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LA METHODE - Filiation
LA METHODE - Filiation
Michel Cieutat
Dans Études théâtrales 2006/1 (N° 35), pages 58 à 67
Éditions L'Harmattan
ISSN 0778-8738
ISBN 9782930416229
DOI 10.3917/etth.035.0058
© L'Harmattan | Téléchargé le 04/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 92.184.107.5)
De la Méthode :
origines et conséquences
Mais qui fut l’initiateur d’un tel jeu ? Comment est née cette fameuse
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Les origines1
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6. Besoin absolu pour les acteurs de communiquer de manière très intime
et d’apporter la plus grande attention à l’expression du partenaire, afin de
créer sur scène un « ensemble » harmonieux dans le jeu.
7. Nécessité également d’utiliser les objets pour leur valeur symbolique,
mais aussi pour leur relation étroite au monde matériel.
8. L’acteur, enfin, doit se vouer d’une façon quasi religieuse à son travail,
dévotion fondée sur une croyance mystique dans le pouvoir de la vérité
qui émane du jeu. Pour Stanislavski, l’acteur se devait d’être le personnage
vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Pareils principes portèrent vite leurs fruits et, appliqués aux œuvres
de Tchekhov, Ibsen ou Tourgueniev, valurent à Stanislavski une renom-
mée mondiale. Découverte par l’attaché de presse américain Oliver Sayler
en novembre 1917 qui, de retour aux U.S.A., fit très vite partager son
enthousiasme au milieu théâtral new-yorkais, la Compagnie du Théâtre
d’Art de Moscou fut bientôt invitée à faire une tournée Outre-Atlantique.
Celle-ci eut lieu de janvier 1923 à mai 1924 et connut un triomphe dans
tout l’est des États-Unis. L’art de la déclamation et des outrances scé-
niques à la David Belasco avaient fait leur temps dans le Nouveau Monde.
et, bien sûr, la « mémoire affective », travaux qui allaient persuader toute
une génération de metteurs en scène et d’acteurs de donner à l’Amérique
un théâtre qui serait enfin un véritable miroir de société.
Fondé sur le rejet du vedettariat, le Group Theatre fut mis sous la fé-
rule de Strasberg qui était chargé de l’application du Système Stanislavski,
Clurman étant le porte-parole de la compagnie et son conseiller littéraire,
et Crawford y fonctionnant comme secrétaire de direction. Strasberg ac-
centua beaucoup le travail sur l’improvisation et la « mémoire affective »,
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allant jusqu’à demander à l’acteur de se libérer totalement du texte, de ne
pas l’apprendre, d’improviser des « circonstances données » plus ou
moins proches de celles offertes par le texte, de créer son propre
dialogue, afin de stimuler son imagination, de mieux puiser en lui les
souvenirs, les émotions vécues dans le passé et de les projeter ensuite sur
le rôle. Là seulement, quand le personnage était parfaitement ressenti et
compris de l’intérieur, l’acteur pouvait enfin apprendre le texte qu’il faisait
alors sien de manière purement organique. Une attitude qui, dès 1934,
entraîna un désaccord au sein de l’équipe et eut une incidence profonde
sur l’avenir du jeu de l’acteur américain.
En effet, en 1934, Stella Adler, alors épouse de Clurman, rencontra à
Paris Stanislavski qui lui fit part de la dernière évolution de sa pensée.
L’acteur devait maintenant se pénétrer de la pièce et du rôle plus que de
lui-même. Ainsi devait-il partir de l’extérieur, créer les contours du rôle,
l’envisager comme une succession d’actions, ce qui le conduirait par la
suite à l’intérieur même du personnage, d’où le nouveau type d’exercices
qu’il avait envisagé et appelé « la Méthode des actions physiques ». En
d’autres termes, il avait écarté de ses principes essentiels celui de la
« mémoire affective », qui en fin de compte détournait trop l’interprète du
texte original.
L’Actors Studio
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« Méthode des actions physiques ». Le moment était venu pour eux de
voler de leurs propres ailes. Ce qu’ils s’empressèrent de faire en quittant
Piscator pour s’établir à leur compte.
