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JENNY AUBRY : UNE PSYCHANALYSTE TRANQUILLE

Michel Plon

Érès | « Essaim »

2004/1 no12 | pages 115 à 123


ISSN 1287-258X
ISBN 2-7492-0159-4
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Jenny Aubry :
une psychanalyste tranquille 1

Michel Plon

Ce titre, « Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille », ne saurait être


entendu comme je ne sais quelle tentative d’atténuation d’un rôle ou d’une
place dont je voudrais au contraire m’attacher à montrer ce qu’ils eurent
d’essentiel, ou encore, comme voulant induire à je ne sais quelle absence de
pugnacité, à quelque conformisme garant de l’appartenance à un establish-
ment quel qu’il soit. C’est tout le contraire là de nouveau : celle dont je veux
essayer de vous parler succinctement ce matin, je dis succinctement car le
temps y manquerait et la matière, celle d’une biographie, existe sous la
forme de cette belle préface qu’Élisabeth Roudinesco a faite à son récent
recueil de textes 2, celle-là donc, était bien plutôt une dame qui ne manqua
jamais, quoi qu’il ait pu lui en coûter et quel que fut son âge, jeune ou
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vieille – elle parlait avec malice, en riant, lorsque je l’ai connue, tard, de la
« vieillerie » – d’être indigne. Indigne au regard de toute forme d’ordre éta-
bli, qu’il s’agisse de l’ordre politique ou d’une quelconque doxa dans le
registre de la connaissance. Indigne mais tranquillement indigne, indigne
en toute sérénité, naturellement et tranquillement contestataire, considé-
rant presque avec surprise, mais sans jamais hausser le ton, sans la
moindre agressivité, que l’on puisse se contenter ou se satisfaire de ces
arrangements et autres compromis qui sont autant de manifestations de ce
que Lacan reconnaissait, non sans un mélange d’ironie et de lassitude,
comme constituant les trois passions humaines, l’amour, la haine, et l’igno-
rance. Elle n’était pour ainsi dire dupe de rien, peut être est-ce même pour

1. À quelques modifications près, ce texte est celui d’une communication faite lors du XVIIIe col-
loque de la Société internationale d’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse qui eut lieu à
Paris le 22 novembre 2003 et qui était consacré au thème « Figures féminines de la psychanalyse
en France : actualité d’un héritage ».
2. Jenny Aubry, Psychanalyse des enfants séparés. Études cliniques 1952-1986, préface d’Élisabeth Rou-
dinesco, Paris, Denoël, 2003.
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cela qu’elle donnait à plus d’un l’impression d’errer. Errance ou pas, flan-
quée d’une certaine bonhomie, la tranquillité d’esprit était toujours au ren-
dez-vous, quand bien même pouvait-elle, tourmentés et agités que nous
étions, nous gêner.
Celle dont je veux essayer de vous parler, ai-je dit à l’instant. Manière
d’introduire à ceci que, tout le temps où j’ai eu le bonheur et l’honneur de
la connaître, déférence et courtoisie mélangées qui n’excluaient en rien l’af-
fection, je l’ai toujours appelée Madame Aubry. Déroger à cet usage pour
partager avec vous ces quelques remarques, c’eut été m’éloigner d’elle,
parler d’une autre qu’elle et rendre de ce fait encore plus difficile un exer-
cice qui n’avait dès le départ rien d’aisé tant ce qui me liait à elle, l’analy-
tique comme le non-analytique, a pu à cette occasion faire retour en moi
avec plus de force que je ne pouvais le prévoir.
Et puisque le hasard ou la malice d’une programmation dont je ne suis
en rien responsable me conduisent à intervenir après que Muriel Djéribi-
Valentin nous ait si bien parlé de Françoise Dolto, je commencerai, une
proximité en appelant une autre, pour atteindre à quelques aspects essen-
tiels de son apport, par dire quelques mots de cette relation entre ces deux
femmes, ces deux psychanalystes qui, pour avoir eu en commun une pas-
sion pour la psychanalyse avec les enfants et un rapport privilégié avec
Lacan, n’en demeurent pas moins suffisamment éloignées l’une de l’autre
pour que l’on puisse avoir parfois le sentiment que cette relation conserve,
encore aujourd’hui, quelque chose d’explosif ou de tabou, quelque chose
d’inconvenant qui ferait injonction de n’en pas parler, de faire comme si de
rien n’était. En fait, ce n’est pas moi qui peut parler de cette relation ; ce
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n’est pas non plus Françoise Dolto qui, à ma connaissance, ne l’évoque
jamais, mais c’est Madame Aubry elle-même, talentueusement titillée sur
cette question par Mario Cifali dans le dernier chapitre, sous forme d’en-
tretien, de l’ouvrage évoqué à l’instant, Psychanalyse des enfants séparés,
dont la lecture constitue à plus d’un titre une découverte tant on y trouve
des réflexions et des remarques, des positions et des options que nous
ignorions ou avions oubliées.
Parlant de Françoise Dolto, de leur démarche à chacune, de leur travail
et de leur écoute, Madame Aubry ne se livre pas tant à des comparaisons
ou à des évaluations qu’à la mise en évidence de différences entre elles
deux. Différence : c’est un terme que l’on accepte de moins en moins, soit
qu’on le déplace prestement en prétendant le dépasser pour lui substituer
du même, de l’identique, soit qu’on le fasse imperceptiblement glisser vers
du comparatif à même de nourrir des faux débats.
Différence donc et sur plus d’un registre : celui, plus ou moins pensé
comme tel, d’une stratégie dans la perspective d’une politique d’implanta-
tion et de développement, voire tout simplement de présence de la psy-
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chanalyse dans le fonctionnement d’une société, la nôtre, qui connaîtra en


