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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERCIER/MAURICE BLONDEL (1897-1925): ENTRE NÉO-

THOMISME ET NÉO-KANTISME, UNE ENTENTE EST-ELLE POSSIBLE?


Author(s): Luc Courtois
Source: Tijdschrift voor Filosofie, 77ste Jaarg., Nr. 3 (derde kwartaal 2015), pp. 587-647
Published by: Peeters Publishers/Tijdschrift voor Filosofie
Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24673563
Accessed: 12-02-2023 22:39 UTC

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Tijdschrift voor Filosofie, 77/2015, p. 587-647

KRITISCHE STUDIE
LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERCIER/
MAURICE BLONDEL (1897-1925)
ENTRE NÉO-THOMISME ET NÉO-KANTISME, UNE ENT
EST-ELLE POSSIBLE?

par Luc Courtois (Louvain-la-Neuve

C'est au cours de nos recherches sur la crise moderniste ä Louvain,1 q


avons été amené ä croiser ä la fois la figure de Désiré Mercier, artisan m
renouveau thomiste et fondateur de l'Institut supérieur de philosophie
vain, et la figure de Maurice Blondel, chef de file ä l'époque des ph
catholiques non scolastiques. La correspondance échangée entre les deux
(issue du fonds Blondel ou y conservée en copies) et repérée ä 1'occasion
enquête avait ä l'époque attisé notre curiosité: quels avaient pu être les r
entre un thomiste convaincu, par ailleurs virulemment anti-kantien, et
nier de la "nouvelle philosophie catholique", faisant siennes les critiques
sophe de Königsberg? S'étant révélée surprenante par la connivence inte
entre les deux hommes quelle révèle, cette correspondance nous a semb

Luc Courtois (1958) est professeur ä l'Université catholique de Louvain (Louvain-


oü il s'occuppe notamment de la direction du Dictionnaire d'histoire et de géographi
tiques. Parmi ses dernières publications, on peut citer: Les débuts de l'Institut su
philosophie (Louvain) a travers la correspondance de Désiré Mercier avec le Saint-S
1904) (Bibliothèque de la Revue d'histoire ecclésiastique, 96), sous la dir. de L. C
M. Jacov, Louvain-la-Neuve, Brepols, 2013, 132 p.; et Apports de l'histoire aux con
identitaires. Appartenances, frontières, diversité et universalisme (Publications de la Fon
lonne P.-M. et J.-F. Humblet. Série Recherches, t. VI), sous la dir. de L. Courtois et J
avec la coli, de S. Lemaitre, Louvain-la-Neuve, Fondation wallonne P.-M. et J.-F.
2013, 368 p.
1 Id., Paulin Ladeuze (1870-1940). Jeunesse et formation (1870-1898). Vie et pensée d'un intellec
tuel catholique au temps du modernisme (1898-1914), Thèse de doctorat inédite en histoire, Université
catholique de Louvain, 5 vol., Louvain-la-Neuve, 1998.

doi: 10.2143/TVF.77.3.3117821
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d'être présentée aux chercheurs: en toute hypothèse, ceux qui s'intéress


devenir de la "philosophic chrétienne" au tournant des 19e et 20e siècles
ront — pensons-nous — quelque profit.
Pour rassembler la correspondance Mercier-Blondel, la démarche qui s
sait d'emblée consistait ä partir des archives Blondel conservées au Cent
chives Maurice Blondel de Louvain-la-Neuve,2 trés bien inventoriées et
un fichier général détaillé constitué de longue date permet immédiatem
retrouver tous les documents échangés par Blondel avec Fun de ses n
correspondants. En outre, pour une série d'acteurs importants — et Dés
cier en est un — le Centre d'archives s'est efforcé de prospecter les archiv
derniers de fafon ä éclairer au maximum la vie et la pensée du maitre d
premier dépouillement permet dés lors de repérer trois lots de corresp
treize lettres autographes adressées par Mercier ä Blondel, qui appartien
Centre d'archives Maurice Blondel proprement dites et s'échelonnent du
1897 au 7 juin 1923;3 sept copies de lettres de Blondel ä Mercier proven
Archives de l'Archevêché de Malines et datées du 13 aoüt 1904 au 12 février
1921;4 et quatre copies de lettres de Blondel ä Mercier issues des Archives de
l'Institut supérieur de philosophie de Louvain-la-Neuve et qui couvrent la période
du 14 mai 1913 au 26 juin 1925.5
Les copies de lettres n'étant pas référencées, une seconde démarche de controle et
de prospection complémentaire nous a alors conduit aux archives de ces deux der
nières institutions. Aux Archives de lArchevêché de Malines, tout d'abord, oü le
repérage des lettres était risqué, en raison de la rédaction tardive dun nouvel inven
taire ayant détruit — sans table de concordances — le premier classement du cha
noine Roger Aubert utilisé jusque-la par les chercheurs!6 Par chance, avec l'aide du
conservateur, Monsieur Gerrit Vanden Bosch, nous avons réussi ä retrouver les
sent lettres renérées initialement nar le Centre d'archives Maurice Blondel/ ainsi ...

2 Les archives sont conservées par la Plate-forme technologique alpha, Collége Mercier, Place
Cardinal Mercier, 14, BE-1348 Louvain-la-Neuve. Nous remercions le conservateur, Monsieur
Thierry Scaillet, pour son accueil et sa disponibilité.
3 Centre darchives Maurice Blondel [= C.A.M.B.], Lettres de Mercier ä Blondel des
6 juin 1897, 18 novembre 1897, 8 aoüt 1904, 28 aoüt 1904, 26 juillet 1905, 20 février 1906,
12 mars 1911, 17 avril 1911, 10 mai 1913, 5 aoüt 1913, 8 mars 1917, 16 février 1921, et 7 juin
1923.
4 Copies des lettres de Blondel ä Mercier des 13 aoüt 1904, Ier septembre 1904, 5 mars 1911, 15
mars 1911, 2 mai 1911, s.d. [1913] et 12 février 1921.
5 Copies des lettres de Blondel ä Mercier des 14 mai 1913, 30 mars 1921, 7 janvier 1922 et le 26
juin 1925.
6 J. Couttenier, Archief kardinaal D. Mercier. 1851-1926, [Malines, 1989] (inventaire inédit ä
consulter aux Archives de l'Archevêché de Malines).
7 Archives de lArchevêché de Malines [= A.A.M.], Fonds Mercier [= F.M.], XIX.
Wetenschappen, n° 12, Chemise Blondel: Méthode de la philosophie, un ensemble désigné de la
main du chanoine Roger Aubert "Blondel" (ce dernier étant trés vraisemblablement l'auteur des
copies du Centre Blondel).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 589

qu'une lettre "orpheline" de Blondel ä Mercier du 26 avril 1899 par laquelle il


accuse reception dun ouvrage envoyé par ce dernier et qu'il convient d'ajouter ä
l'inventaire du Centre Blondel.8 Au Service des Archives de l'Université catholique
de Louvain,9 ensuite, oil les Archives de l'Institut supérieur de philosophic
conservent un Fonds Désiré-Joseph Mercier, oil se trouve classée par années la corres
pondance re^ue par ce dernier.10 Un index des personnalités en relation épistolaire
avec le président et futur archevêque de Malines a été réalisé en son temps par
Oscar Saldarriaga.11 II permet de retrouver aisément les 4 lettres — et pas une de
plus — reproduites aux archives Blondel, mais parfois avec quelque information
complémentaire intéressante: le souvenir mortuaire de son épouse (Rose Royer,
décédée le 7 mars 1919), par exemple, que Blondel joint ä sa lettre au cardinal du
30 mars 1921, permet den mieux comprendre les termes discrets évoquant cette
disparition!12
L'ensemble comporte done 25 lettres qui permettent de suivre les rapports entre
les deux hommes entre le 6 juin 1897, moment oii Mercier cherche ä obtenir un
exemplaire de L'Action, et le 26 juin 1925, soit quelques mois avant la mort du car
dinal survenue le 22 janvier 1926. Elles éclairent, dune fa9on qui pourrait paraitre
étonnante a beaucoup, l'estime sincère que Mercier éprouvait, malgré des diver
gences de vues reelles, pour Blondel, et en retour, la confiance que Blondel pla^ait
en Mercier pour le protéger, lui et ses défenseurs, des attaques des conservateurs
thomistes et des intégristes de tous poils. Avant de présenter rapidement la subs
tance de ce commerce épistolaire (point 3), nous voudrions rappeler rapidement
l'itinéraire de Mercier ä Louvain (point 1) et les perspectives apologétiques nou
velles de Blondel (point 2).

8 Ibid., n° 1. Wijsbegeerte voor 1906 [dont Blondel], Chemise 1, Filosofie voor 1906, Lettre de
Blondel ä Mercier, Aix le 26 avril 1899.
9 Service des Archives de l'Université catholique de Louvain, Place Montesquieu, 3, BE-1348
Louvain-la-Neuve. Nous remercions Madame Fran^oise Mirguet, pour son aide précieuse dans le
dédale des archives de l'Institut. Voir ici F. Mirguet et F. Hiraux, L'institut supérieur de philosophic
de Louvain (1889-1968). Inventaire des archives. Introduction historique (Publications des Archives de
l'Université catholique de Louvain, 21), Louvain-La-Neuve, 2008.
10 Service des Archives de l'Université catholique de Louvain [= S.A.U.C.L.], Fonds
Désiré-Joseph Mercier [F.D.-J.M], n° 46-79, Correspondance re^ue par D. Mercier, professeur de
philosophic, cardinal et archevêque de Malines.
11 Ä l'époque doctorant ä Louvain et préparant une thèse sur Mercier (O. Saldarriaga Vélez,
"Nova et Vetera". O de cómo fue apropiada la filosofta neotomista en Colombia, 1868-1930. Catoli
cismo, educación y modernidad desde un pais poscolonial latinoamericano, Thèse de doctorat inédite en
histoire, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 2005). II est aujourd'hui professeur ä
la Pontificia Universidad Javeriana de Bogota.
12 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n" 46-79, Correspondance re^ue par D. Mercier, professeur de phi
losophic, cardinal et archevêque de Malines, n° 73, 1921 Lettre de Blondel ä Mercier, Aix le
30 mars 1921.

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1. Desire Mercier et la creation de l'Institut supérieur de philosophie

Ä Louvain, si l'initiateur du mouvement néo-thomiste fut en réalité le do


cien Antoine Dupont,13 c'est ä Mercier cependant, que revient le mérite de lu
donné son impulsion definitive.14 Choisi en 1882 par les évêques beiges pour
niser ä Louvain le "Cours de haute philosophie de saint Thomas" voul
Léon XIII, l'abbé Mercier allait en réalité faire bien davantage. Initié précis
par Antoine Dupont ä la philosophie thomiste dès ses études louvanistes, M
avait ultérieurement développé dans son enseignement philosophique au sém
de Malines une conception du thomisme trés ouverte paree que soucieuse d'in
les changements intervenus dans la culture intellectuelle de son temps. En ce
Mercier incarne idéalement ce que Francesco Beretta15 appelle le courant "n
lastique progressiste", dont l'intention est d'abord philosophique, par opposi
"thomisme traditionnaliste", dont la perspective est purement apologétique e
le prototype est Giovanni Maria Cornoldi (1822-1892), bon représentant de
romaine.16
Doué de qualités personnelles trés appréciées de la gent estudiantine (intuition
des problémes intellectuels, liberté de parole, capacité d'écoute, etc.), son enseigne
ment obtint rapidement un écho enthousiaste ä Louvain. Fort de ce succès, et avec
l'aide de quelques élèves de valeur qu'il avait réussi ä s'attacher, Mercier entreprit
bientót la création dun véritable "Institut supérieur de philosophie" dont il allait
faire en quelques années une institution de réputation internationale. La publication,

13 Sur le Hollandais Antoine Dupont (1836-1917), professeur de philosophie au petit séminaire de


Saint-Trond (1864-1866), professeur a la Faculté de philosophie et lettres de Louvain (1866) et profes
seur de dogmatique spéciale ä la Faculté de théologie (1874-1899), voir L. Kenis, "The Louvain Faculty
of Theology and its Professors: 1834-1889', Ephemerides theologicae Lovanienses 67/1991, pp. 405-406.
14 Sur Désiré-Joseph Mercier (1851-1926), professeur au grand séminaire de Malines (1877
1882), fondateur du "Cours de philosophie selon saint Thomas" (1882) puis de l'Institut supérieur
de philosophie (1889) ä l'Université catholique de Louvain, et archevêque de Malines (1906-1926),
inutile de dire que la meilleure notice est celie de R. Aubert, 'Mercier (Désiré-Joseph cardinal)',
dans: Catholicisme. Hier, aujourd'hui, demain [= Catholicisme\, t. VIII, Paris, Letouzey et Ané, 1979,
col. 1208-1211. On dispose également d'une vue d'ensemble renouvelée de D.A. Boileau, Cardinal
Mercier. A Memoir, Herent, Peeters, 1996.
15 F. Beretta, 'La "Revue thomiste" et les sciences expérimentales de 1893 ä 1905. Programme et
limites d'un projet néo-thomiste', dans: S.Th. Bonino (dir.), Saint Thomas au XX' siècle. Colloque du
centenaire de la "Revue thomiste" (1893-1992). Toulouse, 25-28 mars 1993, Paris, Editions Saint-Paul,
1994, pp. 19-40. Voir également R. Aubert, 'Aspects divers du néo-thomisme sous le pontificat de
Léon XIII', dans: G. Rossini (dir.), Aspetti delta cultura cattolica nell'etä di Leone XIII. Atti del convegno
tenuto a Bologna il 27-28-29 dicembre 1960 (Quaderni di storia, I-II), Rome, Edizioni 5 Lüne, 1961, p.
133-227; E. Tourbe, 'Le projet néothomiste', dans: P. Servais (dir.), La recherche, passions, pratiques, par
cours. La communauté scientifique a I'UCL depuis 1834 (Publications des Archives de l'Université catho
lique de Louvain, 2), Louvain-la-Neuve, Archives de l'Université catholique de Louvain, 2001, p. 225-232.
16 Sur ce dernier, voir L. Malusa, Neotomismo e intransigentismo cattolico (Ricerche di filosofia e
di storia della filosofia a cura dell'Istituto di filosofia dell'Universitä di Verona), 2 vol., Milan, Isti
tuto Propaganda Libraria, 1986.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 591

ä partir de 1892, de ses grandes synthèses philosophiques,17 l'organisation, la même


année, d'un "Séminaire Léon XIII" oü des candidats au sacerdoce pourraient rece
voir une bonne formation philosophique avant de poursuivre la théologie dans leur
diocèse18 et, enfin, le lancement, en 1894, de la Revue néo-scolastique de philosophie,
allaient compléter de fa^on éclatante Taction entamée ä l'Institut.
Cependant, cette activité débordante ne s'était pas exercée sans que le président
de l'Institut ne fut en butte ä de fortes oppositions. A l'intérieur de l'Université,
il dut faire face aux dénigrements de certains collègues, qui lui reprochaient une
lecture de Thomas par trop différente du modèle romain. On peut citer ici
l'exemple du chanoine Henri de Dorlodot,19 de formation trés romaine, qui avait
été recruté au début pour un enseignement ä l'Institut et qui entra rapidement en
conflit avec Mercier sur le contenu ä donner au thomisme. Et ä Louvain, tou
jours, il faut surtout souligner la résistance du recteur Abbeloos,20 qui n'appréciait
ni ses visées théoriques, ni l'autonomie prise par son Institut au sein de l'Univer
sité.

A Rome, l'opposition vint de la Congregation des Etudes, oü l'on avait peine


également ä reconnaitre dans le néo-thomisme de Mercier celui professé ä Rome et
oü on lui reprochait de ne pas subordonner suffisamment l'enseignement philoso
phique aux nécessités de la théologie. C'est dans ce contexte, que l'opposition se
cristallisa ä l'occasion de la redaction des statuts. Pour regier les tensions entre le
nouvel Institut et l'Université, il avait été décidé, par bref pontifical, de le pourvoir

17 D.-J. Mercier, Psychologie, Louvain/Paris/Bruxelles, Peeters-Ruelens/Alcan/Société beige de


Librairie, 1892; Id., Logique et Notions d'Ontologie ou de Métaphysique générale, Louvain/Paris, Uyst
pruyst-Dieudonné/Alcan, 1894; Id., Les origines de la psychologie contemporaine, Louvain/Paris, Ins
titut supérieur de Philosophie/Alcan, 1897; Id., Critériologie générale ou théorie générale de la certi
tude, Louvain/Paris, Institut supérieur de Philosophie/Alcan, 1899. Voir également D. Boileau
(dir.), Cardinal Mercier's Philosophical Essays. A Study in Neo-thomism, Leuven, Peeters, 2002.
18 Dans ce domaine également, Mercier se montra novateur, en instaurant un régime de vie axé sur
l'autonomie de la personne plutót que sur le dressage disciplinaire, et en développant la formation spiri
tuelle des séminaristes. Cf. L. De Raeymaeker, Le séminaire Léon XIII de 1892 ä 1942, Louvain, Sémi
naire Léon XIII, 1942 et, dans une moindre mesure, Le cardinal Mercier fondateur de séminaire. Recueil
publié a l'occasion du centenaire de la naissance du cardinal Mercier, Louvain, Séminaire Léon XIII, 1951.
19 Sur Henry de Dorlodot (1855-1929), prêtre du diocèse de Namur (1882), docteur en théologie
de la Grégorienne (1885), professeur de dogmatique au grand séminaire de Namur (1886-1890),
professeur de cosmologie ä l'Institut supérieur de philosophie (1890-1894), avant de poursuivre une
carrière de paléontologue et de géologue voir J. Thoreau, 'Dorlodot (Henry de)', dans: Biographie
nationale [= B.N.], t. XXXIII, Bruxelles, Bruylant, 1965, col. 265-268; L. Walschot, 'Dorlodot,
Henry de', dans: Nieuw biografisch woordenboek [= N.B.W], t. IX, Bruxelles, Koninglijke Academiën
van België, 1981, col. 211-216, qui fournit un relevé trés complet des notices disponibles.
20 Sur Jean-Baptiste Abbeloos (1836-1906), prêtre du diocèse de Malines, docteur en théologie de
l'Université de Louvain, professeur d'Ecriture sainte et d'hébreu au grand séminaire de Malines (1868
1876), curé de Duffel (1876-1883), vicaire général de l'archevêché de Malines (1883-1887) et recteur de
l'Université de Louvain (1887-1898), voir J. Mossay, 'Abbeloos (Jean-Baptiste)', dans: B.N., t. XLI,
col. 1-6, et, plus ancien (1912), A. Cauchie, 'Abbeloos (Jean-Baptiste)', dans: Dictionnaire d'histoire et
degéographie ecclésiastiques [= D.H.G.E.], 1.1, Paris, Letouzey et Ané, 1912, col. 37-39.

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de statuts réguliers, dont le cardinal Mazzella, préfet de la Congregation


Études'21 serait chargé — fait nouveau —, de l'examen et de l'approbation. C
permit aux adversaires de Mercier d'espérer un changement de cap en agissan
ce dernier: ils ne pouvaient accepter que la nouvelle institution bénéficie de
d'indépendance par rapport ä l'Université et, plus grave, que l'enseignement
donne en francais, comme le voulait Mercier, de fa$on ä ce que les étudiants la
puissent profiter de l'enseignement: les débats, passionnés, tournèrent dès lors aut
de l'article 15, qui imposait le latin, agrémentés de considérations peu aimab
pour Mercier, sa gestion dispendieuse, etc.
A travers des difficultés innombrables, Mercier réussit ä maintenir le cap et fin
par avoir raison de ses détracteurs: en 1897, avec la nomination de Satolli —
avait lu et apprécié les oeuvres du professeur louvaniste lors de son séjour a
cain22 — ä la tête de la Congrégation des Etudes, les thèses du président de l'I
tut de philosophie en matière d'organisation des études furent définitiveme
confirmées.
Sur le plan du contenu, 1 oeuvre philosophique de Mercier est certes aujourd
largement dépassée, mais il convient cependant de souligner combien eile a ou
des perspectives et permis finalement une réelle émancipation de la pensée c
lique.23 Soucieux de promouvoir un thomisme ouvert, Mercier fut amené ä
une large place, dans son effort de réflexion, aux développements des sciences posi
et aux problèmes posés par les philosophes modernes.24 Rappelons, ä titre d'exempl

21 Camillo Mazzela (1833-1900), prêtre de la Compagnie de Jésus (1855), professeur de théolo


ä l'Université grégorienne de Rome (1878), cardinal-diacre (1886) puis cardinal-prêtre (1897), il
successivement préfet de la Congregation de l'Index, des Etudes et des Rites. Voir, faute de mi
T. Brosnahan, 'Camillo Mazzella', dans: The Catholic Encyclopedia, t. X, New York, Robert A
ton Company, 1911 <http://www.newadvent.org/cathen/10094c.htm> [consulté le 25 mars 201
22 Sur Francesco Satolli (1839-1910), professeur de théologie au Collége de la Propaga
Rome (1880), recteur du Collége Grec (1884), président de l'Académie des nobles ecclésiasti
(1886), archevêque titulaire de Lépante (1888), premier délégué apostolique ä Washington (1
cardinal-prêtre au titre de Sainte-Marie in Ara Coeli (1895), préfet de la Congregation des Etud
chapelain de la basilique de Saint-Jean de Latran (1896), évêque de Frascati (1903), voir Mad
'Satolli, Francesco', dans: Biographisch-Bibliographischen Kirchenlexikons [=B.B.K.L.], t. VIII,
berg, Verlag Traugott Bautz, 1994, col. 1401-1402 <http://www.bbkl.de/lexikon/bbkl-arti
php?art=./S/Sa/satolli_f.art> [consulté le 16 février 2015].
23 Pour un bilan de l'ceuvre philosophique de Mercier, voir: G. Verbeke, 'De betekeni
Mercier voor filosofie', Algemeen Nederlands Tijdschrift voor Wijsbegeerte 63/1976, pp. 209-2
surtout, G. Van Riet, 'Originalité et fécondité de la notion de philosophie élaborée par le car
Mercier', Revue philosophique de Louvain 79/1981, pp. 532-565. Plus récent: G. Van Riet, 'Ka
Désiré Mercier (1851-1926) und das philosophische Institut in Löwen', in: E. Coreth, W.M.
et G. Pfligersdorffer (dir.), Christliche Philosophie im katholischen Denken des 19. und 20. Ja
nderts, t. II. Rückgriff auf scholastisches Erbe, Gratz-Vienne-Cologne, Verlag Styria, 1988, pp
240; C. Steel, "Ihomas en de vernieuwing van de filosofie. Beschouwingen bij het thomism
Mercier', Tijdschrift voor filosofie 53/1991, pp. 44-89.
24 On lira avec grand intérêt les considérations développées ä ce sujet par K. Wils, 'Het verb
tussen geloof en wetenschap bedreigd. Het Leuvens Hoger Instituut voor Wijsbegeerte en he
tivisme (1889-1914)', Trajecta 1/1992, pp. 388-408, et surtout Id., De omweg van de wetenschap

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 593

que Mercier avait suivi les cours de Charcot ä Paris et qu'il fut le fondateur du
premier laboratoire de psychologie expérimentale en Belgique, oü que eest lui qui
engagea son élève, Simon Deploige, dans l'étude de la sociologie.25 Si cela l'a
conduit, dans le domaine de la métaphysique par exemple, ä ne pas distinguer suf
fisamment sciences et philosophie (pour lui, les sciences faisaient partie intégrante
de la philosophie...), du moins a-t-il engagé résolument la reflexion catholique ä
débattre pied ä pied avec le positivisme et le scientisme, au lieu de se contenter de
jeter l'anathème.26 De même, si son désir de dialogue avec la pensée contemporaine
ne la pas empêché, dans le domaine de l'épistémologie, de conserver une lecture
non transcendantale du subjectivisme attribué ä Kant, du moins a-t-il eu le courage
de rencontrer de manière effective le problème critique, lä oü les* thomistes se
contentaient généralement d'affirmer de fa$on dogmatique la valeur de nos connais
sances.27 De fa^on plus fondamentale cependant, l'apport décisif de Mercier ä la
pensée catholique de son temps réside dans sa conception du travail scientifique.28
Ayant défini la philosophie comme une recherche personnelle, libre et indépendante
de la vérité, il a en effet défendu le droit ä une liberté totale de recherche — valable
dans son esprit pour toutes les disciplines scientifiques — et le droit ä l'indépen
dance radicale de la démarche philosophique — et plus largement scientifique —
par rapport ä toute autre préoccupation, notamment théologique.

2. Blondel et la crise de lapologétique catholique

C'est en fait dans le contexte dune "Question biblique" mal résolue pour tout ce
qui regarde le contenu proprement historique du Livre, que vont se développer les

positivisme en de Belgische en Nederlandse intellectuele cultuur. 1854-1914, Amsterdam, Amsterdam


University Press, 2005, pp. 327-337.
25 Simon Deploige (1868-1927), docteur en philosophie et lettres (1888) et en droit (1889), ainsi
que licencié en philosophie thomiste (1890) de l'Université de Louvain, un des fondateurs de la Ligue
démocratique beige (1890), inscrit au barreau de Tongres (1890-1893), il rejoint Mercier ä l'Institut en
1893 pour y enseigner le droit naturel, l'économie politique et l'histoire des théories sodales. Ordonné
prêtre en 1906, il succède ä Mercier ä la tête de l'Institut et refoit la prélature en 1912. Voir G. Del
vigne, 'Deploige, Gilles, Simon, Martin, Hubert', dans: N.B.N., t. VIII, col. 109-111.
26 Cf. L. De Raeymaeker, 'Soixante années d'enseignement de la métaphysique ä l'Institut
supérieur de philosophie de l'Université de Louvain', dans: Scrinium Lovaniense. Mélanges historiques
Etienne Van Cauwenbergh (Université de Louvain. Recueil de travaux d'histoire et de philologie,
4C sér., fase. 24), Louvain, Presses universitaires de Louvain, 1961, pp. 601-605.
27 Cf. G. Van Riet, L'epistémologie thomiste. Recherches sur le problème de la connaissance dans
l'école thomiste contemporaine (Bibliothèque philosophique de Louvain), Louvain, Institut supérieur
de philosophie, 1946, pp. 135-178, la partie consacrée ä La critériologie de Mgr Mercier.
28 Voir également L. De Raeymaeker, 'Vérité et libre recherche scientifique selon le cardinal
Mercier, fondateur de l'Institut supérieur de philosophie ä l'Université de Louvain, docteur en droit
"honoris causa" de Columbia University', dans: Liberté et vérité. Contribution deprofesseurs de l'Uni
versité catholique de Louvain ä 1'étude du thème proposé ä l''occasion du bicentenaire de Columbia Uni
versity, Louvain, Publications universitaires de Louvain, 1954, pp. 13-37.

