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De la Méthode : origines et conséquences

Michel Cieutat
Dans Études théâtrales 2006/1 (N° 35), pages 58 à 67
Éditions L'Harmattan
ISSN 0778-8738
ISBN 9782930416229
DOI 10.3917/etth.035.0058
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Michel Cieutat

De la Méthode :
origines et conséquences

S OUVENONS-NOUS du jeu impressionnant de John Garfield dans Le


Facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946), Montgomery Clift
et Shelley Winters dans Une place au soleil (George Stevens, 1951),
Marlon Brando et Eva-Marie Saint dans Sur les quais (Elia Kazan,
1954), James Dean et Julie Harris dans À l’est d’Eden (Elia Kazan, 1955),
Paul Newman dans L’Arnaqueur (Robert Rossen, 1961), puis, plus tard,
Dustin Hoffman dans Macadam Cowboy (John Schlesinger, 1969), Gene
Hackman dans L’Épouvantail (Jerry Schatzberg, 1973), Robert De Niro
dans Raging Bull (Martin Scorsese, 1980), Al Pacino dans Un après-midi de
chien (Sidney Lumet, 1975) ou encore Meryl Streep dans Le Choix de Sophie
(Alan J. Pakula, 1982), Harvey Keitel dans Bad Lieutenant (Abel Ferrara,
1992)… Dans ces interprétations hors du commun, les brisures intérieu-
res de l’être avaient une place prépondérante, et à tout instant pouvait en
jaillir la lave salvatrice d’un trop-plein existentiel…

Mais qui fut l’initiateur d’un tel jeu ? Comment est née cette fameuse
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Méthode préconisée par l’Actors Studio de la 44e rue (côté Ouest) de


New York ? Quelles en furent les conséquences immédiates ? Et qu’en
est-il aujourd’hui de cet apprentissage généralement qualifié aux États-
Unis de processus de travail plutôt que de style ?

Michel Cieutat (avec Christian Viviani, Paris, Dreamland, 2000 ;


Critique et enseignant de cinéma à l’Université Paris, Nouveau Monde, 2005). Parmi ses autres
Marc Bloch de Strasbourg, il est collaborateur ouvrages : « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard
régulier aux revues Positif et CinémAction et auteur (Limonest, L’Interdisciplinaire, 1993), Le
d’ouvrages sur le cinéma américain : Les Grands Cinématographe selon Gérard Blain (avec Anne-Claire
thèmes du cinéma américain (Paris, Cerf, 2 tomes : Cieutat et Philippe Roger, Dreamland, 2002), Le
1988 et 1991), Martin Scorsese (Paris, Rivages, Grand atelier de Peter Greenaway (codir. Jean-Louis
1986), Frank Capra (Rivages, 1988), Oliver Stone Flecniakoska, Université des Sciences Humaines
(Rivages, 1996), De Niro-Pacino, regards croisés de Strasbourg, Presses du Réel, 1998).

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Les origines1

Tout est né en Russie, un soir où un jeune acteur, Constantin Sta-


nislavski, interpréta son rôle avec une telle intensité qu’il fut rapidement
paniqué à l’idée de ne pouvoir reproduire cette qualité de jeu lors de la
représentation suivante. C’est alors qu’il se mit à réfléchir à une série de
moyens qui permettraient au comédien de rester dans un esprit de créa-
tivité permanente et ainsi d’être constamment inspiré sur scène.
C’est entre 1898 et 1904, au sein de son Théâtre d’Art de Moscou –
fondé en 1896 avec Nemirovitch-Dantchenko – que Stanislavski conçut
son Système, dont l’influence allait être déterminante en Europe, puis aux
États-Unis. Un Système qu’il put développer grâce à sa prise de conscien-
ce d’un phénomène pré-proustien : lors d’une représentation des Trois
soeurs d’Anton Tchekhov, il fit une association mentale entre le son émis
par les ongles qu’un partenaire nerveux faisait glisser le long d’un banc en
bois et celui d’une souris grattant un plancher. Ainsi eut-il l’idée que la
créativité chez l’acteur devait venir de l’intérieur et que des exercices
fondés sur la « mémoire affective » (un concept emprunté au psychologue
français Théodule Ribot) seraient la meilleure technique pour y parvenir.

