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Chapitre 24

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Comment évaluer
et comparer les théories
en Relations internationales
Dan O’Meara
Traduit de l’anglais par Pauline Gélinas

Pendant nombre d’années, la discipline des relations interna­


tionales a eu l’honneur discutable de figurer parmi les moins
autoréflexives des sciences sociales occidentales (Lapid,
1989 : 249-250).
Il gardait constamment à l’esprit l’idée que, aussi certain qu’il
puisse être d’une chose, aussi convaincant qu’apparaisse un
argument, aussi profonde que soit son intuition, il y a toujours
une chance sur deux d’être totalement dans l’erreur, et que la
réalité se situe là où il n’a pas encore regardé, car il ne savait
pas qu’elle s’y trouvait (MacFarquhar, 2007 : 62).

Un soir de beuverie, Rip van Winkle s’endort au pied remodeler le libéralisme classique en Relations inter-
des monts Catskill de New York. Son coma éthylique nationales en une toute nouvelle approche : l’institu-
durera vingt ans. Sujet de la Couronne d’Angleterre au tionnalisme néolibéral (Axelrod, 1984 ; Keohane, 1984 ;
moment où il s’endort, il se réveille citoyen d’une nou- Axelrod et Keohane, 1986). Le professeur van Winkle
velle république ! Héros d’un conte de l’écrivain amé- est par ailleurs rompu à la théorie néomarxiste de la
ricain Washington Irving, Rip van Winkle est devenu un dépendance (Frank, 1969) et de son descendant : l’ap-
personnage mythique, qui n’a jamais cessé d’étonner. proche « système-monde » (Wallerstein, 1985).
On dit de lui qu’il est la pierre de Rosette de la méde- Maîtrisant parfaitement son champ de spécialisa-
cine moderne, car nul n’est parvenu à trouver la cause tion et sécurisé par sa nouvelle permanence, le pro-
de ses longs assoupissements qui reviennent épisodi- fesseur van Winkle se sait toutefois en porte-à-faux
quement… par rapport au consensus (Banks, 1985) selon lequel
Juillet 2006. Après encore un autre sommeil coma- la théorie des relations internationales ne serait
teux de vingt ans, Rip van Winkle se réveille enfin. qu’un triptyque constitué du réalisme, du pluralisme
En rouvrant les yeux, il se remémore ce qu’il faisait la (c.-à-d. le libéralisme) et du structuralisme (c.-à-d. le
veille… le 30 juillet 1986 ! marxisme). Le conservatisme inhérent à la plupart des
Professeur en théories des relations internatio- théories en Relations internationales le préoccupe, tout
nales, il vient tout juste d’obtenir sa permanence. Il est comme cette assertion d’un éminent spécialiste amé-
bien au fait des derniers développements dans son ricain à savoir que « la théorie des relations interna-
champ de spécialisation. Il a assimilé la transformation tionales ne peut rien nous apprendre de plus que ce
que Thucydide et ses compatriotes du Ve siècle av. J.-C.
Copyright 2010. Athna.

du réalisme classique en théorie néoréaliste (Waltz,


1979). Il est également au courant des efforts déployés connaissaient du comportement des États » (Gilpin,
pour répondre à cette entreprise de Kenneth Waltz et 1981 : 211 et 227). Fasciné par de récentes critiques de

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AN: 3128645 ; Alex Macleod, Dan O'Meara.; Thories des relations internationales : Contestations et rsistances
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Chapitre 24

la théorie réaliste (Cox, 1981 et 1983 ; Ashley, 1984), le – néogramscienne versus poststructuraliste – des dis-
professeur van Winkle a décidé de les inclure dans son cours français d’(in)sécurité dans la construction de
cours pour la session 1986-1987. l’Afrique. Le second, lui, se propose d’entreprendre une
Il savait clairement ce qu’il lui restait à compléter analyse féministe postcoloniale du marché de l’emploi
pour son plan de cours, mais ne parvenait pas à se rap- atypique au sein de l’Union européenne. Le professeur
peler ni comment ni pourquoi il avait bien pu atterrir van Winkle ne saisit pas un traître mot de ce que ces
sur ce lit d’hôpital. Il en était à ces réflexions lorsque deux doctorants baragouinent. Pis encore, il reste inter-
son médecin fit irruption dans sa chambre, lui annon- loqué à la lecture de leurs bibliographies : il n’a jamais
çant que sa vie venait d’être ponctuée d’un nouvel entendu parler de ces publications dont la référence
intermède de deux décennies. commence systématiquement par des syllabes non
intelligibles – http:// et aussi www – suivies d’un cha-
Avec fébrilité, il entreprit de découvrir ce qu’il était rabia indécodable. Intellectuel ouvert d’esprit et avide
advenu du monde qui l’entourait. Il fut sous le choc de découvertes, van Winkle s’enquit auprès d’un col-
d’apprendre que l’Union soviétique avait disparu et lègue de quoi il retournait. Après avoir été initié à la
que la guerre froide n’était plus qu’un vague souvenir navigation Internet, il se rendit sur le site Web d’ama-
chez la nouvelle génération. Par contre, tout le monde zon.com à la recherche des plus récents ouvrages en
avait sur les lèvres le mot « mondialisation ». La Chine théorie des relations internationales.
« rouge » trônait désormais au rang de seconde éco-
nomie mondiale, affichant la croissance la plus rapide, Il fut soufflé de voir que le somnolent et ô com-
elle avait conquis le titre de plus important partenaire bien prévisible champ des Relations internationales
commercial des États-Unis et, qui plus est, était devenue si longtemps assiégé par trois paradigmes dominants
son principal créancier ! Les États-Unis, eux, avaient avait finalement abaissé une kyrielle de ponts-levis !
envahi un ancien allié stratégique, et n’arrivaient pas à Les livres de théories des relations internationales
se dépêtrer d’une guerre interminable. Rare chose qui fourmillaient d’articles présentant des approches tota-
n’ait changé dans la vie de van Winkle : l’obligation de lement inconnues en 1986 : constructivisme, poststruc-
préparer son plan de cours à temps pour le début de turalisme, féminisme, Théorie critique, théorie néo-
l’année universitaire. gramscienne, sociologie historique, études critiques
de la sécurité, néostructuralisme, théorie postcoloniale,
Passant au crible la bibliothèque pour voir comment économie politique internationale, théorie normative,
les théoriciens des relations internationales avaient études critiques géopolitiques, théorie du chaos, théo-
« répondu » à ce monde mis sens dessus dessous pen- rie verte, et la liste continuait… En fait, il dénicha plus
dant qu’il dormait, il fut abasourdi par ce qu’il apprit : de recensions sur les théories des relations internatio-
d’éminents auteurs prétendaient que la fin de la guerre nales que pourrait en lire un professeur zélé. Plusieurs
froide n’avait rien changé dans la logique générale de de ces titres en étaient même à une énième édition
fonctionnement de la politique internationale (Waltz, (Dougherty et Pfaltzgraf, 2001 ; Viotti et Kauppi, 2005 ;
2000). Un récent ouvrage portant sur les Relations Burchill et al., 2005 ; Baylis et Smith, 2005).
internationales (Viotti et Kauppi, 1999) amena le pro-
Enthousiasmé et intellectuellement requinqué,
fesseur van Winkle à comprendre que le réalisme, le
notre professeur inclut ces nouvelles approches dans
pluralisme et le structuralisme (ce dernier désormais
son cours, où il prêcha le credo postpositiviste avec la
appelé globalisme) étaient encore les principaux cou-
ferveur d’un nouveau converti. Au fur et à mesure que
rants de pensée en théorie des relations internatio-
la session avançait, il se rendit compte cependant que
nales et que les revues scientifiques étaient, elles aussi,
plusieurs étudiants devenaient de plus en plus perdus
toujours dominées par des approches qui lui étaient on
– lorsqu’ils n’étaient pas exaspérés ! – du fait de cette
ne peut plus familières il y a vingt ans.
profusion de théories, dont les approches, les hypo-
 Il trouvait rassurant, en quelque sorte, de constater thèses, les méthodes, les conclusions et les prétentions
▲ le peu de changement dans la discipline car, avec ses sont en compétition, sinon en contradiction les unes
« nouveaux » vingt ans de plus qui lui laissaient moins par rapport aux autres. Lors d’un exposé particulière-
d’énergie que par le passé, il pouvait s’offrir un rac- ment ardu portant sur la différence entre les variantes
courci dans la préparation de son plan de cours en uti- poststructuraliste et postcoloniale de l’approche fémi-
lisant celui qu’il avait amorcé en 1986. niste en Relations internationales, une étudiante récolta
Mais voilà qu’il rencontre les deux étudiants au un tonnerre d’applaudissements lorsqu’elle mit au défi
doctorat qui viennent de lui être assignés. Le premier le professeur van Winkle de répondre à la question qui
annonce son intention de faire une étude comparative brûlait les lèvres de tous : « Ces théories diffèrent à ce

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Comment évaluer et comparer les théories

point les uns des autres et s’opposent tant entre elles chain cours ; et, en bon moderniste non repenti, il s’at-
qu’il me semble qu’en choisir une relève uniquement tela à la tâche usant du « je »*.
de la subjectivité, de l’arbitraire. Comment puis-je éta- * NDÉ : L’analyse du professeur van Winkle nous ayant paru
blir qu’une est meilleure et plus valable qu’une autre ? » des plus judicieuses, nous avons décidé de publier son texte
tel qu’il l’a lui-même rédigé. Nous avons choisi d’y ajouter
En professeur appliqué, Rip van Winkle répondit des renvois à notre ouvrage afin de le rendre encore plus
qu’il allait rédiger sa réponse et la distribuer au pro- congru. Ces renvois apparaissent entre crochets.

Chers étudiants, sur une coupure nette entre « faits » et « valeurs », en


En réponse aux fort pertinentes questions que vous prétendant à l’« objectivité » des sciences sociales.
m’avez posées lors du dernier cours, voici la plus brève Bien que longtemps contesté par les philosophes
( !) explication que je puisse faire pour vous permettre des sciences, l’empirisme a dominé la théorie des
de vous retrouver dans ce fouillis d’étiquettes qui, à relations internationales pendant plus de 30 ans.
juste titre, vous semble un micmac indéchiffrable. Deux remises en question majeures de l’empirisme
en Relations internationales se sont fait jour dans
Des réponses émergeant du champ
les années 1970 et 1980. La première émanait de la
Les spécialistes ne s’entendent pas sur la façon de très influente révision du réalisme classique faite par
comparer et d’évaluer les théories des relations inter- Waltz. Insistant sur le fait que la théorie ne peut ni ne
nationales, ni même s’il est possible de le faire. Les doit refléter la réalité, le manifeste néoréaliste de Waltz
réponses oscillent entre trois pôles. En fait, deux affirmait que toute entreprise théorique ne repose
d’entre eux sont solidement campés à l’opposé l’un que sur un modèle purement abstrait, « modèle qu’on
de l’autre – les certitudes de l’empirisme et les doutes sait faux en tant qu’énoncé descriptif » (Waltz, 1979 :
du relativisme –, tandis qu’un troisième, l’instrumen- 89). Rejetant toute critique qui affirme que sa théorie
talisme (parfois nommé pragmatisme), loge quelque ne correspondait pas avec le monde réel de la poli-
part entre ces deux pôles. tique internationale, Waltz maintient que, puisqu’elle
La vision empiriste se trouve résumée dans le texte n’est qu’artifice, « la théorie ne peut correspondre
fondateur de la théorie des relations internationales : parfaitement ni aux faits ni aux événements qu’elle
la meilleure théorie est celle qui saisit le monde « tel cherche à expliquer […], croire que dresser la liste
qu’il est réellement […] indépendamment de nos pré- des omissions [empiriques] d’une théorie constitue
férences (Morgenthau, 1967 [1948] : 4)1. Pour com- une critique valable de ladite théorie est, en fait, une
parer des théories rivales, l’empirisme se demande “mécompréhension” de l’entreprise théorique » [mes
laquelle est la plus conforme « aux faits » de la poli- italiques] (Waltz, 1995 : 75).
tique internationale dans « le monde réel », et insiste Ce qui nous amène à la manière instrumentaliste
par laquelle les tenants de la vaste synthèse américaine
1. La position empiriste défendue par Morgenthau dans son « néo-néo » issue de la méthode waltzienne auraient
Politics Among Nations, où il présente les « six principes du répondu à la question soulevée par votre consœur : ▲
réalisme politique » (1967 [1948] : 4) diffère de la position
plus nuancée qu’il prit pour défendre le pragmatisme, deux la meilleure théorie est celle qui explique et qui prédit 
ans plus tôt, dans son ouvrage intitulé Scientific Man vs. le plus précisément (Waltz, 1979 ; Moravcsik, 2003).
Power Politics – étude davantage orientée sur les questions Et, pour ces approches « néo-néo », c’est grâce aux
d’épistémologie. Cependant, ce sont plutôt les principes modèles théoriques abstraits et rationalistes qu’on
théoriques empiristes de Politics Among Nations de même
que la prétention de son auteur voulant qu’il existe une parvient le plus efficacement à expliquer et à prédire
science des relations internationales qui ont marqué la plu- des réalités complexes.
part des récits sur l’évolution de ce champ.