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594 Luc COURTOIS

controverses apologétiques. Devant les déplacements épistémologiques en


l'autorité ecclésiastique, mal préparée, se révèle incapable de faire la part d
de discerner les domaines propres de l'histoire et de la foi. Comment, par
accorder les résultats de la critique littéraire du Pentateuque démontrant
de plusieurs couches rédactionnelles avec l'affirmation — qu'une conceptio
de 1' inerrance oblige ä considérer comme une vérité de foi — qu'il ne peut av
Moïse pour auteur? Si Ton accepte le nettoyage radical qu'impose la crit
images simples et sereines de la religiosité traditionnelle, n'en arrive-t-
inéluctablement ä une remise en cause de la foi elle-même? Et si l'on se
l'épreuve de la critique, comment défendre la foi contre ceux qui, devant
cultés réelles suscitées par l'étude critique de la Bible, en viennent ä susp
fondements scripturaires eux-mêmes? Comme on le voit, la question bib
double irrémédiablement dun problème apologétique, en un temps oü l'
tique elle-même traverse précisément une crise liée eile aussi ä Involution
de la connaissance, ici dans la démarche de foi.
A cóté des apologies ponctuelles, qui ä l'époque sefforcent notamm
défendre la Bible contre la critique rationaliste et contre le protestantism
l'apologétique "constructive", ou science des motifs de crédibilité,30 éprou
lement de plus en plus de difficultés ä émouvoir les esprits contemporains
pensée positive. Cette inefficacité de l'apologétique traditionnelle s'expli
ment par la dissension croissante entre, d'une part, une pensée scolastique
de la valeur ontologique quelle confère ä ses raisonnements, sen remet ent
aux arguments externes (les "preuves rationnelles" de l'existence de Dieu)
ramener l'adhésion de foi ä la simple conclusion d'un syllogisme, et d'autr
philosophie laïque universitaire qui, par definition, n'entend pas déroger a
d'immanence selon lequel la raison ne peut s'en remettre qua ses propres
et écarté d'instinct tout recours au transcendant. Au cours des dernières
du siècle, cependant, une première réaction contre cette situation s'est am
des penseurs qui, sans mettre en cause la valeur des arguments externes, c
ä compléter l'apologétique traditionnelle par des approches plus modern
Laprune, par exemple, un des maitres de la nouvelle génération, défend l
nisme par sa merveilleuse adaptation aux besoins de la vie humaine.31 C'e
contexte qu'éclate, avec les premiers écrits de Maurice Blondel, on va le
controverse sur la "méthode d'immanence", selon laquelle il convient de ra

29 Sur la "Question biblique", voir spécialement 'Cento anni di studi biblici (1893-199
petazione della Bibbia nella chiesa' (numéro spécial de Studia Patavina HAY), sous
G. Segalla, Padoue, 1994, et surtout, F. Laplanche, La crise de l'origine, la science cath
Evangiles et l'histoire au XX' siècle (L'évolution de l'humanité), Paris, Albin Michel, 2006.
30 E. Hocedez, Histoire de la théologie au XIX' siècle (Museum Lessianum. Section th
45), t. III, Bruxelles/Paris, 1952, Desclée de Brouwer, pp. 196-197.
31 Sur Léon Ollé-Laprune (1839-1898), professeur a l'Ecole normale supérieure (1875
de l'Institut (1893) et qui eut pour élève Maurice Blondel, voir H. Jacobs, 'Ollé-Laprun
dans: Catholicisme, t. X, col. 72-73.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURI CE BLONDEL 595

centre de la démarche apologétique au sujet lui-même, aux motifs internes de crédi


bilité. Avec l'exégète francais Alfred Loisy,32 parallèlement, c'est sur le terrain de
l'histoire critique que se développe la controverse apologétique:
Les conceptions que l'Église présente comme des dogmes révélés ne sont pas
des vérités tombées du ciel et gardées par la tradition religieuse dans la forme
précise oü ils ont paru d'abord. L'historien y voit l'interprétation des faits
religieux, acquise par un laborieux effort de la pensée théologique".33

Proches par certains aspects, Blondel et Loisy vont cependant croiser le fer au
travers de leur controverse de 1904 sur les rapports entre histoire et dogme.34
II est vrai que l'on est alors entré en pleine crise moderniste: la publication par
Loisy en novembre 1902 de L'Evangile et /'Eglise35 allait en effet déclencher un
séisme sans précédent dans l'histoire de l'Église contemporaine. Apologie historique
du christianisme, l'ouvrage développait en fait des conceptions qui, pour un esprit
scolastique, étaient quasiment irrecevables. Ce fut en tout état de cause le point de
vue du cardinal Richard, archevêque de Paris,36 qui le condamna comme étant "de
nature ä troubler gravement la foi des fidèles sur les dogmes fondamentaux de l'en
seignement catholique" (17 janvier 1903), condamnation qui anticipait un mouve
ment de répression beaucoup plus grave. En France, la condamnation de Loisy fut
suivie, en 1906, par la mise ä l'Index des oeuvres du Père Lucien Laberthonnière et
d'Edouard Le Roy, comme nous le verrons. Ces mesures n'ayant pas abouti ä cal
mer des polémiques, un dispositif beaucoup plus sévère fut mis en place. Ce fut
d'abord le décret du Saint-Office Lamentabili sane exitu, en date du 17 juillet 1907,
qui réprouvait soixante-cinq propositions extraites pour la plupart des oeuvres de
Loisy.37 Ce fut ensuite l'encyclique Pascendi dominici Gregis, signée par Pie X le
8 septembre suivant, laquelle se présentait comme une synthèse philosophique de
l'ensemble des orientations du "modernisme" et condamnait deux tendances fonda
mentales, sources de toutes les dérives: l'agnosticisme, qui conteste la valeur des

32 Sur Alfred Loisy (1857-1940), voir W. Weiss, 'Loisy, Alfred Firmin', dans: B.B.KL., t. V,
col. 190-196 (version informatique consultée le 16 mars 2015: http://www.bbkl.de/lexikon/bbkl-ar
tikel.php?art=./L/Ll-Lo/loisy.art).
33 A. Loisy, L'Évangile et l'Eglise, Paris, Alphonse Picard et fils, 1902, p. 66.
34 Sur la confrontation entre Blondel et Loisy, voir ci-dessous, note 72.
35 A. Loisy, L'Évangile et l'Église. Voir F. Laplanche, I. Biagioli et C. Langlois (dir.), Autour
d'un petit livre. Alfred Loisy cent ans après. Actes du colloque international tenu ä Paris, les 23-24 mai
2003, Turnhout, Brepols, 2007; A. Claus et G. Losito (dir.), La censure dAlfred Loisy (1903). Les
documents des Congrégations de l'Index et du Saint Office (Fontes Archivi Sancti Officii Romani, 4),
Rome, Libreria Editrice Vaticana, 2009.
36 Sur le cardinal Richard (1819-1908), prêtre du diocèse de Nantes (1844), vicaire général de son
diocèse (1849-1869), évêque de Belley (1871), évêque coadjuteur (1875) puis archevêque (1886) de
Paris, cardinal au titre de Sainte-Marie in Via (1889), voir A. Chapeau, 'Richard (Franfois-Ma
rie-Benjamin)', dans: Catholicisme, t. XII, col. 1196-1198.
37 Voir Actes de S.S. Pie X. Encycliques, motu proprio, brefs, allocutions, etc., t. III, Paris, Maison
de la Bonne Presse, s.d., pp. 224-237.

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596 Luc COURTOIS

démonstrations rationnelles dans le domaine religieux, et l'immanentisme, qui


l'origine de l'ensemble des manifestations religieuses dans les besoins nature
l'homme, excluant par lä toute idéé d'une réalité divine extérieure ä l'homme
manifestant ä lui.38 Ce fut enfin, ä la suite de l'encyclique, ce qui est passé
postérité sous le nom de "reaction intégriste", et qui a fait peser — les dénonciation
se multipliant en tous sens — un véritable climat de terreur intellectuelle d
l'Église.39
Catholique convaincu et formé ä la philosophic laïque, Maurice Blondel40 s'était
rapidement fait connaitre en défendant, en 1893, une thèse originale sur le thème
de L'action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, qui décon
certa d'emblée aussi bien les milieux philosophiques de l'Université que le petit
monde bien ordonné des théologiens scolastiques:41 tandis que du cóté philoso
phique on le suspecta de vouloir déroger au principe d'immanence, du cóté théolo
gique, au contraire, on le soup^onna d'immanentisme, considéré alors comme le
lieu de tous les égarements dérivés du kantisme (subjectivisme, naturalisme, agnos
ticisme, rationalisme, etc.).42 Devant ces premières réactions qui semblaient mettre
ä mal sa pensée, Blondel réagit par la publication de sa célèbre Lettre sur les exigences
de la pensée contemporaine en matière d'apologétique qui, du cóté catholique, allait
provoquer une cascade de controverses et absorber 1'énergie du philosophe durant
des décennies.43

38 Pour l'analyse du document pontifical, voir R. Aubert, 'Pascendi Dominici gregis', dans:
Catholicisme, t. X, col. 724-727.
39 Sur le modernisme dans son ensemble, sur lequel il existe une bibliographie conséquente, voir
la synthèse la plus récente M. Guasco, Le modernisme. Les faits, les idéés, les hommes, trad. de l'italien
par J.-D. Durand, Paris, Desclée de Brouwer, 2007.
40 Sur Maurice Blondel (1861-1949), élève de Boutroux et d'Ollé-Laprune ä l'École normale
supérieure, enseignant quelques années ä Chaumont, ä Montauban (Saint-Stanislas) et ä la faculté
des lettres de Lille, avant d'etre nommé ä Aix-en-Provence (1897) oü il demeurera jusqu'ä la fin de
sa carrière (1927) et de sa vie (1949), voir, P. Archambault, 'Blondel (Maurice)', dans: Catholicisme,
t. II, col. 91-96. Pour la bibliographie blondélienne, on dispose d'une bibliographie courante exhaus
tive sur le site de l'Université de Fribourg-en-Brisgau: <http://www.ub.uni-freiburg.de/fileadmin/ub/
referate/02/blondel/blondel5.htm> [consulté le 16 mars 2015].
41 M. Blondel, L'action. Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893.
42 Sur L'action, voir, entre autres, R. Virgoulay, L'Action de Maurice Blondel. 1893. Relecture
pour un centenaire, Paris, Beauchesne, 1992; M.-J. Coutagne (dir.), L'action. Une dialectique du
salut. Colloque du centenaire, Aix-en-Provence, mars 1993 (Bibliothèque des Archives de philosophie,
n.s. 57), Paris, Beauchesne, 1994; P. Olivier, R. Virgoulay et C. Theobald, 'Maurice Blondel.
L'action. 1893', Recherches de science religieuse 81/1993, pp. 329-457.
43 M. Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique et sur la
méthode de la philosophie dans 1'étude duproblème religieux, Saint-Dizier, Impr. J. Thevenot, 1896, qui
a d'abord paru dans les Annales de philosophie chrétienne en janvier-juin 1896. Sur la Lettre, voir:
R. Virgoulay, Blondel et le modernisme. La philosophie de l'action et les sciences religieuses (1896-1913),
Paris, Editions du Cerf, 1980, pp. 61-92; Apologétique et théologie fondamentale. Autour de la Lettre
(1896) de Maurice Blondel. Contributions au colloque international (Aix-en-Provence, 9 et 10 octobre
1997), numéro spécial de Recherches de science religieuse 86/1998, pp. 491-573; M.-J. Coutagne (dir.),
Maurice Blondel et la quête du sens. Actes du colloque dAix-en-Provence, 11-12 octobre 1997 (Bibliothèque

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 597

Face aux critiques laïques, Blondel y rappelait que le point de depart de sa


démarche était philosophique: il entendait bien se situer sur le terrain des philo
sophes rationalistes, même si, a partir de lä, il n'en souhaitait pas moins développer
une réflexion qui ouvre ä une exigence proprement rationnelle de transcendance.
Face aux reactions catholiques, qu'il n'avait pas prévues, il y défendait sa méthode
d'immanence, rappelant que l'homme ne peut rien découvrir qu'il n'ait désiré trou
ver. II soulignait dès lors l'inefficacité de l'apologétique classique réduisant l'assenti
ment de foi ä la conclusion logique dune démonstration rationnelle sans que la
subjectivité y joue aucun róle (intellectualisme) et ramenant la foi elle-même ä l'ad
hésion abstraite de 1'intelligence ä un ensemble de propositions dogmatiques exté
rieures ä l'individu, sans que ses dispositions personnelles n'interviennent dans cette
adhésion (extrinsécisme).44
On pourrait s'étonner des controverses suscitées par Blondel, mais ce serait
oublier la profondeur et la violence de la crise moderniste. De ce point de vue, il
faut souligner cependant combien la Lettre "représente un seuil décisif dans Involu
tion de la théologie fondamentale moderne".45 La foi nest recevable qu'en s'inscri
vant du "cóté du sujet humain, dans les conditions de possibilité de l'accueil de ce
don";46 ce retour vers le póle du sujet implique de tenir compte, "non seulement de
la diversité des attitudes par rapport ä la destinée humaine, mais encore de leur
inscription dans des figures culturelies, sociales, politiques, morales et religieuses
qui forment l'ensemble de la société" et de l'historicité de la raison occidentale. En
d'autres termes, Blondel marque bien la distinction des ordres de pensée entre phi
losophic et théologie par la médiation de Faction. La philosophie, en cherchant
légitimement ä donner sens ä Taction (comme effectuation pratique du sens),
conduit ä la nécessité de l'être, mais sans pouvoir répondre ä cette nécessité: "Si la
philosophie 'postule invinciblement' le surnaturel, elle nous donne l'aptitude 'non ä
le produire et ä le définir, mais ä le reconnaitre et ä le recevoir.'"47 En ce sens, "ce
nest pas du cóté de la vérité divine, c'est du cóté de la préparation humaine qu'il y
a défaut et que l'effort de la démonstration doit porter".48

des archives de philosophic, n. s. 63), Paris, Beauchesne, 1998; P. Capelle (dir.), Philosophie et apolo
gétique. Maurice Blondel cent ans après (Philosophie et théologie), Paris, Cerf, 1999.
44 Sur les débats complexes soulevés par Blondel, la meilleure vue d'ensemble événementielle reste
R. Aubert, Le problème de l'acte de foi. Données traditionnelles et résultats des controverses récentes,
4C éd., Louvain/Paris, Nauwelaerts, 1969, le chapitre II, Les controverses autour de la méthode d'im
manence, pp. 266-392. Plus récemment, le travail magistral du regretté Pierre Colin, L'audace et le
soup $ on. La crise moderniste dans le catholicisme francais (1893-1914), Paris, Desclée de Brouwer,
1997, en a repris avec brio la matière pour la crise moderniste, mais de manière moins analytique.
45 C. Theobald, 'Le projet apologétique de Maurice Blondel hier et aujourd'hui', dans: Apologé
tique et théologie fondamentale, pp. 559-573 (ici, p. 559).
46 Ibid., pp. 560-561.
47 Cité par R. Virgoulay, Philosophie et théologie chez Maurice Blondel (Philosophie et théologie),
Paris, Cerf, 2002, p. 129.
48 Lettre sur les exigences de lapensée contemporaine en matière d'apologétique..., p. 22.

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598 Luc COURTOIS

3. Le sens d'une correspondance

Intellectuellement on se dit a priori que Mercier ne devait pas s'accorder beau


coup avec les idéés de Blondel: en bon thomiste virulemment opposé au "subjecti
visme" de Kant, qu'aurait-il pu agréer dans les thèses du premier Blondel, qui s'ins
crivait au départ clairement dans eet héritage?49 D'autant que, concrètement, tous
les opposants ä Blondel durant la crise moderniste furent — forcément — des tho
mistes plus ou moins arrêtés! On pense au Père Schwalm50 (1860-1908), un des
premiers contradicteurs de Blondel,51 ou ä son disciple le P. Gardeil,52 etc. Pourtant,
les choses sont plus nuancées et en toute hypothèse, vont évoluer, dans le chef de
Mercier — et au-dela d'éventuelles divergences résiduelles — d'une réserve critique
ä une estime certaine.

Dans ces échanges, on peut dégager quatre grands moments, qui structurent leur
réflexion commune: 1896-1897, autour de la Lettre sur les exigences de Blondel;
1904-1905, autour de la brochure Histoire et dogme de ce dernier; 1911, autour de
la brochure signée Testis (pseudonyme de Blondel) prenant la défense du catholi
cisme social et fustigeant L'Action franchise; et 1913, autour du discours Vers l'Unité
que Mercier avait prononcé lors de la séance publique de l'Académie royale de Bel
gique le 7 mai. Après guerre, la correspondance entre Blondel et son "défenseur" de
Malines visera surtout ä desserrer l'étau antimoderniste: en 1921, il cherche ä se
prémunir d'éventuelles réactions romaines suite ä une édition pirate de L'Action en
Italië; en 1922, il sollicite une intervention en faveur de Laberthonnière; et en 1925,
en faveur de son ami Paul Archambault, qu'il croit menacé. Sur le plan philoso
phique, la correspondance d'avant- guerre est done la plus intéressante, avec un
pointage particulier sur l'échange relatif au discours de Mercier Vers l'Unité, qui

49 Blondel s'était initié ä la pensée kantienne gräce ä Victor Delbos et Émile Boutroux. Sur eet
aspect de sa pensée, voir entres autres J.J. Mc Neill, The Blondelian Synthesis. A Study of the Influence
of German Sources on the Formation ofBlondel's Method and Thought, Leiden, E. J. Brill, 1966, ou,
plus récemment A. Lêtourneau, L'herméneutique de Maurice Blondel. Son emergence pendant la crise
moderniste, Montreal, Edition Bellarmin, 1998, p. 22 sv. Sur la question constamment débattue d un
"ralliement" thomiste de Blondel, voir D. Bideri, Lecture blondélienne de Kant dans les principaux
écrits de 1893 ä 1930. Vers un dépassement de l'idéalisme transcendantal dans le réalisme intégral (Tesi
gregoriana. Serie Filosofia, 13), Rome, Gregorian University Press, 1999.
50 Sur le Père Schwalm (1860-1908), dominicain francais, voir A. Duval, Schwalm, Salvador, en
religion Père Benoit-Marie, dans: F. Laplanche (dir.), Les sciences religieuses. Le XIX' siècle. 1800
1914 (Dictionnaire du monde religieux dans la France contemporaine, 9) [= D.M.R.F.C.], Paris,
Beauchesne, 1996, pp. 614-615.
51 M.-B. Schwalm, 'Les illusions de l'idéalisme et leurs dangers pour la foi', Revue thomiste 4/1896,
pp. 413-441. Voir ici J. Caron, 'La discussion entre le P. Schwalm et Maurice Blondel ä propos de la
méthode d'immanence en apologétique (1895-1898)', Saint Thomas au XX' siècle, pp. 41-52.
52 Sur le Père Ambroise Gardeil (1859-1931), théologien dominicain, voir A. Duval, 'Gardeil,
Pierre-Emile (en religion: Ambroise)', dans: D.M.R.F.C., p. 264; H. Donneau, 'Le dialogue entre
Maurice Blondel et Ambroise Gardeil sur la question apologétique (1896-1913)', dans: Philosophie et
apologétique. Maurice Blondel cent ans après, pp. 37-76.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 599

donne l'occasion ä Blondel de s'expliquer longuement sur certains aspects de sa


pensée, notamment dans sa trés longue lettre du 14 mai 1913.
Le premier contact entre les deux philosophes est précoce et est, malgré les appa
rences, le fait de Blondel: en juin 1897, Mercier, qui a lu la Lettre qui vient de sortir,
souhaiterait obtenir de Blondel un exemplaire de sa thèse qui est déja introuvable;
il espère que l'auteur pourra le satisfaire.53 On ne possède pas la réponse de Blondel,
mais on sait, par une lettre de Mercier de novembre suivant, que Blondel le renvoie
prudemment ä une nouvelle édition (qui ne paraitra que des années plus tard) et
que eest Blondel qui lui a adressé en 1896 un exemplaire de sa Lettre,54 Le directeur
de l'Institut louvaniste lui promet en toute hypothèse de s'intéresser ä cette "nou
velle édition" lors de sa sortie et en profite pour lui faire part de ses premières
impressions: s'il relève dans la brochure de Blondel "une remarquable vigueur de
pensée et de style et une quantité d'apertpus du plus haut intérêt", il note néan
moins:

Je n'oserais dire cependant que je parviens ä me rallier ä votre thèse fondamentale;


malgré tous les commentaires qui ont suivi vos articles, parfois ä cause d'eux peut
être, je crains que vous ne partiez du subjectivisme, ä la fa^on de Kant, comme
d'une doctrine acquise dont il faut subir la loi.

C'est bien cette suspicion de kantisme qui ressort des notes de Mercier au sujet
de la Lettre conservées ä Malines et que le chanoine Aubert avait déja signalées dans
son étude de 1982 sur Le cardinal Mercier et le Père LaberthonnièreP II note fort
justement ä ce propos que "Mercier était en particulier un adversaire irréductible du
kantisme et du courant néokantien" et il ajoute, toujours fort justement "que, dans
le monde philosophique catholique du début du 20e siècle, les blondéliens et notam
ment le P. Laberthonnière, qui était un de leurs choryphées les plus écoutés, étaient
considérés comme faisant trop de concessions au point de vue kantien"56 ... Et
effectivement, la première ligne du commentaire de Mercier commence par ce
constat ("Bl(.)[ondel] part de cette idéé que la critique de Kant est décisive"57), point
de vue rapidement contesté: "Le point de départ est inadmissible: le subjectivisme

53 Document 1.
54 Document 2.
55 R. Aubert, 'Le cardinal Merrier et le Père Laberthonnière', dans: Id., Le cardinal Mercier
(1851-1926). Un prélat d'avant-garde. Publications du Professeur Roger Aubert rassemblées ä l'occasion
de ses 80 ans, Hommage édité par J.-P. Hendrickx, J. Pirotte et L. Courtois, Louvain-la-Neuve,
Academia, 1994, p. 201-214.
56 Ibid., p. 201. Le chanoine Aubert fait reference aux "Notes relatives ä la Lettre sur les exigences
de la pensee contemporaine en matière d'apologétique" conservées aux A.A.M., F.M., Carton 25, fardé
'Académie 1901-1913", ce qui correspond dans le nouveau classement ä Ibid., XIX, n° 12, Chemise
"Blondel: Méthode de la philosophie", Notes de Mercier intitulées "Blondel, Lettre sur les exigences
contemporaine" non datées, mais écrites partiellement sur un faire-part du 28 mai 1897 (8 pages)...
Sur Lucien Laberthonnière, voir ci-dessous.
57 Ibid., p. 1.