En 1905, après avoir mis en place – en étroite collaboration avec son


collègue Vsevolod Meyerhold – un Studio, véritable laboratoire de re-
cherche en matière d’art dramatique, Stanislavski développa un ensemble
d’exercices qui, selon lui, allait permettre à chaque acteur devant appro-
cher un rôle de faire surgir son subconscient à travers sa conscience, et
ainsi d’en alimenter le personnage à interpréter. Cela afin d’atteindre la
plus grande vérité possible, à condition toutefois de respecter une limite :
aimer le personnage en soi plutôt que de s’aimer soi-même dans le per-
sonnage.
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Huit grands exercices et principes résultèrent de ce Système énoncé


dans La Formation de l’acteur 2, l’un des ouvrages fondamentaux de Sta-
nislavski (1926) :
1. Reproduire la réalité à partir d’une observation aiguë du monde.
2. Tout comportement sur scène doit être justifié psychologiquement par
une série de motivations et de justifications puisées dans le passé du per-
sonnage.
3. Toute émotion exprimée doit être authentique et empruntée à la mé-
moire affective de chacun (d’où l’impérative nécessité d’avoir recours à
des exercices sensoriels – articulés autour de l’exploitation exhaustive des
cinq sens – en étroite relation avec la recherche introspective).
4. L’acteur doit profondément analyser sa propre personnalité dans le but
d’apporter une vérité psychologique absolue à son personnage.
5. Obligation de pratiquer l’improvisation aussi bien pendant les répé-
titions que durant les représentations pour rendre toute interprétation
spontanée.

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6. Besoin absolu pour les acteurs de communiquer de manière très intime
et d’apporter la plus grande attention à l’expression du partenaire, afin de
créer sur scène un « ensemble » harmonieux dans le jeu.
7. Nécessité également d’utiliser les objets pour leur valeur symbolique,
mais aussi pour leur relation étroite au monde matériel.
8. L’acteur, enfin, doit se vouer d’une façon quasi religieuse à son travail,
dévotion fondée sur une croyance mystique dans le pouvoir de la vérité
qui émane du jeu. Pour Stanislavski, l’acteur se devait d’être le personnage
vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Pareils principes portèrent vite leurs fruits et, appliqués aux œuvres
de Tchekhov, Ibsen ou Tourgueniev, valurent à Stanislavski une renom-
mée mondiale. Découverte par l’attaché de presse américain Oliver Sayler
en novembre 1917 qui, de retour aux U.S.A., fit très vite partager son
enthousiasme au milieu théâtral new-yorkais, la Compagnie du Théâtre
d’Art de Moscou fut bientôt invitée à faire une tournée Outre-Atlantique.
Celle-ci eut lieu de janvier 1923 à mai 1924 et connut un triomphe dans
tout l’est des États-Unis. L’art de la déclamation et des outrances scé-
niques à la David Belasco avaient fait leur temps dans le Nouveau Monde.

Le Système Stanislavski made in U.S.A. : le Group Theatre

Deux membres du Théâtre d’Art restèrent aux États-Unis. L’un


d’eux était Richard Boleslawski qui décida d’implanter le Système stanis-
lavskien en terre américaine. Il créa en 1923 le Theatre Arts Institute, qui
devint peu après The American Laboratory Theatre, où il appliqua à la
lettre les travaux pratiques propres au Système, mettant l’accent sur ce
qu’il appelait « exercices de l’âme », comme la relaxation, la concentration
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et, bien sûr, la « mémoire affective », travaux qui allaient persuader toute
une génération de metteurs en scène et d’acteurs de donner à l’Amérique
un théâtre qui serait enfin un véritable miroir de société.