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Chapitre 24

Toutefois, les adeptes d’une attitude instrumen- à partir d’idées communes que partagent des gens
taliste – à l’instar des empiristes – estiment que le à propos d’eux-mêmes et des autres. Ainsi, chaque
moyen ultime pour établir la validité d’une théorie, groupe d’acteurs sociaux construit, pour lui-même,
c’est le test empirique, et donc que, en dernier ressort, une « réalité » unique. Ces différentes « réalités » ne
explication et prédiction doivent être validées par les peuvent être comprises de l’extérieur. Il est nécessaire
« faits » (Waltz, 1979 : 13 ; Moravcsik, 1997 et 2003). d’entrer dans le processus de raisonnement déve-
Si l’utilisation instrumentaliste des modèles abs- loppé par ces groupes d’acteurs sociaux, et de percer
traits par les approches « néo-néo » donne l’impres- la signification qu’ils donnent à « leurs faits ». Vue
sion qu’elles ont échappé à la prétention empiriste de l’intérieur, chaque série de faits sociaux qui for-
d’énoncer une « vérité en tant que correspondance » gent une réalité distincte peut donc être considérée
[voir le chapitre 1, p. 8], elle ne fait, en fin de compte, comme valable.
que reporter le moment où resurgit cette exigence de La version jusqu’au-boutiste de cette argumen-
Morgenthau : que la théorie explique le monde « tel tation est celle du relativisme. Tel que l’illustrent
qu’il est vraiment ». Alors, cette réponse instrumen- quelques variantes du poststructuralisme, le rela-
taliste à la question de comment évaluer une théorie tivisme refuse l’idée qu’une façon d’analyser le
repose sur l’empirisme de deux façons : monde puisse être jugée supérieure à une autre : « Le
• « les faits » sont les arbitres de la validité d’une poststructuralisme suggère que toutes les interpré-
théorie ; tations doivent être vues comme socialement utiles,
• ces « faits » demeurent non « problématisés », puisqu’elles ne visent qu’à faciliter la compréhension
c’est-à-dire qu’ils sont perçus comme ayant une de notre monde » [mes italiques] (Boisvert, 1998 :
existence indépendante et objective, non pol- 187). De l’avis des relativistes, les théories ne peuvent
luée par la théorie ou les valeurs du chercheur. donc être ni évaluées ni comparées (Neufeld, 1993 :
64-79). Tout ce qu’il nous est permis de faire est de
La seconde objection majeure faite contre l’em-
déconstruire les joutes rhétoriques qui sous-tendent
pirisme critique la notion de « faits ». Au cœur des
chaque théorie. Les débats théoriques en Relations
débats en Relations internationales depuis les années
internationales ne sont qu’un dialogue de sourds
1980 se trouvait la remise en question de la validité de
entre ce que Michel Foucault nomme des « régimes
notions telles que les « faits » et la « réalité ». Maintes
de vérité ».
approches alléguaient que les « faits » de la vie en
société n’existent pas et ne peuvent exister objective- Bon, je vous vois d’ici lever les bras pour protes-
ment ni indépendamment de la théorie, car chaque ter et me dire que tout cela, eh bien, c’est n’importe
théorie produit (ou « construit ») ses propres faits. Cela quoi ! Plusieurs d’entre vous m’ont même déjà dit
signifie que les données qui, pour telle approche, que les débats en théorie des relations internationales
constituent les « faits sociaux » importants peuvent semblent être une stratégie pour permettre aux cher-
être jugées hors de propos par telle autre approche cheurs de se créer des emplois, et permettre aux pro-
(p. ex. : la composition organique du capital et le taux fesseurs de décrocher des subventions de recherche
de profit représentent des « faits » clés pour la plu- pour eux et leurs chouchous !

▲ part des marxistes, mais sont tout bonnement igno- Bien que compréhensible, ce cynisme manque sa
rés des réalistes.) Par conséquent, les « faits sociaux » cible. L’argument antifondationnaliste [voir le cha-
retenus par une théorie ne peuvent être comparés à pitre 1] selon lequel les théories ne peuvent être éva-
ceux d’une autre théorie, puisque chaque approche se luées par une seule méthode objective et universelle
réfère à une « réalité » complètement différente. Plus ayant reçu l’assentiment général est certes plausible.
encore, dans le monde social – par opposition, ici, Mais on peut tout de même établir des bases à partir
au monde de la nature –, la « réalité » est construite desquelles il serait possible de les comparer et de les

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Comment évaluer et comparer les théories

évaluer, afin d’en arriver à des conclusions raisonnées • La charge et la pression estimées sur la structure
nous autorisant à déterminer quelles théories sont les supporteront-elles une secousse tellurique attei-
plus adéquates, et en vertu de quoi elles le sont. gnant 8,5 sur l’échelle de Richter ?
De l’usage d’une grille comparative • Le budget anticipé s’élève à combien ? et quels
sont les coûts vraisemblablement cachés de
Je vous propose une méthode fort efficace pour com-
façon délibérée ?
parer les théories : le recours à une analogie. Supposez
que vous êtes maire d’une mégapole qui vient d’être En quoi ces critères fictifs d’évaluation liés à l’uni-
secouée par un séisme destructeur. Le gouvernement vers du design s’appliquent-ils aux théories des rela-
a mis à la disposition de votre ville un fonds pour la tions internationales ? J’estime qu’on peut, efficace-
construction d’un complexe qui abritera l’ensemble ment, comparer et évaluer ces théories en s’appuyant
des services municipaux. L’étendue des dégâts est telle sur quatre critères qui correspondent aux quatre exi-
qu’elle offre la possibilité d’ériger ce complexe n’im- gences d’appréciation établies par notre maire (voir
porte où sur le territoire. l’encadré [24.1] :
Vous lancez alors un concours international pour 1. Le projet intellectuel de chacune des théories
le design de ce complexe. Dix firmes d’architectes de (en quoi la forme du complexe s’arrime-t-elle à
renommée soumettent un plan détaillé ainsi qu’un sa fonction ?).
modèle à l’échelle. Chacune des propositions diffère 2. Le contexte historique et intellectuel de chaque
considérablement l’une de l’autre sur le plan de la théorie (quelles sont les conditions géologiques
grandeur, de l’emplacement, de l’apparence et des et environnementales du terrain ?).
coûts. Laquelle choisirez-vous ? 3. La cohérence et l’intégrité internes de la théorie
Un de ces projets vous séduit davantage que les (la charge et la pression potentielles sur la struc-
autres par sa somptuosité. Vous imaginez déjà les ture assurent-elles une résistance).
revenus et le prestige qu’une telle splendeur appor- 4. L’armature normative de la théorie (qu’en est-il
tera à votre ville, car les hordes de touristes afflueront du budget annoncé et des coûts cachés ? et, le
de partout pour admirer ce chef-d’œuvre. Mais un plus important, qui paiera la facture et les dépas-
ingénieur en bâtiment vous transmet un article2 sur sements budgétaires et de quelle manière ?).
l’écroulement du World Trade Center le 11 septembre
Examiner chaque théorie à l’aune de ces quatre
2001. Vous y apprenez que ce qui a amené, ultime-
critères nous permet non seulement de saisir ce que
ment, l’écroulement des tours jumelles est imputable
chaque approche prétend savoir, mais aussi de décou-
davantage à une erreur architecturale qu’au choc et à
vrir comment chacune d’elles en arrive à ces préten-
l’explosion des deux avions.
tions, et d’identifier les postulats culturels et intellec-
Vous vous rendez compte que le critère esthétique tuels sous-entendus ainsi que les visions du monde
doit être écarté de la sélection jusqu’à ce qu’il soit éta- qui sous-tendent ce qu’ils affirment être la vérité. Une
bli que les projets remplissent quatre conditions : fois qu’on a compris la structure particulière et le mode
• La forme proposée correspond-elle aux fonc- de raisonnement de chaque théorie, on est mieux à
tions prédéfinies ? même d’évaluer les mérites de chacune en fonction ▲
de la vision du monde qu’elle véhicule et des actions 
• Les conditions géologiques et environnemen-
tales de chaque emplacement suggéré ont-elles qu’elle prescrit. Il nous est alors possible de voir les
des répercussions sur la forme proposée et avantages que nous pouvons tirer en adoptant une
affectent-elles les deux critères suivants ? approche plutôt qu’une autre.

2. « The Collapse of the World Trade Center », The New Yorker,


19 novembre 2001.

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Chapitre 24

Encadré [24.1]
Grille pour une évaluation comparative des théories des relations internationales
(l’analogie architecturale)

1. Le projet intellectuel (la fonction et la forme) 3.1.3 Individualiste ou holiste ?


1.1 L’objet d’analyse 3.1.4 Agence/structure
1.2 Le programme de recherche 3.2 Cohérence épistémologique
1.3 Le cadre conceptuel 3.2.1 Explicative ou constitutive ?
1.4 Le(s) thèse(s) principale(s) 3.2.2 Fondationnaliste ou antifondationnaliste ?
1.4.1 Les variantes de l’approche en question 3.2.3 Niveau d’analyse – « première image » (les
2. Le contexte de l’émergence et de l’évolution de l’approche acteurs individuels), « deuxième image » (l’État)
(les conditions géologiques du terrain) ou « troisième image » (le système) ?

2.1 La conjoncture historique 3.2.4 Preuve ou mode de démonstration ?

2.2 Le contexte intellectuel (racines, débats et réseaux) 3.2.5 Méthodologie et cadre de référence

3. L’intégrité théorique interne (cohérence et intégrité des fon­ 3.3  La normativité (qui paie les coûts – prévus, imprévus
dements et des aspects porteurs de la charge structurelle) et cachés – de construction ?)

3.1 Cohérence ontologique 3.3.1 Implicite, explicite ou à problématiser ?

3.1.1 Fondements ontologiques de la science sociale : 3.3.2 Quelle(s) valeur(s) ?


matérialiste ou idéaliste ? 3.3.3 Qui compose la communauté ? Quels acteurs,
3.1.2 L’ontologie en tant que champ conceptuel quel(s) type(s) de comportement ?

3.1.2.1 En quoi consistent les relations interna­ 3.3.4 La méthode de qui ? Un parti unique ou le
tionales ? pluralisme ?

3.1.2.2 Quelles sont les unités de base de ce 3.3.5 Statu quo, ouverte au changement ou en faveur
champ ? Quelle est la nature de ces d’une transformation ?
unités et quelles en sont les propriétés ? 3.3.6 Effets disciplinaires ?
3.1.2.3 Quelle est la dynamique de l’action 4. L’assemblage des éléments – la synergie théorique
réciproque de ces unités ?

1. Le projet intellectuel global (comment étiquette commune, « théorie des relations interna-
la forme s’arrime à la fonction) tionales », le large éventail de théories examine, en
Ce premier critère de comparaison couvre, en fait, les fait, des choses fort différentes. Le réalisme et le néo-
quatre éléments de base de chaque approche théo- réalisme se limitent à un unique enjeu : les conditions
rique, à savoir : qui déclenchent ou évitent une guerre entre deux
1. son objet d’analyse ; États souverains. Le libéralisme classique explore les
 2. son programme de recherche ; conditions susceptibles d’éviter une guerre interéta-
▲ tique ou d’en restreindre l’incidence, voire d’y mettre
3. son cadre conceptuel ;
un terme. L’institutionnalisme néolibéral élargit cette
4. ses thèses principales. définition réaliste de la politique internationale – la
1.1 L’objet d’analyse lutte des États pour la puissance et la paix – afin d’y
Toute théorie en Relations internationales cherche à inclure la lutte des États pour la richesse. Plus encore,
saisir le champ de l’action humaine communément il se demande comment la coopération entre États
appelé les « relations internationales ». En dépit d’une rivaux est chose possible dans un système anarchique.

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Comment évaluer et comparer les théories

Le marxisme d’obédience néogramscienne, pour ses propres concepts et définit la terminologie qu’elle
sa part, explore la production, la reproduction et le utilise. C’est ce qui constitue le cadre conceptuel
déclin des ordres hégémoniques globaux. Chez les unique à chaque approche. Conséquemment, tant
constructivistes, on analyse le processus de construc- les origines que les postulats sous-jacents ainsi que
tion sociale d’un large spectre de facettes des rela- la fonction analytique du cadre conceptuel diffèrent
tions extraterritoriales. Enfin, les théories féministes d’une théorie à l’autre. Malgré qu’elles utilisent, pour
en Relations internationales révèlent les relations de la plupart, les mêmes termes – État, système interna-
genre inhérentes aux relations de pouvoir – relations tional, anarchie, sécurité, intérêt, puissance – chacune
qui embrassent non seulement tous les aspects des des théories leur donne une signification parfois très
relations extraterritoriales, mais aussi la discipline des différente.
Relations internationales elle-même. [Les concepts clés ainsi que le cadre conceptuel
1.2 Le programme de recherche de plusieurs théories en compétition l’une l’autre
Le ou les objets d’analyse respectifs de chaque théo- sont décortiqués dans le présent ouvrage (voir dans
rie se trouvent dévoilés par la question principale à chaque chapitre l’encadré intitulé Concepts clés…)]. Il
laquelle elle tente de répondre. Et chaque approche est possible de préciser le sens qu’une approche donne
a son propre programme de recherche pour étudier à un concept, et d’identifier le rôle qu’il tient dans la
cette question. Par exemple, le réalisme classique logique théorique globale de ladite approche. Lorsque
explore le lien entre, d’un côté, l’établissement d’une appliqué à l’objet particulier d’analyse d’une théorie
équilibre des puissances et, de l’autre, l’absence de (tel que circonscrit par le projet de recherche qui lui
guerres de grande envergure, tandis que le libéralisme est inhérent), le cadre conceptuel est censé déboucher
classique se penche, lui, sur la façon dont les organi- sur les thèses principales défendues par l’approche.
sations internationales – de même que le commerce
1.4 Thèses principales et « grandes idées »
international ou les normes formelles de sécurité col-
lective – œuvrent à prévenir la guerre. Pour leur part, Toute théorie présente une ou plusieurs « grandes
le néoréalisme et l’institutionnalisme néolibéral exa- idées » (thèses ou affirmations). À titre d’exemple, la
minent, tous deux, les effets structurants de l’anarchie notion marxiste conventionnelle de l’impérialisme
internationale, toutefois chacun les aborde sous un affirme que la cause première des guerres interéta-
angle légèrement différent. Les néoréalistes focali- tiques réside dans la logique de l’accumulation du
sent sur l’effet qu’a l’inégale répartition des capacités capital. Le réalisme classique estime que la cause des
entre les États sur l’issue des conflits interétatiques. guerres tient soit à la nature humaine (Morgenthau),
Les néolibéraux s’attardent plutôt sur le rôle joué par soit à la logique de l’anarchie internationale (Aron).
les régimes internationaux et les institutions interna- Les néoréalistes tels que Gilpin et Mearsheimer par-
tionales dans l’ensemble des rapports entre États. Les tagent la vision d’Aron sur les causes principales des
constructivistes ont, quant à eux, lancé un ambitieux conflits armés entre États. En étudiant la même ques-
chantier : étudier la myriade de façons dont les signi- tion, le néolibéralisme, tout en se servant d’un cadre
fications partagées définissent tant les conflits que conceptuel et de méthodes similaires que le néoréa-
notre compréhension de la politique internationale. lisme, arrive à une conclusion opposée : la logique de ▲
l’anarchie conduit souvent à la coopération interéta- 
Je pourrais continuer pour chacune des théories,
tique et, à cet égard, les institutions internationales
mais je pense que vous devez déjà bien saisir l’idée
occupent, à l’échelle mondiale, un rôle d’acteurs quasi
[voir les annexes, p. 539-579].
autonomes. Mettant l’accent sur des objets d’analyse
1.3 Cadre conceptuel très différents et déployant un cadre conceptuel radi-
Pour étudier son objet particulier d’analyse et pour- calement distinct, le poststructuralisme postule que
suivre son projet de recherche, toute théorie élabore les rapports de domination et de gouvernementalité