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600 Luc COURTOIS

de Kant n'est point triomphant, irrefutable."58 Cela dit, il semble s'être déja f
ce moment une idéé correcte — et positive —d'une partie au moins de la pensé
Blondel. On conserve aux archives de Louvain-la-Neuve une double page de no
au crayon préparatoire ä un exposé ou ä un cours relatif ä l'apologétique et q
envisage notamment Blondel.59 Référence y est faite ä la page 34 de la Lettre
une citation dun paragraphe qui résumé précisément la pensée de Blondel60 et
page 56, avec un commentaire qui semble indiquer un accord fondamental de M
cier sur le versant "immanent" de la thèse de Blondel: "Certitude de la conscien
Blondel, p. 56, impossible de dire mieux."
Élément important, Mercier semble avoir dès ce moment regarder son collè
provenfal avec sympathie, malgré ses tendances par trop kantiennes: dans une lettr
d'avril 1899, Blondel remercie le philosophe de Louvain pour l'envoi de son t
de Critériologie générale,61 envoi qui l'a grandement réconforté: "rien ne mest
précieux, plus encourageant, plus bienfaisant qu'une telle marque de sympathi
Nul doute done, que Blondel per^oit eet envoi comme un gage, sinon d'accord
moins d'estime et de respect. Par ailleurs, signe, peut-être, d'une certaine con
gence de Blondel avec le thomisme de Mercier, il note ä propos de l'épistémolo
de ce dernier:

II me semble que de plus en plus je m'aehemine ä toutes vos conclusions ultimes, en


tant que vérités objectives, materialiter sumptae-, mais en ce qui est du chemin ä
suivre pour les atteindre ou pour les réintégrer dans beaucoup d'intelligences con
temporaines, j'ai besoin de plus longues méditations; car aujourd'hui encore, ä un
point de vue formel et purement 'méthodique' je me trouve arrêté par beaucoup de
difficultés lä oü vous passez de plain-pied.63

Peu de temps après eet échange, Mercier rendra compte positivement de l'hom
mage rendu par Blondel en 1899 ä son maitre de l'École normale supérieure,64

58 Ibid., p. 2.
59 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n° 113, Textes, sur Blondel, s.d. [1897].
60 Ibid.: "Ainsi l'affirmation immanente du transcendant, füt-ce du surnaturel, ne préjuge en rien
la réalité transcendante des affirmations immanentes: distinction radicale ä laquelle personne peut
être n'a été fidéle jusqu'au bout."
61 Pour rappel: D.-J. Mercier, Critériologie générale ou théorie générale de la certitude, Louvain/
Paris, Institut supérieur de Philosophie/Alcan, 1899.
62 Document 3.
63 Ibid.
64 M. Blondel, Léon Ollé-Laprune, Paris, D. Dumoulin, 1899. II s'agit du texte prononcé par
Blondel ä l'occasion du décés du maitre lors de l'assemblée générale de l'Association des anciens de
l'Ecole normale supérieure le 8 janvier 1899 et qui fut d'abord publié dans YAnnuaire de lAssocia
tion. II fit ensuite l'objet d'une brochure de 58 p. imprimée par D. Dumoulin ä Paris l'année même
(consultable sur Internet: http://fr.calameo.com/read/000107044dee4670adl4f), brochure qui
constitue, retravaillée, la première partie de son ouvrage de 1923 (Id., Léon OlléLaprune. L'achève
ment et l'avenir de son oeuvre, Paris, Bloud et Gay, 1923).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 601

Léon Ollé-Laprune, qui venait de décéder.65 Tout en reprochant ä ce dernier son


refus de l'intellectualisme,66 refus dont il crédite également Blondel, il note ä pro
pos de l'auteur:
La biographie qu'il nous donne, pour cette légère imperfection de son objet, n'en est
pas moins un modèle du genre. Lire M. Blondel est un régal pour l'imagination,
pour le cceur et pour l'esprit; comme son maitre, il fait vraiment de la philosophic
'avec toute son ame'.67

Après eet intermède de 1899 consacré ä la théorie de la connaissance dont on


aimerait mieux cerner le contenu, vont suivre, entre aoüt 1904 et septembre 1905,
cinq lettres tournant autour de la brochure Histoire et dogme68 que Blondel a envoyée
ä Mercier dès sa sortie, semble-t-il.69 Rappelons que parmi les griefs adressés ä Loisy
par ce dernier, figurent notamment la question du passage de l'histoire au dogme et
le problème christologique, qui sont au coeur de la controverse de 19047° Lorsqu'en
décembre 1902 Blondel achève la lecture de L'Evangile et l'Eglise de Loisy, ses

65 D. Mercier, [compte rendu de] Maurice Blondel, Léon Ollé-Laprune, Paris, 1899, Revue
néo-scolastique 7/1900, pp. 255-257.
66 Ibid.-. "Que Ton reconnaisse les droits de la conscience comme agent de controle intellectuel et
moral, rien de plus juste; mais l'arbitrage suprème doit nécessairement appartenir ä la raison; [...]
dans ce sens, la philosophie est et doit être intellectualiste."
61 Ibid.
68 Document 4-8.
69 C.A.M.B., Liasse 225, n° 84 (B 46101-46104), Lettre de Mercier ä Blondel, Louvain 8 aout
1904. Lettre partiellement citée dans: H. de Lubac (éd.), Maurice Blondel et Auguste Valensin. Cor
respondance (1899-1912), t. I, Paris, Beauchesne, 1957, p. 128, ä propos dune lettre de Blondel ä
Valensin du 28 février 1904, qui lui envoie deux exemplaires de sa "brochure". II s'agit de: M. Blon
del, Histoire et dogme. Les lacunesphilosophiques de l'exégèse moderne, qui avait d'abord paru dans La
Quinzaine des 16 janvier, Ier et 16 février 1904, avant diffusion en brochure (La Chapelle-Montli
geon, Imprimerie de Montligeon, 1904).
70 Sur la confrontation entre Blondel et Loisy, de L'Evangile et l'Eglise (1902) a Histoire et dogme
(1904) et sur les controverses qui suivirent, on dispose, depuis les pages magistrales que leur a consa
crées Emile Poulat (Histoire, dogme et critique dans La crise moderniste (Religion et sociétés), Tournai/
Paris, Casterman, 1962, pp. 513-609), d'analyses trés fouillées qui se recoupent largement: H. Ber
nard-Maitre, 'Un épisode significatif du modernisme. "Histoire et .dogme" de Maurice Blondel
d'après les papiers inédits d'Alfred Loisy (1897-1905)', Recherches de science religieuse 57/1969, pp. 49-74;
M. Nédoncelle, 'Les rapports de l'histoire et du dogme', dans: Journées d'études. 9-10 novembre 1974.
Blondel-Bergson-Maritain-Loisy (Centre d'archives Maurice Blondel, 4), Institut supérieur de philoso
phie/Peeters, 1976, pp. 91-107; R. Virgoulay, Blondel et le modernisme. La philosophie de I action et les
sciences religieuses (1896-1913), Paris, Editions du Cerf, 1980; E. Poulat, 'Critique historique et pré
gnance culturelle dans la crise moderniste', dans: Id., Modernistica. Horizons, physionomies, débats,
Paris, Nouvelles Editions Latines, 1982, pp. 187-210 (repris de Id., 'Critique historique et théologie
dans la crise moderniste', Recherches de science religieuse 58/1970, pp. 535-550); G. Larcher, Moder
nismus als theologischer Historismus. Ansätze zu seiner Uberwindung im Frühwerk Maurice Blondels
(Publications universitaires européennes, sér. XXIII, Théologie, t. 231), Francfort-sur-le-Main/Bern/
New York, Peter Lang, 1985; E. Poulat, 'Maurice Blondel et la crise moderniste', Revue philosophique
de la France et de l'étranger 112/1987, pp. 47-54; C. Izquierdo, Blondely la crisis modernista. Anälisis
de "Historiay dogma , Pampelune, Ediciones Universidad de Navarra, 1990; P. Reifenberg et A. Van

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602 Luc COURTOIS

impressions sont bonnes — il y reconnait pour une bonne part ses propres idé
sauf sur un point: en historiën, Loisy semble soumettre le Christ a toute
contingences de l'existence et Blondel craint qu'on n'y subodore une christol
occulte, qui laisserait le Christ ignorant, comme l'Eglise, de ce qu'il inaugure
1903, après avoir relu Loisy, ses réserves se précisent, en deux endroits cette fois,
il sen ouvre dans trois articles publiés dans La Quinzaine au début de 1904: s
plan philosophique, le statut de l'histoire proposé par Loisy est inacceptable; su
plan théologique, sa christologie est déficiente, surtout en ce qui regard
conscience du Christ. En soup^onnant Loisy d'historicisme dans sa conception
dogme et d'immanentisme dans sa réduction christologique, on peut penser
Blondel méconnait le point de vue historique — et done nécessairement réduct
— auquel s'était volontairement placé Loisy, mais e'est un autre débat.71
Dans sa lettre de début aoüt 1904 oü il accuse réception de la brochure Histo
et dogme, Mercier adresse deux griefs ä Blondel, l'un direct, ä la brochure ("je
trouve moins sur lorsque vous appliquez votre critique ä la philosophic. Car le
losophe, par définition, ne consulte que la raison. Philosopher sur les données
seule la grace fournit ce nest plus philosopher mais faire de la théologie") et lau
indirect, ä l'ouvrage antérieur, la Lettre-.
Vous n'avez pas trop cédé, dans cette brochure 'Histoire et dogme', ä la crainte
froisser les 'augustistes'. Il semble souvent que vous toumiez la tête de droite,
gauche, pour regarder qu'il ne vous vient pas un mauvais coup. Les mouvemen
obliques que vous faites faire ä votre lecteur fatiguent, détournent l'attention du
et donnent un sentiment d'aigreur contre ceux qui vous cherchent chicane, plut
que la sérénité de l'ame dans l'amour de la vérité".72

Blondel répond immédiatement, quelques jours plus tard, sur les deux poin
Pour ce qui est du reproche de "faire de la théologie", son raisonnement, il le r
diquait au contraire — c'était précisément le centre de sa pensée —, comme
domaine strict de la philosophie: "la raison ne peut légitimement et définitivem
se prendre pour son propre et seul objet philosophique. En s'étudiant elle-mê
dans le développement de notre vie raisonnable, eile doit s'apercevoir que que
chose la dépasse."73 Et pour ce qui est de ses contorsions supposées, il jugeait
reproches de Mercier contradictoires ("d'une part vous me reprocher de 'trop c
ä la crainte de froisser les augustistes'. D'autre part vous vous plaignez des mo
ments de tête obliques, qui, dites-vous, donnent un sentiment d'aigreur contre
qui vous cherchent chicane"74).

Hooff (dir.), Tradition-Dynamik von Bewegtheit und ständiger Bewegung. 100 Jahre Maurice Blo
"Histoire et Dogme" (1904-2004), Wurzbourg, Echter, 2005.
71 La Quinzaine, 16 janvier, 1er et 16 février 1904.
72 Document 4. Le terme "augustiste" se dirait aujourd'hui "augustinien", dans le sens de ceux
ä l'époque, comme l'évêque d'Hippone, privilégiait exclusivement la grace dans l'adhésion de foi.
73 Document 5.
74 Ibid.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 603

Nouvelle réponse de Mercier, fin aoüt 1904. Sur le premier point, ce dernier se
rallie en fait totalement au point de vue de Blondel ainsi reformulé: "la philosophie
considère en lui [en l'homme] séparément (formellement) la nature, et constate en
lui un appel ä autre chose que lui. D'accord."75 Et sur le second point, il admettait
sans difficulté que de fait, "ces deux reproches appliqués au même sujet seraient
inconciliables", mais que telle n'était pas sa pensée:
Craignant de froisser les augustistes, vous êtes obligé de vous écarter souvent de la
ligne de votre pensée principale; le lecteur suit vos digressions, mais les suit ä regret,
s'impatiente contre ceux qui vous obligent ä le faire: cette impatience, dont vous n'êtes
pas la première cause responsable, nuit ä la comprehension sereine de vos idéés per
sonnelles.

Et de lui conseiller d'aller droit au but, sans s'occuper de ses contradicteurs!


Au passage, on notera l'intérêt de Mercier pour Invocation faite par Blondel de
l'apologétique du cardinal Dechamps.76 Mais de quoi s'agit-il? On savait que
Blondel avait découvert ce dernier en avril 1904, quelques mois auparavant,77 ce
qui fut pour lui une bénédiction: un des griefs qui lui était régulièrement adressé
était que sa méthode d'immanence était en contradiction avec la constitution Dei
Filius de Vatican I, constitution largement rédigée par Dechamps78 ... II entreprit
dès lors, sous la signature de Francois Mallet,79 de montrer l'identité de sa pensée
avec celle du cardinal, mais dans trois articles qui ne paraitraient qu'ä partir de
190 5.80 De quelle citation parle dès lors Mercier en 1904? S'il évoque bien dans
sa lettre un certain Mallet, c'est ä propos du nouvel entretien Mallet/Blondel que
ce dernier annonce81 et que Mercier attend avec l'envie d'y voir traiter certains

75 Document 6.
76 Ibid.-, "J'ai vu avec plaisir que vous citez le card(.)[inal] Dechamps qui s'est tant attaché ä mar
quer la correspondance entre les signes extérieurs et l'appel intérieur de la grace."
77 Par l'intermédiaire du chanoine Guillibert, ancien vicaire general d'Aix, comme le signale déja
F. Rodé, Le miracle dans la controverse modemiste (Théologie historique, 3), Paris, Beauchesne, 1964,
pp. 166-174, ici p. 166. Sur Félix Guillibert (1842-1926), prêtre d'Aix-en-Provence (1865), vicaire général
du nouvel archevêque (1886), aumönier de l'lnstitution Saint-Jean pour jeunes filles ä Aix (1900), futur
évêque de Fréjus (1906), voir R. Aubert, 'Guillibert (Félix)', dans: D.H.G.E., t. XXII, col. 1064-1065.
78 Sur Victor-Auguste Dechamps (1810-1883), rédemptoriste (1834), évêque de Namur (1865),
archevêque de Malines et primat de Belgique (1867-1883), cardinal (1875) et son système apologé
tique, voir M. Becqué, Le cardinal Dechamps, 2 vol., Louvain, Bibliotheca alphonsiana, 1956, et
plus spécialement Id., L'apologétique du cardinal Dechamps (Etudes théologiques), Bruges, Desclée de
Brouwer, 1949. Sur l'aspect dogmatique de ce problème, voir B. Sesboüé et C. Theobald, La parole
du salut (Histoire des dogmes, t. 4), Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 312-313.
79 Francois Mallet, pseudonyme qu'utilise Blondel pour signer certains de ses articles dans la
Revue du clergé francais (1901-1904) et les Annales dephilosophie chrétienne (1905-1908).
80 [F. Mallet], 'L'oeuvre du cardinal Dechamps et la méthode de l'apologétique', Annales de philosophic
chrétienne 151/1905, pp. 68-91; Id., 'Les controverses sur la méthode apologétique du cardinal Dechamps',
Annales de philosophic chrétienne 152/1906, pp. 449-472; pp. 625-646; Id., 'L'oeuvre du cardinal Dechamps
et les progrès récents de l'apologétique', Annales de philosophic chrétienne 153/1907, pp. 561-591.
81 Document 6.

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604 Luc COURTOIS

problèmes d'interpretation thomiste ... Quelques jours plus tard, début septembr
1904,82 Blondel cherche ä s'expliquer de ces problèmes, tout en soulignant l'ac
cueil positif de Mercier ä ce qui est au cceur de sa pensée, accueil qui comb
Blondel:

Vous me dites que la "philosophic doit en effet constater en l'homme un appel ä


autre chose que lui." C'est la tout ce que j'ai prétendu; et contre ceux toujours nom
breux qui me refusent le droit d'insister sur cette constatation et de l'inventorier
aussi analytiquement que possible, je suis heureux de remonter ä votre autorité et
celle du cardinal Dechamps.83

Cet échange fructueux relatif ä Histoire et dogme n'aura pas de suites immédiates.
Un an après, en septembre 1905, Mercier s'excuse auprès de son interlocuteur de
pas avoir répondu sur les questions d'herméneutique thomiste.84 II n'invoque p
les surcharges de travail, bien reelles cependant, mais l'ampleur et la technicité de la
réponse qu'il aurait souhaitées! Une solution serait pour Mercier de rendre comp
de L'Action, ou de sa seconde édition en préparation, "qui aura pour objet, dit-on
de préciser cette pensée et de la défendre contre les 'mésinterprétations' dont vo
avez eu ä vous plaindre".85 Et Mercier d'ajouter — bel hommage —- "Ce serait alo
le moment de parier plus au long dun homme dont le talent et le caractère com
mandent le respect de tous et dont les ceuvres méritent non point qu'on les lise mais
qu'on les médite".86 A partir de ce moment, on peut considérer que Mercier, au-d
de divergences réelles sur certains points, tient Blondel en grande estime et est prêt
ä le soutenir, dans les limites de la diplomatie ecclésiastique, contre ses détracteur
intégristes.
Après une lettre de février 1906 par laquelle le nouvel archevêque de Malines
remercie Blondel des félicitations que ce dernier lui a adressées ä l'occasion de sa
nomination épiscopale,87 il faut attendre l'année 1911 pour voir les deux philo
sophes renouer le dialogue autour du catholicisme social, que Blondel soutient, en
lien avec les sympathies, qu'il fustige, de certains catholiques pour lAction fran
faise.88 D'octobre 1909 ä mai 1910, en effet, Blondel avait publié, sous le Pseudo
nyme de Testis, une série d'articles dans les Annales de philosophie chrétienne dont le

82 Document 7.
83 Ibid. II ajoute d'ailleurs — ce qui confirme Rodé (cf. supra note 77) —: "je dois de connaitre
ses ouvrages a un ancien vicaire général de Mgr Gouthe-Soulard, M. Guillibert qui me les a signa
lés cette année même". Sur Xavier Gouthe-Soulard (1819-1900), prêtre du diocèse de Lyon (1847),
docteur en théologie (1858) vicaire général de Lyon (1870 ä 1876) et archevêque d'Aix-en
Provence (1886), voir J. Gadille, 'Gouthe-Soulard (Fran^ois-Xavier)', dans: D.H.G.E., t. XXI,
col. 958-960.
84 Document 8.
85 Ibid.
86 Ibid.
87 Document 9.
88 Documents 10-14.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURI CE BLONDEL 605

but était d'abord de défendre les Semaines sociales de Bordeaux.89 Créées en 1904
dans la perspective de Rerum Novarum, celles-ci avaient été violemment attaquées
en 1909 pour leurs tendances "modernistes" et démocratisantes. Parmi les inté
gristes ä la manoeuvre, se trouvait le Père jésuite Pedro Descoqs, professeur de phi
losophic d'inspiration suarézienne,90 qui venait d'écrire cinq articles sur la doctrine
de Charles Maurras dans la revue des jésuites parisiens91 et qui, tout en admettant
de sérieuses objections, concluait ä la possibilité dune collaboration avec l'Action
Franchise sur le plan politique.92 L'intégrisme visé est désigné sous l'appellation
ironique de "monophorisme", pour stigmatiser l'intellectualisme extrincésiste déja
dénoncé dans la Lettre de 189693. Ce sont ces articles signés Testis réunis en une
brochure que Blondel transmet ä Mercier pour en obtenir le soutien. La suite est
connue: la controverse durera jusqu'en 1913, date ä laquelle le Saint-Office mettra
les Annales de philosophie chrétienne qui avait publié les articles de Blondel ä l'Index.
Cela dit, la condamnation de l'Action fra^aise par Rome en 1926 donnera raison
ä Blondel ...
En toute hypothèse, l'accueil de Mercier est trés positif. C'est plein de confiance
que Blondel sollicite l'avis du cardinal sur ses positions, début mars 1911.94 Ignorant
la personnalité réelle de Testis, ce dernier confesse d'abord ä Blondel qu'il n'en a pas
conservé les écrits, mais lui demande l'envoi dun nouvel exemplaire: "J'ai toujours
trouvé dans vos écrits tant de substance et dans votre attitude tant de loyauté que
mon estime et, laissez-moi vous l'ajouter, mon affection, vous sont acquises."95 Les
choses sont rondement menées, car trois jours plus tard, le 15 mars, une lettre de
Blondel lui fait parvenir la brochure assortie de nouveaux commentaires96 et Mer
cier y répond de manière circonstanciée un mois plus tard, le 17 avril,97 ce qui pour
un archevêque surchargé est peu de temps.

89 [Testis] La semaine sociale de Bordeaux et le monophorisme, Paris, Bloud et Cie., 1910. Voir ici
M. Blondel, Une alliance contre nature. Catholicisme et intégrisme. La Semaine sociale de Bordeaux
1910 (Donner raison, 5), Bruxelles, Lessius, 2000, précédée dune Preface de Mgr Peter Henrici et
dune Introduction historique de Michael Sutton.
90 Sur Pedro Descoqs (1877-1946), longtemps professeur au scolasticat des jésuites fran9ais de
Jersey, et Tun des fondateurs de la revue Archives de philosophie, voir G. Picard, 'In mémoriam. Le
P. Descoqs', Archives de Philosophie 18/1949, p. 134.
91 P. Descoqs, 'Ä travers l'oeuvre de Mauras', d'abord publié dans la revue Études, avant de
paraitre en ouvrage: Id., A travers l'oeuvre de Charles Maurras, Paris, Beauchesne, 1913.
92 M. Sutton, Charles Maurras et les catholiques frangais. 1890-1914. Nationalisme et positivisme,
Paris, Beauchesne, 1994, p. 167 sv. (et de manière générale, tout le chapitre 4, Maurice Blondel et
Charles Mauras, pp. 137-180).
93 P.J. Bernardi, Maurice Blondel, Social Catholicism and Action Franfaise. The Clash over the
Church's Role in Society during the Modernist Era, Washington (D.C.), The Catholic University of
America Press, 2009.
94 Document 10.
95 Document 11.
96 Document 12.
97 Document 13.

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606 Luc COURTOIS

Ce nest pas le lieu ici, d'analyser de manière détaillée la réponse de M


nous espérons que la présente publication permettra rapidement eet exe
d'autres —, mais deux choses nous paraissent devoir être soulignées. Au
nuances apportées ä l'analyse de Blondel dans la seconde partie de sa lettre
fait que Mercier semble avoir trés bien perc^u — et décrit — la mécanique int
ä l'oeuvre ä cette époque et le fait que Mercier se dise éclairé sur le milieu
fran9ais décrit par Blondel et le soutienne dans sa dénonciation.
Pour ce qui est des menées intégristes, conduites notamment avec l'ai
réseau occulte de délation antimoderniste agissant avec la complicité des pl
autorités romaines et dont l'existence sera établie après la Première Guerre,98

Que de fois, eher Monsieur, j'ai souffert, j'ai été humilié de voir certains jou
sans compétence s'ériger en maïtres et en juges sur des sujets les plus grave
[dans] l'ordre purement religieux — tel le décret du pape sur la lere comm
et imposer leurs décisions non seulement aux laïques mais au clergé et m
l'épiscopat! Deux fois en ces derniers temps, j'ai eu l'occasion d'exprimer
timent ä eet ä eet égard ä des hommes trés haut placés dans la hiérarchie
discretion ä mon égard? Est-ce prudence de leur part? Iis m'ont paru plus
qu'indignés. En attendant, ces censeurs sans mandats, qui n'ont même pas d
métier au jour le jour le loisir de la réflexion, s'enhardissent dans leur tém
pervertissent la mentalité de leurs lecteurs."

On ne saurait mieux dire!


Quant au milieu intégriste francais proche de l'Action franchise décrit
del, Mercier en apprécie l'analyse ("Cette entrée en matière pour vous dire
je sympathise avec les considérations dont s'inspire votre étude") et le sout
sa dénonciation ("Vous avez accompli, ä mon avis, une bonne action").100
n'empêche pas Mercier, in fine, de redouter que sa "reputation philosop
fasse tort [...] ä l'autorité de [son](votre) plaidoyer pour la démocratie chr
aux critiques trés fondées que vous dirigez contre les moeurs politico-relig
Taction franchise".
Après l'épisode de Testis, les choses en restèrent lä jusqu'en mai 1913,
oil Mercier adresse ä Blondel une lettre d encouragement en réponse ä un

98 II s'agissait du Sodalitium pianum, ou Sodalité saint Pie V, en abrégé S.P., souve


parmi ses membres par son nom de code "la Sapinière", une organisation secrète ayant sé
ä 1914 sous la conduite dun haut prélat romain, Mgr Benigni. Voir E. Poulat, Intégrism
licisme integral. Un réseau secret international antimoderniste. La "Sapinière" (1909-1921)
sociétés), Paris, Casterman, 1969. Umberto Benigni (1862-1934), sous-secrétaire de la Co
des Affaires ecclésiastiques extraordinaires de 1906 ä 1911, il en est écarté officiellement m
continuant ä jouer un röle officieux important au Vatican. Voir Id., Catholicisme, démocra
lisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni, de la naissance du socialisme a la victoire
(Religion et sociétés), Tournai, Casterman, 1977.
99 Ibid.
100 Document 13.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 607

perdue dans laquelle ce dernier a du se plaindre de procédés douteux utilisés par ses
contradicteurs pour le disqualifier. Plus important cependant, l'archevêque lui fait
part dune causerie philosophique qu'il a préparée pour une séance publique de
l'Académie royale de Belgique101 et oü ses préoccupations du moment l'ont "amené
ä parier de Bergson,102 de Wilbois103 et de vous-même".104 Invoquant alors le fait
qu'il a quitté le sérail philosophique depuis quelques années, il demande a Blondel
de bien vouloir relire son texte avant publication! II s'ensuit un trés intéressant
échange de courrier,105 au cours duquel Blondel fournira un commentaire détaillé
du texte de Mercier, avec des propositions qui seront intégrées dans la version finale
publiée par l'Académie.106 Au-delä du commentaire philosophique de Blondel, que
les exégètes blondéliens apprécieront, il faut ici souligner l'engagement marqué de
Mercier en faveur d'intellectuels catholiques sincères, mais compromis aux yeux de
Rome. Dans l'historiographie de la crise moderniste, en effet, on a parlé de l'année
1913 comme de la "canicule de l'intégrisme".107 Mercier en est trés conscient et
cherche manifestement, ä travers ce discours, ä "couvrir" les suspects, parmi lesquels

101 II s'agit du discours 'Vers l'Unité' que Mercier avait prononcé lors de la séance publique de
l'Académie royale de Belgique le 7 mai 1913 (cf. Académie royale de Belgique. Bulletin de la classe des
lettres et des sciences morales et politiques et de la classe des Beaux-Arts, 1913, pp. 122-146, et également
publié dans la Revue néo-scolastique\ D. Mercier, 'Vers l'Unité', Revue néo-scolastique de philosophie
20/1913, pp. 253-278). On conserve ä Malines les documents préparatoires ä cette allocution:
A.A.M., F.M., XIX, n° 17, 1913 Kon(.)[inglijke] Ac(.)[ademie van] België. Discours de l'Académie.
102 Henri Bergson (1859-1941), philosophe francais bien connu, qui avait défendu sa thèse Essai
sur les données immédiates de la conscience (Paris, Alcan, 1889), professeur a l'Ecole normale supé
rieure (1897) et au Collége de France (1900), il s'était illustré a l'époque par son ouvrage involution
créatrice (1907), qui a marqué la vie intellectuelle de la première moitié du 20e siècle. Voir, parmi
bien d'autres: A. Panero, S. Matton et M. Delbraccio, Bergson professeur. Actes du colloque inter
national de Paris ä l'Ecole normale supérieure, le 22-24 novembre 2010 (Bibliothèque philosophique
de Louvain, 92), Louvain-la-Neuve, Peeters, 2014.
103 Joseph Wilbois (1874-1952), ancien élève de l'Ecole normale supérieure, professeur ä l'Ecole
des Roches (1904-1906), directeur de l'Ecole franijaise de Moscou (1906-1912), il s'est intéressé aux
questions soulevées par l'adaptation du christianisme au monde moderne et a produit une oeuvre
originale mais méconnue en sociologie. Voir B. Kalaora, 'Le mysticisme technique de Joseph Wil
bois', dans: Y. Cohen et R. Baudouï (dir.), Les chantiers de la paix sociale. 1900-1940 (Sociétés,
espaces, temps), Fontenay-Saint-Cloud, ENS Editions, 1995, pp. 185-194.
104 Document 15. Bergson, Wilbois et Blondel étaient évoqués dans la seconde partie du dis
cours, comme des disciples d'Ollé-Laprune. Après avoir évoqué ces derniers, il en terminait avec
"M. Maurice Blondel, l'écrivain le plus pénétrant et le plus riche de la pléiade" (Revue néo-scolastique
de philosophie 20/1913, p. 274).
105 Document 16-19.
106 Même si, comme le fait remarquer le chanoine Aubert, dans son article sur Laberthonnière
(R. Aubert, 'Le cardinal Mercier et le Père Laberthonnière', p. 203), Mercier a ajouté dans le texte
imprimé une réserve qui ne figurait pas dans le manuscrit lu ä la séance: "mais dont la pensée, en
raison de sa complexité même, de la multiplicité infiniment nuancée de ses aspects et de ses expres
sions, des problèmes fondamentaux auxquels elle touche, a créé de troublantes équivoques et suscité
des débats qui ne sont pas épuisés" (p. 142).
107 A. Blanchet, Histoire d'une mise ä l'Index. La "sainte Chantal" de l'ahbé Bremond (Études
bremondiennes, 1), Paris, Flammarion, 1967, p. 141.