quelques trente années plus de bouleversements que dans tout le siècle
précédent ; différence dans la pratique et dans l’écoute des enfants :
Madame Aubry insistant sur le fait qu’à ses yeux Françoise Dolto était une
« pure psychanalyste » alors qu’elle ne se considère que comme un « tâche-
ron » de la psychanalyse. Où l’on retrouve quelque chose de cette tran-
quillité dans cette image qu’elle aimait à donner d’elle-même, d’une
besogneuse. Différence en cela que, toujours selon Madame Aubry, si l’une
pouvait entendre, en quelque sorte spontanément, l’archaïque, l’autre, elle-
même, n’y parvenait, c’est du moins ce qu’elle veut nous faire croire, qu’à
force de travail. Il n’empêche que c’est à ce sujet, celui de l’archaïque et de
son écoute, qu’elle cite ce beau texte, la conférence de Genève sur le symp-
tôme, dans lequel Lacan parle avec une étonnante clarté du « mode sous
lequel les parents » ont accepté un enfant, ajoutant, et c’est à ce propos que
Madame Aubry témoigne à son corps défendant qu’elle entend parfaite-
ment cet archaïque dont elle prête l’écoute à Lacan, lequel ajoute, donc,
« même un enfant non désiré peut, au nom de je ne sais quoi qui vient de
ses premiers frétillements, être mieux accueilli plus tard. N’empêche que
quelque chose gardera la marque de ce que le désir n’existait pas avant une
certaine date 3 ». Et bien, convaincu que je suis que l’on ne retient ni ne cite
par hasard les phrases d’un autre, il me semble que ce faisant, citant ainsi
Lacan, Madame Aubry, une fois de plus, manifeste qu’elle en entendait
bien plus que ce qu’elle disait pouvoir écouter. Du reste on voit mal com-
ment elle eut pu mener à bien cette gigantesque entreprise qui fut la sienne,
celle de réinscrire dans la parole, dans l’ordre symbolique des enfants qui
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en avaient été exclus, sans entendre ce qui s’était joué dans les tréfonds de
sa propre histoire et dans ceux, plus tumultueux encore de la leur.
Cette énumération incomplète de ce qui, aux yeux de l’une, différen-
ciait ces deux praticiennes de l’analyse, me conduit à mieux cerner une des
dimensions, peut être la plus essentielle, qui participa de la spécificité de la
place et de la démarche de Madame Aubry dans l’histoire de la psychana-
lyse en France, dimension qui permet aussi de mesurer à quel point elle fut
une pionnière, à quel point aussi, a contrario, l’analytique, l’écoute de l’in-
conscient ont pu reculer là où elle les avait fait progresser. À la différence
de bien d’autres analystes de sa génération et de celle qui la suivit immé-
diatement, Madame Aubry ne fut pas de ceux qui, sur le point de terminer
leurs études de médecine ou les ayant fraîchement achevées, se tournèrent
vers la psychanalyse en s’efforçant de tenir le médical à distance, fut-ce sur
un mode volontariste et par crainte de justifier les critiques de Freud en la