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Chapitre 24

en politique internationale consistent, essentielle- maire doit aussi prendre en considération les condi-
ment, en des discours d’altérité, et que la discipline tions géologiques et environnementales des terrains
des Relations internationales joue un rôle central où les architectes proposent d’ériger leur structure. Le
dans la reproduction des relations d’inclusion et d’ex- sous-sol contient-il des veines d’eau, voire des nappes
clusion. phréatiques susceptibles d’éroder les fondements de
Les différences considérables entre les « grandes l’édifice ? quelle quantité de terre devra être excavée ?
idées » avancées par chaque théorie ont un impact la géomorphologie des terrains et les composantes du
réel à la fois sur l’analyse et sur la pratique de la poli- sol assureront-elles une résistance en cas de secousses
tique internationale (voir la section 3.3). Pour saisir sismiques ? la résistance des matériaux et de la struc-
ces distinctions, il nous faut explorer les variantes ture globale permet-elle une réponse satisfaisante
et sous-variantes de chaque approche (p. ex. : les au stress que génèrent les vents dominants et autres
variantes dites « offensive », « défensive » et « néo- conditions climatiques locales ?
classique » du réalisme). Identifier les objets d’ana- Le contexte (historique ou intellectuel) joue, dans
lyse, les cadres conceptuels, les « grandes idées » et les l’émergence et le développement de toute théorie,
variantes de chaque approche théorique nous ouvre un rôle tout aussi crucial que celui que jouent les
deux avenues : conditions géologiques et environnementales dans
• évaluer dans quelle mesure le cadre concep- le développement d’un projet immobilier. Faire fi
tuel (la forme) nous permet de clarifier l’objet du contexte, traiter les idées comme si elles n’avaient
d’analyse particulier (la fonction) de l’approche aucun lien avec les contextes historique et intellectuel
étudiée ; et desquels elles émergent, équivaudrait à dessiner les
plans d’architecture d’un immeuble sans considéra-
• examiner en quoi les thèses particulières de
tion aucune des effets qu’auront les conditions géo-
chaque théorie correspondent – et jusqu’à quel
logiques et environnementales sur les éléments de sa
point – à son propre objet d’analyse et à son
structure.
cadre conceptuel.
Nombre d’ouvrages faisant un tour d’horizon des 2.1 La conjoncture historique
théories en Relations internationales se limitent à cet Ceux qui enseignent les théories des relations inter-
exercice – si même ils s’aventurent si loin. Pis encore, nationales ou écrivent sur le sujet vivent tous au sein
étant donné le caractère tendancieux des débats théo- d’une société et d’une culture particulières, et font
riques en Relations internationales, les détracteurs face aux enjeux de leur époque. Ainsi, les travaux
de telle ou telle approche, souvent, ne parviennent de théorie politique devraient être vus « comme des
pas à comprendre les théories qu’ils critiquent, ou interventions délibérées dans le champ du politique.
confondent les différences entre les variantes d’une Leurs auteurs sont des acteurs politiques dont les
approche. Il n’est pas non plus inusité qu’un adepte mots, comme le disait Wittgenstein, sont aussi des
d’une approche confonde les concepts et les argu- actions » (Thomas, 2005 : 48). Depuis Thucydide, les
ments de plusieurs approches3. écrits de tous les penseurs qui ont le plus influencé
 l’évolution des différentes théories en Relations
2. Les contextes historique et intellectuel
internationales sont teintés de la situation sociale (et
(les conditions géologiques

personnelle) et des préjugés culturels de l’époque de
et environnementales de l’emplacement)
laquelle ils émergent (voir l’encadré 24.2).
En évaluant laquelle des maquettes soumises répond
Comprendre les grands enjeux politiques, sociaux,
le plus adéquatement aux besoins de sa ville, notre
économiques et culturels de la période historique
3. Par exemple, les propos de Mearsheimer (1994/5) sur « la dans laquelle est apparue pour la première fois telle et
théorie critique ». Voir la réplique de Wendt (1995). telle théorie nous offre trois outils analytiques :

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Comment évaluer et comparer les théories

Encadré [24.2]
Quelques grands penseurs des relations internationales et leur conjoncture historique

Dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, Thucydide des politiques mercantiles mises de l’avant par le comte de
(460-385 av. J.-C.), général athénien en disgrâce et que l’on Shaftesbury, cet ouvrage de Locke répondait aux pressions
dit être le premier historien du monde occidental, cherche de la classe marchande d’Angleterre, dont la domination
à se faire valoir et à comprendre la défaite d’Athènes contre allait croissante. Il démontrait, par ailleurs, le rôle capital que
Sparte, dans ce long affrontement qui opposa les deux cités jouaient les colonies britanniques en Amérique dans la pros­
pendant plus d’un quart de siècle (431-404 av. J.-C.). périté du royaume anglais.
Nicolas Machiavel (1469-1527), considéré comme le fonda­ Le déisme universel d’Emmanuel Kant (1724-1804) – tout
teur de la science politique moderne, a rédigé son œuvre comme son « projet de paix perpétuelle » – émane de sa cer­
maîtresse, Le Prince, à la manière d’un vibrant appel à repous­ titude que l’obstacle principal à la construction d’une société
ser des frontières italiennes les envahisseurs « barbares » (les humaine décente tient à l’état de guerre quasi perpétuel
Français). Cet écrit se voulait une feuille de route pour instruire caractéristique de l’Europe du XVIIIe siècle, et que ce sont les
l’autorité en place sur le mode de gouvernance le plus apte à structures de pouvoir dynastique et religieux qui engendrent
le maintenir au pouvoir (la realpolitik) en même temps qu’une de telles guerres.
tentative non déguisée de l’auteur de réintégrer son ancienne Mieux connu sous le surnom de Lénine, Vladimir Ilitch
fonction de secrétaire de Florence et de retrouver grâce Oulianov (1870-1924) fut le chef d’une importante faction
auprès des Médicis, alors à la tête de la cité-État. socialiste russe ainsi qu’un penseur et stratège marxiste clé
Précepteur de l’héritier (en exil) du trône d’Angleterre durant du début du XXe siècle. Son opuscule L’impérialisme, stade
une partie de la guerre civile anglaise (1642-1651), Thomas suprême du capitalisme était rien de moins qu’une tentative
Hobbes (1588-1679) fut le premier à traduire les écrits de d’expliquer la trahison, en 1914, de l’internationalisme pro­
Thucydide en anglais. Son énoncé de « la guerre de chacun létarien par tous les partis socialistes d’Europe, et de réfuter
contre chacun » dans un « état de nature » anarchique (Hobbes, l’argument voulant que la ferveur nationaliste brandie par la
1971 [1651] : 124) légitimait l’idée que presque toute forme majorité des travailleurs européens donnait tort au marxisme
d’autorité est préférable à l’anarchie. Cette réflexion s’inspirait sur son analyse de classe du capitalisme.
du chaos social, moral et économique dans lequel baignait Des « mises en contexte » semblables pourraient être faites
une vaste partie de l’Europe en raison de la guerre de Trente pour tous les théoriciens dont les idées ont façonné l’évolu­
Ans (1618-1648) et de la guerre civile en Angleterre. tion de la théorie en Relations internationales. Pour n’en citer
Revisitant les préoccupations de Hobbes quant à l’ordre poli­ que quelques-uns : Jean-Jacques Rousseau [1712-1778],
tique, John Locke (1632-1704) cherchait par son Traité du Adam Smith [1723-1790], Jeremy Bentham [1748-1832], Carl
gouvernement civil à se distancier de son ancien patron alors von Clausewitz (1780-1831), Karl Marx [1818-1883], Friedrich
en disgrâce, lord Ashley, comte de Shaftesbury (chancelier Nietzsche [1844-1900], Max Weber [1864-1920], Antonio
de Charles II de 1661 à 1673, lord Ashley fut à ce titre chef Gramsci [1891-1937], Edward Hallett Carr [1892-1982], Hans
du gouvernement anglais). En plaidant pour une modification J. Morgenthau [1904-1979], Michel Foucault [1926-1984].

• évaluer l’évolution de la théorie en question ; À titre d’exemple, prenons le cas du réalisme et de


• réfléchir sur la manière dont les enjeux poli- la théorie de la dépendance.

tiques passés font encore entendre leur écho La théorie réaliste a pris racine et s’est systéma- 
de nos jours et façonnent l’époque actuelle tisée dans l’Amérique d’après-guerre. Délaissant
(« la tradition de toutes les générations mortes une culture politique isolationniste profondément
pèse comme un cauchemar sur le cerveau des ancrée, des membres influents de l’élite politique
vivants » (Marx, 1984 [1852] : 69) ; états-unienne étaient en quête d’une vision du
• examiner si ces enjeux passés demeurent perti- monde adéquate pour la toute nouvelle position de
nents à notre époque et, si oui, en quoi ils le sont. superpuissance mondiale des États-Unis (Rothkopf,

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Chapitre 24

2005 : 32-60 ; Leffler, 1992). L’attrait analytique du rels changent, le contenu des théories change-t-il ou
réalisme, cependant, était en train de s’amenuiser en devrait-il lui aussi changer4 ?
raison du déclin relatif de l’hégémonie américaine
2.2 Le contexte intellectuel :
perçue durant les années 1970. Ainsi, la voie s’ouvrait racines, réseaux et débats
à l’émergence d’abord du transnationalisme, puis du
Parce qu’issue d’une conjoncture politico-historique
néoréalisme et du néolibéralisme [voir les chapitres
particulière, toute théorie est soumise à son propre
5, 7 et 8]. Après la guerre froide, et particulièrement
code génétique intellectuel. Et tout auteur en Relations
depuis le 11 septembre 2001, la pertinence tant du
internationales interroge une littérature particulière,
réalisme et que de la vision stato-centrée professée
devient partie prenante à des débats intellectuels et
par le néoréalisme et le néolibéralisme a fait l’objet
enjeux, est influencé par certains types d’écrits, publie
de débats importants aux États-Unis (Meyer, 2003 ;
dans telles revues plutôt que telles autres, et véhicule
Goldberg, 2005 ; Mearsheimer, 2005 ; Layne, 2006a).
les hypothèses et préjugés de sa propre culture. Tout
Quant à la théorie néomarxiste de la dépendance,
cela constitue des facteurs clés dans l’évaluation com-
son évaluation doit s’amorcer en rappelant quatre
parative des théories (voir l’encadré [24.3]).
éléments historiques majeurs de la décennie 1956-
1966. Le premier est la multiplication des fissures Tracer la généalogie d’une théorie permet de sou-
dans le mouvement communiste à l’échelle mondiale lever trois importantes questions.
qui a suivi la dénonciation des crimes de Staline par La première a trait à la validité de l’interprétation
Khrouchtchev et l’invasion soviétique de la Hongrie faite des textes classiques par chaque théorie. On
en 1956 [voir le chapitre 10]. Se greffa à ce tableau peu pourrait, par exemple, démontrer que les réalistes
après le second élément : la révolution cubaine, qui hobbesiens ne tiennent pas compte des conclusions
amena de nombreux intellectuels de gauche à rejeter que Hobbes a lui-même tirées de son analyse sur
l’adhésion servile à la ligne politique dictée soit par l’homme dans un état de nature, c’est-à-dire que tout
Moscou, soit par Beijing. Troisième élément, l’échec homme de raison choisit de se soumettre à l’autorité
patent des États du Tiers monde nouvellement sou- plutôt que de vivre dans un état d’anarchie. Appliquer
verains à générer une croissance économique notable ce raisonnement hobbesien au système international
a suscité un intérêt pour une compréhension plus
4. Les théories « stratégiques » de la mouvance (néo)réaliste
approfondie du sous-développement. Et, quatrième qui ont influencé les politiques d’État au cours de la guerre
élément, la popularité croissante de la théorie de la froide ont échoué tant à anticiper qu’à rendre compte de
dépendance dans les années 1960 et 1970 s’explique la fin soudaine de cette confrontation présumément fatale.
Contrairement au principe directeur des théories réaliste et
par l’opposition mondiale aux guerres que livraient
néoréaliste (tout État serait obsédé par sa survie), l’Union
les États-Unis en Indochine et par le phénomène soviétique a nettement refusé de provoquer une guerre
généralisé de contestation, lancé principalement à entre les deux systèmes afin d’assurer sa propre « survie ».
partir des campus universitaires occidentaux. Devant le fait que l’Armée rouge n’ait eu recours à aucun
canon pour préserver l’URSS, Didier Bigo (1996b) remet
Toute théorie est située dans ses propres contextes en question la pertinence de telles théories qui échouent à
historique et culturel, contextes qui forgent la théorie, leurs propres tests de validité théorique. Il en irait ainsi de
 de la même façon que les conditions géologiques et la théorie de la dépendance qui affirmait que la structure
▲ globale du capitalisme rend impossible quelque développe-
environnementales déterminent le type d’immeubles ment économique que ce soit dans le Tiers monde. Même
pouvant être construits sur tel type d’emplacements. si les inégalités « Nord-Sud » à l’échelle planétaire se sont
Ainsi, contrairement au titre, quelque peu ironique, accrues de manière exponentielle depuis les années 1960,
d’un exposé général sur le réalisme, nulle théorie n’a la flambée de croissance d’économies comme celles de la
Chine, de la Malaisie, de la Corée du Sud, du Botswana, de
jamais pu se targuer de l’épithète « sagesse intempo- Singapour, etc. – sans compter le nouveau contexte de mon-
relle » (Buzan, 1996b). Cet état de fait pose une ques- dialisation – a de toute évidence rendue caduque la théorie
tion essentielle : si les contextes historiques et cultu- de la dépendance.