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608 Luc COURTOIS

Blondel, bien sür, mais aussi le Père Lucien Laberthonnière, ä l'époque en gr


difficulté.
Rappelons que, élève de Boutroux ä la Sorbonne, Laberthonnière était entré en
contact avec Blondel ä la suite de la lecture de L'action (avril 1894) et s'était d'em
blée inscrit dans le courant philosophique inauguré par le penseur d'Aix.108 Sans
entrer dans les méandres d'une pensée trés riche, retenons que Laberthonnière eut
cependant de plus en plus de mal, après la condamnation de Loisy, d'éviter les
suspicions. En 1906, ses Essais dephilosophie religieuse (1903) ainsi que Le réalisme
chrétien et l'idéalisme grec (1904) furent mis ä l'Index. En décembre 1912, il avait
édité en brochure, sous le titre Sur les chemins du catholicisme, un article paru en
1905 dans les Annales de philosophie chrétienne oü il tentait de répondre aux diffi
cultés éprouvées par un professeur d'université anonyme pour adherer au catholi
cisme. Ce petit volume, qui avait re^u le nihil obstat dun des codirecteurs de la
trés classique Revue pratique d'apologétique et l'imprimatur de l'archevêché de
Paris, allait être le point de départ dun scénario tant de fois répété.109 D'abord
pris ä partie par les milieux intégristes fran9ais dans la revue Les questions ecclé
siastiques du Ier février 1913 et dans La critique du libéralisme du Ier avril 1913,110
l'ouvrage fut ensuite dénoncé ä Rome. Après une lettre d'admonestation adressée
ä l'archevêché pour la légèreté avec laquelle Vimprimatur avait été accordé ä un
écrit jugé hérétique, Rome fulmina les condamnations contre un auteur qui lui
semblait éliminer tout surnaturel: le 8 mai 1913, la série des Annales de philosophie
chrétienne parue depuis 1905 fut mise ä l'Index; le 16 juin, la brochure qui avait
déclenché la machine infernale était ä son tour censurée, en même temps qu'un
autre écrit sur Le témoignage des martyrs-, et le 26 juin enfin, mesure beaucoup
plus grave — et qui ne fut jamais levée —, Laberthonnière se voyait interdire
toute publication, sous quelque forme que ce soit, sous peine de suspense ipso
facto.
Ce n'est done probablement pas un hasard si la demande de Mercier ä Blondel
de relire son discours (du 7 mai 1913) ä l'Académie, date du 10 mai, alors que la
crise atteint son climax. D'autant que Mercier avait eu l'occasion de féliciter Laber
thonnière pour sa brochure Sur les chemins du catholicisme dans une lettre qu'il lui
avait adressée le 6 janvier 1913 et que l'existence de cette lettre était connue des
autorités111... C'est ce qui explique que la lettre de remerciement de Mercier ä

108 Sur Lucien Laberthonnière (1860-1932), ordonné prêtre en 1886 après des études au petit
séminaire de Saint-Gaultier (1874-1880) et au grand séminaire de Bourges (1880-1885), professeur
de philosophie au collége de l'Oratoire ä Juilly (1886-1896), professeur (1896) puis directeur (1897)
de l'Ecole Massillon, directeur ä Juilly jusqu'ä la dispersion de l'Oratoire (1900-1903) et directeur
des Annales de philosophie chrétienne jusqu'ä leur mise ä l'Index (1905-1913), voir P. Beillevert,
'Laberthonnière (Lucien)', dans: Catholicisme, t. VI, col. 1526-1531.
109 Voir ici tous les rebondissements du dossier dans R. Aubert, Le cardinal Mercier et le Père
Laberthonnière.
110 Voir ci-dessous, note au Document 19.
111 Ibid.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 609

Blondel pour sa relecture du 5 aoüt 1913 soit tout entière consacrée ä l'infortuné
condamné ("Je viens d'écrire une nouvelle lettre au Père Laberthonnière dont j'ai
profondément pitié: le malheureux est véritablement cloué sur la croix et il lui fau
dra faire appel ä toute Pénergie de sa piété chrétienne pour accepter généreusement
son épreuve"112), de même qu'une bonne part de l'ultime échange de ce dossier
("Les circonstances dans lesquelles le P. Laberthonnière a été frappé de la sentence
qui l'emmure vivant et nous privé de tout moyen de défense ou d'expression sont
tellement déconcertantes et douloureuses qu'il n'y a aucun moyen humain de les
considérer"113).
L'intervention publique de Mercier en 1913 en faveur de Blondel — et dans le
contexte du temps, ce n'était pas rien! — a-t-elle joué un róle? C'est difficile ä
dire, mais on peut quand même constater que Blondel, éternel suspect, n'a jamais
été condamné ... Blondel, en toute hypothèse, a été trés sensible ä ce discours et
ä sa portée (il en parle ä de nombreuses reprises ä ses correspondants)114 et sen est
servi plus d'une fois comme dun argument d'autorité. Ainsi, en 1928, dans une
lettre ä Wehrlé oü il lui fournit des indications le concernant pour un article que
ce dernier a préparé pour la revue Les Lettres de juin 1928, Un métaphysicien du
catholicisme, Maurice Blondel, il lui fait écrire, fa^on de rappeler le soutien du
cardinal:

C'est cette immense synthèse, ou mieux cette Unité que M. Blondel a eue en vue
constamment, ainsi que le rappelait le cardinal Mercier dans le Discours qu'il pro
non^ait ä l'Académie royale de Belgique sous ce titre qui parait d'abord mystérieux,
mais qui est en réalité si lumineusement expressif: 'Vers l'Unité'.

Et en 1928 toujours, dans un ouvrage qu'il a en réalité entièrement rédigé seul,


mais qu'il présente comme le fruit d'une interview, il écrit:115

112 Document 17.


113 Document 18. Blondel réagissait en outre ici au reproche que lui adressait Mercier de ne pas
avoir suffisamment insisté sur le fait que la foi et l'Eglise répondaient en fait ä l'incapacité constatée
par la raison elle-même de donner sens ä Taction (D. Mercier, 'Vers l'Unité', Revue néo-scolastique
de philosophic 20/1913, p. 276): "le point dont je me serais selon vous 'malheureusement' trop peu
soucié, a été maintes fois et explicitement rappelé par moi".
114 Dans une lettre ä Wehrlé du 29 décembre 1913, oü il l'invoque comme un encouragement
("mais il faut bien en revenir, comme vous le sentez, comme vous le dites si fortement, ä rompre les
clotures, ä réaliser le vceu du cardinal Mercier 'Vers l'Unité'" (citée dans H. de Lubac (éd.), Maurice
Blondel-Joannès Wehrlé. Correspondance (Bibliothèque philosophique), 1.1, Paris, 1969, p. 507). Dans
une lettre a Henri Bremond du 12 mars 1914, oil il confesse avoir fait "comme le bon cardinal Mer
cier, conduit mes... auditrices 'Vers l'UnitéT (A. Blanchet (éd.), Henri Bremond et Maurice
Blondel. Correspondance (Etudes bremondiennes, 2), t. II, Paris, Aubier-Montaigne, 1971, p. 244).
Dans une lettre ä Wehrlé du 4 janvier 1918, il écrit "Tout ce qu'on peut avec de semblables esprits
[des intégristes], c'est d'invoquer des témoignages autorisés, comme ceux de Mgr Bonnefoy rappelant
les paroles de Pie X, ceux du cardinal Mercier, etc.". (Maurice Blondel-Joannès Wehrlé, p. 539). Etc.
115 M. Blondel, L'Itinérairephilosophique de Maurice Blondel. Propos recueillispar Frédéric Lefivre,
Paris, Editions Spes, 1928, ici p. 94. Le manuscrit de ce livre est en fait entièrement de la main de
Blondel, comme l'a trés bien noté Henri Bouillard (Avertissement de L'Itinéraire philosophique, p. 7),

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610 Luc COURTOIS

je m'étais avancé entre les camps adverses, dans le terrible entre-deux, no ma


land oil rien de vivant n'osait se montrer, je me suis trouvé, par des méprises p
être souvent excusables, fusillé comme un traitre ou comme un transfuge. C'e
merveille que je ne sois pas mort. Vous me faites espérer par votre démarche mê
que Ton commence ä sen apercevoir, — comme sen était aper^u dès l'origine le
cardinal Mercier dont je conserve de précieuses lettres, l'une surtout oü il
soumettait avec une étonnante modestie le brouillon du discours qu'il devait p
noncer ä l'Académie de Belgique sous le titre expressif Vers l'Unité, et oü il se
faisait mon interprète.

Pendant la guerre, les relations épistolaires entre les deux hommes se sont
fiées: une seule courte missive de Mercier en mars 1917, par laquelle il accuse r
tion de l'envoi de "deux brochures" par Blondel au moment oil il part en retr
annuelle.116 Mais si eile est brève, la lettre de Mercier se veut pleine de sollicit
"A mes premiers moments libres, je compte bien vous lire, paree que tout ce
vous écrivez m'intéresse vivement"117... La suite des échanges peut être rangée
le signe de la "protection" que Blondel continue de sollicker pour lui ou pour
"siens". En février 1921, Blondel s'adresse ä l'archevêque de Malines au sujet d'
affaire qui l'inquiète au plus haut point: un éditeur de Florence s'est autorisé a
duire L'Action en italien, comme la législation italienne l'y autorise, ce qui lui
craindre des coups de crosses de Rome.118 II signale done la chose ä Mercier en
rapportant avoir expliqué son désarroi au Père Lepidi, maitre du Sacré-Palais
élément modérateur dans les luttes antimodernistes récentes.119 Dans sa répo
Mercier s'en émeut et soutient son correspondant dans la tourmente, l'assuran

cité par M.-T. Perrin, Dossier Laberthonnière. Correspondance et textes (1917-1932) (Textes Dos
Documents), Paris, Beauchesne, 1983, p. 187. II s'agissait pour lui d'essayer de sortir de la suspic
persistante de certains milieux catholiques, non sans quelques silences coupables pour son ami L
thonnière d'ailleurs {Ibid., pp. 187-189).
116 Document 19.
117 Ibid.
118 Documents 20-21.
119 Sur Alberto Lepidi (1838-1925), dominicain de Sainte-Sabine (1855), professeur de philoso
phic au studium de Louvain (1862), maitre des étudiants et professeur de dogmatique ä Flavigny
(1868), régent des études ä Louvain (1872), régent du Collége de la Minerve ä Rome (1885), tout en
étant consulteur du Saint-Office et de l'lndex, assistant du maitre général (1891) et maitre du Sacré
Palais (1897-1925), voir: H.D. Saffrey, 'Lepidi (Alberto)', dans: Catholicisme, t. VII, col. 405;
Y. Congar. 'Lepidi (Alberto)', dans: Dictionnaire de théologie catholique. Tables générales, t. III,
Paris, Letouzey et Ané, 1972, col. 2971-72; [R. Aubert], 'Lepidi (Alberto)', dans: D.H.G.E.,
t. XXXI, col. 828. La principale étude disponible est celle de G. Sestilli, IIpadre Alberto Lepidi,
O.P., e la sua filosofia (Studia scholastica phiosophico-theologica, 4), Turin/Rome, Casa Editrice
Marietti, 1930. On notera que le Père Lepidi a eu (exercé?) une influence modératrice durant les
excès de la répression antimoderniste: "Lepidi témoigna ä plusieurs reprises de la sympathie pour
Blondel et ses idéés, et même ä l'endroit du P. Laberthonnière. Les intégristes le considéraient comme
'un traitre' (voir notamment L. Bedeschi, dans Rivista di storia e letteratura religiosa, t. VIII, 1971,
p. 284 n° 30)" (R. Aubert).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 611

bienfondé de sa démarche et — le mot parait fondé —, de son amitié: "J'ai toujours


admiré la sincérité et la ferveur de votre apostolat et je vous ai suivi ä distance avec
un intérêt plus affectueux et plus vif que je ne puis vous le dire."120 Cela nous vaut
une lettre trés personnelle oü Blondel lui fait part des événements familiaux qui le
touchent.121
Après eet échange "intime", Blondel s'adressera encore deux fois ä un cardinal
vieillissant, mais sans doute avec déception. Une première fois en janvier 1922, tout
d'abord, il lui écrit pour essayer d'intervenir en faveur de Laberthonnière, mais,
pour des raisons que Ton ignore, il ne semble pas avoir re^u de réponse.122 On en
trouve des traces, deux ans plus tard, dans deux lettres de février 1925: dans une
lettre du 15 adressée ä son ami Laberthonnière, par laquelle il lui envoie en copie
— comme pour se justifier — une version revue de sa lettre ä Mercier de janvier
1922;123 et dans une lettre du 14 re9ue de son ami Wehrlé, oü ce dernier le rassure
sur le silence de Mercier ä son endroit.124 Peut-être que Mercier a cru trop vite l'af
faire réglée car dans une lettre ä Blondel de juin 1923, il se comporte comme si le
condamné au silence avait été libéré de sa peine!125 Et une seconde fois en juin
1925, ensuite, quelques mois avant le décès de Mercier, pour lui demander d'inter
venir en faveur de son ami Paul Archambault,126 qu'il croit menacé.127 Cette der
nière lettre restera sans réponse ...
Que Conclure de ce trop long exposé? Que Mercier, malgré son hostilité au kan
tisme de Blondel, s'est toujours montré ouvert ä sa pensée et qu'il lui témoigné une
estime — voire une affection — grandissante qui, si les circonstances de la vie ne
l'avaient pas empêché (différence d'äges, positions dans l'Eglise, etc.), aurait pu faire
naitre une grande et sincère amitié ...

120 Document 21.


121 Document 22.
122 Document 23.
123 Document [23 Autre version].
124 Lettre de Wehrlé ä Blondel, Neufchatel-en-Saosnois 14 février 1925, dans: Maurice Blon
del-Joannès Wehrlé, p. 594: ä Blondel qui s'était lamenté du silence de Mercier, Wehrlé répond: "Mais
je serais surpris qu'il eüt changé de sentiment ä votre égard, trés surpris. Le cardinal Mercier est
d'abord un vieillard; ensuite un homme absolument accablé et débordé. Vous auriez tort d'interpré
ter son silence dans le sens, non pas même d'une demi-hostilité, mais simplement dune indifference
ä ce qui vous touche."
125 Document 24.
126 Sur Paul Archambault (1883-1950), fondateur (1914) et directeur de la revue Les Cahiers de la
nouvelle journée, voir D. Daubioul, Paul Archambault et les Cahiers de la Nouvelle Journée, Lille,
Editions Prat-Europa, 1992.
127 Document 25.

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612 Luc COURTOIS

CORRESPONDANCE MERCIER-BLONDEL

Louvain 6 juin 1897


Monsieur et eher Confrère,
J'ai re^u ces derniers jours la visite de l'abbé Denis;128 nous avons beaueoup parlé
de vous et des idéés que vous travaillez avec tant de zèle ä propager en France sur
les conditions actuelles de l'apologétique.
Je n'ai pu malheureusement jusqu'ä cette heure prendre connaissance de votre
volume sur L'Action. Je l'ai vainement demandé aux libraires de Paris. M. l'abbé
Denis m'a vivement conseillé de m'adresser ä vous-même me faisant espérer que par
ce moyen j'aboutirais.
Je vous suis trés reconnaissant Monsieur et eher Confrère, des peines que vous
voudrez bien vous donner ä mon intention et je vous prie de croire ä mes sentiments
d'estime et de sincère dévouement.
[S.] D. Mercier.129

Louvain 18 nov.[embre] 1897

Monsieur Blondel,
Je viens de m'apercevoir dun oubli dont je suis profondément confus. En juin
dernier, vous avez eu l'amabilité de m'envoyer un exemplaire de votre Lettre aux
Annales130 et vous y avez joint une lettre trés amicale dont j'ai été charmé. Or voici
que, en remuant des fardés/ entassées sur mon bureau, j'y retrouve votre bonne lettre
sans la mention réponse. Je vous demande mille pardons d'avoir été aussi négligent. II
y a dans votre brochure une remarquable vigueur de pensée et de style et une quantité
d'aper9us du plus haut intérêt. Je n'oserais dire cependant que je parviens ä me rallier
ä votre thèse fondamentale;/ malgré tous les commentaires qui ont suivi vos articles,
parfois ä cause d'eux peut-être, je crains que vous ne partiez du subjectivisme, a la
fa5on de Kant, comme d'une doctrine acquise dont il faut subir la loi. J'aspire a lire
votre nouvelle édition de L'Action et je me propose bien alors, si cela peut vous être
agréable, d en discuter les idéés essentielles dans la Revue néo-scolastique.

128 Charles Denis (1860-1905), prêtre du diocèse de Beauvais (1885), éphémère directeur des
Annales de philosophic chrétienne de 1895-1903 (deux de ses ouvrages seront mis ä X Index en 1903.. .)•
F. Laplanche, 'Denis Charles', dans: D.M.R.F.C., pp. 187-188.
129 C.A.M.B., Liasse 225, n° 82 (B 46095-46096), Lettre de Mercier a Blondel, Louvain 6 juin 1897.
130 La 'Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d'apologétique' a d'abord
paru dans les Annales dephilosophie chrétienne en janvier-juin 1896.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 613

Agréez, Monsieur Blondel, l'hommage dune étude oü je remue quelques idéés


qui/ me semblent devoir cadrer avec les vótres et veuillez croire, Monsieur Blondel,
a nos sentiments d'estime et de cordial dévouement.
[S.] D. Mercier.131

Aix 26 avril 1899

Monseigneur,
C'est avec un trés vif sentiment de gratitude que je re<;ois votre oeuvre nouvelle, votre
étude sur la Critériologie générale. Je suis d'abord profondément touché de la marque de
bienveillance que vous me donnez ainsi; et rien ne m'est plus précieux, plus encourageant,
plus bienfaisant qu'une/ telle marque de sympathie. J'ai häte d'ajouter que la valeur même
du livre, la richesse des connaissances et la force singulière des reflexions personnelles qu'il
témoigne ä chaque page comme j'ai déja pu men convaincre assez longuement, augmen
tent ma reconnaissance par le sentiment du profit que je vous doit et je vous devrai. II me
semble que de plus en plus je m'achemine ä toutes vos conclusions ultimes, en tant que
vérités objectives, materialiter sumptae-, mais en ce qui est du chemin ä suivre pour les
atteindre ou pour/ les réintégrer dans beaucoup d'intelligence contemporaines, j'ai besoin
de plus longues méditations; car aujourd'hui encore, ä un point de vue formel et pure
ment "méthodique" je me trouve arrêté par beaucoup de difficultés lä oü vous passez de
plain-pied. Toujours est-il que votre oeuvre si pleine me rend un trés grand service, en
m'offrant un texte tout ä fait excellent pour mon examen de conscience philosophique.
Avec l'expression la plus sincère dune reconnaissance qui est, vous le voyez, bien
justifiée,/ je vous prie, Monseigneur, d'agréer l'hommage de mon dévouement le
plus respectueux.
[S.] M. Blondel132

Louvain 8 aoüt 1904

Cher et honoré Confrère,

Vous voudrez bien m'excuser, j'espère, de ne pas avoir répondu plus tót au gracieux
envoi que vous m'avez fait de votre étude "Histoire et dogme".133 Je tenais ä la lire

131 C.A.M.B., Liasse 225, n° 83 (B 46097-46100), Lettre de Mercier ä Blondel, Louvain 18 nov(.)
[embre] 1897.
132 A.A.M., Fonds Mercier, XIX. Wetenschappen, n° 1. Wijsbegeerte voor 1906, Chemise 1,
"Filosofie voor 1906", Lettre de Blondel ä Mercier, Aix 26 avril 1899.
133 Sur cette brochure, son elaboration et sa reception, voir, pour rappel, E. Poulat, Histoire,
dogme et critique, pp. 513-609.

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614 Luc COURTOIS

avant de vous en accuser reception et les occupations exceptionnelles de la fin de l'a


née, pour les examens mont empêché de vous lire ces derniers jours. Vous m'a
instruit et édifié: je vous en remercie vivement. II y a des pages — p. ex. pp. 5
— qui m'ont servi de thème ä une méditation plus religieuse encore que phi
phique. Combien de chrétiens ignorent ce qu'il y a de plus intime, de plus viva
eux! Saint Paul nous en a si explicitement avertis: Qui spiritu dei aguntur, ii sunt f
dei. Nous récitons, tous les jours, dans notre credo, credo in qui itum sanctum
vivicantem... et notre attention est toute en dehors et nous ne savons pas la vo
Celui qui nous a dit: Regnum Dei intra vos est, nous ne savons pas puiser notr
ment ä la source d'eau vivifiante que nous portons en nous. Puisse votre broch
rappeler aux théologiens et aux exégètes qu'ils sont chrétiens et doivent vivre
chrétienne jusqu'au bout pour être théologiens jusqu'au bout et exégètes fidèles!
Ici vous êtes sur un terrain solide paree que vous traitez le reel. Je ne vous c
pas que je vous trouve moins sur lorsque vous appliquez votre critique ä la phi
phic. Car le philosophe, par définition, ne consulte que la raison. Philosophe
les données que seule la grace fournit ce n'est plus philosopher mais faire de
théologie. Vous nous annoncez un livre sur l'esprit chrétien: je l'attends avec e
et grande confiance. Vous n'avez pas trop cédé, dans cette brochure "Histoir
dogme", ä la crainte de froisser les "augustistes". II semble souvent que vous tourni
la tête de droite, de gauche, pour regarder qu'il ne vous vient pas un mauvais
Les mouvements obliques que vous faites faire ä votre lecteur fatiguent, détour
l'attention du but et donnent un sentiment d'aigreur contre ceux qui vous cherche
chicane, plutót que la sérénité de l'äme dans l'amour de la vérité. — vous me
donnerez, j'espère, de vous parier si librement. Voyez, je vous prie, dans l'aba
avec lequel je vous livre non seulement ma pensée mais mes impressions, un t
gnage effectif de l'estime profonde et de la sympathie que vous avez su m'insp
Bien cordialement ä vous in (X)[Christ]o. [S.] D. Merrier.134

Quincy par Montbard 13 aout 1904

Monseigneur,
Permettez-moi de vous offrir mes sincères remerciements pour votre lettre si
bienveillante: je suis également touché de vos encouragements et de vos avertisse
ments. Je m'efforcerai de mériter davantage ä l'avenir ceux-lä et de profiter de
ceux-ci./
Oserais-je vous avouer que je concilie difficilement deux de vos critiques: dune
part vous me reprocher de "trop céder ä la crainte de froisser les augustistes". D'autre

134 C.A.M.B., Liasse 225, n° 83 (B 46097-46101-46104), Lettre de Mercier ä Blondel, Louvain


8 aout 1904.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 615

part vous vous plaignez des mouvements de tête obliques, qui, dites-vous, donnent
un sentiment d'aigreur contre ceux qui vous cherchent chicane." Douceur pusilla
nime, je ne vois pas bien comment je puis encourir simultanément ces deux griefs.
La vérité est que je n'ai et que je ne veux inspirer aucune aigreur contre mes contra
dicteurs, mais que, par l'avis dun sage conseiller, dun prudent Directeur, j'ai cru
ne pouvoir faire preuve de trop de circonspection afin d'éviter, autant qu'il dépend
de moi,/ les occasions de polémique et les attaques. Or, malgré eet effort que vous
trouvez excessif, les suspicions injurieuses, les condamnations violentes n'ont pas
manqué de se produire, et particulièrement contre les pages que vous approuvez:
pour ne citer qu'un fait, dont la Vérité franchise de M. l'abbé Maignen135 a publié
4 articles pour me mettre positivement hors de l'Église, et pour déclarer que ce que
j'avais dit de la Tradition est pire que tout ce qua écrit M. Loisy.136 Je me suis tu,
mais je n'en ai pas moins souffert; et il y a lieu de redouter que de telles excommu
nications n'aient fait impression sur des esprits, d'ailleurs animés des meilleures
intentions, mais qui n'ayant pas les pièces du procés sous les yeux peuvent demeurer
comme Mgr de Nancy137 lui-même, sous le coup de ces véhémentes indignations,
plus généreuses que judicieuses, il me semble.
Un de mes amis d'Aix m'ayant fait parier sur ces discussions pénibles, je me per
mets de vous adresser, en témoignage de reconnaissance et de confiance, un exem
plaire du tirage ä part qu'il a fait faire de notre "Entretien". C'est le dernier qui me
reste de ceux qu'il avait mis ä ma disposition.
Je vous prie Monseigneur, d'agréer avec l'expression bien sincère de ma gratitude
l'hommage de mon humble dévouement et de mon profond respect.
[S.] M. Blondel.
P.S. Oserais-je encore vous objecter que le philosophe sans doute, comme vous le
dites, "ne consulte que sa raison", mais qu'il applique sa raison ä ce qui est, au
donné, au concret, soit qu'il s'agisse du monde extérieur, soit qu'il s'agisse de
l'homme: or l'homme in concreto, l'homme tel qu'il est dans sa nature réelle, n'est
pas dans l'état de nature. Voilä/ pourquoi il m'a semblé légitime de combattre la
philosophie séparée et de chercher ä montrer que 1'élément matériel de la philoso
phic (nature concrète et réalité de fait de l'homme) est super adéquat [?] ä l'élément

135 Charles Maignen (1858-1937), prêtre de la congregation des Frères de Saint Vincent de Paul
(1884), catholique social issu du courant intégraliste, il publie ä partir de 1898 des articles virulents
contre le modernisme dans le journal La Vérité sous le pseudonyme de "Martel" et participe au
réseau intégriste de Mgr Benigni sous le pseudonyme de Vincent Després. Voir P. Levillain,
'Maignen, Charles, pseud. Després', dans: D.M.R.F.C., p. 438. Sur La Vérité franfaise, née d'une
dissidence de L'Univers, voir infra, note 156.
136 C. Maignen, 'Deux mentalités incompatibles', La véritéfranfaise, 25, 26, 27 février et 2 mars
1904.
137 Mgr Charles-Francois Turinaz (1838-1918), prêtre du diocèse de Chambéry (1862), professeur
de théologie au grand séminaire de Chambéry (1864-1873), évêque de Tarentaise (1873-1882), puis
de Nancy-Toul, adversaire résolu de Loisy et des lois de Séparation. Voir J.-O. Bourdon, 'Turinaz,
Charles-Francois', dans: D.M.R.F.C., pp. 645-646; E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la
crise moderniste, passim.