C’est ainsi que naquit, sous l’impulsion de trois stanislavskiens pas-


sionnés, Harold Clurman, Lee Strasberg et Cheryl Crawford, en 1931, le
Group Theatre. Cette compagnie allait monter à Broadway des pièces de
Clifford Odets (Waiting for Lefty, en 1935, traitant d’une grève de chauf-
feurs de taxi, leur plus grand succès), de Paul Green (The House of Connelly,
en 1931, leur première représentation), et de John Howard Lawson
(Success Story, 1932) : un théâtre social très engagé contre les conséquences
néfastes du rêve américain et du capitalisme qui, vingt ans plus tard, con-
duisit nombre de ses créateurs devant la Commission des activités anti-
américaines.

Fondé sur le rejet du vedettariat, le Group Theatre fut mis sous la fé-
rule de Strasberg qui était chargé de l’application du Système Stanislavski,
Clurman étant le porte-parole de la compagnie et son conseiller littéraire,
et Crawford y fonctionnant comme secrétaire de direction. Strasberg ac-
centua beaucoup le travail sur l’improvisation et la « mémoire affective »,

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allant jusqu’à demander à l’acteur de se libérer totalement du texte, de ne
pas l’apprendre, d’improviser des « circonstances données » plus ou
moins proches de celles offertes par le texte, de créer son propre
dialogue, afin de stimuler son imagination, de mieux puiser en lui les
souvenirs, les émotions vécues dans le passé et de les projeter ensuite sur
le rôle. Là seulement, quand le personnage était parfaitement ressenti et
compris de l’intérieur, l’acteur pouvait enfin apprendre le texte qu’il faisait
alors sien de manière purement organique. Une attitude qui, dès 1934,
entraîna un désaccord au sein de l’équipe et eut une incidence profonde
sur l’avenir du jeu de l’acteur américain.
En effet, en 1934, Stella Adler, alors épouse de Clurman, rencontra à
Paris Stanislavski qui lui fit part de la dernière évolution de sa pensée.
L’acteur devait maintenant se pénétrer de la pièce et du rôle plus que de
lui-même. Ainsi devait-il partir de l’extérieur, créer les contours du rôle,
l’envisager comme une succession d’actions, ce qui le conduirait par la
suite à l’intérieur même du personnage, d’où le nouveau type d’exercices
qu’il avait envisagé et appelé « la Méthode des actions physiques ». En
d’autres termes, il avait écarté de ses principes essentiels celui de la
« mémoire affective », qui en fin de compte détournait trop l’interprète du
texte original.

De retour à New York, Stella Adler, convaincue par cette nouvelle


approche, en fit part à Strasberg qui s’y opposa farouchement. Mais cette
querelle était moins à l’ordre du jour que celle qui opposait les fondateurs
du Group Theatre : Strasberg et Crawford reprochaient à Clurman son
omnipotence et décidèrent peu après, en 1937, de démissionner, le Group
Theatre cessant définitivement ses activités en 1941. Mais l’aventure con-
tinua d’une manière encore plus révolutionnaire quand certains de ses
membres parmi les plus engagés dans le Système Stanislavski, après avoir
suivi leur propre chemin seuls ou accompagnés, se regroupèrent pour
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créer l’Actors Studio.