3. Jacques Lacan « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-Notes de la psychanalyse, 1985,


n° 5, p. 5-23.
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matière. Tout au contraire de cela, Madame Aubry, vous le savez, vint à la


psychanalyse assez tardivement ; elle avait alors près de 45 ans, c’était en
1948-49 et c’est Anna Freud, rencontrée à Londres dans un congrès de psy-
chiatrie infantile, qui lui avait suggéré de se lancer dans cette aventure
dont elle dira une fois, très discrètement, dans sa célèbre lettre au docteur
Nacht du 15 mai 1953, véritable coup d’envoi de la première scission du
mouvement psychanalytique français, que ce ne fut pas une entreprise de
« tout repos » en raison, y précise-t-elle, de son âge et de sa situation.
Madame Aubry appelait sans détour un chat, un chat, ce n’était pas la
moindre de ses qualités. C’est donc comme médecin, comme médecin
amplement confirmé, médecin des hôpitaux, que Madame Aubry vient à la
psychanalyse ; autrement dit à un âge et dans une fonction où l’on com-
mence de pouvoir jouir de ce que l’on a semé et où l’on est peu enclin à tout
remettre en question. Elle, au contraire encore, va tout remettre en jeu à ce
moment-là, qu’il s’agisse de sa vie professionnelle ou de sa vie privée. Elle
vient à la psychanalyse mais sans pour autant abandonner la médecine et
encore moins ce milieu hospitalier où elle exerce ces fonctions prestigieuses
et qu’elle connaît, enfant du sérail, à la perfection. Plus précisément encore,
comme elle l’indique mais sans assez y insister, elle vient à la psychanalyse
pour l’introduire là où l’on ne veut rien savoir d’elle, dans ce milieu hospi-
talier, dans le quotidien de la vie hospitalière d’un service de pédiatrie où
jusqu’à elle, les enfants malades étaient malades avant que d’être enfants,
avant que d’être des sujets. Autrement dit, il ne s’agit pas pour elle d’ins-
taller un ou une analyste dans un petit bureau annexe du service, de faire
de cette présence une sorte « d’en cas » mais bien d’introduire la psycha-
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nalyse, l’écoute de l’inconscient comme l’une des dimensions constitutives
de l’un des plus grands service de pédiatrie des hôpitaux de France. Intro-
duire ainsi l’écoute de l’inconscient dans la pratique médicale hospitalière,
ce n’était donc pas seulement installer la psychanalyse comme un recours
annexe, c’était faire entendre qu’à côté, en même temps que l’organique,
intriqué avec le soma, l’inconscient était non seulement à entendre mais
devait être entendu, dans un service d’enfants malades plus que dans n’im-
porte quel autre, si l’on voulait réellement faire face à l’adversaire, la mala-
die et son terme toujours menaçant, la mort.
C’est donc moins, et sans doute est-ce là l’une des différences fonda-
mentales entre ces deux femmes, Françoise Dolto et Madame Aubry, c’est
donc moins dans l’ordre de la pratique psychanalytique avec un enfant que
Madame Aubry aurait apporté quelque chose de nouveau, quelque chose
qui fasse héritage – encore que sur ce point, sa discrétion, sa retenue, son
insistance sur son profil de « tâcheron » aient contribués à tenir pour négli-
geable ou secondaire un apport que la lecture de ce recueil conduirait à
revaloriser – que dans la transformation radicale du statut théorique de ce
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signifiant « enfant » et partant dans la transformation tout aussi radicale du