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616 Luc COURTOIS

formel. En d'autres termes, la raison ne peut légitimement et définitiv


prendre pour son propre et seul objet philosophique. En s'étudiant elle-m
le développement de notre vie raisonnable, eile doit s'apercevoir que quelq
la dépasse, qu'il y a, si je puis dire, un plein matériel qui correspond ä u
une insuffisance formelle et que le sentiment de ce vide, de cette insuffisance
condition philosophique de la reconnaissance ultérieure et de l'acceptatio
plein.138

Braine-l'Alleud 28 aoüt 1904

Cher Honoré Confrère,


Je suis trés touché de l'attention que vous avez bien voulu prêter aux observations
jointes ä ce que vous avez l'humilité d'appeler les "encouragements" de ma dernière
lettre. Vous avez peine ä concilier, dites-vous, ces deux critiques: d'une part, je vous
reproche de trop céder ä la crainte de froisser les augustistes; d'autre part, je me
plains des regards obliques qui "donnent un sentiments d'aigreur contre ceux qui
vous cherchent chicane".139 Douceur pusillanime, aigreur agitée ... En effet ces
deux reproches appliqués au même sujet seraient inconciliables. Telle n'était pas ma
pensée. Craignant de froisser les augustistes, vous êtes obligé de vous écarter sou
vent de la ligne de votre pensée principale; le lecteur suit vos digressions, mais les
suit ä regret, s'impatiente contre ceux qui vous obligent a le faire: cette impatience,
dont vous n'êtes pas la première cause responsable, nuit ä la comprehension sereine
de vos idee personnelles. Bref, si vous reposiez votre pensée, ä l'abri de toute preoc
cupation extrinsèque, vous seriez plus aisément et mieux compris; vous feriez mieux
la lumière dans l'esprit de ceux qui impartialement cherchent a vous bien/ com
prendre. Les autres, qui vous jugent sans vous lire ou sont toujours en quête d'une
proie, quaerens quem devoret, ne vaut-il pas mieux les négliger?

138 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophie", Lettre de Blondel
ä Mercier, Quincy par Montbard 13 aoüt 1904 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 259, n° 88 [B56800
56803]).
139 Dans une longue lettre a Joannès Wehrlé des 10 et 11 aoüt 1904 oil il fait le point, désabusé,
sur les controverses en cours et reproches qui lui sont adressés, il conclut: "Et voila que je suis accusé
de prendre le contre-pied de toutes mes thèses! Je me demande si je ne deviens pas fbu, d'autant que
Mgr Mercier (de Louvain) m'écrit de son cöté en termes incoherents; si bien que je crains d'avoir
moi-même — et moi seul — l'esprit ä l'envers: après m'avoir félicité avec émotion d'histoire et de
Dogme, après m'avoir reprocher de "trop cédé ä la crainte de froisser les 'augustistes', brusquement,
il m'accuse en finissant "de mouvements obliques qui donnent un sentiment d'aigreur contre ceux
qui vous cherchent chicane, plutöt que la sérénité de l'äme dans l'amour de la vérité (lettre de Blon
del a Joannès Wehrlé, Saint-Remy 10 et 11 aoüt 1904, dans: Maurice Blondel-Joannès Wehrlé, p. 292)

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 617

Le nouvel entretien avec M. Mallet dissipera, j'espère, les doutes les plus obsti
nés.140 Votre pensée fondamentale est indiscutablement vraie et, encore quelle soit
vivante en toute äme chrétienne, eile a été tellement reléguée dans 1 ombre par les
adversaires du traditionalisme et du fidéisme, durant la première moitié du siècle der
nier, quelle a toutes les apparences d'une nouveauté. N est-ce pas la traduction et le
commentaire de cette parole de l'Écriture, Spiritus Sanctus ... suggeret vobis omnia
quaecumque dixero vobis.141 Un petit détail, si vous me le permettez: je n'ai pas ici/
sous la main la somme de S. Thomas, mais ne croyez-vous pas que dans le texte cité
ä la p. 19 de la brochure de M. Mallet (2a. 2eme., q. 171, [1-4])142 il s'agit du regard de
l'intelligence plutót d'intention ou de sentiment? L'intelligence a besoin d'un secours
qui élève sa puissance de connaitre, pour être ä même de saisir les choses divines?
Ceci ne change d'ailleurs rien au fond.
Vous me dites trés justement que l'homme in concreto nest pas dans l'état de
nature. La philosophie séparée se refuse ä voir en lui autre chose que la nature; la
philosophic considère en lui séparément (formellement) la nature, et constate en lui
un appel ä autre chose que lui. D'accord. Elle n'explique pas tout l'homme réel. J'ai
vu avec plaisir que vous citez le card.final] Dechamps qui s'est tant attaché ä mar
quer la correspondance entre les signes extérieurs et l'appel intérieur de la grace.143
Agréez, eher et honoré Collègue, l'expression renouvelée de ma profonde estime
et de ma plus cordiale sympathie.
[S.] D. Mercier.144

Quincy par Montbard Ier septembre 1904

Monseigneur,
Votre trés aimable lettre qui me touche vivement semble me donner la permis
sion de réparer un oubli que je me reprochais. J'avais omis de vous remercier — en
vous en félicitant respectueusement — du Bref du 20 juin que vous aviez bien voulu

140 Blondel avait ainsi signé deux articles oil il se mettait en position de dialoguer avec lui-même:
[F. Mallet], 'Un entretien avec M. Blondel', Revue du clergé francais 27/1901, pp. 627-636; [Id.],
'Un nouvel entretien avec M. Blondel', Revue du clergé francais 38/1904, pp. 405-416 et 513-531 (les
15 avril et Ier mai 1904). Voir Maurice Blondel et Auguste Valensin, p. 155 sv.
141 Evangile de Jean, XIV.26: "paracletus autem Spiritus Sanctus quem mittet Pater in nomine
meo ille vos docebit omnia et suggeret vobis omnia quaecumque dixero vobis".
142 Voir référence explicite au Document suivant. II s'agit du début du Traité de la grace, avec les
articles 1-6 qui traitent des prophéties. Cf. Summa Theologica. Secunda Secundx Partis, Quaestio 171.
143 Cf. supra.
144 C.A.M.B., Liasse 225, n° 85 (B 46105-46108), Lettre de Mercier ä Blondel, Braine-l'Alleud
28 aoüt 1904. Lettre citée partiellement dans Maurice Blondel et Auguste Valensin, p. 157, ä propos
d'une lettre de Blondel ä Valensin oü il explique la réponse qu'il donne ä une difficulté de ce dernier
et ä laquelle il répond dans son nouvel entretien de Mallet (cf. supra, note 142), cité ici.

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618 Luc COURTOIS

m'adresser directement/et que je viens encore de relire dans Ie dernier numé


ma Revue Néo-Scolastique145. Je men réjouis sincèrement, en applaudissant
fois de plus ä votre belle devise Nova et Vetera.
Je vous suis trés reconnaissant, Monseigneur, de la manière dont vous recti
mon interpretation dun passage de votre précédente lettre.
A vrai dire j'avais hésité ä adopter le sens qui est en effet le votre; mais comme j
n'en étais pas sur, j'avais, comme je le fais toujours, tourné le texte ä ma/défa
pour me réserver d'interpréter les textes douteux toujours en faveur des autres.
Le passage auquel vous me renvoyer ä propos ä l'article de M. Mallet (2[a].2
171. 1 ad 4) appellerait en effet une longue et délicate discussion. II me semb
qu'on ne peut séparer jamais absolument Yaffectus conscient de 1' intellectus, c
que toute "inspiration" comporte une certaine représentation objective, com
toute "révélation" implique, importat motivationem quandam. Je crois done q
doit tenir compte de votre remarque, sans cesser d'accorder une vérité süffisante a
texte de l'Entretien avec M. Mallet./
Vous me dites que la "philosophie doit en effet constater en l'homme un appel ä
autre chose que lui." C'est lä tout ce que j'ai prétendu; et contre ceux toujours nom
breux qui me refusent le droit d'insister sur cette constatation et de l'inventorier
aussi analytiquement que possible, je suis heureux de remonter ä votre autorité et
celle du cardinal Dechamp: je dois connaitre ses ouvrages ä un ancien vicaire géné
ral de Mgr Gouthe-Soulard, M. Guillibert qui me les a signalés cette année même.
Et j'y ai trouvé soutenues avec profondeur et mesure, les thèses essentielies qui m'ont
été reprochées, et que lui-même pourtant après de longues polémiques avait fait
consacrer par certains textes des constitutions vaticanes ä la rédaction desquelles il
a grandement contribué. Daignez agréer Monseigneur, 1'hommage/ de ma vive gra
titude et de mon plus profond respect.
[S.] M. Blondel.146

Braine-l'Alleud 26 juillet 1905

Cher et honoré Collègue,


Tandis que je me mets ä tracer ces quelques lignes, j'éprouve un sentiment de
confusion. Voilä des mois que je vous dois des remerciements pour le gracieux envoi
que vous avez bien voulu me faire de vos études sur le dogme. Je n'invoquerai pas,

145 La table des matières de Revue néo-scolastique pour l'année 1904 (lle année, n° 44, 1904)
mentionne bien, p. 512, Un bref de S. S. Pie Xen date du 20 juin 1904, mais sans indication de page
et on ne le trouve pas avant la p. 353 ou on l'attendrait logiquement...
146 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophic", Lettre de Blondel
ä Mercier, Quincy par Montbard Ier septembre 1904 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 259, n° 89
[B56804-56807]).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 619

pour m'excuser, mes occupations, encore qu'elles aient été exceptionnellement/


absorbantes, j'aime mieux vous dire aussitót la principale raison de mon long silence.
Le sujet délicat que vous traitiez appelait, me semble-t-il, des distinctions et des
sous-distinctions. Pour vous répondre comme je l'eusse voulu, il m'eüt fallu un
articulet de revue, quelque chose comme l'appréciation parue dans le Bulletin de
Mgr Batiffol, de Toulouse.147 A mesure que les semaines se suivaient, il devenait de
plus en plus difficile de vous/ adresser un banal accusé de reception. J'ai toujours le
désir et l'espoir de présenter aux brochures de la Revue néo-scolastique la philoso
phic de Taction. Mais on annonce un second ouvrage de vous qui aura pour objet,
dit-on, de préciser cette pensée et de la défendre contre les "mésinterprétations"
dont vous avez eu ä vous plaindre. Ce serait alors le moment de parier plus au long
dun homme dont le talent et le caractère commandent le/ respect de tous et dont
les oeuvres méritent non point quon les lise mais qu'on les médite.
Agréez, eher et honoré Confrère, Texpression de ma profonde estime et de mon
sincère dévouement.
[S.] D. Mercier.148

Louvain 20 février 1906

Cher et honoré Collègue,


Vos félicitations si cordiales m'ont touché et je vous en remercie vivement. Vous
avez beaucoup contribué a surnaturaliser 1 effort de la pensée, l'évêque vous devra ä
ce titre de la reconnaissance, autant que le professeur de philosophie vous portait de
sympathie et d'estime.
Puis-je vous offrir en hommage Toraison funèbre de mon prédécesseur?149
Bien cordialement dévoué.
[S.] D. Mercier.150

147 Sur Pierre Batiffol (1861-1929, prêtre de Saint-Sulpice (1882), historiën des dogmes, recteur
de l'Institut catholique de Toulouse (1898), oü il avait créé et animait le célèbre Bulletin de littérature
ecclésiastique, et destitué en 1908 dans le contexte de la crise moderniste ä la suite de son ouvrage sur
l'Eucharistie, voir, outre G. Bardy, 'Batiffol (Pierre)', dans: Catholicisme, col. 1306-1308; J. Rivière,
'Batiffol (Pierre)', dans: D.H.G.E., t. VI, col. 1327-1330; Id., Monseigneur Batiffol (1861-1929),
Paris, J. Gabalda, 1929, qui reste la meilleure présentation d'ensemble.
148 C.A.M.B., Liasse 225, n° 86 (B 46109-46112), Lettre de Mercier ä Blondel, Braine-l'Alleud
26 juillet 1905.
149 D. Mercier, Oraison funèbre de Son Eminence Pierre Lambert Goossens Archevêque de Malines
cardinal-prêtre de la Sainte Église romaine du titre de Sainte-Croix en Jérusalem prononcée dans I'église
métropolitaine le 30 janvier 1906, Louvain, Institut Supérieur de Philosophie, 1906.
150 C.A.M.B., Liasse 225, n" 87 (B 46113), Lettre de Mercier ä Blondel, Louvain 20 février 1906.

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620 Luc COURTOIS

10

Aix 5 mars 1911

Éminence,

Si je n'avais été depuis quelque temps assez gravement souffrant j'aurais averti
votre Éminence de l'envoi que j'avais chargé l'imprimeur de faire des articles de
Testis:151 malgré ce retard involontaire, j'allais adresser ä Malines mes/hommages
respectueux avec l'indication des origines de cette brochure sur le catholicisme
social, lorsqu'on me fait parvenir la carte de remerciement que votre Éminence a fait
ä l'auteur l'honneur de lui adresser. Daignez me permettre de vous en exprimer ma
gratitude.
Oserai-je ajouter, comme jen avais l'intention, que ce nest pas sans d'intimes
angoisses que je me suis résigné ä aborder un examen si délicat et ä affronter des
suspicions si douloureuses pour moi. Mais j'ai été le témoin ou le confident de souf
frances, de tentations,/ de lettres si navrantes que j'ai cru remplir un devoir, en
soulageant certaines consciences, en montrant que la parole nest pas refusée ä une
critique loyale des abus les plus manifestes; je serais heureux que Votre Éminence
voulut bien rendre compte, au moyen de quelques-uns des échantillons que je sou
mets ä la réflexion de gens compétents, de la cause des inquiétudes, des épreuves
intellectuelles et morales, qui assaillent aujourd'hui tant d'ämes parmi celles, de
culture savantes, qui veulent rester intégralement fidèles ä la doctrine et ä la disci
pline catholique. Nulle part on ne/ saurait trouver une science et une bonté plus
grande que sur le siège de Malines, et c'est pour cela que j'ai pris la liberté d'y faire
adresser ces pages qui ne sont point destinée au public.
Je prie Votre Éminence d'agréer l'hommage de mon humble dévouement et de
ma religieuse vénération.
[S.] M. Blondel.152

11

Malines 12 mars 1911

Cher Monsieur,

Je suis bien obligé de vous faire ma confession. Le document signé Testis n'a pas
retenu mon attention et j'ai le regret de devoir vous dire que je ne ï'ai pas conservé.
Aujourd'hui que le nom de son auteur mest connu, je suis sincèrement désireux de

151 [Testis] La semaine sociale de Bordeaux et le monophorisme-, voir M. Blondel, Une alliance
contre nature: catholicisme et intégrisme. La Semaine sociale de Bordeaux 1910.
152 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophie", Lettre de Blondel
ä Mercier, Aix 5 mars 1911 (Copie aux C.A.M.B.: Liasse 259, n° 86 [B56792-56795]).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 621

le revoir et de le méditer. Je suis pret ä vous seconder si je le puis. Envoyez-moi, je


vous prie, un second exemplaire de votre travail. J'ai toujours trouvé dans vos écrits
tant de/ substance et dans votre attitude tant de loyauté que mon estime et, lais
sez-moi vous l'ajouter, mon affection, vous sont acquises. Malgré l'encombrement
oü je vis dans l'administration de mon vaste diocèse, je trouverai bien toujours
quelques heures pour m'appliquer ä lire votre travail.
Agréez, je vous prie, eher Monsieur, l'assurance de mes sentiments les plus dis
tingués et bien cordialement dévoués.
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Malines.153

12

Aix 15 mars 1911

Éminence,
Je suis profondément touché et reconnaissant de la lettre que je re^ois de Malines;
j'admire une fois de plus la bonté de Votre Eminence, toujours prête ä accueillir les
pensées sincères et les ames attristées. Je m'empresse de faire mettre ä la poste un
nouvel exemplaire de la brochure sur/ le catholicisme social et les thèses adverses: si
votre Éminence daigne avec la table des matières sous les yeux, se rendre compte
des raisons que nombre de catholiques contemporains ont de soufFrir et de s'inquié
ter, j'ose espérer qu'Elle ne blämera pas trop "Testis" d'avoir confié son témoignage
aux hommes compétents qui ont grace et mission pour maintenir l'intégrité de la
pensée et de la vie chrétienne contre tout unilatéralisme. A en juger par les confi
dences de beaucoup, même de ceux qui publiquement expriment une joie et une
admiration sans mélange, il y a des découragements douloureux et des tentations
dangereuses, auxquelles/ pour mon humble part je souhaiterais de remédier en
montrant que, pour condamner ä fond les erreurs délétères du modernisme, on nest
pas réduit ä tomber dans un excès et un exclusivisme contraire. Ce sont des pro
blèmes infiniment délicats; et si j'ai riposté avec véhémence ä YUnivers154 ou ä
d'autres contradicteurs, c'est seulement paree que je tenais ä écarter vivement des
suspicions tout ä fait injustes et blessantes, mais aussi paree que je voulais empêcher

153 C.A.M.B., Liasse 225, n° 88 (B 46114-46115), Lettre de Mercier ä Blondel, Malines 12 mars
1911.
154 Journal ultramontain volontiers polémique illustré par les frères Veuillot, Louis (1813-1883),
puis Eugène (1808-1905). Sous la direction de ce dernier, L'Univers adopte la politique de ralliement
ä la République, ce qui provoque une scission au sein du journal: Veuillot quitte le journal et fonde
La Vérité (qui deviendra La Vérité Frangaisè). En 1900, La Vérité est absorbée par L'Univers qui lui
impose sa ligne, tandis qu'en 1912, le journal est racheté par des catholiques liés ä l'Action fran^aise.
Cf. C. Bellanger, J. Godechot, P. Guiral et F. Terrou (dir.), Histoire générale de la presse fran
faise, t. III. De 1871 ä 1940, Paris, PUF, 1972, passim.

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622 Luc COURTOIS

Invocation de ces controverses dans la presse auprès d'un public insuffisamm


compétent.
Le même Directeur de conscience qui m'avait conseillé de me taire pendant 13
ou 14 ans et ä m'abstenir de polémiques a encouragé au contraire les réponses que
contiennent les Appendices de / ma brochure.
Je ne sais si je me fais illusion, mais il me semble que Votre Éminence veut bien
consacrer quelques heures d'attention ä l'analyse d'un état de la pensée chrétienne
qui nest pas moins répandue ni moins funeste que le modernisme, Elle ne regret
tera pas complètement la condescendance qui la porte aujourd'hui ä m'accorder
audience.
Daigne Votre Éminence agréer, avec la demande que j'ose lui adresser dune
bénédiction, i'hommage de ma profonde gratitude et de ma religieuse vénération.
[SJ M. Blondel.
P. S. Je venais d'achever cette lettre lorsqu'on me remet les 4 précieuses bro
chures155 qui me sont envoyées de Malines. Jen suis profondément reconnaissant,
sur que je suis d'y trouver l'accent de la bonté, de la sincérité, et l'aliment de l'esprit,
du coeur, de la foi et de la piété.156

13

Malines 17 avril 1911

Cher Monsieur,

Vous avez eu la charité de former des vceux pour le rétablissement de ma santé et


je vous en remercie bien cordialement. Dieu soit loué, l'accident qui mest survenu
na pas eu de gravité et il n'aura, selon toute vraisemblance, aucune suite fächeuse.
Je reprends déja mes occupations les plus urgentes. Mais, si vous le voulez bien,
aidez-moi ä bénir la divine Providence et mon bon ange, car j'ai échappé a un dan
ger trés grave.
A quelque chose, malheur est bon. Dans ma solitude forcée, j'ai trouvé le loisir
d'entrer en contact avec vous et j'ai lu ce que je désespérais de faire ä Malines dans
l'encombrement de l'administration, j'ai lu avec un intérêt soutenu la "Semaine
sociale de Bordeaux et le monophorisme".
Je vous apporte aujourd'hui mes impressions. Je vous les dirai avec une entière
franchise, comptant qu'elles sont pour vous seul.

155 On apprend, par la réponse de Blondel (Document 14), qu'il s'agit d un texte consacré ä la
première communion: D.-J. Mercier, Première communion des enfants. Petit manuel, a l'usage des
parents et des éducateurs chrétiens de l'enfance, Malines, Imprimerie Vve Paul Ryckmans, 1911.
156 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophic", Lettre de Blondel
ä Mercier, Aix 15 mars 1911 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 259, n° 87 [B56796-56799]).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 623

Que de fois, eher Monsieur, j'ai souffert, j'ai été humilié de voir certains journa
listes sans compétence s'ériger en maitres et en juges sur des sujets les plus graves,
même [dans] l'ordre purement religieux — tel le décret du pape sur la lere commu
nion — et imposer leurs décisions non seulement aux laïques mais au clergé et
même ä l'épiscopat! Deux fois en ces derniers temps, j'ai eu l'occasion d'exprimer
mon sentiment ä eet ä eet égard ä des hommes trés haut placés dans la hiérarchie.
Est-ce discrétion a mon égard? Est-ce prudence de leur part? Iis m'ont paru plus
réservés qu'indignés. En attendant, ces censeurs sans mandats, qui n'ont même pas
dans leur métier au jour le jour le loisir de la réflexion, s'enhardissent dans leur
témérité et pervertissent la mentalité de leurs lecteurs.
Cette entrée en matière pour vous dire combien je sympathise avec les considé
rations dont s'inspire votre étude. Vous avez accompli, ä mon avis, une bonne
action. Votre geste est chevaleresque et généreux. J'attends avec impatience la
seconde partie, positive et édifiante, de votre travail.
Je n'avais jamais compris jusqu'ä présent, et vous m'avez aidé ä comprendre cette
alliance stupéfiante de catholiques sincères avec des athées déclarés, avec des gens qui
ne tremblent pas devant ce monstrueux accouplement de "catholique" et "d'athée".
Sur la psychologie de cette politique, toutefois, j'ai peine ä me mettre d'accord
avec vous. Peut-être est-ce manque d'information de ma part sur l'état d'ame des
chefs des partis qui se disputent la direction de Taction politico-religieuse en France.
Je me représentais des gens monarchistes, d'abord, catholiques ensuite, d'autant
plus courtisans aujourd'hui qu'ils étaient insoumis dans le fond de leur äme aux
directives de Léon XIII, et dont le but unique, le programme total est d'injurier le
gouvernement.
Des chrétiens de cette trempe ont pour alliés naturels tous ceux qui, abstraction
faite des croyances, consentent ä un effort commun pour culbuter les hommes au
pouvoir sans se soucier d'ailleurs de ce qu'il adviendra après.
Vous cherchez une explication plus profonde. Vous rattachez ces habitudes de
polémiques, ces tendances a un despotisme tranchant, aveugle, sans ame chrétienne
ni esprit évangélique, ä une formation philosophique trop exclusivement intellec
tualiste. J'incline ä penser que cette philosophic et ces tendances se rencontrent
chez les mêmes hommes, mais je doute qu'il y ait entre la première et les secondes
une relation de cause ä effet.
Beaucoup de ceux que vous critiquez se passent de philosopher et, par ailleurs, je
constate ici chez les moins thomistes, les moins scolastiques des hommes — dans le
sens étroit, péjoratif de ces expressions — des moeurs analogues ä celles que vous
déplorez.
Je suis pleinement d'accord avec vous et avec mon éminent prédécesseur Mgr
Descamps, a l'école duquel j'ai été formé dans ma première jeunesse, lorsqu'au
monophorisme "efficient" [?] vous opposez, pour l'écarter aussi, le monophorisme
extrinséciste, mais je me demande s'il n'y a chez vous une part de prédétermination
subjective dans la connexion logique que vous apercevez et établissez entre l'antimo
dernisme athée et les moeurs politico-religieuses de plusieurs catholiques francais.