L’Actors Studio

Lorsque le Group Theatre ferma ses portes, le réfugié Erwin Piscator


accueillit ceux qui, en 1936, avaient monté sa pièce The Case of Clyde
Griffiths (d’après An American Tragedy de Theodore Dreiser), Strasberg,
Adler, Sanford Meisner, et les invita à dispenser, dans son Dramatic
Workshop in the New School de New York, leurs divers enseignements à
de jeunes comédiens qu’il avait recrutés, comme Marlon Brando, Rod
Steiger, Montgomery Clift, Maureen Stapleton... Le fondateur, en 1920,
du Théâtre Prolétaire de Berlin était opposé à Stanislavski et à son
exploitation sensorielle de l’acteur, et se sentait plus proche de Brecht,
croyant au pouvoir de la gestuelle, mieux adaptée à l’art de convoyer les
idées plutôt que les sentiments. Strasberg et Adler demeurèrent toutefois
fidèles à Stanislavski, le premier défendant toujours la nécessité d’avoir
recours à la « mémoire affective », la seconde se faisant le chantre de la

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« Méthode des actions physiques ». Le moment était venu pour eux de
voler de leurs propres ailes. Ce qu’ils s’empressèrent de faire en quittant
Piscator pour s’établir à leur compte.
Stella Adler créa son Conservatoire où, à partir d’une discipline de fer
imposée à ses élèves, elle prôna le Système de Stanislavski, dernière
manière, exigeant tout d’abord la connaissance et le respect du texte,
n’autorisant qu’ensuite, une fois les extérieurs maîtrisés, l’appropriation
progressive du personnage de l’intérieur même du comédien.

Strasberg, quant à lui, fut tout d’abord hébergé par l’American


Theatre Wing et put connaître son essor personnel lorsque Elia Kazan,
cofondateur de l’Actors Studio en septembre 1947 avec deux autres
rescapés du Group Theatre, Robert Lewis et Cheryl Crawford, fit appel à
lui pour l’épauler, puis le remplacer comme moderator dans sa classe de
jeunes acteurs (Lewis, lui, s’occupait d’un groupe de comédiens plus
chevronnés). Kazan préconisait l’action (« Quelle est votre action ?
Qu’essayez-vous d’accomplir dans cette scène ? » demandait-il toujours à
ses élèves), de même que l’analyse des sens (jouer la scène dans le froid, la
chaleur, dans un état d’énervement, dans la plus grande décontraction...),
l’improvisation, les comportements empruntés à ceux du monde animal,
une conduite toujours profondément ancrée dans le passé de chacun. Dès
son arrivée en 1949, Strasberg reprit l’ensemble des exercices pratiqués
par son prédécesseur, mais imposa aux élèves ceux qui étaient liés à la
« mémoire affective » (Kazan les avait écartés comme étant « faux »), les
forçant à retrouver en eux des souvenirs datant d’au moins sept ans (il
refusait toute exploitation d’émotions récentes), afin qu’ils puissent
intérioriser le rôle le plus profondément possible.
De même que Stanislavski, Strasberg obligea ses élèves à jouer avec
des objets imaginaires (une porte, un verre...) qui devaient leur permettre
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de faire surgir une réalité intérieure des plus justes. Il créa de toutes pièces
l’exercice des « moments privés », d’après une suggestion de Stanislavski,
qui consistait à demander à un acteur de jouer une chose très personnelle
qu’il n’aurait jamais osé faire en public, afin de se libérer plus encore. Ce à
quoi s’ajouta l’exercice « de la chanson et de la danse » (l’acteur devait
chanter une chanson syllabe par syllabe, puis passer à une version dansée
de celle-ci, le but étant de confronter l’acteur à ses incertitudes). Il ac-
centua aussi les séances d’improvisation (importance accordée aux mo-
nologues intérieurs plaqués sur le texte pour lesquels l’acteur pouvait
prendre tout son temps – taking a minute, appelait-il l’exercice), celles des
« comme si » (l’acteur inventait une situation en relation directe avec celle
dans laquelle se trouvait son personnage et la développait en toute li-
berté), celles relatives à « la vie d’avant » (jouer une biographie imaginaire
du personnage antérieure au texte), ou encore celles du speaking out
(verbalisation instantanée des sentiments ressentis pendant le travail sur
une scène, même si ceux-ci n’avaient rien à voir avec le rôle).

