus récente,
que vont se construire de véritables théories écono- la théorie des contrats incomplets.
miques de la firme, en rupture avec le traitement très
réducteur de la firme dans la microéconomie standard. Théorie des coûts de transaction
Ces théories vont s’intégrer à une nouvelle microéco- La théorie deWilliamson se situe directement dans
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nomie qui se constitue à partir des années 1960, fondée le prolongement de Coase (1937), en opposant firme
sur une théorie économique des droits de propriété et et marché, et en faisant de la relation d’autorité le trait
une théorie économique des contrats. De là va sortir distinctif de la firme [6]. La question fondamentale de
la vision contractuelle dominante jusqu’à aujourd’hui. la théorie de la firme, dans la perspective de l’opposi-
Il y a des différences notables entre les différentes tion entre coordination par le prix et par la hiérarchie,
variantes de cette conception contractuelle. Mais est de savoir pour quelles raisons l’intégration d’une
il y a une unité profonde dans les différents travaux. activité dans la firme peut être préférée (ou non) à

“ La question fondamentale de la théorie


de la firme est de savoir pour quelles raisons
l’intégration d’une activité dans la firme peut être
préférée (ou non) à l’extériorisation

L’ensemble des organisations, comme des institu- l’extériorisation, c’est-à-dire au recours au marché.
tions, sont conçues comme le résultat d’accords La réponse sera donnée par l’analyse des coûts de tran-
librement négociés entre individus. Les questions clés saction et de leurs déterminants.
concernent alors (1) les problèmes de construction Williamson se distingue des deux autres approches
(de design) des contrats, (2) les conditions qui assurent par ses hypothèses sur le comportement des agents
la mise en œuvre effective des engagements contrac- économiques et sur les caractères des contrats. Il aban-

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Entreprise et marché I DOSSIER