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624 Luc COURTOIS

Je crains que votre reputation philosophique ne fasse tort, en dépit de la sincérit


de vos protestations d'aujourd'hui, ä I'autorité de votre plaidoyer pour la démoc
chrétienne et aux critiques trés fondées que vous dirigez contre les moeurs po
co-religieuses de l'Action fran^aise et de ceux qui bénéficient de l'influence
celle-ci.
Voilä, eher Monsieur, les pensées que me suggère une première lecture de v
remarquable travail de synthèse. Mais il y a lä tant d'idées condensées, tant
déductions et d'applications , que j'aurais besoin de vous relire pour être sür e
vous avoir assez compris et de vous avoir bien jugé.
En attendant, vous ne douterez pas, j'espère, de ma sympathie pour les sou
frances intimes que je sens dans votre äme et de mon estime profonde pour l'é
tion chrétienne et la noblesse de sentiment qui se dégagent de chacune des pag
votre travail. Je pensais ä vous, hier, jour de Päques, ä l'autel, en lisant dans
Liturgie cette recommandation aux ämes ressuscitées avec le Christ de se conse
toujours in azymis sinceritatis et veritatis./157
J'ai appris avec chagrin que vous avez été souffrant et je soup9onne, ä l'accen
votre bonne lettre, que vous n'êtes encore que convalescent. Laissez-moi vous d
ner un conseil, eher Monsieur, ne vous surmenez pas et surtout, efforcez-vou
vous abandonner assez complètement ä la bonne et sage et sainte Providence p
ne pas sentir trop profondément les convictions morales auxquelles expose le d
souci de rester ä la fois le fils soumis de l'Église et le médecin des ames souffra
Agréer, Cher Monsieur, l'assurance de mes sentiments cordialement dévoués
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Mal(.)[ines].158

14

Aix 2 mai 1911

Éminence,
Si nous ne venions d'etre éprouvés par la mort trés inopinée, trés douloureuse
d'une soeur de ma femme, dont la vie de dévouement a été couronnée par une fin
toute chrétienne, je n'aurais pas autant différé, pour vous exprimer ma/ profonde
gratitude. La lettre que j'ai retjue de votre Éminence est un véritable bienfait: elle

157 Chant de Communion de la messe solenneile du jour de Päques: "Pascha nostrum immolatus
est Christus, alleluia. /Itaque epulemur in azymisl sinceritatis et veritatis/ alleluia, alleluia, alleluia."
Voir le Liber Usualis misset et officii pro Dominicis et festis cum cantu Gregoriano, Solesmes, E Typo
grapheo Sancti Petri, 1896.
158 C.A.M.B., Liasse 225, n° 88 (B 46116-46123), Lettre de Merrier ä Blondel, Malines 17 avril
1911. Blondel évoque cette lettre de Mercier dans une missive adressée ä Valensin le 29 juin 1911:
"J'ai re^u récemment dun cardinal étranger parmi les plus competent une lettre oü il me remercie
longuement de Testis "comme dune bonne action" (voir Maurice Blondel et Auguste Valensin,
pp. 232-233, oü l'auteur reproduit en partie la lettre de Mercier).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 625

m'a óté un poids de dessus le coeur. Dans l'ardente soumission au Saint Siège et
dans le zèle le plus intègre pour l'Eglise, il y a done une place pour des souffrances
et des aspirations comme celles dont j'ai fait l'aveu. Et plusieurs autres témoignages,
discrets et précieux, me sont encore venus pour certifier que le catholicisme n'est pas
ce que certaine presse voudrait qu'il fut ou tend ä faire croire qu'il est. Que Votre
Eminence daigne aussi/ me permettre de la remercier particulièrement pour son
Etude sur la Première Communion. J'y ai trouvé douceur et lumière ä la veille
dune décision qui me coutait, pour mon petit André, un enfant de 8 ans, qui s'est
soumis dans l'innocence de son coeur au précepte pascal.
Je viens de recevoir de mon ami Wehrlé,159 mon condisciple jadis ä l'Ecole Nor
male Supérieure, aujourd'hui vicaire ä S[ain]'-Philippe du Roule, plusieurs exem
plaires dune brochure remarquable oü la pensée de 1'illustre cardinal/ Dechamps
me semble reprise et mise en lumière.160 Permettez-moi de vous offrir un exemplaire
comme hommage du ä Celui qui continue la vertu, la bonté, la science théologique
et philosophique que l'avenir mettra plus haut que le présent ou le passé.
Je prie votre Éminence d'agréer l'humble témoignage de ma meilleure reconnais
sance et de ma profonde vénération.
[SJ M. Blondel.161

15

Malines 10 mai 1913

Mon eher Professeur,

J'ai souffert de ce procédé — je devrais le qualifier plus durement — dont on a


usé ä votre égard. Je le déplore en lui-même, je suis peiné qu'on vous l'ait appliqué.
II suffit de lire quelques pages de vous, pour sentir ä quel point votre ame est
sincere et avec quelle loyauté pieuse vous cherchez ä faire le bien ä autrui.
Alors, il ne mest pas malaisé de deviner combien ces interprétations tranchées et/
ces insinuations et ces sous-entendus doivent vous blesser au coeur... Si vous aviez
besoin de consolation, mon eher professeur, et s'il m'appartenait de vous en donner, je
vous rappellerais les exemples de Celui qui fut donné au monde et qui semble vouloir
rester dans la personne de ses disciples fidèles "in signum catholicitatis".
Au service de la vérité: e'est encore et toujours en être plus ou moins le "martyr".
Assurément, je comprends que les professionnels de la théologie relèvent 9a et la
dans vos écrits une expression matériellement inadéquate: mais le contexte n'est

159 Sur Johannès Wehrlé (1865-1938), ordonné en 1889, vicaire a Saint-Jacques-du-Haut-Pas,


puis ä Saint-Philippe-du-Roule, ä Paris), ami de M. Blondel et de V. Delbos, voir F. Laplanche,
'Wehrlé Johannès', dans: D.M.R.F.C., pp. 675-676.
160 J. Wehrlé, La méthode d'immanence (Questions philosophiques, 607), Paris, Bloud et Cie., 1911.
161 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel. Méthode de la philosophic", Lettre de Blondel
ä Mercier, Aix 2 mai 1911 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 259, n° 90 [B56808-56811]).

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626 Luc COURTOIS

jamais douteux et ceux qui/ se donnent la mission aisée de vous critiquer aura
beaucoup de peine ä traduire, aussi fidèlement que vous le faites, les formules
logiques traditionnelles, ä l'intention de ceux qui ne partagent pas nos croyanc
ne sont pas disposés ä les entendre dans le sens que nous y attachons.
Je suis confus de vous arriver si fort en retard pour répondre ä votre aim
envoi de vos deux brochures. Au moment oü je vous accuse réception, je me p
rais ä entrer en retraite et, depuis lors, les soucis multiples de l'administratio
mon diocèse m'ont laissé bien peu de loisirs.
Les heures libres dont j'ai disposé, je les ai utilisées pour préparer une causerie p
losophique que j'avais ä faire ä une assemblée publique de l'Académie/ royale d
gique. La suite naturelle de ma pensée m'a amené ä parier de Bergson, de Wilbo
de vous-même. Malheureusement, ayant quitté depuis sept ans, la philosoph
hélas, — presque — les études, je ne suis pas sur de n'avoir pas, malgré ma bo
volonté, trahi la pensée de ceux que je présente ä mon auditoire. Vous me rendriez
réel service, si vous vouliez bien lire mon manuscrit et me faire, avec la simplicité
se doivent mutuellement des chrétiens, les observations que cette lecture vous sugg
ra.162 Je donnerai avec plus d'assurance mon travail ä l'impression, après qu'il
subi votre controle. Si cependant, j'abusais de votre complaisance, je me plais ä espé
que vous me le diriez sans craindre de beaucoup m'étonner.
Agréer, Cher professeur, l'assurance de mes sentiments de profonde estime
cordial dévouement.
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Malines.163

16

Aix le 14 mai 1913

Éminence,
Comment exprimer l'émotion reconnaissante et réconfortante, que j'ai éprouvée
en trouvant avant-hier ä Aix la lettre si bonne qui m'y attendait avec le précieux
manuscrit et les trois brochures dont je me suis déja nourri et dont je ferai profiter
tous les miens! Votre pensée est si bienveillante, si ouverte, si ferme dans sa modé
ration sereine et si pénétrée du rayonnement surnaturel de la vérité et de la charité
que j'aime ä me représenter ainsi S. Thomas, accueillant les idéés, jugeant les
hommes avec un calme et un discernement imperturbables! Que votre Éminence
daigne agréer le témoignage de ma profonde gratitude.

162 En note marginale: "Si vous voulez m'indiquer des citations meilleures, plus heureuses, ä
votre point de vue, que celles que j'ai extraites de 'L'action', je les reprendrai volontiers."
163 C.A.M.B., Liasse 225, n° 90 (B 46124-46127), Lettre de Mercier ä Blondel, Malines 10 mai
1913. Les quatre premiers paragraphes de cette lettre sont reproduits dans Maurice Blondel-Joannès
Wehrlé, p. 480.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 627

Et c'est me faire un extréme honneur que de me demander mon impression sur le


beau Discours Vers l'Unité dont les échos m'étaient déja parvenus de divers cótés. Je
n'ai pas besoin de dire combien un tel sujet, dun intérêt toujours essentiel et dun sens
si conforme ä la volonté suprème de Notre Seigneur "Ut unum sint", me semble,
même dans 1 ordre de la pensée philosophique, actuel et important. Pour faire/ "Punité
des esprits dans la vérité et Punion des coeurs dans la charité", votre enseignement,
votre pensée, votre oeuvre entière, Monseigneur, est la plus efficace des prédications.
Et puisque vous avez la bonté de recourir ä moi pour vous aider, si peu que ce soit, ä
donner ä votre témoignage toute sa force et toute sa précision, je me fais un devoir de
vous parier ä cceur ouvert, d'abord I des questions de doctrine et de Pinspiration de
fond, II des questions de personnes et de la distribution des róles dans l'oeuvre de
synthèse que vous souhaitez de seconder et de promouvoir.
I. — Qu'il y ait un effort de reconstruction philosophique succédant ä une
période d'analyse, de critique et de dissolution; que nous entrions dans une "phase
organique" de la pensée philosophique et sociale après une longue phase révolution
naire, c'est la, ce semble, une vérité qui frappe la plupart des observateurs. Et qu'en
particulier la spéculation même métaphysique revienne ä un réalisme de plus en
plus soucieux des données concrètes et des enseignements de la vie, c est la aussi une
évidence.
Mais, dans cette réaction même ou dans ce progrès vers une doctrine compre
hensive et solide comme l'était la scolastique du XIII[e] siècle, il reste encore bien
des tendances divergentes parmi ceux mêmes de nos contemporains qui entrent
dans ce grand mouvement; il y a bien des écueils, bien des risques ä éviter; et sous
prétexte d'aller "vers Punité", beaucoup se laissent entrainer vers un monisme et un
immanentisme contre lesquels il importe, ce semble, de se mettre soigneusement en
garde. Aussi, pour mon humble part, ne me suis-je jamais contenté d'insister sur la
solidarité des problèmes spéculatifs et pratiques, sur l'élan de l'ame entière vers la
vérité intégrale,/ mais j'ai toujours compliqué cette thèse de deux autres qui me
paraissent en être les correctifs et les antidotes nécessaires: voici les trois points que
j'ai eu ä cceur d'élucider, sans sacrifier l'un ä lautre: 1° — II est sans doute trés juste
et trés bon de marquer plus fortement, plus méthodiquement peut-être qu'on ne
Pavait fait la circumincession de la métaphysique, de la morale et de la pratique, de
montrer le róle, même intellectuel, des "raisons du coeur", de réserver la place des
enseignements de Paction, et de fonder une philosophie vraie sur une science posi
tive et sur une vie bonne. Mais 2° — il ne faut pas méconnaitre l'indépendance
relative, l'inadéquation alternante des divers éléments auxquels la pensée et Paction
s'attachent tour ä tour. Je veux dire par lä que la spéculation métaphysique a une
originalité et une efficacité que méconnaissent ä l'excès Bergson et Le Roy164

164 L'intervention d'Édouard Le Roy dans les controverses modernistes fit suite ä celle de Blondel
sur Histoire et dogme et prit la forme dun article paru dans La Quinzaine du 16 avril 1905 intitulé
'Qu'est-ce qu'un dogme?'. L'article suscita un certain nombre de réactions, notamment de Blondel (voir
M. Foket, 'L'article "Qu'est-ce qu'un dogme" d'E. Le Roy. La réplique de J. Wehrlé et le róle de

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628 Luc COURTOIS

lorsqu'ils considèrent que nos concepts sont des artifices inventés pour la com
dité pratique et que la pensée discursive nest pas dans le sens de l'être, mais se
ment dans celui de l'utilité; comme si toutes nos notions logiques, con^ues en
tions des corps, n'avaient d'autre róle que de nous servir a organiser, ä orienter not
vie terrestre! J'estime au contraire que, ce qu'il y a de déficient ou d'inadéquat
le travail logique et métaphysique de l'esprit, notre pensée discursive va dans le
de la vérité reelle et a même pour róle de nous faire transcender inévitablem
l'ordre utilitaire dun "élan vital" borné aufutur, mais étranger ä l'idéal, ä Péter
— J'ajoute d'autre part que, si la pensée en un sens transcende la vie et l'amène
dépasser, en un autre sens Paction humaine, dans ce quelle a d'implicite, dan
qui est appelé par les scolastiques voluntas ut natura,165 rompt toujours l'équi
artificiel et prématuré d'une pensée qui prétendrait se suffire et se borner en
même: elle dément toute "philosophie séparée", tout "rationalisme exclusiF',
"positivisme systématique", toute "religion naturelle". Et c'est/ même dans ce
d'inquiétude, d'hétéronomie, d'inadéquation toujours renaissante que s'insinu
stimulation divine et la grace prévenante. Au point qu'avec le cardinal Decha
il faut poser que:
3° — La vérité suprème de la philosophie, ce nest pas "l'unité" spéculativeme
obtenue, une doctrine qui bouclerait, mais au contraire l'aveu précis et justifié
disproportion , entre ce que nous avons ä faire et ce que nous pouvons faire et
ser, entre la volonté voulante et le terme mystérieux de notre destinée d'une part
d'autre part la volonté voulue et les moyens connus de la réaliser; les problè
posés par la vie et par la philosophie, la philosophie ne réussit ni ä en définir
l'énoncé, ni ä en indiquer ou ä en procurer la solution. Voilä pourquoi il e
important d'établir que le mouvement, légitime et bon, "vers l'unité" ne peut
timement feindre d'aboutir par lui-même, en pleine autonomie; car Pessentiel
de tenir ouverte la fissure qui empêche le monisme de se constituer, et qui es
porte par oü entre dans notre pensée tout le don de la Révélation.
II. — Ceci posé, je m'explique plus aisément sur les questions de person
quelques scrupules que j'éprouve cependant ä juger des collègues ou des amis.
tefois, comme je leur ai dit ä eux-mêmes ou comme j'ai publié les réserves q
vais indiquer ä leur sujet, je ne crois pas manquer ä la délicatesse en les jugea

Blondel', Ephemerides theologicae lovanienses 60/1984, pp. 60-97), auxquelles l'auteur répondit
Dogme et critique, publié en avril 1907 (É. Le Roy, Dogme et critique, Paris, Bloud, 1907), qu
rapidement mis ä l'Index... Sur Edouard Le Roy (1870-1954), agrégé de l'École normale supérieur
sciences mathématiques (1895), ä l'époque professeur de mathématiques au lycée Saint-Louis
1921), successeur de Bergson au Collége de France (1921-1941), voir M. Foket, Science, philosoph
théologie chez Edouard Le Roy. La controverse autour de "Qu'est-ce quun dogme?" (1905-1907) (
thèque de la Revue d'histoire ecclésiastique, 97), Louvain-la-Neuve/Leuven, Brepols, 2013.
165 Cf. Summa Theologica. Tertia Pars, Quaestio 18, 3, c: "Si vero loquamur de voluntate qua
actus, sic distinguitur in Christo voluntas quae est ut natura, quae dicitur thelesis; et volun
ratio, quae dicitur bulesis."

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 629

librement, certain d'ailleurs, Monseigneur, de votre charitable interpretation ä


l'égard de jugements qui ne veulent ressembler en rien ä des dénonciations.
Sur les questions morales et religieuses, M. Bergson ne s'est pas prononcé. Selon
une méthode que j'estime périlleuse, il veut sérier les questions, et il a déclaré ne pas
prévoir encore ce que pourrait être son éthique ou sa théologie. Mais la courbe
lancée par lui m'inquiète profondément; et ce nest pas ä tort, selon mon impression
présente, qu'on peut voir en lui le théoricien de 1'immanentisme: un élan initial,
sans finalité; une action immanente qui/ se déroule imprévisiblement, alogique
ment, amoralement; un futurisme, sans qu'il y ait jusqu'ici, dans son oeuvre, le
moindre sentiment de transformation ascétique de l'homme ou de la transcendance
dun Acte Pur, qui serait le terme, paree que qu'il est le Principe bon de notre pensée
et de notre vie. M. Bergson est juif. II n'a pas désavoué l'usage qu'ont fait de sa
pensée socialistes et syndicalistes partisans de Taction directe, de même qu'il
accepte, parmi les interprétations possibles, et les divinations multiples d'une doc
trine infiniment plastique, les exégèses de certains catholiques.
M. Le Roy a personnellement les meilleures qualités: mais il pêche par l'excès
même de sa facilité verbale et de sa malléabilité intellectuelle. Il a subi les idéés de
Tyrrell,166 de Loisy, de Bergson; il les a étirées comme il manipule brillamment les
formules algébriques; il a voulu mêler ces idéés ä celles qu'il pensait nous emprunter
au P. Laberthonnière et ä moi, et il est arrivé, pour des lecteurs rapides, ä donner
l'impression d'une cohérence synthétique, alors qu'au fond sa doctrine est hétérogène,
comme l'a montré profondément le P. Laberthonnière dans deux articles des Annales
(notamment octobre 1907, p. 61 et suivantes[)] sur "Dogme et théologie"167 ou comme
nous avons eu l'occasion de lui dire dans une discussion récente ä la Société frangaise
de Philosophie, ä propos du "Miracle".168 C'est ainsi qu'au moment oü nous parions de
l'action effective et de ses enseignements auxquels rien ne supplée, M. Le Roy trai
tera brillamment de 1 idéé de l'action: ce qui est tout ä fait différent!
Je connais moins les écrits de M. Wilbois, surtout les derniers. Mon misérable
état de santé me condamne a ne point connaitre la plupart des livres que j'aimerais

166 Anglican converti au catholicisme (1871) et devenu prêtre de la Compagnie de Jésus (1891),
George Tyrrell (1861-1909) fut d'abord un scolastique convaincu, au point d'être privé de son ensei
gnement de philosophie au Collége de Stonyhurst en raison dun thomisme jugé excessif par ses
supérieurs (1896). II évoluera ensuite, après son initiation ä la philosophie kantienne et ä la critique
biblique vers un système de plus en plus anti-intellectualiste qui le conduira ä rencontrer des difficul
tés croissantes avec les autorités: expulsé de la Compagnie en 1906, il sera excommunié l'année sui
vante (1907). Voir N. Sagovsky, "On God's Side". A Life of George Tyrrell, Oxford, Clarendon Press,
1990, qui renvoie aux ouvrages disponibles (pp. 265-270). Voir également ici R. Boudens, 'George
Tyrrell and Cardinal Mercier: A Contribution to the History of Modernism', Eglise et théologie
1/1970, pp. 313-351, qui a publié quelques lettres éclairant les rapports entre Tyrrell et l'archevêque
de Malines, ce dernier étant intervenu pour essayer d'éviter sa rupture avec Rome.
167 L. Laberthonnière, 'Dogme et théologie', Annales de philosophie chrétienne 154/1907,
pp. 561-601 (et les parties suivantes: 155/1907-1908, pp. 10-65; pp. 479-521; 157/1908, pp. 5-79;
159/1909, pp. 279-313).
168 Voir F. Rodé, Le miracle dans la controverse moderniste...

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630 Luc COURTOIS

le plus ä étudier. Si j'en juge par quelques comptes rendus, ou si je men fie ä l
nion des milieux universitäres, l'auteur est plus encore un homme d'initiativ
d'action, un écrivain généreux qu'un penseur qui compte par la précision
vigueur technique de son apport personnel. Je souhaite d'ailleurs qu'il réussi
dans l'ceuvre pédagogique qu'il entreprend en ce moment; mais/ en ce qui to
l'éthique doctrinale et intégrée qui résulterait dune application de la tradition
tienne aux complications de notre civilisation contemporaine, je doute de son
tude ä réaliser une telle synthèse.
Lors done que Votre Éminence unit ces divers noms pour les inscrire sur les face
dun même solide qui représenterait en quelque sorte l'organisme ébauché d'u
philosophic plus intégrale, je crains, oserais-je l'avouer, qu'il n'y ait dans un tel
prochement quelques disparates et un classement un peu artificiel. Et du point
vue technique, si je me tourne vers d'autres perspectives, peut-être faut-il redo
de fournir quelque apparence de raison ä ceux dont la vigilance s'inquiéterait v
de voir louer sans reticence et sans réserve des oeuvres, ä tout le moins équivo
mêlées, incomplètes. Votre autorité modératrice nous est ä tous un bien si préc
Monseigneur, que nous ne voudrions ä aucun prix la voir discutée par des fo
laires, comme hélas, il n'en manque point parmi nous, hommes sans mandat et
discernement bien souvent sans doute, mais pourtant non sans écho et (ce qui
pénible) non sans influence.
Au reste, lorsque ä la p. 15 le Discours aborde la philosophie fran^aise contem
raine, me pardonnerez-vous de vous rappeler, Monseigneur, le souvenir de M.
Laprune, qui a été le véritable initiateur de la tendance synthétique dont vous voule
si justement faire ressortir le mérite? M. Bergson, M. Le Roy, M. Wilbois ont
l'Ecole Normale, comme moi-même pendant qu'il y enseignait. C'est bien M.
Laprune qui, alors que Mavaisson ou Charaux169 n'avaient donné que des indicat
sommaires, a intégré vraiment toutes les forces de l'äme, toutes les richesses
tradition, toutes les ressources de la vie religieuse dans une philosophie qui ne
fiait rien du bon intellectualisme. Et puisque vous avez la bonté de me deman
quelques citations expressives, peut-être ces quelques lignes, empruntées ä la no
dont jadis/ la revue Néo-Scolastique de Louvain avait parlé avec une bienveill
qui a toujours droit ä ma gratitude, répondraient-elles ä votre désir: "L'honneu
M. Ollé-Laprune dans son enseignement, c'est d'avoir [omis: , au risque parfo
d'être mal compris ou même disqualifié comme philosophe,] toujours ramené
esprits qui lui étaient confiés au sens plein des mots et des choses, au sérieux
vie, par un recours invisible et constant ä une expérimentation métaphysiqu
morale, dont aucune initiative proprement intellectuelle ne saurait ni se passe
nous dispenser, ... puisqu'il s'agit de faire de tout l'être humain un instrument

169 Deux auteurs aujourd'hui bien oubliés: M. Mavaisson s'est illustre, semble-t-il, dans l'a
gétique scientifique au début du XIXc siècle, tandis que Claude-Charles Charaux (1828-1906)
fesseur de philosophie ä la Faculté de Grenoble, est notamment l'auteur d'un traité Philosophie
gieuse, dialogues et récits, Grenoble, Imprimerie de J. Allier, 1884.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 631

vérité universelle." Et ailleurs: "La connaissance même [omis: philosophique, la cer


titude même] rationnelle n'est point une täche du pur entendement. La vue de l'esprit
est solidaire de la vie de I etre: c'est dire que la philosophic est indissolublement
affaire de raison et affaire d'äme; c'est dire encore que ni la pensée pure ne peut
suffire ä la vie, ni la vie ne peut trouver en eile seule sa propre lumière, sa force et sa
loi totale. 7/ ne faut pas voir rien que la raison dans l'homme, et rien que l'homme
dans la raison[]"X7Q ... "II ne s'agit pas seulement d'atteindre et de prouver l'être ut
verum; il faut encore, quand on l'a touché par la pointe de la démonstration spécu
lative, en pénétrer la richesse, en égaler davantage le contenu, le voir, le vouloir et
l'épouser ut bonum: 'Jamais porter la vie en soi ne sera un obstacle pour juger de la
vie et pour en démêler les principes et les lois. La réalité possédée n'est pas contraire
a la vue de la vérité: c'est une condition de bien voir[']." ... "Pour le philosophe qui
est dans l'ordre, dit encore M. Ollé-Laprune, penser est son labeur et son office;
mais je ne dirai pas que c'est un penseur, si être penseur c'est accomplir ä part une
fonction spéciale, et se ranger comme dans une caste, et avoir une étiquette restric
tive ou un domaine oü l'on se cantonne. Le vrai philosophe pense, lui, avec son être
tout entier, en faisant concourir ä sa pensée et l'imagination et le sentiment et d'une
certaine manière l'organisme même, car il pense en homme et humainement. II
pense en demandant un contact avec l'humanité dont il fait partie, avec les vivants,
avec les morts: la pensée d'autrui, grace ä la tradition, lui est présente et entre dans
sa substance. II pense enfin, attaché ä Dieu, principe, soutien, lumière, règle de toute
pensée. Qui ne veut vivre d'une vie normale et totale ne peux philosopher comme il
faut. Qu'on aille ä la recherche de la vérité avec une am cl mutilée, c'est ce que je ne
puis comprendre [»]. "Si la philosophic est la théorie de la vie totale, eile n'est pas
elle-même la vie totale, et dès lors, il faut la constituer sous cette réserve dominante:
on doit vivre et vivre normalement avant de philosopher normalement sur la vie, et
avant de vivre légitimement de la philosophie."
Or, ä l'époque oü M. Ollé-Laprune parlait ainsi, c'était la une nouveauté si para
doxale que la plupart ne comprenaient pas que ce put être lä de la philosophie, et
considéraient l'auteur de Ia Certitude morale comme un agréable écrivain ou, au
petit sens du mot, comme un ingénieux "moraliste", mais sans soup9onner qu'il put
y avoir dans ce souci de l'intégrité des sources vives de la pensée, une vérité de pre
mière importance métaphysique. En cela il a done été un précurseur qui marquait
d'emblée le terme catholique d'une rénovation spirituelle "vers l'unité". Et c'est peu
ä peu que nous voyons des tentatives se produire, mais non pas toujours aussi heu
reuses, aussi complètes, aussi "composables" les unes avec les autres qu'il le faudrait.
Peut-être, afin d'échapper au reproche de groupes et de louer ensemble des doc
trines qui pêchent parfois par excès en même temps que par défaut et qui sont

170 Ces deux premières citations du texte de Blondel (M. Blondel, Léon Ollé-Laprune) avait été
citées par Mercier dans le compte rendu qu'il en avait fait pour sa revue (D. Mercier, [compte
rendu de] Maurice Blondel, Léon Ollé-Laprune). Par ailleurs, les doubles guillemets s'expliquent ici
par le fait que Blondel cite son texte dans lequel il cite Ollé-Laprune.

