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Étienne Tempier et ses condamnations

Author(s): R. Hissette
Source: Recherches de théologie ancienne et médiévale , Janvier-Décembre 1980, Vol. 47
(Janvier-Décembre 1980), pp. 231-270
Published by: Peeters Publishers

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/26188575

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Recherches de théologie ancienne et médiévale

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Etienne Tempier et ses condamnations

Etienne Tempier, évêque de Paris — mais non cardinal, ni


archevêque1 —, s'est rendu célèbre par les condamnations qu'il
a prononcées en 1270 et 1277 contre l'aristotélisme radical. En
complément à une enquête systématique sur le syllabus de 1277,
publiée lors du septième centenaire de sa promulgation 2, on voudrait
revenir ici sur le sens et les conséquences de ces interventions épis
copales, après les avoir situées par rapport aux conditions d'exercice
du pouvoir à l'université de Paris. Ce second aspect de la question
a été abordé récemment en deux études qui montrent bien l'existence
d'un jeu de forces mettant directement en cause la papauté, l'évêque
et l'université de Paris, surtout la faculté de théologie3. Les inter
prétations divergentes proposées justifient une reprise du problème.
Ainsi se présente une double occasion d'apporter quelques préci
sions et rectifications.

La condamnation de 1270

Concernant d'abord la condamnation du 10 décembre 12704,


1. Cf. C. Eubel, Hierarchia catholica medii aevi, t. 1, 2e éd., Munster (W.)
1913, p. 391; aussi Gallia christiana, t. 7, Paris 1744, p. 108-115. 11 faut donc
rectifier les mentions fautives de M. Rotholz qui fait de Tempier un cardinal
et du P. Hinnebusch qui en fait un archevêque : W. G. H. Rotholz, Von der
politischen Wissenschaft zur philosophischen Metaphysik. Studien zur Funktion der
Vernunft bei Aristoteles, Augustin, Thomas von Aquin und Siger de Brabant. In
augural-Dissertation zur Erlangung des Doktorgrades der Philosophischen Fakultät
der Ludwig-Maximilians-Universität zu München, Munich 1970, p. 339 (dactylo
graphie); W A. Hinnebusch, The History of the Dominican Order, t. 2 : Intellectual
and Cultural Life to 1500, New York 1973, p. 149.
2. R. Hissette, Enquête sur les 219 articles condamnés à Paris le 7 mars 1277
(Philosophes médiévaux, 22), Louvain 1977.
3. J. Miethke, Papst, Ortsbischof und Universität in den Pariser Theologen
prozessen des 13. Jahrhunderts, dans Die Auseinandersetzungen an der Pariser
Universität im XIII. Jahrhundert (Miscellanea Mediaevalia, 10), Berlin 1976, p. 52-94;
J. Châtillon, L'exercice du pouvoir doctrinal dans la chrétienté du XIIIe siècle:
le cas d'Étienne Tempier, dans Le pouvoir (Philosophie. — Institut Catholique de
Paris, Fac. de Philos.), Paris 1978, p. 13-45.
4. 1270 et non 1269, comme l'écrit encore M. H. Dethier dans Summa

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232 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

même si les documents dont on dispose ne donnent aucun renseigne


ment sur la procédure qui aboutit à cette première censure, on peut
tenir pour possible que l'évêque «se soit borné à recourir aux bons
offices d'un ou de plusieurs conseillers»5. Il est toutefois permis
de se demander si, conformément aux usages de l'époque, il n'est
pas plus probable que Tempier ait fait appel à une commission de
théologiens, chargés de relever les erreurs reprises ensuite dans le
syllabus des 13 propositions6. En outre, avec M. Van Steenberghen,
en désaccord sur ce point avec M. Miethke et le P. Weisheipl, il faut
averroïstica (1). Het averroïstisch-nominalistisch front en de leer van de dubbele
waarheid (Vrijdenkerslexicon. Studiereeks, 4), Bruxelles 1977, p. 407, n. 87; voir
aussi De leer van de dubbele waarheid, dans Dialoog 5 (1964-65) p. 197, n. 9.
5. F. Van Steenberghen, Maître Siger de Brabant (Philos, médiév., 21), Louvain
1977, p. 75.
6. Dans Maître Siger..., p. 75, M. Van Steenberghen retient aussi cette
hypothèse. A la suite de C. du Plessis d'Argentré, P. Féret tenait pour certain
qu'en 1270 Tempier «prit l'avis des maîtres en théologie» (P. Féret, La faculté
de théologie de Paris et ses docteurs les plus célèbres. Moyen âge, t. 2, Paris 1895,
p. 131-132). Mais du Plessis n'a pas toujours été bien informé : * ainsi lorsqu'il
était porté à identifier avec Jean de Brescain le clerc Boelius mentionné dans Paris
Nat. lat. 16533 (ancien 990) comme principalis assertor des 219 thèses de 1277
(ibid., p. 136, n. 2, où Féret ne veut pas le contredire). A propos d'autres rectifica
tions à apporter aux commentaires de du Plessis, voir R. Hissette, Enquête...,
p. 26 (η. 1), 231, 287 (η. 1 afférente à la prop. 195), 294 (n. 3). Toutefois, estime
M. Miethke, l'intervention des maîtres en théologie en 1270 peut à peine être
mise en doute (J. Miethke, Papst..., p. 82). Par ailleurs, il n'y a aucune raison
de croire avec M. Schneider que Tempier s'est appuyé en 1270 sur le De erroribus
philosophorum de Gilles de Rome; Th. Schneider, Die Einheit des Menschen.
Die anthropologische Formel «anima forma corporis» im sogenannten Korrektorienstreit
und bei Petrus Johannis Olivi. Ein Beitrag zur Vorgeschichte des Konzils von
Vienne (Beiträge z. Geschichte d. Philos, u. Theol. des Mittelalters. Neue Folge, 8),
Munster (W.) 1973, p. 66. M. Schneider affirme cela parce qu'il a mal compris
M. Van Steenberghen disant du P. Gorce, et non de Tempier, qu'«il s'est appuyé...
sur le catalogue dressé par Gilles de Rome»; F. Van Steenberghen, La philosophie
au XIIIe siècle (Philos, médiév., 9), Louvain 1966, p. 473. Rappelons qu'en 1270
furent condamnées 13 erreurs et non 15, comme on le lit dans H.-U. von
Balthasar, Herrlichkeit. Eine theologische Ästhetik, t. 3, vol. 1 : Im Raum der
Metaphysik, Einsiedeln 1965, p. 372; E. Rivera de Ventosa, Juan Duns Escoto
ante la condenaciôn de Paris de 1277 (Cuadernos salmantinos de ßlosoßa 4, 1977),
p. 41 ; Chr. Renardy, Le monde des maîtres universitaires du diocèse de Liège.
1140-1350. Recherches sur sa composition et ses activités (Bibl. de la Fac. de
Philos, et Lettres de l'Univ. de Liège, 227), Paris 1979, p. 354. Contrairement à ce
que suppose le P. Weisheipl, il n'est pas établi non plus que Siger soit la source
des 13 propositions de 1270, et il est faux de ramener toute la portée de la
condamnation au seul monopsychisme (J.A. Weisheipl, Friar Thomas d'Aquino,
His Life, Thought and Works, New York 1974, p. 273 et 276); voir à ce sujet
F. Van Steenberghen, Maître Siger..., respectivement p. 77 et 75.

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ÉTIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 233

exclure, semble-t-il, que ce syllabus ait compté primitivement 15


articles, qu'il ait circulé et ait été expédié à S. Albert le Grand
par Gilles de Lessines avant la condamnation7. Le fait que ni
Gilles ni Albert ne parlent de la sanction épiscopale est très
plausible dans l'explication de M. Van Steenberghen ; et si, comme
le note M. Miethke, une correspondance entre particuliers risquait
de prendre plus de temps que prévu, la décision de Gilles de
consulter Albert n'a sans doute pu être causée que par l'absence,
voire le décès, de Thomas8. De plus, il est très invraisemblable
que l'évêque, conservateur impulsif et autoritaire — comme le
montrent plusieurs de ses interventions9 — ait voulu retirer de la
liste deux articles concernant des thèses qu'il réprouvait : l'unicité
de la forme substantielle et la simplicité des substances séparées.
En effet, l'article 46 de la condamnation du 7 mars 1277 vise ce
refus d'une réelle composition dans les Intelligences10. Quant à
la thèse de la forme substantielle unique, selon Jean Pecham, elle
fut discutée en une séance qui opposa S. Thomas à l'évêque et à
la majorité des théologiens11. Ce ne fut d'ailleurs pas la seule fois

7. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 121-129; J. Miethke, Papst...,


p. 82; J.A. Weisheipl, Friar Thomas..., p. 276-277. Le P. Weisheipl {ibid., p. 277)
écrit à tort que les deux dernières propositions du De quindecim problematibus de
S. Albert ne concernent ni l'«averroïsme» latin, ni l'enseignement de Thomas.
En effet, si comme il le pense, la lettre de Gilles est antérieure au 10 décembre
1270, la proposition 14 correspond bien à l'enseignement de Thomas; si, en
revanche, cette lettre est notablement postérieure à la condamnation, les propo
sitions 14 et 15 ne peuvent viser que des aristotéliciens radicaux de la faculté des
arts (cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 126-127). D'autre part, si
Mme Renardy croit Thomas impliqué dans la condamnation de 1270, c'est unique
ment à cause d'une confusion entre le syllabus des 13 propositions et les 15 articles
du De quindecim problematibus (Chr. Renardy, Le monde des maîtres universi
taires..., p. 354).
8. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 124-125; J. Miethke, Papst...,
p. 82, n. 130.
9. J. Châtillon, L'exercice..., p. 40-41.
10. R. Hissette, Enquête..., p. 91-94.
11. Voir à ce sujet la lettre écrite à l'évêque de Lincoln par Pecham le 1er juin
1285 dans A. Callebaut, Jean Pecham, O.F.M. et l'augustinisme. Aperçus histo
riques (1263-1285), dans Archivum Franciscanum Historicum 18 (1925) p. 446-447.
A propos de ce témoignage de Pecham prétendant avoir été le seul à montrer de
la bienveillance pour Thomas, M. Châtillon émet de légitimes réserves. On
s'étonne cependant qu'il envisage ensuite un simple ralliement de Tempier à la
majorité, comme si le prélat, ancien maître de l'université, n'avait eu en cette
affaire aucune conviction personnelle (L'exercice..., p. 34). Cela paraît incompatible

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234 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

que Tempier prit position, puisque, selon Henri de Gand, le pro


blème fut à nouveau débattu en 1277.

Les préparatifs du décret de 1277

Dans la version primitive (inédite) de son Quodlibet X de Noël


1286, Henri rapporte avoir été convoqué dix ans auparavant (iam
X annis elapsis) chez le légat Simon (de Brion), en présence de
l'évêque, de Ranulphe (d'Homblières) et du chancelier Jean
d'Orléans, pour être sommé d'enseigner la thèse de la pluralité
des formes; au préalable, il rappelle sa présence à une discussion
au cours de laquelle tous les théologiens présents, sauf deux, ont
rejeté la doctrine de la forme unique 12. Comme le pense M. Miethke,
Henri a vraisemblablement inversé l'ordre des événements, la séance
chez le légat ayant eu lieu probablement avant la rencontre des
théologiens13. Mais quand situer exactement cette rencontre?
M. Van Steenberghen l'identifie à une séance de la commission
convoquée par l'évêque en réponse à l'injonction du pape, dans sa
lettre du 18 janvier 1277, par laquelle il réclamait une enquête sur
les erreurs répandues à l'université 14. En conséquence, selon lui,
et contrairement à ce qu'ont écrit MM. Hödl, Miethke et Châtillon,
«c'est en 1277 (probablement en février) que s'est tenue la réunion
dont parle Henri de Gand. Il peut écrire iam X annis elapsis...,
car il rédige son Quodlibet de Noël 1286 au début de 1287. Son
entretien avec le légat Simon de Brion... doit également dater de
1277 et non de 1276»15. Rectification justifiée; toutefois si l'on
avec ses interventions intempestives et son appartenance «à l'école de théologie
conservatrice» (F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 74). D'autre part, la
dispute dont parle Pecham ne peut être confondue avec Vinceptio du Chantre de
Péronne (au début de 1270), contrairement aux indications de M. Schneider et
du P. Wéber : Th. Schneider, Die Einheit..., p. 67; E.-H. Wéber, Dialogue et
dissensions entre Saint Bonaventure et Saint Thomas d'Aquin à Paris ( 1252-1273)
(Bibliothèque thomiste, 41), Paris 1974, p. 19, n. 7. Voir à ce .sujet I. C. Brady
et G. F. Etzkorn dans Fr. Rogeri Marston O.E.M. Quodlibeta quatuor ad fidem
codicum nunc primum édita (Bibliotheca Franciscana Scholastica Medii aevi, 26),
Florence 1968, p. 9*, n. 23.
12. L. Hödl, Neue Nachrichten über die Pariser Verurteilungen der thomasischen
Formlehre, dans Scholastik 39 (1964) p. 184.
13. J. Miethke, Papst..., p. 83, n. 137.
14. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 128, n. 17.
15. Ibid.·, cf. L. Hödl, Neue Nachrichten..., p. 187; J. Miethke, Papst..., p. 83;
J. Châtillon, L'exercice..., p. 35.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 235

se rappelle que le style de Pâques était suivi à Paris, c'est bien


avant le commencement de l'année 1277 qu'y eurent lieu les
réunions préparatoires à la condamnation, portée elle-même en
mars 1276, selon le calendrier parisien 16. Mais convient-il d'identi
fier la réunion dont parle Henri de Gand avec la séance de la com
mission convoquée par Tempier? D'après Henri, tous les maîtres
régents et non-régents de Paris ont pu participer à cette réunion :
«magistri omnes theologiae tam non regentes actu quam regen tes
qui haberi poterunt Parisius simul congregati»11. A ce témoignage
s'ajoute celui du Quodlibet II où, sur une question disputée, le
maître gantois parle de l'accord de tous les maîtres rassemblés :
«in hoc concordabant omnes magistri theologiae congregati super
hoc»18. Or selon M. Van Steenberghen, on peut être assuré que
Tempier avait choisi avec soin les membres de la commission
d'enquête et n'avait «appelé à y siéger que des théologiens connus
pour leur attachement aux traditions de la faculté »19. Comment,
dès lors, voir en cette commission la réunion plénière mentionnée
par Henri? Comme le propose M. Miethke, il faut sans doute
distinguer entre la commission chargée de l'enquête proprement
dite et l'assemblée appelée à discuter le dossier constitué20. La
première réunion ne devait compter que des théologiens gagnés
aux idées de Tempier et, comme l'écrit M. Châtillon, à la suite
de Mandonnet, «il semble... qu'aucun dominicain, actuellement
en charge ou ancien maître à la faculté de théologie, ne participa
aux travaux de ce conseil »21. A la seconde assemblée, en revanche,
avaient dû être convoqués tous les maîtres de la faculté, ce qui,
lors du vote sur l'unicité de la forme, explique l'abstention de deux

16. R. Hissette, Enquête..., p. 14. M. Miethke ne s'oppose d'ailleurs pas à ce


que la convocation des maîtres soit datée de 1277 selon notre calendrier, puisqu'il
signale qu'elle pourrait avoir été suscitée par la lettre du pape datée du 18 janvier
1277 (J. Miethke, Papst..., p. 84).
17. L. Hödl, Neue Nachrichten.... p. 184. Les italiques sont de moi.
18. R. Hissette, Enquête..., p. 105, n. 2. Ce passage du Quodlibet II exclut qu'on
considère les confidences du Quodlibet X comme l'unique renseignement possédé
sur la commission de 1277, «sur ses méthodes de travail, sur ses délibérations»
(F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 147).
19. F. Van'Steenberghen, ibid., p. 153.
20. J. Miethke, Papst..., p. 86, n. 148.
21. J. Châtillon, L'exercice..., p. 42.

