H MONTRES DE LUXE, ESCROCS ET FOOTBALL BELGE –
INTERDIRE
Mensuel - 28 pages
Politiques de la sécheresse
E
N mai, vingt-six personnes
ont été arrêtées en Espa-
gne pour avoir volé vingt-
six millions de mètres cubes d’eau
par le biais de puits clandestins,
disséminés en Andalousie. Loin
d’être un fait divers isolé, ces
captages illégaux sont embléma-
tiques d’une situation préoc-
cupante qui ne concerne pas
uniquement la péninsule Ibé-
rique. En France, durant l’été
2022, marqué par une importante
sécheresse, des vols d’eau ont
aussi eu lieu au détriment de
municipalités ou de particuliers.
© CORINNE JANIER - WWW.CORINNEJANIER.COM
Le constat est indiscutable : en
de nombreux endroits du globe,
les ressources hydriques s’ame-
nuisent à un rythme inquiétant.
Aux tensions géopolitiques oppo-
sant des États à propos du débit
des fleuves partagés – c’est le
cas, par exemple, de l’Égypte,
qui conteste le projet de l’Éthio-
pie de construire un barrage
sur le Nil – s’ajoutent des con-
flits d’usage qui s’exacerbent.
L’accaparement de grandes CORINNE JANIER. – « N’est-ce pas l’eau qui décide ? », 2021
quantités d’eau par des agricul-
teurs, par le biais notamment de mégabassines
alimentées par des pompages dans les nappes phréa-
tiques, pose ainsi la question de l’équité en matière
d’accès au précieux liquide. De même, les besoins
croissants de l’industrie – à l’heure où les gouverne-
ments ne jurent que par la relocalisation des activités
économiques – ne peuvent qu’engendrer l’hostilité
d’usagers qu’indigne le gaspillage de quantités impor-
tantes d’eau pure, comme au nord de Grenoble avec
l’extension de l’usine de l’entreprise STMicroelectronics. slogans vides de sens.
Lire notre dossier pages 17 à 20.
Assauts contre l’histoire
Q
UICONQUE découvrirait la seconde guerre mondiale à
l’aune de ses commémorations en 2023 n’y comprendrait
pas grand-chose. Le 27 janvier, le directeur du Musée
d’Auschwitz célébrait l’anniversaire de la libération du camp
sans inviter ses libérateurs. La Russie a bien été évoquée lors
du discours protocolaire, mais seulement pour comparer
Auschwitz et la guerre en Ukraine – « une fois encore, des
innocents sont tués en masse en Europe». Le 25 avril, le président
néofasciste du Sénat italien, M. Ignazio La Russa, a lui aussi
fêté la libération de son pays en fustigeant Moscou. En visite à
Prague ce jour-là, il s’est recueilli devant le Mémorial Jan
Palach (1), puis il a visité un camp de concentration nazi. «Une
tentative mesquine de jeter dans le même chaudron “tous les
totalitarismes du XXe siècle”, dans une nuit où toutes les vaches
sont noires, au point qu’on finit par ne plus voir de vaches du
tout», a commenté la philosophe et journaliste Cinzia Sciuto (2).
Qui peut en effet percevoir, à la vue de ces cérémonies, que
la plus gigantesque défaite infligée aux troupes de la Wehrmacht
le fut à Stalingrad ? Que onze millions de soldats soviétiques
sont tombés au combat contre l’Allemagne, sans parler des
quinze millions de civils tués ? Il y a soixante ans, le président
américain John F. Kennedy admettait sans rechigner qu’«aucune
nation dans l’histoire des guerres n’a autant souffert que l’Union
soviétique au cours de la seconde guerre mondiale (3) ». Nul
dirigeant occidental ne se risque plus à un tel constat. Invasion
de l’Ukraine oblige, toute mention favorable à l’Union soviétique
ou à la Russie est désormais prohibée.
Depuis un an, une vague révisionniste balaie l’Europe. À
l’Est, des rues dont le nom n’avait pas changé après la chute
du Mur sont débaptisées par centaines, des statues débou-
lonnées, des édifices rasés. Non contente d’avoir détruit à Riga
ÉDITION ABONNÉS
INTERDIT À LA VENTE
pages 22 et 23
BFM TV, LCI
ET CNEWS ?
PAR PIERRE RIMBERT
Page 28.
N° 831 - 70 e année. Juin 2023
GUERRE EN UKRAINE
DOSSIER EAU
La Suisse
peut-elle
rester neutre ?
Tandis que le conflit en Ukraine a conduit Suédois et
Finlandais à renoncer à leur neutralité, les Suisses
restent attachés à ce statut autant qu’à leur ancrage
occidental. Si Berne participe aux sanctions contre
Moscou, ses clients ne peuvent réexporter leurs armes
d’origine helvétique vers Kiev. Cette position médiane
attire les critiques des voisins européens.
P A R A N G É L I Q U E M O U N I E R -K U H N *
L
A Suisse entière retient son souffle de la grande politique », se rengorge la
sous un soleil ardent. Ce 16 juin 2021, Neue Zürcher Zeitung, le grand journal
prise d’assaut par les journalistes et qua- conservateur de Zurich.
drillée par les forces de sécurité, Genève
déroule le tapis rouge aux présidents des On connaît la suite. La tentative de
États-Unis et de la Russie. De sanctions dialogue n’a pas fait taire les bruits de
en renvois croisés de diplomates, ce pre- bottes. Après plusieurs rencontres à
mier tête-à-tête entre M. Joseph Biden Genève, un ultime rendez-vous prévu le
et M. Vladimir Poutine se tient dans un 24 février 2022 entre le secrétaire d’État
Dans ce contexte, les pouvoirs publics ne peuvent se climat d’escalade. Les chefs d’État des américain, M. Antony Blinken, et le
défausser sur le marché, incapable à lui seul d’assurer deux plus grandes puissances nucléaires ministre russe des affaires étrangères,
les investissements nécessaires au captage, au mondiales sont accueillis par un hôte M. Sergueï Lavrov, fut annulé in
traitement et à l’acheminement de la ressource vers « neutre » pour renouer le dialogue : le extremis. Ce jour-là, la Russie envahis-
les lieux de sa consommation. Car, contrairement à souvenir du premier sommet entre sait l’Ukraine, une offensive aussitôt
une idée en vogue, l’eau n’est pas qu’un bien commun. Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev condamnée par Berne comme une « vio-
Elle exige une véritable politique de planification des est dans tous les esprits. En novem- lation flagrante du droit international ».
besoins et des infrastructures sans laquelle la justice bre 1985, le cycle de négociations qui En bouleversant les équilibres sur le
sociale et l’égal accès à la ressource ne sont que des conduisit à la fin de la guerre froide continent européen, la guerre a eu pour
débuta aussi sur les rives du Léman. effet d’isoler la Suisse, elle qui accorde
tant d’importance à son ouverture au
Trente-cinq ans plus tard, la Suisse tente monde. Dans le pays, la question jusque-
de croire que l’« esprit de Genève » peut là consensuelle de la neutralité a surgi
produire un nouveau miracle. Elle anticipe dans le débat public. À l’extérieur, la
déjà le bénéfice d’image qu’elle tirera de « crédibilité » dont se réclamait M. Cas-
cette journée historique. « Cette rencontre sis, devenu entre-temps président de la
est bonne pour la crédibilité de la Suisse Confédération, pâtit de l’incompréhen-
dans le monde : un petit État neutre qui sion des partenaires de Berne. Depuis le
inspire confiance et qui conjugue démo- début de l’intervention russe en Ukraine,
cratie forte et stabilité sociale », déclare le Conseil fédéral, dans lequel les prin-
ainsi à la presse le ministre des affaires cipaux partis sont représentés, a bien
PA R B E N O Î T B R É V I L L E étrangères, M. Ignazio Cassis, du Parti malgré lui réussi le tour de force de se
libéral-radical. « La petite Suisse, théâtre mettre beaucoup de monde à dos.
un obélisque de quatre-vingts mètres dédié à la victoire de
* Journaliste. (Lire la suite pages 8 et 9.)
l’Armée rouge sur les nazis, la Lettonie a répertorié soixante-
neuf autres vestiges commémoratifs de ce type qu’elle compte
démolir. La liste estonienne comporte plus de quatre cents
sites, tandis qu’en Lituanie la purge s’étend aux œuvres PA R L E R É A L I S AT E U R D E
1 2 0 B AT T E M E N TS PA R M I N U T E
réalisées par des artistes nationaux soupçonnés de sympathie
avec le communisme (4). Le passé figure parmi les victimes
Madagascar 1971,
de la guerre en Ukraine, où des mercenaires russes tatoués
les dernières illusions du colonialisme.
de croix gammées prétendent mener une opération de « dénazi-
fication ». À chacun ses manipulations…
À l’Ouest, la bataille mémorielle se joue dans les Parlements.
Imitant leurs homologues allemands et européens, les députés
français ont adopté, le 28 mars, à la demande de Kiev, une
résolution reconnaissant le caractère «génocidaire» de la famine
ukrainienne de 1932-1933. Un acte « important pour entretenir
le soutien des opinions publiques occidentales, lequel est déter-
minant pour l’issue du conflit armé [en Ukraine] », justifient ses
promoteurs. Le sujet ne fait pourtant pas consensus parmi les
spécialistes, qui débattent du caractère ciblé et ethnique de
cette famine, comme de son aggravation intentionnelle et de
son ampleur. Mais, quand il s’agit de condamner Moscou, l’his-
UN FILM DE ROBIN CAMPILLO
toire n’est qu’une arme de plus.
(1) Du nom d’un étudiant qui s’est immolé par le feu en janvier 1969 pour
protester contre l’occupation soviétique en Tchécoslovaquie.
(2) Cinzia Ciuto, « La destra che ha paura del 25 aprile », MicroMega,
24 avril 2023, www.micromega.net
(3) Discours à l’Université américaine de Washington, 10 juin 1963.
(4) Adam J. Sacks, « Equating the Soviet Union with nazi Germany is terrible
history », Jacobin, New York, 27 janvier 2023.
H S O M M A I R E C O M P L E T E N PA G E 2 8
NADIA TERESZKIEWICZ QUIM GUTIERREZ CHARLIE VAUSELLE
ACTUELLEMENT AU CINÉMA
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
2
N OUVELLE LIVRAISON DE « M ANIÈRE DE VOIR »

L’énergie et ses vérités C O U R RIE R DES LE C TE U R S

Q UELLE sera l’énergie du XXIe siè-

Vaccins les contribuables français détiennent une
Grèce

AFRIQUE CFA 5 500 F CFA • ALLEMAGNE 9,80 € • ANDORRE 9,50 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 9,40 € • CANADA 12,95 $CAN • ESPAGNE 9,50 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 9,50 € • ITALIE 9,50 € • JAPON 1 600 Y • LUXEMBOURG 9,50 € •
cle? Hier, le pétrole devait détrôner participation ? Et si oui, seriez-vous dis-
le charbon, l’électronucléaire pren- posé à engager des poursuites judiciaires
dre la relève, de même que les renouvelables Le professeur David Healy Notre article « L’odyssée fatale
souhaite apporter une information contre eux ? » Réponse gênée, diploma-
doivent à présent se substituer aux combus- des chemins de fer grecs » (mai) a
supplémentaire à propos de la tique et évasive de M. Jean-Pierre Clama- incité M. Mathieu Cabrol à rappeler
tibles fossiles. Or, comme pour les médias « psychiatrisation » des personnes dieu, le président du conseil d’adminis- que l’austérité imposée aux Grecs
– où chaque nouvelle technologie censée souffrant de symptômes indésirables tration d’Engie. En 2022, le dividende relève d’une exigence néolibérale
remplacer la précédente s’y ajoute –, toutes après leur vaccination contre le versé par cette entreprise était de 0,85 euro elle-même liée à l’appartenance de
ces ressources s’empilent dans une baccha- Covid-19, comme l’évoque l’article par action. En 2023, il est de 1,40 euro leur pays à l’Union européenne :
MAROC 90 DH • PAYS-BAS 9,90 € • PORTUGAL CONT. 9,50 € • SUISSE 14,80 CHF • TOM 1 700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.

nale de calories et d’hypocrisie : pendant d’Ariane Denoyel (avril) : par action. Pourquoi les actionnaires se
que les chefs d’État jurent œuvrer contre le En 2015, Syriza a souhaité mobiliser
Ariane Denoyel expose les cas de préoccuperaient-ils du sabotage de Nord
réchauffement de la planète, le charbon des idées de contestations du néolibéra-
Stream 1 et 2 ?
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE

Brianne Dressen et Maddie de Garay, lisme tout en restant dans l’Union euro-
ÉNERGIE
N° 189 /// JUIN - JUILLET 2023

représente 54 % de l’énergie primaire

© MISHKA HENNER

consommée en Chine ; aux États-Unis, la
part des renouvelables atteint péniblement
13 % et l’«or noir» reste omniprésent. Pour-
quoi, et comment faire autrement?
À ces questions, la dernière livraison de
Manière de voir (1) apporte une réponse en
trois temps.
D’abord, l’urgence climatique ne repré-
sente pour les dirigeants qu’une question d’or-
dre secondaire. Au centre de leurs préoccu-
pations trône un dossier brutalement tiré de
l’oubli à l’occasion de la guerre d’Ukraine :
l’accès à l’énergie conditionne la souveraineté
des nations. Si la géopolitique des hydrocar-
bures explique le déclenchement des guerres
du Golfe (1991, 2003), la répartition inégale
des terres et métaux précieux qui propulsent
la transition vers les renouvelables offre, elle
aussi, un terrain propice aux conflits, notam-
ment entre la Chine et les pays occidentaux.
L’imposant appareil cartographique de ce
numéro permet de saisir la logique et la sub-
tilité de ce grand jeu des interdépendances.
Deuxième temps, celui des illusions. À la
crise écologique, l’industrie oppose des solu-
tions technologiques qui enrichiront sans
doute les actionnaires mais tarderont à appau-
vrir l’atmosphère en dioxyde de carbone, à
l’instar de la filière hydrogène, qui attire des
investissements colossaux. Et pour cause : la
crise climatique découle d’un système puis-
sant et cohérent dont l’élan ne sera pas brisé
par quelques kilomètres carrés d’éoliennes
ou de panneaux solaires. De la civilisation
que j’ai vues et évaluées. J’ai recensé un
Conflits, illusions, solutions autre cas tout aussi convaincant, celui
d’Augusto Roux, à Buenos Aires, dont
l’existence a été récemment rapportée
par Die Welt (23 février 2023). Mon éva-
des écrans lisses ou l’exporte vers les pays luation a révélé une possible manipula-
du Sud, à celle du bien-être, qui suppose la tion des dossiers de recherche ; les régu-
climatisation en été et le chauffage en hiver, lateurs ont été informés mais n’ont rien
tout concourt à accroître sans cesse la fait. Buenos Aires était de loin le plus
consommation d’énergie. grand centre de cette étude, fournissant
près d’un quart des cas sur lesquels l’ap-
Le troisième temps – celui des solu- probation du vaccin était basée. Là-bas,
tions – passe-t-il par une remise en cause de la recherche a été menée par le biais
ce dogme, et de quelques autres ? À la vue d’une association entre l’armée argentine
d’une infographie inédite qui retrace les gas- et une entreprise privée.
pillages insensés observés lors de la
transformation des énergies primaires, il
semblerait presque logique d’inverser la pers-
pective : planifier une baisse de la demande Nord Stream
en rationalisant le chaos des activités
humaines. Loin de se réduire aux diplômés Concernant le sabotage des
écolos-urbains, les populations susceptibles gazoducs Nord Stream et le silence
d’appuyer un tel renversement sont plus gêné des Occidentaux que pointe
nombreuses qu’on ne le croit. Car l’énergie l’article « De l’eau dans le gaz »
est aussi une question sociale, comme en (mai), M. Simon Rodier rapporte que
la question a bien été abordée lors de
témoignent la destruction méticuleuse des
services publics de l’électricité et du gaz par l’assemblée générale des actionnaires
de l’énergéticien français Engie :
la Commission européenne et l’explosion
concomitante des prix. Les forces écono- Le 26 avril 2023, lors de l’assemblée
miques qui détruisent la planète et celles qui générale des actionnaires d’Engie à la Cité
ruinent les peuples ne forment en définitive des sciences et de l’industrie (Paris), il a
qu’un seul et même adversaire. Celui-ci par- fallu attendre la séance des questions pour
viendra-t-il à unir contre lui préoccupations qu’un investisseur individuel pose la ques-
pour la fin du monde et pour la fin du mois ? tion suivante à propos de l’attentat contre
les gazoducs Nord Stream 1 et 2 : «Avez-
(1) «Énergie. Conflits, illusions, solutions», Manière vous des informations sur les auteurs de
de voir, n° 189, juin-juillet 2023. En kiosques ou sur l’agression qui a saboté notre gazoduc
Liberté d’expression
Réagissant à l’article « Quand la
liberté d’expression passe à droite »
(mai), M. Christophe Drevet apporte
les réflexions suivantes à propos du
contrôle des contenus mis en ligne
sur les réseaux sociaux :
La question de la modération est épi-
neuse. D’où qu’elle vienne, la censure est
problématique. On ne veut pas que les
plates-formes décident quels messages
sont autorisés ou non. Mais voudrait-on
d’une modération gouvernementale, qui
ne manquerait pas d’étouffer ses oppo-
sants ? Les modérations législative ou judi-
ciaire seraient bien trop longues à déclen-
cher. Que nous reste-t-il ? Au final, la
protection des minorités et des individus
passe peut-être par d’autres chemins. Les
algorithmes mis en place par les réseaux
sociaux les plus importants sont conçus
pour maximiser les interactions, au prix
des emballements que l’on constate autour
des fake news et du harcèlement. Ne fau-
drait-il pas une modération en première
instance ? Les réseaux décentralisés, tels
que Fediverse (dont Mastodon fait partie),
bien que sujets aux mêmes problèmes,
offrent au moins l’avantage d’une décen-
tralisation de la modération. Avec des
règles claires sur l’instance qu’on choisit
de rejoindre, plus le blocage individuel de
comptes, on peut espérer mieux maîtriser
péenne (donc en lui abandonnant les poli-
tiques monétaires, commerciales et
budgétaires). Le résultat a été une décon-
venue électorale et une énième tromperie
pour la population. Le Parti communiste
de Grèce (KKE), quant à lui, a le mérite
de la cohérence et de la clarté. Il n’a pas
de gages à donner aux sociaux-démocrates
de Syriza et de l’ancien Pasok. Il se donne
les moyens de réaliser son programme :
sortir de l’austérité, c’est d’abord sortir
de l’Union et de l’euro. Les exemples de
l’austérité imposée à la Grèce et de Syriza
au pouvoir prouvent que le combat contre
le néolibéralisme est un double défi. S’y
attaquer nécessite une non-compromission
avec les positions favorables au maintien
coûte que coûte dans l’Union européenne.
Le contraire revient à gérer les affaires
courantes sous couvert de respectabilité
bourgeoise…
Vous souhaitez réagir
à l’un de nos articles :
Courrier des lecteurs,
1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris
ou courrier@monde-diplomatique.fr
Édité par la SA Le Monde diplomatique.
Actionnaires : Société éditrice du Monde,
Association Gunter Holzmann,
Les Amis du Monde diplomatique