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Comment évaluer et comparer les théories

Encadré [24.3]
Les racines intellectuelles du réalisme et de la théorie de la dépendance
La théorie réaliste moderne a commencé à être élaborée de Meinecke2 de l’allemand vers l’anglais, et, si vous jetez un
manière cohérente à partir des années 1930 et 1940, princi­ coup d’œil à l’index, vous ne verrez pas le nom de Meinecke
palement aux États-Unis. Posant une filiation entre Thucydide, mentionné. Je traduirais Meinecke avec les mêmes mots
Machiavel, Hobbes et von Clausewitz, les récits traditionnels que Morgenthau a utilisés dans son Politics Among Nations »
sur l’émergence du réalisme (Mearsheimer, 2004) désignent (Rosenberg et Halliday, 1998 : 386).
l’historien anglais E. H. Carr (1892-1982) comme le premier Toutefois, les lectures de Morgenthau le conduisit à des
réaliste moderne. C’est là ignorer la méthode dialectique conclusions autres que celles de Schmitt et de Strauss. Tandis
marxienne de Carr et sa critique socialiste du libéralisme. Carr que Strauss promouvait une forme de vertu élitiste inspirée de
reprochait au réalisme de mettre l’accent uniquement sur la Platon (laquelle conduit en ligne droite à l’actuel néo-conser­
puissance, déformant ainsi la réalité de la politique internatio­ vatisme américain), Morgenthau, lui, rejetait du revers de la
nale. Il rejetait par ailleurs l’ontologie stato-centrée du réalisme main toute idée de motivations personnelles des hommes
et son épistémologie empiriste (Carr, 1946 [1939] : viii, 3-5, 12). d’État, et considérait comme extrêmement dangereuse la
La meilleure façon de comprendre la généalogie du réa­ quête de vertu en politique internationale. Se concentrant sur
lisme serait de regarder l’influence qu’ont eue sur le monde les traditions conservatrices moins autoritaires et moins axées
universitaire américain depuis les années 1930 les traditions sur la raison d’État, Morgenthau prétendait que la prudence
philosophiques, notamment celle de la realpolitik, importées était l’unique vertu à cultiver en politique (1967 [1948] : 540-
aux États-Unis par des penseurs originaires du monde germa­ 548).
nique (Palan et Blair, 1993). Plusieurs figures clés de l’émer­ Pour sa part, la théorie de la dépendance émerge d’une réfu­
gence de la théorie réaliste américaine sont soit nées dans tation intellectuelle explicite des deux postulats similaires
les pays germaniques ou viennent de familles originaires de qui marquent la vision américaine d’un monde postcolonial :
ces pays1. L’influence de ces intellectuels d’Allemagne et de 1) la thèse sur les « étapes de la croissance économique »
l’ancien Empire austro-hongrois fuyant le nazisme a transformé propagée par Walt Rostow (1960), le conseiller adjoint à la
les sciences sociales américaines (et la science politique en Sécurité nationale sous Kennedy et Johnson ; et 2) la théorie
particulier). de la « modernisation » véhiculée dans les années 1960 par la
Hans J. Morgenthau (1904-1980) fut de loin le penseur le science politique américaine (Apter, 1965). Bien que d’inspi­
plus important dans l’élaboration de la théorie réaliste. Son ration marxiste, la théorie de la dépendance rompt avec le
œuvre charnière (1967 [1948]) est explicitement inspirée des concept d’impérialisme de Lénine [voir le chapitre 10] pour
Thucydide, Machiavel, Hobbes, von Clausewitz, Nietzsche et plutôt épouser la position de Rosa Luxemburg quant à la pau­
Weber (Carr y figure à peine). La lecture et la réinterprétation périsation absolue des colonies (Luxemburg, 2003 [1913]), la
que Morgenthau fit des écrits de ces penseurs classiques pour théorie de la croissance économique énoncée par Paul Baran
ériger le réalisme moderne se forgèrent en opposition aux (1957) ainsi que cette notion de l’économiste non marxiste de
vues défendues par plusieurs théoriciens, dont les principaux renom Raùl Prebisch relative aux termes inégaux de l’échange
furent trois Allemands : Carl Schmitt (1888-1989) ; Leo Strauss entre économies développées et sous-développées (Prebisch,
(1899-1973) et Hannah Arendt (1906-1975) (Scheuerman, 1948). L’avènement de la théorie de la dépendance et sa
1999 ; Williams, 2005 : 82-127). Tout comme Schmitt et Strauss, popularité croissante ont soulevé un vigoureux débat dans
Morgenthau a revisité les traditions de la realpolitik allemande, les pays développés et sous-développés, expliquant, en
à un point tel que le néoréaliste Kenneth Waltz conclut : « J’ai partie, l’explosion de ce qu’on appela, au cours des années
souvent dit que tout ce qu’a fait Morgenthau fut de traduire 1970 et 1980, le « marxisme des professeurs » (Kubálková et
Cruickshank, 1989 [1985]). ▲
1. Reinhold Niebuhr, Walter Lippmann, Robert Strausz-Hupé, Hans 
J. Morgenthau, Henry Kissinger et Kenneth Waltz. En outre, de
nombreuses figures de proue des think tanks de la politique stra­
tégique américaine étaient aussi d’extraction germanique (Albert
Wohlstetter, Herman Kahn, John von Neumann). S’appuyant lar­
gement sur les travaux de von Neumann (et de son disciple Thomas
Schelling) sur la théorie des jeux, la réflexion de ces théoriciens
embrassait plusieurs postulats centraux du réalisme, mais s’en dis­ 2. Friedrich Meinecke, 1862-1954, grand historien allemand du natio­
tanciait grandement sur la manière dont les armes nucléaires s’insè­ nalisme, auteur de L’idée de la raison d’État dans l’histoire des
rent dans l’équilibre entre puissance et prudence. temps modernes.

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Chapitre 24

peut fournir aux États une justification philosophique 3. L’intégrité théorique interne
et normative pour la création d’un gouvernement Notre fameux maire de la mégapole secouée par
mondial mais, ce faisant, on ébranle la notion réaliste un tremblement de terre doit désormais soupeser
stipulant que les « acteurs rationnels » ne cherchent l’avis des ingénieurs quant à la résistance des maté-
qu’à maximiser leur puissance. riaux (charge et pression) que se proposent d’utiliser
La seconde question est liée aux débats à l’inté- les architectes pour le projet de construction d’un
rieur de chaque approche et à la façon dont, dans ces immeuble. Il ne s’agit pas seulement de savoir si les
débats, on interprète et se sert des textes classiques. fondations sont suffisamment profondes ou si elles
Par exemple, le principal moyen utilisé par d’autres sont construites avec les matériaux adéquats pour
marxistes pour discréditer la théorie de la dépen- résister à un séisme de forte amplitude, mais aussi de
dance fut de montrer comment elle situe l’exploita- déterminer comment chacune des milliers de com-
tion impérialiste dans le champ des relations com- posantes de la structure de l’édifice absorbera et dis-
merciales internationales plutôt que dans celui du persera les ondes sismiques. Transmettront-elles et,
mode de production capitaliste. Parfois, ces débats ce faisant, multiplieront-elles le stress vers les autres
vont jusqu’à des tentatives de taire les interprétations composantes structurales ou bien le disperseront-
contradictoires des textes canoniques. elles ?
Comprendre la généalogie d’une approche per- De cette même façon, l’intégrité structurale de
met, troisièmement, une réflexion critique sur la toutes les théories devrait être évaluée. Leurs princi-
per­tinence des concepts que la théorie tire de ses pales structures « de charge et de pression » se divisent
sources intellectuelles. Comme nous le rappelle en trois catégories générales :
Quentin Skinner : « Les textes [philosophiques] clas- • Quels sont les principales composantes et les
siques s’intéressent aux questions de leur temps pas principaux contextes des relations internatio-
du nôtre » (cité dans Thomas, 2005 : 48). En quoi nales en tant que domaine de l’action sociale ?
seraient pertinentes aujourd’hui les idées des textes Pour chacune des théories examinées, quelles
classiques de la pensée politique occidentale absor- sont les formes, les propriétés, les tendances et les
bées par les théories des relations internationales ? dynamiques attribuées au champ des Relations
Par exemple, la naissance du pouvoir de la cité-État internationales en tant qu’un tout et à ses par-
athénienne, la notion intemporelle et abstraite de la ties constituantes ? Comment ces parties s’ar-
nature humaine (« l’homme dans l’état de nature »), ticulent-elles et interagissent-elles entre elles
la chaîne mondiale de l’exploitation impérialiste… ainsi qu’avec l’ordre international global ? Ces
Si nous concluons que des notions sont toujours interrogations sont ce qui constitue l’ontologie.
applicables, que d’autres doivent être adaptées et que
• Quels sont les prémisses, les principes, les
certaines devraient être entièrement récusées, il nous
règles, les procédures et les méthodes d’inves-
faut démontrer comment et expliquer pourquoi.
tigation et de détermination de la preuve qui,
La compréhension de la conjoncture historique mis ensemble, autorisent les analystes à clamer
et du contexte intellectuel dans lesquels une théo- avoir produit une connaissance adéquate du

▲ rie émerge, se développe et, dans certains cas, dis- domaine en question et à juger de la validité des
paraît nous permet de juger en quoi et jusqu’où ces prétentions des autres analystes ? C’est ce qu’on
expériences et traditions de toutes « les générations nomme l’épistémologie.
mortes » peuvent ou devraient être utilisées pour ali-
• Quelle est la relation entre l’analyste (sujet
menter les théories « des vivants ».
connaissant) et son domaine de recherche (objet
de la connaissance) ? Quels sont les postulats
normatifs, éthiques et moraux qui sous-ten-

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Comment évaluer et comparer les théories

dent la vision que l’analyste a de cette relation ? Les théories diffèrent substantiellement dans leur
Quelles implications politiques découlent du degré de conscience de leurs propres postulats onto-
fait que l’analyste privilégie telle vérité plutôt logiques de base, ainsi que dans le degré de cohérence
qu’une autre ? La réponse à ces questions est ce entre ces postulats. Il est instructif d’explorer la posi-
qui constitue la normativité. tion (explicite ou implicite) prise par chaque théorie
Analyser l’ontologie, l’épistémologie et la nor- sur les points suivants :
mativité d’une théorie nous conduit à d’autres ques- • les fondements ontologiques de la science
tions : sociale ;
• Premièrement, chacun de ces trois éléments • l’ontologie des relations internationales en tant
supporte-t-il adéquatement la « charge analy- que champ conceptuel ;
tique » à laquelle il est soumis (capacité de résis- • l’ontologie des concepts particuliers à la théorie
tance des éléments de la structure d’un bâti- en Relations internationales ;
ment) ?
• l’individualisme par opposition à l’holisme ;
• Deuxièmement, cet assemblage, ou le degré de
• le problème de l’agence-structure.
synergie/concordance entre l’ontologie, l’épis-
témologie et la normativité de la théorie ren- 3.1.1 Les fondements ontologiques de la science sociale :
force-t-il ou sape-t-il l’intégrité de la structure ? matérialisme ou idéalisme ?

Puisque les frontières entre l’ontologie, l’épisté- La question ontologique la plus fondamentale en
mologie et la normativité ne sont pas toujours évi- science sociale est de savoir comment nous conce-
dentes, il est possible d’établir des paramètres géné- vons la « réalité » sociale. Dans l’évaluation que nous
raux de recherche pour chacune d’elles. faisons d’une théorie, nous pouvons nous demander
si elle repose (implicitement ou explicitement) sur
3.1 Cohérence ontologique ?
l’hypothèse que la réalité sociale préexiste à nos efforts
Avant même d’avoir entendu le mot ontologie, les pour la comprendre et en est indépendante (ontologie
étudiants de première année comprennent déjà intui- matérialiste). Par contre, une théorie peut prétendre
tivement de quoi il retourne. Chaque professeur en que – contrairement au monde de la nature – l’exis-
Relations internationales s’est fait demander s’il est tence sociale est façonnée par une série d’idées que les
légitime de ne prendre en compte que les États les plus collectivités humaines en viennent à partager, quant
puissants dans l’analyse de la politique internationale à leur identité respective, leur place dans le monde
(réalisme et néoréalisme). Dans tout cours d’intro- social et leur interaction avec lui (ontologie idéaliste).
duction aux relations internationales, il se trouve
Les théories ayant une ontologie matérialiste évi-
toujours au moins un étudiant pour défendre l’idée
dente sont le réalisme classique, le marxisme ortho-
que la politique internationale est principalement
doxe et quelques variantes néomarxistes, notamment
menée en vertu de la logique d’accumulation du capi-
la théorie de la dépendance et la théorie du système-
tal (plusieurs variantes du marxisme). Certains vont
monde. Celles axées sur un idéalisme ontologique
prétendre qu’il n’est aucune réalité concrète derrière
explicite incluent le constructivisme, le poststruc-
les textes et les discours rivaux (poststructuralisme). ▲
turalisme et la quasi-totalité des variantes du fémi- 
D’autres encore insistent sur le fait que le genre et
nisme.
le discours masculiniste donnant pour naturel la
dominance des hommes sur les femmes est la carac- D’autres théories demeurent ambiguës sur cette
téristique structurante des relations internationales question. Par exemple, le néogramscisme se réclame
(féminisme). explicitement du matérialisme historique marxiste
tout en insistant sur la nature socialement construite
de l’existence sociale. Pareillement, la rationa-

