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Intellectica.

Revue de
l'Association pour la Recherche
Cognitive

Il y a et vigilance éthique
François-David Sebbah

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Sebbah François-David. Il y a et vigilance éthique. In: Intellectica. Revue de l'Association pour la Recherche Cognitive,
n°66, 2016/2. Phénoménologie de la vigilance et de l'attention. Philosophie, sciences et techniques. pp. 57-65;

doi : https://doi.org/10.3406/intel.2016.1816

https://www.persee.fr/doc/intel_0769-4113_2016_num_66_2_1816

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Abstract
There is and Ethical Vigilance. The Levinassian understanding of ‘ vigilance’ is absolutely not
intuitive ; more than that, it might even seem to be the opposite of what one usually means when
one speaks of vigilance as ‘ sustained attention’. Nevertheless one can put forward the hypothesis
that what Levinas describes is in fact faithful to the ‘ thing in itself’, to the phenomenon of
‘vigilance’ as revealed in its essence. The Levinassian description of ‘ vigilance’ is not only a
matter of psychology, but also a matter of gnoseology and of ontology once we consider that ‘
vigilance’ gives (access to) what Levinas calls the ‘There is’ (l’il y a). Last but not least, we will see
how Levinas, in his latest texts, reveals this core experience as the ultimate test of ethics.

Résumé
L’entente lévinassienne de la « vigilance » n’est pas du tout intuitive ; il pourra même sembler
qu’elle s’oppose à ce que l’on entend le plus souvent par « vigilance » , la vigilance comme «
attention soutenue » . Pourtant, on peut faire l’hypothèse que ce que Levinas décrit ainsi est en
fait fidèle à la « chose même » , au phénomène de la « vigilance » révélé en son essence. La
description lévinassienne de la vigilance n’est pas uniquement affaire de psychologie, elle est
aussi affaire de gnoséologie et d’ontologie dès lors que la « vigilance » donne (accès à) ce que
Levinas nomme l’il y a. Enfin, et ce n’est pas le moins important, nous verrons que Levinas, dans
ses derniers textes, révèle que cette expérience fondamentale (la vigilance) est l’épreuve même
de l’éthique.
Intellectica, 2016/2, 66, pp. 57-65

Il y a et vigilance éthique 1

François-David SEBBAH

RÉSUMÉ. L’entente lévinassienne de la « vigilance » n’est pas du tout intuitive ; il


pourra même sembler qu’elle s’oppose à ce que l’on entend le plus souvent par
« vigilance », la vigilance comme « attention soutenue ». Pourtant, on peut faire
l’hypothèse que ce que Levinas décrit ainsi est en fait fidèle à la « chose même », au
phénomène de la « vigilance » révélé en son essence. La description lévinassienne de
la vigilance n’est pas uniquement affaire de psychologie, elle est aussi affaire de
gnoséologie et d’ontologie dès lors que la « vigilance » donne (accès à) ce que
Levinas nomme l’il y a. Enfin, et ce n’est pas le moins important, nous verrons que
Levinas, dans ses derniers textes, révèle que cette expérience fondamentale (la
vigilance) est l’épreuve même de l’éthique.
Mots-clés : Autrement qu’être, conscience, éthique, être, existence, « il y a »,
insomnie, réveil, sommeil, veille, vigilance.
ABSTRACT. There is and Ethical Vigilance. The Levinassian understanding of
‘vigilance’ is absolutely not intuitive; more than that, it might even seem to be the
opposite of what one usually means when one speaks of vigilance as ‘sustained
attention’. Nevertheless one can put forward the hypothesis that what Levinas
describes is in fact faithful to the ‘thing in itself’, to the phenomenon of ‘vigilance’ as
revealed in its essence. The Levinassian description of ‘vigilance’ is not only a matter
of psychology, but also a matter of gnoseology and of ontology once we consider that
‘vigilance’ gives (access to) what Levinas calls the ‘There is’ (l’il y a). Last but not
least, we will see how Levinas, in his latest texts, reveals this core experience as the
ultimate test of ethics.
Keywords: Awakening, being, consciousness, ethics, existence, insomnia, otherwise
than being, sleep, ‘there is’, vigilance, wakefulness.