donne en effet la théorie de la rationalité parfaite de approche de l’économie, et notamment une repré-
la microéconomie standard pour reprendre la théorie sentation fondée sur des comportements individuels
de la rationalité limitée d’Herbert Simon. Il en déduit parfaitement rationnels. Cela a été fait en développant
que les contrats seront, le plus souvent, des contrats une théorisation contractuelle qui s’appuie sur une
incomplets, qui n’envisagent pas tous les événements nouvelle théorie économique des droits de propriété
possibles. Le problème est alors de savoir ce qui va se et qui a trouvé sa forme la plus connue dans la théorie de
passer, après signature d’un contrat, en cas d’événe- l’agence. La théorie des droits de propriété, élaborée
ment imprévu. Le propre de la firme est de donner le en particulier par Alchian et Demsetz 8 , est au cœur
pouvoir de décision à la direction de l’entreprise, et de l’approche néoclassique des institutions, qui s’est
cela du fait de la spécificité du contrat de travail (rela- fortement développée depuis les années 1960. Son
tivement à un contrat commercial). La firme acquiert objet est de montrer comment les droits de propriété
par contrat le droit d’utiliser à son gré les compétences agissent sur l’efficience des systèmes économiques, et
du salarié et de le diriger. Il y a bien ainsi entre l’em- que la propriété privée, combinée avec le marché, est
ployeur et l’employé une relation d’autorité. seule de nature à assurer une allocation optimale des
Pour Williamson, la recherche d’une protection ressources et le développement économique. Dans ce
contre les comportements opportunistes – favorisés cadre, la firme est caractérisée par une structure parti-
par l’incomplétude des contrats – est au centre des culière de droits de propriété, définie par un ensemble
choix organisationnels. Ce problème se pose tout de contrats. Dans un article célèbre [7],Armen Alchian
particulièrement quand les agents doivent réaliser des et Harold Demsetz tentent de démontrer sur ces bases
investissements spécifiques, c’est-à-dire des investis- que la firme capitaliste « classique », l’entreprise indi-
sements non réutilisables en dehors de la transaction, viduelle, est la forme d’organisation la plus efficiente
qui les rendent dépendants l’un de l’autre. Chaque quand la technologie impose le « travail en équipe »,
partie peut alors craindre que l’autre – profitant du c’est-à-dire quand le produit résulte de la coopération
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coût qu’entraînerait une rupture de la relation – tente de différents agents, sans qu’il soit possible de mesurer
de s’approprier le bénéfice de la transaction, qu’il y la contribution individuelle de chacun.
ait « hold-up ». Une manière d’éviter ce risque est, La théorie de l’agence, marquée par l’article fonda-
pour une partie, de prendre le contrôle de l’autre, et teur de Michael Jensen et William Meckling 9 , est
de substituer ainsi une relation interne, hiérarchique, aujourd’hui le cadre d’analyse standard des questions
à une relation marchande. Cela se fera essentielle- d’organisation dans les approches néoclassiques. En
ment, selonWilliamson, dans le cas où une transaction approfondissant l’analyse des structures contractuelles
implique des investissements fortement spécifiques. de la firme, ce courant de pensée vise à démontrer
À la suite de Gibbons, on peut estimer que la l’efficience des formes organisationnelles caractéris-
théorie des coûts de transaction propose en fait deux tiques du capitalisme contemporain, et en particulier 7 Adaptation Theory.
Voir R. Gibbons « Four
explications de la supériorité (dans certains cas) de la société par actions. La grande importance de cette Formal(izable) Theories of
de la firme sur le marché. À côté de cette théorie théorie, critiquable à plusieurs titres, vient en premier the Firm », Journal of Economic
Behavior & Organization,
du « hold-up », on trouve chez Williamson une lieu du fait qu’elle a servi de support et de justification vol. 58, n° 2, 2005.
« théorie de l’adaptation 7  » selon laquelle le propre aux thèses sur la corporate gouvernance qui se sont déve- 8 Une présentation
de la firme, fondée sur un rapport d’autorité, est de loppées à partir des années 1980, et qui soutiennent le synthétique se trouve dans :
A. A. Alchian, « Property
donner à l’une des parties le pouvoir de prendre de principe de la valeur actionnariale selon lequel les mana- Rights » in J. Eatwell,
manière discrétionnaire les décisions adaptées aux gers doivent défendre les intérêts des seuls actionnaires. M. Milgate et P. Newman (dir.)
The New Palgrave:
événements, et donc de permettre une adaptation Notons ici un aspect majeur de cette vision qui inspire A Dictionary of Economics,
Londres, MacMillan Press,
de l’organisation, sans renégociation. Son avantage des conceptions ultralibérales. La firme est caractérisée 1987.
est d’accroître la rapidité d’adaptation à un environ- fondamentalement comme un « nœud de contrats »
9 M. C. Jensen
nement incertain. entre les détenteurs des différents facteurs de produc- et W. H. Meckling, « Theories
of the Firm: Managerial
tion, et comme une fiction légale (la firme n’a pas d’exis- Behaviour, Agency Costs,
Théorie de l’agence tence réelle, seuls existent des agents individuels et les and Ownership Structure »,
Journal of Financial
Des auteurs restant plus strictement dans le cadre contrats qui les lient). Cela conduit à s’opposer à Coase Economics, vol. 3, n° 4,
de pensée néoclassique ont tenté de rendre compte de sur deux points : (1) il n’y a dans la firme aucune rela- octobre 1976. Cet article
et d’autres qui le prolongent
la nature de la firme, sans remettre en question leur tion d’autorité, mais simplement des rapports contrac- sont reproduits dans [8].

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DOSSIER I Entreprise et marché

