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L'ESCLAVAGE ET LA DETTE

Jean-Emile MBOT
Université Omar Bongo
Libreville (GABON).

Résumé :
A la question « qu'est-ce que l'esclavage ? » la réponse apparentée ici est que l'homme est mis en
servitude pour payer sa dette. Notre propos porte sur la dette qui mène à l'esclavage : de la dette
temporaire du captif à la dette perpétuelle de l'esclave, jusqu’à la dette des Etats africains
contemporains. De la dette temporaire du captif à la dette permanente de l’esclavage.
Mots-clés
Dette, esclavage, Gabon, héritage, identité, marchandise, privé, publique, travail forcé, vente.
Abstract :
To the question « waht is slavery ? » the answer suggested / given here is that Man is held in servitude /
bondage to pay his debt. Our paper deals with the debt that leads to slavery : from the captive’s temporary debt and the
slave’s / bondman’s perpetual debt to debt servicing in contempray African states.
Key words
Debt, slavery, Gabon, heritage, identity, good, private, public, forced labour, sales

Introduction
Les peuples bantou de l'Afrique Centrale considèrent que les pygmées sont leurs débiteurs
éternels. Et en vertu de cette dette mythique et perpétuelle, ils peuvent, sans autre forme de procès,
chasser et faire des plantations dans les forêts que ces derniers habitent. Dans le même ordre des
anecdotes de l'histoire des échanges inégaux et des esclavages qui peuvent en être la conséquence, un
récit oral ikota du Gabon (Tite Maboueli, communication personnelle, 1997) rapporte comment des
familles entières furent assujetties lors de la famine de 1929 pour avoir volé le manioc dans un champ.
A la question « qu'est-ce que l'esclavage ? » la réponse apparentée ici est que l'homme est mis en
servitude pour payer sa dette. Notre propos porte sur la dette qui mène à l'esclavage : de la dette
temporaire du captif à la dette perpétuelle de l'esclave, jusqu’à la dette des Etats africains contemporains.
La captivité était considérée en Afrique bantu comme une sanction réprimant les crimes non
passibles de la peine capitale. Les causes de la captivité sont nombreuses, et sont vues comme dette
envers la société. Il en est de même de l'accusation de sorcellerie, notamment à la suite d'un décès.
Les débiteurs insolvables pouvaient se livrer eux-mêmes ou avec leur famille (cela dépendait bien
entendu de l'importance du dû) afin de racheter leur liberté en travaillant.
Il était nécessaire de faire en Afrique quelque chose des prisonniers de guerre, des criminels
et des vauriens, qui existent d'ailleurs dans toutes les sociétés du monde. La solution africaine fut de les
réduire en esclavage, c'est-à-dire de leur conférer un statut spécial, grâce auquel, retranchés de leurs
congénères, ils ; seraient surveillés attentivement et recevraient en même temps la sécurité et une
situation. En ce sens, le mot " esclave " signifie une personne rattachée à un groupe domestique par
des liens de non-parenté mais qui comportent des éléments de servitude. Rejetés par leur père et mère
naturels, ou bien "vendus en esclavage" par eux, les esclaves subissaient une forme de bannissement qui,
pour certains groupes, consistait à saisir le criminel ou le parent indésirable et, avant de le vendre, à
accomplir un rituel pour "rompre la parenté".
Une première distinction est à faire, très générale, entre esclaves, marchandise (les « captifs de
traite » de l'administration coloniale française) et esclaves dits domestiques ("captifs de case" ou "captifs"
tout court). Les esclaves-marchandises (Le Testu 1918) sont exactement cela : une marchandise qu'on se
procure pour la vendre ou revendre avec profit. A la mort d'un chef, les esclaves-marchandises peuvent
être immolés pour accompagner le défunt dans sa tombe (Rey, 1971).
Pierre Alexandre (1981) nous montre à juste titre que le statut de l'esclave marchandise est vite
décrit : il est inexistant, ou plutôt, comme le notait Pierre-Philippe Rey (1971), il est une matière de «
bien de prestige ». L'esclave de cette catégorie n'est pas une personne, ni même un être humain et cette
déshumanisation est d'autant plus marquée qu'il est plus loin de son pays d'origine, ce qui se conçoit
parfaitement puisque c’est l’appartenance sociale à un groupe d'origine ou d'adoption qui confère le
statut. Les esclaves domestiques peuvent, eux aussi, être des prisonniers de guerre ou des descendants
de prisonniers de guerre (Rey 1971). C'est leur origine la plus fréquente, mais il en est d'autres :
notamment la mise en servitude pour gager une dette, ou le paiement d'une condamnation judiciaire. Il
ne s'agit pas, dans ce dernier cas, de criminels : ceux-ci, on l'a vu, doivent être exclus de la société, donc
vendus hors de celle-ci, peine qui constitue l'équivalent d'une condamnation à mort, et qui est aussi
définitive.