La description lévinassienne de la vigilance est paradoxale – en ceci au


moins qu'elle paraît s'opposer franchement aux descriptions données par le sens
commun (il peut sembler que Levinas nomme vigilance le contraire de ce que
l'on nomme ainsi dans le langage ordinaire). Mais elle n'est peut-être pas
contre-intuitive. C'est peut-être même par un éclaircissement rigoureux du
phénomène de la vigilance que, de proche en proche, la description
lévinassienne en vient à quasiment s'opposer à ce que l'on en dit de prime
abord. (La voie ainsi indiquée sera toujours plus judicieuse à suivre que celle
qui s'en tiendrait à une simple inversion du sens des mots ou échange de mots).

*Institut de Recherches Philosophiques (IRePh), Université Paris Nanterre. fdsebbah<at>u-paris10.fr.


1
Ce propos a été présenté au colloque international Levinas d’Istanbul organisé en mai 2011 par
l’Institut Français, puis dans le cadre du séminaire animé aux Archives Husserl (CNRS/ENS rue d’Ulm)
par Natalie Depraz et consacré au thème de la vigilance. La tonalité de l’exposé oral a été conservée.

© 2016 Association pour la Recherche sur la Cognition.


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Qu'est-ce que Levinas nomme « vigilance »?


Dans De l’existence à l’existant2, l’une des premières œuvres de
Levinas, rédigée en captivité, la notion de « vigilance » est étroitement
associée à celle d'il y a – encore plus énigmatique de prime abord peut-
être. Une trentaine d’année plus tard, dans « De la conscience à la
veille », en travaillant « à partir de Husserl »3, Levinas met à nouveau au
premier plan la vigilance4. Et si la notion d’il y a apparaît moins dans ce
dernier texte, on ne saurait trop remarquer que Levinas la mobilise
cependant toujours explicitement en se référant précisément à De
l’existence à l’existant, dont il cite mot à mot un passage, manifestant
ainsi sa fidélité à la description de l’épreuve de l’il y a donnée dès l’orée
de l’œuvre5. Cela dit, nous le verrons, soumise à l’« exaspération » et à
la « surenchère » qui caractérise sa méthode, la vigilance comme
épreuve de l’il y a se voit en 1974 investie d’une signification nouvelle,
ou, du moins, d’une portée nouvelle.

Je vais essayer de dégager la teneur descriptive principale dont il s’agit – in


medias res. La vigilance est l'expérience, ou plutôt l'épreuve vécue qui
« correspond à », qui « endure » l'il y a. L'il y a nomme, d'un point de vue
ontologique, une nappe d'exister brute, indéterminée, anonyme, où nul étant
individué ne surnage (ni identité ni ipséité6) – cette nappe d'exister brute est
anonyme au sens où nulle identité ne s'y montre et où nulle identité n'en fait
l'expérience sienne. L'il y a se situe en deçà de l'affirmation et de la négation,
de l'être (vraiment) et du non-être. (On pourrait s'engager ici dans l'étude de la
thématique lévinassienne du « fantômal ». Nous nous contenterons de signaler
que ce dernier est décrit par Levinas bien plus comme « présence » de
l'« absence » que comme « absence de (la) présence (de ceci ou cela, de tel ou
tel) » – et ce par différence, peut-on penser, d'avec la non-présence comme
événement qui caractérise l' « autrement qu'être » dont il est question dans
Autrement qu’être ou au-delà de l’essence.)
Ici la description ontologique se fait franchement phénoménologique si la
présence est toujours « présence de... à » : mais de quoi à qui ? De l'exister
indéterminé (de l'absence de tout étant déterminé, qui n'est pas rien, mais en-
deçà du « rien ») à... « qui » ? Et « qui » convient-il ? Précisément, dans
l'économie des descriptions lévinassiennes il n'y a de sujet qu'« hypostase »
(comme écrit le premier Levinas) qui se pose en s'arrachant à l'anonymat
indéterminé de l’il y a. Au fond, le « moment » « originaire » (si l'on peut
encore parler d' « originaire ») de l'il y a est comme justifié rétrospectivement
par la description même du sujet, le sujet qui le suppose comme le préalable
auquel il s'arrache. Dès lors, « qui » fait l'expérience ou plutôt l'épreuve de l'il y

2
Levinas, [1947], 2004.
3
Il commente en particulier quelques paragraphes de Husserliana IX, Phaenomenologische
Psychologie.
4
« De la conscience à la veille » parut sous forme d’article en 1974, l’année-même de publication du
second grand œuvre de Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Le texte est repris pp. 34-
61 dans Levinas, 1986.
5
Levinas, 1986, p. 51.
6
Ni identité objective de la chose individuelle, ni épreuve d’un rapport à soi d’où surgit un « soi »
irréductible à l’identité d’une réalité objective individuelle.