numérique, qui dissimule sa pollution derrière https://boutique-vpc.monde-diplomatique.fr Nord Stream 2 dans lequel Engie et donc ce à quoi nous sommes exposés. 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
Site Internet : www.monde-diplomatique.fr

Farceurs sans frontières

Directoire :
Benoît BRÉVILLE, président, directeur de la publication
Anne-Cécile ROBERT, directrice adjointe

Autres membres :

E
Vincent CARON, Élodie COURATIER, Pierre RIMBERT
NFIN une bonne nouvelle ! Dans le dernier autorités contrôlent étroitement ce conseil puisque Inter, estime que le gouvernement pourra « compléter »
classement mondial de la liberté de la presse 2023, M. Zelensky en nomme quatre des huit membres et le dispositif une fois la guerre achevée (communiqué, Conseiller éditorial auprès du directeur de la publication :
Serge HALIMI
publié le 3 mai dernier par Reporters sans frontières le Parlement quatre autres. 11 janvier 2023).
(RSF), l’Ukraine effectue un bond prodigieux de Conseiller en finance et développement auprès du directoire :
Les deux principaux syndicats de journalistes ukrai- En attendant, les douze mille journalistes accrédités
27 places, passant de la 106e à la 79e position sur Bruno LOMBARD
niens combattent cette mesure. « Par l’intermédiaire par Kiev depuis le début du conflit relaient fidèlement
180 pays étudiés. « Malgré la désorganisation des Secrétaire générale :
des médias qu’ils contrôlent, les responsables gouver- les communiqués du régime qui « se bat pour nos Anne CALLAIT-CHAVANEL
rédactions et les difficultés liées à la couverture d’un
nementaux ont lancé une campagne visant à discré- valeurs ». Témoin, ce dialogue irréel, en duplex, le
pays en guerre, ainsi que des restrictions de reportage,
diter ceux qui critiquent de manière constructive 18 mai, entre la présentatrice de Cable News Network Directeur de la rédaction : Benoît BRÉVILLE
en général proportionnées à la situation, les journalistes
certains aspects de la loi », explique Serhiy Chtour- (CNN) Brianna Keilar et l’envoyé spécial Sam Kiley :
bénéficient d’une plus grande liberté, explique l’asso- Rédacteur en chef: Akram BELKAÏD
khetskyy, président du Syndicat des médias indépen-
ciation. La guerre et l’esprit d’union nationale ont réduit – L’Ukraine a annoncé avoir intercepté vingt-neuf Rédaction : Martine BULARD, Philippe DESCAMPS,
dants d’Ukraine. Cela nous fait craindre ce qui nous
l’emprise des oligarques sur les médias et les pressions des trente missiles tirés dans un bombardement Renaud LAMBERT, Evelyne PIEILLER, Hélène RICHARD,
attend après la mise en œuvre complète du texte :
dues aux clivages. » nocturne sur l’ensemble du pays. (…) Sam, la Russie Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT, Grégory RZEPSKI
les membres du gouvernement assimileront ceux qui
a affirmé avoir frappé un dépôt d’armes ukrainien, est- Cartographie : Cécile MARIN
Ce conte de fées a étonné l’organisation américaine ne partagent pas leur vision à des ennemis du pays
ce bien vrai ? Site Internet : Guillaume BAROU
Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR). L’obser- ou à des agents étrangers… » De son côté, la prési-
Conception artistique :
vatoire critique des médias rappelle (1) que, le dente de la Fédération internationale des journalistes – C’est possible ; mais si tel était le cas, nous ne
Nina HLACER, Boris SÉMÉNIAKO
29 décembre dernier, le président Volodymyr Zelensky (FIJ) estime que « la liberté de la presse et le pluralisme serions pas autorisés à le dire. (avec la collaboration
a signé une nouvelle loi qui, sous toute autre latitude, sont menacés en Ukraine par la nouvelle loi sur les de Delphine LACROIX pour l’iconographie)
Gageons que l’année prochaine l’Ukraine talonnera
aurait épouvanté RSF et fait dévisser le pays au médias » (communiqué, 17 janvier 2023). RSF, elle, a
les États-Unis, 45es dans le classement de RSF… Rédacteur documentaliste : Olivier PIRONET
classement. Le texte octroie en effet au Conseil national « salué » le texte au motif que certaines dispositions Archives et données numériques :
de télévision et de radiodiffusion – l’organe de harmonisent la législation audiovisuelle nationale avec
régulation des médias ukrainien – le pouvoir de les normes européennes – une raison suffisante pour P IERRE R IMBERT . Suzy GAIDOZ, Maria IERARDI
Mise en pages et photogravure :
sanctionner d’amende, de fermer, de révoquer les surclasser le pays sur l’échelle de la liberté. Discrète Jérôme GRILLIÈRE, Patrick PUECH-WILHEM
licences sans jugement ou de bloquer n’importe quel sur le versant liberticide de la réforme, l’organisation (1) Bryce Greene, « Ukraine’s “press freedom” score increases Correction : Dominique MARTEL,
titre, antenne, média social ou plate-forme. Or les présidée par Pierre Haski, chroniqueur de France despite martial law, banned media », FAIR, 9 mai 2023, https://fair.org Xavier MONTHÉARD

Directeur commercial et administratif : Vincent CARON

Directrice des relations sociales : Élodie COURATIER
Responsable du contrôle de gestion : Zaïa SAHALI
Administration : Sophie DURAND-NGÔ (9674),
Sylvia DUNCKEL (9621), Eleonora FALETTI (9601)
Courriel : prenom.nom@monde-diplomatique.fr

Fondateur : Hubert BEUVE-MÉRY.

Anciens directeurs : François HONTI, Claude JULIEN,
Ignacio RAMONET, Serge HALIMI

Publicité : Hélène FAVERIE (01-57-28-38-03)

Diffusion, mercatique: Brigitte BILLIARD,

Saveria COLOSIMO-MORIN, Maureen DECARPIGNY,
Sophie GERBAUD, Sabine GUDE, Christiane MONTILLET
Relations marchands de journaux (numéro vert) :
0805-050-147
Service relations abonnés
l Depuis la France : 03-21-13-04-32 (non surtaxé)
www.monde-diplomatique.fr
l Depuis l’étranger : (33) 3-21-13-04-32

Conditions générales de vente : www.monde-diplomatique.fr/cgv

Reproduction interdite de tous articles,

sauf accord avec l’administration
© ADAGP, Paris, 2023,
pour les œuvres de ses adhérents
Prix au numéro : 5,40 €
Prix de l’abonnement annuel à l’édition imprimée :
France métropolitaine : 59 €
Autres destinations : www.monde-diplomatique.fr/abo
Merci à nos acheteurs chez les marchands de journaux
de nous signaler toute anomalie au 01-57-28-33-25