tuels libres ; (2) il n’y a pas d’opposition entre firme et deux agents ou unification sous le contrôle d’un d’entre
marché : la firme n’est pas fondamentalement différente eux) aboutit à l’optimum. On notera deux points : (i)
d’un marché, elle est un « marché privé ». contrôle et propriété sont assimilés ; et (ii) Il existe un
certain flou sur la question de savoir qui est propriétaire
Théorie des contrats incomplets des actifs. La formalisation proposée semble impliquer
et (nouvelle) théorie des droits que c’est un individu, et non pas la firme, qui détient les
de propriété actifs et passe des contrats avec d’autres parties, ce qui
La théorie des contrats incomplets développée est clairement contraire à la réalité juridique.
par Grossman, Hart et Moore, est la plus récente et L’importance de la propriété dérive directement de
aujourd’hui la référence dominante dans la théorie l’incomplétude des contrats. Quand il n’est pas possible
10 Parmi de nombreux écrits, économique standard 10 . Elle se présente comme un de spécifier à l’avance l’usage d’un actif dans toutes les
on peut retenir le livre
de Oliver Hart [9].
essai de formalisation rigoureuse de l’analyse de l’inté- situations possibles, c’est la propriété qui détermine
gration par la théorie des coûts de transaction. Elle va qui aura le pouvoir de choisir : la propriété d’un actif
donc reprendre certains aspects de cette approche : la est définie comme la détention d’un « droit de contrôle
reconnaissance de l’opposition entre firme et marché, résiduel », c’est-à-dire comme le droit de choisir les
et le fait que la firme se caractérise par l’existence usages d’un actif, dans la limite de ce qui est permis par
d’un pouvoir d’autorité sur les salariés. Pouvoir dont le droit, la coutume ou des contrats antérieurs. Ce qui
elle cherche à montrer les fondements, en prenant permet à Hart (op.cit, p. 29) d’écrire : « La propriété est
en compte les rapports de propriété, absents chez source de pouvoir, quand les contrats sont incomplets. »
Williamson. Enfin, cette théorisation met l’incom- De plus, ce pouvoir sur les choses devient – comme chez
plétude des contrats au centre de l’analyse, ce qui la Marx, cité par Hart – un pouvoir sur les travailleurs,
rapproche encore de la théorie des coûts de transac- dans la mesure où ceux-ci détiennent certaines compé-
tion. D’un autre côté, elle va, contrairement à ce que tences qui ne peuvent s’exercer que moyennant l’accès
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fait Williamson, conserver les hypothèses compor- à certains actifs (les moyens de production).
tementales standards : les agents sont supposés être En ce qui concerne l’explication des avantages de
parfaitement rationnels et maximisateurs. l’intégration dans la firme sur le marché, cette théorie
La recherche d’une formulation rigoureuse conduit ne donne pas, à notre sens, une réponse fondamentale-
à des précisions importantes concernant la nature de ment différente de la théorie des coûts de transaction.

“ La propriété d’un actif est définie comme


le droit de choisir les usages d’un actif,
dans la limite de ce qui est permis par le droit,
la coutume ou des contrats antérieurs

la firme et la question des rapports entre propriété et Mais elle propose une formalisation différente, en parti-
contrôle. La firme est définie comme un ensemble d’ac- culier en ce qui concerne la cause de l’incomplétude des
tifs (non humains), soumis à une propriété unifiée et à un contrats. Refusant l’hypothèse de rationalité limitée,
contrôle unifié. La répartition de la propriété des actifs les auteurs doivent trouver un autre type d’explication.
est au cœur de l’analyse, dans la mesure où elle affecte Celle-ci repose sur une analyse fine de ce que peuvent
le niveau des investissements réalisés initialement par les être les engagements inclus dans un contrat : un engage-
agents. C’est par là que pourra être déterminée quelle ment n’est « contractible », c’est-à-dire qu’il n’est vala-
répartition de la propriété (séparation des actifs entre blement inclus explicitement dans un contrat que dans

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Entreprise et marché I DOSSIER