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a ? Telle est la question qu'on ne peut manquer de se poser lorsqu'on lit les
descriptions lévinassiennes. Ces descriptions ne sont-elles pas inéluctablement
comme des constructions rétrospectives, si elles se rapportent à un « avant » le
« sujet » et pour ainsi dire a fortiori un « avant » le sujet phénoménologue
écrivant ? Ici l'enjeu méthodologique redouble ou met en abyme l'enjeu de la
chose même. Et, je ne l'indiquerai que d'une suggestion, ce qui se joue, c'est
l'idée d'une écriture de l'anonyme mais au sens où le génitif objectif se suppose
radicalement comme génitif subjectif – l'anonyme prenant la plume autant qu'il
est décrit. Et, semble-t-il, Levinas lui-même, renvoyant aux romans de
Blanchot (par exemple à Thomas l'obscur ou L'attente, l'oubli) semble dire que
cette écriture, la « littérature » la peut – et finalement guère la « philosophie »,
pour des raisons sur lesquelles nous allons revenir. Dans le texte philosophique
de Levinas, l'on ne trouve, me semble-t-il, quasiment aucune réflexion
méthodologique à propos du statut de ces descriptions – dans leurs entours
immédiats au moins. Pourtant, il ne peut s'agir que d'une description-limite
pour une expérience-limite (et le tout est de ne pas se payer de mots lorsque
l'on dit cela). Pour éviter la construction spéculative, dont il se méfie au plus
haut point – et en cela il est très phénoménologue ! – Levinas ancre toujours
son propos dans la concrétude des situations en dehors desquelles le concept
abstrait perd tout sens. La description lévinassienne est toujours relance du
concept vers la situation et inversement, jamais figée ou « figeable ». La
situation exemplaire de ce point de vue, celle qu'il convoque constamment, est
l'insomnie : dans l'insomnie nous sommes auprès de l’il y a, nous l'éprouvons.
Et que se passe-t-il dans l'insomnie ? Le contour ferme des formes, la précision
des couleurs, l'individuation en général des êtres (en leurs qualités spatiales et
sonores) se défont et se dissolvent en un bruissement (terme récurrent qui dit la
qualité « auditive »), le bruissement de l'il y a. « Qui » veille auprès de ce
bruissement ? En un sens « personne » (pas de moi ipséisé), et pourtant « je »,
« ça » ou « on » ou « il »7 (au sens de la non-personne) veille – puisque
précisément « je » ne peux pas m'endormir : l'insomnie est d'abord une
impuissance radicale (celle de dormir). J'y reviendrai. Notons pour l'instant
que « la veille est la modalité de la présence de l'il y a » : l'énoncé qui me vient
ainsi prend soin de signaler que c'est une affaire de présence telle que cette
présence ne suppose pas, parce qu'elle les précède, la structure intentionnelle,
la corrélation Sujet/Objet, le sujet individué et l'objet individué, et, déjà, la
« conscience de... ». Et pourtant, il n'y a pas là le « rien » mais en un sens l'être
même, l'exister brut, comme verbe (et non substantif). L'exister anonyme
comme « il pleut » (à distinguer du 'Es gibt' heideggerien qui quant à lui
connote l’abondance et la générosité dit Levinas) : exigence de décrire la
présence comme précédant les pouvoirs du sujets et la fermeté d'identité de
l'objet – et trouver alors non pas rien, mais l'exister comme nappe d'exister
anonyme, comme présence. On comprend du même mouvement qu'il ne
convient pas de décrire la présence grâce aux ressources du sujet, de l'objet, de
la conscience, de l'intentionnalité comme structure et fonction de la conscience.
(Ni les ressources « de » au sens du génitif objectif, ni au sens du génitif
subjectif : ni les ressources appartenant en propre au sujet, ni, plus