B ARRIÈRES
Les deux visages de la frontière
Les crises passent mais le constat demeure : le dogme
européen du libre-échange n’en finit pas de détruire
des emplois industriels en France. À l’heure où les
États renforcent la surveillance des migrants aux fron-
tières, l’urgence est de lutter contre le dumping social
en réinstaurant des tarifs douaniers massivement
amoindris depuis la fin des années 1980.
PAR MORVAN BUREL *
P
OUR les vainqueurs de la guerre froide,
la chute du mur de Berlin en 1989 devait
entraîner l’effondrement de toutes les bar-
rières. À commencer par celles qui qua-
drillaient la géographie. La « fin de l’his-
toire », proclamée par l’essayiste Francis
Fukuyama (1), annonçait donc la fin de
la frontière : un instrument de délimitation
devenu obsolète puisqu’un même système
idéologique, politique, économique avait
vocation à s’étendre à l’échelle planétaire.
Le monde était devenu un village mar-
chand, il devenait possible de commercer
sans entraves. L’heure du libre-échange
planétaire avait sonné.
Trente ans plus tard, bon nombre des
restrictions qui concernaient les mouve-
ments de biens et de capitaux ont été levées,
au point que le processus de libéralisation
des échanges a pu sembler achevé. Toute-
fois, au milieu des années 2010, sans que
le dogme du libre-échange soit brutalement
remis en question, les médias annoncent
un retour de la frontière en Europe : «Revi-
vre avec des frontières» barre par exemple
la «une» de Libération les 6 et 7 août 2016,
dans un contexte où les crises en Syrie et
en Libye provoquent des mouvements
migratoires majeurs aux frontières de
l’Union européenne, principalement
en Grèce.
La dilution de la frontière utilisée pour
réguler les flux marchands transnationaux
s’est alors accompagnée d’un renforce-
ment de celle consistant à empêcher la
libre circulation des êtres humains, au
premier rang desquels les populations
migrantes. L’outil de politique écono-
mique a disparu, pour ne laisser que la
barrière. Ce qui n’est pas tout à fait un
hasard.
Franchir sans s’arrêter
C OMME la fermeture d’un point de pas-
sage provoque un déplacement vers un
autre, les autorités européennes étendent
leur zone d’intervention au-delà de la seule
ligne frontalière. Notamment en amont,
vers les pays de départ et de transit. L’ac-
cord signé avec Ankara, le 18 mars 2016,
prévoit ainsi le renvoi vers la Turquie des
migrants en situation irrégulière qui y sont
passés avant d’arriver en Europe, en
contrepartie du versement de 6 milliards
d’euros au gouvernement de M. Recep
Tayyip Erdoğan. Cette politique est éga-
lement menée avec les pays d’Afrique
sahélienne et la Libye. En dépit de la fai-
blesse des garanties démocratiques que
Tripoli offre à ses ressortissants, l’Union
européenne ne rechigne pas à recourir à
des interlocuteurs liés aux milices (5).
* Syndicaliste, ancien secrétaire général de
Solidaires douanes.
L’Imprimerie
79, rue de Roissy
93290
Tremblay-en-France
Origine du papier : Allemagne.
Taux de fibres recyclées : 58 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de
forêts gérées durablement et de sources contrôlées,
porteur de l’Écolabel européen sous le n° FI/37/001.
Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier
Commission paritaire des publications
et agences de presse : nº 0524 D 86051
ISSN : 0026-9395
PRINTED IN FRANCE
À la disposition des diffuseurs de presse
pour modification de service, demandes de réassort
ou autre, notre numéro de téléphone vert :
0 805 050 147.
3 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
POUR LES MIGRANTS ; FEU VERT POUR LES MARCHANDISES
péenne, les échanges de biens post-Brexit
s’opèrent donc avec l’objectif de ne pas
« arrêter les véhicules en point fron-
tière (10) ». Le traitement des formalités
est anticipé par l’association de l’imma-
triculation des poids lourds avec la décla-
ration en douane par le moyen d’un code-
barres, avant même la traversée de la
Manche. Seuls ceux pour lesquels une
nécessité de contrôle aura été identifiée
avant leur débarquement seront contraints
de stopper leur route à la frontière. En
2022, la douane se félicitait du succès de
ce dispositif : 80 % des 3,6 millions de
camions qui passent annuellement la fron-
tière avec le Royaume-Uni la franchissent
sans avoir à s’y arrêter.
Soucieux de ne pas remettre en cause
le nouvel ordre économique mondial, Cette approche s’inscrit dans la conti-
mais ne pouvant rester sans réponse face nuité des objectifs politiques fixés à l’ad-
aux inquiétudes générées par les déséqui- ministration des douanes. La marchan-
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : GAL. LOUIS CARRÉ / J.-O. ROUSSEAU / ADAGP IMAGES
libres liés à la mondialisation, les diri- dise ne doit pas subir de retard ou de
geants européens ont renforcé leurs rupture de charge, ce qui se concrétise
contrôles frontaliers en les concentrant sur autour de l’objectif annuel d’un indica-
les seules interventions migratoires. Il teur : le délai moyen d’immobilisation
s’agissait de créer l’illusion d’une maîtrise des marchandises, calculé en rapportant
du processus de mondialisation par les le temps consacré aux contrôles doua-
États. Des murs se sont alors hérissés aux niers au volume global des marchandises
points de passage les plus utilisés par les franchissant la frontière. En 2021, il était
migrants : en Hongrie, sur la route des de deux minutes et douze secondes (11),
Balkans à la frontière avec la Serbie et la en baisse constante, puisque dix ans
Croatie, ou encore autour des enclaves auparavant ce temps moyen de passage
espagnoles au Maroc de Ceuta et Melilla. en douane était de cinq minutes et cin-
En Grèce, à Leros, c’est le camp de quante secondes, et de treize minutes en
demandeurs d’asile qui est entouré d’une 2004. Cette évolution reflète avant tout
enceinte fermée. Au sein de l’espace une forte diminution des opérations de
Schengen, plusieurs pays ont pris des contrôle. S’il n’existe pas de statistique
mesures de suspension de la libre circu- officielle, il est estimé qu’à leur arrivée
lation des personnes, en particulier l’Au- au Havre, plus grand port de France,
triche, qui a rétabli en 2016 une clôture à moins de 1 % des conteneurs font l’objet
ses frontières avec la Slovénie et l’Italie. d’un contrôle physique.
Autoritaire, cette politique complète La pandémie de Covid-19 a jeté une
néanmoins parfaitement le libéralisme éco- lumière crue sur les conséquences de
nomique. Quand elle ne profite pas aux PETER KLASEN. – « Aspiration - refoulement », 1989 l’option libre-échangiste. « Il nous faut
grands groupes internationaux : la milita- produire davantage en France, sur notre
risation de l’espace frontalier requiert une les produits entrant dans l’Union s’éta- l’objectif des dirigeants conservateurs bri- sol, a déclaré le président français Emma-
technologie de pointe (caméras thermiques, blit à 1,48 %. Avant la signature du tanniques : ne pas rétablir de mesures nuel Macron, le 31 mars 2020. Cette crise
détecteurs de présence, drones, etc.). Le traité de Rome en 1957, ce taux attei- douanières sur les échanges commerciaux nous enseigne que sur certains biens, cer-
groupe Thales va ainsi installer le système gnait 18 % en France et 26 % en Alle- entre les deux entités. C’est ce à quoi tains produits, certains matériaux, le
biométrique d’entrée et de sortie de l’es- magne. Grâce au recul des instruments aboutit le traité signé le 24 décembre 2020, caractère stratégique impose d’avoir une
pace Schengen (2). Des dispositifs de sur- douaniers, les multinationales ont pu qui réintroduit des « formalités doua- souveraineté européenne. Produire plus
veillance sont installés sur 60 % des qua- sans contrainte déplacer sites de pro- nières », mais sur la base du concept de sur le sol national pour réduire notre
torze mille kilomètres de frontières duction et capitaux, en privilégiant les « douane intelligente ». dépendance et donc nous équiper dans
extérieures de l’Union européenne (3). Sur pays à bas salaires. la durée. » Quelques mois plus tard, les
la seule frontière franco-britannique, il est Développée par l’Organisation mon- usines de fabrication de masques ont
estimé que les technologies de contrôle ont Le phénomène s’est avéré particuliè- diale des douanes depuis 2019, cette fermé, incapables de s’aligner sur le
coûté 1,28 milliard d’euros depuis 1998, rement sensible dans les filières inten- notion promeut des « échanges commer- niveau de prix des produits est-asiatiques.
dont 425 millions pour la seule période sives en main-d’œuvre. En premier lieu ciaux fluides et le mouvement sans L’hiver 2022-2023 a été marqué en
2017-2021 (4). l’industrie, secteur qui, en France, a entraves des personnes et des marchan- France par des pénuries de médicaments
perdu 1,9 million de postes de travail dises (9)». En pratique, il s’agit de réaliser tels le paracétamol et l’amoxicilline. Le
entre 1980 et 2007, passant de 5,3 à l’opération de dédouanement avant même libre-échange continue de servir de bous-
3,4 millions de salariés. La filière habil- l’arrivée de la marchandise sur le territoire sole à Bruxelles, qui souhaite signer de
lement-cuir a vu ses effectifs diminuer d’importation. Dans le cadre de l’accord nouveaux accords avec le Mercosur, le
Sans soutenir la comparaison avec
l’immense (et très onéreux) mur érigé à
des trois quarts entre 1989 et 2007 et ne
compte plus que 132 288 emplois à cette
date (7). La désindustrialisation a désta-
douanier Royaume-Uni - Union euro- Mexique et le Chili.
leur frontière avec le Mexique par les bilisé des régions entières, notamment Inverser la logique
États-Unis, ni le cynisme du Royaume- les bassins d’emploi peu diversifiés : le
Uni, qui organise l’externalisation de sa
gestion des migrants jugés indésirables
auprès du Rwanda, l’Union européenne
textile dans les Vosges, la coutellerie à
Thiers (Puy-de-Dôme). L ’HEURE est peut-être revenue d’in-
verser la logique de la frontière : de ren-
pour tenter (en vain) de rendre la cita-
delle européenne imprenable qu’une
suit un chemin semblable. L’Agence La disparition des mesures de régulation forcer l’outil contre le dumping et administration douanière dotée de
européenne de garde-frontières et de des échanges commerciaux autorise donc d’abaisser les barrières à la circulation moyens juridiques et humains. L’amé-
garde-côtes (plus connue sous le nom de les entreprises à plier bagage pour maxi- des femmes et des hommes. Le premier nagement matériel frontalier peut
Frontex) constitue le seul corps opéra- miser leurs profits et leur permet ainsi permet de dessiner un espace au sein demeurer d’autant plus léger que le
tionnel véritablement intégré de l’espace d’exercer un chantage permanent sur les duquel droits de douane, quotas, prohi- contrôle douanier peut s’exercer à l’in-
Schengen, chargé d’élaborer et de coor- États. Cette exigence de « compétitivité » bitions permettent d’empêcher que des térieur du territoire. Ainsi définie, la
donner les contrôles des mouvements de consiste à ne consentir à maintenir pro- biens dont le commerce contribue à fra- frontière n’entrave pas la circulation des
population sur sa frontière extérieure. Elle duction et emplois sur leur sol qu’à la giliser les conditions sociales, fiscales et personnes et ne remet pas en cause ce
a récemment été mise en cause par une condition d’un alignement sur les normes écologiques de production pénètrent le droit dans l’espace européen, en vigueur
enquête de l’Office européen de lutte anti- que les entreprises édictent. À travers les marché intérieur. Cette frontière-là déli- depuis l’entrée en application du traité
fraude (OLAF) pour violation des droits accords de libre-échange, les États sont mite un territoire sur lequel les options de Schengen. Seule difficulté, cette
fondamentaux lors de refoulements à la ainsi devenus les artisans de leur propre choisies par le peuple souverain et ses construction de la frontière est en contra-
frontière gréco-turque, ce qui a conduit à impuissance sociale. représentants s’appliquent. Ces choix diction avec les traités européens, qui
la démission de son directeur exécutif, démocratiques peuvent (et, souvent, doi- interdisent toute régulation des échanges
M. Fabrice Leggeri (6). Sur le territoire de l’Union euro- vent) conduire à repenser les flux de mar- commerciaux au sein du marché unique.
péenne, le dumping lié à la disparition chandises et de capitaux. Dans ce domaine comme dans d’autres,
Dans le même temps, alors même que des instruments douaniers aux frontières la volonté de rompre avec la trajectoire
Bruxelles durcit sa politique migratoire, a été aggravé par l’intégration, à partir Améliorer les conditions de vie des néolibérale de l’Europe telle qu’elle a
ses dirigeants approfondissent la dérégu- de 2004, de pays de l’ancien bloc socia- populations européennes exige donc été construite impliquera une mise en
lation des échanges commerciaux trans- liste. Ces derniers sont entrés dans le moins une course en avant technologique cohérence des programmes politiques.
frontaliers. La libre circulation des biens marché intérieur sans harmonisation
et des capitaux constitue même le socle du préalable, en particulier sur les niveaux
fonctionnement de l’Union. Le marché de salaire. Dix ans après, le salaire mini- (1) Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le (6) Cédric Vallet, «Refoulement des migrants aux
unique européen proscrit ainsi l’utilisation mum mensuel brut variait toujours de Dernier Homme, Flammarion, Paris, 1992. frontières : Fabrice Leggeri, directeur de Frontex, démis-
sionne», Mediapart, 29 avril 2022, www.mediapart.fr
de mesures douanières. En corollaire, la un à neuf sur le territoire européen : (2) «Thales sélectionné pour préparer la France au
nouveau système d’entrée/sortie de l’espace (7) « Contre le dumping, le protectionnisme : bâtir
compétence sur les marchandises impor- 159 euros mensuels en Bulgarie, contre Schengen », communiqué du groupe Thales, un “gouvernement des échanges régulateur” », Intérêt
tées a été déléguée à la Commission euro- 1 430 euros en France. En 2017, la majo- 22 mars 2021. général, note n° 12, mars 2021, www.interetgeneral.net
péenne, qui poursuit une politique com- rité (62 %) des délocalisations réalisées (3) Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une (8) «Les entreprises en France», Insee Références, 2022.
merciale dérégulatrice. Ces choix sont par les entreprises depuis l’Hexagone frontière aujourd’hui ?, Presses universitaires de (9) Déclaration de M. Mikuriya Kunio, secrétaire
gravés dans les traités, qui priment sur les le sont ainsi à destination d’autres pays France, Paris, 2015. général de l’Organisation mondiale des douanes,
droits nationaux. De sorte que le droit de l’espace européen (8). (4) Pierre Bonnevalle, « Rapport d’enquête sur 8 novembre 2018, www.wcoomd.org
européen « constitutionnalise » ainsi le 30 ans de fabrique politique de la dissuasion », Plate- (10) « Le rétablissement d’une frontière : antici-
forme des soutiens aux migrant·e·s (PSM), Nord- pation, identification, automatisation », Douane
libre-échange. La priorité donnée au libre-échange Pas-de-Calais - Manche, 2022. Magazine, n° 16, Montreuil, décembre 2020.
s’est confirmée au moment de la sortie du
(5) Lire Ian Urbina, « La Libye, garde-chiourme (11) «Présentation des résultats 2021 de la douane»,
En 2022, le niveau moyen des droits Royaume-Uni de l’Union européenne. Les de l’Europe face aux migrants », Le Monde diploma- direction générale des douanes et droits indirects,
de douane appliqués à l’importation sur pays demeurant dans l’Union ont partagé tique, janvier 2022. 14 février 2022, www.douane.gouv.fr
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
4
LE PAYS QUI AFFICHE LE TAUX DE DÉTENTION LE PLUS ÉLEVÉ DU MONDE
Au Salvador, bitcoins,
gangs et buzz présidentiel
Élu en juin 2019, le président salvadorien Nayib Bukele
entend faire baisser la criminalité dans son pays en
procédant à des emprisonnements massifs au mépris
des libertés individuelles et des droits humains. Très actif
sur les réseaux sociaux, il se pare aussi d’une image
d’homme féru de technologie et de promoteur planétaire
des cryptomonnaies. Mais cet alliage cache mal
l’indigence de son programme politique.
PAR NOTRE ENVOYÉE SPÉCIALE
ANNE-DOMINIQUE CORREA *
U
N groupe de touristes aux shorts ornés de
fleurs hawaïennes, casquettes de skateurs et crème
solaire mal étalée sur le visage, déambulent dans les
ruelles sablonneuses d’El Zonte, un spot de surf situé
à une heure de la capitale du Salvador, le plus petit
pays d’Amérique centrale. Ils parlent anglais avec
des accents américain, australien ou encore allemand.
Perche à selfie à la main, ils posent avec un cocktail
devant un magnifique coucher de soleil orangé, puis
s’extasient devant de minuscules tortues venant
d’éclore qui se précipitent maladroitement vers leurs
premières vagues. Les smartphones dernier cri ne
quittent jamais ces villégiateurs, surtout lorsqu’il s’agit
de payer noix de coco et pupusas (des galettes de
maïs fourrées au fromage et aux haricots) en bitcoins
avec un QR code.
La cryptomonnaie a été testée pendant deux
ans à El Zonte, rebaptisée Bitcoin Beach (« la plage
du bitcoin »). En juin 2021, le président salvadorien
Nayib Bukele décide d’en faire une « monnaie » de
cours légal, une première dans le monde, en dépit
du fait que l’actif ne jouit pas des propriétés-clés
d’une monnaie (1). En visite dans le cadre du sommet
Adopting Bitcoin (« adopter le bitcoin »), tenu du 15
au 17 novembre 2022 dans la capitale, les étrangers
sont ici en pèlerinage. Parmi les conférenciers,
certains n’ont toujours pas acheté de billet d’avion
retour vers leur pays d’origine. « J’envisage de
déménager ici », songe M. Jesse Shrader, le cofon-
dateur d’Amboss, une start-up établie aux États-
Unis. « Avec l’effondrement de FTX [la deuxième
plate-forme la plus importante de cryptomonnaies,
le 11 novembre], il est possible que les États-Unis
se mettent à réguler. Ici il y a plus de liberté. »
Depuis l’adoption du bitcoin, le Salvador est
devenu l’eldorado des technophiles libertariens, qui
voient dans cet actif décentralisé les prémices de
leur utopie. « De nombreuses personnes issues du
monde de la tech, des créateurs de contenu, des
influenceurs ou des nomades numériques ont
déménagé dans le pays», constate Jeremy, un ancien
militaire américain récemment installé au Salvador
et qui requiert l’anonymat. Peu après son arrivée, il
a fondé une structure qui vise à accompagner cette
nouvelle diaspora dans ses démarches administra-
* Journaliste.
hissant le Salvador au rang de pays affichant le plus
haut taux de détention au monde. D’après les infor-
mations de World Prison Brief, qui se base sur les
données des Nations unies, le taux d’incarcération
du Salvador est de 1086 personnes pour 100000
habitants. Selon un article du 26 juillet 2022 de La
Prensa Gráfica, le journal le plus important du
Salvador, qui s’appuie sur les données de la Cour
suprême de justice (CSJ), ce taux serait même de
1 220 détenus pour 100 000 habitants. Face à
l’explosion de la population carcérale, le gouver-
nement a inauguré le 2 février 2023, après une
construction express, un «centre de confinement
pour terroristes» visant à accueillir 40000 détenus
supplémentaires.
Une ville futuriste à quelques encablures d’une
prison ? « La carapace de M. Bukele est peinte dans
des couleurs très vives, fraîches et “cool”, analyse
la députée d’opposition Claudia Ortiz, du parti
Vamos, qui nous accueille dans son bureau à l’Assem-
blée législative. Mais à l’intérieur, elle cache un fond
tives. « La plupart viennent de pays comme le autoritaire et qui rappelle notre histoire récente. »
Canada, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les États- Entre 1980 et 1992, une guerre civile qui s’est carac-
Unis, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark », térisée par la violence des forces armées a fait environ
énumère-t-il depuis son grand appartement situé 75 000 morts et près de 8 000 disparus. Au moment
dans un quartier huppé de la capitale. «Ils pensaient de son élection, en février 2019, M. Bukele incarnait
qu’ils vivaient dans des démocraties libérales, mais pourtant un espoir de renouveau. « Le pays peut
après les restrictions liées à la pandémie ils ont réalisé enfin tourner la page de l’après-guerre et embrasser
à quel point l’État encadrait leur vie quotidienne. Ils l’avenir », avait-il déclaré le soir de sa victoire avec
ont commencé à regarder si l’herbe n’était pas un 53 % des voix au premier tour, sous la bannière du
peu plus verte ailleurs. » parti conservateur Grande Alliance pour l’unité
nationale (GANA). À 37 ans, le jeune candidat venait
Une ville futuriste à de rompre avec le bipartisme des formations Alliance
républicaine nationaliste (Arena, droite) et Front
quelques encablures Farabundo Martí de libération nationale (FMLN,
gauche), qui s’étaient succédé au pouvoir depuis la
d’une prison fin de la guerre civile, sans parvenir à éradiquer la
violence ni la pauvreté. Même si M. Bukele a construit
M. Bukele, quadragénaire, membre de la son ascension politique au sein du FMLN, notamment
génération Y férue de technologie, assouvit tous leurs en tant que maire de San Salvador (2015-2019), la
fantasmes. Le 21 novembre 2021, il annonce la presse voit en lui un outsider (The New York Times,
construction d’une Bitcoin City au pied du volcan 3 février 2019), un «candidat antisystème» (La Croix,
Conchagua, dans l’est du pays. «Quand Alexandre 2 février 2019), ou encore « un nouveau Macron »
le Grand a conquis le monde, il a créé ses Alexandrie», (Le Soir, 5 février 2019). Séduit par son look de
explique-t-il alors depuis l’estrade où il vient de monter startupeur, son âge et son « sens des réseaux
au son de You Shook Me All Night Long, d’AC/DC. sociaux », le Washington Post salue son position-
«Pour que le bitcoin se répande dans le monde entier, nement « non idéologique » et son tempérament
nous devons construire la première Alexandrie [du « rafraîchissant » (5 février 2019).
bitcoin] ici au Salvador.» L’édification de la cité sera
financée par l’émission de 1 milliard de dollars d’obli- Mais la réalité décrite par les médias ressemble
gations adossées au cryptoactif, les « volcano à une bulle de savon. Immanquablement, elle éclate.
bonds». Les activités de «minage» – ou production « Nous n’avions jamais subi autant de reculs
de cryptomonnaies par mise à disposition de démocratiques» depuis les accords de paix de 1992,
puissance de calcul – seront alimentées par l’énergie constate Mme Ortiz. Dès son investiture, M. Bukele
géothermique issue du volcan. Hormis la taxe sur la licencie, via Twitter, les fonctionnaires proches du
valeur ajoutée (TVA), la ville ne prélèvera aucun impôt. FMLN. Puis, le 8 février 2020, il fait irruption dans
«Un paradis de liberté», conclut Jeremy. l’Assemblée législative, escorté par la police et des
militaires, pour forcer les élus d’opposition, encore
Pour l’heure, toutefois, seuls les adeptes du majoritaires, à approuver un emprunt de 109 millions
bitcoin profitent réellement de ce paradis. Au-delà de dollars pour financer son programme sécuritaire.
des limites d’El Zonte, le pays ressemble le plus L’Assemblée législative aurait finalement été sauvée
souvent à une prison géante. Le 26 mars 2022, à la du putsch par la grâce divine. Après avoir fait mine
suite de la probable rupture d’une trêve, il a connu de prier, M. Bukele quitte la salle et part retrouver
la journée la plus sanglante des deux dernières une foule qui l’attend devant l’institution. «Dieu m’a
décennies : plus de soixante-deux personnes ont dit patience, patience, patience, explique-t-il. Nous
été massacrées par les gangs M-13 et Barrio-18. Le nous débarrasserons [des députés de l’opposition]
lendemain, M. Bukele décrète l’état d’urgence. de manière démocratique (3). »
Depuis, des policiers patrouillent dans les rues, et
des villes entières se trouvent encerclées par l’armée. Quelques mois plus tard, c’est chose faite : le
Plus de 60000 personnes ont été jetées en prison (2), 28 février 2021, son nouveau parti Nouvelles Idées,
en alliance avec GANA, remporte la majorité
absolue à l’Assemblée législative. Cela lui permet
d’aplanir tous les obstacles. Le 1er mai 2021,
M. Bukele « nettoie » la justice (4). L’Assemblée
législative évince les juges de la Chambre consti-
tutionnelle de la CSJ, qui lui avaient interdit d’utiliser
l’armée pour arrêter des personnes qui violaient le
confinement pendant la pandémie, et limoge le
procureur général. Le 27 septembre 2021, les
députés approuvent également une loi qui contraint
un tiers des juges et procureurs à partir à la retraite.
« Il n’y a plus de justice indépendante », tranche
© TOMÁS MUNITA / THE NEW YORK TIMES - REDUX-REA
M. Juan Antonio Durán, un juge qui s’est opposé
à cette décision et assure subir des tentatives d’inti-
midation de la part du gouvernement.
Depuis le lancement de la « guerre contre les
gangs», «ces atteintes à la démocratie sont devenues
monnaie courante», regrette la députée Ortiz, parmi
les rares à avoir voté contre le dixième
renouvellement de l’état d’urgence, le 12 janvier 2023.
Selon l’organisation non gouvernementale (ONG)
Cristosal, qui a recensé 4 071 plaintes pour « abus
TOMÁS MUNITA. – Membre du gang
Barrio-18 dans la prison de pouvoir » depuis le 26 mars, des milliers d’inno-
de Quezaltepeque, Salvador, 2012 cents se trouvent parmi les détenus. «La plupart des
arrestations sont arbitraires. Il n’y a pas eu d’enquête
TOMÁS MUNITA. – Membres du gang MS-13
dans la prison de Ciudad Barrios, Salvador, 2012
préalable ni de mandat d’arrêt», déplore M. Abraham
Abrego, directeur du programme de contentieux
stratégiques de l’ONG. Selon les témoignages
collectés, un tatouage (signe de ralliement aux
gangs), une adresse dans un bidonville dominé par
les gangs, une délation anonyme d’un voisin ou un
antécédent pénal suffisent à motiver une arrestation.
Ce phénomène s’accompagne d’une étrange hausse
du nombre de disparitions (lire l’article ci-contre).
« Nous clôturons
le mois le plus sûr
de notre histoire »
Dans la capitale, les familles des détenus font
le pied de grue devant les prisons ou les bâtiments
administratifs, dans l’attente de nouvelles de leurs
proches. Accompagnée de sa fille de 15 ans, Marta
préfère rester anonyme par peur des représailles.
Couverte d’un masque et d’un pull à capuche, elle
se tient contre la grille qui encercle le bâtiment, le
regard cloué au sol. Son fils de 22 ans a été arrêté
le 28 mai alors qu’il transportait, comme chaque
jour, des fruits et des légumes pour approvisionner
son village de San Vicente, à une centaine de
kilomètres de la capitale. Accusé, comme la plupart
des détenus, d’association de malfaiteurs, il a été
incarcéré à la prison d’Izalco, à soixante kilomètres
à l’ouest de San Salvador.
La mère suspecte que l’arrestation est liée à une
vendetta. « Mon fils n’est pas un mauvais garçon »,
assure-t-elle. La plus jeune de ses quatre filles a été
violée par un pandillero (membre des gangs) il y a
quelques années, à la suite de quoi elle l’a attaqué
en justice, ce qui a mené à son incarcération.
Désormais, Marta est persuadée que ce dernier a
dénoncé son fils, en échange d’une réduction de
peine. Mais quand bien même elle parviendrait à le
prouver, le sort de son fils demeurerait incertain.
Débordée, la justice bâcle les dossiers. « Parfois les
avocats publics s’occupent de plus de trois cents
cas et n’ont pas plus de cinq minutes pour intervenir,
assure M. Verdugo. Les audiences se font en masse.
La plus expéditive a jugé six cents prisonniers d’un
seul coup.» L’avocat commis d’office du fils de Marta
lui avait donné rendez-vous aujourd’hui, mais il n’est
jamais arrivé. «Parfois il vient. Parfois pas», explique
Marta. Quant à son fils, «nous ne savons même pas
s’il est vivant ou s’il est mort ».
« Dans une guerre, il y a toujours des victimes
innocentes et des dommages collatéraux »,
minimisait le vice-président Félix Ulloa dans La
Prensa Gráfica, le 9 juillet 2022. Le président Bukele,
lui, ne se préoccupe que du taux d’homicides. S’il
baisse, tout va bien. « Nous sommes sur le point
de clôturer le mois le plus sûr de notre histoire, dans
l’année la plus sûre de notre histoire », se félicite-
t-il sur Twitter le 31 décembre, annonçant une
division par deux des homicides en 2022. Il menace
même de durcir davantage les conditions
carcérales. « Si les prisonniers déclenchent une
vague de criminalité, nous supprimerons la
nourriture dans les prisons », annonce-t-il sur le
(1) Lire Frédéric Lemaire, « Paiera-t-on bientôt sa baguette en
bitcoin ? », Le Monde diplomatique, février 2022.
(2) « Más de 60 mil detenidos en “guerra” contra pandillas en El
Salvador », La Jornada, Mexico, 13 décembre 2022.
(3) « Bukele invadió la Asamblea Legislativa con fusiles y de la
mano de Dios », Factum, 10 février 2020, www.revistafactum.com
(4) « Con la ayuda del Parlamento, Bukele “limpia la casa” en
El Salvador », France 24, 7 mai 2021.
 5 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023