Pareils exercices firent de lui, pour certains, un authentique père


spirituel (ce fut le cas d’Al Pacino), pour d’autres, un mentor (voir Ellen

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Burstyn), parfois un gourou (pour ceux qui ne purent réussir par la suite)
et lui valurent maintes jalousies et critiques, surtout à partir de 1955,
quand il accepta Marilyn Monroe comme membre à vie sans que celle-ci
eût à passer la moindre audition, reproches qui s’accentuèrent lorsque, en
1974, avec Le Parrain 2e partie, il entama une brève carrière d’acteur de
cinéma (à la demande de Pacino). L’esprit de groupe si cher à Stanislavski
avait, pensaient certains, apparemment fait place à son contraire.
Toutefois le succès de l’Actors Studio fut tel, après les triomphes
personnels des John Garfield (première star produite par la Méthode –
terme par ailleurs forgé autour de Strasberg), Clift, Brando, Dean et autres
Newman, que Jack Garfein fut amené à ouvrir un Actors Studio West à
Los Angeles au milieu des années soixante, et qu’un Lee Strasberg
Institute (bientôt suivi d’autres) dut être créé sur la 15e rue à New York au
début des années soixante-dix, afin de pouvoir accueillir les candidats de
plus en plus nombreux, l’ancienne chapelle méthodiste de la 44e rue (sept
rangées de fauteuil à l’origine) n’y suffisant plus.

Conséquences

La force d’un Strasberg ou d’une Stella Adler fut surtout de créer un


véritable engouement pour un processus de travail rigoureux et exigeant,
donnant naissance à un grand nombre d’interprètes passionnés et abso-
lutistes qui révolutionnèrent le jeu sur scène (Brando, dirigé par Kazan
dans Un tramway nommé désir de Tennessee Williams en 1947, joua de
temps à autre dos au public, selon l’une des audaces scéniques de Sta-
nislavski qui remontait à 1898 dans sa mise en scène de La Mouette) et à
l’écran (les regards surchargés de sens de Clift, l’allure « implosante » de
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James Dean en appelant à l’intégration familiale et sociale). En effet, tous


les acteurs de la première génération issue de l’Actors Studio parvenaient
à pareilles qualité et crédibilité de jeu grâce à la discipline qu’ils s’impo-
saient au cours de la préparation. Tous, quelles que fussent les méthodes
pratiquées (Strasberg, Adler, Kazan, Meisner ou Garfein), commençaient
par s’informer sur le milieu socio-professionnel de leurs personnages. Ils
passaient un mois ou deux, par exemple, dans le cabinet d’un avocat à
l’observer, l’interroger, afin de s’imprégner de sa gestuelle (y a-t-il une
façon particulière pour un juriste de saisir un téléphone ?), de sa manière
de s’exprimer en fonction des clients, de sa façon de se vêtir, de se
nourrir… Nul n’a oublié la nécessité éprouvée par Montgomery Clift de
passer une nuit dans le « couloir de la mort » d’une prison, avant de jouer
la dernière scène d’Une place au soleil.

Tous devaient ensuite dresser la liste des motivations propres à cha-


cun des sentiments éprouvés par le personnage, à chaque déplacement
effectué (quelle démarche choisir, donc quelle sorte de chaussures porter
– question primordiale que se pose, par exemple, Robert De Niro), de
même que pour tout regard, geste… La recherche introspective préco-
nisée par Stanislavski commençait alors, et devait faire surgir tel souvenir

