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Le dossier

On a massacré
ses rêves
Il a survécu à Tiananmen. Le professeur
Lun Zhang, exilé en France, porte encore en lui
cette tragédie, et la culpabilité d’être libre et en
vie. Des blessures qu’il panse en bande dessinée.

Par Juliette Bénabent

C
’est à la fois la chance et le drame de sa vie. La ont du mal à y croire. « Le 20 mai, l’armée avait déjà marché
nuit du 3 au 4 juin 1989, Lun Zhang n’était pas vers la place, mais elle avait reculé devant la foule. Nous n’ima-
sur la place Tiananmen. Après y avoir passé ginions pas que, cette fois, elle avancerait », confie Lun au-
plus de cinquante jours, il participait ce soir- jourd’hui, dans un bureau ensoleillé des éditions Delcourt,
là à une réunion politique sur un campus de qui publient sa bande dessinée Tiananmen 1989. Nos espoirs
banlieue, pour préparer la suite du mouve- brisés. Tandis que son café refroidit, il secoue doucement la
ment qui avait commencé le 15 avril, et s’achèverait dans le tête. « Bien sûr, les leaders étudiants se savaient recherchés,
sang cette nuit-là. Lun Zhang n’a pas assisté à la dernière né- ainsi que les militants démocrates un peu plus âgés, comme
gociation sur la place, vers 2 heures du matin, permettant moi, qui tentaient depuis le début de structurer le mouvement.
d’évacuer quelques étudiants massés près du Monument Nous nous préparions à entrer dans la clandestinité. Mais nous
aux héros du peuple. Pas vu les soldats ouvrir le feu à l’arme ne pouvions concevoir un tel déchaînement de violence contre
lourde, et achever des blessés à la baïonnette. Ni les chars une foule pacifique et désarmée. Ç’a été un choc immense. »
militaires s’emparer sans pitié de l’immense place à partir Lun n’est jamais retourné place Tiananmen. Trente ans
de 4 heures, broyant sous leurs chenilles des centaines de plus tard, cet élégant quinquagénaire en costume, cravate
corps désarmés. Dans un télégramme secret envoyé le 5 juin et foulard de soie, hausse ses sourcils grisonnants et ré-
à son gouvernement (déclassifié en 2017), l’ambassadeur sume, dans ce français appris en exil à Paris : « Je ne me dé-
britannique à Pékin estimait les morts civils à au moins barrasserai jamais complètement de ce poids terrible : être vi-
« 10 000 ». Il écrivait que les blindés avaient « roulé sur les vant et libre quand tant d’autres sont morts, et tant d’autres
corps à de nombreuses reprises, faisant comme “une pâte”, encore ont passé des années en prison. »
avant que les restes soient ramassés au bulldozer […], inciné- En 1989, Lun Zhang est un jeune professeur de sociologie
rés et évacués au jet d’eau dans les égouts ». de 27 ans. Originaire d’une ville du Nord, il a passé une par-
Sur le campus de banlieue, Lun Zhang et ses amis sont dé- tie de son enfance à la campagne où ses parents, ensei-
semparés. Les lignes téléphoniques sont coupées, les routes gnants, avaient été envoyés pour être « rééduqués » au com-
vers Pékin aussi. Toute la nuit, la rue bruisse de rumeurs. Tia- munisme, lors de la Révolution culturelle initiée par Mao en
nanmen envahie par l’armée ? Des blessés, des morts ? Ils 1966. Arrivé à Pékin en 1985, il y étudie l’économie, puis la

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1989 : les étudiants,
en grève de la faim,
manifestent
pour les libertés
individuelles
et la démocratie.
HEI BAI/AGENCE VU
Le dossier Il y a trente ans : Tiananmen