La servitude par mise en gage ou pour dette peut, au contraire, n'être que temporaire,
prendre fin une fois la dette acquittée, ou encore à une échéance fixée d'avance, d'accord parties ou
par la coutume. Le statut des captifs de ce type peut être très proche de celui des otages vivant dans
certaines cours royales - c'est un cas où le terme de « captif» est préférable à celui d'« esclave ». Il arrive
aussi que la mise en gage d'une fille (Mayer 1992 : 188) se termine par un mariage dans la famille des
créanciers-gagistes qui la ramène, en quelque sorte, au droit commun.
Paul Du Chaillu définit en 1863 sur les côtes gabonaises une règle générale selon laquelle, dans
les communautés de la côte, les esclaves reçus en héritage comme les parents ne sauraient être sujets à la
vente.
« Lorsque j'arrivai, un négrier portugais venait précisément de quitter la côte pour se rendre à l'île Saint-
Thomas, ayant à son bord soixante dix huit esclaves. Cependant ni le roi, ni les chefs, ni leurs sujets ne vendent les
esclaves dont ils sont propriétaires par héritage. J'ai vu de ces esclaves-là qui vivaient dans le village depuis
cinquante ans. Leurs enfants non plus ne doivent jamais être vendus. La vente des esclaves reçus en héritage est
contraire aux coutumes de ces peuples, et une pareille action, pour nous servir de leurs expressions mêmes, attirait la
honte sur eux ».
Les premiers esclaves marchandises étaient des condamnés politiques ou de droit commun,
exclus de leur société, et des prisonniers de guerre récemment capturés.
Bohanan affirme que la nature de l'esclavage n'est pas toujours bien comprise par les
Occidentaux modernes. A l'époque où se développait le commerce des esclaves, les Européens et les
Africains avaient chacun leur tradition d'esclavage, mais les deux traditions étaient d'un ordre très
différent. L'esclavage africain (généralement appelé bénin, domestique, ménager ou familial) était
sur l'ensemble du continent une institution domestique, à quelques exceptions près. Les esclaves
domestiques ont ceci de particulier que ce n'est pas leur valeur économique qui importe le plus (bien
qu'ils pussent en avoir une, comme en ont les ménagères), mais leur valeur en tant qu'adeptes et
symboles du prestige de leur maître.
Au cours du commerce des esclaves, la version féodale et européenne du servage à base
économique rencontra l'esclavage africain à base familiale et fondamentalement bénin. Comme pour
bien d'autres aspects de la culture, la rencontre eut lieu d'abord sur la place publique. Les Africains
ne voyaient rien de mal à vendre des esclaves, les Européens à en acheter. En fait, dans les premières
transactions, beaucoup de Noirs furent traités comme des serfs, leur servage étant limité par contrat
à une période de quelques années. Mais l'idée que chacun se faisait du rôle de l'esclave dans le monde
du travail était radicalement différente. L'approvisionnement en esclaves devint une entreprise coûteuse
et le " lien " se fit permanent. De la rencontre des deux esclavages et de l'établissement de nouvelles
nations et de nouvelles économies, naquit une nouvelle institution : l'esclavage du Nouveau Monde.
En Europe, l'esclavage était une tout autre institution, ayant une base différente, une histoire
différente, et aboutissant à des conditions différentes. L'esclavage européen fut, dès l'origine,
essentiellement économique ; peut-être serait-il plus exact de dire que l'esclavage domestique
constituait une exception, bien qu'il existât côte à côte avec l'esclavage économique dans le monde. Ce
lien avait un caractère purement économique. Toute personne endettée pouvait s'engager ou engager un
membre de sa famille à travailler jusqu'à l'extinction de sa dette. Toute la notion de servage découle
d'une éthique féodale qui se prolongea quelque temps.
Les débuts de la traite des esclaves sont ainsi connotés par la dette.