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lié à une émotion précise qui pouvait être projetée sur le personnage à un
moment donné. D’où l’agacement d’Alfred Hitchcock devant répondre
aux questions du même Clift qui, dans La Loi du silence (1953), étant filmé
de dos alors qu’il regardait par une fenêtre, se demandait à quoi il devait
alors penser. Souci des motivations justes que Paul Newman ne réussit
pas non plus à faire partager au maître du suspense treize ans plus tard
lors du tournage du Rideau déchiré.
Une fois assimilée l’authenticité des émotions reproduites, qui passait
donc aussi par l’improvisation, se produisit une révolution dans le jeu de
l’acteur que Hollywood jusqu’alors n’avait pas encouragée. Marlon Bran-
do en fut l’incarnation la plus manifeste, par exemple pendant la célèbre
scène du gant, lâché incidemment par Eva-Marie Saint dans une scène de
Sur les quais, que Brando ramasse, refuse de rendre, enfile, puis finalement
tend à sa partenaire, signifiant de la sorte l’intérêt érotique qu’il lui porte.
Ce geste, instinctivement improvisé lors d’une répétition (selon l’actrice),
plut beaucoup à Kazan et fut rejoué avec le plus grand naturel au moment
du tournage. Il en ira ainsi avec les successeurs de Brando, comme Robert
De Niro (également formé par Stella Adler) qui, avec la complicité de
Martin Scorsese, improvise de nombreuses scènes lorsque le scénario s’y
prête. On sait aujourd’hui comment, dans Raging Bull, en pleine prise, il
modifia le texte prévu pour obtenir la spontanéité requise de Joe Pesci,
soudain accusé par De Niro/La Motta de coucher avec sa femme : fa-
tigué, Pesci, lors d’une première prise, avait été peu convaincant devant
cette accusation ; quand vint la deuxième, De Niro remplaça les mots
« ma femme » par « ta mère », et Pesci ne put que donner à la caméra
l’expression souhaitée tant par son partenaire que par leur metteur en
scène.
Autre apport nouveau de la Méthode et conséquence immédiate sur
le jeu de l’acteur américain : l’importance accordée au jeu sensoriel. Le
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cinéma ne peut rendre le climat, la température, les odeurs… que par leur
visualisation directe à l’écran, par le truchement du décor (pluie tombante,
neige ou ordures au sol…) ou celui du jeu de l’acteur (visage ruisselant de
sueur, mimique faciale signifiant la puanteur ambiante…). Brando là aussi
excellait. Nul besoin de gouttes de sueur pour signifier la chaleur de la
Nouvelle-Orléans dans Un tramway nommé désir (Kazan, 1951), la diction
lente, nasillarde et adroitement mal articulée du comédien suffisait. Ainsi
le crescendo du désir éprouvé à l’égard de sa belle-sœur ne pouvait que
mieux être rendu pour le spectateur et conduire au viol inconsciemment
souhaité par la jeune femme. Autre illustration notoire, la scène d’ou-
verture de L’Homme à la peau de serpent (Sidney Lumet, 1959). Après une
bagarre dans une boîte de nuit qui le conduit tout droit en prison, son
personnage s’explique au petit matin devant un juge dans un admirable
plan-séquence. Brando narre son expérience avec humilité, objectivité et
candeur, tout en s’efforçant difficilement de parler, car la fatigue – due à
une absence de sommeil (non indiquée par le texte) – l’emporte. Lumet,
en optant pour l’absence de plan de coupe sur le magistrat, laisse ainsi
toute la latitude nécessaire à l’acteur pour exprimer la quintessence même
de son rôle dès les premières minutes du film. À cette époque, la Méthode