la mesure où il est possible d’en imposer effectivement stratégique, définissant une perspective dite « fondée
le respect. Ce qui n’est possible que si l’engagement est sur les ressources » [10] initiée par Edith Penrose 12 .
« vérifiable » par un tiers. C’est-à-dire si le non-respect Celle-ci converge avec la théorisation évolutionniste
de l’engagement peut être constaté et sanctionné, par un de la firme et des organisations, élaborée à partir de
agent extérieur (par exemple un juge). Il y a donc contrat Nelson et Winter 13 . C’est là que l’on va trouver la
incomplet, dans la mesure où certains engagements ne recherche la plus systématique d’une théorie alter-
sont pas vérifiables (même s’ils sont observables par les native à la vision contractuelle, fondée sur les dyna-
parties contractantes). C’est un des points de la théorie miques d’apprentissages individuels et collectifs [11].
qui a été l’objet de critiques : d’une part, la notion d’in- Ces théories veulent initialement répondre à une
complétude des contrats peut être jugée mal définie, question différente de celle de Coase : « Pourquoi les
d’autre part, il est permis de se demander si elle a vérita- firmes diffèrent-elles durablement les unes des autres
blement un sens en dehors d’une hypothèse de rationalité dans leurs caractéristiques, leur comportement et
limitée que refusent Grossman, Hart et Moore. leurs performances 14 ? » La réponse est cherchée dans
Par ailleurs, cette théorie reste centrée, comme toutes les caractères des structures productives : les firmes
les approches contractuelles, sur l’analyse de relations diffèrent par la nature des connaissances et des compé-
interindividuelles. D’où l’absence de prise en considé- tences spécifiques qu’elles sont capables de produire
ration de l’entreprise comme entité propre. La théorie et d’accumuler, et qui constituent leurs ressources
des contrats incomplets considère la détention des actifs essentielles. Ainsi, le trait commun de ces analyses
par des individus, et non pas par l’entreprise, en ignorant est de considérer la firme fondamentalement comme
une caractéristique essentielle de l’entreprise moderne : un « corps de compétences » plutôt que comme un
le fait qu’elle détient elle-même les actifs productifs. De « nœud de contrats ». Ces analyses présentent trois
même que c’est la firme – et non pas la direction ou le traits majeurs :
manager – qui entre dans une relation contractuelle avec – elles considèrent la firme d’abord comme un lieu de
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les salariés, comme avec d’autres parties. C’est aussi une production. Une question essentielle étant d’expli-
entité qui peut elle-même faire l’objet d’une transac- quer comment se font la division et la coordination
tion marchande (dans des opérations de fusion-acquisi- des tâches dans la firme 15 . L’analyse de la production
11 Voir N. Azoulay,
tion), ce qui n’est pas une propriété mineure. Il reste est développée dans une perspective cognitiviste, N. et O. Weinstein,
par ailleurs un aspect essentiel ignoré par cette théorie, dans la lignée notamment des travaux de Simon ; « Les compétences de
la firme », Revue d’économie
comme par la plupart des approches contractuelles : – une place centrale est donnée à la question de la industrielle, n° 93, 4e trimestre
l’organisation de la production. connaissance et de l’apprentissage, par opposition 2000, p. 117 à 154.

à l’accent mis sur l’information dans la perspective 12 E. T. Penrose, The Theory

Production, contractualiste. Cela implique une double rupture. of the Growth of the Firm,
Oxford, Basil Blackwell, 1959.
connaissances et compétences La première se situe dans l’importance donnée
13 R. R. Nelson et S. G.
Les questions d’organisation de la production, aux connaissances tacites et aux connaissances Winter, An Evolutionary
en relation avec la mise en œuvre de compétences spécifiques à l’organisation. La seconde consiste à Theory of Economic Change,
Cambridge, Belknap Press
individuelles et collectives étaient présentes dans les considérer que la connaissance, à l’opposé de l’in- of Harvard University Press,
1982.
réflexions anciennes sur le capitalisme, notamment formation, n’a pas le statut d’une description d’une
chez Adam Smith et dans les écrits de Marx sur la réalité donnée, mais constitue une représentation 14 G. Dosi et L. Marengo,
« Some Elements of
manufacture et la grande industrie. Depuis une tren- construite, incluant une dimension de croyance et de an Evolutionary Theory
of Organizational
taine d’années se sont multipliées de nouvelles analyses jugement. Au cœur des problèmes d’apprentissage Competencies »
centrées sur cette question, notamment à partir de la se trouvent les conditions dans lesquelles se forment in R. W. England (dir.),
Evolutionary Concepts
théorie des organisations évoquée précédemment. des représentations, des langages, des modes de in Contemporary Economics,
formalisation, et les difficultés à les changer ; Ann Arbor, University
of Michigan Press, 1994.
Une alternative à la vision contractuelle – elles se situent dans une perspective dynamique qui
15 Voir L. Marengo, et
Cette perspective apparaît aujourd’hui comme la marque à la fois l’analyse des comportements et des G. Dosi, « Division of Labor,
principale alternative à la vision contractuelle de la interactions entre les agents, et l’étude des organi- Organizational Coordination
and Market Mechanisms in
firme. Elle recouvre des écrits multiples et ne constitue sations (et des institutions). Le problème n’est plus Collective Problem-solving »,
Journal of Economic Behavior
pas une théorie unifiée 11 . Son origine principale se ici de déterminer, entre différentes formes organi- & Organization, vol. 58, 2005,
situe dans les travaux issus du champ du management sationnelles, laquelle se révèle la plus efficace dans p. 303 à 326.