Le président salvadorien ne s’expose, en monnaie, et seuls 2 % des transferts effectués par

revanche, que très rarement à la presse. Tous les
membres de son parti et du gouvernement ont
ignoré nos sollicitations d’entretiens. « Bukele est
comme une marque, il faut la protéger », justifie
M me Florencia Vilanova, ambassadrice du
Salvador en Allemagne, qui accompagne une
délégation de « bitcoiners » allemands en visite à
El Zonte dans le cadre de la conférence Adopting
Bitcoin. M. Bukele préfère donc promouvoir
sa « marque » auprès d’influenceurs ou de youtu-
beurs qui posent rarement des questions
désagréables. Le 5 mars 2021, il accorde par
exemple un long entretien à Juan Bertheau (connu
comme « Berth Oh ») et Luisito Comunica, dont
la chaîne YouTube compte plus d’abonnés que
la population du Salvador.
la diaspora sont passés par ce biais (13). En outre,
face à la chute du cours du bitcoin, les fonds publics
que le gouvernement détiendrait dans la crypto-
monnaie (pour un montant invérifiable de 107 millions
de dollars, selon le site Nayibtracker.com) ont perdu
plus de la moitié de leur valeur initiale. «Autant confier
la politique économique du pays à un casino», ironise
Castañeda.
Lors d’un entretien accordé au journaliste
Tucker Carlson sur Fox News, le 3 novembre 2022,
le président Bukele le reconnaît : l’adoption du
bitcoin était une vaste opération de « rebranding »,
ou de changement d’image de marque. Mais le
Salvador n’est pas un supermarché : combien de
temps durera l’illusion ?

© TOMÁS MUNITA / THE NEW YORK TIMES - REDUX-REA

même réseau social le 5 avril 2022. Le 1er novembre,
M. Bukele force les reclus à démolir à coups de
marteau les tombes d’anciens membres des gangs
qui présentent les symboles « MS-13 » ou « B-18 ».
Toute voix critique qui dénonce ces pratiques se
voit accusée de « défendre » les gangs.
La cote de popularité de M. Bukele n’en
demeure pas moins stratosphérique. Selon le
dernier sondage Gallup d’octobre 2022 (5), il
bénéficie de 86 % de soutien, le plus haut taux
d’approbation parmi les présidents d’Amérique
latine. « Je suis le dictateur le plus cool du monde »,
ironisait M. Bukele, en septembre 2021 (6), avant
d’inscrire cette description sur son compte Twitter.
Alors que, par le passé, les présidents du Salvador
étaient d’illustres inconnus, M. Bukele inspire au-
delà des frontières de son pays. Au Chili, le député
de droite Gaspar Rivas s’est autoproclamé le
« nouveau Bukele » après la présentation d’un
projet de loi visant à durcir les mesures préventives
contre les délinquants, le 3 août 2022 (7). En
Équateur, le 6 septembre 2022, la maire de
Guayaquil, Mme Cynthia Viteri, a demandé au
président Guillermo Lasso de « copier » la politique
A NNE -D OMINIQUE C ORREA .
« Autant confier la
politique économique (5) « CID Gallup : Presidente Bukele cuenta con el desempeño
mejor evaluado en América Latina », Diario la Huella, San Salvador,
du pays à un casino » 13 octobre 2022.
(6) « Presidente Bukele dice en Twitter que es “el dictador más
cool del mundo” », El Tiempo, Bogotá, 21 septembre 2021
L’obsession du gouvernement pour son image (7) Alberto González, « Diputado Rivas se autoproclama el
apparaît comme sa principale boussole politique. “Bukele Chileno” : Seré “comisario contra las lacras asquerosas” »,
Le parti Nouvelles Idées ressemble à une coquille 3 août 2022, www.biobiochile.cl
vide : il n’a pas déclaré de principes dans ses (8) «Cynthia Viteri : El Presidente Bukele dejó de temblar y actuó con
statuts, ni élaboré de programme politique. « Dès valor contra los delincuentes», Última hora, San Salvador, 31 mai 2022.
qu’on enlève le spectacle, les feux d’artifice, nous (9) «Honduras declara la emergencia en seguridad por extorsión»,
Associated Press, 25 novembre 2022.
réalisons que ce gouvernement ne change rien
au pays », analyse Ricardo Castañeda, économiste (10) Commission économique pour l’Amérique latine et les
Caraïbes (Cepalc), 2022.
Sánchez Cerén (FMLN, 2014-2019). Hormis la de l’Institut d’études fiscales d’Amérique centrale
(11) « Nayib Bukele en la ONU se toma un selfie en el estrado,
réduction comptable de la violence, M. Bukele n’a (Icefi). « L’adoption du bitcoin l’illustre très bien », La Nación Costa Rica », YouTube, 26 septembre 2019.
pas résolu les principaux problèmes du pays : le poursuit-il : la mesure était vouée à l’échec. Lors (12) «Bitcoin au Salvador : “Titanic monétaire” pour les uns, alter-
Salvador affichera le taux de croissance le plus bas de son lancement, en juin 2021, le président Bukele native au dollar pour les autres», La Tribune, Paris, 7 septembre 2021.
d’Amérique centrale en 2023 (1,6 %). En outre, la avait défendu que le bitcoin favoriserait l’inclusion (13) « Especial bitcóin. Las remesas que llegan por la Chivo son
pauvreté extrême a grimpé de 4,6 % à 7,8 % entre financière des Salvadoriens non bancarisés (70 % menos del 2 % », El Economista, San Salvador, 12 septembre 2022.
2019 et 2021, et la moitié de la population ne mange de la population) et abaisserait le coût des transferts
pas à sa faim (10). monétaires de la diaspora salvadorienne aux États- Retrouvez sur notre site un article inédit du professeur
Unis (23 % du produit intérieur brut en 2021 [12]). de science politique André Singer intitulé
M. Bukele maîtrise les techniques de marketing Un an et demi plus tard, ces bienfaits tardent à se « Sombres coulisses de la démocratie brésilienne ».
à la perfection. Avant de faire son entrée en manifester. Dans la capitale, presque aucun www.monde-diplomatique.fr/65818
politique, il dirigeait une entreprise publicitaire commerce n’accepte les paiements en crypto-
familiale, Obermet, qui s’est notamment occupée
d’organiser les campagnes du FMLN. Depuis la
présidence, il recycle son savoir-faire à des fins de
propagande gouvernementale. Il inonde ainsi
YouTube de vidéos dignes de productions holly-
woodiennes et bombarde Twitter de mots-clics
viraux. M. Bukele se met volontiers en scène pour
créer le buzz. En septembre 2019, il fait sensation
en prenant un selfie depuis le podium de
l’Assemblée générale des Nations unies alors qu’il
s’apprête à y prononcer son premier discours. « Le
nouveau monde ne se trouve plus dans cette
Assemblée mais dans l’endroit où ira cette photo,
© TOMÁS MUNITA / THE NEW YORK TIMES - REDUX-REA

de M. Bukele pour combattre l’insécurité (8).
Emboîtant le pas au dirigeant salvadorien, la prési-
dente du Honduras, Mme Xiomara Castro, a décrété
l’état d’urgence le 25 novembre pour mener,
comme son voisin, une « guerre contre l’extorsion »
des gangs (9).
Comment expliquer une telle popularité ? « Le
gouvernement réussit à vendre des perceptions »,
analyse M. Óscar Ortiz, qui a combattu dans les
rangs de la guérilla avant d’assumer la vice-prési-
dence du Salvador sous le mandat du président
explique-t-il alors. Ce selfie sera bien plus vu que
ce discours ne sera entendu (11) ! » Il ne se trompe
pas : la photographie fait le tour du monde.
« Selon nos études, il faut douze heures à
M. Bukele pour transformer un sujet en tendance
sur les réseaux, alors que les mouvements sociaux
ont besoin de cinq cent une heures, rapporte
Amparo Marroquín, chercheuse en communication
à l’Université centre-américaine (UCA). Quand nous
voulons parler d’arrestations injustifiées, son appareil
de communication gigantesque nous écrase. » TOMÁS MUNITA. – Policiers des forces
antigang en patrouille, San Salvador, 2012

« Sans corps, pas de crime »

bués aux gangs Salvatrucha et Barrio-18.
PAR BENJAMIN L’annonce réjouit, dans cette région consi-
dérée comme l’épicentre mondial de la vio-
FERNANDEZ * lence. De tels chiffres étaient encore inima-
ginables en 2015, lorsque les homicides
souterraine avec les maras avait déjà été Mesure-phare du parti présidentiel éléments. L’attention internationale portée
employée en 2012 par le gouvernement de baptisé Nouvelles Idées, créé en vue des aux vagues de violence qui ternissent
gauche du Front Farabundo Martí de libé- élections législatives de février 2021, le son bilan semble avoir irrité l’administra-
ration nationale (FMLN). «En 2015, quand «plan de contrôle territorial» s’inscrit dans tion de M. Bukele, qui a modifié la publi-
le FMLN a annulé la trêve, nous avons la continuité des plans de militarisation des cation des chiffres des homicides pour en