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reléguait au vestiaire le jeu classique, celui encore articulé autour des
préceptes codifiés au XIXème siècle par les François Delsarte et autres
Steele MacKaye et qui caractérisaient encore le jeu de nombreuses stars
hollywoodiennes, de James Cagney (l’index pointé vers l’opposant) à Kirk
Douglas (les muscles des mâchoires tendus, la bouche tordue de rage) ou
Burt Lancaster (le sourire carnassier dominateur)…
Le recours à l’expression intime préconisée par Stanislavski et reprise
par Strasberg impliqua, dans les années cinquante, un grand sens de
l’écoute du partenaire, jusque-là peu manifeste dans les scènes découpées
en champ-contrechamp où l’acteur classique, vu de trois-quarts dos, n’af-
fichait souvent qu’une présence attentiste. Il en fut autrement dès qu’un
John Garfield dans L’Enfer de la corruption (Abraham Polonsky, 1948) ou
un Montgomery Clift dans Soudain, l’été dernier (Joseph L. Mankiewicz,
1959) démontrèrent que la crédibilité d’une interprétation dépendait aussi
beaucoup de la puissance de l’attention exprimée par le partenaire silen-
cieux dans une scène dialoguée. Il suffit de regarder le jeu muet de Clift
face à Elizabeth Taylor dans les trois films qu’ils firent ensemble, Une place
au soleil, L’Arbre de vie (Edward Dmytryk, 1957) et Soudain, l’été dernier, pour
s’en convaincre.
Une constante dans l’intensité du jeu qui fit alors de l’adepte de la
Méthode un acteur soumis à un véritable sacerdoce. Vivre le rôle vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, telle était la volonté initiale de Stanislavski.
Une dévotion totale au travail qu’un Al Pacino a manifesté de la façon la
plus absolue. Ainsi pour Scarface (Brian De Palma, 1983) s’imposa-t-il de
parler l’anglais avec un accent cubain pendant toute la préparation du film
et en dehors des heures de tournage. De même refusa-t-il d’adresser la
parole à son partenaire Donald Sutherland entre les prises de vues de
Révolution (Hugh Hudson, 1985), puisqu’il incarnait son ennemi dans le
scénario. Les détracteurs de la Méthode voient là un excès proche de
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l’absurde et rappellent que Brando, pendant les scènes qui ne requéraient


pas sa présence dans Un tramway nommé désir, passait son temps à s’en-
traîner à la boxe dans les sous-sols du théâtre. On peut toutefois leur
rétorquer qu’à l’écran comme sur scène, le spectateur attentif est très
rapidement capable de distinguer un acteur issu de l’Actors Studio d’un
autre. Le premier vit pleinement son rôle, alors que le second ne fait
« que » le jouer. Le fruit de la recherche d’une vérité certaine.

Influences et limites

Après-guerre, en Europe, les acteurs américains pratiquant la Mé-


thode eurent un impact considérable sur la nouvelle génération de co-
médiens, notamment en 1955-56, suite à la disparition soudaine de James
Dean. Synthèse de Clift et Brando, moins racé que le premier et moins
primaire que le second, projetant une image d’adolescent en difficulté issu
de la classe moyenne, Dean fut soit directement imité, soit utilisé comme
source comparative. Gérard Blain en France (Le Beau Serge, Les Cousins,

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Claude Chabrol, 1959) et en Italie (Le Bossu de Rome, Carlo Lizzani, 1963),
Zbigniew Cybulski en Pologne dirigé par Andrzej Wajda (Cendres et
diamant, 1958…), Horst Buchholz en Allemagne (Un petit coin de paradis,
Josef Von Baky, 1956) n’échappèrent pas à l’identification. Élogieuse
pour certains (Blain), moins pour d’autres (Buchholz). Un évident
narcissisme dans le jeu pouvait agacer. Il en fut de même à Hollywood,
chez ceux qui emboîtèrent le pas des premiers maîtres : Paul Newman,
qui héritait des rôles prévus pour Dean comme celui du Gaucher (Arthur
Penn, 1958), John Cassavetes très ondoyant dans ses premières inter-
prétations (L’Homme qui tua la peur, Martin Ritt, 1956 ; Libre comme le vent,
Robert Parrish, 1958), Anthony Perkins (La Loi du Seigneur, William
Wyler, 1956) ou encore Martin Sheen (L’Incident, Larry Peerce, 1968). Un
jeu où les tics faciaux (les clignements d’yeux de Clift en marquèrent plus
d’un), les regards par en-dessous (voir en France ceux d’Alain Delon,
grand admirateur de Clift), les démarches chaloupées (John Travolta dans
La Fièvre du samedi soir, John Badham, 1977) et l’art de se gratter ou de se
caresser le corps (Cassavetes dans Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968)
figurèrent dans maints films et fascinèrent la jeunesse du monde entier…
Mais les défenseurs de l’ancienne école avancèrent que la Méthode ne
pouvait s’appliquer avec succès qu’au théâtre américain moderne (Clifford
Odets, Arthur Miller, Tennessee Williams et, plus tard, Edward Albee,
David Mamet) et ne pouvait qu’échouer devant les textes classiques. S’il
est vrai que Pacino interprétant Richard III de Shakespeare à Broadway
avec son accent des faubourgs, vociférant son texte et postillonnant à
souhait provoqua l’ire d’une partie de la critique new-yorkaise, en re-
vanche Brando, nasillard mais fiévreux dans le rôle de Marc Antoine (Jules
César, Mankiewicz, 1953), avait impressionné les chroniqueurs et suscité
l’admiration de ses partenaires britanniques, John Gielgud et James
Mason. La Méthode est certes excessive devant les impératifs plus rigides
du théâtre classique qui peuvent en limiter l’exercice. Mais il est indéniable
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qu’un comédien qui passe par elle, d’une manière ou d’une autre et quel
que soit le texte qu’il interprète, voit son jeu gagner toujours en véracité,
sincérité et puissance.