7
En un sens aucun de ces termes ne convient, en un autre tous pourraient dire quelque chose de cette
épreuve.

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radicalement, le sujet comme ressource). Je n'entame pas ici la réflexion sur les
divers motifs lévinassiens – qui ne sont pas interchangeables – de
« l'intentionnalité inversée », d'une « conscience non-intentionnelle », ici d'un
exister ou d'un psychisme en-deçà même de la conscience...
Disons-le, et insistons-y, la vigilance nomme chez Levinas cette veille
continue par où 1) la présence est plus présence que jamais, noyau
« originaire » de l'expérience la plus nue et la plus brute de la présence, 2) de
telle manière qu'elle n'est surtout ni présence à soi d'un sujet ou d'une
conscience, ni, corrélativement, présence de la chose ou de l'objet individué (à
cette conscience). Quels sont les traits principaux de la vigilance ? Dans la
vigilance, la présence s'impose de manière implacable : « je » ne peux pas lui
échapper. Dans sa passivité radicale, et son impouvoir fondamental, la
vigilance est veille qui, en un sens, n'est veille « de » personne : elle n'est pas
volontaire – mais l'involontaire même, ou plutôt en-deçà du volontaire et de
l'involontaire – et n'est pas la faculté d'un sujet préexistant. Elle n'est veille de
personne (personne ne veille) et auprès de rien (d'étant), puisqu'elle ne veille
rien de déterminée (elle ne veille ni auprès de ceci ni auprès de cela). En un
sens « elle » veille sans l'avoir jamais choisi auprès de l'indétermination même
de l'exister. Dans la concrétude de l'insomnie, je m'efface à moi-même sans
pouvoir échapper au « moi » et au « monde des choses », sans pouvoir
échapper plutôt à la nappe d'exister où se brouillent et se noient le moi et les
choses, et leurs frontières respectives : d'où « l'expérience », « l'épreuve » d'une
présence suraiguë à laquelle on ne peut échapper, dans l'étrangeté à soi (qui
veille dans « mon » insomnie ?) et l'effacement du contour des étants (qualités
spatiales comme auditives) : obsession.
On voit donc à quel point l'expérience de la vigilance s'oppose, chez
Levinas, comme terme à terme, à la définition communément admise de la
« vigilance » comme « attention soutenue » : elle n'est la faculté de personne (il
n'y a ni faculté ni sujet), et ne fait attention à rien (n'est pas focalisée sur un
foyer quelconque). Si la notion d'« attention » comme on l’entend
communément implique le volontaire, en plus de la conscience, et un objet de
l'attention, alors la vigilance s'oppose à toutes ses caractéristiques (d'autant plus
si dans une certaine acception reçue « vigilance » veut dire « attention
soutenue »).
Laissons résonner, parmi tant d’autres possibles, quelques citations de De
l'existence à l'existant tout à fait suggestives et significatives : dans l'insomnie
« on veille quand il n'y a plus rien à veiller » ; « Il n'y a plus de dehors ni de
dedans » ; « la vigilance de l'insomnie qui tient ouverts nos yeux n'a pas de
sujet »8.
Je voudrais aller directement à l'enjeu lui-même : à lire ces descriptions, on
pourrait se dire que « ce n'est pas par hasard », si je puis dire, qu'elles sont
comme produites deux fois, ou selon deux points de vue, ou grâce à deux
« protagonistes » notionnels différents : la « veille » et l'il y a. Tout ne se
passe-t-il pas comme si, pour décrire la « présence », pourtant radicalement
anonyme et précédant toute dualité ou toute corrélation, deux termes déjà se
levaient, l'un connotant plutôt l'être (il y a) et l'autre la structure de conscience,