En effet, en 1441, une expédition conduite par Antam Gonsalvez et Nuno Tristan ramena en
Europe dix captifs d'Afrique. Certains de ces prisonniers donnèrent à ceux qui les avaient capturés
l'assurance qu 'il recevraient une forte récompense s'ils les ramenaient en Afrique. Gonsalvez rembarqua
donc ses prisonniers pour l'Afrique et y reçut en échange « dix Noirs, hommes et femmes, de différents pays »
...et diverses marchandises, dont... « un peu de poussière d'or».
Plusieurs esclaves furent envoyés en grande pompe à Rome où ils furent offerts au pape Eugène
IV. Les autres furent vendus à Lisbonne à prix d'or.
Après cette première et fort lucrative opération, les navigateurs portugais prirent l'habitude de
ramener des esclaves de chacun de leurs voyages en Afrique.
L'esprit de dette a dores et déjà pris en charge la notion de l'esclavage depuis les débuts
européens de la traite, marqué en cela par l'histoire européenne de l'esclavage.
On passera progressivement de la dette temporaire du captif à la dette perpétuelle de l'esclave
de l'évolution dans les conditions historiques de la servitude des Africains dans les plantations
américaines dans les concession coloniales africaines.
Après avoir été un immense réservoir d'esclaves, l'Afrique devient le champ de bataille des
impérialismes européens. Chaque pays s'y taille un fief, et les anciens comptoirs deviennent souvent les
bases d'une fructueuses implantation. La colonisation permet toutes les pratiques ; les expéditions
militaires achètent des esclaves aux marchands pour en faire des engagés « volontaires », les prises de
villages s'accompagnent de prises de captifs, que l'on n'épargne guère.
La traite n'était donc plus une réponse à une demande constante et sûre de main-d'œuvre
africaine, elle était liée aux fluctuations du marché, aux transformations de l'économie, à l'importance
respective du sucre, ou du tabac.
La servitudes par des grandes concessions
La conférence de Berlin prit sans aucun doute la décision importante par ses conséquences et
en vertu de laquelle un pays ne pouvait réclamer un territoire que s'il l'occupait véritablement. Cette
décision fut à la source du mouvement d'occupation que l'on a appelé la " mêlée pour l'Afrique".
En ce qui concerne le Gabon, Brazza a décrit les objectifs et rapporte des faits en ce qui concerne
notre objet : la situation de l'esclavage.
Brazza dit que par l'établissement de nouvelles stations françaises, la question de l'esclavage
serait résolue dans ce riche bassin, riche par le sol d'une fertilité exubérante ... noix de palme,
arachide, essences précieuses, bois rouge, ébène, le commerce qui se produit par l'achat et la vente
des esclaves perd donc son sens, dès lors que les mêmes hommes ainsi vendus peuvent servir à
l'exploitation des richesses du pays. C’est ainsi que l'esclavage contribue à son tour à la conquête
des débouchés de commerce et de l'Ogooué.
A l'issue de ces explorations Brazza peut conclure : « A l'heure présente les anciennes tribus de
l'Ogooué sont complètement dans nos mains. Par les traités qui les lient, leurs hommes nous doivent annuellement un
temps déterminé de service ; en dehors de leur salaire, elles trouvent dans de sérieux avantages économiques et
dans notre protection, compensation au temps qu 'elles nous consacrent ».
A côté de ces résultats, se placent d'autres, économiques, plus importants encore : « Le
premier est d'avoir conquis sur les populations cette influence définitive qui doit, de l'avis de Brazza, constituer
l'élément primordial essentiel de toute création de colonie. Tirer parti des indigènes, fondre leurs intérêts dans les
nôtres, en faire nos auxiliaires naturels, c 'était là, suivant moi, un des plus hauts objectifs de ma mission ».
Au Gabon à partir de 1890, la loi française réglemente le domaine des territoires coloniaux.
Dans cette réglementation, il est reconnu une certaine souveraineté aux indigènes dans le
cadre de la loi domaniale française. Dans ce cadre, la restriction de la liberté d'exploitation des
indigènes se renforce en même temps par le fait de leur exclusion- dès lors qu 'il est accordé des
concessions et exclusivement aux personnes de nationalité française ou entreprises de droit
français.