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Chapitre 24

liste « synthèse néo-néo » déploie un modèle pure- gique postule non seulement que les unités d’un sys-
ment abstrait de l’acteur rationnel sous l’anarchie. tème sont à l’origine de la constitution et du fonc-
Toutefois, son analyse procède comme si une telle tionnement de la totalité du système, mais qu’elles
anarchie existait réellement au sens matériel du terme en sont l’élément déterminant. Par exemple, le pre-
et que ses effets pouvaient être testés empiriquement. mier principe du réalisme politique tel qu’avancé par
Ainsi, des théories reposent sur des postulats Morgenthau explique le caractère anarchique du sys-
cohé­rents quant à la question du matérialisme onto- tème international en fonction de la nature humaine
logique par opposition à l’idéalisme ontologique ; et, conséquemment, de la nature égoïste de tous les
tandis que d’autres sont ambiguës, confuses, voire États. Selon Morgenthau, les propriétés anarchiques
contradictoires à ce sujet. Nous pouvons dès lors du système dérivent des propriétés de l’État (unité).
décider jusqu’à quel point leur degré relatif de cohé- Par contre, une théorie sera dite ontologiquement
rence ou d’incohérence affecte l’intégrité analytique holiste lorsqu’elle présume que le système dans sa glo-
de leur propre méthode d’analyse. balité (ou son environnement) préexiste – ou a un
3.1.2 L’ontologie en tant que champ conceptuel statut existentiel supérieur et prioritaire – aux unités
individuelles incluses dans le système. Contrairement
L’évaluation des théories en ce qui a trait à l’ontolo-
à celle de Morgenthau, la version du réalisme que
gie de leur champ conceptuel respectif nous oblige à
propose Aron situe la nature du comportement de
poser les questions suivantes à chaque approche :
l’État à l’intérieur des effets structurants du « trait
• en quoi consiste la globalité (l’ensemble, le sys- spécifique du système international », c’est-à-dire son
tème ou la structure) du champ d’action sociale caractère anarchique (Aron, 1967 : 844-845).
connu sous l’appellation relations internatio-
Quelques points exigent qu’on s’y attarde. Pre­
nales ?
mièrement, les théories diffèrent quant à leur défini-
• quelle unité (ou quels types d’unités) com­ tion des unités et de l’environnement (ou système)
pose(nt) ce champ ? au sein duquel se produisent les relations internatio-
• quelles sont les propriétés et la nature de cette nales. Deuxièmement, elles diffèrent en ce qu’elles
ou ces unité(s) ? donnent préséance aux unités plutôt qu’au système,
• quelles sont les tendances ou les dynamiques ou vice versa. Cela renvoie à deux questions : 1) l’ori-
d’interaction de ces unités ? gine des unités et du système – lequel vient en pre-
mier ? et 2) la relation ainsi que la forme d’articula-
• comment ces unités s’intègrent-elles à la globa-
tion entre eux – sont-ce les propriétés du système qui
lité (à l’ensemble, au système ou à la structure)
déterminent l’interaction des unités, ou les propriétés
du champ des relations internationales tel qu’il
des unités qui façonnent le système ? Cette question
est défini par la théorie en question ?
de la forme particulière d’articulation entre les unités
[Ces questions sont approfondies dans chacun des et le système est aussi la clé pour comprendre com-
chapitres du présent ouvrage, voir aussi les annexes]. ment chaque approche conçoit le changement dans les
Ici, je mets l’accent sur deux autres enjeux ontolo- relations internationales : l’action des unités peut-elle
 giques d’importance : l’individualisme versus l’ho-
▲ modifier le système ? ou bien si c’est le système qui
lisme, et la relation entre l’agence et la structure. forge, ou contraint et modifie les agents (voir la sec-
3.1.3 Ontologiquement individualiste ou holiste ? tion 3.1.4).
Une approche théorique est dite ontologiquement L’opposition individualisme/holisme ne se ren-
individualiste si elle prétend que les actions des contre pas uniquement entre approches différentes ;
acteurs unitaires créent l’environnement au sein elle existe aussi au sein d’une même approche, comme
duquel ceux-ci se situent. L’individualisme ontolo- le montrent les divergences entre Morgenthau et

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Comment évaluer et comparer les théories

Aron. Le marxisme orthodoxe présente lui aussi des c’est aussi un problème épistémologique en ce que les
divergences similaires, notamment dans ses rudes postulats de base particuliers à chaque théorie quant
luttes internes pour établir si ce sont les relations de à la nature, aux propriétés et aux interactions de ce
production qui modèlent les forces productives ou le qui existe (ontologie) ont d’évidentes répercussions
contraire, ou si ces deux composantes existent en une sur ce que la théorie peut connaître et comment elle
interaction dialectique. peut acquérir une connaissance adéquate des rela-
Enfin, quelques approches ou d’éminents auteurs tions internationales (voir la section 3.2.3).
tenants de certaines approches sont ambigus, sinon Toute théorie prend position, de manière impli-
contradictoires, sur cette question. Considérons cette cite ou explicite, sur la question de l’agence-structure.
affirmation : « De la coaction d’unités semblables Pour comprendre le positionnement d’une théorie, il
émerge une structure qui les affecte et les contraint nous faut répondre à quatre séries de questions :
tous » (Waltz, 1979 : 90). Ici, Waltz avance un argu- • qui sont les agents clés privilégiés par chaque
ment ontologiquement individualiste : les acteurs éta- approche ? et quelles sont les conditions qui leur
tiques – tous motivés par le même intérêt (survivre) permettent d’agir ?
– créent le système international anarchique, et leur
• comment est constituée la structure de leurs
existence en tant qu’« unités au fonctionnement simi-
relations sociales (le « système » ou, selon certains,
laire » est la condition d’existence du système anar-
l’« environnement ») ? en quoi consiste-­t-elle ? et
chique.
de quelle façon cela affecte l’agence ?
Toutefois, les priorités analytiques de Waltz pri-
• comment chaque théorie conçoit l’articulation
vilégient nettement la logique du système plutôt que
entre l’agence et la structure ? la théorie pro-
l’action de ses unités – ces dernières sont dépendantes
blématise-t-elle cette articulation ou privilégie-
du monstre de Frankenstein qu’elles ont créé, elles
t-elle une dimension plutôt qu’une autre dans
sont totalement contraintes par lui et incapables de
l’élaboration du pattern et de la trajectoire des
le changer. Prônant simultanément l’individualisme
relations internationales ?
et l’holisme, Waltz cherche à avoir tout à la fois « le
beurre et l’argent du beurre ». Son argumentation est • comment la position prise par une théorie sur
confuse et logiquement incohérente, donc indéfen- la question de l’agence-structure lui permet-
dable si l’on s’en tient à sa propre définition de ce qui elle de prétendre avoir une connaissance des
fait une bonne théorie (1979 : 1-17) ! rouages des relations internationales ? La vision
ontologique que la théorie a de cette relation
3.1.4 La dimension ontologique du problème agence-structure est-elle consistante par rap-
de l’agence-structure
port à son épistémologie ?
Évoqué explicitement par Wendt (1987), le problème
[Les deux premières séries de questions sont dis-
de l’agence-structure en Relations internationales
cutées dans chaque chapitre du présent ouvrage.]
renvoie au rôle et au degré d’autonomie des acteurs
Ici, je souhaite mettre l’accent sur la manière dont
sociaux (les agents) dans le façonnage, le remodelage
les théories conçoivent l’articulation entre agence et
et les changements de la structure sociale par rapport
structure (le rôle de l’agence-structure dans la pro- ▲
aux contraintes qu’une telle structure impose aux
duction de la connaissance est abordé dans la section 
actions des agents sociaux. Le problème de l’agence-
3.2.3).
structure recouvre à la fois des dimensions ontolo-
gique et épistémologique. C’est principalement un La vision qu’adopte une théorie sur l’articulation
problème ontologique dans la mesure où il pose les de la structure et de l’agence tombe dans l’un ou
questions non seulement de ce qui existe, mais du l’autre des trois camps suivants :
mode d’interrelations entre ce qui existe. Cependant, • ceux qui prônent le structuralisme ;

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Chapitre 24

• ceux qui privilégient l’agence ; éclipsant donc le déterminisme structurel (Holsti,


• ceux qui insistent sur la co-constitution de 1990). Dans la même veine, le modèle de la poli-
l’agence et de la structure. tique gouvernementale élaboré par Graham Allison
conduit à la conclusion que c’est à travers le prisme
La plupart des théories adoptent une ontologie
de la politique interne des protagonistes qu’une crise
structuraliste. Elles conçoivent la structure sociale
internationale aussi grave que celle des missiles sovié-
comme le déterminant de l’action sociale. Les acteurs
tiques installés à Cuba en 1962 peut être la mieux
sont présumés jouir d’une mince autonomie d’ac-
comprise (Allison et Zelikow, 1999).
tion ; et leurs actions ne s’expliquent qu’en fonction
des effets contraignants de la structure sociale. Bien Finalement, plusieurs théories estiment que l’agence
évidemment, les théories structuralistes diffèrent lar- et la structure n’ont pas une existence séparée,
gement entre elles sur ce qui compose une telle struc- qu’elles ne peuvent exister qu’en articulation l’une
ture et sur la part d’autonomie que cette structure avec l’autre. Cette nécessaire co-constitution onto-
concède aux agents. logique de l’agence et de la structure est un proces-
sus perpétuel de reproduction et de transformation
Le néoréalisme et le néolibéralisme prétendent
réciproque. C’est là un principe fondateur de la
que les actions d’un État sont façonnées par les effets
théorie constructiviste, duquel se réclament égale-
structurants de l’anarchie. Cependant, ces approches
ment quelques variantes du néomarxisme (Bieler et
ont des vues contraires quant à savoir si l’anarchie a
Morton, 2001). Ce principe semble même avoir fait
un effet unique – la création du dilemme de la sécu-
des convertis – quoique réticents – dans les rangs des
rité (néoréalisme) – ou si les acteurs peuvent tirer des
réalistes néoclassiques (Rose, 1998 ; Schweller, 2003).
leçons des interactions passées et, ainsi, contrer les
effets néfastes de l’anarchie par la création de formes 3.1.5 Tirer des conclusions à partir de l’ontologie
institutionnalisées de coopération (néolibéralisme). Comparer les théories d’après les dimensions onto-
Le marxisme orthodoxe affirme que l’action humaine logiques exposées dans les sections 3.1.1 à 3.2.4 nous
est déterminée, « en dernière instance », par les « lois permet :
du mouvement » du mode de production capitaliste.
• de préciser les différences entre les théories ;
Encore à ce jour, une vive controverse fait rage chez
• de mettre au jour leurs postulats souvent impli-
les marxistes concernant le degré d’« autonomie rela-
cites et de clarifier le rôle qu’ils jouent dans l’en-
tive » dont jouissent les agents et la sphère d’action
semble de l’ontologie de la théorie ;
politique par rapport au déterminisme de l’infra­
structure (Engels, 1976 [1890] ; Poulantzas, 1968). • d’évaluer le degré de cohérence de chacune des
Le poststructuralisme argue que l’action humaine dimensions ontologiques d’une approche ;
ne peut être comprise que sous l’angle des structures • d’en arriver à un jugement raisonné sur les
de rhétorique et d’intertextualité, lesquelles, ultime- forces, les faiblesses, la cohérence, la pertinence
ment, sont limitées par les contraintes structurelles de analytique et la validité des postulats et des
la grammaire. catégories ontologiques employés par chaque
Un nombre plus restreint d’approches a mis l’ac- approche.

▲ cent sur l’agence plutôt que sur la structure. Ce qui Parvenir à une telle conclusion raisonnée constitue
a permis, par exemple, à Kal Holsti d’en venir à la une étape importante de l’évaluation comparative des
conclusion strictement empirique que la très grande théories des relations internationales. Néanmoins, cet
majorité des guerres interétatiques en Europe n’ont éclairage laisse dans l’ombre une question cruciale :
pas été le fait de la logique systémique de l’anarchie, comment une théorie fait-elle pour savoir ce qu’elle
mais ont été provoquées par des projets de création affirme savoir ? Cette question nous amène à l’épis-
d’États émanant de l’agence étatique et infra-étatique, témologie.

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Comment évaluer et comparer les théories

3.2 La cohérence épistémologique 3.2.2 Fondationnaliste ou antifondationnaliste ?


Le champ des théories en Relations internationales en Il est aussi possible de faire une distinction entre,
est un de rivalités quant à l’acquisition de connais- d’une part, les épistémologies qui prétendent qu’une
sances pour définir en quoi consistent et comment base objective peut être établie pour prouver ou fal-
fonctionnent les relations internationales. La variété sifier la validité d’une théorie (position fondation-
de ces théories offre un nombre imposant d’épisté- naliste) et, d’autre part, celles qui soutiennent qu’un
mologies rivales [voir le chapitre 1, p. 9-11]. La pré- tel consensus universel relatif aux bases d’acquisition
sentation, ici, s’oriente vers les paramètres qui per- de la connaissance est impossible (position antifon-
mettent de repérer les différences entre les postulats dationnaliste). On compte parmi les théories fonda-
épistémologiques qui sous-tendent les théories. tionnalistes le réalisme classique, le libéralisme clas-
sique, le néoréalisme, l’institutionnalisme néolibéral
3.2.1 Explicative ou constitutive ?
et le marxisme orthodoxe. Plusieurs des théories dites
Martin Hollis et Steve Smith ont suggéré de diviser critiques, ou les théories postpositivistes, sont anti-
les théories en deux grandes catégories (1990 : 1-15 et fondationnalistes.
45-91) : explicative et constitutive.
Il est à noter qu’il y a des différences notables entre
Les théories explicatives ont pour but d’expliquer les approches fondationnalistes. Bien qu’ils tiennent
certains phénomènes. Préoccupées d’établir les causes, tous deux pour essentiel l’existence d’une théorie
elles se demandent « pourquoi » et « quelles sont les objective, réalistes et marxistes ne s’accordent pas
causes » – par exemple, pourquoi les États-Unis ont- du tout sur ce qui doit fonder cette théorie. Chaque
ils envahi l’Irak en mars 2003 ? Quelle était la cause approche insiste pour dire qu’elle a absolument rai-
(ou les causes) de la première guerre du Golfe ? son et que les autres ont absolument tort, mais cha-
Les théories constitutives, elles, s’intéressent moins cune valide ses propres prétentions à la vérité en ne
à définir pourquoi telle chose survient ou fonctionne faisant que répéter ses postulats de base. Ainsi, ces
de la manière dont elle le fait que comment les choses théories peuvent être déclarées « vraies » tant et aussi
surviennent et fonctionnent. Cherchant davantage à longtemps que leurs postulats de base sont donnés
comprendre qu’à expliquer, les théories constitutives pour vrais (voir l’encadré [24.4]). Quiconque est
explorent le processus plutôt que la causalité. d’accord avec la prémisse réaliste concernant la nature
Pour le dire autrement, les théories explicatives humaine n’acceptera jamais le postulat marxiste défi-
étudient leur propre objet particulier d’analyse à nissant l’histoire humaine comme l’histoire de la
partir de l’extérieur de l’objet lui-même. Les théories lutte des classes. Donc, un réaliste ne peut démontrer
constitutives, pour leur part, examinent de l’inté- la validité de la théorie réaliste à un marxiste, et vice
rieur leur objet d’analyse. Ainsi, le réalisme cherche versa.
à établir une théorie objective des causes de la guerre, 3.2.3 Niveau d’analyse
tandis que le constructivisme scrute les pratiques
La complexité du champ de l’action humaine nommé
idéationnelles qui amènent divers regroupements de
relations internationales astreint les observateurs à
personnes à partager la croyance que la guerre est soit
décider où commence leur analyse. Il s’agit d’une ques-
inéluctable, soit probable, soit évitable. En d’autres ▲
tion à la fois ontologique et épistémologique. L’aspect 
mots, pratiquement toutes les théories constitutives
épistémologique du problème tourne autour de la
en Relations internationales reposent sur un idéa-
question : quel est le niveau analytique le plus adé-
lisme ontologique. La théorie est vue comme un élé-
quat pour produire une connaissance des relations
ment essentiel de la construction de la réalité.
internationales ? « Les niveaux d’analyse impliquent
de trouver où se situent les variables causales et de
les catégoriser en fonction d’un spectre macro-micro