8
Cf. (Levinas, [1947], 2004, pp. 109-110).

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« de présence à » (la veille) – alors même qu'il s'agit de dénoncer les formes
accomplies de ces deux registres ? Inéluctable construction rétrospective –
induite par le langage, par le « vouloir dire quelque chose » (je le dis au plus
large – plus large encore que « phénoménologie » ou même « philosophie ») ?
La difficulté n'est cependant pas exprimée comme telle dans les textes
lévinassiens. Presqu'au contraire, on trouve en eux, précisément, l'expérience
même ou l'épreuve de cette situation concrète de l'insomnie, de la veille, de l'il
y a. Et il ne semble pas tant que cette « expérience » soit celle d'une dissolution
du sujet et de l'objet comme si on l'atteignait dans l'après-coup et dans la mise
en péril de ces derniers (malgré quelques formulations). Il faut bien plutôt
comprendre que le sujet et/ou la conscience d'un côté, l'objet ou l'étant
individué de l'autre, naissent, émergent de la veille ou de l'il y a. Tout se passe
dès lors comme si l'insomnie était une situation dans laquelle nous sommes
reconduits à cette indistinction préalable, à ce moment instable de naissance,
d'émergence – et que ce dernier soit comme tel descriptible. Comment une telle
description est-elle, au moins dans une certaine mesure, possible ? Ne retrouve-
t-on pas ici à l'occasion de Levinas, les problèmes méthodologiques qui valent
pour toute « phénoménologie génétique » – retour en amont sur l'avant de la
conscience ? Toujours est-il qu'il semble bien que la situation de la vigilance
soit une épreuve irréfutable – pleinement vécue (dans l'insomnie) et non pas
une épreuve limite au sens de : à la limite du « vivable ». Bien plutôt que la
chose même de l'expérience, ce sont les ressources de la philosophie qui sont
suspectes si cette dernière exige la responsabilité qui subjective le scripteur
philosophe... Or ce témoignage sans personne qui témoigne, la littérature de
Blanchot, selon Levinas, le pourrait9... Mais je laisse cette question de côté
(comment dire et décrire, en philosophe, en écrivain, en scientifique ?) pour
revenir vers l'expérience elle-même. Il me semble que si je peux malgré tout
témoigner de l'insomnie, et en quelque mesure la décrire, c'est parce que la
conscience naît là, de se séparer de l'il y a ou de la vigilance – naît dans le
pouvoir même de cette séparation : le pouvoir de « se mettre à part », le
pouvoir de dormir – précisément. Dormir n'est pas tant chez Levinas
l'expérience d'un dessaisissement de soi, d'une passivité (inquiétante) où je me
perdrais ou m'oublierais ; au contraire, il s'agit d'un pouvoir, du premier
pouvoir – non pas tant de la conscience, que du pouvoir qui inaugure la
conscience, pouvoir qui est proprement pouvoir de suspension (de l'il y a),
d'épochè. La conscience commence par l'épochè en un sens très fort ; elle est
inaugurée par cette suspension ; elle commence comme épochè. Se mettre à
part, se dégager ou s'évader de la présence anonyme de la vigilance : par là une
conscience surgit. Se dégager, se mettre à part de l'il y a, s'en évader : par là je
me pose en moi – inauguration de l'ipséité dans l'hypostase. (Et, de ce point de
vue, je le signale juste au passage, la notion d'inconscient a, chez Levinas,
même statut et même fonction de suspension de la présence anonyme de la
vigilance.)
On peut donc dire que la conscience (et l'attention qui en serait une
modalité), à un certain niveau d'analyse ou de description, s'oppose à la
vigilance – puisqu'elle naît de se séparer d'elle, de s'en évader. Il convient
cependant de scruter les modalités de cette évasion : elle emporte ce dont elle