Stella Adler créa son Conservatoire où, à partir d’une discipline de fer
imposée à ses élèves, elle prôna le Système de Stanislavski, dernière
manière, exigeant tout d’abord la connaissance et le respect du texte,
n’autorisant qu’ensuite, une fois les extérieurs maîtrisés, l’appropriation
progressive du personnage de l’intérieur même du comédien.
de faire surgir une réalité intérieure des plus justes. Il créa de toutes pièces
l’exercice des « moments privés », d’après une suggestion de Stanislavski,
qui consistait à demander à un acteur de jouer une chose très personnelle
qu’il n’aurait jamais osé faire en public, afin de se libérer plus encore. Ce à
quoi s’ajouta l’exercice « de la chanson et de la danse » (l’acteur devait
chanter une chanson syllabe par syllabe, puis passer à une version dansée
de celle-ci, le but étant de confronter l’acteur à ses incertitudes). Il ac-
centua aussi les séances d’improvisation (importance accordée aux mo-
nologues intérieurs plaqués sur le texte pour lesquels l’acteur pouvait
prendre tout son temps – taking a minute, appelait-il l’exercice), celles des
« comme si » (l’acteur inventait une situation en relation directe avec celle
dans laquelle se trouvait son personnage et la développait en toute li-
berté), celles relatives à « la vie d’avant » (jouer une biographie imaginaire
du personnage antérieure au texte), ou encore celles du speaking out
(verbalisation instantanée des sentiments ressentis pendant le travail sur
une scène, même si ceux-ci n’avaient rien à voir avec le rôle).
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Burstyn), parfois un gourou (pour ceux qui ne purent réussir par la suite)
et lui valurent maintes jalousies et critiques, surtout à partir de 1955,
quand il accepta Marilyn Monroe comme membre à vie sans que celle-ci
eût à passer la moindre audition, reproches qui s’accentuèrent lorsque, en
1974, avec Le Parrain 2e partie, il entama une brève carrière d’acteur de
cinéma (à la demande de Pacino). L’esprit de groupe si cher à Stanislavski
avait, pensaient certains, apparemment fait place à son contraire.
Toutefois le succès de l’Actors Studio fut tel, après les triomphes
personnels des John Garfield (première star produite par la Méthode –
terme par ailleurs forgé autour de Strasberg), Clift, Brando, Dean et autres
Newman, que Jack Garfein fut amené à ouvrir un Actors Studio West à
Los Angeles au milieu des années soixante, et qu’un Lee Strasberg
Institute (bientôt suivi d’autres) dut être créé sur la 15e rue à New York au
début des années soixante-dix, afin de pouvoir accueillir les candidats de
plus en plus nombreux, l’ancienne chapelle méthodiste de la 44e rue (sept
rangées de fauteuil à l’origine) n’y suffisant plus.
Conséquences
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lié à une émotion précise qui pouvait être projetée sur le personnage à un
moment donné. D’où l’agacement d’Alfred Hitchcock devant répondre
aux questions du même Clift qui, dans La Loi du silence (1953), étant filmé
de dos alors qu’il regardait par une fenêtre, se demandait à quoi il devait
alors penser. Souci des motivations justes que Paul Newman ne réussit
pas non plus à faire partager au maître du suspense treize ans plus tard
lors du tournage du Rideau déchiré.
Une fois assimilée l’authenticité des émotions reproduites, qui passait
donc aussi par l’improvisation, se produisit une révolution dans le jeu de
l’acteur que Hollywood jusqu’alors n’avait pas encouragée. Marlon Bran-
do en fut l’incarnation la plus manifeste, par exemple pendant la célèbre
scène du gant, lâché incidemment par Eva-Marie Saint dans une scène de
Sur les quais, que Brando ramasse, refuse de rendre, enfile, puis finalement
tend à sa partenaire, signifiant de la sorte l’intérêt érotique qu’il lui porte.