champ sémantique de ce syntagme non moins signifiant, « enfant malade »
qui gouverne l’institution hospitalière où se joue alors, entre 1963 et 1968, ce
qu’Anne-Lise Stern appellera par la suite, une « véritable aventure 4 ». Une
aventure dont on peut mesurer le recouvrement aujourd’hui à ne prendre
seulement en compte, comme le fait l’auteur de cet article, que cette appel-
lation usuelle de pédopsychiatrie, désignation à même de couvrir la dispa-
rition des signifiants inconscient et psychanalyse, excusez du peu ! Céder sur
un mot disait Freud c’est céder aux trois quarts sur la pensée.
J’ai parlé à l’instant de la transformation qu’opérait ainsi Madame
Aubry de la conception que l’on pouvait avoir de l’enfant ; cela pourrait
laisser croire à une valorisation unilatérale de je ne sais quel praticisme,
quel activisme ou même, pour user d’un terme à la mode, quel clinicisme
qui qualifieraient l’action de Madame Aubry pour la reléguer loin des
sphères théoriques. Ce serait alors oublier, mais ne s’ingénie-t-on pas à le
faire ici ou là, oublier que cette aventure, bien loin de n’être que « de ter-
rain », bien loin de n’être qu’institutionnelle, fut porteuse d’une réflexion
théorique novatrice à l’extrême puisque elle suscita rien moins que ces
fameuses « Notes de Jacques Lacan sur l’enfant », dites encore, précise
Anne-Lise Stern dans l’article cité à l’instant, « Notes à Jenny Aubry ».
Réflexions théoriques auxquelles Madame Aubry fera retour dans l’un de
ses derniers textes, il date de 1983, intitulé « Famille, famille quand tu nous
tiens » et publié dans Enfance abandonnée. Tout texte a une histoire et pour
peu que celle-ci soit émaillée d’incidents, d’oublis, d’erreurs ou de trans-
formations, il y a fort à parier que son enjeu n’est rien moins qu’essentiel.
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C’est bien semble-t-il le cas de ces « Notes » et qui conduit Anne-Lise Stern
à hausser le ton : lesdites « Notes », pour autant que l’on puisse l’établir,
sont demeurées longtemps à l’état de notes manuscrites, deux feuillets, qui
paraissent pour la première fois sous forme de photocopie en annexe d’un
précédent livre de Jenny Aubry 5. La première note, dite « Texte n° 1 » porte
entre parenthèses un sous-titre « Sur le symptôme de l’enfant » qui ne
figure pas sur le manuscrit. Dans cette édition, ces deux « Notes » de
Jacques Lacan sont datées de 1969 6. Elles sont, en 1986, republiées dans la
revue Ornicar, n° 37, accompagnées d’un bref préambule, d’un exergue