9
Cf. Levinas, 1975.

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s'évade, elle en participe toujours. C'est sur fond d'exister anonyme, en prise
avec lui, que l'existant se lève : la conscience n'est donc séparation d'avec
l'exister anonyme que pour autant qu'elle en participe toujours. Si l'on veut :
détermination sur fond d'exister. Autant qu'elle s'en évade, la conscience
participe de la vigilance. Et c'est pourquoi, je le mentionnais en commençant
cet exposé, il faut tout à la fois signaler le tour radicalement paradoxal de la
description lévinassienne de la vigilance – par où cette dernière s'oppose
comme terme à terme à la description commune – et comprendre pourquoi c'est
bien le même phénomène qui est visé, comprendre qu'il ne s'agit pas d'une
simple querelle de mot (un même mot servant à désigner une chose et son
contraire). C'est la présence même, le sentiment ou l'épreuve la plus brute ou la
plus nue de la présence, que la « vigilance » (au sens de Levinas) emporte
dans la conscience (au sens de Levinas) – la conscience qui ne sera conscience
qu'en s'en échappant, en s'en séparant tout en y participant. La séparation – il
faut bien le dire – fait ici encore lien : le meilleur lien entre l'exister et l'existant
(l'existant contracte l'exister dit Levinas – et l’on tend à l’entendre aussi bien
au sens du « contrat » que de la « contraction »). Lien entre l'il y a anonyme
auprès duquel veille la vigilance, et la conscience. Voilà pourquoi, même
comme expérience-limite, c'est bien une expérience que « je » peux faire et
dont je peux témoigner – et pourquoi la relation entre « vigilance » au sens de
Levinas et « vigilance » au sens ordinaire du terme n'est pas que d'opposition.
D'ailleurs la description reçue de la vigilance (comme attention soutenue),
lorsqu'elle est creusée, ne nous amène-t-elle pas dans les parages lévinassiens ?
En effet, la vigilance, quand elle devient aiguë, n'est-elle toujours vigilance
pour un objet indéterminé (en « alerte » : il peut se passer quelque chose ?
Mais quoi ?) ? Et n'est-elle pas telle dès lors que c'est elle qui me tient, bien
plutôt que moi comme sujet volontaire qui la décide et la commande ?
Je voudrais le signaler sans avoir le temps de développer ce point pour lui-
même, la description menée ici du point de vue de la vigilance, se laisse
conduire du point de vue plus proprement ontologique. Et prendre la
description sous cet angle est très instructif : c'est qu'alors le double sens de la
description se fait manifeste (moins au sens de l'équivoque qu'à celui de la
double direction). S'il faut que le sujet s'évade et se pose – hypostase – en
dehors de l'horreur d'être ou de l'être (l'il y a), déjà il vire en Moi athée ou en
conatus essendi, ou encore en l'être pour lequel il y va en son être de son être
même ; être s'identifiant en se bouclant sur lui-même – être qui, tout entier en
vue de lui-même, s'en va déjà consommant, manipulant ou s'appropriant les
étants du monde. Dès lors l'écho ou la persistance de l'il y a anonyme dans un
tel être voit son signe s'inverser. L'horreur de l'être anonyme, comme telle, joue
maintenant un rôle de désidentification : la vigilance radicale de l'insomnie
(puisque c'est d'elle qu'il s'agit) est aussi éveil ou réveil, ce dernier terme, lui
aussi utilisé par Levinas, disant mieux encore peut-être l'interruption. Si, selon
la description proposée par Levinas, la conscience et l'hypostase interrompent
l'il y a anonyme et menaçant (c'est la subjectivation 1), se produit comme un
retour de l'il y a, ou plutôt ne cesse jamais une persistance de l'il y a (de son
bruissement) dans la conscience (conscience qui, nous l'avons vu, ne vit qu'à
s'en échapper mais tout aussi bien qu'en y participant). Bruissement de l'il y a
dans la conscience, qui la dérange, qui est le dérangement même : mise en
question de mon être – l'éthique même (selon l'approche lévinassienne).