☞ sociologie. « Je cherchais des outils pour penser l’avenir du


pays, participer à sa progression par les réformes. A Pékin, ces
années étaient effervescentes, passionnantes. Le pays s’ouvrait
peu à peu au monde : partout, s’installaient de petites librairies
avec des ouvrages venus d’Occident, nous découvrions des
films américains et européens, la musique pop… Nous étions
assoiffés de connaissance, et de liberté. »
A la tête du Parti communiste, Deng Xiaoping a entamé
en 1978 les Quatre Modernisations, pour transformer la
Chine en grande puissance économique : l’agriculture, l’in-
dustrie, les sciences et technologies et la défense nationale
font l’objet de politiques de développement et d’ouverture.
De plus en plus d’étudiants et d’intellectuels réclament aussi
une « cinquième modernisation », sur les libertés individuelles
et la démocratie. Régulièrement, la place Tiananmen, plus
de 40 hectares de dalles de granit au centre de Pékin, ac-
cueille des rassemblements dénonçant la corruption des
élites et réclamant davantage de libertés. Lun Zhang y parti-
cipe souvent, même si les arrestations sont nombreuses.
16 avril 1989. Des milliers de jeunes Pékinois affluent pour
rendre hommage à Hu Yaobang, cadre historique du Parti
décédé la veille : réformateur, il incarnait encore, malgré sa
mise sur la touche, un espoir de changement. « Cela semble
incroyable aujourd’hui, mais nous ne nous sentions pas révo-
lutionnaires !, insiste Lun. Nous voulions que le développe-
ment de la Chine s’accompagne d’une marche vers l’Etat de
droit. Nous savions que ce serait long, mais espérions être en-
tendus par le clan réformateur du Parti, notamment son secré-
taire général Zhao Ziyang. Personne n’imaginait l’ampleur que
ce mouvement allait prendre. » Les étudiants réclament la ré-
habilitation de Hu Yaobang, le droit de manifester, la liberté
de la presse, la lutte contre la corruption, l’augmentation du
budget pour l’éducation… Lun Zhang embrasse toutes ces
exigences. Depuis plusieurs années, il appartient à un Pour l’ambassadeur milliers de jeunes, venus de toute la Chine, se relaient
groupe de militants démocrates, activistes de la société ci- britannique à Pékin, chaque jour sur la place. « Nous étions si nombreux, une vé-
10 000 manifestants
vile, comme Wang Juntao (30 ans, éditeur engagé), Chen Zi- auraient péri dans ritable mer humaine. Au cœur de cette foule serrée, com-
ming (37 ans, chimiste et journaliste), Liu Gang (28 ans, ingé- la nuit du 3 au pacte, incroyablement calme, je me sentais en sécurité. » Les
nieur devenu militant)… « Jeune expert, je rédigeais des 4 juin. 2 700 selon discours se succèdent, L’Internationale résonne. Intellec-
la Croix-Rouge ;
projets de réforme, j’effectuais des enquêtes sociologiques sur la 241 d’après le tuels, artistes les rejoignent. « La star du rock Cui Jian est
jeunesse. Pour partie, nous travaillions en lien direct avec les gouvernement même venue chanter. » Les jours passent et le Parti hésite,
réformateurs du Parti ! » Plusieurs membres de ce groupe se- chinois. divisé entre conservateurs partisans de la répression, et
ront plus tard longuement emprisonnés, avant, pour cer- réformateurs prônant la négociation, à l’image du secré-
tains, de s’exiler en France ou aux Etats-Unis. taire général Zhao Ziyang. Le 13 mai, espérant accélérer la
Devant les manifestants de Tiananmen, le pouvoir reste réponse des autorités, les étudiants débutent une grève de
sourd. Les coups de matraques pleuvent les premiers soirs. la faim qui durera une semaine. « J’entends encore les si-
Mais le mouvement ne s’arrête pas. Bientôt, des centaines de rènes stridentes des ambulances, qui venaient chercher les
étudiants, trop faibles, pour les emmener à l’hôpital. Aussi-
tôt, d’autres prenaient le relais. Il y a eu jusqu’à trois mille
grévistes de la faim », assure Lun Zhang.
Lui-même jeûne quelques jours. Il ne fait plus l’aller-re-
tour quotidien, à vélo, entre la place et le campus où il vit.
Comme tant d’autres, munis de tentes et de couvertures, ra-
vitaillés par les Pékinois solidaires, il dort sur place. Quand
il dort, c’est-à-dire rarement. Car en mai, Lun s’est vu confier
la responsabilité du maintien de l’ordre sur la place. Il des-
sine des espaces distincts pour l’occupation, la circulation,
JACQUE LANGEVIN/SYGMA

l’infirmerie, un couloir d’accès pour les véhicules médicaux.


Les blindés de « Il fallait éviter tout débordement, car le pouvoir n’attendait
la 27e Armée ont qu’une étincelle pour justifier une répression. Hélas, la répres-
ouvert le feu sur sion a bien eu lieu, même sans étincelle… »
la foule avant de
broyer les corps Le 20  mai, les espoirs d’une issue positive et rapide
sous leurs chenilles. s’éteignent avec la mise à l’écart de Zhao Ziyang, le dirigeant