Ces textes ont provoqué des frustrations non seulement de la part des gabonais mais aussi de la
part des courtiers d'autres nationalités, le cas particulier des sociétés anglaises installées au Gabon
avant les sociétés françaises.
C 'est ainsi que le Bulletin du comité de l'Afrique française de l'année 1898 rapporte des incidents
entre concessionnaires français et établissements anglais en ces termes :
« Si l'on se réfère aux institutions anciennes des peuples du Bassin de l'Ogooué, et spécifiquement en matière
de tenure foncière traditionnelle, on se rend à l'évidence que les lois domaniales françaises illustrées en matière de
régime forestier pervertissent fondamentalement les règles d'appropriation, d'occupation, de gestion et de transmission
de la terre - II en va de même pour les règles régissant la tenure végétale ».
Dans le cas extrême de cette perversion, l'Etat français en devenant de fait propriétaire des
terres rendait les Gabonais de fait étrangers sur ces mêmes terres.
La législation du travail se comprend dans ce cadre quand l'Etat colonial autorise aux
concessionnaires français la contrainte sur les personnes en matière de travaux forcés notamment.
On sait ce qu'il advint de l'application de ce décret, le « Travail libre » appliqué dans le cadre
de l'autonomie des grandes concessions et géré par les textes autorisant la contrainte en cas de nécessité
se transforma en travail forcé où se conjuguaient ensemble l'entreprise de pacification, la mise en
service de concessions et la libération des esclaves devenus salariés.
Il faut donc noter que la fin de l'esclavage coïncide avec l'occupation de l'espace du Bassin de
l'Ogooué par les grandes concessions, mais aussi et ce n'est pas un hasard avec le travail sous la contrainte
certes - l'autochtone ne s'achète plus. Mais l'Etat colonial peut le mettre en location auprès de
l'employeur. Ce dernier ne se soucie ni de la santé ni de la mort de l'indigène - s'il meurt, il en
demande un autre.
Hubert Deschamps note que le Congo français (ensemble comprenant le Gabon) est resté
célèbre par les abus du portage et l'exigence du caoutchouc. Les populations locales, hommes et femmes
devaient, faute de chemins de fer et d'animaux de bât, assurer tous les transports de marchandises sur
leur tête, d'une manière à peu près incessante. Les gardes doivent se livrer devant la fuite des
habitants à une véritable chasse à l'homme ; aussi arrive-t-il qu'ils soient attaqués, blessés et fréquemment
tués.
Plus tard en contradiction avec l'abolition du portage, on devait faire face à la construction du
chemin de fer Congo-Océan et des grands axes routiers du Gabon. Il fallut faire venir des travailleurs
forcés ; beaucoup, dépaysés, mal nourris, moururent.
Les Compagnies concessionnaires à qui avait été remise l'exploitation de la colonie exigeaient
des livraisons de caoutchouc sylvestre. Le même Deschamps rapporte que ces miliciens des Compagnies,
chargés de faire appliquer ces consignes, étaient appelés par les indigènes Touronkou (les Turcs), nom
donné autrefois aux guerriers esclavagistes.
L'habitude du travail salarié ne se prit que lentement, l'administration eut longtemps recours
pour ses besoins à des réquisitions temporaires. Dans les pays où s'étaient établis des colonies des
blancs, inaugurant les cultures d'exploitation (cacao, café, exploitation de l'Okoumé), la pression
administrative les aida ainsi fréquemment à se procurer de la main-d'œuvre.
Deschamps note que c'est seulement en 1930 que les procédés du travail forcé furent
condamnés par la S.D.N. Le travail obligatoire ne pouvait être admis qu'à quatre conditions simultanées
incontrôlables :
En cas d'urgence et d'impossibilité à se procurer la main-d'œuvre volontaire ;
Uniquement pour des fins jugées d'intérêt général ;
Qu'il ne représentât pas un fardeau trop lourd dans les conditions sanitaires satisfaisantes et
moyennant une rétribution convenable.
On peut mettre fin à ce commentaire sur la réglementation coloniale du travail dans le Bassin
de l'Ogooué en nous référant à André Gide qui confirme cet état de choses dans son ouvrage Voyage au
Congo.