- DOSSIER -
Il y a et vigilance éthique 63

Avec l'éthique par-delà le gnoséologique et l’ontologique, les choses se


complexifient donc encore. Je me contente de le suggérer ici : en assumant
cette fonction de dérangement de l'identité dans l'être et de l'être, la vigilance
comme éveil ne ramène cependant pas la subjectivité vers elle-même (vers la
subjectivation 1), mais l'envoie si je puis dire vers son « identité d'unique »
(vers la subjectivation 2), la subjectivation comme subjectivation éthique. Du
point de vue ontologique, l'il y a se donne comme une nappe d'exister brut, en
deçà, nous l'avons dit, de l'affirmation et de la négation, de l'être et du non-être
en ce sens (si un être est toujours un être). Dans l'être où se tiennent sujets et
objets, où se tiennent tous les étants, l'être que je suis éprouve sa finitude (de
diverses manières – et pas uniquement comme Heidegger décrit cette épreuve)
et mé-comprend l'Infini en le mesurant à son être fini – en faisant précisément
l'épreuve d'une disproportion par rapport à lui-même (pris comme terme
premier et de comparaison). Or l'ouverture à l'Infini – l'éthique même comme
dérangement – précède en un sens le conatus essendi qu'elle dérange : elle est
toujours déjà inscrite en son cœur. Elle précède la finitude même de l'étant qui
l'éprouve et ne se laisse donc pas mesurer à elle : voilà ce que dans le dernier
grand œuvre, Levinas nommera l'autrement qu'être. Dès lors la vigilance,
modalité de l'il y a, vient en un sens coïncider avec la modalité de l'autrement
qu'être (comme si les deux extrémités, les deux limites de l'être venaient à se
rencontrer) : par le biais de la question de la vigilance, nous retrouvons ici
l'étrange et cohérente proximité entre l'illéité (autre nom de l'autrement qu'être)
et l'il y a, qu'on peut lire en quelques pages d'Autrement qu'être ou au-delà de
l'essence.
Racontons, narrons, la même intrigue d'un point de vue plus
gnoséologique10, du point de vue même de la conscience. Levinas dans « De la
conscience à la veille », décrit la conscience comme une griserie : il faudrait se
dégriser de la conscience comme telle, de la « prise de conscience » et des
sublimations qu'en ont fait les philosophes – Descartes et Kant. Inversion du
signe donc (la conscience comme telle serait saoulerie), mais en lui ayant
d'abord reconnu, à la conscience, son pouvoir propre d'éveil, comme sortie du
« mauvais » il y a, ou plutôt de la mauvaise guise de l'il y a. Ce pouvoir, on l'a
vu, est pouvoir d'évasion et de séparation : c'est donc en un sens comme
sommeil que la conscience est éveil (puisque le sommeil est le pouvoir de la
séparation) ! Et précisément, c'est parce que, déjà, la conscience se fait trop
elle-même, maîtrise de soi et de l'objet qu'elle tient fermement dans ses raies –
déjà SAVOIR – qu'en cette souveraineté, elle se fait « mauvais sommeil » de
l'homme ivre, somnolence de la soulerie ou de la griserie de soi,
endormissement dans le trop-plein de soi, dans la jouissance de soi et des
choses du monde. Cette lumière souveraine est donc un sommeil, « mauvais
sommeil » comme oubli de soi et non plus comme séparation d'avec l'il y a. Le
« soi vraiment » surgit dans la mise en question ou le dérangement de la
conscience comme « déjà savoir », de la conscience comme maîtrise et
souveraineté. Là aussi les mots voient, avec cohérence, leur sens être retourné :

10
Puisque c’est sous cet angle d’attaque que nous accompagnons préférentiellement Levinas en ce texte,
mais sans jamais perdre de vue qu’alors, avec la vigilance, c’est tout aussi bien l’ontologie même qui est
mise en question, et que cette mise en question de l’ontologique et du gnoséologique conjoints fait le
cœur de l’épreuve éthique elle-même.

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64 François-David SEBBAH

en tant qu'elle dérange la conscience, la modalité d'expérience de l'il y a n'est


pas griserie mais la lucidité même – la lucidité la plus lucide (puisque la
conscience elle-même a été reconnue non pas comme lucidité mais comme
griserie). C'est que la lucidité n'est pas ce qu'on croit : elle n'est pas maîtrise,
elle n'est pas présence d'un monde à une présence à soi. Au contraire, elle est le
dérangement même comme présence de l'absence, présence continue et sans
terme puisque confrontée à l'indétermination même ; elle est la vigilance que
nous avons amplement décrite. C'est la vigilance qui réveille la conscience
subjectivée d'elle-même. Et ce dérangement qui arrive à la conscience comme
« l'extériorité même », est inscrit en son cœur, la précède en son cœur même
(puisque la conscience en provient). Au plus intime, « on veille » et cela me
dérange et me subjective (selon la subjectivité 2, l'élection) : mauvaise
conscience, au sens de conscience dérangée, avant toute faute commise dans
l'être par un être.
Je me suis demandé : y a-t-il même fonction ou coïncidence exacte,
recouvrement voire « identité » entre l’il y a et l’ « autrement qu’être » ? Faut-
il dire que l'il y a a fonction de dérangement qui ouvre à l'« autrement qu'être »,
à l'illéité ? Peut-on aller jusqu'à dire que l'il y a « est » l'autrement qu'être ? Les
raisons sont nombreuses, fournies par le texte lévinassien, qui invitent à s'en
tenir à la première proposition, qui poussent à ne pas aller jusqu'à identifier il y
a et illéité. On ne le remarquera cependant jamais assez : sous l'angle de la
problématique de la vigilance, cette lucidité comme dérangement vient bien
quant à elle coïncider avec la substitution à autrui11 : « La vigilance – réveil
dans l'éveil – signifie la défection de l'identité, ce qui n'est pas son extinction
mais sa substitution à autrui [...] elle est la relation éthique avec autrui ([…]12 »
a pu écrire Levinas.
Ainsi le psychisme, plus vieux que la conscience et sans savoir –
vigilance –, est le dérangement éthique même13.