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236 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

d'entre eux, vraisemblablement, selon M. Hödl, les deux domini


cains, favorables à la doctrine de S. Thomas22.
Maître en théologie dès l'année académique 1275-1276, Henri de
Gand participa certainement à l'assemblée plénière23. Prit-il part
également à l'assemblée préparatoire? M. Miethke s'abstient de
l'avancer24. On peut toutefois se demander si le légat ne lui avait
pas imposé d'enseigner la pluralité des formes en vue de son inté
gration au groupe des enquêteurs ; il était relativement bien préparé
à siéger parmi eux, car même lorsqu'il hésitait à rejeter la thèse de
la forme unique, il avait de réelles affinités doctrinales avec les néo
augustiniens, bien avouées dans son premier Quodlibet et une
dispute qu'il faut sans doute lui attribuer contre les Theoremata
de esse et essentia de Gilles de Rome25. En outre la manière
d'aborder des questions relatives à l'éternité et à la création du
monde est, dans ce Quodlibet, tellement proche de l'énoncé des
articles 83 et 187 du syllabus, qu'on serait tenté de prendre le
maître gantois pour leur rapporteur26. Ceci vaut aussi pour la
proposition 157, qui peut être rapprochée de cette question du
même Quodlibet'. «Utrum, propositis maiori et minori bono, non
possit voluntas eligere minus»27. Henri aurait-il aussi rapporté
22. L. Hödl, Neue Nachrichtenp. 187. Le témoignage du Quodl. Il d'Henri
de Gand, dont il vient d'être question (cf. n. 18), doit donc être interprété sans
sous-entendre, comme le faisait Mandonnet, l'exclusion des dominicains de l'assem
blée des maîtres (P. Mandonnet, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIIIe
siècle. 2e éd., t. 1, Louvain 1911, p. 216, n. 3).
23. Grâce au Quodl. II d'Henri, cette conclusion est acquise indépendamment
de l'identification proposée entre l'assemblée plénière et la réunion qui, selon le
Quodl. X, refusa la thèse de la forme unique. En effet, dans le Quodl. II, évoquant
la discussion des maîtres à propos de l'article 54 du syllabus, Henri ajoute :
«quorum ego eram unus» (R. Hissette, Enquête..., p. 105, n. 2).
24. Cf. supra, n. 20.
25. Au sujet de cette dispute, voir Ζ. K. Siemiatkowska, Avant l'exil de Gilles
de Rome. Au sujet d'une dispute sur les «Theoremata de esse et essentia» de Gilles
de Rome, dans Mediaevalia philosophica polonorum 7 (1960) p. 3-67. Sur l'évidente
parenté doctrinale d'Henri avec le néo-augustinisme, voir par exemple sur le thème
de la liberté, R. Macken, La volonté humaine, faculté plus élevée que l'intelligence
selon Henri de Gand, dans Rech. Théol. anc. méd. 42 (1975) p. 5-51, et Heinrich von
Gent im Gespräch mit seinen Zeitgenossen über die menschliche Freiheit, dans
Franzisk. Studien 59 (1977) p. 125-182.
26. R. Hissette, Enquête..., p. 147 et 277.
27. Ibid., p. 242. Selon le P. Macken, «Henri a probablement joué un rôle de
premier plan dans la préparation du décret. Parmi les thèses condamnées, plusieurs
semblaient compromettre la liberté de la volonté par un déterminisme intellectuel»
(R. Macken, La volonté..., p. 33).

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 237

l'article 166 : «si ratio recta et voluntas recta»28? Il faut en retenir


l'hypothèse, car dans son Quodlibet X (q. 9 et 10), il montre
comment la censure de cet article garde toute sa valeur, malgré
l'approbation de cette sentence par les maîtres : «non est malitia
in voluntate, nisi sit error vel aliqua nescientia in ratione»29.

Le rôle de Tempier en 1277

Par rapport aux prises de position de l'assemblée des maîtres,


comment juger l'intervention de l'évêque? Telle que M. Châtillon
la présente, elle trahit la dépendance du prélat : Tempier n'aurait
pu se passer de l'avis de ces experts théologiens, lui «dont la com
pétence théologique n'avait jamais eu beaucoup d'occasions de
s'affirmer, et à qui ses charges administratives et pastorales ne
permettaient vraisemblablement pas de suivre, dans tous leurs
détails et toutes leurs subtilités, les disputations des spécialistes»30.
Toutefois, poursuit M. Châtillon, leur opinion n'était pas l'unique
règle de conduite de Tempier. D'abord parce qu'il devait aussi tenir
compte des décisions du légat représentant la papauté. Ensuite
parce que, d'après le prologue du décret de 1277, il avait également
introduit dans la commission de censure des hommes prudents,
marquant ainsi sa volonté de ne pas «se lier au seul avis de la
faculté de théologie»31. Précaution illusoire cependant, estime
l'auteur, puisqu'un témoignage de Gilles de Rome «nous éclaire...
sur la manière dont quelques maîtres de la faculté de théologie
ont réussi, en ces premiers mois de l'année 1277, à imposer leurs
vues non seulement à leurs collègues de la commission, mais aussi,
par le fait même, à l'évêque de Paris en personne»32. Ainsi
Tempier était-il «pris entre un légat qui menaçait de ses foudres
tous ceux qui n'enseignaient pas la théorie de la pluralité des formes
et une faculté de théologie divisée, incapable de rédiger un décret
lisible et cohérent, mais obstinée et entêtée»33.

28. R. Hissette, ibid., p. 257.


29. Ibid., p. 258. A ce sujet, voir aussi E. Hocedez, La condamnation de Gilles de
Rome, dans Rech. Théol. anc. méd. 4 (1932) p. 47-48; R. Macken, Heinrich von
Gent..., p. 159.
30. J. Châtillon, L'exercice..., p. 41.
31. Ibid., p. 42. D'après M. Châtillon, ces hommes prudents «n'étaient pas
maîtres en théologie» (ibid., p. 43).
32. Ibid., p. 43.
33. Ibid., p. 44-45.

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238 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

Le portrait de l'évêque que brosse ainsi M. Châtillon est donc,


tout compte fait, celui d'un homme manipulé34. Cela étonne :
indépendamment de ses condamnations, est-ce compatible avec les
manifestations d'autoritarisme et d'immodération qui caractérisent
à plusieurs reprises ses rapports avec l'université et que son historien
lui-même a rapportées35? Il est permis d'en douter et l'interpré
tation des témoignages qu'il invoque supporte aisément une remise
en question. Dans son commentaire des Sentences, Gilles de Rome
écrit, à propos des articles prohibés le 7 mars 1277, que plusieurs
sont passés, non sur l'avis favorable des maîtres, mais à cause de
l'entêtement de quelques personnes36. Qui placer parmi cette mino
rité d'entêtés? M. Châtillon songe à «quelques maîtres de la faculté
de théologie»37. Ne s'agirait-il pas plutôt de l'évêque, assisté du
légat? Cela concorderait bien avec un autre témoignage d'Henri
de Gand, qui ne cache pas l'embarras suscité en lui par la condam
nation de l'article 54 : lors d'une réunion dont il faisait partie, dit-il,
tous les maîtres en théologie étaient d'accord pour concéder que

34. Dans un récent ouvrage, M. Verger écrit aussi que Tempier fut «poussé
à la fois par les maîtres en théologie et le pape Jean XXI »; J. Verger, Les universités
au Moyen Âge (Coll. «SUP» — L'historien, 14), Paris 1973, p. 96; les italiques
sont de moi. Mmc Renardy abonde dans le même sens : «certains théologiens ont
donc obligé les autorités de tutelle à réagir»; Chr. Renardy, Le monde des
maîtres universitaires..., p. 356.
35. Cf. supra, n. 9.
36. «Cum hoc sit articulus damnatus Parisiis, licet possit esse opinabile apud
multos omnes illos articulos non esse bene damnatos. Nam nos ipsi eramus
Parisiis et tanquam de re palpata testimonium perhibemus quod plures de illis
articulis transierunt non consilio magistrorum sed capitositate paucorum» (In II
Sent., dist. 32, q. 2, a. 3; cf. E. Hocedez, La condamnation..., p. 56). Comme le
remarque M. Miethke, rectifiant les propos de J. Koch récemment suivi encore
par M. Schneider, ce témoignage ne contredit nullement Henri de Gand évoquant
une convocation générale des maîtres (cf. J. Miethke, Papst..., p. 86, n. 148;
Th. Schneider, Die Einheit..., p. 75, n. 57). De son côté, dans la dernière
édition d'un de ses ouvrages, M. Le Goff maintient cette paraphrase du texte de
Gilles: «il ne faut pas s'en soucier (du syllabus) car ces propositions n'ont pas été
faites après convocation de tous les maîtres parisiens, mais à la demande de
quelques têtes bornées»; J. Le Goff, Les intellectuels au moyen âge (Coll.
Microcosme. Le temps qui court, 3), Paris 1976, p. 126. Cette paraphrase n'est pas
tout à fait exacte: 1. elle nie à tort une convocation des maîtres; 2. Gilles critique
la procédure qui aboutit à la condamnation de certains articles, mais ne dit pas
de ne pas se soucier de l'édit; à ce sujet, cf. E. Hocedez, ibid., p. 55.
37. J. Châtillon, L'exercice..., p. 43.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 239

l'ange ne peut être localisé par sa seule substance38. Si donc les


maîtres se sont trouvés confrontés à une volonté de censure contraire
à leur avis unanime, à qui imputer la chose sinon d'abord à l'évêque,
acteur principal dans la condamnation? Mais peut-être le légat
avait-il fait pression sur lui, comme il l'avait fait déjà sur Henri de
Gand39? Dans le prologue de son décret, Tempier se réfère à des
personnes éminentes et de grand poids, à des hommes prudents
et aux docteurs en théologie40. D'après M. Châtillon, on l'a vu
déjà, ces hommes prudents n'étaient pas maîtres en théologie;
ils auraient même été convoqués pour tempérer l'influence des
théologiens41. L'hypothèse toutefois paraît gratuite, et l'on ne
voit pas pourquoi ces hommes prudents ne pourraient être des
théologiens. Ceci vaut aussi pour les personnes éminentes et de
grand poids, à la tête desquelles il faut certainement placer le
cardinal-légat. L'ingérence de celui-ci expliquerait-elle que l'évêque
se soit senti contraint à des mesures dépassant ses intentions
premières? Dans le cas de Tempier, on l'envisage assez difficilement,
en raison même de sa personnalité indépendante et combative,
manifestée encore après le 7 mars 1277 par le dessein d'étendre
à son diocèse les interdictions d'Oxford, alors que, absent de
Paris, le cardinal-légat participait au conclave42.
En conclura-t-on alors que Tempier voulut braver l'autorité du
Saint-Siège? C'est la thèse que tente d'accréditer M. Miethke.
D'après lui, non seulement (comme on le dit d'habitude) l'évêque
ne s'en est pas tenu à ce que le pape lui avait prescrit, mais il n'y eut

38. Voici in extenso le témoignage d'Henri de Gand, dont des fragments ont
été cités déjà et analysés (cf. supra, n. 18 et 23) : «in hoc concordabant omnes magistri
theologiae congregati super hoc, quorum ego eram unus, unanimiter concedentes
quod substantia angeli non est ratio angelum esse in loco secundum substantiam»
(R. Hissette, Enquête..., p. 105, n. 2). De cet aveu du maître gantois, M. Châtillon
conclut que «les maîtres en théologie furent unanimes à réprouver la doctrine de la
localisation des anges par leur seule action» (J. Châtillon, L'exercice..., p. 43).
Cela n'est pas dit dans le texte. En fait Henri réagit à la censure de la proposition
54, selon laquelle les substances séparées ne sont pas localisées en raison de leur
substance (R. Hissette, ibid., p. 104).
39. Supra, p. 234.
40. «Magnarum et gravium personarum crebra zeloque fidei accensa insinuavit
relatio...; ... tarn doctorum sacrae Scripturae, quam aliorum prudentium virorum
communicato consilio...» (R. Hissette, Enquête..., p. 13).
41. Cf. supra, n. 31.
42. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 149.

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240 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

entre eux aucune unité de vue. Car on ne peut estimer que, par sa
lettre du 28 avril, Jean XXI a demandé une extension de l'enquête
à la faculté de théologie, puisque dans sa première lettre, il ne
l'avait pas limitée aux artiens, seuls visés le 7 mars, d'après le
prologue du décret43. Il semble bien d'ailleurs, poursuit M. Miethke,
qu'avant l'envoi de la seconde bulle, le pape n'avait pas été informé
de la condamnation parisienne44; peut-être même l'a-t-il ignorée
jusqu'à sa mort le 20 mai 127745. Bref, il n'y eut aucune coordina
tion entre la papauté et la juridiction épiscopale; au contraire,
il faut parler d'une rivalité dans l'exercice des pouvoirs, l'évêque
ayant voulu prévenir, par le recours au conseil des maîtres, une
intervention de la curie46.
Comme le remarque M. Miethke, il est exact que, dans sa première
lettre, Jean XXI n'avait pas restreint l'enquête à la seule faculté
des arts47. Mais ignorait-il le décret de Tempier en enjoignant
dans la seconde bulle de mener les recherches tarn in artibus quam
in theologia48 ? Le pape pourrait avoir été incité à réitérer sa
démarche pour un des deux motifs suivants : ou bien, sa lettre
demeurant sans réponse, il était impatient d'être mis au courant
de la situation régnant à Paris, ou bien des nouvelles récentes
l'avaient confirmé dans sa volonté d'instruire l'affaire pour mieux
y remédier. Mais si c'est par impatience qu'il avait fait expédier
la seconde bulle, comment y expliquer l'absence de protestations
contre la négligence de ses premières injonctions49? On est donc
porté à croire que de nouveaux échos de l'agitation parisienne lui
étaient parvenus, mettant en cause non seulement la faculté des
arts, mais aussi celle de théologie. Avait-il appris la condamnation
du 7 mars prononcée plus de cinquante jours auparavant? C'est

43. J. Miethke, Papst..., p. 85, η. 143.


44. Ibid., p. 85.
45. Ibid., p. 87.
46. Ibid., p. 86.
47. Cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 146, n. 15.
48. Cf. A. Callebaut, Jean Pecham..., p. 459. Dans cette seconde lettre, le
pape ne limite pas l'enquête à la seule faculté de théologie; il n'ordonne donc pas
«de procéder à une nouvelle enquête, non plus chez les artistes, mais chez les
théologiens» (J. Châtillon, L'exercice..., p. 40; les italiques sont de moi).
49. Voir le texte intégral de cette lettre dans A. Callebaut, Jean Pecham...,
p. 459-460.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 241

très vraisemblable50. Et puisqu'environ quarante propositions


théologiques y étaient rapportées, provenant, d'après le prologue,
de la faculté des arts51, on conçoit aisément que le pape, ému par
la gravité de la situation, ait demandé une extension de l'enquête
parisienne à. la faculté de théologie52. Cette volonté d'intervenir
n'avait pas de quoi surprendre, l'université se trouvant «pour
certaines choses, sous la juridiction directe du Saint-Siège»53;
d'ailleurs ce n'eût pas été la première fois qu'un pape eût confié
à des cardinaux l'instruction d'une affaire déjà débattue à Paris54.
Que Tempier ait eu l'intention de régler définitivement la situation,
ressort clairement de sa démarche. Fit-il part à Jean XXI «de son
intention de procéder lui-même à la censure...? Mit-il le pape
devant un fait accompli»55? Il fallait à l'époque généralement
plusieurs semaines pour un échange de lettres entre Paris et la
curie56. L'intervalle de temps entre la réception de la première bulle
et le 7 mars fut certainement trop court pour que l'avis du pape,
s'il avait été consulté, ait pu être connu de Tempier. Celui-ci avait-il

50. Dans son ouvrage, Maître Siger..., p. 149, M. Van Steenberghen accepte
cette hypothèse. Il faut noter à ce propos que la ratification pontificale de la condam
nation qu'invoque Duns Scot dans son Ordinatio (lib. 2, dis t. 2) n'a rien à voir
avec Jean XXI, puisqu'elle est déduite seulement des Décrétâtes de Grégoire IX;
cf. C. Balic, Il decreto del 7 marzo 1277 del vescovo di Parigi e l'origine dello scotismo,
dans Tommaso d'Aquino nel suo settimo centenario. Atti del Congresso internazionale
(Roma-Napoli—17/24 aprile 1974), Tommaso d'Aquino nella storia de! pensiero,
t. 2 : Da! medioevo ad oggi, Naples 1976, p. 281.
51. «... nonnulli Parisius studentes in artibus propriae facultatis limites exce
dentes quosdam manifestos et exsecrabiles errores, immo potius vanitates et insanias
falsas in rotulo seu scedulis, praesentibus his annexo seu annexis contentas quasi
dubitabiles in scholis tractare et disputare praesumunt» (R. Hissette, Enquête...,
p. 13).
52. Sur les 219 thèses condamnées le 7 mars 1277, environ 40 concernaient la
théologie (cf. les propositions 180-219; ibid., p. 274-312).
53. J. Verger, Les universités..., p. 79.
54. D'où peut-être son silence voulu sur l'acte de Tempier, s'il souhaitait ne pas
se laisser lier par le jugement de l'évêque, tout en ne désirant pas désavouer sa
condamnation du néo-paganisme. Sur l'attitude de la papauté à l'occasion des
procès antérieurs de Gérard de Borgo San Donnino et de Guillaume de Saint
Amour, cf. J. Miethke, Papst..., p. 70-81.
55. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 148.
56. «Environ un mois pour correspondre de Paris à Rome», précise A. Calle
baut, dans Jean Pecham..., p. 461, η. 1. C'est sans doute sur cette évaluation que
la durée de l'enquête préparatoire à la condamnation fut estimée à «moins de
trois semaines» par P. Glorieux; voir à ce sujet F. Van Steenberghen, Maître
Siger..., p. 147, n. 18.