décembre 2012 I n° 170 I idées économiques et sociales 11


DOSSIER I Entreprise et marché

tel ou tel contexte. La question est beaucoup plus de marché. Cela en particulier parce que les compétences
comprendre les conditions d’émergence et de trans- reposent en partie sur des connaissances tacites, non
formation de ces formes et leurs dynamiques d’évo- formalisées qui sont difficilement transférables entre
lution, marquées par une forte dépendance de sentier. individus ou entre organisations. L’accent est mis plus
particulièrement par certains sur les compétences
Compétences, dynamiques, qui donnent à la firme la capacité à se
apprentissage et routines transformer, à suivre et impulser les changements
L’accent placé sur les compétences de la firme technologiques et les transformations de l’environ-
16 D. J. Teece, G. Pisano conduit à s’interroger sur les conditions dans nement 16 .
et A. Shuen, « Dynamic
Capabilities and Strategic lesquelles elles se forment et évoluent. Cette ques- Ce type d’approche de la firme peut également
Management », Strategic tion est abordée depuis longtemps par la théorie des apporter une réponse à la question du choix entre
Management Journal, vol. 18,
n° 7, août 1997, p. 509 à 533 organisations ; elle est particulièrement développée firme et marché (internalisation ou externalisation),
17 G. B. Richardson,
par les évolutionnistes [11]. Leur analyse repose différente des théories des coûts de transaction ou des
« The Organization d’abord sur une théorisation des comportements contrats incomplets. Une firme serait conduite à choisir
of Industry », The Economic
Journal, vol. 82, n° 327, 1972. individuels – centrée sur l’analyse des processus d’ap- entre l’internalisation d’une activité et le recours au
prentissage – construite dans la lignée de Simon et de marché essentiellement en fonction des compétences
March, et mobilisant un certain nombre d’avancées qu’elle détient : elle internalise les activités qui corres-
des sciences cognitives. Il reste ensuite à construire pondent à son corps de compétences propres, produit
une théorie des apprentissages organisationnels, de son histoire. Ce qui signifie que deux firmes pour-
c’est-à-dire à comprendre comment se réalisent dans ront, de manière rationnelle, faire des choix différents.


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Une firme serait conduite à choisir
entre l’internalisation d’une activité et le recours
au marché essentiellement en fonction
des compétences qu’elle détient

la firme des apprentissages collectifs et se constituent Cette manière d’aborder la question des frontières de
des compétences collectives, qui vont en particulier, la firme est celle que l’on trouve dans un article ancien
dans la vision évolutionniste, se matérialiser dans un de George B. Richardson 17. Plus généralement, il faut
ensemble de « routines organisationnelles ». L’analyse admettre que les firmes pourront, y compris dans
de la firme renvoie ainsi, comme dans les approches un même secteur, avoir des structures et des formes
contractuelles, aux modalités de coordination entre d’organisation différentes. Ce qui va à l’encontre
les individus et les groupes qui la constituent, mais il de l’idée selon laquelle il y aurait toujours, dans un
s’agit de ce que l’on peut appeler une coordination contexte donné, un mode d’organisation efficient (un
« cognitive » visant à combiner les connaissances et les one best way) qui devrait s’imposer à tous.
compétences individuelles et à favoriser les apprentis- L’accent placé par ces approches sur les problèmes
sages, par opposition à une coordination « politique » de connaissances et d’apprentissage, sur la dimension
qui vise à rendre compatibles les intérêts des individus. cognitive des organisations, est à la fois leur force et
Dans ces théories, chaque firme détient des compé- leur faiblesse. Leur force car ils touchent ainsi à une
tences propres, que les autres firmes ne peuvent pas question essentielle pour comprendre ce que sont les
acquérir rapidement, parce qu’elles sont difficiles firmes et comment elles fonctionnent, et cela tout
à imiter et qu’elles ne peuvent être acquises sur le particulièrement quand la capacité d’innovation est la