4. Anne-Lise Stern, « La France hospitalière Drancy Avenir », Essaim, n° 1, 1998, p. 139-149.


5. Jenny Aubry, Enfance abandonnée, Préface de Ginette Raimbault, Paris, Métailié, 1983.
6. Une lettre manuscrite de Jenny Aubry datée du 18 août 1983 adressée à Jacques-Alain Miller pour
le remercier de l’autorisation qu’il lui donnait, dans une lettre datée du 14 juillet 1983, de publier
les deux notes, précise qu’elles furent élaborées avec Jacques Lacan à Guitrancourt en octobre
1969 dans la perspective du cours qu’elle devait donner à la faculté des sciences humaines d’Aix-
en-Provence. Mes remerciements à Élisabeth Roudinesco pour la communication de ces docu-
ments.
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plutôt, dû à Jacques-Alain Miller qui précise que « Ces deux notes » furent
« remises manuscrites par Jacques Lacan à Mme Jenny Aubry en octobre
1969 », qu’elles ont été « publiées pour la première fois par cette der-
nière dans son livre paru en 1983 » et cela, précise encore Jacques-Alain
Miller, « avec mon autorisation ». L’histoire, que dis-je, les tribulations de
ces deux notes ne s’arrêtent pas là puisque en 2001 dans le recueil de textes
de Lacan réunis par le même Jacques-Alain Miller et intitulé Autres écrits 7,
on retrouve lesdites « Notes », mais au singulier cette fois, puisqu’il ne
s’agit plus là que d’une Note sur l’enfant, collage des deux notes en une
seule et qui plus est dans un ordre inversé au regard des précédentes édi-
tions sans qu’il soit le moins du monde rendu compte de cette modifica-
tion. Toujours datées d’octobre 1969, ces notes, devenues une « Note », ne
comportent plus aucune référence à Jenny Aubry et pas plus à l’aventure
qui les suscita. Étrange conception de la chose éditoriale et de l’histoire qui
éclaire le mécontentement évoqué que manifeste Anne-Lise Stern dans l’ar-
ticle cité, daté lui de 1998, avant donc la parution de ces Autres écrits. Anne-
Lise Stern dans cet article fait état de son souvenir pour dater la remise par
Lacan de ces notes à Jenny Aubry de 1966, au sortir, précise-t-elle, de la
fameuse table ronde sur « Psychanalyse et médecine » qu’elle avait organi-
sée et au cours de laquelle Lacan tint des propos qui heurtèrent les oreilles
du Professeur Royer. À suivre toujours Anne-Lise Stern, Madame Aubry
les montre ces feuillets, « les brandit plutôt » tel un trophée aux yeux de ses
deux autres collaboratrices réunies dans sa voiture, Ginette Raimbault et
Raymonde Bargues. Ils semblent alors avoir, ces deux feuillets, le statut
d’une reconnaissance théorique de l’« aventure » au sens où l’on parle
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d’une reconnaissance diplomatique 8. En 1966 donc, selon la mémoire
d’Anne-Lise Stern, ou bien en 1969 à en croire les lettres échangées entre
Jenny Aubry et Jacques-Alain Miller, en une période que l’on peut dire de
toute façon avoir été un moment d’intense activité théorique, de montée en
puissance de l’EFP, et données à Jenny Aubry. L’effacement de ce nom
propre, c’est l’effacement de tout cela, d’abord de cette pionnière et au-
delà, souligne encore Anne-Lise Stern, c’est l’effacement de l’aventure elle-
même, aventure suffisamment essentielle pour Lacan puisque il y trouve
l’occasion d’en produire une théorisation rigoureuse, une mise en forme
théorique d’une clinique qui fait apparaître on ne peut plus clairement
comment l’enfant et son symptôme peuvent réaliser ce concept qu’il a
forgé en 1960, l’objet a dans le fantasme, qui vient ainsi aliéner, je cite là les

7. Jacques Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 373-374.


8. À l’appui de cette évocation et de sa datation, Anne-Lise fait valoir que Jenny Aubry prit sa
retraite de médecin des hôpitaux en 1968 pour être remplacée par quelqu’un dont le premier
souci fut de procéder à l’éradication de toute trace de l’« aventure ».
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termes de Lacan, tout accès possible de la mère à sa vérité, le symptôme de