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Chapitre 24

Encadré [24.4]
La co-constitution de l’épistémologie et de l’ontologie : comparaison entre une analyse réaliste
et une analyse marxiste des causes de la Première Guerre mondiale
Les réalistes classiques utilisent une épistémologie empiriste, Première Guerre mondiale, et que celle-ci était une « guerre
teintée de rationalisme. En tant qu’empiristes, ils prétendent hégémonique » parce que leur ontologie leur dit de chercher
que toute théorie en Relations internationales doit corres­ des faits dans ces domaines. Ainsi, ce que les réalistes préten­
pondre aux « faits » du « monde réel, tel qu’il est » – une réalité dent savoir des causes, du déroulement et des conséquences
qui fonctionne selon des « lois objectives ». L’épistémologie de cette guerre repose sur leurs prémisses ontologiques rela­
empiriste affirme une séparation entre « faits » et « valeurs » et tives à la nature des relations internationales.
fait la promotion de la science sociale « objective ». L’élément Les marxistes sont, eux aussi, obnubilés par l’utilisation et les
rationaliste du réalisme consiste à analyser ces « faits objectifs » conséquences de la puissance. Ils se servent d’une épistémo­
de la politique internationale à travers le filtre du modèle ana­ logie matérialiste dialectique et historique pour donner une
lytique de l’acteur rationnel : l’État. Piégé par le dilemme de la explication de l’éclatement de cette guerre. L’épistémologie
sécurité et l’équilibre des puissances imposés par la logique dialectique marxiste insiste sur la nécessité de problématiser le
de l’anarchie internationale, chaque État cherche à augmenter processus relationnel complexe que nous appelons le monde
sa puissance relative pour assurer sa survie. empirique (le « niveau des apparences »). La dialectique
Pour expliquer le déclenchement de la guerre mondiale en oblige l’observateur à explorer à la fois les interconnexions
1914, les réalistes soulignent la désintégration de l’équilibre entre les différents aspects (ou niveaux) de la réalité complexe
fragile entre les principales puissances européennes au début et les processus à travers lesquels les multiples niveaux intera­
du XXe siècle. Ils mettent en relief, entre autres facteurs : gissent pour se façonner (ou se co-constituer) mutuellement
le déclin de la Grande-Bretagne face à la montée de l’Alle­ et pour former une structure complexe surdéterminée. Selon
magne ; la recherche désespérée par la France d’alliés pour l’aspect matérialiste de l’épistémologie marxiste, l’explication
compenser la prépondérance économique et militaire de l’Al­ des actions sociales exige qu’on les situe dans le contexte du
lemagne en Europe occidentale ; la recherche par l’Allemagne mode de production dominant.
de colonies, de bases navales et d’une puissance maritime ; D’après le marxiste orthodoxe, le point de départ de l’écla­
les efforts de la Russie pour contrer la puissance allemande, tement de la Première Guerre mondiale se situe dans la trans­
son hostilité traditionnelle à l’égard de la Turquie, et son formation du capitalisme mondial depuis les années 1870.
besoin de gagner du temps pour moderniser son économie et Plus les grands cartels remplaçaient les petites entreprises
ses forces armées ; et la dépendance grandissante de l’Empire du début du capitalisme, plus la direction de la production
austro-hongrois à l’égard de l’Allemagne. tombait dans les mains du capital financier. La concurrence à
Les réalistes étudient les écarts entre les États principaux outrance provoqua une chute du taux de profit, ce qui obligea
d’Europe sur le plan de la puissance et de leurs démarches les financiers dominants à exporter les capitaux dans ce que
stratégiques, en présumant que chacun d’entre eux cherchait nous appellerions aujourd’hui le Tiers monde, où, en raison
à conserver et à consolider ses propres intérêts (définis en de l’absence de syndicats, de la concurrence limitée et de la
termes de puissance) par rapport à tous les autres. Cette situa­ demande élevée pour les biens de consommation, les capi­
tion créa un équilibre instable entre les deux blocs d’alliés, talistes pouvaient réaliser des profits plus élevés que dans les
équilibre qui commençait à se défaire au fur et à mesure que marchés déjà saturés de l’Europe.
les deux puissances les plus faibles, l’Autriche et la Russie, Cette nécessité d’exporter le capital entraîna une division du
s’efforçaient de se défendre devant ce qu’elles percevaient monde entre les principaux cartels capitalistes, pendant que
comme des menaces contre leurs intérêts à la suite de l’assas­ leurs États-nations s’empressaient d’accaparer des colonies,
 sinat de l’archiduc d’Autriche François Ferdinand, à Sarajevo.
▲ des territoires et des matières premières pour leurs entreprises
Bien qu’aucune puissance européenne n’ait souhaité déclen­ nationales. Il s’ensuivit une concurrence féroce entre les États
cher un conflit paneuropéen en juin 1914, la guerre se déclara et la course aux armements de la fin du XIXe et du début du
six semaines plus tard, dans cette logique fatale de l’effondre­ XXe siècle. Bien que l’Allemagne se fut industrialisée plus tard
ment de l’équilibre de puissance. que la Grande-Bretagne ou la France, son économie était, à
Les réalistes « savent » que ces déséquilibres entre les puis­ l’aube du XXe siècle, la plus forte d’Europe. Cependant, au
sances (eux-mêmes ancrés dans la logique de l’anarchie) moment où les capitalistes allemands commencèrent à cher­
et ces erreurs de calcul sur le plan stratégique ont causé la cher leur propre « place au soleil », ils découvrirent que les ➟

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Comment évaluer et comparer les théories

➟ autres puissances européennes s’étaient déjà partagé le derniers, les marxistes prétendent, eux aussi, « savoir » ce qu’ils
monde entre elles, ce qui força l’État allemand à adopter une savent à propos de cette guerre parce que leur ontologie leur
position très militariste et aventuriste si elle voulait trouver des dit de chercher ces éléments-là. Ce qu’ils savent des causes,
marchés externes pour l’exportation du capital allemand, s’as­ de l’évolution et des conséquences de cette guerre repose sur
surer un accès aux matières premières et maintenir le prestige leurs prémisses ontologiques quant à la nature des relations
de sa classe dominante. internationales.
Les marxistes « savent » que l’Europe de 1914 était un baril de En examinant la période qui précéda la guerre donc, marxistes
poudre sur le point d’exploser. Toutes les bourgeoisies natio­ et réalistes voient des choses très différentes (ils ont des onto­
nales d’Europe profitèrent de l’étincelle de Sarajevo en juin logies distinctes) et ils se mettent à faire avancer leurs connais­
1914 pour allumer les feux de la guerre dans le dessein d’ob­ sances de cette époque en utilisant des modes de savoir
tenir une plus grande part du gâteau colonial et de transformer divergents (épistémologies) – des prémisses philosophiques
leurs ouvriers en fantassins plutôt qu’en révolutionnaires. Et, dissemblables, et des principes et des procédés d’enquête
puisque les ouvriers les mieux organisés d’Europe se firent et de preuve fort éloignés. Dans chaque cas, ce qu’ils savent
acheter par les « superprofits » de l’impérialisme, ils appuyè­ dépend de ce qu’ils voient, et ce qu’ils voient dépend de leur
rent avec enthousiasme « leur propre » bourgeoisie nationale conception de l’acquisition des connaissances : l’épistémolo­
et la guerre. gie et l’ontologie se constituent réciproquement.
L’explication marxiste de la Première Guerre mondiale est donc
à cent lieues de celle des réalistes. Toutefois, tout comme ces

dans le but d’une analyse explicative » (Sterling- tuent le système – elles privilégient le niveau d’ana-
Folker, 2006 : 7). Soulevé pour la première fois il y a lyse « unités ». D’où l’affirmation de Morgenthau
50 ans (Waltz, 1959 ; Singer, 1961), ce débat a été lar- que « la lutte pour le pouvoir et la paix » s’explique
gement défini d’après le schéma des « trois images » par une analyse de l’intérêt national des États rivaux.
développé par Waltz (1957). Nombre de réalistes défensifs (Layne, 2006a) ainsi
Waltz affirme que toute théorie en Relations inter- que quelques constructivistes (Weldes, 1999) favori-
nationales devrait commencer par ce qu’il appelle le sent le niveau d’analyse de l’unité.
niveau d’analyse de la troisième image. Cette approche Enfin, les théories de la première image mettent
privilégie l’analyse du système international (la struc- l’accent sur le comportement des acteurs à l’inté-
ture) au détriment des unités (les acteurs étatiques). Si rieur des unités (les individus ou les bureaucraties ou
nous comprenons la logique (anarchique) du système même les mouvements sociaux tels que le néoconser-
(ou structure), nous sommes plus à même de saisir vatisme). Les approches qui focalisent sur le niveau
les « résultats » (outcomes) de la politique internatio- d’analyse des « sous-unités » sont avant tout des ana-
nale et pourquoi des États sont « punis » tandis que lyses sur la politique étrangère, incluant celles qui
d’autres sont « récompensés ». L’institutionnalisme tentent d’incorporer soit des théories psychologiques
néolibéral partage cette vision. Bien que jonglant avec (Jervis, 1976), soit des notions du code opérationnel
des positions différentes sur la structure et les unités, du leadership, soit des théories de la politique bureau-
plusieurs constructivistes acceptent, pareillement, cratique (Allison et Zelikow, 1999 ; Weldes, 1998).


l’idée d’une analyse donnant primauté au niveau La plupart des approches du paradigme dominant
« système » (Wendt, 1995). Il en va de même de deux emboîtent le pas à Waltz en privilégiant le troisième
approches néomarxistes : la théorie de la dépendance niveau d’analyse (ou niveau « système »). Cependant,
et celle du système-monde. des efforts de synthèse théorique ont récemment été
Les approches nommées seconde image préfèrent, faits dans les rangs tant du libéralisme que du réalisme
à l’opposé, appréhender d’abord les unités qui consti- pour incorporer des variables à partir de chacun des

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Chapitre 24

trois niveaux d’analyse de Waltz – ce qu’on nomme faits sociaux, jugées applicables à l’épistémologie en
le mid-range theory (théorie de portée moyenne) question. Ainsi, l’épistémologie prescrit la gamme de
(Pollins et Schweller, 1999 ; Moravcsik, 1997 et 2003). méthodologies à laquelle le chercheur peut recourir :
Quoi qu’il en soit, la rigide séparation que fait la méthodologie est toujours assujettie à l’épistémo-
Waltz des trois niveaux d’analyse semble pour le logie, et en dépend. Chaque épistémologie donne sa
moins arbitraire et discutable. Les théories qui bénédiction à quelques méthodologies, à l’exclusion
insistent sur la co-constitution de la structure et de de certaines autres. À titre d’exemple, nul marxiste ne
l’agence soulignent qu’on ne peut analyser que le pourrait accepter l’idée que les sondages d’opinion
niveau unité, si nous présumons, par exemple, que le constituent un instrument adéquat pour acquérir de
niveau système est constitué d’unités (un enjeu tant la connaissance au sujet de la lutte des classes, et pas
ontologique qu’épistémologique). Diverses théories un réaliste ne pourrait recourir à la méthode généa-
critiques insistent, elles, sur la nécessité de décorti- logique pour déterminer l’intérêt national. De même,
quer chacun des trois niveaux et d’étudier, ensuite, les stratégies interprétatives du poststructuralisme
l’articulation entre eux (Palan et Gills, 1994). boudent les méthodes quantitatives.
Grosso modo, il existe trois conceptions de la
3.2.4 Preuve ou mode de démonstration ?
nature et du rôle de la méthodologie en théorie
Chaque épistémologie prescrit un mode de valida- des relations internationales [voir le chapitre 3].
tion de la preuve susceptible, lui aussi, d’être soumis Les auteurs qui soutiennent une vision unitaire des
à un examen critique. Par exemple, la présence d’un sciences et qui adoptent des méthodes de recherche
fort degré de corrélation suffit-elle pour conclure à teintées de l’approche positiviste ont tendance à
l’existence d’une causalité ? Le modèle du dilemme du concevoir la méthodologie comme « un moyen sys-
prisonnier est-il un moyen valide pour déduire qu’il tématiquement structuré ou codifié pour tester des
y a récurrence des comportements chez les « acteurs théories » (Sprinz et Wolinsky-Nahmias, 2004 : 4).
rationnels » (une catégorie ontologique en soi) ? Pour leur part, les auteurs qui prônent des approches
L’analyse du discours fournit-elle une preuve suffi- interprétivistes affirment la nécessité d’inscrire la
sante de la pertinence de l’analyse postmoderme sur méthodologie dans ses rapports avec l’ontologie et
le fonctionnement de la politique mondiale ? est-ce l’épistémologie. Selon cette conception, la méthodo-
que le fait d’évoquer la fréquence des guerres dans logie renvoie à l’ensemble des outils et techniques mis
l’histoire européenne donne une base satisfaisante à la disposition du chercheur par son orientation épis-
pour faire une généralisation sur la répétition des témologique et dont il se sert pour collecter, évaluer
modèles historiques à travers le temps et l’espace ? et analyser la gamme des données jugées pertinentes
Remettre en question les modes d’étayage de par l’ontologie retenue par lui, ainsi qu’aux moyens
la preuve implique aussi d’être clair sur la (ou les) utilisés pour valider les conclusions issues de l’ana-
méthodologie(s) utilisée(s) par chaque approche. lyse de ces données. À ces deux orientations épisté-
mologiques opposées s’ajoute une troisième, celle du
3.2.5 Méthodologie et cadre de référence soi-disant réalisme-critique [à ne jamais confondre
 Épistémologie et méthodologie ne doivent pas être avec les théories réalistes des relations internationales
▲ confondues – comme elles le sont fréquemment. – voir les chapitres 3 à 6]. Selon les adeptes de cette
L’épistémologie renvoie aux postulats philosophiques orientation épistémologique, la méthodologie renvoie
et aux procédures logiques nécessaires qui nous à une gamme complexe de techniques, de règles, de
permettent de prétendre avoir produit une connais- procédures, d’abstractions logiques et de recherches
sance valable d’un objet particulier. Pour sa part, la empiriques qui permettent au chercheur d’acquérir et
méthodologie réfère aux techniques d’enquête pour d’analyser les données liées à la construction sociale
la collecte et l’évaluation des données relatives à des de la réalité, de manière à ce qu’il puisse formuler,