11
Sans pouvoir ici faire plus que le mentionner, rappelons que c’est comme « substitution à autrui » –
par où il s’agit pour le sujet bien moins de se mettre à la place d’autrui que d’éprouver toujours déjà un
déphasage intime, en son cœur, par l’altérité d’autrui, l’altérité d’autrui qui le prend pour ainsi dire en
otage « de l’intérieur » – que Levinas affine et précise ultimement l’« originaire » (ou an-archique,
puisqu’elle dit l’absence d’archè, de fondement) et structurante épreuve éthique pour le soi qui
l’éprouve (cf. Levinas, [1974], 1996). Pour Levinas, c’est la substitution qui tout à la fois ipséise le
« soi » de manière authentique (selon le schème de l’élection « pour l’autre ») et ouvre vraiment la
dimension du sens, de la « signifiance » ; telle est la situation matricielle décisive. Que Levinas finisse
par écrire qu’elle s’éprouve exemplairement comme « vigilance » 1) hausse bien évidemment cette
dernière à un statut sans commune mesure avec celui d’une modalité psychologique, certes spécifique,
mais « parmi d’autres » et 2) révèle que cette expérience métaphysique découverte dès les années
quarante, finit par trouver son sens, en 1974, comme épreuve de l’éthique même – Autrement qu’être ou
au-delà de l’essence et « De la conscience à la veille » sont des textes strictement contemporains.
12
Levinas, 1986, p. 60.
13
Je voudrais, pour terminer cette présentation, proposer une remarque qui appellera inévitablement de
nouvelles réflexions, nécessaires pour accompagner Levinas dans sa capacité à inverser, déplacer,
« exaspérer » jusqu’à la rupture du « bien connu » les notions et les descriptions phénoménologiques –
que l’on aura ici exemplairement éprouvée à propos de la notion de « vigilance ».
Si l'on a beaucoup commenté les lignes écrites par Levinas évoquant l'expérience du Stalag qui
concernent Tobby le « dernier kantien de l'Allemagne nazie », Tobby le chien qui reconnaissait les
prisonniers comme ayant un visage, comme des êtres humains, alors que les autres êtres humains se

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Il y a et vigilance éthique 65

RÉFÉRENCES
Levinas, E. (1975). Sur Maurice Blanchot. Montpellier, Fata Morgana.
Levinas, E. (1986). De Dieu qui vient à l’idée. Paris, Vrin.
Levinas, E. ([1974]). Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris, Le Livre de
Poche, 1996.
Levinas, E. ([1947]). De l’existence à l’existant. Paris, Vrin, 2004.

détournaient d’eux ; si l'on peut s'amuser de sa perplexité (la question est cependant fort sérieuse!)
devant la question qui lui fut posée de savoir si l’on pouvait parler d’un « visage de l'animal » ; si l'on
peut remarquer que souvent l'animal est assez naturellement associé sous sa plume au « conatus
essendi », à l’effort immédiat de tout être, et en particulier de tout être vivant, pour persévérer dans son
être, a-t-on assez remarqué que, tout aussi bien, le lieu même de l' épreuve de l' il y a comme vigilance,
comme « dérangement éthique », alors renommé le « théologique », est précisément identifié, dans
certains textes lévinassiens comme… le « psychisme animal » ? Réfléchir à cette question déborde les
intentions du présent texte.

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