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242 RECHERCHES DE THEOLOGIE ANCIENNE ET MEDIEVALE

été pressé de sévir par le légat qui, peut-être, aurait «conse


Jean XXI de ne pas poursuivre personnellement l'affaire e
laisser agir l'évêque de Paris»57? On ne peut l'exclure, mais
abus de pouvoir de Tempier quand il était chancelier, ses mesu
vexatoires pour l'université, une fois devenu évêque, rendent
plausible qu'il ait songé à répéter ce qu'en 1270 déjà, en l'ab
du légat parti pour l'élection du pape, il avait décidé : procéder à
condamnation solennelle58. Faut-il avec M. Miethke reconnaître
en cet acte d'autorité la volonté d'émancipation du prélat face à la
papauté? Cela n'est pas assuré, mais seulement le fait que l'évêque
se permit d'«outrepasser étrangement les limites du mandat reçu»59.

Autour des procès de Gilles de Rome

Invité à étendre l'enquête aux théologiens, Tempier entreprit-il


alors seulement de poursuivre Gilles de Rome? Selon M. Miethke,
l'action contre Gilles fut certainement postérieure à la réprobation
de la thèse de la forme unique rapportée par Henri de Gand ; il se
pourrait toutefois qu'elle ait précédé la condamnation du 7 mars
1277, dans laquelle auraient été repris les articles retenus contre
lui60. Cette dernière hypothèse paraît peu solide.
On sait en effet, par des notes marginales accompagnant dans
Vat. lat. 853 le Quodl. I d'Henri de Gand, que d'une liste d'articles
reprochés à Gilles, le 17e et le dernier se rapportaient à la possibi

57. F. Van Steenberghen, ibid., p. 149, n. 22.


58. Clément IV étant mort le 29 novembre 1268, les cardinaux réunis à Viterbe
ne tombèrent d'accord sur son successeur qu'en 1271, avec l'élection de Grégoire X;
cf. T. Ortolan, art. Conclave, dans Dict. Théol. cath. III (1908) col. 708-709.
59. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 146. Comme le note M. Verger,
si la crise «averroïste» parisienne n'a pas été abordée au concile de Lyon de
1274, c'est sans doute parce que les adversaires du groupe de Siger «présents au
concile ... préféraient régler ces problèmes au niveau local, où ils se sentaient
assez forts»; mais cela ne veut pas nécessairement «dire en dehors de la papauté,
qui pouvait évidemment intervenir, en particulier par ses légats» (les italiques sont
de moi); J. Verger, Les universités et le deuxième concile de Lyon, dans 1274.
Année charnière. Mutations et continuités. Lyon-Paris 30 septembre-5 octobre 1974
(Colloques intern. duC.N.R.S., 558), Paris 1977, p. 250.
60. J. Miethke, Papst..., p. 89, n. 159. Mme Siemiqtkowska estimait aussi que
le procès de Gilles avait eu lieu durant l'année scolaire 1276-1277, avant le
7 mars 1277, soit encore en 1276, selon le calendrier parisien; Ζ. K. Siemiatkowska,
Avant l'exil de Gilles de Rome..., p. 9, 20 (n. 31), 48, 61-63.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 243

lité de la création éternelle61; «l'avant-dernier à la volonté: quod


non est malitia in voluntate nisi sit error vel aliqua nescientia in
ratione. Un quatrième parlait de la mission des personnes divines :
Persona que a se mittitur, a se procedit. Verum est de processione
temporali»62. Or même si l'article relatif à la volonté rappelle la
proposition 166 du syllabus du 7 mars, les énoncés sont très
différents63. De plus, on ne trouve dans la longue liste qu'un
seul article admettant la possibilité d'un monde éternel64, et aucun
ne concerne la mission des personnes divines65. On est donc porté
à croire que les sentences imputées à Gilles n'y figuraient pas, ce qui,
du reste, s'accorde avec le prologue du décret visant seulement
des membres de la faculté des arts66. En outre, on l'a vu plus haut,
la réprobation dont Henri de Gand se fait l'écho suivit sans doute
la réception de la première lettre de Jean XXI et marqua la mise
en place de la commission de censure67. Imagine-t-on qu'une
procédure complète contre Gilles ait pu être engagée encore avant
le 7 mars, alors qu'on s'étonne déjà du travail fourni par cette
commission «en un temps record»68? C'est impensable et, anté

61. Dans son étude, Papst..., p. 91, J. Miethke conclut erronément de ce


témoignage, que la liste dressée contre Gilles comptait au moins 18 articles.
En fait, il y en avait certainement 19; cf. E. Hocedez, La condamnation..., p. 57.
62. Ibid. Dans son commentaire des Sentences, Gilles défendait en effet une
thèse du Lombard, qu'on trouve aussi chez S. Bonaventure (In I Sent., d. 15,
p. 1, q. 1, a.un.) et chez S. Thomas (In Sent., d. 15, q. 3, a. 1) : persona missa seipsam
mittat (cf. ibid., p. 51). Sur d'autres thèses probablement retenues aussi contre
Gilles et apparentées à celles du syllabus du 7 mars 1277, voir ibid., p. 57-58;
aussi R. Hissette, Enquête..., p. 84, 105, 228, 277-279. Dans la notice relative
aux prop. 42-43, sur l'impossibilité de multiplier numériquement des Intelligences
immatérielles dans une même espèce, j'ai renvoyé au Quodl. II (q. 7) de Gilles
(ibid., p. 84, n. 5). Cette œuvre n'a évidemment pas pu être visée en 1277,
puisqu'elle date de sa maîtrise en théologie notablement postérieure. Mais comme
l'a signalé Mme Siemiqtkowska, Tempier et ses commissaires ont pu trouver la
thèse suspecte dans les Theoremata de esse et essentia de Gilles ; Ζ. K. Siemiatkowska,
Avant l'exil de Gilles de Rome..., p. 10, 14 (n. 18), 62.
63. R. Hissette, Enquête..., p. 258.
64. Cf. art. 84, ibid., p. 149.
65. Voir les prop. théologiques, ibid., p. 274-312.
66. Cf. supra, n. 51.
67. Cf. supra, p. 234. Si, comme le suggère M. Miethke, le légat envoya une
lettre au pape, à la suite de laquelle fut demandée une enquête sur l'enseignement
parisien, la convocation d'Henri chez le légat pour préparer la commission de
censure est évidemment postérieure à cette lettre (J. Miethke, Papst..., p. 84).
68. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 147.

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244 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

rieure ou non à la réception de la seconde lettre pontificale, l'affaire


de Gilles est certainement «la suite logique et pratique de la
condamnation du 7 mars avec laquelle elle est intimement liée»69.
Cela est d'ailleurs confirmé par un témoignage de Jean de Pouilly
et les annotations signalées du Quodl. I d'Henri de Gand. En effet,
en marge de la question 17, une note réfère explicitement à la
proposition 166 (130) du syllabus du 7 mars l'article cité relatif
à la volonté, et l'identifie à une sentence acceptée par les maîtres
«à l'occasion d'une des propositions censurées de Gilles»70. Or, au
sujet de cette sentence que les controverses doctrinales désignent
souvent comme propositio magistralis, Jean de Pouilly écrit dans
son Quodl. II (q. 11) :
eidem magistri fuerunt assessores episcopi (Stephani) in condendo arti
cules et in concedendo predictam propositionem·, et ideo cum predicta
magistralis propositio interimat articulum predicto modo intellectum,
si predicto modo deberet intelligi, illi magistri sibi ipsis contradixissent ;
omnes etiam XVI magistri qui illam propositionem concesserunt excom
municationis sententiam incurrerunt, quae omnia non sunt dicenda71.

Dans ces lignes «Jean de Pouilly nous apprend... que les maîtres
étaient au nombre de 16 et que c'étaient ceux-là mêmes qui avaient
siégé avec Etienne qui se réunirent pour accepter la proposition
magistrale»72. Et puisqu'elle aurait pu les exposer à l'excommuni
cation, la déclaration des maîtres a donc suivi la condamnation
du 7 mars. Mais s'agissait-il alors du premier ou du second procès
de Gilles? S'appuyant sur une autre note marginale, qui qualifie
la même liste d'articles invoqués contre Gilles par les termes secundo
datos13, Hocedez reportait la propositio magistralis au second
69. Ε. Hocedez, La condamnation..., p. 58. Il faut lire dans cette phrase 7 au
lieu de 3 mars; de même, dans la dernière ligne de la p. 58, lire 7 au lieu de 2 mars;
également p. 57 (§ 1 des conclusions).
70. Ibid., p. 49; cf. aussi p. 42-43.
71. E. Hocedez, ibid., p. 51. La mention de l'évêque Stephanus a été omise
par Hocedez; elle se trouve cependant dans le manuscrit qu'il transcrit, Val. tat. 1017,
fol. 71va (et non 1. 15. Elle figure aussi dans la première version du Quodl. I
de Jean de Pouilly (Paris Nat. lat. 14565, fol. 111ra (et non va), 1. 32-39), comme
le signale L. Hödl, Die Kritik des Johannes de Polliaco an der philosophischen und
theologischen «ratio» in der Auseinandersetzung mit den averroistischen Unterschei
dungslehren (Miscellanea Martin Grabmann. Gedenkblatt zum 10. Todestag. Mit
teilungen des Grabmann-Instituts der Universität München, 3, Munich 1959), p. 20.
72. Ε. Hocedez, La condamnation..., p. 51.
73. Ibid., p. 42.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 245

procès, soit «à la fin de l'année 1285 ou au commencement de


l'année 1286»74. Cette conclusion fut généralement bien accueillie75.
Elle soulève néanmoins des difficultés.
En effet, entre 1277 et 1286, non seulement Ranulphe d'Hom
blières avait succédé à Etienne Tempier76, mais plusieurs maîtres
avaient été remplacés à la faculté de théologie77. Si donc en 1286,
16 théologiens ont concédé la propositio magistralis, l'évêque ayant
convoqué tous les maîtres78, il est assez invraisemblable qu'il
s'agisse de «ceux-là mêmes qui avaient siégé avec Etienne»79.
Il faut par conséquent conclure du témoignage de Jean de Pouilly
que la propositio magistralis fut reconnue plus tôt, sous Etienne
Tempier, par 16 maîtres qui, assesseurs de l'évêque en cette circons
tance, l'avaient été aussi pour enquêter et préparer la condamnation
des 219 thèses80. Et puisque, d'après les notes marginales de Vat.
lat. 853, cette déclaration des maîtres eut lieu lors d'un procès de
Gilles, il doit s'agir du premier, qui, s'étant tenu sous Tempier,
a suivi la condamnation de 1277 81.

74. Ibid., p. 49. Cette datation repose sur une lettre du 1er juin 1285, dans
laquelle le pape Honorius IV enjoignait à l'évêque de Paris de convoquer tous les
maîtres pour régler le cas de Gilles. Elle est confirmée par la première version du
Quodl. X d'Henri de Gand, qui y évoque une réunion des maîtres régents et non
régents, tenue en 1285 (soit avant Pâques 1286) et vraisemblablement à identifier avec
la session demandée par le pape (cf. L. Hödl, Neue Nachrichten..., p. 184;
J. Miethke, Papst..., p. 90).
75. R. HlSSETTE, Enquête..., p. 258; R. Macken, Heinrich von Gent..., p. 129.
Même s'il estime (à tort) qu'est ici concerné Gilles de Lessines et non Gilles de
Rome, le P. San Cristôbal-Sebastiân situe néanmoins entre Pâques et Noël 1286
la concession de la propositio magistralis (A. San Cristôbal-Sebastiân, Contro
versias acerca de la volundad desde 1270 a 1300. Estudio histôrico-doctrinal, Madrid
1958, p. 273). Sur la substitution de Gilles de Lessines à Gilles de Rome, voir
ibid., p. 76, et la réponse du P. Macken, dans La temporalité radicale de la créature
selon Henri de Gand, dans Rech. Théol. anc. méd. 38 (1971) p. 247, et Heinrich
von Gent..., p. 130, n. 24.
76. C. Eubel, Hierarchia catholica..., t. 1, p. 391.
77. Voir le tableau des chaires de théologie dans P. Glorieux, Répertoire des
maîtres en théologie de Paris au XIIIe siècle, t. 1 (Études de Philos, médiév., 17),
Paris 1933, hors-texte afférent à la p. 228.
78. Cf. supra, n. 74.
79. Cf. supra, n. 72.
80. Dans ces conditions, la précision du nombre de maîtres (16) par Jean de
Pouilly ne concerne évidemment pas la réunion de 1286, comme le croyait
M. Miethke (Papst..., p. 90, n. 163).
81. Sur les démêlés de Gilles avec Tempier, voir E. Hocedez, La condamnation...,
p. 35-36.