Ce geste, instinctivement improvisé lors d’une répétition (selon l’actrice),
plut beaucoup à Kazan et fut rejoué avec le plus grand naturel au moment
du tournage. Il en ira ainsi avec les successeurs de Brando, comme Robert
De Niro (également formé par Stella Adler) qui, avec la complicité de
Martin Scorsese, improvise de nombreuses scènes lorsque le scénario s’y
prête. On sait aujourd’hui comment, dans Raging Bull, en pleine prise, il
modifia le texte prévu pour obtenir la spontanéité requise de Joe Pesci,
soudain accusé par De Niro/La Motta de coucher avec sa femme : fa-
tigué, Pesci, lors d’une première prise, avait été peu convaincant devant
cette accusation ; quand vint la deuxième, De Niro remplaça les mots
« ma femme » par « ta mère », et Pesci ne put que donner à la caméra
l’expression souhaitée tant par son partenaire que par leur metteur en
scène.
Autre apport nouveau de la Méthode et conséquence immédiate sur
le jeu de l’acteur américain : l’importance accordée au jeu sensoriel. Le
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cinéma ne peut rendre le climat, la température, les odeurs… que par leur
visualisation directe à l’écran, par le truchement du décor (pluie tombante,
neige ou ordures au sol…) ou celui du jeu de l’acteur (visage ruisselant de
sueur, mimique faciale signifiant la puanteur ambiante…). Brando là aussi
excellait. Nul besoin de gouttes de sueur pour signifier la chaleur de la
Nouvelle-Orléans dans Un tramway nommé désir (Kazan, 1951), la diction
lente, nasillarde et adroitement mal articulée du comédien suffisait. Ainsi
le crescendo du désir éprouvé à l’égard de sa belle-sœur ne pouvait que
mieux être rendu pour le spectateur et conduire au viol inconsciemment
souhaité par la jeune femme. Autre illustration notoire, la scène d’ou-
verture de L’Homme à la peau de serpent (Sidney Lumet, 1959). Après une
bagarre dans une boîte de nuit qui le conduit tout droit en prison, son
personnage s’explique au petit matin devant un juge dans un admirable
plan-séquence. Brando narre son expérience avec humilité, objectivité et
candeur, tout en s’efforçant difficilement de parler, car la fatigue – due à
une absence de sommeil (non indiquée par le texte) – l’emporte. Lumet,
en optant pour l’absence de plan de coupe sur le magistrat, laisse ainsi
toute la latitude nécessaire à l’acteur pour exprimer la quintessence même
de son rôle dès les premières minutes du film. À cette époque, la Méthode
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reléguait au vestiaire le jeu classique, celui encore articulé autour des
préceptes codifiés au XIXème siècle par les François Delsarte et autres
Steele MacKaye et qui caractérisaient encore le jeu de nombreuses stars
hollywoodiennes, de James Cagney (l’index pointé vers l’opposant) à Kirk
Douglas (les muscles des mâchoires tendus, la bouche tordue de rage) ou
Burt Lancaster (le sourire carnassier dominateur)…
Le recours à l’expression intime préconisée par Stanislavski et reprise
par Strasberg impliqua, dans les années cinquante, un grand sens de
l’écoute du partenaire, jusque-là peu manifeste dans les scènes découpées
en champ-contrechamp où l’acteur classique, vu de trois-quarts dos, n’af-
fichait souvent qu’une présence attentiste. Il en fut autrement dès qu’un
John Garfield dans L’Enfer de la corruption (Abraham Polonsky, 1948) ou
un Montgomery Clift dans Soudain, l’été dernier (Joseph L. Mankiewicz,
1959) démontrèrent que la crédibilité d’une interprétation dépendait aussi
beaucoup de la puissance de l’attention exprimée par le partenaire silen-
cieux dans une scène dialoguée. Il suffit de regarder le jeu muet de Clift
face à Elizabeth Taylor dans les trois films qu’ils firent ensemble, Une place
au soleil, L’Arbre de vie (Edward Dmytryk, 1957) et Soudain, l’été dernier, pour
s’en convaincre.
Une constante dans l’intensité du jeu qui fit alors de l’adepte de la
Méthode un acteur soumis à un véritable sacerdoce. Vivre le rôle vingt-
quatre heures sur vingt-quatre, telle était la volonté initiale de Stanislavski.