L
« ’ANNÉE 2021 est la plus sûre
jamais enregistrée au Salvador », se
félicite le président Nayib Bukele le
16 décembre 2021 (1). Sourire radieux,
casquette vissée sur la tête, barbe fine-
ment taillée et bras écartés, celui qui se
présente sur les réseaux sociaux comme
le « PDG du Salvador » arbore une
posture christique face à son auditoire :
une cohorte de jeunes gens sur le point
d’intégrer les forces armées dans le plan
national de lutte contre les gangs.
Le Salvador peut en effet se féliciter
d’une chute historique de la violence : le
pays a clôturé l’année 2021 avec « seule-
ment » 1 147 homicides en 2021, soit un
taux de 17,6 homicides pour 100000 habi-
tants, le plus faible depuis la fin du conflit
armé en 1992. En 2020, les sources offi-
cielles avaient déjà annoncé une baisse
de 45 % des homicides – la plupart attri-
* Journaliste.
dépassaient 108 pour 100 000 habitants.
Mais le miracle salvadorien pourrait
n’être qu’un mirage. Le président attribue
ces résultats spectaculaires à son « plan de
contrôle territorial», lancé en 2019 dans la
foulée de son élection et basé sur l’occu-
pation militaire des quartiers aux mains des
maras (gangs). Une enquête du média El
Faro basé alors à San Salvador a révélé que
le gouvernement avait en réalité négocié
secrètement une trêve avec les gangs afin
de maintenir le nombre d’homicides au
plus bas (2) en vue des élections législa-
tives, en échange d’améliorations des
conditions carcérales pour les leaders.
Oscar Martínez, le rédacteur en chef d’El
Faro, résume en quelques mots une réalité
brutale. « Quel est le problème ?, nous
demande-t-il. Quand les politiciens finis-
sent par trahir les accords avec les gangs,
que ce soit parce que le pacte est découvert
ou que des élections approchent, les gangs
répondent avec leur seul capital politique :
les cadavres. » Cette stratégie d’entente
connu l’année la plus violente de toute tâches de sécurité publique en Amérique
l’histoire du pays », ajoute Martínez. centrale. «Il s’agit davantage d’un plan de
propagande que d’une réelle politique
Cimetières publique, estime Martínez. Tous les gouver-
clandestins nements qui ont gagné les élections depuis
la fin des conflits armés ont promis de
Les mêmes causes produisant les mêmes contrôler les homicides, et ont vendu la
effets, les maras ont rappelé le gouverne- présence des militaires comme un élément
ment à ses promesses en commettant de leur stratégie.» Les études de confiance
quarante-sept homicides en novembre 2021, montrent que l’armée est l’une des institu-
puis quatre-vingt-sept en seulement trois tions les plus populaires, après l’Église.
jours en mars 2022. En réponse, le prési- Pourtant, «aucune statistique ne permet de
dent Bukele a déclaré la «guerre contre les conclure que la participation de militaires
gangs » et décrété l’état d’urgence, ordon- dans les tâches de sécurité publique ait
nant l’arrestation et l’emprisonnement sans amené de quelconques bénéfices sur le long
procès de dizaines de milliers de personnes terme dans la lutte contre les homicides».
considérées comme «terroristes» (lire l’ar-
ticle ci-dessus). L’ensemble des organisa- Depuis vingt ans, les militaires ont été
tions civiles et internationales, dont incorporés de manière croissante aux
Amnesty International et le Haut-Commis- opérations de sécurité publique en
sariat des Nations unies aux droits de Amérique centrale. Alors que les accords
l’homme (HCR), dénoncent des détentions de paix signés en 1992 exigeaient un retrait
arbitraires, tortures et mauvais traitements militaire des rues du Salvador, la tendance
infligés dans les centres de détention. Au s’est inversée et M. Bukele a promis de
moins vingt et une personnes sont mortes doubler le nombre de militaires dans les
pendant leur incarcération. rues, pour atteindre quarante mille
exclure les corps trouvés dans des fosses
communes clandestines. Le nombre de
disparus (1 828 en 2021 [3]), en hausse
constante durant les cinq dernières années,
dépasse le nombre d’homicides (4). Ce qui
suggère que la diminution réelle des meur-
tres pourrait être significativement moins
importante que celle mise en avant par les
chiffres officiels. «La réduction des homi-
cides s’accompagne d’une hausse des
disparitions forcées dans les moments de
négociations, analyse Jeannette Aguilar,
chercheuse à l’Université centre-améri-
caine (UCA) de San Salvador. En réalité,
60 % des disparitions signalées et 37 %
des homicides enregistrés ont eu lieu dans
les vingt-deux municipalités prioritaires
du plan de contrôle territorial. Sans corps,
pas de crime, et donc les taux d’homicides
ne montent pas.»
(1) EFE, 16 décembre 2021.
(2) El Faro, 3 septembre 2020.
(3) La Prensa Gráfica, San Salvador, 2 février 2022.
(4) La Prensa Gráfica, 4 novembre 2021.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
6
I NGÉRENCES CULTURELLES À FOISON EN A FRIQUE

« Ils sont mieux que les Français ! »

Dans la foulée du coup d’État a une histoire culturelle commune », opine Joseph
Owona Ntsama, chercheur à la Fondation Paul
de septembre 2022, les Instituts Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale
(FPAE), située à Yaoundé.
français du Burkina Faso ont été
saccagés. La diplomatie Même s’il est monté dans l’avion présidentiel,
Blick Bassy garde son esprit critique. Il ne mâche
culturelle pâtit du rejet suscité pas ses mots à l’égard des Instituts français, ces
par Paris. Les autres représentations de la diplomatie culturelle, relevant
étrangers. » Aucun calendrier de réouverture n’est
annoncé. M. Patrick Hauguel, directeur délégué de
l’Institut de Yaoundé, auparavant en poste à celui
de Ouagadougou, ressent un sentiment d’impuis-
sance : « Dans la programmation, nous traitions
justement des thèmes les plus sensibles, comme
le sort des soldats africains dans l’armée française
ou la restitution des objets d’art. »
entretient à l’égard de la France » (4). La proximité
de Mme Yamb avec Moscou est un autre grief de
Paris, tout ce qui concerne la Russie étant devenu
l’un des points de crispation majeurs de la
diplomatie culturelle en Afrique subsaharienne.
Après avoir misé sur la coopération militaire, le
Kremlin commence d’ailleurs à pousser ses pions
dans le domaine culturel. Il utilise comme terrain

puissances, Chine et Russie en

du ministère des affaires étrangères, qui organisent
cours de langue et événements artistiques : « La
tête, en profitent pour financer France a une arme incroyable avec ce réseau. Mais
aujourd’hui, ces Instituts sont entre les mains de
programmes artistiques et diplomates qui cherchent avant tout un poste très
bien payé dans un pays exotique. Il faut changer
linguistiques en Afrique. la direction de ces structures, imaginer des codirec-
tions en incluant des membres de la diaspora. »
À Yaoundé, l’Institut français du Cameroun (IFC)
PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL est situé en plein centre-ville, sur l’une des avenues
ANTOINE PECQUEUR * les plus fréquentées de la capitale. Même si sa
façade a été récemment décorée par des artistes
Les Goethe-Institute
ne dépendent pas
de l’ambassade
Et si le problème résidait dans le choix des
personnalités invitées? C’est ce que pense l’anthro-
pologue Jean-Loup Amselle, qui a participé cette
année à la « Nuit des idées » de l’Institut du
Cameroun. « Dans les débats, il n’y avait pas les
personnalités intellectuelles marquantes du pays »,
déplore-t-il, avant de nous raconter avoir demandé
d’action la Centrafrique, dont le gouvernement lui
est acquis, en y impliquant des personnalités du
Cameroun voisin. C’est ainsi que l’homme d’affaires
Émile Parfait Simb, originaire de Douala mais qui a
fui son pays après avoir été poursuivi pour escro-
querie, a créé en août dernier à Bangui l’Organisation
africaine de la russophonie. Sa mission est de
promouvoir la langue et la culture russes. « Il est
urgent que nous soyons polyglottes pour sortir du
joug colonial et linguistique de certains pays coloni-
sateurs », affirme M. Simb, dans un entretien
«exclusif» accordé au premier numéro du magazine
RussAfrik (édité à Moscou et publié en langue

A
camerounais, l’intérieur du bâtiment montre, lui, des à l’Institut français de rencontrer sur place l’écrivain française, paru au premier trimestre 2023). Il y
signes de fatigue, avec des espaces mal agencés, Lionel Manga et le cinéaste Jean-Pierre Bekolo. annonce la création d’antennes africaines de l’uni-
et pour certains non exploités. En juillet, il va fermer « L’Institut m’a déconseillé de les voir, sous prétexte versité russe de l’Amitié des peuples : « Au lieu de
U Centre d’études turques, ouvert depuis ses portes pour deux ans : d’importants travaux, qu’ils auraient des positions critiques vis-à-vis de la faire une année préparatoire en Russie pour étudier
un an au sein de l’université de Yaoundé II, de estimés à 5 millions d’euros, permettront d’accueillir France», s’insurge l’anthropologue, qui dénonce une la langue, vous pouvez désormais la faire en Afrique
jeunes Camerounais inscrits aux cours de langue un Conseil des jeunes et une antenne de la future «liste noire». De son côté, M. Raphaël Mouchangou, et obtenir un diplôme signé par le ministère de l’édu-
s’activent sous le portrait du président Recep Maison des mondes africains, annoncée par coordinateur des programmes du Goethe-Institut cation de Russie. » La première antenne a été mise
Tayyip Erdoğan. Ils préparent un menemen, plat M. Macron lors du sommet Afrique-France à de Yaoundé, le centre culturel allemand, tient à en place cette année au Cameroun.
traditionnel très répandu en Turquie. « J’ai voulu Montpellier, en octobre 2021. « Nous devons souligner une différence de taille : « Contrairement
apprendre la langue turque après avoir regardé aujourd’hui changer notre fonctionnement, nous aux Instituts français, nous ne sommes pas liés à À Bangui, l’Organisation africaine de la russo-
des séries télévisées de ce pays », nous dit l’une transformer, affirme d’emblée son directeur Yann notre ambassade. On peut donc être bien plus libres, phonie vient s’ajouter à un centre culturel, appelé
des étudiantes, Inaya Ngogang, tandis que sa Lorvo. On était la maison des artistes, nous allons plus critiques dans nos contenus.» En 2020, un vaste « Maison russe », ouvert à l’été 2021, directement
camarade, Zahra Oumanou, met en avant « le fait devenir la maison de la société civile.» Face à l’hos- projet scientifique et culturel sur la colonisation a géré par le groupe paramilitaire Wagner. Son directeur,
de partager la même religion » que les Turcs, M. Dmitri Syty, titulaire d’un master en gestion cultu-
musulmans comme le tiers de la population relle de l’université de Barcelone, est un proche de
camerounaise. Leur professeure, Mme Fatma Hosca, M. Evgueni Prigojine, le fondateur de l’organisation.
affirme faire face à « une explosion des demandes Visage «civil» de Wagner, M. Syty a été blessé en
d’inscription ». Ce centre a été créé par la Fondation décembre dernier par un colis piégé. Le groupe russe
Maarif, lancée par Ankara en juin 2016 et présente a incriminé la France, cette dernière rejetant «des
dans 90 pays où l’essentiel de ses activités consiste accusations fantaisistes». Rouverte rapidement après
à ouvrir et à faire fonctionner des écoles. À l’attaque, la Maison russe de Bangui a recommencé
quelques centaines de mètres, sur le même à donner gratuitement des cours de langue et a aussi
campus, les élèves de l’Institut Confucius, inauguré lancé en janvier la fabrication de sa propre bière. «La
en 2007, commencent les préparatifs du Nouvel Russie utilise la culture à des seules fins de propa-
An chinois. Lorsqu’on leur demande ce qui les gande, constate M. François Wittersheim, qui a dirigé
incite à étudier cette culture, la réponse fuse : l’Alliance française de Bangui de 2020 à 2022. La
« C’est la langue du commerce. » La Chine est le langue russe est désormais obligatoire dans les univer-
premier partenaire économique du Cameroun. sités centrafricaines. La France doit jouer à fond la
carte de la coopération, sinon les Russes vont
La création des centres culturels étrangers s’est s’engouffrer dans cette brèche.»
nettement accélérée à Yaoundé ces dernières
années ; la Russie en a ouvert un en 2019, la Corée Une chaîne prorusse
du Sud en 2020… En raison de sa position straté-
gique, grâce notamment à sa façade maritime, et suspendue sous
de ses ressources naturelles, le Cameroun suscite
la convoitise des puissances. « La coopération pression de Paris
culturelle n’a qu’un but : aller à la conquête des
cœurs et des esprits. Ces pays voient les étudiants À Yaoundé, le Centre culturel russe occupe
© ÉMILE DONNA NLEND - @EMILEDONNA

comme de futurs relais d’influence », observe un bâtiment modeste du quartier de Bastos,

M. Jean Cottin Gelin Kouma, conseiller culturel de où l’on trouve ambassades et organisations
l’ambassade du Cameroun à Moscou. La politique internationales. « Nous proposons des cours
aussi guide les choix des étudiants. Nina a choisi d’initiation à la langue russe dès l’âge de 4 ans,
l’option russe car « le Cameroun et la Russie sont accompagnons les étudiants dans leurs
partenaires » – les deux pays ont signé, le demandes de bourse, ou même les hommes
12 avril 2022, un accord de coopération militaire. d’affaires dans leurs formalités », explique
En revanche, « on en a marre de l’arrogance de la M me Svetlana Agogho, sa fondatrice. Assise
France. On a envie d’aller voir ailleurs », renchérit devant des photographies de la place Rouge
Béatrice Haman, étudiante à l’Institut Confucius. et du Kremlin, elle nous glisse que « des
La diplomatie culturelle de l’ancien colonisateur Camerounais ont contacté le Centre culturel pour
doit désormais faire face au Cameroun, et plus ÉMILE DONNA NLEND. – « La Prairie 05 - Le mandat français », 2019 s’engager aux côtés de la Russie dans la guerre
largement dans l’Afrique subsaharienne, à la recru- en Ukraine. Mais ce n’est pas notre mission ».
descence du sentiment antifrançais (1). tilité, «il ne faut pas lutter contre, mais travailler pour. ainsi réuni les Goethe-Institute des six pays africains
Il faut créer une autre image de la France. Les jeunes ayant connu la domination allemande. Moscou sait aussi utiliser la culture pour séduire
« Ils sont mieux que les Français ! », insiste attendent moins d’idéologie et plus de résultats ». la presse camerounaise. « L’ambassade de Russie
Béatrice en évoquant les autres pays qui Nous sommes allés rencontrer l’un des artistes offre des voyages aux journalistes pour découvrir
cherchent à renforcer leur influence par le biais L’IFC multiplie les opérations, au Cameroun mais « blacklistés », Jean-Pierre Bekolo, dans son fief la culture russe », constate M. Denis Omgba
d’actions culturelles. Son camarade Engosso aussi en France, où s’est tenue récemment de Yaoundé, le « Quartier Mozart ». Mobilier de Bomba, directeur de l’Observatoire national des
Ndjock nuance ce ressentiment, mais constate l’exposition sur les chefferies traditionnelles, au Musée récupération, sièges recouverts de sacs de marché, médias et de l’opinion publique. C’est à Douala
que certains pays « offrent des bourses en prenant du quai Branly. Fort d’un budget annuel de 6 millions ce lieu est tout à la fois un café, une salle de concert que se trouve Afrique Média, l’une des chaînes de
tout en charge, alors qu’avec la France on tremble d’euros, il gère les antennes de Yaoundé et de Douala, et une galerie d’exposition. « Il y a plus de censure télévision les plus prorusses du continent. Sa
rien qu’à l’idée de passer l’entretien pour le visa. et est l’un des mieux dotés du réseau – le Quai de la France que du Cameroun », regrette le réali- diffusion a récemment été suspendue « sous
L’apprentissage de la langue et de la culture nous d’Orsay à l’évidence fait de cette partie du monde sateur, pour qui « la culture est aujourd’hui instru- pression diplomatique de la France », nous dit-on
permet d’appréhender ces pays de manière une priorité de sa diplomatie culturelle. L’Institut mentalisée par la France ». Plutôt que de « faire un au ministère de la communication camerounais.
positive. La France n’a pas à nous dire qui sont français – l’opérateur du ministère des affaires étran- vrai travail sur l’héritage colonial, Emmanuel Macron La chaîne est aujourd’hui accessible sur l’opérateur
les bons ou les mauvais États ». gères et du ministère de la culture pour l’action cultu- se contente de mettre en avant des artistes qui chinois StarTimes mais ne l’est plus sur Canal
relle extérieure de la France, qui travaille en relation traitent de ce thème dans leurs œuvres, comme Satellite, propriété de M. Vincent Bolloré.
Dans un contexte où la part de marché des avec les 98 Instituts à l’étranger et les 386 Alliances Blick Bassy. C’est une manipulation », poursuit-il.
entreprises françaises au Cameroun est passée françaises (3) – par la voix de sa présidente, Mme Eva Mais alors que penser de la commission sur la Face à ces multiples ingérences culturelles,
de 40 % dans les années 1990 à 10 % aujourd’hui, Nguyen Binh, le rappelle : «Notre mission originelle guerre d’indépendance ? « Regardez sa compo- étatiques comme privées, des artistes camerounais
le Quai d’Orsay craint désormais que la culture ne était de promouvoir la culture française à l’étranger, sition. Il n’y a que des gens qui partagent le même militent pour que leur pays se réapproprie sa culture.
soit elle aussi affectée. Ce n’est pas un hasard si, mais aujourd’hui nous devons apprendre à nous point de vue. Si la commission voulait être juste, « Les langues africaines sont considérées comme
lors de son déplacement à Yaoundé, en juillet 2022, effacer, à être beaucoup plus dans l’écoute et dans elle aurait par exemple invité Nathalie Yamb. » de seconde zone. On les qualifie encore de patois.
le président Emmanuel Macron était accompagné la coconstruction avec nos partenaires locaux.» Il faut les remettre à l’honneur », préconise ainsi le
d’intellectuels et d’artistes, notamment du chanteur Un nom qui fait frémir les chancelleries occiden- pianiste Ruben Binam, qui se présente en défenseur
Blick Bassy et de l’historien Achille Mbembe, tous Ainsi, après le coup d’État de septembre 2022 tales. Mme Yamb est une activiste helvéto-camerou- de la cause panafricaine. Un défi majeur en
deux camerounais (2). M. Macron a annoncé à au Burkina Faso, dans le sillage de divers question- naise qui ne cesse de combattre la présence l’absence de moyens financiers importants.
cette occasion la création d’une commission sur nements et troubles, des Instituts français ont été française en Afrique et de défendre la Russie.
le rôle de la France dans la guerre d’indépendance directement pris pour cible début octobre. À Ouaga- Surnommée «la dame de Sotchi» depuis le discours (1) Lire Fanny Pigeaud, « Présence française en Afrique, le ras-
(1955-1960). Miser sur la culture pour faire face dougou et à Bobo-Dioulasso, des livres ont été hostile à la France qu’elle a prononcé au sommet le-bol », Le Monde diplomatique, mars 2020.
au sentiment antifrançais ? « La Chine a le parte- brûlés, des ordinateurs volés… « Une foule de trois Russie-Afrique de 2019 sur les rives de la mer Noire, (2) Lire Anne-Cécile Robert, « Emmanuel Macron trébuche au
nariat économique, la Russie la force militaire, mais cents personnes a attaqué les blindages et a tout elle est interdite d’entrée et de séjour sur le territoire Cameroun », Le Monde diplomatique, septembre 2022.
l’atout principal de la France, c’est la culture. On fait céder, nous raconte M. Pierre Muller, directeur français depuis janvier 2022. Le ministère de l’inté- (3) Lire Pascal Corazza, « Un rayonnement voilé », Le Monde
diplomatique, novembre 2020.
délégué de l’Institut de Ouagadougou. Désormais, rieur a justifié cette mesure en évoquant les «graves
(4) «La France informe Nathalie Yamb de son interdiction d’entrée
* Journaliste. Auteur de L’Atlas de la culture, Autrement, la programmation se fait hors les murs, et exclut, troubles à l’ordre public » que l’activiste pourrait et de séjour sur le territoire national », Radio France Internationale
Paris, 2020. pour des raisons de sécurité, la venue d’artistes provoquer en raison de la « haine profonde qu’elle (RFI), 15 octobre 2022.