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246 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

Mais alors comment expliquer qu'une note marginale réfère la


propositio magistralis au second procès de Gilles? Il suffit pour
cela de rappeler que dans sa lettre adressée à l'évêque de Paris
le 1er juin 1285 le pape lui avait enjoint de réexaminer les points
retenus contre Gilles par Tempier82. La propositio magistralis
était certainement du nombre. Pourquoi, si elle avait déjà été
concédée par les maîtres en 1277? Simplement peut-être, parce que
Tempier s'était opposé à l'avis de ses assesseurs, comme il l'avait
fait précédemment lors des discussions relatives à l'article 54 du
syllabus du 7 mars83. Ainsi serait expliqué pourquoi, selon une
note marginale, la propositio magistralis fut encore mentionnée lors
du second procès de Gilles, même si, comme l'indique Jean de
Pouilly, elle avait déjà été admise par le conseil des 16 assesseurs
de Tempier.
On chercha donc querelle à Gilles de Rome. Pour quelles raisons?
Sans doute parce que, ancien élève de Thomas d'Aquin, il défendait
entre autres des thèses de son maître alors suspect. Car des. doctrines
de Thomas avaient certainement été atteintes par la grande censure
de Tempier84, même si le syllabus comme tel ne compte peut-être
pas de propositions provenant directement de ses écrits85. Néan

82. Ibid., p. 36, §5.


83. Cf. supra, η. 38.
84. Comme l'écrit M. Châtillon, les propositions atteignant Thomas concernent
notamment ses vues «relatives à l'éternité du monde» (J. Châtillon, L'exercice...,
p. 18); voir à ce sujet la notice afférente à la prop. 80 dans R. Hissette, Enquête
p. 143-146. Dans une publication récente, M. Bukowski conteste que, comme
Boèce de Dacie, Thomas ait estimé in praejudicium fidei toute tentative de démons
tration rationnelle du commencement du monde dans le temps (Th. P. Bukowski,
J. Pecham, T. Aquinas, et al., on the Eternity of the World dans Rech. Théol. anc.
méd. 46, 1979, p. 218). A tort cependant puisque, pour le saint docteur, le commence
ment temporel du monde sola ßde tenetur (Ia, q. 46, a. 2); or, selon lui, quae ...
fidei sunt, non sunt tentanda probare nisi per auctoritates (Ia, q. 32, a. 1). Sur
l'implication de Thomas dans la condamnation, voir aussi les remarques émises
à propos d'une étude de M. Wippel, dans Bull. Théol. anc. méd. XII (1978) n° 952,
p. 350.
85. Dans son Quodl. XII (q. 5), après avoir mentionné quelques articles du
syllabus, Godefroid de Fontaines écrit pourtant: «sunt... in detrimentum non
modicum doctrinae studentibus perutilis reverendissimi et excellentissimi doctpris,
scilicet Fratris Thomae, quae ex praedictis articulis minus iuste aliqualiter diffa
matur. Quia articuli supra positi et quam plures alii videntur sumpti esse ex his,
quae tantus doctor scripsit in doctrina tarn utili et solemni. Et ideo in hoc quod
taies articuli fanquam erronei reprobantur, dicta doctrina etiam suspecta a simpli
cioribus habetur, quia tanquam erronea et reprobabilis innuitur»; éd. J. Hoffmans

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 247

moins, comme le souligne Mgr Delhaye, il paraît assuré que Thomas


fut «visé au moins in obliqua»86. D'après Pecham, la thèse de
l'unicité de la forme substantielle aurait même suscité un recours
à la curie87. La démarche était-elle partie du légat, qui y aurait
fait allusion dans son entrevue avec Henri de Gand? M. Hödl
en a proposé l'hypothèse, mais M. Miethke est porté à l'exclure,
faute d'arguments solides88. Les circonstances qui ont entouré la
préparation du décret du 7 mars restent en effet fort obscures.
Un fait cependant est certain : la thèse de la forme unique ne figure
pas parmi les 219 propositions censurées, alors qu'elle était consi
dérée par le légat, l'évêque et de nombreux théologiens, comme
gravement hétérodoxe. Comment expliquer ce fait? On ne voit pas
d'autre raison que l'estime dont était déjà entourée la mémoire de
Thomas d'Aquin 89.

L'intervention de Robert Kilwardby

A Oxford toutefois, onze jours plus tard, la thèse fut retenue


parmi les trente propositions que censura l'archevêque de Cantor
béry, Robert Kilwardby90. Celui-ci ignorait-il encore la condam
nation parisienne du 7 mars? M. Châtillon ne le pense pas. Selon lui,
les mesures prises à Oxford complètent celles de Paris; elles
{Les Philosophes belges, 5), Louvain 1932, p. 102-103. Toutefois, on l'aura constaté,
Godefroid ne dit pas que les articles ont été prélevés dans les écrits de Thomas,
mais qu'on pourrait le croire : videtur; à juste titre d'ailleurs, car au sujet des
doctrines visées par ces articles, il y a souvent une étroite parenté entre l'enseigne
ment de Thomas et celui des maîtres ès arts; cf. R. Hissette, Enquête..., p. 315-316.
86. Ph. Delhaye, Rapport sur le mémoire de M. Roland Hissette, dans Académie
roy. de Belgique, Bulletin Classe des Lettres et des Sciences morales et polit., série V,
63 (1977) p. 117. C'est sans doute par inadvertance que Mgr Delhaye, auquel je
suis par ailleurs redevable d'utiles corrections, écrit que l'évêque de Paris, Etienne
de Bourret, dut «annuler la condamnation de 1277, le 14 février 1325, dans la
mesure où elle atteignait frère Thomas que l'on ne voulait pas canoniser tant qu'il
était suspect» {ibid., p. 117-118; les italiques sont de moi). La canonisation fut
prononcée le 18 juillet 1323; cf. J. A. Weisheipl, Friar Thomas..., p. 348.
87. Voir la lettre de Pecham du 7 décembre 1284 au chancelier et aux maîtres
d'Oxford, dans A. Callebaut, Jean Pecham..., p. 446.
88. J. Miethke, Papst..., p. 83, n. 136.
89. L. Hödl, Neue Nachrichten..., p. 184.
90. Sur cette condamnation, et plus précisément les propositions concernant la
logique, cf. V. Munoz Delgado, La lôgica en las condenaciones de 1277, dans
Cuadernos salmantinos de filosofia 4 (1977) p. 17-39.

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248 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

«montrent bien que le décret d Etienne Tempier η avait pas


contenté tout le monde et que beaucoup le trouvaient trop indul
gent»91; elles attestent aussi la volonté d'atteindre «directement
l'enseignement de Thomas d'Aquin, et notamment sa théorie de
l'unicité de la forme»92.
Que des doctrines de Thomas aient été atteintes à Oxford est
hors de doute. On croit généralement aussi qu'il y fut même
directement visé93. Mais quoi qu'il en soit de cette question, on
voit mal comment on peut tenir la censure d'Oxford pour com
plémentaire de celle de Paris, puisque l'une et l'autre n'avaient
qu'une portée locale. En outre, avant de promulguer son décret,
dont la teneur diffère d'ailleurs tout à fait de celui de Tempier,
Kilwardby a bien dû recourir, lui aussi, au travail d'une commission
d'enquête. La durée de cette démarche, à laquelle il faut ajouter le
temps nécessaire pour que les événements de Paris soient connus
à Oxford, semble exclure que la seconde condamnation soit la
conséquence de la première, prononcée seulement onze jours au
paravant. Comme l'écrit M. Van Steenberghen, «il s'agit, selon
toute vraisemblance, de deux actions tout à fait indépendantes et
leur·proximité dans le temps paraît être une coïncidence»94. On ne
saurait donc se rallier à la position de M. Verger, pour qui, si
l'archevêque de Cantorbéry crut «devoir condamner lui aussi, en
1277, certaines propositions averroïstes ou aristotélisantes, c'était
plus pour imiter son collègue de Paris, que pour lutter contre un
véritable danger»95.
La situation était-elle effectivement moins alarmante à Oxford
qu'à Paris? Il y a tout lieu de le penser, puisque l'aristotélisme
hétérodoxe de l'époque est avant tout représenté par ses ténors
parisiens : Siger de Brabant et Boèce de Dacie. Leurs prises de
position, parfois délicates à interpréter, ont donné lieu récemment

91. J. Châtillon, L'exercicep. 39.


92. Ibid.
93. Une voix discordante cependant, puisqu'au terme de son étude : Were the
Oxford Condemnations of 1277 directed against Aquinas? M. L. E. Wilshire écrit:
«What is certain is that the Oxford Condemnations of 1277 were not directed,
with intent and purpose, against Aquinas (cf. The New Scholasticism 48, 1974,
p. 132).
94. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 148.
95. J. Verger, Les universités.... p. 97. Les italiques sont de moi.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 249

encore à des méprises dénoncées déjà pour la plupart, mais aussi


tenaces que la dénomination d'averroïsme latin pour désigner dans
son ensemble leur orientation philosophique 96.

L 'aristotélisme hétérodoxe

Cette orientation est encore présentée comme suit par M. Le


Goff : «un certain nombre de maîtres de la faculté des arts, à la
tête desquels Siger. de Brabant et Boèce de Dacie, enseignent les
thèses les plus extrêmes du Philosophe — Aristote est devenu le
Philosophe par excellence — saisies à travers Averroès. Outre la
double vérité, ils enseignent l'éternité du monde — qui nie la
création —, refusent à Dieu d'être la cause efficiente des choses
mais seulement la cause finale et lui dénient la prescience des
futurs contingents. Enfin certains — c'est douteux pour Siger
lui-même — affirment l'unité de l'intellect agent, qui nie l'existence
de l'âme individuelle»97.
Il est certain que la philosophie d'Aristote interprétée à l'aide
des commentaires d'Averroès a amené vers 1270 certains maîtres
ès arts à exposer avec un véritable engouement des thèses incom
patibles avec le christianisme98. Mais on ne connaît aucun maître
parisien, qui tout en répétant les thèses éternalistes du Stagirite,
ait nié que Dieu soit le créateur du monde et, partant, sa cause
efficiente99. Un refus généralisé de la doctrine de la prescience

96. Cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 397-399. Précisons aussi que
si Boèce et Siger ont effectivement été les cibles principales de la censure de 1277,
le mouvement doctrinal qu'ils représentaient n'a pas été, comme tel, moins épargné
alors qu'en 1270; il n'y a, sous ce rapport, aucune différence entre les deux
condamnations, et le texte de Tempier ne met pas «personnellement en cause Siger
de Brabant et Boèce de Dacie»; Chr. Renardy, Le monde des maîtres universitaires...,
p. 355 (les italiques sont de moi). Voir à ce sujet, R. Hissette, Enquête..., p. 11-12.
97. La citation est littérale, même si l'incohérence grammaticale pourrait en
faire douter. Cf. J. Le Goff, Les intellectuels..., p. 123.
98. L'éloge du Stagirite, que l'auteur prête à Siger : «Je dis qu'Aristote a achevé
les sciences...» (ibid., p. 121-122) doit être restitué à Averroès; cf. E. Renan,
Averroès et l'averroisme. Essai historique, 9e éd., Paris, s.d., p. 55.
99. M. Le Goff est ici manifestement tributaire des contresens de Mandonnet;
cf. R. Hissette, Enquête..., p. 179. Sur la causalité créatrice selon Siger, voir aussi
mon étude : Substance et création selon Siger de Brabant. A propos de l'interprétation
d'Étienne Gilson, dans Rech. Théol. anc. méd. 46 (1979) p. 221-224. L'identification
erronée entre création du monde et commencement du monde dans le temps a déjà
été dénoncée à plusieurs reprises; cf. F. Van Steenberghen, La philosophie au

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250 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

divine des futurs contingents n'est pas davantage attesté par les
textes100. Quant à la thèse pernicieuse de l'unique intellect, il ne
s'agit pas de l'intellect agent, mais de l'intellect réceptif101; cette
doctrine averroïste a beaucoup séduit Siger et d'autres maîtres
parisiens102; il n'est pas douteux cependant que le maître braban
çon l'a finalement rejetée103.

XIIIe siècle, p. 408-409; R. Hissette, Note critique sur le De aelernitate mundi de


Boèce de Dacie. A propos d'une interprétation récente, dans Rech. Théol. anc. méd.
40 (1973) p. 210. Il faut donc s'abstenir d'opposer création révélée et cosmos
éternel, comme était encore enclin à le faire M. M.-M. Dufeil, dans Guillaume de
Saint-Amour et la polémique universitaire parisienne (1250-1259), Paris 1972, p. 356.
100. R. Hissette, Enquête..., p. 39-43. Dans une publication récente, M. Payen
signale que cette négation de la prescience divine par Siger est répercutée par le
Roman de la Rose de Jean de Meung (v. 17283 sv.), œuvre qui pourrait avoir été
écrite entre 1268 et 1278, peut-être avant 1274; cf. J.Ch. Payen, La satire anti
cléricale dans les œuvres françaises de 1250 à 1300, dans 1274. Année charnière...
(cf. supra, n. 59), p. 269-270 et 276, n. 37. Ceci remet en question la chronologie
proposée par M. Dufeil, pour qui «le Roman de la Rose de Jean de Meung n'a pu
être écrit dans son ensemble et même publié qu'entre 1263 et 1269»; M.-M. Dufeil,
Guillaume de Saint-Amour..., p. 352. J'ai repris ces conclusions de M. Dufeil dans
mon Enquête..., p. 395, et ma petite étude: Etienne Tempier et les menaces contre
l'éthique chrétienne (Bull, de Philos, médiév. 21, 1979, p. 69-70).
101. F. Van Steenberghen, La philosophie au XIIIe siècle, p. 366-367. La liste
des rectifications proposées là peut être allongée; cf. R. Taton (dir.), Histoire
générale des sciences, t. 1 .La science antique et médiévale (Des origines à 1450),
Paris 1957, p. 549: «L'averroïsme professe explicitement l'existence d'un intellect
agent commun à tous les hommes et, partant, l'impossibilité d'admettre rationnelle
ment la survie de l'âme individuelle»; H.-U. von Balthasar, Im Raum der Meta
physik, p. 372 : l'averroïsme professe «ein Geistgeschöpf ohne geistige Individualität
(da der Intellectus agens nur einer, Gott, ist)»; J. Verger, Les universités
p. 60: «les commentaires d'Averroès insistaient sur les aspects de l'aristotélisme
les plus incompatibles avec le christianisme (éternité du monde, unité de l'intellect
agent, etc.)»; F. Livi, Lutlo e S. Tommaso : Qualche osservazione sulla «Declaratio
Raimundiper modum dialogi édita», dans Sapienza 29 (1976) p. 89 : l'exposé pourrait
prêter à confusion; Chr. Renardy, Le monde des maîtres universitaires..., p. 355:
«en 1270, Etienne Tempier... avait prohibé... l'unité de l'intellect agent». A noter
aussi que dans l'Histoire générale des sciences de R. Taton (ibid.), on lit au sujet
de l'averroïsme: «il ne peut... éviter l'indifférence religieuse qu'au prix d'une
dangereuse pirouette en croyant avec la foi ce qu'il nie par la raison»; cela n'est
pqs exact, car sans recourir à une forme quelconque de double vérité, Siger, dans
son De felicitate donnait un sens à la vie vertueuse, compatible avec le mono
psychisme (cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 384).
102. Voir les notices afférentes aux prop. 113-149 du syllabus de 1277, dans
R. Hissette, Enquête..., p. 184-229.
103. Ibid., p. 186; voir aussi F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 380-381.
Mme Renardy a donc tort de ne voir, en cet authentique retour à l'orthodoxie,
qu'«un revirement prudent», «sans doute plus formel que fondamental» (Chr.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 251

Dans l'extrait cité ci-dessus, M. Le Goff prête encore aux artiens


hétérodoxes la doctrine de la double vérité. Il n'est pas le seul
à persister dans ce jugement104, auquel se rallient, en somme, les
interprètes qui ramènent le problème à une attitude pratique,
rendue ambiguë par des convictions opposant foi chrétienne et
rigueur philosophique105. Selon M. Châtillon, caractéristique «de
professeurs qui ne voulaient pas heurter de front des convictions
qu'ils respectaient et qu'eux-mêmes n'étaient nullement disposés
à renier», cette attitude pratique était compatible avec le respect
universel au moyen âge du principe logique de non-contradiction;
on serait donc ici en présence d'une «sorte de ftdéisme pratique
où se réfugient volontiers tous ceux qui ne parviennent pas à
concilier d'emblée des exigences de leur raison avec les affirmations
de leur foi. Une telle attitude a été probablement celle d'un certain
nombre d'averroïstes »106.