l’enfant se substituant à cette vérité pour alimenter tant la culpabilité que
le refus, le rejet, l’objet fétiche.
Si je me suis arrêté sur cet épisode pour en faire le pivot de mon bref
propos de ce matin, c’est parce que les oublis, erreurs et autres transfor-
mations qui affectent ce texte occultent gravement la dimension que l’on
peut dire historique et politique du travail et du parcours de Madame
Aubry, lequel commence bien en deçà de l’« aventure » des « enfants
malades ». Ce parcours débute au sortir d’une guerre à tout jamais mar-
quée par ces termes devenus signifiants, ceux de camps, de déportation et
d’extermination qui en appellent d’autres, ceux de dépotoirs et de dépôts,
ce dernier désignant en l’occurrence ce lieu, hôtel particulier de la bien
nommée fondation Parent de Rosan, où sont effectivement déposés, tels
des colis abandonnés, ces enfants en détresse avec lesquels, bien plus sans
doute qu’avec Anna Freud, Madame Aubry va rencontrer l’importance
essentielle de la parole, du rapport affectif, de la présence effective et per-
manente d’un substitut maternel, toutes choses qui seront les premières
étapes de ce chemin qui la verra développer son action au près de ces
enfants en même temps qu’elle deviendra analyste. Ces « Notes à Jenny
Aubry » constituent donc une avancée théorique de Lacan sur ce point du
rapport duel de l’enfant à la mère, une avancée théorique fondée sur la
prise en compte, sur la découverte que fait Madame Aubry de la détresse,
de l’extrême abandon qui précipite l’enfant vers la psychose ou l’autisme,
sur la découverte qu’elle fait des fondements de cette détresse, à savoir, et
de manière primordiale, la carence de soins maternels, processus qu’elle
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distinguera avec une extrême rigueur de la séparation, dont elle dit qu’elle
est de l’ordre du traumatisme quand la carence constitue une atteinte chro-
nique ; carence de paroles, d’attention et d’affection, carence de soins « en
tant que ces soins, pour utiliser les mots de Lacan, portent la marque d’un
intérêt particularisé, le fut-il par la voie de ses propres manques ». Décou-
verte par Madame Aubry, en un temps où comme bien d’autres analystes
elle n’avait sans doute lu que quelques lignes de Freud, découverte de cette
détresse la plus extrême que Freud nomme l’Hilflosigkeit dans lequel il
cerne le traumatisme premier, et dont Lacan dira, c’est Catherine Millot qui
le rappelle dans son beau livre Abîmes ordinaires 9, que s’y trouve agit « cette
position d’être sans recours plus primitive que tout ». Pour le dire en un
mot, il n’est évidemment pas anodin que Madame Aubry effectue cette
découverte et cette rencontre en un temps où les rares rescapés de l’horreur
nazie ne peuvent même pas communiquer la détresse qu’ils ont connue, la
leur et celle de ceux qui ne sont jamais revenus, parce qu’elle est alors

9. Catherine Millot, Abîmes ordinaires, Paris, Gallimard, 2001.


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encore indicible, si tant est qu’elle le soit devenue. On comprendra sans