Londres et Bruxelles ont récemment décidé d’alléger les
contrôles douaniers en mer d’Irlande instaurés après le
Brexit. Cela convaincra-t-il les partisans nord-irlandais
de l’union avec la Grande-Bretagne de gouverner à nouveau
aux côtés des nationalistes ? L’accord du Vendredi saint
le prévoit. Sa signature en 1998 avait mis fin à un inter-
minable conflit armé. Retour sur ce processus de paix.
PAR DANIEL FINN *
P
ENDANT trois décennies, l’Irlande du
Nord a été le théâtre d’une guerre sans équi-
valent dans l’histoire de l’Europe contem-
poraine. Une guerre sans siège, sans bataille,
sans bombardement aérien. Face à l’armée
anglaise, un ennemi tapi dans l’ombre a tro-
qué le treillis pour le jean, manié des armes
légères, posé des bombes artisanales. L’Ar-
mée républicaine irlandaise (IRA) aurait
compté à son apogée au moins dix mille
membres ; une large part de la classe
ouvrière nord-irlandaise serait passée dans
ses rangs (1). À l’époque où l’aile politique
de l’IRA, le Sinn Féin, avait une ligne de
soutien inconditionnel à sa campagne armée,
il remportait une large part des suffrages
nationalistes. Un degré d’adhésion – ou de
tolérance – qui a permis de tenir contre l’un
des États européens les plus puissants. Des
officiers britanniques de haut rang ont
reconnu avoir déployé, durant les guerres
récentes au Proche-Orient, «les techniques
spécifiques et l’expertise acquises de haute
lutte face à la guérilla tant urbaine que
rurale en Irlande du Nord (2)».
Le nombre de victimes – un peu moins
de 3 500 morts et 48 000 blessés – pourrait
sembler négligeable comparé aux bains
de sang qu’ont connus des pays comme
la Bosnie ou le Liban. Mais, rapporté à
la population de l’Irlande du Nord – plus
de 1 500 000 habitants au début des trou-
bles, presque 1 700 000 à leur terme –, un
Républicains dissidents
L ’IMPASSE dans laquelle se trouvait
alors l’IRA la conduisit à revoir sa doc-
trine. Le 31 août 1994, elle décréta un ces-
sez-le-feu, auquel firent écho les parami-
litaires loyalistes (comme on désigne ceux
qui emploient la lutte armée pour préser-
ver l’union avec la Grande-Bretagne). Un
texte distribué aux volontaires de l’IRA
exposa les raisons de la trêve : « À l’heure
actuelle et sans autre appui, les républi-
cains n’ont pas la force nécessaire pour
atteindre l’objectif final. » La priorité
consistait désormais à « construire un
consensus nationaliste irlandais avec un
soutien international » (3).
Dans un livre publié l’année suivante,
M. Gerry Adams, leader du Sinn Féin,
explicitait cette nouvelle orientation :
alors que son parti avait toujours consi-
déré que le soutien majoritaire de la
population n’était pas une condition
préalable à un changement constitution-
nel en Irlande du Nord, son chef y sou-
tenait qu’aucune « évolution institution-
nelle ne [permettrait] d’engager le
processus de démantèlement de l’union
[avec la Grande-Bretagne] sans consen-
tement préalable d’une majorité dans le
Nord (4) ». L’aile politique de l’IRA dans
tous les comtés de l’île visait plutôt un
accord sur des institutions transfronta-
lières qui constituerait un premier pas
vers la réunification entre les deux
Irlandes. Las, M. Major choisit de faire
du démantèlement de l’arsenal de l’IRA
un préalable aux pourparlers. Cela
amena M. Adams et ses partisans à
affronter les sceptiques de leur camp sur
cette question. Et l’explosion d’une
bombe dans le quartier londonien de
Canary Wharf en février 1996 fit voler
le cessez-le-feu en éclats.
Au premier semestre 1997, cependant,
le Fine Gael perdit le pouvoir à Dublin
au profit du Fianna Fáil, favorable à la
réunification de l’île, après que les
conservateurs britanniques eurent, eux,
* Auteur de Par la poudre et par la plume, Agone,
Marseille, 2023, dont ce texte est adapté.
I L Y A VINGT- CINQ ANS , L’ ACCORD
Et l’IRA rendit les armes
tel bilan aurait correspondu à 2 millions
de blessés et 125 000 morts en Grande-
Bretagne, soit la moitié des pertes britan-
niques durant la seconde guerre mondiale.
Parmi les personnes décédées, 70 %
étaient des civils. Or c’est en Europe de
l’Ouest, dans un pays très développé et
réputé pour sa stabilité politique, que ce
conflit dévastateur a eu lieu. De Harold
Wilson et Edward Heath à Margaret That-
cher et M. Antony Blair, toute une géné-
ration de premiers ministres, conserva-
teurs comme travaillistes, a dû faire face,
sur son territoire, à une menace sans pré-
ALAMY
cédent. Le 7 février 1991, une attaque au
mortier faillit même réduire en miettes le
cabinet de M. John Major.
Au début des années 1990, les pertes
infligées aux forces de sécurité britanniques
par l’IRA tendaient néanmoins à diminuer.
Son choix d’étendre le périmètre de sa
guerre en visant des civils qui travaillaient
sur les bases de l’armée ou pour la police
royale d’Ulster (RUC) lui valait de nom-
breux reproches, notamment de sectarisme.
En janvier 1992, une de ses bombes tua huit
ouvriers du bâtiment protestants. À cette
même période, l’IRA prit le parti de recourir
à des engins explosifs de gros calibre en
Grande-Bretagne. La stratégie lui permit
de dévaster la City en avril 1993 mais com-
portait toujours le risque, malgré l’alerte
par téléphone, d’une évacuation tardive.
été battus par les travaillistes. Dans l’op-
position, M. Blair avait maintenu une
ligne « bipartisane » et mis au rebut la
politique travailliste de la « réunion [des
deux Irlandes] par consentement ». Mais,
devenu premier ministre, il annonça que,
même si l’IRA n’avait pas désarmé, son
aile politique serait conviée aux pourpar-
lers. Un deuxième cessez-le-feu entra en
vigueur en juillet et, en septembre, le
Sinn Féin signa un ensemble de principes
rédigés par le médiateur américain
George Mitchell. Il s’engageait notam-
ment à « résoudre les différends poli-
tiques par des moyens exclusivement
pacifiques ».
Si le Parti unioniste démocratique
(DUP) de Ian Paisley – un pasteur extré-
miste – se retira en signe de protestation
contre la participation de M. Adams aux
négociations, le Parti unioniste d’Ulster
(UUP, conservateur), alors la principale
force protestante, se maintint au sein du
groupe. Après quelques rebondissements,
ses représentants, ceux des nationalistes
D
Londonndeer
e ry
DO
ONEGAL
DERRRY
ULSSTER
TER
R ANTRI
1 IRL
L
LANDE
LAN Belf
Be
DU NO
OR
RD
R D
2 4 DOWN
3 plus patient, moins insistant sur cette
CAVAN
N question, que M. Major : il faut dire que,
CONNAC
AC
ACHT
LEINS
NSSTER
N R
Galway D
RÉPU
PUBLIQUE
PU LIQU
UE
UE
D’ RLA
D’IRLA
D A E
ANDE
Lime ick
Limer
M
MUNSTER
TE
ER Waaterf
att or
od
Cork
200 kkm
CÉCILE MARIN
M
DU
Pochette 45-tours « Alternative Ulster » du groupe de punk rock Stiff Little Fingers
(Les petits doigts raides), Rough Trade Records, 1978
ainsi que les gouvernements britannique
et irlandais adoptèrent l’accord du Ven-
dredi saint, le 10 avril 1998, qui stipulait
que l’unité n’adviendrait qu’« avec l’ac-
cord d’une majorité de la population
d’Irlande du Nord ».
Lors de la conférence annuelle du Sinn
Féin le 10 mai à Dublin, M. Adams dut
reconnaître la portée des concessions :
« L’administration britannique n’a pas
pris fin, expliqua-t-il. La partition non
plus. C’est pourquoi notre lutte conti-
nue. » À cette occasion, il accueillit aussi
à la tribune des combattants de l’IRA qui
avaient passé les deux dernières décen-
nies dans des geôles britanniques et qui
se trouvaient en semi-liberté après leur
récent transfert en République d’Irlande.
En rappelant ainsi que l’accord ramène-
rait les prisonniers chez eux, le leader du
Sinn Féin obtint un soutien massif : selon
les sondages à la sortie des urnes, une
écrasante majorité de nationalistes nord-
irlandais votèrent pour la ratification de
l’accord du Vendredi saint, et le plébis-
cite concomitant au sud de la frontière
donna 95 % de « oui ». Seuls 57 % des
partisans d’une union de l’Irlande du
Nord avec le Royaume-Uni approuvèrent
en revanche l’accord.
Pour le mouvement républicain, le
bilan était mitigé. Son armée était respon-
sable de près de la moitié des victimes du
conflit entre 1966 et 2001 – soit plus de
1 750 personnes. À peine plus de la moitié
de ses victimes correspondaient à sa défi-
nition des cibles légitimes (soldats, poli-
ciers et gardiens de prison, ou paramili-
taires loyalistes) (5). Selon les normes
que l’IRA s’était fixées, sa guerre se sol-
dait par un échec.
Cette conclusion était prévisible dès le
départ. L’Irlande du Nord est une petite
région densément peuplée, à la périphérie
1800 à 192092020
0:
lee Royaumum
mee-Uni
m Uni
de Grand deee-B
e-BrB etagn
nee
ett d’Irlande
dee
d
ÉCOSSE
IRLANDE
IRLANDE
GRANDE
GRANDE-
G
BR
RET
TA
AGNEE
200 km
E-UNI
ANGLETERRE
PAYS
AY
DE GALLES
Londres
7 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
V ENDREDI SAINT
de l’Europe occidentale, sans montagnes
ni jungles où des guérilleros pourraient
s’abriter. Mais la géographie physique
était finalement d’une bien moindre inci-
dence que la géographie sociale. Les gué-
rillas ont besoin du soutien populaire pour
surmonter les avantages militaires dont
jouissent leurs adversaires. Or, tout au
long du conflit, l’IRA s’était heurtée non
pas seulement aux forces britanniques
mais aussi à l’opposition implacable de
la majorité unioniste. Ce qui surprend, ce
n’est pas tant que les républicains aient
fini par faire des compromis, mais qu’ils
aient réussi à éviter une défaite totale.
Face aux accusations de trahison de la
part de groupes dissidents républicains,
M. Adams et ses camarades disposaient
d’un atout : la conviction largement
répandue que la lutte armée était une
impasse politique, même si les résultats
de la stratégie de rechange du Sinn Féin
laissaient beaucoup à désirer. En
août 1998, les républicains dissidents de
l’IRA véritable firent exploser une voiture
piégée à Omagh, dans le comté de
Tyrone, qui tua vingt-neuf civils. Cet acte,
le plus meurtrier de tout le conflit, dis-
crédita le militarisme républicain. Après
avoir menacé de monter en puissance, le
groupe n’eut d’autre choix que de décré-
ter à son tour un cessez-le-feu.
Au lendemain du référendum de 1998,
nombre d’observateurs s’attendaient à ce
que l’UUP de David Trimble domine la
vie politique en partenariat avec le Parti
social-démocrate et travailliste (SDLP)
– l’organisation de la classe moyenne
adepte d’un nationalisme « constitution-
nel », par opposition au nationalisme de
la « confrontation physique » du Sinn
Féin. Mais l’insistance de Trimble sur la
destruction préalable de l’arsenal de
l’IRA bloqua la formation d’un exécutif
partagé. L’impasse politique ne gêna
guère le Sinn Féin dans les urnes : lors
des élections législatives britanniques de
2001, le parti dépassa le SDLP pour la
première fois grâce à la solidité de sa
base militante. Deux ans plus tard, le
DUP de Paisley supplanta l’UUP aux
élections régionales.
L’IRA n’annonça le démantèlement
complet de son arsenal qu’en septem-
bre 2005. Du fait de ses engagements sur
la scène mondiale, M. Blair s’était montré
pendant les sept années qui ont séparé
l’accord du Vendredi saint de ce commu-
niqué sur le désarmement, Londres avait
déployé ses troupes à une échelle inédite
depuis les derniers jours de l’Empire bri-
tannique. Avec un zèle quasi messianique,
le locataire du 10 Downing Street présen-
tait la lutte armée comme la voie de la
libération des peuples opprimés, depuis
les Balkans jusqu’à l’Afghanistan. Et la
frénésie militaire à Bassora, en Irak, avait
pour revers une approche plus patiente en
Irlande du Nord. En mars 2007,
le Sinn Féin conclut un accord
avec le DUP de Paisley pour
former un gouvernement de
coalition. Le mouvement répu-
blicain avait beau prétendre ne
pas avoir changé d’objectifs,
seulement de méthode, il avait
du mal à le prouver.
La souveraineté britannique
était peut-être moins intrusive
qu’auparavant, mais son carac-
tère intangible se manifestait dès
que des intérêts vitaux étaient en
jeu. En 2002, le gouvernement
Blair avait chargé le juge cana-
dien Peter Cory d’enquêter sur
plusieurs meurtres sur lesquels
planaient de forts soupçons de
collusion avec l’armée, les ser-
vices de renseignement du MI5
et la RUC. Dans son rapport
remis en octobre 2003, Cory
recommanda l’ouverture d’une
enquête publique sur la mort de
Patrick Finucane en 1989, un
avocat qui avait défendu les sus-
pects de l’IRA, avertissant qu’un
refus de M. Blair « pourrait être
considéré comme une trahison
cynique ». Or, alors que Londres
fit tout son possible pour que les
preuves de collusion ne tombent
pas dans le domaine public, la
direction du Sinn Féin se résigna au sou-
tien du nouveau service de police d’Irlande
du Nord (PSNI) – qui avait remplacé la
RUC en 2001 –, condition préalable à son
entrée au gouvernement avec le DUP.
Après avoir renoncé à sa ligne selon
laquelle une majorité nationaliste à
l’échelle de l’Irlande primait sur la majo-
rité unioniste en Irlande du Nord, les diri-
geants de l’ancienne aile politique de l’IRA
se trouvaient ainsi contraints de prôner la
coopération avec les forces de l’ordre. Et
toujours exclus du pouvoir en République
d’Irlande.
Si, quinze ans plus tard, le Sinn Féin
semble sorti de ce très mauvais pas, si au
cours de la période récente il a même rem-
porté des succès sans précédent dans toute
l’Irlande qui lui permettent d’espérer la
fin de la partition de l’île, il le doit à l’évo-
lution de la démographie en Ulster – favo-
rable à la population qui se déclare catho-
lique – et, surtout, aux conséquences
directes ou indirectes de la crise de 2008
– l’austérité au Sud, l’incertitude au Nord
à la suite du Brexit (6). Toutefois, la crainte
existe aussi que cette instabilité politique
attise d’immuables ressentiments et des
violences sectaires : en janvier 2019, une
journaliste a été tuée par balle lors d’af-
frontements impliquant des républicains
dissidents ; le même groupe a revendiqué
la tentative d’assassinat d’un policier à
Omagh en février 2023.
Dans les années 1970, le politiste écos-
sais Tom Nairn affirmait pour sa part que
l’Irlande du Nord devait être considérée
non pas comme une relique, mais comme
une préfiguration des guerres à venir (7)
– constat renforcé par la résurgence des
conflits nationaux dans l’Europe post-
communiste et ailleurs. Du Caucase au
comté d’Armagh, les spécificités de ces
luttes sont faciles à identifier : litiges
frontaliers, populations divisées, ingé-
rence d’États puissants… C’est le natio-
nalisme et l’impérialisme, deux forces
parmi les plus robustes et les plus omni-
présentes de l’histoire moderne, qui
poussent ainsi des voisins à s’entre-
déchirer. Non des haines ataviques. Nulle
voix d’outre-tombe qui appelle à la ven-
geance, bien au contraire : les vivants
invoquent les morts pour légitimer leur
position politique du moment.
(1) Brendan O’Leary, « Mission accomplished ?
Looking back at the IRA», Field Day Review, vol. 1,
Dublin, 2005.
(2) Mike Jackson, Operation Banner : An Analysis
of Military Operations in Northern Ireland, avant-
propos, ministère de la défense (MOD), juillet 2006,
www.vilaweb.cat
(3) Ed Moloney, A Secret History of the IRA, Allen
Lane, Londres, 2002.
(4) Gerry Adams, Irlande libre. Vers une paix
durable, Éditions Apogée, Rennes, 1996.
(5) Brendan O’Leary, op. cit.
(6) Lire «Deux Irlandes, un parti», Le Monde diplo-
matique, juin 2022.
(7) Tom Nairn, The Break-Up of Britain, Verso,
Londres, 2021.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
8
UN STATUT HÉRITÉ DU CONGRÈS