Renardy, Le monde des maîtres universitairesp. 356). Ce retour est dû en


grande partie à l'influence de Thomas d'Aquin, de son De unitate intellectus
notamment, beaucoup plus efficace, en définitive, que ne le laisse entendre le
P. Weisheipl (Friar Thomas..., p. 279); cf. F. Van Steenberghen, ibid., p. 133-134,
249 n. 48, 396-397.
104. Cf. J. Rassam, Thomas d'Aquin (Coll. «SUP» — Philosophes), Paris 1969,
p. 15; J. Verger, Les universités..., p. 95.
105. Cf. J.A. Weisheipl, Friar Thomas..., p. 275: «Both Siger and Boethius...
perhaps did not maintain that there were two contradictory 'truths', one for
philosophy, the other for faith, but they came very close to believing it, since for
them philosophy is the highest happiness attainable by man in this life, and
according to philosophy there is no life hereafter. The bishop of Paris was careful
to say in 1277 that these philosophers spoke 'as though they were two contrary
truths'. Surely, if philosophy is the highest goal of man, it must reach truth, not
just necessary conclusions that were probable!» Voir aussi T. de Andres
Hernansanz, Un problema de hoy hace setecientos anos : En torno a los aconte
cimientos de Paris de 1277, dans Cuadernos salmantinos de Jïlosofia 4 (1977) p. 15 :
«El problema de la 'dob/e verdaiT no es, en definitiva, para ellos (Siger y Boecio),
mâs que un artilugio para intentar salir de la incômoda situaciôn creada por
aquella identificaciôn de la razôn y de la racionalidad con una filosofia determinada,
que ademâs chocaba en no pocos puntos con la fe cristiana».
106. J. Châtillon, L'exercice..., p. 20; voir aussi P. Chaunu, Le temps des
réformes. Histoire religieuse et système de civilisation. La crise de la chrétienté.
L'éclatement (1250-1550) (Le monde sans frontière), Paris 1975, p. 99: «Le décret
comporte un prologue. Tempier y peint l'attitude de ceux qui suivent l'enseignement
détestable des philosophes païens et se réfugient par prudence (c'est le cas de Siger
de Brabant) dans les fausses candeurs de ce que l'on appellera plus tard le
'fidéisme', opposant 'la vérité de la foi catholique à la vérité philosophique, comme
s'il pouvait y avoir deux vérités contradictoires'». Les italiques dans ces citations
sont de moi.

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252 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

Que penser de tout cela ! Si 1 on ne disposait que des premières


œuvres de Siger ou du commentaire au De anima édité par M. Giele
et dont l'auteur inconnu ne mentionne l'évangile que pour le contre
dire, le problème des rapports entre la philosophie et la foi pour
ces maîtres serait vite résolu : on pourrait conclure à une simple
juxtaposition occasionnelle des conclusions philosophiques et des
vérités révélées, sans aucun souci de conciliation107. Il est certain
cependant que ces oppositions ne trahissent nullement la recon
naissance d'une double vérité, que personne au moyen âge n'a
d'ailleurs soutenue108. Mais comment expliquer la possibilité de
ce conflit entre les assertions de la foi et les conclusions philo
sophiques? Après 1270, Siger et ses compagnons se sont beaucoup
préoccupés de la question : Boèce de Dacie lui consacre tout son
De aeternitate mundi, et dans les œuvres du maître brabançon ou de
son groupe, le sujet est abordé à plusieurs reprises109. Si ces
107. S'appuyant sur l'épilogue du De unitate intellectus de Thomas d'Aquin,
E. Bettoni doutait que, dans son premier enseignement, Siger se soit vraiment
contenté d'une telle juxtaposition; selon lui, Thomas aurait déjà reconnu que son
adversaire «aveva il coraggio di qualificare la posizione rifiutata dai cattolici corne
una posizione semplicemente filosofïca e non come un dato di fede»; E. Bettoni,
/ rapporti tra ragione e feäe nel secolo XIII e neI secolo XIV, dans Rivista di Filos.
neo-scolast. 66 (1974) p. 783. Mais ce n'est pas ce que dit Thomas, qui au contraire
reproche à Siger de qualifier «de 'position' la doctrine de la foi» (F. Van
Steenberghen, Maître Siger..., p. 60; les italiques sont de moi). En outre, les
juxtapositions dont doutait Bettoni sont attestées par les premiers écrits de Siger;
cf. ibid., p. 230-231.
Pour ce qui concerne le commentaire anonyme au De anima, cf. M. Giele,
Un commentaire averroïste du traité de l'âme d'Aristote (Texte inédit et élude), dans
Mediaevalia philosophica polonorum 15 (1971) p. 119-120; le texte est édité p. 12-96;
autre édition dans M. Giele, F. Van Steenberghen, B. Bazân, Trois commen
taires anonymes sur le Traité de l'âme d'Aristote (Philos, médiév., 11), Louvain 1971,
p. 11-120. D'après M. Wippel, cette œuvre serait postérieure à 1270 (J. F. Wippel,
The Condemnations of 1270 and 1277, dans The Journal of Médiéval and Renaissance
Studies 7, 1977, p. 185, n. 38); M. Van Steenberghen retient pour plus probable
qu'elle a précédé la condamnation du 10 décembre 1270 (Maître Siger.... p. 65-70).
108. Voir à ce sujet F. Van Steenberghen, Une légende tenace : la théorie de la
double vérité, dans Introduction à l'étude de la philosophie médiévale. Recueil de
travaux offerts à l'auteur par ses collègues, ses étudiants et ses amis (Philos. médiév.,
18), Louvain 1974, p. 555-570; aussi «Averroîsme» et «double vérité» au siècle de
saint Louis, dans Septième centenaire de la mort de saint Louis. Actes des colloques
de Royaumont et de Paris (21-27 mai 1970), Paris 1976, p. 351-360.
109. Cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 231-243. Sur des œuvres
appartenant à l'école de Siger, sans pouvoir être attribuées au maître en toute
certitude, voir ibid., p. 235, n. 9; 240, n. 22; 241-242, n. 23. Parmi ces œuvres se
trouve notamment le commentaire à la Physique édité par Mgr Delhaye en 1941;

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 253

réflexions n'ont pas aussitôt amené leurs auteurs à cesser de juxta


poser brutalement les solutions philosophiques et les vérités catho
liques contraires110, on ne peut en tout cas les accuser d'avoir
renoncé à envisager tout rapport harmonieux entre elles111.
Voudrait-on dire par là qu'après 1270, Siger et ses partisans ont,
sinon enseigné, du moins pratiqué la théorie de la double vérité?
Il ne saurait en être question 112. En effet, pour Siger, Boèce et les
artiens de leur entourage, en cas de conflit la vérité est toujours
du côté de la foi, et la sincérité de leurs déclarations paraît incon
testable; il n'est d'ailleurs «pas vraisemblable a priori que des
clercs de l'université de Paris aient sacrifié leurs convictions reli

Mme Renardy semble ignorer que l'authenticité en est controversée (Chr. Renardy,
Le monde des maîtres universitaires..., p. 355, n. 17).
110. F. Van Steenberghen, ibid., p. 237; aussi R. Hissette, Enquête..., p. 46-47.
111. C'est pourtant ce que fait M. Rotholz: «Siger von Brabant selbst offeriert
dem Betrachter durch seine Bereitwilligkeit, den Konflikten mit der 'doctrina
christiana' ins Gesicht zu sehen, ein psychologisches Rätselspiel, angereichert durch
die fundamentale Spannung zwischen Glauben und ratio, ohne auch nur den leisesten
Versuch zu machen, irgendeine 'Harmonie ' herbeizußihren » (W. G. H. Rotholz, Von der
politischen Wissenschaft..., p. 340). Voir aussi J. Verger, Les universités..., p. 95 :
«Les averroïstes renonçaient donc à concilier Aristote et le christianisme, la raison
et la foi; ils pensaient qu'il y avait deux ordres de vérité... ». De même M. Jeauneau :
«Les représentants les plus en vue de l'averroïsme au XIIIe siècle à l'université
de Paris... disent... que la vérité est une chose et que la philosophie en est une
autre. Et le prestige qui, pour eux, s'attache à la 'Philosophie' n'est pas sans
ressembler au prestige qui, pour beaucoup d'entre nous, s'attache à la 'Science'.
Pas de conflit possible entre la science (ou la philosophie) et la foi, quand on
sépare si bien l'une de l'autre qu'elles n'ont plus entre elles aucun rapport»
(E. Jeauneau, La philosophie médiévale, Coll. Que sais-je?, n° 1044, Paris 1975,
p. 98-99). Les italiques dans ces citations sont de moi.
112. Comme le remarque M. Wippel, il est possible que le prestige croissant
attaché à la faculté des arts ait amené certains de ses maîtres à envisager d'y faire
carrière plutôt que de passer à une faculté supérieure, en théologie notamment
(J.F. Wippel, The Condemnations..., p. 195, n. 60). Cela ne suffit pas cependant
pour conclure avec M. Dufeil, que «de cette scission professionnelle entre philo
sophie et théologie, on a fait, en forçant quelque peu, une théorie de la double
vérité, une opposition de la Foi et de la Raison. Ce n'était probablement pas une
séparation, mais une distinction que de bons théologiens admirent sans scandale»
(M.-M. Dufeil, Guillaume de Saint-Amour..., p. 356). En réalité, c'est bien d'une
philosophie séparée que Siger et son groupe ont fait peser la menace, et S. Thomas
lui-même s'est ému de ce danger de rationalisme; M. Dufeil le reconnaît d'ailleurs
aussi en mentionnant les prises de position des artiens néfastes à la théologie
(ibid., p. 357). En outre, on ne saurait réduire à un simple conflit de facultés,
par ailleurs réel, la crise intérieure des maîtres. Sur tout ceci, cf. F. Van Steen
berghen, Maître Siger..., p. 252-255.

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254 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

gieuses les plus vitales pour pouvoir s'adonner sans entraves à la


recherche philosophique indépendante»113. Mais n'ont-ils pas pra
tiqué cette recherche avec passion et exalté la vie de philosophe
comme incontestable voie de vérité? Certes114. Non toutefois sans
réfléchir, parfois jusqu'à l'inquiétude, aux causes des divergences
possibles avec les doctrines chrétiennes loyalement reconnues et
confessées. Cela les a conduits, non à faire appel inconsidérément
à des miracles ou à renier des conclusions nécessaires de la raison
naturelle, mais à tenter d'expliquer, selon les méthodes propres
de leurs disciplines, pourquoi le savoir philosophique avait ses
limites, rendant aléatoires certaines de ses conclusions115. Que ces

113. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 244. Dès lors, on ne saurait


accepter le jugement de M. Gendreau, selon qui, sur la question des rapports entre
philosophie et foi, les aristotéliciens hétérodoxes «hold for the total séparation
of the two realms and for the primacy of reason» (B. A. Gendreau, The Unity of
the Mediaeval Intellectual Attitude, dans Studium Generale. Studies offered to
A.L. Gabriel, Text s and Studies in the History of Mediaeval Education, 11, Notre
Dame 1967, p. 97).
114. Sur les convictions de Siger, cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger...,
p. 245; au sujet de Boèce de Dacie, plus précisément de son De aeternitate mundi,
M. MacClintock écrivait : «Boethius... uses the word 'truth' in connection with the
'causes' of natural philosophy, neither... in the treatise does he use it in connection
with the conclusions of natural philosophy (especially the eternity of the world)»;
S. MacClintock, Perversity and Error. Studies on the «Averroist» John of Jandun
{Indiana University Publications. Humanities Sériés, n° 37), Bloomington 1956, p. 100.
Ceci n'est pas exact, car selon Boèce : «pour quiconque voit correctement les
choses, il n'y a pas... de contradiction à croire que le monde et le mouvement
premier sont nouveaux, et à reconnaître que le naturalis dit vrai en niant ces mêmes
affirmations»; R. Hissette, Note critique..., p. 214.
115. Concernant Siger, cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 247,
251-252; voir aussi la première partie du prologue d'un commentaire à la Physique
appartenant à son école, ibid., p. 240, n. 22. Sur Boèce de Dacie, cf. R. Hissette,
Note critique..., p. 213-214; J. Pinborg, Zur Philosophie des Boethius de Dacia.
Ein Überblick, dans Studio Mediewistyczne 15 (1974) p. 175-181. Selon E. Bettoni,
l'impossibilité de démontrer le commencement du monde dans le temps, que défend
Boèce dans le De aeternitate mundi, serait «proponibile soltanto in virtù di un
concetto corretto délia rivelazione, concetto che implica due cose : una, che è
necessaria, per l'uomo, una rivelazione da parte di Dio; l'altra, che detta rivela
zione esclude ipso facto la possibilità di una dimostrazione razionale, come risulta
abbondantemente dagli argomenti invocati da chi pretendeva si sostenere l'eternità
del mondo» (E. Bettoni, I rapporti tra ragione..., p. 788). Ceci appelle une mise
au point : pour Boèce, le commencement temporel du monde doit être révélé pour
être connu; toutefois pour établir l'impossibilité d'une démonstration rationnelle
de cette vérité, la révélation n'est pas requise : les apories auxquelles le metaphysicus
est en définitive confronté y suffisent, en infirmant les arguments éternalistes du
naturalis (cf. R. Hissette, ibid., p. 211-214).

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 255

tentatives d'explication n'aient pas fait disparaître d'emblée les


ambiguïtés ou le malaise des maîtres est évident116. Elles attestent
en tout cas qu'ils croyaient pouvoir lever le conflit entre la foi et
la raison par un bon usage de la philosophie, qu'ils laissaient au
philosophe chrétien le soin de définir117. Ceci suffit pour qu'on
s'interdise de taxer de fidéisme l'attitude de ces maîtres. Et puisque
pour eux la foi était norme suprême de vérité, l'épithète rationaliste
leur convient tout aussi peu, en dépit d'avis divergents récemment
encore exprimés.
Pour M. Rotholz, en effet, qui ne retrouve pas la moindre
recherche d'harmonie entre la foi et la raison dans l'œuvre de
Siger118, l'introduction du commentaire à la Métaphysique du
maître brabançon est révélatrice d'un rationalisme dédaigneux de
la théologie. Les questions 4 et 5 sont avancées comme pièces à
conviction. En fait, elles dénoncent tout simplement les bévues
de leur interprète.
L'enseignement de Siger est lumineux : la métaphysique, qui est
aussi scientia divina, est utile aux autres sciences, parce qu'elle
détermine leur objet; mais ne leur étant pas subordonnée, elle
n'est pas pour ces sciences un moyen et ne leur est donc pas utile
au sens propre : « si autem proprie sumatur utile, non debet haec
scientia dici utilis, nisi quia proficua est in eas in quibus est eius
dominium»119. Selon M. Rotholz, cela signifie que la méta
physique est: «im eigentlichen Gespräch ... dunkel und zweideutig
(proficua) und daher nicht nützlich (quasi proficua est in eas in

116. Sur les recherches persistantes de Siger, cf. F. Van Steenberghen, Maître
Siger..., p. 255-256; à propos d'ambiguïtés dans le commentaire anonyme à la
Physique mentionné ci-dessus (n. 115), cf. R. Hissette, Enquête..., p. 46-47,
288-290; enfin sur Boèce de Dacie qui, en approfondissant le problème, a modifié
dans le De aeternitate mundi certains développements des Quaestiones super libres
physicorum, cf. R. Hissette, Boèce de Dacie et les Questions sur la Physique du
Clm 9559, dans Rech. Théol. anc. méd. 39 (1972) p. 75-77.
117. On ne peut donc admettre qu'un groupe de maîtres, «als deren Schulhäupter
Siger von Brabant und Boetius de Dacia genannt werden, glaubte an die Möglichkeit
eines mit philosophischen Mitteln nicht aufhebbaren Konfliktes zwischen Philo
sophie und Offenbarungstheologie»; J. Vennebusch, Die Questiones in très libres
de anima des Simon von Faversham, dans Archiv fiir Geschichte der Philosophie 47
(1965) p. 20.
118. Cf. supra, η. 111.
119. Siger de Brabant, Questions sur la Métaphysique, éd. C. A. Graiff
(.Philos. mèdiév., 1), Louvain 1948, p. 7, 1. 8-10.