“Nous avions le cœur si serré par la déposition de Samba N'Goto et par les récits de Garron, qu'à la rencontre
que nous fîmes d'un groupe de femmes en train de travailler à la réfection de la route, nous ne pouvions même plus leur
sourire. Ce pauvre bétail ruisselait sous l'averse. Nombre d'entre elles allaitaient tout en travaillant. Tous les vingt
mètres environ, aux côtés de la route, un vaste trou, profond de trois mètres le plus souvent ; c 'est de là que sans
outils appropriés, ces misérables travailleuses avaient extrait la terre sablonneuse pour les remblais. Il était arrivé plus
d'une fois que le sol sans consistance s'effondrât, ensevelissant les femmes et les enfants qui travaillaient au fond du
trou. Ceci nous fut redit par plusieurs. Travaillant le plus souvent trop loin de leur village pour pouvoir y retourner
le soir, ces femmes se sont construit dans les forêts des huttes provisoires préalables abris de branches et de roseau.
Nous avons appris que le milicien qui les surveille les avait fait travailler toute la nuit pour réparer les dégâts d'un
récent orage et permettre notre passage”.
Ailleurs, Gide rapporte encore :
«La cause de tout cela, c'est la C.F.S.O. (Compagnie Forestière Sanga-Oubangui) qui, avec son monopole
du caoutchouc et avec la complicité de l'administration locale, réduit tous les indigènes à un dur esclavage. Tous
les villages, sans exception aucune, sont forcés de fournir caoutchouc et manioc pour la C.F.S.O., le caoutchouc
au prix d'un franc le kilo, et le manioc à un franc, le panier de dix kilos. Il est à remarquer que dans la colonie de
l'Oubangui-Chari, le caoutchouc est payé de 10 à 12 francs le kilo aux indigènes et le manioc 2,50 F le panier. Un
indigène, pour récolter 10 kilos de caoutchouc, est obligé de passer un mois en forêt, souvent environ à 5 ou 6 jours de
marche de tout village ; par conséquent ils n’ont pas beaucoup d'enthousiasme pour cette récolte, qui leur assure une
maigre rétribution mensuelle ; ils préfèrent travailler à la récolte des noix de palmistes, beaucoup plus facile, à
proximité de leur village, et qui leur sont payées vu la concurrence (ce produit n'étant pas concédé à la C.F.S.O.)
jusqu'à un franc le kilo, et souvent davantage. Un indigène peut, sans fatigue, et en retournant coucher chaque
nuit dans son village, en fournir 30 kilos mensuellement ».
Et le prix à payer pour servir les grandes concessions était au quotidien comme le souligne
encore Gide : « Que l'on fait payer au blanc un prix établi fort au dessous de la valeur réelle. C'est ainsi que le
poulet, pour lequel le blanc donne 1 franc, est payé 3 francs par l'indigène. Un de nos porteurs hier nous demandait
d'acheter à sa place un poulet, que lui paient trois fois plus cher ».
Faut-il voir dans la dénonciation de Gide le sens à l'équation dette égale esclavage ? Parce qu'ainsi
que le veut l'esprit des nations dites modernes, esclavage et dette se conjuguent ensemble - Si l'on
examine le sens donné au mot esclavage par le dictionnaire Larousse, on note qu'il s'agit d'une action
par laquelle une ethnie, une nation, un Etat soumet tout ou partie d'un groupe social étranger à un
régime économique et politique qui prive la plupart de ses membres de toute liberté, les contraint à la
déportation et les charge par la force de certaines fonctions économiques, le plus souvent sans autre
contre-partie que le logement et la nourriture.
Que dire de la dette, autre terme de l'équation ?
L'esclave qu'on vend a une dette vis-à-vis de la société qui le met en vente. Le vendeur ne fait
que racheter la dette de l'esclave qui reste encore endetté dans son nouvel assujettissement. L'évolution
de la structure de l'esclavage correspond en quelque sorte à l'évolution de la structure de sa cause : la
dette.
A chaque forme de dette correspond donc une forme d'esclavage. Le poids de la dette
conditionne les modalités de l'esclavage et sa durée : On conviendra de comparer la captivité à une
dette temporaire et l'esclavage à une dette permanente.
Si nous revenons à l'histoire de l'esclavage, on dira que, sur le plan économique, les concessions
coloniales sont à placer structurellement au même degré que les plantations américaines. Les plantations
des colonies américaines, sont remplacées - structurellement - sur les plan de l'économie globale par
les grandes concessions. Mais le travail des Noirs reste absolument le même. Au XIXe siècle la «
colonie » est le nouveau terme de l’esclavage. Et la dette reste son corollaire.