La Suisse peut-elle rester neutre

(Suite de la première page.)
Les plus attachés à la neutralité repro-
chent au gouvernement suisse de l’avoir
bradée en reprenant à son compte, après
une valse-hésitation, tous les paquets de
sanctions adoptés par l’Union euro-
péenne à l’encontre de la Russie. En
représailles, cette dernière, avec laquelle
la Suisse entretenait jusque-là de bonnes
relations, en particulier économiques, l’a
ajoutée à sa liste des « pays hostiles »
comprenant tous les États ayant placé
Moscou sous sanctions.
Les autres, en interne comme chez ses
voisins, accusent au contraire Berne de
se dérober à la traque des avoirs russes
et, surtout, d’entraver le soutien euro-
péen à l’effort de guerre de l’Ukraine en
raison d’une interprétation étriquée de
sa neutralité. S’il n’a jamais été question
que la Suisse achemine elle-même des
armes sur le terrain des combats, Berne
refuse à plusieurs pays européens, l’Al-
lemagne, le Danemark et l’Espagne,
l’autorisation d’expédier sur place du
matériel acheté à l’industrie helvétique.
Profondément divisés, les parlementaires
ont déjà plusieurs fois débattu du dossier
de la « réexportation » des armes suisses
par des États tiers, interdite par la loi
fédérale sur le matériel de guerre,
lorsque « le pays de destination est impli-
qué dans un conflit armé interne ou conflits internes, et a fini par acquérir sanctions contre la Russie étaient com- suisses à Marignan (1515). Mais c’est
international (1) ». Le Conseil fédéral un statut quasi religieux », poursuit patibles avec la neutralité et 55 % le congrès de Vienne, en 1815, qui l’a
se réfère aussi à la cinquième convention Sacha Zala. Preuve de cet attachement, (+ 10 % par rapport à 2021) se disaient façonnée. Désireuses de tourner la page
de La Haye, qui prévoit que toutes la dernière étude annuelle « Sécurité » favorables à un rapprochement avec des révolutions et des guerres napoléo-
mesures restrictives ou prohibitives à de l’École polytechnique fédérale de l’Organisation du traité de l’Atlantique niennes, les puissances européennes
l’égard des armes « devront être unifor- Zurich relève que 91 % des Suisses pen- nord (OTAN). décidèrent la « neutralité perpétuelle de
mément appliquées (…) aux belligé- saient que leur pays « devrait conserver la Suisse » et lui garantirent « l’intégrité
rants (2) ». L’Allemagne, qui réclame de sa neutralité » (89 % en 2021, 97 % en Une part de légende voudrait que la et l’inviolabilité de son territoire ». Il
pouvoir réexporter ses munitions d’ori- 2020) (3). Dans la même étude, 75 % neutralité plonge ses racines aussi loin s’agissait alors d’en faire un espace tam-
gine suisse pour les canons antiaériens des Suisses estimaient ainsi que les que dans la défaite des mercenaires pon entre l’Autriche et la France. En
qu’elle a fournis à l’Ukraine, ne décolère 1907, les conventions de
pas : « La neutralité n’est plus une La Haye codifièrent le droit
option. Être neutre, c’est prendre le parti de la neutralité et la Suisse
de l’agresseur », a cinglé la ministre des les ratifia en 1910. Si le
affaires étrangères allemande, l’écolo- monde a changé depuis cette
giste Annalena Baerbock, lors de la époque, ce volet du droit
conférence de Munich sur la sécurité en international n’a, lui, guère
février dernier. connu d’évolution.
Bousculée dans ses certitudes par des Rudimentaire et restreint
citoyens préoccupés, une classe poli- au temps de guerre, le droit
tique désunie et des voisins cherchant à de la neutralité impose à
lui forcer la main, la Confédération est l’État neutre de ne pas par-
ainsi contrainte de réexaminer le sens ticiper aux conflits armés
de sa neutralité et sa place dans la recon- internationaux et de s’abste-
figuration géopolitique. La période s’an- nir de favoriser des belligé-
nonçait pourtant prometteuse. Vingt et rants par le biais de troupes,
un ans après son adhésion aux Nations d’armes ou de la mise à dis-
unies, la Suisse a en effet accédé en jan- position de son territoire.
vier 2023 au saint des saints : le Conseil L’État neutre est aussi tenu
de sécurité, où elle siège pour la pre- de défendre ses frontières :
mière fois en tant que membre non per- d’où la nécessité d’entretenir
manent pour une durée de deux ans et sa propre armée. La Suisse a
qu’elle a présidé durant le mois de mai. développé une industrie de
l’armement florissante, et
PHOTOGRAPHIE : PHILIPPE MIGEAT - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, RMN-GRAND PALAIS

l’effectif actuel de son

Le plus petit dénominateur commun
« L E débat qui agite notre pays est
sain et démocratique. Il est d’autant plus
intéressant qu’il ne porte pas sur un
enjeu de politique intérieure, comme
c’est habituellement le cas, mais sur
notre politique étrangère. C’est une
force d’être capable de discuter de ces
questions ouvertement », estime
M me Micheline Calmy-Rey, qui fut
ministre (socialiste) des affaires étran-
gères et deux fois présidente de la Confé-
dération entre 2007 et 2011.
« La principale difficulté est que per-
sonne ne sait exactement ce qu’est la
neutralité et que tout le monde, en
armée, bâtie sur le principe
de milice, c’est-à-dire sur
Suisse comme ailleurs, l’interprète à sa
façon », explique Sacha Zala, directeur
l’engagement du citoyen au
service de la nation, est de
150 000 militaires mobilisa-
du centre de recherche Documents bles très rapidement. Aux
diplomatiques suisses (Dodis) et prési- heures les plus tendues de la
dent de la Société suisse d’histoire. « À guerre froide, le pays a
l’étranger, on ne comprend pas à quel même songé à se doter de
point elle est un facteur déterminant de l’arme atomique, comme
l’identité nationale », ajoute l’universi-
taire. Pendant la première guerre mon-
diale, la Suisse était déchirée entre sa (1) Loi fédérale sur le matériel de
partie alémanique, qui penchait vers guerre du 13 décembre 1996.
l’Allemagne, et sa partie romande, favo- (2) Article 9 de la convention de
rable à la France. « La neutralité s’est La Haye de 1907 concernant les
droits et les devoirs des Puissances
imposée comme le plus petit dénomina- et des personnes neutres en cas de
teur commun. Après-guerre, elle est guerre.
devenue essentielle pour neutraliser les (3) «Sicherheit 2023», 22 mars 2023.
PETER FISCHLI ET DAVID WEISS. – « Die Gesetzlosen »
(Les hors-la-loi), de la série « Équilibres », 1985

Q UAND LES OUVRIERS SUISSES INSPIRAIENT

Il y a plus d’un siècle et demi, les tra-
vailleurs de l’industrie horlogère suisse
contribuèrent à l’essor de l’anarchisme
en tant que courant politique révolu-
tionnaire. Organisés, rompus aux com-
bats sociaux, conscients de la réalité
économique mondiale et pionniers en
matière d’entraide ouvrière, ils influen-
cèrent des mouvements antiautoritaires
à travers toute l’Europe.
PAR FLORIAN EITEL *
Horlogerie, ordre
sons italiennes (2). Il y a onze ans, le public présent disposant d’un vaste réseau en Europe (4), y fut
se frottait les yeux en découvrant que l’anarchisme présent. Certains considèrent même l’aggloméra-
n’était pas seulement une brocante d’anecdotes tion suisse comme le berceau de ce courant intel-
glorieuses venues d’un âge romantico-révolution- lectuel et politique, dont les quatre résolutions,
naire révolu, mais qu’il constituait toujours une adoptées à l’issue du premier congrès, formeraient
force vivace. Nul doute que, cette année encore, en quelque sorte la charte fondamentale. Par la
médias et personnalités politiques suisses vont suite, l’anarchisme s’illustra par la florissante diver-
tomber des nues. sité de ses positions et de ses formes d’action. Les
deux premières résolutions proposaient une sorte
Par leur localisation comme par leurs objectifs, d’analyse de situation appliquée à l’Internationale,
les festivités de cet été font écho aux toutes pre- et fixaient le cap à atteindre. Selon les premiers
mières rencontres anarchistes abritées par Saint- anarchistes, les souffrances du monde en 1872
Imier, il y a un siècle et demi. Les 15 et 16 sep- étaient largement imputables aux principes auto-
tembre 1872, le village helvétique fut ainsi le ritaires et aux acteurs qui les mettaient en œuvre,
théâtre d’un événement dont la portée historique en premier lieu le patronat capitaliste, l’Église et
échappa certainement à la plupart de ses habitants : l’État. À ce stade encore précoce de leur histoire,
les délégués des fédérations de travailleurs d’An- les anarchistes s’élevaient aussi contre ce qu’ils
gleterre, d’Espagne, de France, d’Italie, de Russie percevaient comme étant des tendances autoritaires
et de Suisse s’y réunirent en congrès afin de refon- dans l’œuvre et l’action de Karl Marx ainsi qu’au
der l’Association internationale des travailleurs sein même du secrétariat général de l’AIT. C’est
de 1848 ne fut pas oubliée, puisque l’un de ses
vétérans, le vieux Charles Beslay, avait égale-
ment fait le voyage. Bien qu’âgés seulement
d’une vingtaine d’années, les délégués italiens
Carlo Cafiero, Andrea Costa et Errico Malatesta
étaient auréolés déjà par les succès prometteurs
de la toute jeune Federazione de l’AIT. Cepen-
dant, même dans l’Italie libérée par les milices
de Giuseppe Garibaldi, le rêve d’un système
républicain et fédéraliste appuyé sur la partici-
pation de la classe ouvrière avait fait long feu.
Au cours des années suivantes, Malatesta et
Costa se hisseraient parmi les figures les plus
influentes de la gauche italienne, même si le
second, à rebours du premier, se détournerait de
l’anarchisme et poserait, avec le Parti socialiste
révolutionnaire italien, la première pierre du futur
mouvement réformiste dans son pays. Les délé-
gués espagnols incarnaient eux aussi l’espoir en
une mobilisation massive des travailleurs sous

I
LS feront leur grand retour cet été, à Saint-Imier,
en Suisse. Dans cette bourgade cossue du Jura ber-
nois, fréquentée habituellement par les travailleurs
de l’industrie horlogère et les amateurs de montres
de luxe, se retrouveront, du 19 au 23 juillet, des
milliers d’anarchistes en provenance des cinq
continents. Ce sera la première fois depuis 2012.
Au programme des conférences, débats et lectures
de ces « Rencontres internationales antiautoritaires
Anarchy 2023 », des sujets aussi variés que la
situation dans les territoires autonomes du Rojava
(Syrie) et du Chiapas (Mexique), le communa-
lisme (1), l’antiracisme, l’action du réseau trans-
national No Border et la protection des réfugiés,
la justice climatique, l’écosocialisme, la perma-
culture, le hacking, l’anarcho-féminisme ou le sort
des détenus anarchistes en isolement dans les pri-
* Historien.
(AIT), créée en septembre 1864 à Londres et entrée d’ailleurs par opposition à ce secrétariat que le la bannière de l’anarchie. En dépit de son inter-
dans l’histoire sous le nom de Première Interna- « pacte d’amitié, de solidarité et de défense diction par la monarchie, la fédération espagnole
tionale (3). Dans l’esprit des organisateurs, il mutuelle entre les fédérations libres » fut proclamé de l’AIT avait réussi à créer des structures clan-
s’agissait de revenir aux sources de la première dans la deuxième résolution. Les résolutions trois destines qui, dix ans après le congrès de Saint-
esquisse de rassemblement mondial de la classe et quatre précisaient, quant à elles, les formes d’or- Imier, compteraient 632 sections et près de
ouvrière. La création de l’AIT répondait à la ganisation et de lutte à suivre en vue de combattre 50 000 membres.
volonté d’émanciper les travailleurs au-delà des l’autorité sous toutes ses expressions.
frontières, mais également de laisser les compé-
tences d’organisation et de décision aux mains des
instances locales. Pour être offensive, l’Interna-
Rêve d’un système (1) Lire Benjamin Fernandez, « Murray Bookchin, écologie ou
tionale jugeait devoir se fonder sur l’autonomie fédéraliste et républicain barbarie », Le Monde diplomatique, juillet 2016. Sur l’anarchisme,
lire Daniel Colson, «Une tradition révolutionnaire et philosophique»,
et le fédéralisme afin de s’adapter aux réalités du
Le Monde diplomatique, janvier 2009.
terrain. Les délégations de compétences à une ins- Plus encore que ces quatre points, ce furent
tance supérieure ne devaient être envisagées qu’en les échanges d’expériences entre travailleurs de (2) Le programme du congrès est conçu par les participants eux-
mêmes, qui sont invités à déposer leurs idées sur le site de l’orga-
ultime recours. différents pays qui se révélèrent féconds pour nisation, https://organize.anarchy2023.org
l’avenir du mouvement. Les délégués français,
(3) Les passages de cet article s’appuient en grande partie sur
Le « congrès de l’Internationale antiautoritaire » comme Gustave Lefrançais et Jean-Louis Pindy, les travaux de l’auteur, en particulier « Le Vallon horloger et ses
de 1872 et, avec lui, Saint-Imier occupent sans témoignèrent de la répression exercée par le anarchistes » (traduction et adaptation par Marianne Enckell), Inter-
conteste une place centrale dans la mémoire col- régime versaillais après l’interdiction de l’Inter- valles, n° 123, Bienne, automne 2022.
lective des anarchistes, d’autant que Mikhaïl nationale et l’écrasement sanglant de la Com- (4) Lire Étienne Balibar, « Bakounine ou la passion de la liberté »,
Bakounine, grande figure révolutionnaire russe mune à Paris et à Lyon en 1871. La révolution Le Monde diplomatique, septembre 1991.
 9 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023

DE V IENNE DE 1815

face à la guerre en Ukraine ?

d’une assurance ultime pour protéger retrouver dans le maquis d’adjectifs du Conseil de sécurité tel que la Russie
son statut, avant de se résoudre à signer qui, au gré des contextes, qualifient la viole de manière flagrante l’ordre qui