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256 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

quibus est eius dominium)»120. Et puisqu'il s'agit de la scientia


divina, il conclut que la théologie pour Siger n'est qu'une fable121 ;
elle produit seulement des opinions: «differt haec a topica, quia
illa facit opinionem, haec scientiam»122; «jene, i.e. die Theologie,
züchtet Meinungen; die 'Naturwissenschaften' jedoch bestimmen
das Niveau einer Wissenschaft»123. Siger dit exactement le con
traire ; la scientia divina, c'est-à-dire la métaphysique et non la
théologie, facit scientiam, alors que la topica, discipline des argu
ments probables selon Aristote (et étrangère aux sciences de la
nature!), ne peut engendrer que l'opinion. Il n'y a ici aucune
atteinte à la dignité de la théologie, et pas le moindre soupçon de
rationalisme 124.
Beaucoup plus insistant et radical est, sur le même thème, 1'« histo
rien» marxiste H. Ley, dans sa monumentale histoire de Y Aufklärung
et de l'athéisme125. Selon lui, le syllabus de Tempier atteste la
présence à l'université de Paris de libres-penseurs athées et maté
rialistes, anticléricaux et naturalistes, pour qui la doctrine de la
double vérité servait à camoufler un rationalisme radical. Si, comme
Averroès, ils concédaient un statut de vérité à la science et à la foi,
la vérité de la foi était à leurs yeux inférieure et eux-mêmes, comme
le Commentateur, étaient exclusivement acquis à la science. D'où la
méprise à laquelle donne souvent lieu, selon M. Ley, le De aeter
nitate mundi de Boèce de Dacie. La plupart des interprètes pré
tendent y retrouver une distinction de méthode permettant au
philosophe de légitimer, du point de vue limité de sa science, des
conclusions opposées aux propositions de foi. En réalité, ce concor
disme est exclu par l'influence d'Averroes sur le maître danois :
120. W. G. H. Rotholz, Von der politischen Wissenschaft..., p. 369; il faut lire quia
au lieu quasi dans cette citation de Siger; cf. supra, n. 119.
121. Ibid. ; «Es ist evident, daß Siger für die Differenzierung einhält, welche die
Theologie als Fabel abtut». Ceci permettrait de voir en Siger une source possible
des articles 181 et 183 du syllabus de Tempier (cf. R. Hissette, Enquête..., p. 274).
122. Siger de Brabant, Questions sur la Métaphysique, p. 9, 1. 24-25.
123. W.G.H. Rotholz, Von der politischen Wissenschaft..., p. 369.
124. D'autres textes de la même œuvre de Siger sont tout aussi malmenés; voir
notamment le commentaire aux questions 1 à 3 de l'Introduction, ibid., p. 367-369.
125. H. Ley, Geschichte der Aufklärung und des Atheismus, Bd. 2/2, Berlin (Est)
1971, p. 147-188. Ces pages ont été presque intégralement reprises en traduction
néerlandaise (parfois approximative) par M. H. Dethier, dans Summa averroïstica
(1), Bruxelles 1977, p. 61-63, 69-115, 142-150, 151-153. Je me réfère uniquement
à M, Ley.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 257

il n'y a dans l'opuscule aucune harmonie entre la science et la


foi126. Cela, poursuit M. Ley, est confirmé par le syllabus de 1277.
Il en accepte le témoignage, sans en suspecter aucunement la valeur.
Mais l'analyse qu'il en propose en contredit sans cesse et la lettre
et l'esprit.
D'abord, qui songerait à imputer aux maîtres réunis autour de
l'évêque les thèses réprouvées? C'est pourtant ce qui est fait ici127.
Comme Boèce de Dacie, ces théologiens sont donc coupables de
rationalisme. Mais comment maintenir ce jugement à l'endroit
du maître danois, si selon lui, comme le reconnaît M. Ley, il faut,
dans l'absolu, tenir pour fausse la conclusion du naturalis affirmant
que le monde et le mouvement premier ne sont pas nouveaux128?
On ne peut se l'expliquer que par les contresens dont s'accommode
constamment aussi l'interprétation donnée au syllabus. En voici
quelques exemples. Selon la proposition 11 (216), on ne peut com
prendre positivement, mais privativement l'attribut divin d'asei
tasl29\ pour M. Ley, cela veut dire que Dieu n'existe pas effective
ment; c'est un pur concept130. Plus loin, la proposition 26 (29)
affirme que, pour être infini, l'agir divin devrait s'exercer sur un
corps infini131; on traduit: Dieu est impuissant, car pour agir,
il devrait être un corps infini132. Aucune causalité efficiente divine
126. H. Ley, ibid., p. 164-165.
127. Ibid., p. 163 : «Der Geist der verurteilten Sätze ist als Meinung einfacher
Leute festgestellt worden. Die Doktoren der Heiligen Schrift haben sie durch unvor
sichtiges sorgloses Reden in den Irrtum hineingezogen». Les italiques sont de moi.
Pour une compréhension correcte de la phrase du prologue en cause ici (ibid., η. 31),
cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 150.
128. H. Ley, ibid., p. 165 : «Das, wonach der Naturalis negiert oder Konzediert,
das negiert oder konzediert er aus Ursachen und natürlichen Prinzipien, weshalb
der Schluß, nach dem der Naturalis die Welt und die erste Bewegung nicht als
'neu' ansieht, absolut genommen falsch ist».
129. R. Hissette, Enquête..., p. 34.
130. H. Ley, ibid., p. 152: «Als Begriff ist Gott zweifellos vorhanden. In der
Welt existiert er nicht. Die Reden, Predigten, Gebeten und geistlichen Schriften
lassen sich ausführlich über ihn aus. Er ist nur ein Begriff, der nicht auf dem Wege
der wissenschaftlich zulässigen Abstraktion zu einem der materiellen Wirklichkeit
entsprechenden Inhalt gekommen ist. Die These 216 gipfelt in der Feststellung der
Siger-Gruppe, daß tatsächlich kein Gott ist».
131. R. Hissette, ibid., p. 60-61.
132. H. Ley, ibid., p. 173 : «Zur Tätigkeit ist er (Gott) unfähig. Dazu müßte
Gott ein unendlicher Körper sein, wenn ein solcher existieren könnte... Wäre Gott
ein unendlicher Körper, könnte er verrichten, was ihm zugeschrieben wird. Da er
kein materieller Körper sein soll, kann er auch nicht dessen Eigenschaften aufweisen.
Er besitze nur die Tugend der Untätigkeit. Daher sei er auch zeugungsunfähig».

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258 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

ne s'exerce donc sur le monde133; c'est ce que suggère à l'auteur


entre autres la proposition 108 (46), alors qu'elle ne nie nullement
la causalité efficiente de Dieu, mais la restreint à ce qui existe déjà
dans la puissance de la matière134. Or, d'après la proposition 191
(90), le philosophus naturalis récuse le commencement du monde
dans le temps135; le monde est donc éternel, c'est-à-dire non créé,
per se, conclut M. Ley136. Selon lui, les artiens combattus par les
théologiens estimaient d'ailleurs que le monde tout entier est
explicable par la matière, origine première de toute forme137;
la preuve avancée est la proposition 109 (103), qui, en réalité,
ne suppose aucunement un matérialisme absolu quand elle énonce :
seul l'agent qui transforme la matière peut produire une forme
matérielle138. Conséquence du matérialisme, l'homme, lui aussi,
est tout entier réductible à la matière139; à l'appui de cette thèse
l'auteur invoque la proposition 120 (105). Celle-ci peut effective
ment être comprise comme une négation de l'origine extrinsèque
de l'âme humaine; toutefois, contrairement à ce que pense M.
Ley 14°, cette conception matérialiste de l'intellect professée par
Alexandre d'Aphrodise n'était pas défendue par Siger et ses compa
gnons; il est donc vraisemblable que cet article dénonce un corol
laire du monopsychisme averroïste, ramenant la forma hominis
à l'âme végétativo-sensitive141. Dans la proposition 110 (191),

133. Ibid., p. 174: «Gott sei keine bewirkende Ursache».


134. R. Hissette, ibid., p. 177.
135. Ibid., p. 284.
136. H. Ley, ibid., p. 152: «Die Ewigkeit der Welt heißt in der... Ausdrucks
weise... 'per se'. Die Welt besteht ohne Schöpfer, ohne irgendeinen außer ihr
befindlichen Grund, dem sie ihr Vorhandensein verdankt. In der Verneinung der
selbständigen Existenz Gottes ist ein anderer Gedanke einbezogen». La même
confusion entre éternel et non créé affecte le commentaire des propositions 5 et 6
du 10 décembre 1270;-cf. ibid., p. 149-150; d'autre part, si, comme le comprend
l'auteur (ibid.), d'après les propositions 7 et 8 du même syllabus, l'âme humaine
périt avec le corps, cela n'implique nullement que le monde n'est pas créé,
l'âme et le corps y compris. Sur cette confusion, cf. aussi supra, n. 99.
137. Ibid., p. 171 : «Es darf nicht gelehrt werden, daß die Form aus einem
schöpferischen Prozeß der Materie entstehe» (selon les censeurs).
138. R. Hissette, ibid., p. 179-180.
139. H. Ley, ibid., p. 171 : «Daß der Mensch sein Wesen nicht von außen,
sondern aus der potentia materiae erhält, gilt als falsch» (pour les censeurs).
140. Ibid., notamment p. 157, 183.
141. R. Hissette, ibid., p. 195-196. A noter aussi que le monopsychisme que
M. Ley attribue à Siger et à ses compagnons est celui de l'intellect actif (ibid.,

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 259

M. Ley voit une objection de Tempier contre le matérialisme des


artiens142. En fait, l'évêque leur concède que la matière est l
principe de division des formes, s'il s'agit des formes matérielles14
D'après M. Ley, Siger et ses partisans rejetaient assurément l
monde des Idées platonicien, puisque la proposition 121 (111
rejette massivement l'origine extrinsèque des formes144. En réalit
la proposition citée sous-entend seulement que l'âme intellective
humaine ne provient pas de la matière, ce qui compromet so
aptitude à former avec le corps un composé vraiment un14
comme précédemment, il s'agit vraisemblablement ici d'une cons
quence du monopsychisme averroïste146. Quel est l'enjeu de
proposition 166 (130)? Pour notre interprète, c'est l'émancipation
des artiens athées vis-à-vis de l'Église et de ses alliées idéologique
les classes dominantes; cette volonté d'affranchissement pousse l
maîtres à rejeter l'arbitraire d'une prétendue Providence (néc
sairement idéale), et à revendiquer le droit de diriger eux-même
leur destin par la raison et la volonté 147. Aucune allusion au vr
p. 149, 158), alors qu'il s'agit évidemment de l'intellect réceptif (cf. supra, p. 250
et les notes 101-103).
142. H. Ley, ibid., p. 171 : «Die Einzeldingen entstehen in der Materie. D
radikalen Anhänger Sigers lassen nur innerweltliche Formen zu. Bischof Tempie
entgegnet ihnen, sie dächten nur die Formen, die von der Potenz der Materie
herzuleiten seien».
143. R. Hissette, ibid., p. 181-182.
144. H. Ley, ibid., p. 171 : «Wer die außerweltliche Herkunft von Formen
bestreitet und die Einheit der Materie in allen ihren Veränderungsvorgängen lehrt,
gehört zu den Ketzern. Die abgelehnte These heißt in scholastischer Diktion : keine
Form, die von außen her kommt, kann eine Einheit mit der Materie herstellen»; voir
aussi p. 148 et 153, où l'on apprend que les artiens, rejetant toute conséquence
du dualisme platonicien, refusaient aussi la doctrine métaphysique de la distinction
réelle entre Yesse et Yessentia, et n'admettaient pas que les accidents puissent subsister
sans substance.
145. R. Hissette, ibid., p. 197.
146. Cf. supra, p. 250, et la note 141.
147. H. Ley, ibid., p. 155: «Der Wille gilt Augustin als Äußerung der Gnade.
Den Willen mit Wissen in Verbindung zu bringen, verketzerte die Kirche seit
annähernd tausend Jahren. Der Irrtum des Pelagius galt als Angriff auf Kirche,
Kaiser und Feudalherr, weil er dem einzelnen und dem Volk ein Urteil über sein
eigenes Schicksal, über Klerus und Regierung zugesteht, damit aber die historische
Zuteilung der Information und des Informationsgewinns an bevorrechtete Gruppen
beeinträchtigt. Das Dogma der Gnade irrationalisierte den Willen. Daß Menschen
in ihrem Streben und Bemühen sich Ziele setzen, um sie zu verwirklichen, und
ihren Willen einbeziehen, ist dann bereits in der Nähe der Häresie, wenn der Anspruch
auf autonome Seelenführung erhoben wird. Diese Atheisten von Paris verlangen,
daß Wille und Handeln sich von der Vernunft leiten lassen».

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260 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

problème soulevé : l'articulation en l'homme des rapports entre


la volonté et la raison, amenant Tempier à dénoncer le déterminisme
de la raison théorique; cela n'a rien à voir avec une condamnation
de la volonté, qui aurait pour but machiavélique d'étouffer le libre
arbitre148. La proposition 179 (20) n'a pas non plus le moindre
rapport avec le mépris du bûcher que M. Ley y découvre149;
on y lit en effet que la loi naturelle, qui interdit l'homicide, interdit
aussi de tuer les animaux, quoique avec moins de rigueur 15°. Enfin
et pour en terminer avec ces exemples, il est savoureux de voir
prêtée à Thomas d'Aquin la proposition 132 (8), selon laquelle
l'âme peut utiliser le corps, s'unir à lui ou le quitter, à son gré 1S1.
Doctrine inacceptable même pour Platon152, évidemment incom
patible avec l'hylémorphisme aristotélicien de Thomas, faisant de
l'âme la seule et unique forme substantielle du corps153.
Ainsi les erreurs pullulent dans ι expose de M. Ley. La cause
principale en est une méthode de lecture du syllabus doublement
fautive. On se trouve là devant un témoignage. L'historien n'a pas
le droit de l'accepter d'emblée sans s'interroger sur sa valeur.
Il ne lui est pas permis bon plus de l'interpréter sans vérifier d'abord
la convenance de la grille de lecture qu'il entend appliquer. On
s'étonne par conséquent que M. Ley, anticlérical convaincu, n'ait
pas commencé par tenir en légitime suspicion un document ecclé
siastique qui n'évite ni les redites, ni les contradictions154. On est

148. R. Hissette, ibid., p. 257-260; voir aussi les notices afférentes aux propo
sitions 151, 157, 163-165, ibid., p. 231-234, 241-250, 255-257.
149. H. Ley, ibid., p. 160: «Die atheistische Intelligenz der Pariser Universität
besitzt zu Ketzerverbrennungen keine positive Haltung, was die zur Exkommuni
kation führenden Momente steigert».
150. R. Hissette, ibid., p. 273.
151. H. Ley, ibid., p. 187: «Für Siger ist das Vornehmste im Menschen der
Intellekt, für Thomas die Unsterblichkeit der Einzelseele. Thomas beharrt auf
einer Kluft zwischen Seele und Materie. Die Seele ist im Menschen vom Körper
umkleidet und kann ihn nach Belieben benutzen oder verlassen».
152. R. Hissette, ibid., p. 211.
153. Th. Schneider, Die Einheit des Menschen..., p. 12-63; F. Van Steen
berghen, Maître Siger..., p. 347-360.
154. Cf. J. Miethke, Papst..., p. 86; F. Van Steenberghen, Maître Siger...,
p. 152; R. Hissette, Enquête..., p. 9-10. Toutes proportions gardées, on peut aussi
reprocher à M. Rivera de Ventosa d'avoir accordé trop de crédit au témoignage
de quelques propositions déterministes censurées (cf. E. Rivera de Ventosa,
Juan Duns Escoto..., p. 51-52); voir à ce sujet R. Hissette, Enquête..., p. 230-263.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 261

tout aussi surpris par l'interprétation matérialiste choisie sans la


moindre justification critique. Dans l'un et l'autre cas s'imposait
une confrontation avec les écrits des maîtres incriminés, lus à la
lumière d'une préparation historique suffisante. Cela aurait pu
éviter à M. Ley, non seulement d'aboutir aux aberrations signalées,
mais encore de voir en Thomas d'Aquin le fondateur d'un aristoté
lisme dualiste, parce que platonisant, et l'allié de Tempier pour
combattre l'aristotélisme déplatonisé, matérialiste et moniste des
artiens athées155. Quelle que soit, en effet, la dette respective de
Thomas et du groupe de Siger vis-à-vis des doctrines néoplato
niciennes, l'influence de celles-ci est attestée de part et d'autre;
d'ailleurs personne au XIIIe siècle n'a été un pur aristotélicien 156.
En outre la faveur de Siger et de ses amis pour la thèse averroïste
de l'intellect unique et séparé suffit à dénoncer l'illusion d'un
monisme matérialiste157. Enfin pour voir en Thomas l'allié de
Tempier, il faut méconnaître l'opposition déclarée de l'évêque,
non seulement à l'hylémorphisme du saint docteur, mais encore
à plusieurs points de doctrine qui le faisaient passer pour une
«sorte de complice de l'aristotélisme radical»158.