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Comment évaluer et comparer les théories

examiner et peaufiner des hypothèses relatives aux dénigrés, et dont le récit ne trouve nul canal de dif-
structures sous-jacentes. fusion).
Dépendent où il se positionne parmi ses trois 3.3.1 Implicite ou explicite ?
grandes orientations épistémologiques, le chercheur Non problématique ou problématisée ?
aura donc à choisir entre trois catégories générales Les approches en Relations internationales diffèrent
d’approches méthodologiques : les méthodes quan- profondément entre elles sur la question du rôle de la
titatives (qui comprennent les modèles formelles) ; normativité. La plupart des approches du paradigme
les méthodes qualitatives-chiffrables ; et les méthodes dominant soutiennent avoir séparé les « faits » des
qualitatives-interprétatives [voir p. 49-52]). « valeurs » et étudier le monde « tel qu’il est en fait »
3.3 Normativité – Cui bono5 ? Ou qui paie la note ? plutôt que « comment il devrait être ». Elles martè­
En analysant, pour chacun des plans proposés par les lent qu’elles ne sont pas polluées par les postulats
architectes, les coûts réels ainsi que les coûts cachés, le normatifs, et qu’elles mènent une analyse objective
maire de notre mégapole doit se demander qui paiera des « enjeux importants de la politique mondiale »
la facture ? Sur une période de combien de temps ? Et par des recherches strictement empiriques et « testa­
par quelle voie ? Des questions analogues doivent être bles » (Keohane, 1988 : 392-393). Une telle prétention
posées aux théories des relations internationales. repose, bien entendu, sur le postulat ontologique
voulant qu’une réalité « objective » puisse exister,
Une des principales fonctions de toute théorie
indé­pendante (ou exogène) de la théorie.
sociale est de distinguer ce qui est important (et ce
qui mérite d’être analysé) de ce qui l’est peu ou prou À l’opposé, la plupart des théories critiques présu-
dans le champ de l’action humaine soumis à l’étude. ment que, puisque « tout chercheur fonde ses travaux
Ce faisant, chaque approche théorique en Relations sur une série de forces sociales qu’il cautionne (expli-
internationales narre son propre « récit » de la poli- citement ou implicitement) ou auxquelles il s’oppose
tique mondiale, peuplé de héros et de truands qui […] il ne peut se dire neutre : il est forcément par-
font face à des monstres, des défis et des catastrophes. tial, forcément politique, ce qui forcément entraîne
Et chacun de ses récits diffère de ceux des approches des conséquences éthiques » (Smith, 2004 : 504). Si
rivales. Analyser la normativité d’une théorie, c’est toute théorie est nécessairement normative, l’honnê-
poser entre autres questions : teté intellectuelle la plus élémentaire exige de chaque
théoricien qu’il rende explicite ses propres postulats
• quelles valeurs sous-tendent ce récit particulier
normatifs et qu’il problématise la normativité de
de la politique mondiale ?
toutes les théories, y compris la sienne.
• qui bénéficie de ce récit et qui en assume les
La première étape de l’analyse de la normativité
frais ?
consiste à se demander si une théorie reconnaît ou
• quelles sont les conséquences, et pour qui, de nie sa normativité. Si elle la reconnaît, la traite-t-elle
livrer tel récit du monde plutôt que tel autre comme si elle ne recelait aucun problème ou si elle
et de persister à dire que sa propre théorie est la problématise ? Et si une approche jure être « non
supérieure à ou plus valable ou plus scientifique normative », comment fait-on alors pour évaluer sa
que les autres ?

normativité ? 
La normativité de chaque théorie tranche, en 3.3.2 Quelles valeurs ? La vision éthique sous-jacente
quelque sorte, entre ceux qu’on investit de pouvoirs de la communauté morale
(ceux qui sont autorisés à parler et à raconter le récit)
La méthode la plus simple pour relever les implica-
et ceux qu’on marginalise (ceux qui sont mis à l’écart,
tions normatives d’une théorie est de commencer
avec son objet d’analyse et son ontologie.
5. À qui cela profite-t-il ?

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Chapitre 24

Lorsqu’un chercheur choisit, individuellement, sont marginalisés par la mise à l’écart opérée par
d’étudier x plutôt que y, cela signifie qu’il consi- l’analyse.
dère x comme plus intéressant ou plus pressant que En guise d’illustration : le réalisme juge que la
y. Mais lorsque c’est une orientation théorique au guerre est une préoccupation plus urgente que la pau-
grand complet, voire une discipline, qui décrète que x vreté dans le monde, et que c’est là une vérité indiscu-
compte parmi « les enjeux importants de la politique table. Privilégier la guerre comme objet d’analyse en
mondiale » (Keohane, 1988 : 393), que ceux qui se Relations internationales entraîne deux effets :
concentrent sur y sont « débranchés du monde », et
• celui de légitimer une série de structures sociales
lorsque la plus influente des revues scientifiques en
ainsi que les intérêts de ceux dont l’autorité, les
Relations internationales refuse de publier les auteurs
sources de revenus, les prérogatives et la posi-
qui écrivent sur y (Katzenstein et al., 1998b : 678),
tion tiennent à l’alimentation de la guerre et des
alors c’est que l’immense autorité sociale attribuée
« menaces » qui l’accompagnent comme indus-
aux « experts » ne sert qu’à promouvoir un récit et à
trie (la machine entière de la sécurité nationale,
museler les autres.
incluant les universitaires et les journalistes
Tout cela a des répercussions éthiques, politiques « experts ») ;
et sociales considérables. Privilégier un récit sous-
• celui de délégitimer la pauvreté mondiale en
entend l’affirmation que les valeurs englobées par
tant qu’enjeu digne d’être étudié, de margina-
ce récit sont les seules qui soient « bien fondées » en
liser davantage les pauvres par rapport au pro-
matière de politique internationale. Un tel énoncé
cessus politique, et de remettre à plus tard les
jette un regard éthique sur ce qui devrait constituer
actions pour combattre la pauvreté.
un ordre mondial ou communautaire souhaitable ou
« bon » ou moral. Une fois qu’on a compris quel est Interroger ainsi les postulats ontologiques d’une
l’ordre (ou la communauté) moral que prône une théorie nous permet de répondre à la question « qui
approche, saisir la portée de sa normativité devient bénéficient d’une telle vision du monde et au détri-
dès lors beaucoup plus simple. ment de qui ? » (voir l’encadré [24.5]).

3.3.3 Qui compose la communauté ? Les forces sociales 3.3.4 La méthode de qui ? Pluralisme théorique
et les formes d’action privilégiées ou théorie en tant que parti unique ?
La nature de l’ordre moral et de la communauté Évaluer la normativité d’une théorie exige également
morale est l’enjeu central de toute philosophie poli- d’interroger son épistémologie. Lorsqu’ils décrètent
tique. Elle soulève deux questions éthiques classiques : que les méthodes employées par le poststructura-
comment devrions-nous vivre ? et qui « sommes- lisme sont « hors du champ des sciences sociales »
nous » ? La majorité des réponses à ces questions (Katzenstein et al., 1998b : 678), les cerbères des
requièrent que certaines personnes et certains types Relations internationales « légitimes » ne disent pas
de comportement au sein de la communauté morale uniquement qu’il n’existe qu’une sorte de récit (le
soient valorisés, et que d’autres en soient exclus. leur), mais aussi que leur façon de le raconter (c’est-
Une analyse de la normativité soulève donc la à-dire de détenir la connaissance) est la seule permise.

▲ question ontologique du type d’acteurs sociaux et des Quand une théorie des relations internationales
formes d’action sociale qui seront privilégiés (le récit proclame détenir le monopole de la vérité (situa-
de qui ?) – et, de là, légitimés et reproduits – et des tion supposément confirmée par la « science » ou par
acteurs et actions qui seront marginalisés. À partir l’« histoire » – comme le prétendent le réalisme, le
de ce questionnement, nous pouvons identifier quels néoréalisme et le marxisme orthodoxe), ce qui est en
sont les intérêts sociaux qui se cachent au cœur de fait réellement annoncé, c’est la revendication par les
l’analyse et quels acteurs et enjeux (les récits de qui ?) tenants de l’approche d’une position de dominance

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Comment évaluer et comparer les théories

Encadré [24.5]
Le biais normatif en Relations internationales

Steve Smith (2004 : 504-507) souligne l’ampleur des implica­ cation des constances et non sur le changement ; par consé­
tions normatives qui découlent des 10 postulats ontologiques quent, elle minimise l’importance de l’agence » et la possibi­
et épistémologiques sous-jacents au paradigme hégémonique lité de changements ;
en Relations internationales : 8. « l’idée d’une rationalité unique et universelle […] est égale­
1. « l’accent mis sur l’État en tant qu’unité d’analyse » exclut ment liée au postulat sur la progression de l’humanité vers un
les préoccupations de l’humanité en tant qu’un tout, ainsi que futur unique, au postulat sur le rôle du marché ainsi qu’à une
celles de certaines communautés et de certains individus ; conception fort étroite de la démocratie participative » ;
2. « la distinction faite entre l’intérieur et l’extérieur de l’État […] 9. « en conséquence, on minimise l’importance des enjeux
les frontières de l’État sont vues comme une démarcation entre identitaires […] les Relations internationales tendent à igno­
la politique interne et la politique étrangère ». Cela confère à rer les questions d’identité, préférant plutôt développer des
l’État « un statut quasi moral […] en tant qu’unité indispensable récits sur la base des similitudes ». La discipline « a adopté
pour gérer les relations à l’intérieur et à l’extérieur des frontières la feuille de route des puissances dominantes, et donc les
[…] et sert des formes particulières de forces sociales et de identités dominantes dans le monde comme étant celles de
pouvoir social plutôt que d’autres » ; tout le monde », créant, de ce fait, « un gouffre entre le monde
3. en « s’appuyant historiquement sur une distinction nette décrit dans les manuels scolaires de la discipline et le monde
entre l’économique et le politique », la discipline des Relations tel qu’on le voit dans la majorité des coins de la planète ».
internationales a, du coup, exclu « de son champ d’investiga­ Le champ des Relations internationales « continue de jouer
tion une multitude d’enjeux liés au pouvoir, à la violence, à la un rôle majeur dans la création du monde des puissants, vu
mort et à la répartition des ressources […] Tandis que la mor­ comme l’élément « naturel » sur lequel axer toute explication » ;
talité dans le cadre d’un conflit armé entre États est considérée 10. « la discipline est dominée par la recherche d’une explica­
comme partie des relations internationales, la mortalité tribu­ tion plutôt que d’une compréhension […] Cela tire sa source
taire de l’économie ou du marché, elle, ne l’est aucunement » ; de la prédominance aux États-Unis du béhavioralisme et de
4. « la notion d’une progression commune de l’humanité l’empirisme […] Peu de recherches ont été faites pour tenter
vers une finalité unique telle qu’illustrée dans la majorité des de comprendre la mentalité des “autres” non-occidentaux et
comptes rendus sur la mondialisation […] L’« Autre » est [pré­ leurs perceptions du monde, ce qui a donné lieu à l’émer­
sumé être] essentiellement identique à « soi » ; et toute autre gence d’une vision particulière du monde […] Les intentions
vue sur le monde ou toute autre valeur est perçue comme fai­ et les valeurs ont été imputées ou supposées plutôt que com­
sant preuve de sous-développement » ; prises », conduisant à « minorer les questions normatives, les
percevant, en quelque sorte, comme extérieures au domaine
5. « l’absence de considérations des questions de genre et
de la science sociale “légitime” […] Le problème est qu’une
d’ethnicité chez les principales théories. Les récits prépondé­
telle position est totalement dépendante d’un postulat sous-
rants sont ceux des Blancs, mâles, traçant un portrait des rela­
jacent caché selon lequel une prise de position neutre est
tions internationales au mieux incomplet, et au pire déformé
chose possible ».
– portrait qui sous-tend les formes existantes du pouvoir
social » ; Smith (504) juge que tous ces postulats mis ensemble ont
fait des Relations internationales une discipline « partielle/par­
6. « la définition de la violence qui prévaut en théorie des
tiale » – qui regarde la politique mondiale du point de vue des
relations internationales est essentiellement celle de la guerre
« riches puissances impériales » – et les biais normatifs forgés
[…] la discipline choisit de ne pas voir les autres formes de
violence […] bien que la violence la plus importante – et de
par ces postulats ont ainsi « facilité la création d’un monde qui ▲
a conduit aux événements du 11 septembre [2001] ». 
loin – sur la planète soit d’origine économique » ;
7. « l’accent mis sur la structure plutôt que sur l’agence […]
la théorie en Relations internationales se concentre sur l’expli­