La Méthode ne s’est jamais ouvertement imposée en France. On


pourrait penser que les comédiens y sont trop systématiques (Louis Jou-
vet), naturels (Jean Gabin), classiques (Gérard Philipe), instinctifs (Gérard
Depardieu) ou simplement… paresseux. De grands acteurs actuels s’en
rapprochent toutefois, par leur besoin d’approfondir la dimension bio-
graphique d’un rôle (la « troupe » d’Alain Resnais, Sabine Azéma, Pierre
Arditi, André Dussollier), par leur désir de trouver la vérité intérieure de
l’être (Daniel Auteuil, Elsa Zylberstein), leur souci de reproduire la
sensibilité juste d’une situation délicate ou complexe (Catherine Deneuve
sous la direction d’André Téchiné).
Et elle n’est pas non plus généralisée Outre-Atlantique. Les acteurs
américains populaires d’aujourd’hui n’ont effectivement pas fait leurs
classes à l’Actors Studio. Richard Gere, Brad Pitt, Johnny Depp, George
Clooney, Jodie Foster, Julia Roberts ou Winona Ryder nous ont à ce jour

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offert des interprétations impressionnantes qu’ils ont puisées en eux-
mêmes, sans jamais pratiquer la série des exercices requis par la célèbre
école. Mais, sans en être forcément conscients, ils en ont assimilé l’héri-
tage culturel. Qu’ils le veuillent ou non, ils ont été amenés à dépasser le
stade de qualité de jeu – codifié ou spontané – des anciens d’Hollywood,
les Spencer Tracy, James Stewart, Henry Fonda, Joan Crawford,
Katharine Hepburn, Barbara Stanwyck, pour rejoindre, en authenticité et
en intériorité, les prestations plus travaillées des élèves de Lee Strasberg,
Stella Adler ou Elia Kazan… Ce défi devenu ordinaire, des réalisateurs
comme Martin Scorsese, Brian De Palma ou Steven Soderbergh en ont
fait leur quotidien : c’est ce qui les conduit à diriger leurs interprètes dans
cette voie naturaliste, vériste, sans être eux-mêmes passés entre les mains
des moderators new-yorkais ou de la côte Ouest. À croire que la Méthode
est au comédien américain d’aujourd’hui ce que la prose est à Monsieur
Jourdain.
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(1) La première partie de cet article a déjà méthode »).


fait l’objet d’une publication dans Positif (2) Constantin Stanislavski, La Formation de
n. 473-474, juillet-août 2000 (« Histoire d’une l’acteur, Paris, Payot & Rivages, 2001.

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