Le sort des maîtres condamnés

Quel fut au lendemain du 7 mars 1277, le sort des maîtres


condamnés? Plus précisément, que sont devenus les principaux
suspects, Boèce de Dacie, Siger de Brabant, et les deux maîtres
cités avec ce dernier pour crime d'hérésie devant l'inquisiteur de
France, le 23 novembre 1276, Bernier de Nivelles et Gosvin de la

Les conséquences de cette faiblesse sont toutefois sans commune mesure avec ce
que produisent les élucubrations de M. Ley.
155. H. Ley, Geschichte..., p. 148, 153, 181, 184, 186, 187.
156. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 391-395, 408; aussi La philo
sophie au XIIIe siècle, p. 514-520. Parmi ces influences néoplatoniciennes se trouve
évidemment celle d'Averroès. Elle n'était toutefois pas la seule; pour Siger et son
école, le maître arabe demeurait «une source secondaire parmi d'autres, une
autorité que l'on discute au même titre que celle de Platon ou celle d'Avicenne»
(Maître Siger..., p. 394). Cela exclut de présenter la philosophie de Siger et de
son groupe comme un « Aristo telismo averroizado » : T. de Andres Hernansanz,
Un problema de hoy..., p. 15.
157. Cf. supra, p. 250 et 259, et les notes 141 et 146.
158. F. Van Steenberghen, La philosophie au XIII' siècle, p. 530, aussi
R. FIissette, Enquête..., p. 316.

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262 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

Chapelle 159 ? Pour le P. Macken, rejoignant M. Verger, ils quittèrent


pour toujours l'université160. Toutefois la copie du commentaire
sur les Sentences de Thomas d'Aquin qu'en 1286 Bernier fit faire
à Paris, et les relations qu'il y eut avec le collège de Sorbonne,
excluent qu'en 1277 il soit rentré «définitivement dans son pays
natal»161. Quant à ses trois collègues, Boèce, Siger et Gosvin,
M. Ley juge vraisemblable une fuite commune de Paris avant la
condamnation du 7 mars 1277 162. En ce qui concerne Boèce, si on
ignore tout de sa vie après mars 1277, sinon son appartenance
possible à l'ordre de S. Dominique163, les recherches récentes ne
favorisent pas sa présence avec Siger en Italie164. Par contre, il est
vraisemblable que celui-ci ait été accompagné par Gosvin165.
En cours de route, d'après M. Ley, Siger tomba aux mains de la
curie papale, qui le condamna à la prison à vie; il mourut entre

159. Sur cette citation devant l'inquisiteur, cf. F. Van Steenberghen, Maître
Siger..., p. 141-143. C'est donc à tort que cette citation est encore datée'du 23 novem
bre 1277 dans P. Glorieux, Aux origines de la Sorbonne. I. Robert de Sorbon.
L'homme. Le collège. Les documents (Études de Philos, médiév., 53), Paris 1966,
p. 121 et 298.
160. R. Macken, Heinrich von Gent..., p. 140: «Als Folge der Verurteilung und
ihrer Umstände verschwanden die angesehensten Vertreter des 'radikalen' Aristote
lismus, wie Siger von Brabant, Berner von Nivelles, und Boetius von Dacien definitiv
aus der Universität»; cf. J. Verger, Les universités..., p. 96: «les maîtres aver
roïstes furent expulsés de l'université».
161. Chr. Renardy, Le monde des maîtres universitaires..., p. 359. Il semble
même qu'après 1277 Bernier a pu poursuivre à Paris «en toute quiétude sa carrière
de théologien» (F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 161; voir aussi p. 144).
Au sujet de Bernier, cf. également P. Glorieux, Aux origines de la Sorbonne. I,
p. 121 et 298.
162. H. Ley, Geschichte der Aufklärung..., p. 179: «Wahrscheinlich verließ er
(Siger) kurz vor dem Erlaß der 219 Thesen Tempiers mit Goswin und Boethius
von Dacien Paris».
163. J. Pinborg, Zur Philosophie..., p. 165. Dans son ouvrage: Le monde des
maîtres universitaires..., p. 354, n. 11, M™ Renardy présente comme une certitude
que Boèce «entra... dans l'ordre dominicain».
164. J. Pinborg, ibid. ; aussi F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 27. Le
P. Kaeppeli est encore tributaire d'un malentendu quand il écrit : «ex testamento
Henrici episcopi Lincopensis concludere licet Boetium anno 1283 (Apr. 11) in curia
Romana moram traxisse»; Th. Kaeppeli, Scriptores Ordinis Praedicatorum Medii
Aevi, vol. 1, Rome 1970, p. 246. La même remarque s'applique au P. Weisheipl,
pour qui le compagnon de Siger «is commonly thought to be Boethius of Dacia»
(J.A. WeiSheipl, Friar Thomas..., p. 274); l'auteur signale toutefois aussi l'autre
alternative possible : l'entrée de Boèce dans l'ordre dominicain (ibid.).
165. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 161-162.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 263

1281 et 1284 dans la résidence d'été du pape Martin IV; il avait


été mortellement blessé par un moine (sic) devenu fou166. M. Le
Goff parle, lui aussi, d'un emprisonnement de Siger167, et selon
M. Verger, «cité à Rome, Siger fut condamné par un tribunal
d'inquisition et mourut quelques années plus tard dans sa
prison»168. Ces affirmations demandent quelques rectifications.
Car, s'il est vrai que, «poignardé par son secrétaire tombé en
démence», Siger mourut entre 1281 et 1284, «à la curie papale
d'Orvieto »169, en revanche, le maître brabançon ne fut ni arrêté
par la curie, ni cité à Rome, ni condamné par un tribunal
d'inquisition, ni emprisonné. En réalité, probablement averti de la
procédure que l'inquisiteur préparait contre lui, il gagna de lui
même la curie alors établie à Viterbe, dans le but d'y plaider sa
cause devant un tribunal qu'il espérait lui être plus favorable170;
il ne fut pas emprisonné, mais «condamné à résidence surveillée,
ce qui est fort différent»171. Rien n'indique en outre que le clericus
à son service ait été un moine172. Son appartenance au clergé
séculier serait même attestée, si la conjecture avancée par M. Van
Steenberghen était confirmée, puisque dans ce cas le clerc devenu
fou ne serait autre que Gosvin de la Chapelle, chanoine de Saint
Martin de Liège173.

166. H. Ley, Geschichte der Aufklärungp. 179: «Die Flucht mißglückte.


Siger geriet in die Hände der Kurie und wurde zu lebenslänglichem Gefängnis
verurteilt. Zwischen 1281 und 1284 kam er in der Sommerresidenz des Papstes
Martin IV durch einen wahnsinnigen Mönch um».
167. J. Le Goff, Les intellectuels..., p. 126: «emprisonné en Italie, il y aurait
été assassiné». Voir également Chr. Renardy, pour qui «l'internement... fut le
sort réservé à Siger et à Gossuin» (Le monde des maîtres universitaires..., p. 354,
n. 11).
168. J. Verger, Les universités..., p. 96.
169. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 159. Martin IV résida à Orvieto,
non seulement l'été, comme l'écrit M. Ley (supra, n. 166), mais «pendant la
majeure partie de son règne» (F. Van Steenberghen, ibid.). C'est donc bien à
Orvieto et non à Viterbe, comme le suggère le P. Weisheipl, que mourut Siger
(J.A. Weisheipl, Friar Thomas..., p. 274).
170. F. Van Steenberghen, ibid., p. 160-162.
171. Ibid., p. 164.
172. Sur la mention du secrétaire de Siger comme clericus, cf. ibid., et p. 25-26.
D'autre part, sur le fait que la plupart des universitaires étaient des clercs, cf.
J. Verger, Les universités..., p. 81.
173. F. Van Steenberghen, ibid., p. 164-165; sur le titre de Gosvin comme
chanoine de Saint-Martin de Liège, cf. ibid., p. 141.

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264 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

Sens et conséquences du décret de 1277

Par ce triple départ de l'université, la minorité dissidente des


aristotéliciens radicaux fut privée de ses deux chefs, Siger et
Boèce174. La condamnation de 1270 n'avait pas mis fin à leurs
menées subversives175. Celle de 1277 fut-elle aussi inefficace?
Pour M. Le Goff, si elle décapita le parti averroïste, elle ne fut
toutefois guère respectée, et «l'ordre dominicain n'en tint aucun
compte»176. Au contraire, estime M. Munoz Delgado, cet ordre
cessa de pratiquer l'aristotélisme à la manière de Thomas d'Aquin,
jusqu'en février 1325, date à laquelle Etienne de Bourret, évêque
de Paris, annula ce qui, dans la grande condamnation de Tempier,
atteignait des doctrines du saint docteur177.
Que retenir de ces affirmations? Comme l'indique M. Le Goff,
la censure de 1277 fut fatale au parti des maîtres hétérodoxes.
Ceux-ci se terrèrent-ils dans un silence prudent? Leur mouvement
disparut-il jusqu'à l'entrée en scène de Jean de Jandun178? Il est

174. Selon M. Le Goff, «Siger... représente un milieu... qui fut, à un moment,


l'âme même de l'université de Paris. Il exprime en effet l'opinion de la majorité
de la faculté des arts» (J. Le Goff, Les intellectuels..., p. 126-127). Il semble bien
que le parti de Siger avait «rallié les personnalités les plus fortes et les penseurs les
plus remarquables»; mais il est certain qu'il était resté «minoritaire, comptant sans
doute moins du quart des effectifs de la faculté, maîtres et étudiants» (F. Van
Steenberghen, La philosophie au XIIIe siècle, p. 414, voir aussi Maître Siger...,
p. 82-83).
175. Cf. F. Van Steenberghen, Maître Siger..., p. 80-149.
176. J. Le Goff, Les intellectuels..., p. 126.
177. V. Munoz Delgado, La lôgica en las condenaciones.... p. 35: «La inter
rupciôn del aristotelismo, al modo de santo Tornas, dura hasta dos afios después de
la canonizaciôn del Aquinate. En febrero de 1325, es anulada la sentencia de 1277
en lo que alcanza a Tomâs de Aquino».
178. Sur Jean de Jandun, voir F. Van Steenberghen, L'averroïsme latin, dans
Introduction à l'étude de la philosophie médiévale, p. 531-554; aussi Une légende
tenace..., ibid., p. 565-566. C'est donc bien à Paris qu'à la fin du XIIIe siècle
réapparaît un mouvement d'aristotélisme radical, devenant avec Jean de Jandun
plus spécifiquement averroïste (ibid.). M. Verger suggère donc à tort que la
réapparition de l'«averroïsme» après 1277 eut lieu à Padoue (J. Verger, Les
universités.... p. 97). En fait, c'est de Paris que le mouvement aristotélicien gagna
Bologne, où Gentile da Cingoli pourrait l'avoir introduit à la faculté des arts
(R. Hissette, Note sur Gentile da Cingoli, dans Rech. Théol. anc. méd, 46, 1979,
p. 227). De là, le mouvement s'étendit à Padoue; cf. F. Van Steenberghen,
Histoire de la philosophie. Période chrétienne (Cours publiés par l'Institut supérieur de
Philosophie), Louvain 1973, p. 138.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 265

difficile de répondre, faute de données sûres179. Il est certain


cependant que la seconde condamnation de Tempier fut bien davan
tage prise au sérieux que la première. D'aucuns l'ont critiquée.
Ainsi Gilles de Rome et un maître qui pourrait être Jacques de
Douai; ceux-ci ne cessèrent pourtant pas de s'y soumettre 18°. C'est
aussi ce que fit Godefroid de Fontaines. En 1296, dans son
Quodlibet XIII (q. 4), il refusa propter periculum excommunicationis
de lever l'opposition entre deux articles de 1277 qu'il estimait

179. Au témoignage de Jean de Jandun, s'ajoutent divers commentaires à


Y Éthique et au De anima, non encore datés avec certitude pour la plupart. On hésite
entre deux possibilités : les placer avant le 7 mars 1277, ou tout à la fin du XIIIe siècle;
cf. R. Hissette, Enquête..., p. 12-13; Etienne Tempier et les menaces contre l'éthique
chrétienne, dans Bulletin de Philos, médiév. 21 (1979), p. 71, n. 30. Favorable à la
seconde hypothèse, M. MacClintock conclut de ces témoignages que l'effet de la
censure de 1277 ne fut ni profond, ni durable, puisque l'enseignement subversif
se poursuivit in artibus durant tout le dernier quart du XIIIe siècle (S. MacClintock,
Perversity and Error..., p. 73, 79-80). Il faut dire toutefois de ces écrits que
«tout en révélant l'influence persistante d'Aristote, ils indiquent un recul très
marqué des positions hétérodoxes»; F. Van Steenberghen, La philosophie au
XIIIe siècle, p. 487, n. 159.
180. Au sujet de Gilles de Rome, cf. supra, n. 36; quant au maître qui pourrait
être Jacques de Douai, au lendemain du 7 mars 1277, il a critiqué non seulement
les aristotéliciens radicaux, accusés de stultitia, mais encore les auteurs de la
condamnation, coupables de malitia, à'invidia et d'ignorantia·, toutefois, au préalable,
il s'était défendu d'avoir soutenu dans son commentaire à l'Éthique la première
des 219 thèses censurées; cf. R.-A. Gauthier, Magnanimité. L'idéal de la grandeur
dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne (Bibl. thomiste, 28), Paris
1951, p. 468-469, n. 2: «... Illa autem scientia est philosophia quae tractat de
divinis. Et non dico hanc scientiam esse perfectissimam sive perfectiorem omni alia
scientia ita quod status philosophi sit excellentior omni statu... Viri philosophici hiis
diebus sunt oppressi. Et huius oppressionis possunt esse quatuor causae : una
causa potest esse homimum malitia; alia potest esse hominun invidia; tertia potest
esse quorumdam ignorantia; quarta potest esse stultitia. Una tamen (sic) potest
esse hominum malitia : quia enim homines sunt mali qui odio habent bonos et eos
qui possunt proficere et ad magnum statum pervenire, et ideo ex hoc quod taies
homines mali accusant alios, potest contingere quod viri philosophici hiis diebus
sunt oppressi. Secunda causa potest esse invidia : homines enim qui aliis invident
prompti et parati sunt ad accusandum eos quibus invident. Tertia potest esse
causa quorundam ignorantia qui ignorant quid est erroneum et quid non erroneum.
Quarta causa potest esse quorundam stultitia. Sunt enim aliqui homines fingentes
se scire philosophiam, cum tamen eam non sciant in rei veritate, etsi de ramis
philosophiae aliquid cognoscant, parum tamen aut nihil de radicibus eius cognoscunt
et isti sua .stultitia homines subvertunt vel subvertere volunt de fide; non credo
quod aliquis vir philosophicus qui profunde novit philosophiam, quod ipse aliquo
modo homines subverteret de fide, et ideo si aliqui taies, non credo quod sciant
philosophiam, sed fingunt se scire philosophiam. Et sicut modo viri philosophici
sunt oppressi et patiuntur, ita et antiquitus viri philosophici multa passi sunt...».