doute alors les raisons de la colère d’une lorsqu’elle est confrontée aux
manipulations et autres dénaturations de l’origine de ces « Notes à Jenny
Aubry ».
Il m’a semblé, après avoir lu et relu les textes les plus récemment
publiés de Madame Aubry, mais les autres aussi bien, que c’était à évoquer
cet épisode, pour tenter de le clarifier au mieux, que l’on pouvait prendre
la mesure réelle de son apport, de son travail sans le réduire au seul ver-
sant social quand bien même la prise en compte de ce versant, celui d’une
réalité matérielle que la réalité psychique n’épuise pas, spécifie l’action de
Madame Aubry, largement débitrice en cela de ces auteurs anglais qu’elle
fréquenta et su respecter, John Bowlby notamment.
C’est, me semble-t-il, dans cette perspective, celle d’une prise en
compte d’une réalité sociale et économique qui ne réduise pas l’inconscient
et ses formations au fourre-tout du psychisme, de la « dimension psy »
comme il est dit aujourd’hui, qu’il faut inscrire, pour en comprendre toute
la portée, cet autre aspect décisif de son action, la création de ces disposi-
tifs complexes que seront les placements familiaux spécialisés ou théra-
peutiques. On lira à ce sujet ce texte capital, Expérience d’un placement
familial curatif, dans le livre paru ces derniers jours, pour se rendre compte
de la complexité de ce travail qui implique non seulement l’étude attentive
des conditions propices à un placement respectant la compatibilité possible
entre l’enfant et la famille qui va l’accueillir, mais aussi l’accompagnement
thérapeutique de l’enfant et son indispensable annexe, l’accompagnement
tout aussi délicat, voire plus, de l’assistante maternelle qu’il ne s’agit pas
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d’instruire ou de transformer en thérapeute, encore moins en cette mère
idéale que dessinent à l’horizon les fantasmes de rivalité – là encore la
notion de différence est capitale et difficile à maintenir vive – mais de gui-
der en respectant sa personnalité et en l’aidant à résoudre les inévitables
contradictions qu’implique l’adjonction d’un élément étranger, les effets
sur les propres enfants de l’assistante maternelle notamment. La mise en
place de ce type d’institution, la fondation de ce placement qu’elle imagina
géré par une association indépendante, de manière à distinguer le plan thé-
rapeutique du registre administratif, fut l’une de ses fiertés : c’est sans
doute à cette occasion, puisque j’eus l’honneur de pouvoir y inscrire une
pratique encore peu expérimentée, que je découvris cette tranquille fer-
meté qui constituait le cadre ou le registre le plus adéquat pour tenter de
faire entendre des considérations inaudibles pour quiconque, fut-il psy-
chiatre, qui n’avait pas effectué un parcours analytique à même de faire
obstacle à ce pire ennemi que constituent en la matière les « bons senti-
ments ». C’est même à l’occasion de l’une de ces déclarations scandaleuses
pour ces bien-pensants, déclaration d’autant plus scandaleuse que tran-
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Jenny Aubry : une psychanalyste tranquille • 123

quillement assénée, que Madame Aubry effectua son dernier acte institu-
tionnel, celui qui consista à démissionner du bureau de l’association qui
gérait ce placement qu’elle avait créé après qu’elle ait été quasiment insul-
tée pour avoir déclaré et soutenu sans broncher, avec superbe, tranquille-
ment, j’y insiste, qu’il fallait savoir en certaines occasions aider une mère à
abandonner son enfant. C’était en 1984, l’hiver de la pensée avait déjà lar-
gement gagné les contrées intellectuelles les plus lointaines, Lacan était
mort, Foucault venait de disparaître et le familialisme, dicté aussi bien par
les bonnes consciences que par des considérations économiques, ne faisait
qu’amorcer un retour massif, ce dont quiconque travaille aujourd’hui dans
ce domaine peut faire l’amère expérience 10.
Je ne saurais terminer cette trop brève évocation de Madame Aubry
sans une note d’humour, une note de son humour à elle, un humour bien
particulier dans lequel entrait une sorte de fausse candeur, d’amusement
presque enfantin au constat des manifestations toujours surprenantes et
dérangeantes de l’inconscient. Elle contait ainsi, déjà âgée, en la savourant,
l’histoire d’un patient à elle qui parvint, non sans peine, à évoquer au cours
d’une séance le fait que, régulièrement, avant l’heure de ses séances, il
allait voir des prostituées qu’il précisait être « vieilles ». Vieilles s’exclama-
t-elle ! Oui répondit le patient avec un empressement inhabituel, arguant
que l’âge justifiait d’un prix moins élevé ! Alors, racontant cette anecdote,
la grande, la tranquille Madame Aubry faisait attendre, jubilante, la chute
de l’histoire : vous pensez bien que je ne l’ai pas raté, j’ai augmenté le prix
de ses séances ! Et de rire de ce rire qui était celui d’un étonnement toujours
renouvelé, un étonnement juvénile et tranquille, celui qu’accompagnait la
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joie de faire entendre l’inconscient.

10. Cf. à ce sujet certaines réactions au récent livre de Maurice Berger, L’échec de la protection de l’en-
fance, Paris, Dunod, 2003 qui dénonce les méfaits de cette politique qui prône à tout prix le main-
tien du lien familial s’agissant d’enfants soumis à cette maltraitance qui n’est pas seulement
physique et/ou sexuelle.

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