La dette ou l'esclavage des Etats
Faisant état de la situation actuelle de la dette africaine, Adrien Akanni-Honvo et Marc
Raffînot, dans les termes qui leur sont propres, font le point sur cette question dans Afrique
contemporaine de décembre 1999. On en retiendra les précisions qui suivent.
En théorie, le financement extérieur peut présenter au moins deux avantages : d'une part,
contribuer à promouvoir la croissance économique en fournissant des ressources, mais aussi en
améliorant les politiques économiques, et, d'autre part, aider le pays à s'ajuster aux chocs intérieurs et
extérieurs. Mais les expériences de nombre de pays en développement montrent que ce type de
financement peut être « appauvrissant » en termes de croissance et d'épargne.
Suivant la tendance actuelle, les pays africains n'auraient pratiquement plus accès qu'à des
flux publics, essentiellement composés de dons, à l'exception notable des pays qui ont conservé l'accès
aux marchés des capitaux, comme l'Afrique du Sud. Ces dons auront d'ailleurs tendance à se réduire,
puisque le financement des annulations de dette absorbera une partie des budgets disponibles. On ne se
situe plus alors dans une perspective de développement, mais d'assistance.
La dette qui fait problème en Afrique est la dette publique : en effet, sauf en Afrique du Sud,
aucune entité privée n'est en mesure d'emprunter à l'étranger - du moins sans l'aval de l'Etat. La dette
privée non garantie ne représentait, en 1997, que 4 % de la dette totale à long terme de les pays
africains.
Faute de prêteurs privés, ce sont donc des prêts et des dons d'organisme publics (donc des
ressources budgétaires) qui constituent le financement extérieur des pays africains. Ce sont aujourd'hui
essentiellement les organismes multilatéraux qui prêtent aux Etats africains (du moins aux pays à faible
revenu) : FMI, Banque mondiale, Banque africaine de développement (BAD). En 1997, les prêts
multilatéraux représentaient 46 % du total des décaissements destinés aux pays africains - et 54 % des
prêts publics, les prêts privés étant destinés en quasi-totalité à la seule Afrique du Sud. C'est pourquoi la
part de la dette multilatérale croît de manière continue. Elle ne représentait que 12 % de l'encours de la
dette en 1971. En 1997, cette proportion atteint un quart.
Les politiques de stabilisation des années 1980, sous l'égide du FMI et de la Banque mondiale, se
sont traduites le plus souvent par la réduction des dépenses d'équipement. Cette stratégie d'éviction
de l'Etat a considérablement réduit la capacité de croissance des pays africains, faute d'avoir pris en
compte l'incapacité du secteur privé à se substituer efficacement au secteur public, ainsi que les
interrelations entre investissement public et privé.
La baisse continue du rapport entre l'épargne intérieure et le PIB est une des tendances lourdes
en Afrique subsaharienne. Ce taux était de 11,2 % dans les années 1970. Il est tombé à 7,5 % dans la
décennie 1980, puis à 6,3 % les années 1990 (contre 33 % dans les pays d'Asie de l'Est à
croissance rapide). Cette faiblesse de l'épargne est certes la conséquence de la faiblesse de
l'investissement et de la lenteur de la croissance, mais aussi de l'insuffisance de l'effort de mobilisation
des ressources intérieures. Il existe une sorte d'état de « dépendance dynamique aux transferts extérieurs »
qui fait que « les transferts appellent les transferts ». Une telle situation peut expliquer la réaction négative
de l'épargne aux transferts extérieurs notamment dans les années 1980.
Ce langage est évidemment peu clair pour les gens ordinaires : Matière, première, dette et
réajustement structurel sont autant d'artefacts sociaux à la disposition de la société européenne moderne,
comme les masques africains sont prêts à l'usage selon les danses. Dans la pratique, si l'on prend un
exemple dramatique, à savoir que si le projet de budget gabonais est adopté pour l'exercice 2001, on
aurait droit à 1.335 ou 1.353 milliards de Francs CFA d'emprunts nouveaux - ce qui augmenterait la
dette individuelle par tête de résident gabonais à 1,5 millions de Francs CFA.
En compensation minimum, chaque membre qui se prive ainsi de ses ressources est en droit de
comprendre le sens à donner à cette augmentation toujours plus grande de la dette.