12 idées économiques et sociales I n° 170 I décembre 2012


Entreprise et marché I DOSSIER

condition de leur survie. Leur faiblesse, dans la mesure L’idée de départ est que l’entrepreneur – ou le
où cela conduit à ignorer, dans la plupart des analyses, manager – pourra acquérir un pouvoir sur les travail-
les dimensions conflictuelles des rapports écono- leurs, c’est-à-dire sur le capital humain, en contrôlant,
miques, et le fait que les firmes sont des organisations par la propriété ou par un autre moyen, une « ressource
particulières dont la finalité n’est pas tant la produc- critique », qui peut être un actif matériel ou immaté-
tion pour elle-même, que la recherche du profit. riel. Le problème majeur se pose quand cette ressource
critique n’est pas un actif aliénable, susceptible d’être
« Nouvelle économie » contrôlé par des dispositifs légaux (par la propriété
et théorie de la firme notamment), et susceptible d’être acquis sur un marché.
À partir des années 1980, le capitalisme a connu De plus, ce qui est important n’est pas tant la possession
des changements majeurs qui ont profondément que l’accès aux ressources critiques, c’est-à-dire la capa-
transformé les structures industrielles et les caractères cité à les utiliser effectivement.
des grandes entreprises, en matière de gouvernance Quand la connaissance et le capital intellectuel
comme d’organisation 18 . Cela ne peut que conduire à deviennent, à la place des moyens de production, 18 Sur les différentes
dimensions
de nouvelles interrogations sur la « nature de la firme » la ressource critique (comme le disait déjà en fait des transformations
et suggérer de nouvelles théorisations. Les réflexions Galbraith !) les caractères de la firme sont amenés à historiques de la firme,
on peut voir : O. Weinstein,
sur les transformations des économies capitalistes se transformer. Le contrôle des connaissances et des Pouvoir, finance et
connaissance.
depuis une trentaine d’années considèrent pratique- compétences clés est placé au cœur de l’organisation Les transformations
ment toutes que deux éléments majeurs sont au centre de l’entreprise. C’est ce qui impliquerait de recon- de l’entreprise capitaliste
entre XXe et XXIe siècle,
de ces bouleversements : d’un côté le développement sidérer profondément ce que doit être la gouver- La Découverte, 2010.
de la finance de marché et des systèmes financiers, de nance de l’entreprise. Premier point essentiel : dès 19 Voir aussi R. G. Rajan et L.
l’autre la montée de ce qu’il est convenu d’appeler une le moment où le capital intellectuel devient une des Zingales, « The Governance of
the New Enterprise »,
économie « fondée sur la connaissance ». principales sources de valeur, et quand il ne peut pas
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in Xavier Vives (ed.),
La principale tentative de reconsidération de la être contrôlé indirectement par la seule détention Corporate Governance:
Theoretical and Empirical
théorie de la firme à la lumière de ces changements des actifs physiques, la firme ne peut plus être consi- Perspectives, Cambridge
(UK), Cambridge University
a été formulée par Rajan et Zingales [12, 13] 19 . Ces dérée comme une simple collection d’actifs, c’est Press, 2000.
auteurs ont mis l’accent simultanément sur la « révo- « une combinaison unique d’actifs et d’individus qui
lution financière » et sur la position centrale occupée constitue la firme » [13].
par le capital humain dans la « nouvelle entreprise ». Ils Cela conduit également Rajan et Zingales à critiquer
ont tout d’abord élaboré une théorisation qui reconsi- la vision contractuelle standard de la firme comme un
dère la question de la nature de la firme et des rapports nœud de contrats explicites, au bénéfice d’une vision
entre propriété et pouvoir, en faisant de la relation qui prend en considération le rôle de contrats impli-