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Chapitre 24

et de privilèges. Ce sont là des prétentions manifeste- Seul le marxisme orthodoxe s’attaque de front à
ment politiques et, à ce titre, elles peuvent et doivent ces trois questions (qui, quoi et comment ?) en insis-
être analysées et questionnées. tant pour que le prolétariat international s’émancipe
On le voit donc, la normativité d’une théorie soit du joug du capitalisme mondial au moyen d’une
défend une épistémologie de style « parti unique » révolution – ainsi, supposément, l’humanité entière
(la synthèse néo-néo et le marxisme orthodoxe), se trouverait libérée. La plupart des théoriciennes
soit s’ouvre à une vue pluraliste de l’acquisition de la féministes ont, elles aussi, une vision limpide de qui
connaissance. devrait être libéré – les femmes – et de quoi – de la
position de subordination dans laquelle les confine la
3.3.5 Statu quo, changement ou transformation ? naturalisation des rôles de genre (le patriarcat). Elles
La compréhension de qui se trouve avantagé et de qui sont toutefois divisées sur les moyens à prendre pour
se trouve écarté par une théorie nous amène à nous y arriver. La quasi-totalité des poststructuralistes
demander si ladite théorie légitime le statu quo, si elle souhaitent libérer l’humanité des discours de domi-
envisage la possibilité d’un changement ou si elle pri- nation, mais restent extrêmement flous sur la façon
vilégie la transformation. d’agir pour atteindre ce but, et sur qui agira pour le
Les préoccupations normatives prépondérantes rendre possible. Enfin, la Théorie critique prône la
du réalisme et du néoréalisme tiennent à la pour- nécessité de libérer l’humanité des formes d’exclusion
suite de l’intérêt national et à une politique étrangère véhiculées par les pratiques culturelles. Toutefois, mis
« prudente », garante de stabilité internationale. Cela à part son insistance sur le besoin de « communica-
veut dire que quiconque cherche à modifier la répar- tion dialogique » et de création d’un espace public,
tition du pouvoir et de la richesse représente donc cette théorie est peu loquace sur la manière de parve-
une menace « objective » à la paix6. En encourageant nir à cette finalité.
activement le maintien des relations actuelles de pou-
3.3.6 Discipliner les disciples
voir et de privilèges – de domination et de subordina-
tion –, de telles théories légitiment les avantages des Outre établir les limites de ce qui doit être discuté
puissants aux dépens des marginalisés. et comment, les biais normatifs en théorie des rela-
tions internationales ont aussi une fonction détermi-
Le libéralisme classique, lui, pose la nécessité d’une
nante : socialiser et discipliner les chercheurs. Cette
plus large répartition du pouvoir politique, mais uni-
contrainte peut être aisément démasquée en posant
quement à l’intérieur des paramètres de l’économie
des questions fort simples : le fait d’être marxiste,
libérale. Même le plus ardent défenseur d’une nou-
féministe ou poststructuraliste aura-t-il une inci-
velle « doctrine de la communauté internationale »
dence sur ma carrière en Relations internationales ?
(Blair, 1999) avalise sans réserve les actuelles relations
Mes choix théoriques augmenteront-ils ou diminue-
de pouvoir et de privilèges économiques (relations
ront-ils la possibilité que mes travaux soient publiés ?
d’inclusion et d’exclusion), ce qui laisse très peu de
place au changement. Les pressions pour discipliner les chercheurs
en Relations internationales (particulièrement aux
De leur côté, la plupart des théories critiques affir-
 États-Unis) peuvent rendre prohibitif le prix person-
ment que la théorie devrait avoir des visées et des buts
▲ nel à payer pour défendre une position critique (défi
« émancipateurs ». Cependant, la majorité d’entre
intellectuel au statu quo) que ce soit en termes d’em-
elles restent vagues sur qui précisément devraient être
plois, de promotions ou de subventions de recherche.
« émancipés », de quoi et comment ?
De telles considérations peuvent sembler futiles en
comparaison de la résonnance qu’a pour l’humanité
6. Pour un exemple de bâillon rhétorique similaire (quoique
l’affirmation que la guerre est chose légitime et légale
d’un autre ordre) chez les marxistes, voir p. 197. (Aron, 1967). Néanmoins, décider ce qui sera publié,

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Comment évaluer et comparer les théories

choisir qui sera embauché et subventionné, ce sont là chent toutes à rendre compte du monde dans lequel
de puissants instruments pour contrôler les idées qui nous vivons, le fait de les comparer et de les évaluer
seront débattues dans la société, et pour bâillonner sous l’angle de leur relative cohérence constitue un
les autres. Vue sous cet angle, la disciple universitaire pas considérable vers la compréhension de la manière
de la Science politique ne fait pas qu’étudier la poli- dont le monde « réel » fonctionne, et pour qui.
tique et le pouvoir, elle pratique la politique et exerce
un pouvoir social appréciable. Conclusion : vers une synthèse théorique
ou un « buffet » théorique ?
4. L’assemblage des éléments :
La méthode comparative, dont nous avons présenté
la synergie théorique
les grandes lignes ici, nous permet de voir comment
L’étape finale de l’évaluation comparative des théories une théorie est construite et comment ses com-
est d’examiner leur « synergie théorique » respective, posantes se tiennent ensemble. Ce partant, nous
c’est-à-dire l’arrimage des postulats ontologiques, sommes à même d’évaluer la cohérence du mode
épistémologiques et normatifs. Y a-t-il cohérence de raisonnement de cette théorie. Mais certains étu-
entre les postulats ontologiques et épistémologiques ? diants pourraient se dire non totalement satisfaits du
Et ceux-ci sont-ils compatibles avec les principes nor- présent exposé, se demandant :
matifs qui sous-tendent l’approche théorique ?
• pourquoi devons-nous juger chaque théorie et
Certaines approches jugent que la politique inter- choisir entre elles ?
nationale fait preuve de régularités récurrentes et
• pourquoi ne pouvons-nous pas simplement
stables au sein du système international anarchique.
sélectionner des concepts dans plusieurs théo-
Ces postulats ontologiques permettent au néoréa-
ries à la fois ?
lisme et au néolibéralisme de prétendre qu’il est pos-
sible de connaître le comportement des États en poli- • pourquoi ne pas appliquer une approche à telle
tique internationale en se basant sur un modèle de catégorie d’enjeux particuliers, et une autre
« choix rationnel » ainsi que sur les règles néopositi- approche à telle autre catégorie – par exemple,
vistes relatives aux données et à la preuve. Cependant, analyser les questions de sécurité par la lor-
un texte fondateur du constructivisme a démon- gnette du néoréalisme, et recourir à la théorie
tré que l’ontologie matérialiste du néolibéralisme néolibérale pour étudier l’économie politique
recourt aux stratégies interprétatives pour expliquer internationale ?
la coopération institutionnalisée et, ce faisant, le néo- Ces interrogations trouvent écho chez plusieurs
libéralisme contredit l’ontologie et l’épistémologie théoriciens. Les fondateurs de l’institutionnalisme
qu’il professe (Kratochwil et Ruggie, 1986). De ce néolibéral ont choisi de ne pas réfuter le réalisme ni le
point de vue, le néolibéralisme peut être considéré néoréalisme, mais plutôt d’élargir le domaine de ces
comme théoriquement incohérent. deux théories dominantes, en les adaptant aux cir-
Un tel verdict – théoriquement incohérent – n’a pas constances historiques et aux contextes intellectuels
le poids d’une preuve ou d’une réfutation absolue (Keohane et Nye, 1977 ; Keohane, 1984). Leurs tra-
vérifiée empiriquement. Il est probable qu’il n’y ait vaux ont donné lieu à la « synthèse néo-néo », abon-

nulle façon de juger si les prétentions des différentes damment discutée. De façon similaire, l’influente 
théories sont totalement « vraies » ou « fausses ». Plus version du constructivisme développée par Wendt
encore, puisque la plupart des approches s’accorde- cherche explicitement à « construire des ponts » – si
raient pour dire que la cohérence est vitale à toute ce n’est même à procéder à un mariage – entre le
théorie, le seul fait d’évaluer la cohérence d’une constructivisme et le néolibéralisme (Wendt, 1995
approche soulève, en soi, des doutes sur sa validité et et 1999). Plus récemment, les adeptes des approches
son utilité. Étant donné que les diverses théories cher- dites de moyenne portée mid-range theory ont agres-

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Chapitre 24

sivement plaidé la nécessité d’une synthèse théorique qui plus est, la redistribution des richesses s’effec-
enracinée dans des analyses empiriques (Moravcsik, tue, dans la plupart des économies nationales, vers
2003). les couches les plus nanties de la population. Pour la
Devant des arguments aussi autorisés en faveur grande partie de l’humanité, cette vision théorique est
d’une synthèse théorique, pourquoi continuer d’in- donc loin d’avoir eu des résultats pratiques désirables.
sister sur la nécessité de choisir entre les théories ? La seconde objection, également pragmatique,
Toute action en direction d’une synthèse théorique touche au but de la théorie. Toute personne qui se
ne réfute-t-elle pas mon assertion sur le besoin d’éva- lance dans la théorisation le fait pour rendre compte
luer la cohérence interne d’une théorie ? du monde dans lequel elle vit. La théorie n’est pas
Au cœur d’un tel questionnement se trouve l’en­jeu un exercice intellectuel purement obscur et abstrait,
du statut du pragmatisme philosophique. Profon­ elle est un effort conscient fait par des êtres humains
dément ancré dans les cultures intellectuelles britan- pour décider « comment nous devrions vivre et agir ».
nique et américaine, le pragmatisme philosophique Quoiqu’ils puissent parvenir à des conclusions diver-
des penseurs tels John Locke (1632-1704), George gentes, voire largement opposées, les théoriciens sont
Berkeley (1685-1753), David Hume (1711-1776), tous engagés essentiellement dans un effort similaire.
Adam Smith (1723-1790), Jeremy Bentham (1748- À titre d’illustration, supposons qu’une majorité
1832), John Stuart Mill (1806-1873) et John Dewey d’êtres humains, lassés des innombrables prétentions
(1859-1952) insiste moins sur la rigueur logique et au monopole de la vérité et dégoûtés par la violence
analytique que sur l’application pratique des idées. perpétrée au nom de leur propre religion, en viennent
Le pragmatisme présume que le meilleur test qu’on au consensus que la solution idéale serait d’effectuer
puisse faire passer à une théorie est d’évaluer son une synthèse entre, disons, l’islam et le bouddhisme.
utilité pratique. La meilleure théorie étant celle qui Des questions délicates se posent alors. D’abord,
« fonctionne » le mieux. Si, en mixant et en mariant quelle variante de l’islam et quelle variante du boud­
des théories, on améliore les résultats pratiques, ce dhisme ? Cette question n’est nullement anodine,
devient une justification suffisante pour opérer de la considérant que des millions d’êtres humains ont
sorte (Moravcsik, 2003 : 136). Le pragmatisme doit, persécuté et même assassiné un nombre incommen-
toutefois, affronter trois objections. surable de leurs coreligionnaires au nom justement
d’une variante de leur croyance pourtant commune.
La première est elle-même pragmatique. Décider
Mais, laissons cela et imaginons que toute forme de
« ce qui fonctionne le mieux » ou « ce qui donne les
sectarisme religieux ait été surmontée. Une question
meilleurs résultats » soulève une question cruciale :
impérieuse surgit alors : quels principes islamiques
meilleur selon qui ? Car ce qui donne des résultats
devraient être mariés à quels principes bouddhistes,
hautement positifs pour certains acteurs a souvent
et sur quelle base ?
des conséquences catastrophiques pour d’autres.
L’imposition par le FMI, par la Banque mondiale et Exactement les mêmes dilemmes se posent
par l’OMC des politiques économiques d’inspiration lorsqu’on veut mixer et combiner plusieurs théories
néolibérale sur la majorité des économies nationales en une sorte de synthèse : quels aspects et de quelles

▲ a clairement profité aux pays riches et aux citoyens théories et selon quelles conditions, et les condi-
fortunés. Ceux-ci voient certes cette situation comme tions énoncées par qui ? Les postulats sous-jacents
un résultat pratique parmi les plus souhaitables de la de ces théories sont-ils compatibles ? Jusqu’à présent,
théorie économique néolibérale. Pourtant, rapport aucune des tentatives de synthèse entreprises n’a été
des Nations unies après rapport des Nations unies, on capable de résoudre cette difficulté. L’effort le plus
apprend que l’écart entre les pays riches et les pays achevé sur cette voie est la « synthèse néo-néo », qui,
pauvres enregistre une croissance exponentielle et,

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Comment évaluer et comparer les théories

somme toute, reprend quasi exclusivement les termes • la cohérence respective de l’ontologie, l’épisté-
prescrits par le néoréalisme7. mologie et la normativité de la théorie ;
La troisième objection au pragmatisme a été • la cohérence de l’assemblage ou le degré de
énoncée par le père du néoréalisme. En insistant synergie/conformité entre chacune de ces trois
sur la rigueur théorique, Waltz ébranle fatalement le dimensions.
pragmatisme en Relations internationales. Les nom- Tandis qu’elles demeurent inflexibles sur la néces-
breux partisans de la synthèse théorique s’entendent sité d’une cohérence interne, la plupart des approches
désormais sur la nécessité d’une cohérence théorique. dominantes se cramponnent cependant à l’article
John Ruggie – sans doute le plus éclectique et prag- de foi positiviste voulant que l’ultime « test » de la
matique des penseurs contemporains en Relations cohérence théorique reste la manière dont la théo-
internationales – a contribué à lancer des débats rie explique et prédit « le monde réel » (Waltz, 1979 ;
métathéoriques avec ses critiques dévastatrices sur Moravcsik, 2003). Ce qui nous ramène à la case
la cohérence théorique interne du néoréalisme et du départ… l’empirisme !
néolibéralisme (Ruggie, 1983 et 1998 ; Kratochwil et
Et voilà ! nous avons fait le tour du jardin ! C’est
Ruggie, 1986). Cela signifie que le simple pragma-
à vous maintenant de décider par vous-mêmes. À
tisme n’est plus une option, même pas pour d’anciens
vous de choisir les yeux avec lesquels vous penserez
pragmatistes. Toutes les approches (à l’exception du
le monde !
poststructuralisme) acceptent dorénavant la nécessité
d’une cohérence logique interne8.
Tout cela revient donc à une dispute sur les critères
d’évaluation de la cohérence interne. J’ai proposé, ici, NDÉ : La version manuscrite de ce long éclaircis-
sement rédigé manifestement à l’intention de ses étu-
d’analyser la structure et le mode de raisonnement diants a été retrouvée éparpillée autour du corps du
de chaque théorie selon deux catégories générales de professeur Rip van Winkle, victime derechef de cet
critères : étrange sommeil comateux…

7. Dans son vigoureux plaidoyer en faveur d’une telle syn-


thèse théorique, Moravcsik presse les chercheurs en Rela-
tions internationales « à se préoccuper moins des statuts
métathéorique, ontologique et philosophique de la science
sociale […] pour plutôt se lancer dans la recherche empiri-
que ! » (2003 : 136)
8. Les poststructuralistes se voient obligés d’admettre que la
logique est purement rhétorique, qu’elle est tout aussi vala-
ble qu’une autre rhétorique et que, par conséquent, elle ne ▲
représente pas un test de validation de la théorie. En fait,

la plupart d’entre eux devraient rejeter la notion de vali-
dité. C’est là une des raisons pour lesquelles il est si exaspé-
rant (rien ne peut jamais être démontré, toute chose étant
« texte ») et en même temps satisfaisant d’argumenter avec
les poststructuralistes – un poststructuraliste honnête est
contraint d’accepter qu’une interprétation critique de ses
propres textes ou les discours poststructuralistes est aussi
valable que sa propre interprétation de ses propres textes.

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