Conclusion
En ce qui concerne l'équation « dette égale esclave » convenons que tout est à affaire de
définition. Parce que certaines réalités sociales ne se retrouvent dans les dictionnaires qu'en fonction
du point de vue qu'on veut bien leur assigner selon la lecture de l'histoire que l'on fait. Ainsi, dans
les lectures habituelles, l'esclavage n'est jamais défini par rapport à une dette. Pourtant, selon une
autre lecture de l'histoire, le dictionnaire pourrait bien donner au mot « esclavage » le sens de « dette ».
Les formes de travail de l'esclave équivalent ainsi au prix à payer. Il y a des hommes par leur
nature disposé à devenir esclaves et qui de fait sont soumis par naissance à payer une dette. Ils sont nos
esclaves par nature - et voilà pourquoi leur dette est perpétuelle. Si l'on avance les différences sociales,
c'est pour justifier leur asservissement.
La nouveauté n'est pas dans le fait que la dette soit le support de l'esclavage - Ce qui est nouveau
: est que la dette soit liée à un caractère d'infériorité lui-même lié à la race - Ce caractère devenant
de fait durable ou perpétuel - La dette devient elle-même perpétuelle.
De même la dette n'est plus seulement liée aux esclaves - elle tend à s'étendre à toute la
propriété des esclaves, à ses attributs de souveraineté et par conséquent aux terres habitées par des
esclaves. La colonisation dans ce sens n'est qu'une conséquence de l'équation de dette = esclavage.
La forme d'esclavage peut varier. La dette est inchangée parce qu'elle réside dans la définition
du rapport qui s'établit entre les hommes (supérieurs ou inférieurs), et dans le fait que l'on soit dans
l'obligation perpétuelle de payer un prix au fait de son infériorité.
A la question de savoir s'il est mis fin à l'esclavage, il convient de se demander si, pour les
créanciers de tous les temps et de tous pays la dette est liquidée, la dette de l'infériorité.
Ce qui importe de comprendre c'est l'esclavage par la dette et la dette du fait de l'esclavage.
On devient esclave parce qu'on doit, mais le statut d'esclave fait de vous un débiteur par « nature ». Les
réseaux de la dette ressembleraient si l'on y prête plus d'attention au réseau de la traite négrière. Parce
que la dette est le nouveau nom de l'esclavage.
Si nous passons des plantations américaines aux grandes concessions dans le cadre de
l'exploitation coloniale africaine, on s'aperçoit que les travaux forcés par une main-d'œuvre qui n'est plus
à exporter remplacent les esclaves exportés vers des plantations lointaines. Par la suite, ces travaux
forcés sont à leur tour transformés par la mise en place des Etats indépendants «en dettes permanentes »
dont ces Etats ont la charge du remboursement. La priorité budgétaire affichée par ces Etats, année
après année, pour ne pas dire de façon perpétuelle, est le remboursement de la dette due « sur les
ressources mises en valeur ». Sur les terres des anciens esclaves, concessions coloniales et dette sont les
termes d'une même réalité.

Bibliographie
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Hanlard la Brière.
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GIDE André, 1995, Voyage au Congo. Le retour du Tchad, Paris, Gallimard.
DU CHAILLU, Paul, 1863, Voyages et aventures dans l'Afrique équatoriale (1856-1859), Paris,
Michel Lévy.
RAFFINOT Marc « La dette de l’Afrique subsaharienne après la réunion du G7 de Cologne (juin
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FROELICH, J-C, ALEXANDRE, P. et CORNEVIN, R. Les langues bantu. In : Les langues


dans le monde ancien et moderne / sous la dir. de J. Perrot. Paris : CNRS, 1981, p. 354-
397 (la rédaction de cette section a été achevée en 1968. La bibliographie a été revue en
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FROELICH, J-C, ALEXANDRE, P. et CORNEVIN, R. Lièvre et Hyène au programme ?
Bulletin des Etudes Africaines de l'INALCO, 1981, volume 1, n°1, p. 101-106.
FROELICH, J-C, ALEXANDRE, P. et CORNEVIN, R. Les Africains : initiation à une longue
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Paris : Lidis, 1981. 608 p. (préface de Léopold Sédar Senghor : « Un regard neuf pour
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DESCHAMPS Hubert. Histoire générale de l’Afrique Noire, PUF, Paris, 1971, 2
tomes, tome II, page 401.

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