Une dévotion totale au travail qu’un Al Pacino a manifesté de la façon la
plus absolue. Ainsi pour Scarface (Brian De Palma, 1983) s’imposa-t-il de
parler l’anglais avec un accent cubain pendant toute la préparation du film
et en dehors des heures de tournage. De même refusa-t-il d’adresser la
parole à son partenaire Donald Sutherland entre les prises de vues de
Révolution (Hugh Hudson, 1985), puisqu’il incarnait son ennemi dans le
scénario. Les détracteurs de la Méthode voient là un excès proche de
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Influences et limites
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Claude Chabrol, 1959) et en Italie (Le Bossu de Rome, Carlo Lizzani, 1963),
Zbigniew Cybulski en Pologne dirigé par Andrzej Wajda (Cendres et
diamant, 1958…), Horst Buchholz en Allemagne (Un petit coin de paradis,
Josef Von Baky, 1956) n’échappèrent pas à l’identification. Élogieuse
pour certains (Blain), moins pour d’autres (Buchholz). Un évident
narcissisme dans le jeu pouvait agacer. Il en fut de même à Hollywood,
chez ceux qui emboîtèrent le pas des premiers maîtres : Paul Newman,
qui héritait des rôles prévus pour Dean comme celui du Gaucher (Arthur
Penn, 1958), John Cassavetes très ondoyant dans ses premières inter-
prétations (L’Homme qui tua la peur, Martin Ritt, 1956 ; Libre comme le vent,
Robert Parrish, 1958), Anthony Perkins (La Loi du Seigneur, William
Wyler, 1956) ou encore Martin Sheen (L’Incident, Larry Peerce, 1968). Un
jeu où les tics faciaux (les clignements d’yeux de Clift en marquèrent plus
d’un), les regards par en-dessous (voir en France ceux d’Alain Delon,
grand admirateur de Clift), les démarches chaloupées (John Travolta dans
La Fièvre du samedi soir, John Badham, 1977) et l’art de se gratter ou de se
caresser le corps (Cassavetes dans Rosemary’s Baby, Roman Polanski, 1968)
figurèrent dans maints films et fascinèrent la jeunesse du monde entier…
Mais les défenseurs de l’ancienne école avancèrent que la Méthode ne
pouvait s’appliquer avec succès qu’au théâtre américain moderne (Clifford
Odets, Arthur Miller, Tennessee Williams et, plus tard, Edward Albee,
David Mamet) et ne pouvait qu’échouer devant les textes classiques. S’il
est vrai que Pacino interprétant Richard III de Shakespeare à Broadway
avec son accent des faubourgs, vociférant son texte et postillonnant à
souhait provoqua l’ire d’une partie de la critique new-yorkaise, en re-
vanche Brando, nasillard mais fiévreux dans le rôle de Marc Antoine (Jules
César, Mankiewicz, 1953), avait impressionné les chroniqueurs et suscité
l’admiration de ses partenaires britanniques, John Gielgud et James
Mason. La Méthode est certes excessive devant les impératifs plus rigides
du théâtre classique qui peuvent en limiter l’exercice. Mais il est indéniable
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qu’un comédien qui passe par elle, d’une manière ou d’une autre et quel
que soit le texte qu’il interprète, voit son jeu gagner toujours en véracité,
sincérité et puissance.
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offert des interprétations impressionnantes qu’ils ont puisées en eux-
mêmes, sans jamais pratiquer la série des exercices requis par la célèbre
école. Mais, sans en être forcément conscients, ils en ont assimilé l’héri-
tage culturel. Qu’ils le veuillent ou non, ils ont été amenés à dépasser le
stade de qualité de jeu – codifié ou spontané – des anciens d’Hollywood,
les Spencer Tracy, James Stewart, Henry Fonda, Joan Crawford,
Katharine Hepburn, Barbara Stanwyck, pour rejoindre, en authenticité et
en intériorité, les prestations plus travaillées des élèves de Lee Strasberg,
Stella Adler ou Elia Kazan… Ce défi devenu ordinaire, des réalisateurs
comme Martin Scorsese, Brian De Palma ou Steven Soderbergh en ont
fait leur quotidien : c’est ce qui les conduit à diriger leurs interprètes dans
cette voie naturaliste, vériste, sans être eux-mêmes passés entre les mains
des moderators new-yorkais ou de la côte Ouest. À croire que la Méthode
est au comédien américain d’aujourd’hui ce que la prose est à Monsieur
Jourdain.
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