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632 Luc COURTOIS

travaillées par des tendances incompatibles, suffirait-il, (après avoir rappelé brièv
ment l'initiacive de M. Ollé et sans lui rattacher d'ailleurs trop étroitement Bergso
qui n'a pas du tout son inspiration morale et religieuse) d'indiquer que, dun
manière souvent indépendante et pourtant par des voies convergentes au moins
partiellement, l'on vient ou Ton revient vers une conception plus organique, plus
concrète, plus unifiée de la philosophic. Au lieu de mettre bout ä bout ces essai
divers ou den faire comme les faces dun même solide, il serait, ce semble, possib
et juste de marquer ce que chacun apporte de contribution utile, — tout en notan
les déficiences, les redressements possibles, desirables, nécessaires. Pour Bergson, il a
certes rendu de réels services en nous tirant de l'idéologie dun Taine ou de l'idé
lisme dun Kant, du positivisme et de l'évolutionnisme mécanistes pour nous rafr
chir aux sources mêmes de la conscience, et on a pu dire que dans sa philosophi
on entend les oiseaux chanter; mais peut-être n'entend-on lä qu'un gazouillis de
métaphores, et peut-être une "imagerie["] remplace-t-elle l'idéologie; car il ne tien
vraiment pas un compte süffisant du caractère réaliste de la spéculation rationnell
et sous prétexte de combattre le morcelage conceptuel et de/ nous ramener aux
prétendues données immédiates de la conscience, il con^oit tout, — non sans dou
sub specie mechanismi et materialitutis —, mais sous l'aspect physiologique d'un él
vital ou esthétique dune intuition sympathique. — M. Le Roy, après M. Po
caré171 et M. Duhem172 a sans doute eu raison de critiquer le scientisme et de mo
trer dans l'invention des notations et conventions de la terminologie constitutiv
des sciences positives la part de l'artifice utilitaire et la fécondité plastique de l'esprit
qui construit des symboles comme des instruments facilement manipulables pour
agir sur le réel; mais il a singulièrement exagéré (comme le lui ont reproché Poin
caré, Duhem, etc.) cette part de la convention arbitraire et artificielle; et il a tran
porté ces excès de symbolisme dans l'interprétation des dogmes, et l'exégèse de
l'Histoire Sainte; lui non plus ne réserve pas assez le róle de la métaphysique inte
lectualiste, et par contrecoup il nous expose ä rester dans un fieri amorphe , ä nou
contenter d'une sorte de fidéisme pragmatiste, ä ne pas discerner, en nous, le besoin,
au dehors de nous, la vérité de ce que Dechamps nommait "le fait extérieur" de l
Révélation objective. Non pas que dans sa vie privée et d'intention, M. Le Roy n
soit pleinement chrétien; mais dans ce qu'il explicite de sa pensée, je ne puis m'em
pêcher de signaler des lacunes périlleuses et des assertions qui nous orientent ä

171 Henri Poincaré (1854-1912), mathématicien, physicien et philosophe, il est considéré commc
un des derniers grands savants universels, combinant des connaissances scientifiques étendues et u
esprit philosophique penetrant. Son ouvrage La science et l'hypothèse (Paris, Flammarion, 1902) est
devenu un classique de la philosophie des sciences du 20c siècle. F. Verhulst, Henri Poincaré. Imp
tient Genius, New York/Heidelberg/Dordrecht/Londres, Springer, 2012.
172 Pierre Duhem (1861-1916), physicien, philosophe et historiën des sciences, catholique anti-r
publicain proche de lAction fran^aise, il enseigna la physique aux universités de Lille (1887-1891
Reims (1893-1894) et Bordeaux (1894). Voir J.-F. Stoffel, Le phénoménalisme problématique d
Pierre Duhem (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des lettres. Collection in-8,
y sér., t. 27), Bruxelles, Académie royale de Belgique, 2002.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 633

rebours, de l'unilatéralisme. — Sur M. Wilbois, je n'ai point d'autres réserves ä


indiquer que celles que j'ai précédemment hasardées; et les belles paroles que vous
rappelez, Monseigneur, sont certainement bonnes ä citer.
Je ne puis terminer cette lettre pourtant déja trop longue sans remercier Votre
Éminence du témoignage trop indulgent quelle veut bien me rendre publiquement
et qui mest infiniment doux et précieux, venant dune telle autorité, et en un
moment oü je me trouve si péniblement attaqué, en dépit ou ä cause même de l'ar
ticle pleinement favorable et exact des P.P. Valensin, S.J. dans le Dictionnaire d'Apo
logétique du Père d'Alès, au mot: Immanence.173 (Et le P. Laberthonnière, dont/ la
pensée est si souvent méconnue, travestie, et calomniée, nest pas moins pourchassé,
comme il nest pas moins reconnaissant que moi de la bonté témoignée par Votre
Éminence!).
Oserais-je faire remarquer, ä propos de la p. 22, que l'expression "ne mettre en
oeuvre que les moyens naturels de connaitre et ne rien accueillir qui ne soit intérieu
rement postulé par l'äme" n'exclut peut-être pas l'équivoque dont on abuse constam
ment contre nous, malgré nos explications réitérées; car nous rappelons sans cesse
que selon le mot du cardinal Dechamps, la nature nest jamais seule en nous", que
nous sommes de fait dans un état transnaturel, et que notre recherche philoso
phico-apologétique se fonde sur ce qui est "postulé et exigé" par l'ame humaine en
tant quelle est ce quelle est par nature, mais sur cela aussi qui est "exigeant"et infus
en elle. C'est même ä propos de cette prévenance intime des graces, qui précédent
la grace surnaturalisante, que S. Thomas a énoncé cette vérité dont je n'ai voulu
faire que l'application méthodique: nihil [autem] potest ordinari in aliquem finem
nisi praeexistat in ipso quaedam proportio ad finem {De Verit. q. 14, a. 2).174 Voilä
pourquoi sans le "fait extérieur" de l'Église et de l'ordre surnaturel révélé et accueilli,
nous ne pouvons nous rendre compte de tout le fait intérieur, nous expliquer, nous
unifier nous-mêmes; non plus que la société humaine ne peut se constituer légitime
ment comme en un système clos, abstraction faite de l'ordre chrétien. Chercher
l'unité, pour l'homme, pour l'humanité, c'est ne pas s'arrêter avant de passer par le
Christ, avant de trouver Dieu catholiquement.

173 A. Valensin, 'Immanence (Doctrine de 1')', dans: A. DAles (dir.), Dictionnaire apologétique
de la foi catholique, t. II. Paris, G. Beauchesne, 1912, pp. 579-612. Cet article avait été rédigé par les
frères Auguste et Albert Valensin pour défendre l'approche apologétique de Blondel. En fait, c'est a
Auguste Valensin (1879-1954), élève de Blondel ä Aix (1897) avant den devenir l'ami le plus intime,
que Ton doit la descendance jésuite de Blondel: ä la suite de sa rencontre, il entre en 1899, chez les
jésuites, comme son frère Albert (1873-1944), oü il contribuera ä diffuser ses idéés. D'une manière
générale, voir ici P. Colin, Ollé-Laprune Léon, pp. 165-197; E. Fouilloux, Une Eglise en quête de
liberté. La pensée catholique frangaise entre modernisme et Vatican LI (1914-1962) (Anthropologiques),
Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 149-191. Sur Auguste Valensin (1879-1953), voir, R. Bonfils,
'Valensin (Auguste)', dans: Catholicisme, t. XV, col. 645-647. Sur Son frère (1873-1944), voir Id.,
'Valensin (Albert)', dans: Catholicisme, t. XV, col. 643-644.
174 Quaestiones disputatae de veritate. Quaestiones 14, Art. 2, Articulus 2.

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634 Luc COURTOIS

Je ne m'excuse même pas, Monseigneur, du laisser-aller de cette lettre, impro


sée sous l'oppression de la douleur physique, et que je confie ä votre indulgente
interpretation. II va sans/ dire que ces pages sont toutes vótres, pour être rejetées ou
employées avec une absolue liberté. Je prie Votre Eminence d'agréer, avec l'expr
sion de ma trés profonde gratitude pour les marques de bonté ä mon égard, l'ho
mage le plus sincère de tout mon respect et de ma vénération.
[S.] M. Blondel.
P.S. J'aurais aimé ä parier des pages si suggestives sur Descartes, sur Spinoza et
mais il faut se bomer!175

17

Malines 5 aoüt 1913


Cher Monsieur,
Ce nest pas sans confusion que je vous apporte, aujourd'hui seulement, une
réponse ä votre bonne lettre que vous avez eu l'amabilité de m'écrire et aux indica
tions précieuses que vous m'avez si obligeamment fournies lorsque j'étais ä la veille
de publier ma causerie philosophique "Vers l'unité".
Si vous voulez parcourir le tiré ä part que je vous fais adresser en même temps
que ces lignes, vous remarquerez que j'ai tiré profit de vos notes et je vous en remer
cie vivement. Pour les/ motifs sur lesquels vous-même vous insistez, et ä raison des
événements qui se sont présentés après cette date, j'ai dü donner 9a et la une autre
tournure ä ma causerie, sans rien dire, j'espère, qui puisse désobliger personne. Je
viens d'écrire une nouvelle lettre au Père Laberthonnière dont j'ai profondément
pitié: le malheureux est véritablement cloué sur la croix et il lui faudra faire appel ä
toute l'énergie de sa piété chrétienne pour accepter généreusement son épreuve.
Nous l'aidons de nos prières, eher Monsieur. Vous surtout pourrez/ l'aider prudem
ment du réconfort de votre amitié. Votre courage soutiendra le sien. Vous êtes-vous
aussi, m'a-t-on dit, et cette lettre me le faisait entrevoir, atteint dans votre santé et
je ne serais pas surpris que vos inquiétudes et vos lettres fussent pour beaucoup
dans l'ébranlement de vos forces. Je me ferai done un devoir de vous recommander
aussi au bon Dieu. Malgré tout, Cher Monsieur, j'allais dire mon eher fils, pensant
que vous avez la foi profonde et qu'un évêque — si inestimable que soit la personne
en cause — ait pour vous un prix et qu'il a le droit d'exercer envers vous une pater
nité spirituelle, malgré tout, done, laissez-moi vous/demander de tenir le coeur bien
haut, au-dessus des contingences de ce monde, au-dessus de votre sentiment per
sonnel, attaché ä Celui-lä, seul qui est et devant qui nous ne sommes que des crea
tures toujours prêtes au sacrifice. Qui eut dit, le Vendredi Saint, que Notre Seigneur

175 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n° 46-79, Correspondance refue par D. Mercier, professeur de philo
sophic, cardinal et archevêque de Malines, n° 65, 1913, Lettre de Blondel ä Mercier, Aix le 14 mai
1913 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 243, n° 33 [B50922-50932]).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 635

mourant sauverait le monde et préluderait au triomphe de sa resurrection et de la


creation de son Eglise?
Agréez, je vous prie, Cher Monsieur, avec l'expression de mon estime, l'assurance
de ma bien cordiale sympathie.
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Mal(.)[ines].176

18

Quincy par Montbard s.d. [après le 5 aoüt 1913]


Éminence,
Je n'ai re^u qu'après quelques jours de pérégrinations, la lettre si paternelle, et,
plus tard encore, la brochure177 si précieuse qui m'avait été adressée ä Aix pendant
que j'étais dans le Finistère, ä Loctudy, auprès du pauvre eher P. Laberthonnière ä
qui j'avais été porter le témoignage de mon affection. / Votre Eminence daignera
done me pardonner le retard de mes remerciements et de mes félicitations respec
tueuses, d'autant plus que la fatigue d'un rapide et lointain voyage s'ajoutant ä
beaucoup de tristesse et de soucis m'a bien brisé. Mais permettez-moi du moins,
Monseigneur, de vous exprimer encore combien je suis ému, apaisé, fortifié par
l'accent si compatissant et si surnaturel de votre bonté. Aux heures oü Ion risque
d'etre submergé par le dégout ou la tristesse découragée, Dieu est toujours la sensi
blement dans ceux de ses représentants qui sont pleins de son esprit, qui répandent
sa lumière et sa douceur, qui aident ä goüter le bienfait de la Croix, qui font sentir/
que l'Évangile nest pas vain... Les circonstances dans lesquelles le P. Laberthon
nière a été frappé de la sentence qui l'emmure vivant et nous privé de tout moyen
de défense ou d'expression sont tellement déconcertantes et douloureuses qu'il n'y a
aucun moyen humain de les considérer; rien que l'abandon surnaturel et le recours
ä la prière en esprit d'immolation. Et plaise ä Dieu qu'on se contente du silence
scrupuleusement consenti tandis que la Critique du libéralisme et La Vigiem récla
ment rétractation d'erreurs: — d'aucunes qui n'ont pas été commises ou qu'on se
garde bien de formuler précisément!
Je remercie de nouveau — et plus que jamais — Votre Éminence de la bienveil
lance avec laquelle ma "contribution apologétique" a été mise en lumière dans le
beau et profond Discours "Vers l'Unité". Ce titre même indique bien/ la pensée

176 C.A.M.B., Liasse 225, n° 91 (B 46128-46131), Lettre de Mercier ä Blondel, Malines 5 aoüt
1913.
177 Sans doute le tiré ä part du discours de l'Académie.
178 Deux revues de combat de l'intégrisme francais: la Critique du libéralisme, dirigée par l'ex-jé
suite Barbier, et La Vigie, "Organe du catholicisme romain intégral" d'Henri Merlier, relayaient les
informations de la Correspondance de Rome, l'organe de Mgr Benigni. Cf. É. Poulat, '"Moder
nisme" et "Intégrisme". Du concept polémique ä l'irénisme critique', Archives de sociologie des reli
gions 27/1969, pp. 22-25.

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636 Luc COURTOIS

dominante qui m'a personnellement inspire et répond au besoin pressent des


ligences contemporaines. Oserais-je cependant vous faire remarquer, Monseign
que le point dont je me serais selon vous "malheureusement" trop peu soucié,
maintes fois et explicitement rappelé par moi; que si je n'y ai pas insisté c'est
jamais je n'ai prétendu faire un traité complet d'apologétique, materialiter; qu
lors, je n'avais pas ä traiter ex professo du fait extérieur, mais, formaliter, ä en in
quer la nécessité et le mode d'insertion au fait intérieur; qu'en un mot le se
alinéa de la p. 27 qui semble dirigé contre moi pour me rectifier ou me compl
est l'expression littérale ou textuelle de ma pensée personnelle.
Daigne Votre Éminence m'accorder le secours de ses prières et de ses béné
tions et agréer l'humble hommage de ma profonde gratitude et de ma filiale
ration.
[S.] M. Blondel.179

19

Malines 8 mars 1917

Cher Professeur,

Les deux brochures180 que vous me faites/ l'amabilité de m'adresser me par


viennent au moment même oü je dois m'absenter pour faire ma retraite annuelle.
A mes premiers moments libres, je compte bien vous lire, paree que tout ce que
vous écrivez m'intéresse vivement.
Sentiments dévoués et reconnaissants.
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Mal(.)[ines].181

20

Aix-en-Provence 12 février 1921

Éminence,
Une fois pendant ces six dernières années j'ai retenu le cri de mon admiration et
de ma reconnaissance qui montait vers vous! Du moins avec tout mon coeur, j'ai
prié pour Votre Éminence, pour les grandes causes dont eile a été la plus haute et la
plus pure incarnation, pour la noble Belgique dont la gloire est sans égal dans

179 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophic", Lettre de Blondel
ä Mercier, Quincy par Montbard s.d. [après le 5 aoüt 1913] (Copie aux C.A.M.B., Liasse 259, n° 91
[B56812-56815]).
180 Peut-être s'agit-il de M. Blondel, 'L'anti-cartésianisme de Malebranche', Revue de métaphy
sique et de morale 23/1916, pp. 1-26?
181 C.A.M.B., Liasse 225, n° 95 (B 46136-46137), Carte de visite de Mercier ä Blondel, Malines
8 mars 1917.

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LA CORRESPONDANCE DESIRE MERIER/MAURICE BLONDEL 637

l'histoire... J'ai craint, je craindrai d'être indiscret si je vous exprimais, Éminence,


ce dont j'ai l'äme pleine en songeant au róle dont la Providence/ vous a chargé pour
l'honneur de la conscience chrétienne et l'expression adéquate du catholicisme et de
l'humanité.
Comme trés modeste témoignage de cette reconnaissance, j'avais envoyé, il y a
quelques mois, pour la reconstruction de l'Université et de la Bibliothèque de Lou
vain,182 une somme de 1.000F. Je n'ai pas re$u l'avis que cette offrande füt parve
nue. J'ai en outre promis d'envoyer, si je ne suis téméraire, le dernier exemplaire qui
me reste disponible de YAction, et une collection d'autres ouvrages et articles. Je
pense que le moment est venu oü, les services étant sans doute réorganisés, je puis
faire l'envoi ä Louvain. Confiant en la bonté paternelle dont Votre Eminence m'a
déja donné maintes preuves (et encore récemment dans une conversation ä Rome
avec Mgr Rivière183), j'ose vous faire connaitre, — et justement ä propos de ma
pauvre Action, — les inquiétudes que, malgré un effort/ d'abandon complet ä la
Providence, je ne puis pas ne pas ressentir péniblement.
Alors que depuis 23 ans je m'étais imposé un silence laborieux en résistant ä
d'incessantes demandes de réimpression et en refusant ä 10 reprises les traducteurs
anglais, allemands, italiens qui s'offraient, voici que, sans m'avertir, l'éditeur Val
lecchi de Florence, a fait traduire et exploite ä son compte lAzione,184 et qu'il orga
nise du bruit et de la réclame autour de cette entreprise de librairie sans le moindre
souci de mes intéréts, de mes convenances, ni surtout des intéréts religieux infini
ment plus graves que tout ce qui mest personnel. Votre Éminence connais mieux
que je ne puis le faire les susceptibilités de certains théologiens, les courants inté
gristes persistants. Je ne voudrais pas faire naitre le péril en paraissant le redouter:
mais il m'a semblé, et il a semblé ä un sage Directeur que je devais faire savoir ä
Rome les circonstances de ce brigandage littéraire. J'ai done adressé au R.P. Lepidi
qui a toujours été trés bon pour moi, une supplique dont je demande ä Votre Émi
nence/ la permission de lui donner une copie.

182 Ä la suite de l'incendie de la bibliothèque universitaire de Louvain en aoüt 1914 par les Alle
mands, le médiéviste francais Pierre Imbart de la Tour (1860-1925), membre de l'Académie des
sciences morales et politiques, avait mis sur pied l'CEuvre internationale pour la reconstitution de
l'Université de Louvain. Voir M. Derez et M. Ceunen, 'Leuven. Furore Teutonico diruta', dans:
A. Tixhon et M. Derez (dir.), Visé, Aerschot, Andenne, Tamines, Dinant, Louvain, Termonde. Villes
martyres. Belgique. Aoüt-septembre 1914, Namur, Presses universitaires de Namur, 2014, pp. 319-395,
sur les fairs, pp. 320-353, et C. Coppens, 'La bibliothèque de l'Université', dans: J. Roegiers et
I. Vandevivere (dir.), Leuven/Louvain-la-Neuve. Aller Retour, Leuven, Presses Universitaires de
Louvain, 2001, p. 124-126.
183 Peut-être s'agit-il de Mgr Jean[-Pierre] Rivière (1872-1966), prêtre du diocèse de Carcassonne
(1896), doyen du chapitre (1940-1966) et vicaire général (1952-1966), par ailleurs protonotaire apos
tolique?
184 M. Blondel, L'azione. Saggio di una critica della vita e di una scienza della pratica, 2 vol.,
Florence, Vallecchi Editore, 1921. La maison existe toujours.

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638 Luc COURTOIS

En 1896, après ma "Lettre" juvénile sur TApologétique", j'avais eu lieu de red


ter des censeurs. S. E. le cardinal Perraud185 avait bien voulu écrire au cardi
Rampolla.186 ou au P. Lepidi afin d'obtenir en cas de besoin la suspension d'u
procédure dont les effets lui eussent paru plus nuisibles qu'utiles. — Dans le c
Votre Éminence redouterait d'après la connaissance des faits que je signale, l
tence d'un péril analogue, daignerait-Elle apporter au P. Lepidi un témoignage
qu'il ne peut y en avoir humainement, philosophiquement et théologiquemen
plus fort, afin que, si besoin en est, S.S. Benoit XV veuille bien peser les con
quences morales ou politiques d'une mesure éventuelle, qui pourrait n'être pr
tée que sous un aspect purement spéculatif, et qui, d'ailleurs, même ä ce point
vue théorique, risquerait de se fonder sur des contre-sens, même grammatic
comme ceux qua commis le P. Tonquédec,187 et de scandaliser beaucoup d'äm
bonne volonté.
Que Votre Eminence, habituée ä défendre les affligés me pardonne ces con
dences et daigne agréer 1'humble hommage de ma gratitude, de mon admirati
de ma vénération la plus [grande].
[S.] M. Blondel.

En Annexe, Copie de la lettre de Blondel ä Trés Révérend Père [Lepidi, Aix


Provence peu avant le 12 février 1921]:

Trés Révérend Père,

Daignez me permettre de vous faire connaitre ma surprise pénible et indi


devant l'abus dont je suis victime. J'apprends qu'un éditeur de Florence vient ä
insu de mettre en vente une traduction italienne de ma thèse de Doctorat 1 Act
datant de 1893 et épuisée depuis 1895. En outre une Revue avec laquelle je
jamais eu aucune relation, "La nostra Scuola",188 publie sous mon nom des fragment

185 Sur Adolphe Perraud (1828-1906), prêtre de l'Oratoire (1855), évêque d'Autun (1874),
rieur général de l'Oratoire (1882) et cardinal (1885), voir J.-O. Boudon, 'Perraud, Adolphe
Albert', dans: D.M.R.F.C., pp. 526-527. Un des précurseurs de la restauration thomiste en Franc
fut un des artisans de la condamnation de Loisy.
186 Sur Mariano Rampolla del Tindaro (1843-1913), choisi comme secrétaire d'Etat et créé
dinal-prêtre de Sainte-Cécile par Léon XIII (1887), secrétaire de la Commission biblique ä sa
tion (1902), candidat malheureux face ä Sarto ä l'élection pontificale de 1903, écarté de la sec
rerie d'Etat au profit de Merry del Val, et secrétaire du Saint-Office (1908), voir Ch. D
'Rampolla del Tindaro, Mariano', dans: B.B.K.L., t. VII, col. 1314-1317 <http://www.bbkl.de
kon/bbkl-artikel.php?wt=l&art=./R/Ra/rampolla_d_t.art> [consultée le 21 mars 2015].
187 J. de Tonquédec, 'L'idée d'immanence chez M. Maurice Blondel', Revue pratique d'Apo
tique 15/173, Ier et 15 décembre 1912, pp. 347-361 et 419-433; Id., Immanence. Essai critique su
doctrine de M. Maurice Blondel, Paris, Beauchesne, 1913. Sur Joseph de Tonquédec (1868-1
jésuite francais sympathisant de l'Action franfaise, adversaire résolu de Blondel, voir notam
L. F. Valdés, 'Hacia una valoraciön de la discusiön de M. Blondel y J. de Tonquédec sobre la
nencia', Topicos. Revista de Filosofia 27/2004, pp. 187-218.
188 Voir E. Carpita, Educazione e Religione in Maurice Blondel (La Nostra Scuola), Floren
Vallecchi, 1920.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 639

arbitrairement traduits et découpés dans eet ouvrage ancien comme s'il s'agissait
dune collaboration volontaire et actuelle de ma part.
De tels procédés justifient toutes defiances contre lesprit de cette Scuola ä
laquelle je suis totalement étranger. Je fais tout ce qui dépend de moi pour arrêter
juridiquement cette exploitation frauduleuse. Je tiens surtout ä protester contre
l'emploi tendancieux qui peut être fait de textes détachés ou/ faussés. Si on ne m'a
pas demandé mon consentement, e'est qu'on savait que je refuserais, puisque j'ai
maintes fois déclaré publiquement que, reprenant ä loisir et de fond en comble mon
oeuvre de jeunesse, je ne la rééditerais que lorsque j'aurais profité, après maturation
prolongée, de tous les enseignements de ces vingt-cinq dernières années.
Entièrement soumis d'esprit, de coeur et de volonté ä la souveraine et salutaire
Autorité du Magistère infaillible, désireux de seconder pour ma trés humble part,
son action, illuminatrice et unificatrice, je désavoue tout ce qui est occasion de
trouble, et j'ose espérer qu'il ne sera pas tenu compte de publications auxquelles je
suis étranger et hostile.
Je vous prie, trés Révérend Père, d'agréer l'hommage de ma respectueuse recon
naissance et de ma profonde vénération.
[SJ M. Blondel.189

21

Malines 16 février 1921

Cher Monsieur,

Difficilement, vous vous imagineriez avec quelle émotion j'ai revu votre écriture
et retrouvé le moyen d'entrer en communication avec vous.
Bien des fois, au cours de la guerre, je me suis demandé ce que vous étiez devenu,
oü vous étiez, vous et les vótres.
A Rome, un mot de Monseigneur Rivière m'a rassuré ä votre sujet et votre lettre
si cordiale et si confiante d'aujourd'hui me donne la joie de vous reconnaitre et de
bénir Dieu de vous avoir conservé, ä travers toutes vos épreuves, votre sérénité
d'äme et votre filial abandon ä la divine Providence.
Le procédé de eet éditeur Florentin est inqualifiable. Je ne puis croire qu'en haut
lieu, personne puisse songer ä vous en rendre responsable: cependant, il est de pru
dence élémentaire de ne pas vous livrer ä l'inconnu. Vous avez trés bien fait d'en
voyer cette note au Père Lepidi; ä la première occasion, j'écrirai ä Rome dans le
même sens, mais je me demande et je vous prie amicalement d'examiner si vous ne
feriez pas bien de poursuivre en justice eet éditeur téméraire. Ainsi que vous le

189 A.A.M., F.M., XIX, n° 12, Chemise "Blondel: Méthode de la philosophic", Lettre de Blondel
a Mercier, Aix-en-Provence 12 février 1921(Copie, sans la lettre annexe, aux C.A.M.B., Liasse 259,
n° 92 [B56816-56819]).