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266 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

pourtant contradictoires181 ; cela ne l'avait pas empêché de réclamer


avec fermeté l'abrogation de tous les articles compromettant l'en
seignement de Thomas d'Aquin182. Sur ce point, il pouvait
compter sur l'appui de la majorité des dominicains, qui, bien avant
la rétractation de 1325, résistèrent aux condamnations de Paris et
d'Oxford, mais dans la mesure seulement où des doctrines inno
centes de Thomas y étaient assimilées aux thèses pernicieuses des
aristotéliciens radicaux183.
De ces protestations, approuvées en définitive par un successeur
d'Étienne Tempier, il appert que l'intervention de celui-ci fut pour
le moins tendancieuse184. Est-ce, comme le pense M. Chaunu,
prononcer «un jugement peut-être trop sévère», que d'y voir avec
M. Van Steenberghen le résultat d'«une enquête hâtive et incohé
rente»185? Mais l'incohérence est perceptible à la première lecture
du document et Godefroid de Fontaines, on l'a dit déjà, l'a
dénoncée à plusieurs reprises186. Quant à la hâte avec laquelle
le travail fut mené, manifestée déjà par la courte durée de l'enquête,
elle est surtout attestée par la désinvolture des examinateurs, qui ont
lu à contresens les écrits suspects, négligé des nuances, isolé des
affirmations de leur contexte, etc.187. N'empêche que M. Van
Steenberghen lui-même se demande si on ne «pourrait cependant se
faire en quelque mesure l'avocat des théologiens de Tempier...
181. «Contrarii videntur ad invicem» affirme Godefroid; éd. J. Hoffmans,
p. 221 ; ceci fait écho à ce qu'il a dit dans son Quodl. XII (q. 5) : «Sunt etiam (articuli)
aliqui qui videntur contradictoria implicare, nec potest inveniri modus docendi
in talibus, quo ab intellectu possint capi, et sic impeditur intellectus a notitia veritatis
circa illos. Item sunt aliqui qui secundum quod superficies literae sonat, videntur
omnino impossibiles et irrationabiles, propter quod oportet illos exponere exposi
tione quasi violenta et extorta» {ibid., p. 101).
182. Cf. supra, n. 85.
183. Cf. W. A. Hinnebusch, The History of the Domenican Order, t. 2, New York
1973, p. 149-156.
184. M. Munoz Delgado arrive à la même conclusion dans son étude sur la
condamnation de Kilwardby : sur les 10 propositions logiques censurées, seules les
prop. 6 et 8 menaçaient réellement l'orthodoxie (V. Munoz Delgado, La lôgica
en las condenaciones..., p. 34).
185. P. Chaunu, Le temps des réformes..., p. 98.
186. Cf. supra, n. 181.
187. R. Hissette, Enquête..., p. 316-317. Selon Mmc Siemiqtkowska, la dispute
suscitée peu avant le 7 mars 1277 par les Theo remata de esse et essentia de Gilles de
Rome atteste aussi que ses adversaires, menés par Henri de Gand, ont déformé
sa doctrine «avec une mauvaise volonté évidente» (Ζ. K. Siemiatkowska, Avant
l'exil de Gilles de Rome..., p. 5; voir aussi p. 10, 31, 47).

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 267

Voici comment. Le Syllabus de 1277 est un répertoire d'erreurs


condamnées; Tempier ne dit pas quels sont les maîtres et les
écrits visés; il pouvait légitimement dénoncer ces graves erreurs,
même si tel maître les défendait avec nuances ou s'il les exposait
sans les prendre à son compte. Ainsi compris, le décret est évidem
ment beaucoup moins 'injuste' qu'on ne pourrait le penser»188.
Mais cette manière de décharger Tempier se heurte à deux
objections. D'abord, sur les 219 thèses condamnées, un certain
nombre ne sont pas des erreurs, et n'ont été retenues qu'au nom
d'opinions théologiques contestables, non seulement pour nous
aujourd'hui, mais déjà au XIIIe siècle, ce qui explique l'opposition
des disciples de Thomas d'Aquin 189. Ensuite et surtout le prologue
du décret attribue expressément les thèses censurées à des artiens 19°,
alors que, la plupart du temps, les écrits des maîtres ou les reporta
tions de leurs cours n'autorisent pas ces accusations191. Les pré
cautions et nuances dont ces maîtres entouraient leurs exposés
depuis 1270 étaient-elles négligées par certains de leurs étudiants,
qui les auraient compromis en leur attribuant des thèses radicales?
C'est possible et cela pourrait être invoqué à la décharge de l'évêque
et de ses commissaires. Ceux-ci auraient ainsi sanctionné moins
l'enseignement des maîtres que les thèses hardies dont leurs cours
favorisaient la diffusion, fut-ce en les réfutant. L'explication appelle
toutefois de grandes réserves, car elle n'excuse pas l'impatience
partisane avec laquelle le procès fut mené et dont se sont plaints,
non seulement le maître modéré cité ci-dessus 192, l'insoumis Gilles
de Rome193 et l'indépendant Godefroid de Fontaines194, mais
même Henri de Gand, pourtant très favorable à Tempier195.
En promulgant sa condamnation retentissante — citée et com
mentée encore au XVe siècle196 —, comment l'impétueux évêque

188. F. Van Steenberghen, Siger de Brabant et la condamnation de l'aristotélisme


hétérodoxe le 7 mars 1277, dans Académie roy. de Belgique, Bulletin Classe des
Lettres et des Sciences morales et polit., série V, 64 (1978), p. 74.
189. R. Hissette, Enquête..., p. 314.
190. Cf. supra, n. 51.
191. R. Hissette, Enquête..., p. 316-318.
192. Supra, n. 180.
193. Supra, n. 81.
194. Supra, n. 85 et 181.
195. Supra, p. 236 et 237.
196. R. Hissette, Enquête..., p. 15, n. 2.

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268 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

entendait-il éliminer la menace de néo-paganisme pesant sur l'uni


versité depuis quelque dix ans197? Selon M. Verger, ce serait en
frappant non «seulement l'averroïsme, c'est-à-dire le développe
ment autonome d'une philosophie naturelle purement rationaliste
mais bien tout effort pour concilier foi et raison, pour élaborer,
par la coopération de l'Écriture sainte et des philosophes grecs et
arabes, les éléments d'un système intelligible du monde, pour
éclairer des lumières 'naturelles' de la philosophie une foi en quête
non seulement de salut, mais d'intelligence»198. Ainsi, en définitive,
Tempier aurait encouragé le fidéisme. Cela est tout à fait invrai
semblable : comme l'a signalé M. Pinborg, l'évêque, maître en
théologie, ne réclamait nullement l'abdication de la raison; comme
S. Bonaventure, il défendait l'idéal augustinien de la sapientia
christiana, appréciant les sciences profanes avant tout comme
auxiliaires de l'intelligence de la foi199. Pour les artiens, au
contraire, le savoir profane avait valeur en soi, ce que pensaient
aussi Albert le Grand et Thomas d'Aquin 200. Sans doute, en
rappelant la transcendance des vérités révélées, Tempier a-t-il
dissocié de façon salutaire le dogme chrétien de la philosophie et
des sciences201. Mais, par cette dissociation, il ne voulait aucune
ment, pas plus que Bonaventure d'ailleurs, libérer «les sciences
'naturelles' (physique, politique) ... du souci de s'intégrer dans de
vastes constructions théologiques» 202. Sur ce point, les distinctions

197. Pour le P. Balthasar, depuis 1250, l'averroïsme se présentait «als die einzig
seriöse und radikale Auslegung des einzig 'wissenschaftlichen' Philosophen, Aristo
teles» (H.-U. von Balthasar, Im Raum der Metaphysik, p. 372). Il est vrai qu'à
l'époque Averroès exerce, comme exégète d'Aristote, une influence réelle, qui ira
en se confirmant. Mais en 1250, la situation est très différente de ce qu'elle deviendra
vers 1265 ; même si se manifestent déjà alors des tendances rationalistes et naturalistes,
il n'y a pas encore d'aristotélisme radical comme mouvement philosophique et encore
moins d'averroïsme; voir à ce sujet, F. Van Steenberghen, La philosophie au
XIIIe siècle, p. 362-373.
198. J. Verger, Les universitésp. 96-97.
199. J. Pinborg, Zur Philosophie..., p. 181; Diskussionen um die Wissenschafts
theorie an der Artistenfakultät, dans Die Auseinandersetzungen... (cf. supra, η. 3),
p. 241. Sur la position de S. Bonaventure, voir F. Van Steenberghen, La philosophie
au XIIIe siècle, p. 193-205.
200. J. Pinborg, Diskussionen..., p. 240; concernant Albert et Thomas, cf.
aussi F. Van Steenberghen, La philosophie au XIIIe siècle, p. 277-278, 285-289,
314-316 et Maître Siger..., p. 253-254.
201. H.-U. von Balthasar, Im Raum der Metaphysik, p. 372.
202. J. Verger, Les universités..., p. 97. Si, comme dit l'auteur, Bonaventure
distinguait science et sagesse, c'était moins pour séparer que pour mieux unir.

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ETIENNE TEMPIER ET SES CONDAMNATIONS 269

rigoureuses de Boèce de Dacie étaient certainement plus propices


à l'avènement des sciences modernes que l'intervention de Tem
pier203. En refusant toutefois d'enfermer la toute-puissance divine
dans les cadres de la cosmologie aristotélicienne 204, l'évêque confir
mait, sans d'ailleurs le savoir 205, les orientations scientifiques
nouvelles qui, à des déductions tirées des nécessités essentielles et
immuables du monde grec, préféraient les constatations acquises
et vérifiées par les méthodes expérimentales 206. Dira-t-on, dès lors,
avec M. Munoz Delgado, citant P. Duhem, que la science moderne
est née avec la condamnation de 1277 207 ? Ce serait oublier que,
pour Boèce de Dacie, le savoir du naturalis est vain, s'il n'est pas
fondé sur l'expérience208. Toutefois, insistait le maître danois, les
lois constantes selon le naturalis, le sont seulement dans le cours
normal de la nature et peuvent très bien être suspendues par une
intervention directe et imprévisible de la toute-puissance créatrice 209.
Réaffirmer aussi avec insistance l'absolue liberté de Dieu et son
pouvoir illimité fut un des buts légitimes des censures de Paris et
d'Oxford, et celles-ci expliquent l'importante mise en relief des
deux thèmes dans l'œuvre de Duns Scot et de Guillaume
d'Occam210. Non sans une contrepartie beaucoup plus négativ
une méfiance accentuée vis-à-vis de la raison, encourageant d
positions agnostiques à propos de thèses tenues pour démontrab
rationnellement par Thomas d'Aquin notamment, sans pourtant
aucune atteinte de sa part à Vabsoluta potentia Dei211. De plu

203. J. Pinborg, Zur Philosophie.... p. 169-181; Diskussionen ..., p. 242-245.


204. R. Hissette, Enquête..., p. 64-65 et 118-120, notices afférentes aux prop.
et 66; cf. aussi E. Grant, The Condemnation of 1277, God's Absolute Power,
Physical Thought in the Late Middle Ages, dans Viator 10 (1979), p. 211-244.
205. P. Chaunu, Le temps des réformes..., p. 98.
206. J. Pinborg, Zur Philosophie..., p. 172-174; Diskussionen..., p. 244;
V. Munoz Delgado, La Iôgica..., p. 37-39.
207. V. Munoz Delgado, ibid., p. 38-39; voir aussi P. Chaunu, Le temps des
réformes..., p. 97-98.
208. J. Pinborg, Zur Philosophie..., p. 173; Diskussionen..., p. 244.
209. Ibid., respectivement p. 178-181 et 242-243.
210. Cf. S. Alvarez Turienzo, Incidencia en la ètica de la condena parisiense de
1277, dans Cuadernos salmantinos de filosofia 4 ( 1977) p. 55-98 ; V. Munoz Delgado,
La Iôgica..., p. 17-39; E. Rivera de Ventosa, Juan Duns Escoto..., p. 41-54. En
philosophie naturelle, on constate après 1277 la même insistance sur la toute-puissance
divine; cf. E. Grant, The Condemnation... (passim).
211. Sur cette extension de l'agnosticisme, cf. E. Gilson, History of Christian

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270 RECHERCHES DE THÉOLOGIE ANCIENNE ET MÉDIÉVALE

si le décret de 1 empier a confirme les positions des neo-augustiniens


et leur a donné un renouveau de vitalité, si en outre, le conflit
des tendances a provoqué «une fermentation d'idées sans précé
dent», cela ne saurait faire oublier le malaise persistant qui,
consécutif à la décision épiscopale, «a faussé en quelque mesure
le libre jeu des idées, même dans les limites de l'orthodoxie, et ...
a rompu, au moins provisoirement, l'équilibre des forces au profit
de la réaction conservatrice»212. Il s'ensuit qu'il faut, comme le
conseille M. Pinborg, éviter de majorer la portée de la condam
nation de 1277, qui n'a d'ailleurs mis fin que temporairement à
l'aristotélisme radical213. On peut donc conclure par une remarque
de M. Miethke; elle concerne la condamnation de 1277, mais vaut
aussi pour celle de 1270 et caractérise à la fois la portée historique
de ces deux censures et ce qu'elles manifestent des conditions
d'exercice du pouvoir épiscopal : «Es sollte sich jedoch zeigen, daß
die Verurteilung von 1277 sowohl ihrer Prozedur nach wie auch
inhaltlich eher den Abschluß einer Epoche der Lehrzuchtverfahren
bildete, als daß sie für die Zukunft neue Wege eröffnet hätte»214.

Cologne. R. Hissette,
boursier de la fondation

Alexandre von Humboldt.

Philosophy in the Middle Ages, New York 1955, p. 408-409; H.-U. von Balthasar,
Im Raum der Metaphysik, p. 373. Dans son ouvrage: Les universités..., p. 98-100,
J. Verger signale d'autres «conséquences graves sur l'institution universitaire»,
notamment en théologie une baisse de la pratique des Quodlibets et, in artibus,
à Paris spécialement, un net recul des études de philosophie naturelle et un retour
aux rôle et «disciplines traditionnels (grammaire, logique)» (p. 98). Les répertoires
de P. Glorieux semblent toutefois démentir une diminution du nombre des Quodlibets
après 1277 (P. Glorieux, La littérature quodlibétique de 1260 à 1320, Bibl. thomiste
5, Paris 1925, et La littérature quodlibétique II, Bibl. thomiste 21, Paris 1935; voir
surtout les tableaux, respectivement p. 349-351 et 374-377). Quant à la faculté des
arts, si elle fut effectivement à la fin du siècle un foyer de recherches en grammaire
et logique spéculatives, elle resta aussi un centre d'études en philosophie naturelle,
car les condamnations de Paris en 1277 n'avaient visé «que des excès..., non
l'enseignement normal d'Aristote désormais acquis» (P. Glorieux, La faculté des
arts et ses maîtres au XIIIe siècle, Etudes de Philos, médiév. 59, Paris 1971, p. 45).
C'est d'ailleurs un logicien et théoricien du langage, Gentile da Cingoli, qui, formé
à Paris vers 1290, favorisa au début du XIVe siècle l'essor du péripatétisme
(peut-être même de l'averroïsme) à la faculté des arts de Bologne; à ce sujet,
cf. R. Hissette, Note sur Gentile..., p. 224-228.
212. F. Van Steenberghen, La philosophie au XIIIe siècle, p. 494.
213. «Ich glaube, man hat die Bedeutung der Verurteilung von 1277 weit über
schätzt», écrit M. Pinborg, Zur Philosophie..., p. 182.
214. J. Miethke, Papst..., p. 87.

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