“ Quand la connaissance et le capital


intellectuel deviennent la ressource critique
les caractères de la firme sont amenés
à se transformer

d’autorité la caractéristique première de la firme. cites. Ce qui signifie pour eux une rupture majeure, en
Ils s’interrogent sur les fondements de ce pouvoir, amenant à traiter la firme comme un tout, construit
dans la lignée de la théorie des contrats incomplets de autour d’un « capital organisationnel », et qui ne peut
Grossman, Hart et Moore. pas être créé instantanément par de simples procé-

décembre 2012 I n° 170 I idées économiques et sociales 13


DOSSIER I Entreprise et marché

dures légales. On est ici dans une caractérisation de la La conclusion qu’en tirent Rajan et Zingales est que,
firme proche de celle que l’on trouve dans les théo- puisque la détention des actifs matériels ne peut plus
ries fondées sur la compétence, auxquelles les auteurs être la source essentielle du pouvoir de l’entreprise et
font des références répétées. Avec, de plus, la prise en de sa direction, cette dernière doit se focaliser sur le
compte des questions de pouvoir et de contrôle des contrôle et la cohésion des différentes composantes de
connaissances et des compétences, des rapports entre l’entreprise, reposant sur leur capital humain, et viser à
conflit et coopération à l’intérieur de l’entreprise ainsi assurer son « intégrité », du point de vue de sa capacité
que la question du partage du surplus créé par l’en- de production et de croissance. Cela impliquerait de
treprise. Tout cela implique de considérer le rôle de davantage se préoccuper des rapports avec les salariés
l’organisation interne dans la création de la valeur par à haute qualification que des rapports avec les action-
la firme, l’essence de l’organisation interne se situant naires. Ce qui conduit à promouvoir une conception
dans les conditions d’accès qu’ont les différents agents stakeholders du gouvernement d’entreprise, celle vers
aux ressources critiques qui composent le cœur de laquelle se tournent le plus souvent les critiques de
la firme. Une autre implication est que la définition la conception actionnariale aujourd’hui dominante,
économique de la firme ne peut plus correspondre ou vers l’idée d’une entreprise de type coopératif ou
strictement à sa définition légale. Ce qui provient partenarial. Il est ainsi possible de mettre en question
en partie de l’importance des actifs humains, inalié- le modèle légal dominant sur lequel a reposé l’entre-
nables, qui conduit à une disjonction entre propriété et prise capitaliste depuis plus d’un siècle : la société
contrôle. Ce qui amène Rajan et Zingales à mettre en par actions ouverte (la corporation). Il resterait alors
question le rôle de la propriété : la propriété des actifs à identifier précisément ce que pourrait être l’entre-
par un agent peut réduire son incitation à réaliser des prise radicalement nouvelle que semblent appeler ces
investissements spécifiques. C’est ce que les auteurs réflexions.
qualifient de dark side of ownership.
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Le contrôle du capital intellectuel soulève des Au-delà de la firme :
problèmes totalement différents de celui du capital l’importance des institutions
matériel, qui pouvait être assuré par le système légal Les analyses sur la « firme nouvelle » et les inter-
de la propriété. Outre le fait qu’il n’est pas possible rogations sur la gouvernance d’entreprise conduisent,
de s’approprier des individus comme on le fait de comme auparavant les analyses de Berle et Means, à
moyens de production, deux aspects de l’évolution replacer la théorisation de la firme dans un cadre insti-
des structures économiques de ces trente dernières tutionnaliste et historique. Cela a été fait de différentes
années contribuent à rendre ce contrôle difficile. Il manières. Il y a tout d’abord à prendre en considération
s’agit, d’une part, de l’existence d’un large marché la grande importance du cadre légal à l’intérieur duquel
des compétences de haut niveau, qui sont moins se sont développées les entreprises modernes, les carac-
spécifiques à l’entreprise qu’elles ne l’étaient dans la tères des diverses formes juridiques, et plus spécifique-
grande firme managériale jusqu’aux années 1970 ; et, ment de ce qui a été la forme historique dominante
d’autre part, de la plus grande facilité d’accès à des depuis plus d’un siècle, la société par actions ouverte,
financements importants du fait de l’évolution de la cotée en bourse – la corporation dans la terminologie
20 Voir sur ce point, finance (l’expansion du capital-risque notamment). Il américaine 20. Dans les perspectives des théories écono-
J.-P. Robé, L’Entreprise
et le Droit, Paris, PUF, coll.
en résulte qu’il serait possible d’exploiter les « oppor- miques hétérodoxes, notamment françaises, plusieurs
« Que sais-je », 1999. tunités de croissance », dans les termes du Rajan et approches offrent des éclairages essentiels sur l’entre-
21 Voir notamment [14]. Zingales, ouvertes par l’innovation et l’évolution des prise. La théorie des conventions analyse la diversité
marchés, en dehors des entreprises existantes. Ces des formes de rationalité et des modes de coordination,
deux facteurs font qu’il est devenu beaucoup plus ce qui lui permet d’avancer une lecture originale des
facile pour les salariés à haute qualification de quitter conditions de la coordination dans différents modèles
leur entreprise, soit pour aller dans une autre, soit d’entreprises, en développant les implications de l’in-
pour créer leur propre entreprise. Le contrôle du complétude des contrats, et notamment du contrat
capital intellectuel doit donc devenir une fonction de travail 21. La théorie de la régulation, de son côté, a
centrale, si ce n’est la fonction la plus importante du analysé la firme fordiste, et les formes nouvelles qui ont
système de gouvernance de l’entreprise. suivi, comme composante de systèmes institutionnels