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Une histoire
exemplaire
rica. Les rafles se poursuivent, l’ami Avec cette bande dessinée,
qui l’héberge est aussi en danger ; il faut Lun Zhang raconte son histoire
partir. Hong Kong (territoire britan- pour la première fois. Son fils aîné,
nique, en conflit historique avec Pékin) de 21 ans, la connaissait, mais pas
est la plaque tournante de l’opération ses jumeaux de 12 ans, à qui il n’a
Yellow bird (Oiseau jaune), qui organise jamais « bien su comment en
l’exfiltration des manifestants de Tia- parler ». Grâce au sinologue et
nanmen notamment vers la France, journaliste Adrien Gombeaud, et
avec l’aide des triades et de leurs ré- aux dessins de Améziane, il retrace
seaux d’immigration clandestine. Pour avec pédagogie l’itinéraire et le
gagner Hong Kong, par la mer, il faut contexte de ce mouvement de
d’abord parvenir à Canton — à 1 700 ki- protestation pacifique réprimé
lomètres de Lanzhou. « Mon ami et moi sans pitié. Largement passés sous
avons pris le train, dans des wagons sé- silence en Chine les événements
parés. Je portais un costume, des lunettes de Tiananmen, commémorés
et une mallette pour avoir l’air d’un chaque 4 juin à Hong Kong depuis
cadre en voyage, et échapper aux poli- trente ans, sont devenus dans le
ciers qui arrêtaient quiconque ressem- monde entier le symbole du
blait à un étudiant. A Canton, nos pas- martyre d’une jeunesse assoiffée
seurs avaient payé des policiers pour de liberté. Une émotion tout en
couvrir notre fuite. Deux nuits plus tard, retenue parcourt ces planches,
nous montions dans un hors-bord. » Il re- dans lesquelles Lun Zhang adopte
lève les manches de sa chemise, mon- la posture d’un narrateur, à la fois
trant de fines cicatrices laissées sur ses témoin et analyste, et met son
poignets par des coquillages tranchants, histoire personnelle au service
lorsqu’il a fallu pousser le bateau qui d’un récit historique.
s’ensablait à marée descendante. Tiananmen 1989. Nos espoirs brisés,
Après trois nouveaux mois de clan- éd. Seuil Delcourt, 112 p., 17,95 €.
destinité à Hong Kong, le temps d’obte-
favorable aux étudiants. La loi martiale est déclarée, mais nir un visa du consulat français, Lun
l’armée renonce à charger la foule. « Alors, une forme de Zhang et son ami journaliste atter-
liesse a gagné la place, comme les derniers moments joyeux rissent à Paris. Contrairement à de
avant l’inéluctable fin du mouvement. Nous avons même célé- nombreux camarades, il ne cherche
bré le mariage de deux manifestants, au chant de L’Interna- pas à gagner les Etats-Unis. « C’est la
tionale. Des étudiants des Beaux-Arts ont monté, en quelques France qui m’a accueilli, c’est ici que je
jours, la déesse de la démocratie, en polystyrène, inspirée de la voulais refaire ma vie. » Il retrouve plu-
statue de la Liberté américaine. » Elle finira sous les roues sieurs militants de son groupe, qui ont
d’un blindé, dans la nuit du 3 au 4 juin… fondé la Fédération pour la démocratie
Derrière les fenêtres des éditions parisiennes, le soleil dé- en Chine, pour laquelle il travaille plu-
cline. Lun parle depuis deux heures, feuilletant sa bande sieurs mois. Il apprend le français et re-
dessinée pour montrer un personnage, préciser une date. prend ses études, hébergé par un
Le dénouement approche. « Tout début juin, après sept se- couple bénévole en banlieue pari-
maines d’occupation, j’étais si fatigué que je m’endormais de- sienne — sa « deuxième famille ». Ren-
bout », s’excuse-t-il presque. C’est alors qu’il quitte la place. contre sa compagne et fonde une fa-
Et se rend à la réunion du 3 juin en banlieue, qui a sauvé sa mille. Il soutient sa thèse, en 2000, sous
liberté — et peut-être sa vie. Le lendemain du massacre, tout la direction d’Alain Touraine, sur les intellectuels et la moder-
s’accélère. Le centre-ville est bouclé, les manifestants en- nité en Chine. Puis devient professeur de civilisation chinoise
core libres sont avertis, la fuite s’organise. Lun parvient à à l’université de Cergy-Pontoise.
faire passer un télégramme à ses parents. Puis sa cavale Depuis 2008, Lun Zhang est français. Il a longtemps gar-
commence. En train, en bus, il traverse les montagnes et les dé son histoire secrète, par pudeur, et désire « vivre tourné
grandes plaines vers le Nord, quelques centaines de yuans vers l’avenir ». « Pendant des années, j’ai rêvé de Tiananmen. À voir
en poche — les ressources du groupe d’activistes, prévues Les visages, les hurlements des sirènes peuplaient mes nuits. y
pour financer leurs actions militantes, serviront à la fuite. Notre échec me hante, et je suis amer de voir que la plupart de Chimerica,
« J’étais effondré, j’avais échoué dans ma mission de sécurité. nos revendications sont toujours d’actualité. Aujourd’hui, minisérie sur
Jour après jour, j’apprenais des disparitions, des arrestations. elles conduisent directement en prison… Je suis sûr qu’un jour, Tiananmen,
J’ai vite compris que j’allais devoir quitter la Chine. » en Chine, la révolution se lèvera vraiment. Mais, après l’échec My Canal et Canal+
Il passe trois mois caché chez un ami journaliste à Lan- du pacifisme auquel nous avons cru coûte que coûte en 1989, Séries SVOD.
zhou, l’oreille collée à la radio — la BBC, RFI ou Voice of Ame- elle risque de prendre une autre voie. » • Lire p. 18.

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