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Michel Plon
Érès | « Essaim »
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Jenny Aubry :
une psychanalyste tranquille 1
Michel Plon
1. À quelques modifications près, ce texte est celui d’une communication faite lors du XVIIIe col-
loque de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse qui eut lieu à
Paris le 22 novembre 2003 et qui était consacré au thème « Figures féminines de la psychanalyse
en France : actualité d’un héritage ».
2. Jenny Aubry, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952-1986, préface d’Élisabeth Rou-
dinesco, Paris, Denoël, 2003.
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cela qu’elle donnait à plus d’un l’impression d’errer. Errance ou pas, flan-
quée d’une certaine bonhomie, la tranquillité d’esprit était toujours au ren-
dez-vous, quand bien même pouvait-elle, tourmentés et agités que nous
étions, nous gêner.
Celle dont je veux essayer de vous parler, ai-je dit à l’instant. Manière
d’introduire à ceci que, tout le temps où j’ai eu le bonheur et l’honneur de
la connaître, déférence et courtoisie mélangées qui n’excluaient en rien l’af-
fection, je l’ai toujours appelée Madame Aubry. Déroger à cet usage pour
partager avec vous ces quelques remarques, c’eut été m’éloigner d’elle,
parler d’une autre qu’elle et rendre de ce fait encore plus difficile un exer-
cice qui n’avait dès le départ rien d’aisé tant ce qui me liait à elle, l’analy-
tique comme le non-analytique, a pu à cette occasion faire retour en moi
avec plus de force que je ne pouvais le prévoir.
Et puisque le hasard ou la malice d’une programmation dont je ne suis
en rien responsable me conduisent à intervenir après que Muriel Djéribi-
Valentin nous ait si bien parlé de Françoise Dolto, je commencerai, une
proximité en appelant une autre, pour atteindre à quelques aspects essen-
tiels de son apport, par dire quelques mots de cette relation entre ces deux
femmes, ces deux psychanalystes qui, pour avoir eu en commun une pas-
sion pour la psychanalyse avec les enfants et un rapport privilégié avec
Lacan, n’en demeurent pas moins suffisamment éloignées l’une de l’autre
pour que l’on puisse avoir parfois le sentiment que cette relation conserve,
encore aujourd’hui, quelque chose d’explosif ou de tabou, quelque chose
d’inconvenant qui ferait injonction de n’en pas parler, de faire comme si de
rien n’était. En fait, ce n’est pas moi qui peut parler de cette relation ; ce
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plutôt, dû à Jacques-Alain Miller qui précise que « Ces deux notes » furent
« remises manuscrites par Jacques Lacan à Mme Jenny Aubry en octobre
1969 », qu’elles ont été « publiées pour la première fois par cette der-
nière dans son livre paru en 1983 » et cela, précise encore Jacques-Alain
Miller, « avec mon autorisation ». L’histoire, que dis-je, les tribulations de
ces deux notes ne s’arrêtent pas là puisque en 2001 dans le recueil de textes
de Lacan réunis par le même Jacques-Alain Miller et intitulé Autres écrits 7,
on retrouve lesdites « Notes », mais au singulier cette fois, puisqu’il ne
s’agit plus là que d’une Note sur l’enfant, collage des deux notes en une
seule et qui plus est dans un ordre inversé au regard des précédentes édi-
tions sans qu’il soit le moins du monde rendu compte de cette modifica-
tion. Toujours datées d’octobre 1969, ces notes, devenues une « Note », ne
comportent plus aucune référence à Jenny Aubry et pas plus à l’aventure
qui les suscita. Étrange conception de la chose éditoriale et de l’histoire qui
éclaire le mécontentement évoqué que manifeste Anne-Lise Stern dans l’ar-
ticle cité, daté lui de 1998, avant donc la parution de ces Autres écrits. Anne-
Lise Stern dans cet article fait état de son souvenir pour dater la remise par
Lacan de ces notes à Jenny Aubry de 1966, au sortir, précise-t-elle, de la
fameuse table ronde sur « Psychanalyse et médecine » qu’elle avait organi-
sée et au cours de laquelle Lacan tint des propos qui heurtèrent les oreilles
du Professeur Royer. À suivre toujours Anne-Lise Stern, Madame Aubry
les montre ces feuillets, « les brandit plutôt » tel un trophée aux yeux de ses
deux autres collaboratrices réunies dans sa voiture, Ginette Raimbault et
Raymonde Bargues. Ils semblent alors avoir, ces deux feuillets, le statut
d’une reconnaissance théorique de l’« aventure » au sens où l’on parle
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quillement assénée, que Madame Aubry effectua son dernier acte institu-
tionnel, celui qui consista à démissionner du bureau de l’association qui
gérait ce placement qu’elle avait créé après qu’elle ait été quasiment insul-
tée pour avoir déclaré et soutenu sans broncher, avec superbe, tranquille-
ment, j’y insiste, qu’il fallait savoir en certaines occasions aider une mère à
abandonner son enfant. C’était en 1984, l’hiver de la pensée avait déjà lar-
gement gagné les contrées intellectuelles les plus lointaines, Lacan était
mort, Foucault venait de disparaître et le familialisme, dicté aussi bien par
les bonnes consciences que par des considérations économiques, ne faisait
qu’amorcer un retour massif, ce dont quiconque travaille aujourd’hui dans
ce domaine peut faire l’amère expérience 10.
Je ne saurais terminer cette trop brève évocation de Madame Aubry
sans une note d’humour, une note de son humour à elle, un humour bien
particulier dans lequel entrait une sorte de fausse candeur, d’amusement
presque enfantin au constat des manifestations toujours surprenantes et
dérangeantes de l’inconscient. Elle contait ainsi, déjà âgée, en la savourant,
l’histoire d’un patient à elle qui parvint, non sans peine, à évoquer au cours
d’une séance le fait que, régulièrement, avant l’heure de ses séances, il
allait voir des prostituées qu’il précisait être « vieilles ». Vieilles s’exclama-
t-elle ! Oui répondit le patient avec un empressement inhabituel, arguant
que l’âge justifiait d’un prix moins élevé ! Alors, racontant cette anecdote,
la grande, la tranquille Madame Aubry faisait attendre, jubilante, la chute
de l’histoire : vous pensez bien que je ne l’ai pas raté, j’ai augmenté le prix
de ses séances ! Et de rire de ce rire qui était celui d’un étonnement toujours
renouvelé, un étonnement juvénile et tranquille, celui qu’accompagnait la
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10. Cf. à ce sujet certaines réactions au récent livre de Maurice Berger, L’échec de la protection de l’en-
fance, Paris, Dunod, 2003 qui dénonce les méfaits de cette politique qui prône à tout prix le main-
tien du lien familial s’agissant d’enfants soumis à cette maltraitance qui n’est pas seulement
physique et/ou sexuelle.