14 idées économiques et sociales I n° 170 I décembre 2012


Entreprise et marché I DOSSIER

et reposant ainsi sur la combinaison de formes d’orga- capitaliste apparaît comme une institution particu-
nisation spécifiques, de règles et de normes spécifiques lièrement complexe et multiforme. Comme le dit
régissant le « rapport salarial », c’est-à-dire les condi- Chandler, la littérature théorique met en évidence au
tions d’usage du travail et de formation des salaires, et moins quatre attributs : la firme est une entité légale,
de conditions de concurrence particulières. Les travaux une entité administrative (ou managériale), une
d’analyse institutionnelle comparée se sont situés dans entité productive, c’est-à-dire un ensemble d’unités
une perspective similaire 22. Cela conduit à mettre en de production, de compétences diversifiées et de 22 Voir notamment, M. Aoki,
Fondements d’une analyse
évidence la dimension historique des institutions et des capitaux monétaires et financiers et enfin « l’instru- institutionnelle comparée,
formes d’entreprise et à considérer la diversité des ment premier dans les économies capitalistes pour la Paris, Albin Michel, 2006.

formes de firme et des « modèles productifs » [15], production et la distribution de biens et services 23 », 23 A. D. Chandler,
« Organizational Capabilities
notamment selon les contextes nationaux. Il y a dans attributs qui peuvent s’actualiser et se combiner selon and the Economic History
ces différentes voies des éléments essentiels pour des modalités multiples. On comprend qu’il soit diffi- of the Industrial Enterprise »,
Journal of Economic
comprendre les traits fondamentaux de la firme capita- cile sinon impossible de saisir dans une théorie unifiée Perspectives, vol. 6, n° 3,
liste et les formes qu’elle prend dans la période actuelle. l’ensemble des caractères de la grande entreprise 1992.

La vision qu’offre la théorie économique de la moderne, et la diversité de ses formes historiques,


firme reste en définitive éclatée. C’est que la firme sectorielles et nationales.

Bibliographie

[1] CORIAT B. ET WEINSTEIN O., Les Nouvelles Théories de l’entreprise, Paris, Librairie Générale Française, coll. « Le livre de poche », 1995.
[2] CORIAT B. ET WEINSTEIN O., « Les théories de la firme entre “contrats” et “compétences”. Une revue critique des développements
contemporains », Revue d’économie industrielle, n° 129-130, 1er et 2e trimestre 2010.
[3] COASE R., « The Nature of the Firm », Economica, novembre 1937. Traduction française, « La nature de la firme », Revue française
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d’économie, II, hiver 1987.
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[5] CYERT R. M. ET MARCH J. G., Behavioral Theory of the Firm, Blackwell, Oxford, 1963.
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[11] DOSI G., NELSON R. R. ET WINTER S. (DIR.), The Nature and Dynamics of Organizational Capabilities, Oxford, Oxford University Press,
2001.
[12] RAJAN R. G. ET ZINGALES L., « The Influence of the Financial Revolution on the Nature of Firms », American Economic Review, vol. 91,
n° 2, 2001.
[13] ZINGALES L., « In Search of New Foundations », Journal of Finance, vol. 55, n° 4, 2000.
[14] EYMARD-DUVERNAY F., Économie politique de l’entreprise, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2004.
[15] BOYER R. ET FREYSSINET M., Les Modèles productifs, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2000.

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