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640 Luc COURTOIS

dites, l'intégrisme nest pas éteint et cette provenance florentine ne dit rien
vaille.
J'ignore si votre don généreux pour la bibliothèque de Louvain est arrivé ä desti
nation. Peut-être l'avez-vous adressé au/ Comité de Paris qui l'aura transmis en
Belgique.
En tout état de cause, je m'informerai si cette offrande de frs. 1000.- est parve
nue ä destination.
En ce moment, le service est organisé ä Louvain pour recevoir et pour classer les
volumes qui y sont envoyés.
Le meilleur parti serait d'adresser votre envoi soit ä Monseigneur Ladeuze,190
recteur de l'Université, rue de Namur ä Louvain, soit ä Monsieur le chevalier
Schaetzen,191 23, Boulevard des Arbalétriers, Malines.
Quand vous disposerez encore d'une demi-heure de loisir, parlez-moi de vous
même, eher Monsieur. Dites-moi quels sont vos travaux et sous quelle forme s'ex
prime votre dévouement ä l'Église. J'ai toujours admiré la sincérité et la ferveur de
votre apostolat et je vous ai suivi ä distance avec un intérêt plus affectueux et plus
vif que je ne puis vous le dire.
En même temps que ces lignes, je vous envoie en hommage un volume contenant
la Correspondance avec le Pouvoir occupant pendant les années de guerre192 et un
exemplaire de ma dernière Pastorale193.
Agréez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments tout dévoués.
[SJ D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Malines.194

22

Aix le 30 mars 1921

Éminence,
Comment exprimer l'émotion reconnaissante avec laquelle j'ai re^u, lu, savouré
la lettre si profondément bonne, affectueuse, et encourageante qui mest venue de
Malines, la Pastorale, vraiment admirable, et le précieux volume qui lont suivi de

190 Sur Paulin Ladeuze (1870-1940), professeur de patrologie et d'exégèse du Nouveau Testament
(1898-1909), puis recteur (1909-1940) de l'Université catholique de Louvain, voir L. Courtois,
'Ladeuze (Paulin-Pierre-Jean-Marie-Joseph)', dans: D.H.G.E., t. XXIX, col. 1287-1294.
191 II s'agit du chevalier Louis de Schaetzen (1886-1958), ä l'époque attaché au Secretariat de
l'Université et dont on trouve de la correspondance avec Pierre Imbart de la Tour aux Archives de
l'Institut de France (Ms 4166).
192 F. Mayence, La correspondance de S. E. Le Cardinal Mercier avec le gouvernement général
allemandpendant l'occupation. 1914-1918, Bruxelles/Paris, Albert Dewit-Gabalda & Cie, 1919.
193 II s'agit de sa pastorale de carême pour 1921: D.-J. Mercier, Oü en sommes-nous? Devoirs et
responsabilités de l'heure présente, Lille/Paris/Bruges, de Brouwer, 1921.
194 C.A.M.B., Liasse 225, n° 92-93 (B 46132-46133), Lettre de Mercier ä Blondel, Malines
16 février 1921.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MER1ER/MAURICE BLONDEL 641

prés. Avant den remercier Votre Éminence, je voulais lire ces pages, et je voulais
aussi être renseigné sur mes droits en Italië: mais sur ces entrefaites je suis tombé
gravement malade, et une/ menace de congestion pulmonaire m'a forcé d'obéir
aux prescriptions médicales qui m'interdisaient travail et correspondance. Encore
maintenant, je suis peu vigoureux, et je prie Votre Éminence d'excuser le retard
de mes remerciements comme l'insuffisance de ma réponse ä ses questions si bien
veillantes sur mes années de guerre, mes épreuves et mes travaux.
Ainsi que l'indique le Memento que je me permets de joindre ä cette lettre,195 la
divine Providence m'a envoyé le deuil le plus douloureux préparé par une agonie de
treize mois. Dieu a accepté le sacrifice de la Mère pour le salut des enfants: mon
ainé, exposé aux pires dangers, grièvement blessé, nous est rendu; ma fille est fian
cée ä un grand blessé de guerre, M. Flory, vice-président général de l'Association
catholique de la Jeunesse Fra^aise;196 mon petit/ André est un pieux et bon enfant.
Je demande pour eux une bénédiction de votre cceur paternel, si plein de la grace
divine.
J'ai pu malgré de cruelles tristesses et de lourdes épreuves de santé, continuer
mon enseignement, trés chargé, (jusqu'ä 40 étudiants ou étudiantes, dont des
prêtres, des novices, des religieuses). Je n'ai cessé, en même temps, quoique bien
lentement, de préparer un ensemble de publications philosophiques: je demande ä
Votre Éminence la permission de lui adresser un N° de la Nouvelle Journée oü,
p. 235,197 j'expose quelques-uns de mes projets, tout en protestant contre le brigan
dage italien dont je suis la victime désarmée. Désarmé je le reste en effet, par une
invraisemblable législation qui met, en Italië, dans le domaine public, tout livre
fran9ais paru depuis plus de 10 ans et qui n'a pas encore fait l'objet d'une traduc
tion: en sorte que je suis réduit ä assister ä l'odieuse exploitation de mon oeuvre et
de mon nom, aux réclames de l'éditeur, et/ au risque des méprises des sévices.
Le R. P. Lepidi a bien voulu répondre ä mon exposé en des termes trés affectueux,
en me promettant qu'en cas de danger je serais averti et questionné: si ce moment
arrivait, je recourrais au témoignage et au secours de Votre Eminence.

195 Avec la lettre conservée au S.A.U.C.L., on trouve un faire-part de décès de Madame Maurice
Blondel, née Rose Royer, décédée le 7 mars 1919, ä l'age 44 ans, et une enveloppe adressée ä Malines
et redirigée vers L'Hermite ä Braine-l'Alleud (la maison du cardinal dans sa ville natale).
196 Charles Flory (1890-1981), frère de l'abbé démocrate Jean Flory (1886-1949), il sera pré
sident de l'Association catholique de la jeunesse fran^aise (1921-1925), avant de créer la revue
Politique (1927) oü se diffusent les idéés du Parti démocrate populaire, et de présider les Semaines
sociales de France (1945-1960). II fut trés proche des idéés de Blondel, dont il partageait l'hostilité
envers lAction fran^aise. Voir M. Sutton, 'Des opposants ä lAction franchise. Maurice Blondel,
son influence, et le repositionnement de Maritain', M. Leymarie et J. Prévotat (dir.), LAction
franfaise. Culture, société, politique, Villeneuve dAsc, Presses universitaires du Septentrion, 2008,
pp. 349-350.
197 II doit s'agir des deux articles publiés en 1920 et 1921 sur l'intelligence, et qui donneront lieu
ä un Cahier intitulé Le proces de l'intelligence (cf. infra, note 212).

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642 Luc COURTOIS

Je craindrais d'abuser de votre temps si précieux, Éminence, si je ne savais


votre bonté est inépuisable. Daignez agréer 1'hommage de ma trés profonde g
tude et de ma religieuse vénération.
[SJ M. Blondel.198

23

Aix le 7 janvier 1922


Éminence,
En achevant 1921, j'ai repassé dans mon cceur les témoignages de grande bonté
qu'au cours de l'année vous avez bien voulu me donner, (mon collègue J. Chevalier
men apportait naguére encore un écho199) et j'ai, sur le seuil de 1922, demander ä
Dieu d'acquitter ma dette de reconnaissance comme Seul II peut le faire.
Je prie Votre Éminence d'accueillir/ une petite étude que je viens de lui adresser
sur le problème de l'Intelligence:200 ébauche d'un livre que, depuis longtemps, j'ai
entrepris sur "la Pensée, et la théorie de la connaissance." Cette esquisse est trop
succincte et trop incomplète pour ne pas demeurer obscure, même la oü j'essaie,
avec des textes de S. Thomas, de décrire les voies d'une connaissance réellepar conna
turalité. Aussi ai-je hésité ä faire eet envoi ä Malines, mais finalement j'ai estimé
plus filial d'y adresser cette esquisse, tout indigne quelle soit d'etre offerte.
Oserais-je maintenant confier ä Votre Éminence une peine qui m'oppresse
constamment? II s'agit de mon eher ami le P. Laberthonnière, rigoureusement
docile ä la mesure qui lui inflige un supplice, le pire supplice pour un homme de
pensée, de zèle et de foi ardente, le baillon perpétuel. Ii semble même que la silen
cieuse soumission de 10 années l'ait fait oublier de ceux qui l'ont muré dans son in
pace. Serait-il impossible d'obtenir que le droit/ commun lui soit purement et sim
plement, rendu et qu'après avoir donné une preuve si longue et si décisive de son
obéissance comme de son dévouement ä l'Église, il cesse d'être traité comme on ne
traiterait pas un lépreux?

198 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n° 46-79, Correspondance refue par D. Mercier, professeur de philo
sophic, cardinal et archevêque de Malines, n° 73, 1921 Lettre de Blondel ä Mercier, Aix le 30 mars
1921 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 243, n° 34 [B50933-50936]).
199 Sur Jacques Chevalier (1882-1962), ancien de l'Ecole normale supérieure (1900), agrégé de
philosophic (1903), docteur ès lettres (1914), il fut nommé en 1919 professeur de philosophic ä la
Faculté des lettres de l'Université de Grenoble, voir J.-L. Vieillard-Baron, 'Jacques Chevalier. Un
philosophe catholique entre les deux guerres', Transversalités. Revue de l'Institut catholique de
Paris 124/2012, pp. 93-108. Catholique fervent, il a été proche, ä la fois de Boutroux et de Bergson,
et des milieux modernistes (Von Hügel, Tyrrell, Loisy, etc.) et peut-être situé ensuite au centre dun
groupe évoluant entre Maritain et Blondel, avec qui il a eu une abondante correspondance (120 lettres
a Blondel entre 1918 ä 1947).
200 M. Blondel, Le proces de 1'intelligence, Paris, La Nouvelle Journée, s.d. [1921]. A aussi paru
la même année dans un recueil collectif éponyme chez Bloud et Gay.

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 643

S'il ne s'agissait que de lui, mon amitié chrétienne se raidirait en songeant aux
gains surnaturels de son épreuve cruellement sentie et d'autant plus méritoire. Mais
ce qui me navre c'est la vue du mal que fait a beaucoup d'ames parmi les plus
nobles et les plus généreuses cette sévérité sans précédent qui suppose dans une äme
si haute et si droite une malice incurable et une malfaisance radicale; c'est, davan
tage encore, la perspective du scandale qu'on prépare pour l'avenir: tant de souf
frances accumulées sur un homme si injustement honni comme un paria, tant de
force et de lumière intellectuelles dont se trouvent privés ceux de nos contemporains
pour qui peut-être ce serait le chemin du salut, tout cela en effet me préoccupe
moins encore que l'arme dont on risque de munir pour toujours les ennemis de
l'Église; car l'ceuvre du P. Laberthonnière (qui n'a cessé de travailler avec un admi
rable courage), sera connue tót ou tard; cette oeuvre, je crois pouvoir attester quelle
apparaitra plus grande, plus pénétrante, plus foncièrement philosophique, savante et
chrétienne que celle dun Malebranche ou dun/ Newman: faudra-t-il done qu'on
puisse ä perpétuité reprocher ä l'Eglise de s'être acharnée contre cette pensée, d'avoir
laissé le champs libre aux partialités d'école et aux caricatures calomniatrices, tan
dis qu'on lui interdisait de s'expliquer, de se justifier ou de s'amender? Quelle res
ponsabilité pour ceux qui auront étouffé une telle voix, pour ceux aussi qui, témoins
éclairés de cette anomalies, n'auraient pas fait leur possible afin de soulager leur
conscience: c'est pour soulager la mienne que j'ose formuler le sentiment qui
m'émeut et m'oppresse depuis longtemps: ä qui en efFet pourrais-je le confier mieux
qu'a Votre Éminence si pleine de compatissante et compréhensive sollicitude pour
un homme dont Elle connait l'intransigeante rectitude de caractère, la vigueur de
pensée, la richesse d'érudition toujours accrue et le sens profondément religieux et
apostolique!
Daigne Votre Éminence excuser cette confidence et agréer mes voeux les plus
respectueux et les plus fervents avec 1'hommage de ma plus vive reconnaissance et
de ma plus profonde vénération.
[SJ M. Blondel.
P.S. Veuillez me pardonner cette lettre si mal écrite. Depuis plusieurs semaines,
je suis alité avec une névrite du bras gauche et une sciatique qui me gênent beau
coup pour écrire.201

[23 Autre version]

"Je voudrais aussi confier ä votre Éminence une peine qui m'oppresse constam
ment, une peine profonde, que me cause la situation vraiment exceptionnelle qui est

201 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n° 46-79, Correspondance re$ue par D. Mercier, professeur de philo
sophic, cardinal et archevêque de Malines, n" 74, 1922, Lettre de Blondel ä Mercier, Aix le 7 janvier
1922 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 243, n° 35 [B50937-50938]).

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644 Luc COURTOIS

faite ä mon eher ami le P. Laberthonnière, lui qui est de ceux dont il faud
maluit mori quam tacere. II a donné depuis dix ans avec une scrupuleuse
une preuve décisive de son obéissance et de son dévouement ä l'Église. Ii
presque que cette silencieuse soumission le fasse oublier de ceux memes
muré dans un in pace. Serait-il done impossible d'obtenir que le droit com
soit purement et simplement rendu? S'il ne s'agissait que de lui, mon am
tienne se raidirait en/ songeant au bien surnaturel de son épreuve cruellemen
et d'autant plus méritoire; mais ce qui me navre, e'est d'abord la vue du m
ä beaucoup d'ämes parmi les plus nobles et les plus hautes cette sévérité s
dent. C'est davantage encore la perspective du scandale qu'on prépare pou
car tant de souffrances accumulées sur un homme si injustement honn
lonné, tant de force et de lumière dont se trouvent privés ceux de nos c
rains pour qui peut-être c'eüt été le chemin du salut. Tout cela me préocc
que de l'arme dont on munit pour toujours les ennemis de l'Église. En effe
du Père Laberthonnière (qui n'a cessé de travailler avec un admirable cour
connue tót ou tard dans son intégralité: cette oeuvre, je crois pouvoir l'at
connaissance de cause, apparaitra plus grande, plus forte, plus foncièrem
sophique et chrétienne que celle d'un Malebranche ou d'un Newman; fau
done qua perpétuité Ton puisse reprocher ä l'Église de s'être acharnée con
pensée, d'avoir laissé le champ libre aux seules partialités d'écoles et aux ca
calomnieuses, tandis qu'on lui interdisait de s'exprimer, de se développer,
tifier?

Quelle responsabilité pour ceux qui auront étouffé une telle voix, pour ceux aussi
qui, témoins éclairés de cette anomalie, n'auraient pas fait leur possible afin de sou
lager les consciences.
C'est pour soulager la mienne que j'ose formuler un sentiment qui m'émeut et
m'oppresse depuis longtemps. A qui pourrais-je le confier mieux qu'ä Votre Émi
nence, si pleine de compatissante et compréhensive sollicitude pour un prêtre
dont elle connait l'intransigeante rectitude de caractère, la vigueur de pensée, la
richesse d'érudition toujours accrue, le sens si profondément religieux et aposto
lique."202

202 Maurice Blondel-Lucien Laberthonnière. Correspondancephilosophique, éd. par CI. Tresmontant,


Paris, Seuil, 1961, pp. 321-322, Copie de la lettre de Blondel ä Mercier, annexée ä lettre de Blondel ä
Laberthonnière, Aix 15 février 1925. Comme le signale le chanoine Aubert dans son article sur Laber
thonnière (R. Aubert, Le cardinal Mercier et le Père Laberthonnière, p. 212, note 39), lors de 1 envoi ä ce
dernier d extraits de sa lettre au cardinal Mercier, Blondel lui écrit (lettre de Blondel ä Laberthonnière,
Aix 15 février 1925): "il est bon que vous sachiez comment en 1922 (je lui [ä Mercier] avais déja écrit
précédemment ainsi qu'au P. Lepidi) j'ai présenté la cause dont je m'étais fait l'avocat d'office, c'est mal
dit, que je défendais, comme la mienne, comme celle des ames, comme celle de l'Eglise" {Maurice Blon
del-Lucien Laberthonnière, pp. 320-321).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 645

24

Malines 7 juin 1923


Cher Monsieur,
Ii me tarde de répondre ä votre aimable hommage de "Léon Ollé-Laprune".203
De retour d'une tournée de confirmation, je trouve cet attrayant volume sur ma
table de travail et je vous sais gré de me l'avoir adressé. Je demande ä mon bon ange
de me fournir au plus tót le loisir den prendre connaissance.
Le sujet, la personnalité philosophique et si profondément chrétienne de L. Ollé
Laprune, et la psychologie bien connue de l'auteur/me le font vivement désirer. J'ai
re9U naguère avec une trés agréable surprise un opuscule de l'abbé Laberthonnière
"Théorie de l'éducation".204 C'est done que l'auteur a récupéré, en tout ou en partie,
sa liberté. Que le bon Dieu en soit béni!
Agréez, je vous prie, Cher Monsieur, l'assurance de mes sentiments reconnais
sants et dévoués.
[S.] D. J. card(.)[inal] Mercier, arch(.)[évêque] de Mal(.)[ines].205

25

Aix-en-Provence le 26 juin 1925


Éminence,
Mon frère Georges Blondel a eu, j'espère, l'honneur de rencontrer Votre Émi
nence et de lui offrir, avec le témoignage de notre profonde vénération, un petit
travail que j'ai consacré ä l'aspect philosophique du problème de la Mystique.206 J'y
ai eu le dessein de défendre ä la fois le caractère divinement infus et humainement
raisonnable de la véritable mystique, qu'il importe extrêmement de dégager des
confusions, des contrefa9ons, des perversions./
Oserais-je confier ä Votre Éminence des inquiétudes et des peines nouvelles qui
m'attristent? En ces derniers mois, j'ai été assailli par des critiques provenant
d'hommes et de revues, dont je n'apprécie pas les intentions, mais qui, manifeste
ment, ont plus de zèle que de lumière et d'équité. Sur foi notamment du chanoine
Grandeau, le P. Richard, dans la Revue des Prêtres de Marie,107 a vivement attaqué

203 M. Blondel, Léon Ollé-Laprune. L'achèvement et l'avenir de son oeuvre, Paris, Bioud et Gay,
1923. P. Colin, 'Ollé-Laprune Léon', dans: D.M.R.F.C., pp. 503-504.
204 L. Laberthonnière, Théorie de I'education (Science et religion), Paris, Bloud, 1901.
205 C.A.M.B., Liasse 225, n° 94 (B 46134-46135), Lettre de Mercier ä Blondel, Malines 7 juin
1923.
206 II s'agit de M. Blondel, 'Le problème de la mystique', dans: Qu'est-ce que la mystique (Cahiers
de la nouvelle journée, 3), Paris, Bloud et Gay, 1925, pp. 2-63.
207 Nous n'avons pas réussi ä identifier de quoi il s'agissait.

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646 Luc COURTOIS

ma pensée, qu'il n'a pas étudiée, et dénoncé énergiquement Paul Archambault,


en avaic fait, en historiën, un exposé favorable, — comme si le seul fait de n
m'anathématiser constituait un acte de rebellion! Divers personnages s'en sont é
des évêques francais ont porté ä Rome leurs doléances. M. Archambault, (hom
de foi, de caractère et de dévouement, père de 7 enfants, mutilé/ de guerre), s'est
menacé de perdre sa fonction au Collége Ste Croix de Neuilly, et cela uniquem
paree qu'il avait parlé de moi avec bienveillance!
On m'assure que Votre Éminence connait le P. Richard, supérieur des Prêtre
Marie, qui a pour Elle un culte trés justifié. Serais-je indiscret en La priant d'éclair
ä l'occasion et de rassurer le zèle de ce fervent Religieux? II ignore assurément
véritable dessein, mes thèses authentiques, l'approbation explicite que j'ai re^u
S.S. Pie X,208 les encouragements récents que m'a fait envoyer S.S. Pie XI pa
Cardinal Gasparri,209 les vótres, Eminence, et ceux de maints théologiens peu
pects de modernisme. Je me tairais s'il ne s'agissait que de moi. Mais il mest extrêm
ment douloureux de penser que/ M. Archambault (si indépendant qu'il soit de
peut devenir victime d'un acte de justice ä mon égard! Je constate aussi avec
autour de moi l'espèce de scandale qui résulte, pour certains esprits formés
méthodes d'exactitude historique et de probité intellectuelle, du fait de tels exc
zèle oü ä des vertus manifestes s'allient des procédés que je ne sais comment nomm
Je prie Votre Éminence d'excuser ma confiance filiale et d'agréer, avec l'exp
sion de ma gratitude et de mon admiration profondes, l'hommage de ma religi
vénération.
[S.] M. Blondel.210

Mots-clés: Maurice Blondel, Désiré Mercier, néo-thomisme, philosophic c


enne, apologétique.
Keywords: Maurice Blondel, Désiré Mercier, Neo-Thomism, Christian philosop
apologetics.

208 Dans une lettre de Mgr Bonnefoy (1836-1920), archevêque d'Aix (1902-1920), ä Blondel du
8 avril 1917, il l'informe qu'au cours dune visite faite au pape, en décembre 1912, Pie X lui avait dit
du philosophe aixois: "Je suis sür de son orthodoxie, je vous charge de le lui dire" (lettre publiée dans
Nouvelles de l'Institut catholique de Paris, décembre 1974, pp. 72-73). Voir Y. Palau, 'Blondel Mau
rice. La crise de l'Action fran^aise (1926-1929) a travers la correspondance Blondel-Archambault',
Mil neuf cent 13/1995, p. 128.
209 Pietro Gasparri (1852-1934), prêtre du Collége romain (1877), professeur de droit canonique
ä l'Institut catholique de Paris (1880-1898), délégué apostolique en Amérique latine (1898) et secré
taire de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires (1901), il est nommé secrétaire
d'Etat par Benoit XV ä la mort du cardinal Ferrata (13 octobre 1914) et demeura ä ce poste jusqu'en
février 1930. Cf. Ch. Ledré, 'Gasparri (Pierre)', dans: Catholicisme, t. IV, col. 1765-1768, et surtout
R. Aubert, 'Gasparri (Pietro)', dans: D.H.G.E., t. XIX, col. 1365-1375.
210 S.A.U.C.L., F.D.-J.M., n° 46-79, Correspondance re^ue par D. Mercier, professeur de philo
sophic, cardinal et archevêque de Malines, n° 77, 1925, Lettre de Blondel ä Mercier, Aix-en-Provence
le 26 juin 1925 (Copie aux C.A.M.B., Liasse 243, n° 36 [B50939-50940]).

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LA CORRESPONDANCE DÉSIRÉ MERIER/MAURICE BLONDEL 647

Summary: The Correspondence Désiré MercierlMaurice Blondel (189


Positive Dialogue between Neo-Thomism and Neo-Kantianism Possible?

Who isn't familiar with Desiré-Joseph Mercier (1851-1926), one o


craftsmen of the neo-Thomist revival of the 19th century and founder o
supérieur de philosophic at the Catholic University of Louvain (188
isn't familiar with Maurice Blondel (1861-1949), a leader among non
Catholic philosophers who were concerned with developing a new ap
in tune with modern thought? A priori, the idea of a constructive dialog
an ardent Thomist (and virulent anti-Kantian) like Mercier and a pi
"new Catholic philosophy" like Blondel — who sought to take th
philosopher's critiques into account — seems inconceivable. And yet
spondence between the two men between 1897 to 1925 surprisingly
intellectual complicity between them! It is this complicity, which is
more than one way, that the present contribution seeks to clarify.

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