PHOTOGRAPHIE : PHILIPPE MIGEAT - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, RMN-GRAND PALAIS

le traité sur la non-prolifération des
armes nucléaires (TNP) en 1970.
« La complexité de la neutralité
suisse tient à la distinction qui s’est
installée, à partir des années 1920,
entre le droit très succinct de la neu-
tralité et la politique de neutralité.
Cette distinction a ouvert une large
marge de manœuvre pour permettre à
la Suisse de faire, en gros – comme tous
les États neutres –, ce qu’elle voulait »,
souligne Sacha Zala. Perpétuelle,
armée, différentielle, intégrale, stricte,
active, coopérative… Pas facile de se
Voix discordantes
neutralité suisse. garantit la sécurité de pays comme la
Suisse », affirme cette trentenaire qui
« J’ai pratiqué cette politique de est aussi élue des Vert’libéraux (distinct
neutralité. Elle est difficile à expli- des Verts « historiques ») au conseil
quer », concède Mme Calmy-Rey. « Elle municipal de Zurich.
n’a jamais été un concept statique. Elle
a évolué et se base aujourd’hui sur le Ancien ambassadeur et président du
droit international et la coopération Club diplomatique de Genève, M. Ray-
internationale, et beaucoup moins mond Loretan résume sans détour les
qu’autrefois sur des stratégies d’iso- enjeux : « La Suisse doit choisir son
lement. Renoncer à l’usage de la force camp. » « Si elle veut être neutre, elle
militaire est aussi une valeur qui nous doit être beaucoup plus conséquente et
fait privilégier la prévention, le pou- tendre la main à la Russie de manière
voir d’influence et le dialogue », aussi visible qu’elle l’a fait avec
ajoute-t-elle. l’Ukraine », complète cet ancien secré-
taire général du Parti démocrate-chré-
tien – aujourd’hui Le Centre. Depuis
le début de la guerre, Berne a eu
plusieurs contacts médiatisés avec

C ’EST sous l’égide de la politique de

neutralité helvétique que les négocia-
tions entre la France et le Front de libé-
ration nationale (FLN) ont abouti à la
signature des accords d’Évian et conduit
à l’indépendance de l’Algérie en 1962.
Quand M me Calmy-Rey était aux
affaires, la médiation de la Suisse a per-
mis l’entrée de la Russie dans l’Orga-
nisation mondiale du commerce (OMC),
à laquelle s’opposait la Géorgie. Elle a
facilité la libération de nombreux otages
des Forces armées révolutionnaires de
Colombie (FARC) et joué un rôle-clé
dans la construction du dialogue entre
la guérilla et Bogotá. Berne a aidé la
Turquie et l’Arménie à normaliser leurs
relations, même si les protocoles de
Zurich (2009), dont on reparle
aujourd’hui, sont restés lettre morte.
Plus récemment, la Suisse a été sollici-
tée par le Mozambique pour négocier la
paix entre les deux partis ennemis, le
Frelimo et la Renamo (2019).
Au titre de ses « bons offices », la
Confédération a aussi une grande expé-
rience des mandats de puissance pro-
tectrice : elle représente notamment les
intérêts des États-Unis en Iran depuis
1979, ceux de la Russie en Géorgie et
réciproquement depuis 2009. La « pro-
motion de la paix » passe, enfin, par la
participation de l’armée suisse à des
opérations internationales dans une
douzaine de pays, principalement dans
les Balkans (Kosovo, Bosnie-Herzégo-
vine) et en Afrique. Mais, à l’heure où
se multiplient les foyers de crise, l’éro-
sion du multilatéralisme pose un « gros
problème » à la politique des bons
offices, selon Mme Calmy-Rey. « Notre
approche n’est plus aussi efficace »,
reconnaît-elle.
En Suisse, dans le concert des voix
discordantes, l’Union démocratique du
centre (UDC), parti de la droite nationa-
liste et souverainiste représentant plus
d’un quart de l’électorat, fait entendre
sa partition : « Si l’on revient à l’origine
du mot neutralité, neuter, en latin, signi-
fie “ni l’un ni l’autre”. On peut bien tor-
dre le concept dans tous les sens, colla-
borer à la mise en œuvre de sanctions,
comme c’est le cas envers la Russie,
c’est, de fait, prendre parti », insiste
M. Jean-Luc Addor, député UDC au
Conseil national, la Chambre basse du
Parlement. D’après lui, « la seule ques-
tion qui se pose est celle de l’intérêt de
la Suisse. Or elle n’en a aucun à se lais-
ser embarquer directement ou indirec-
tement dans un conflit mettant aux prises
la Russie et les États-Unis. Cette guerre
n’est pas la sienne. »
PETER FISCHLI ET DAVID WEISS. – « Der Stillstand, die Müdigkeit »
(L’immobilisme, la fatigue), de la série « Équilibres », 1985
Kiev, ce qui n’a pas été le cas avec
Moscou. « Si la Suisse veut être euro-
péenne, dans ce cas elle [doit appro-
fondir] sa collaboration avec l’Union
Figure montante sur la scène poli- sécurité au nom du « mythe » de la neu- et l’OTAN. Il est temps qu’elle sorte de
tique nationale, M me Sanija Ameti, tralité. « La neutralité n’est pas un but, cette zone grise inconfortable et illisi-
coprésidente d’Opération Libero, un c’est un instrument qui ne peut fonc- ble pour la communauté internatio-
jeune mouvement politique libéral et tionner que dans un ordre international nale », conclut M. Loretan.
europhile, considère à l’inverse que la basé sur les règles de droit. Il ne peut
Suisse sape sa crédibilité et fragilise sa y avoir de neutralité quand un membre A NGÉLIQUE M OUNIER -K UHN .
La débâcle d’une banque, un séisme national
L A terre suisse a tremblé trois fois, ce 19 mars 2023. D’une
très faible magnitude, les deux premières secousses,
enregistrées à 3 heures dans le canton de Fribourg et peu
aussi provoqué de fortes turbulences dans le système financier
mondial, ont expliqué les autorités pour justifier son rachat à
vil prix par UBS : 3 milliards de francs suisses (3,1 milliards
après midi dans celui des Grisons, n’ont pas été perçues par d’euros), pour une valeur comptable évaluée à 54 milliards.
la population. Parce qu’elle a fait chavirer la place financière
Le secret, pour ne pas dire l’opacité, des tractations arbitrées
helvétique, la troisième, en revanche, continuera longtemps par le Conseil fédéral n’est pas du goût de tous. La forme
de faire sentir son onde de choc. Ce dimanche soir, après du rapprochement, absorption totale des activités de Credit
des tractations frénétiques, les autorités officialisaient la Suisse ou scission de sa branche suisse pour limiter le gâchis
reprise de la banque Credit Suisse par sa rivale UBS (respec- social, devrait être révélée d’ici la fin juin. L’opération menace
tivement 50 000 et 74 000 employés). Un séisme aux allures d’être grevée par une avalanche de plaintes : de la part des
de blessure narcissique pour ce pays bâti, notamment, sur détenteurs d’obligations convertibles et d’actionnaires
son vénérable secteur financier. s’estimant lésés, ou de salariés dont les bonus seront rognés
Fondé en 1856 par l’industriel et politicien Alfred Escher, que sur décision du gouvernement. Sous peu, les élus de
ses concitoyens surnommèrent le «roi de Suisse» tant son rôle l’Assemblée fédérale devraient mettre sur pied une
commission d’enquête pour tirer au clair les responsabilités
fut déterminant dans la modernisation économique de la Confé-
dération, Credit Suisse avait atteint un point de non-retour. La dans le fiasco. Cette décision serait à la mesure du choc qui
commotionne le pays : de toute son histoire, le Parlement
faillite pure et simple de ce fleuron zurichois, saigné par une
hémorragie massive de dépôts après des années d’errements n’a institué que quatre commissions de ce type.
stratégiques, aurait mis en péril l’économie suisse. Elle aurait A.M.-K.

L’ ANARCHO - SYNDICALISME

et anarchisme
Les travailleurs rassemblés à Saint-Imier en
1872 bénéficiaient déjà d’une solide expérience
en matière d’auto-organisation. L’AIT avait connu
une progression rapide de ses implantations et de
ses effectifs au cours des années précédentes, mar-
quée par une vague de créations de nouvelles sec-
tions en 1865. Celle de Saint-Imier avait été fon-
dée en mars 1866, avant même que l’AIT eût pris
pied en Espagne ou en Italie. Les Jurassiens pas-
saient pour parfaitement rodés à l’arme de la
grève, car les conflits sociaux et les luttes dans
les usines se multipliaient à cette époque, y com-
pris dans les vallées suisses. L’émancipation crois-
sante de la classe ouvrière locale se traduisait
notamment par l’existence d’un vaste réseau de
structures d’entraide. Dans la vallée de Saint-
Imier, nombre d’associations professionnelles
s’étaient laissé convertir en organisations révo-
lutionnaires. Les confréries devenaient des syn-
dicats (ou « sociétés de résistance ») et, par la mise
en place de coopératives de production, d’achat
et de consommation (« ateliers coopératifs »), les
travailleurs tentaient de se rendre indépendants
de la bourgeoisie et du capitalisme. C’était dans
ce même but qu’ils avaient créé leur propre caisse
d’épargne (« société de crédit mutuel ») et qu’ils
créeraient en 1876 leur propre caisse d’assurance-
maladie. Outre l’autonomie dont elles étaient
l’instrument, ces organisations véhiculaient de
nouvelles valeurs. L’exemple de la caisse-maladie
illustre parfaitement cela : à l’opposé de sa version
bourgeoise, la caisse des anarchistes était ouverte
à tous et à toutes, en particulier aux femmes,
qu’elles fussent mariées, en union libre ou céli-
bataires, mais aussi aux alcooliques ou aux per-
sonnes atteintes de maladies vénériennes.
Ces organisations permirent ainsi d’intégrer de
vastes pans du prolétariat local dans les structures
liées à l’AIT. De 1866 à 1881, les anarchistes du
Jura, et plus particulièrement ceux de la vallée de
Saint-Imier, œuvrèrent sans relâche à l’édification
d’une société du bas vers le haut, du petit vers le
grand, du local au global. Avec la création de la
Fédération ouvrière du Vallon à la veille du congrès
de Saint-Imier de 1872, et avec l’adhésion à celle-
ci de la Fédération jurassienne, les anarchistes de la
vallée parvinrent à bâtir une structure anarcho-syn-
dicaliste qui n’avait pas d’équivalent à cette époque.
Ce réseau commença à s’effondrer cependant à la
fin de la décennie.
Importance de
la Fédération jurassienne
Bien qu’éphémère, l’expérience anarcho-syn-
dicaliste dans le Jura, et plus encore dans la vallée
de Saint-Imier, exerça sur l’ensemble du mouve-
ment anarchiste naissant une influence détermi-
nante. D’autres régions dans le monde allaient
poursuivre la tâche entamée dans les montagnes
suisses, car les connaissances à ce sujet se diffu-
sèrent bientôt à des milliers de kilomètres, grâce
aux congrès ultérieurs et, surtout, à de nouveaux
réseaux de communication. En dépit de moyens
financiers modestes, les anarchistes de la vallée
de Saint-Imier mobilisèrent abondamment les
inventions de leur époque (télégraphe, rail, bateau
à vapeur…) pour envoyer courriers, télégrammes
et journaux dans diverses parties du monde. En
1877, le Bulletin de la Fédération jurassienne
(1872-1878 pour un total de 283 numéros) se tar-
guait d’avoir des abonnés dans seize pays et quatre
continents.
Les expériences et pratiques sociales produites
dans cette vallée reculée, ainsi que son répertoire
de chansons, se trouvèrent une audience planétaire.
En vertu du principe anarchiste, toujours en
vigueur aujourd’hui, de l’échange mutuel gratuit
des publications, la rédaction du Bulletin recevait
à pleines brassées des journaux de même tendance
venus des quatre horizons, dont certains étaient
ensuite échangés contre d’autres. Au cours des six
années de son éphémère existence, cette publica-
tion bénéficia d’échanges rédactionnels avec une
centaine de périodiques répartis dans le monde
entier, dont elle sélectionnait, traduisait et repro-
duisait certains articles, en version résumée ou
intégrale, offrant ainsi aux habitants de la vallée
de Saint-Imier une couverture internationale de
l’actualité. Le Jura étant à cette époque une terre
d’émigration, le Bulletin entretenait une corres-
pondance nourrie avec des anarchistes jurassiens
installés à l’étranger, qui l’informaient de ce qui
se passait sur leurs lieux de vie et de travail res-
pectifs, et constituaient à eux seuls, pour un budget
insignifiant, un véritable réseau de correspondants
internationaux.
Largement ignorée ou minimisée par les exé-
gètes, l’importance de la Fédération jurassienne
dans l’histoire du mouvement anarchiste tient en
bonne partie à l’activité professionnelle de ses
membres. Ces derniers travaillaient presque tous
dans l’horlogerie du Jura. Ce n’est pas en soi
illogique, dans la mesure où la vallée de Saint-
Imier vivait littéralement sous l’emprise de cette
industrie, dont elle dépendait presque exclusi-
vement pour ses emplois manufacturiers. Néan-
moins, les valeurs symbolisées par l’horlogerie
suisse peuvent paraître assez peu compatibles
avec l’anarchisme – ordre, ponctualité, luxe, dis-
cipline. Mais s’en tenir à un tel jugement serait
méconnaître la réalité de l’époque dans la vallée
de Saint-Imier. En premier lieu, ses usines pro-
duisaient des montres de poche de marque
Lépine, relativement peu chères, et de plus en
plus accessibles à un large public. Ensuite, les
anarchistes ne craignaient ni l’ordre ni la ponc-
tualité, qu’ils s’imposaient souvent eux-mêmes,
comme en témoignent les archives de leurs orga-
nisations, en particulier les registres de délibé-
ration, qui font apparaître un sens élevé de
l’exactitude et de la discipline collective.
Leur commune condition de travailleurs de l’in-
dustrie horlogère ne fut nullement un obstacle à
la construction d’un avant-poste anarchiste dans
le Jura, au contraire : elle en fut le préalable. Pour
s’implanter et prospérer, l’anarchisme avait besoin
non seulement de réseaux de transport et de com-
munication, mais aussi d’une certaine disposition
spirituelle. Le travailleur qui désirait rejoindre le
mouvement devait nécessairement posséder une
solide conscience de classe doublée d’une com-
préhension lucide du monde social, et accepter
les risques qui en découlaient, comme celui de
perdre son emploi et de se retrouver dans une
grande précarité matérielle. En tant que secteur
économique largement mondialisé, l’horlogerie
fournissait les meilleures conditions pour forger
et cette conscience et cette compréhension. Les
travailleurs n’ignoraient pas que leurs conditions
de vie et de travail dépendaient en grande partie
de facteurs globaux comme le marché des
matières premières, la situation économique mon-
diale, les guerres et les crises dans des pays éloi-
gnés. Au fil de la quinzaine d’années d’existence
de la Fédération jurassienne, les travailleurs et les
travailleuses endurèrent de multiples crises, au
cours desquelles les ventes de montres pouvaient
s’effondrer de 80 % en moins d’un an et condam-
ner à la misère des centaines d’ouvriers. Si cer-
tains réclamaient de l’aide à l’État, d’autres consi-
déraient que la solidarité du prolétariat et la mise
en place de structures révolutionnaires offraient
la seule issue possible au cercle vicieux des crises
à répétition.
F LORIAN E ITEL .
(Traduit de l’allemand par Olivier Cyran.)
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
La Moldavie agite la menace russe
Alors que la Moldavie traverse d’importantes turbulences
économiques liées à la guerre en Ukraine, son gouvernement
accuse Moscou de vouloir déstabiliser le pays et renforce sa
coopération militaire avec le bloc euro-atlantique. Une telle
politique, censée garantir la sécurité du pays, pourrait aussi
précipiter la montée des tensions avec la république séces-
sionniste de Transnistrie, où stationnent des troupes russes.
PAR GLEN JOHNSON *
D ANS les studios de la première
chaîne publique moldave, monteurs
vidéo et producteurs apportent la touche
finale aux reportages tandis que les
images d’une chaîne rivale défilent sur
un écran de télévision mural. Elena Ban-
cila jette un œil au script du sujet qui fera
la « une » de l’émission d’actualités du
soir : « Principale information du jour,
la Moldavie peut désormais exporter de
la volaille et des œufs vers l’Europe »,
annonce la présentatrice.
Le journal télévisé ne dira pas un mot
des déclarations des autorités de la répu-
blique sécessionniste prorusse de Trans-
nistrie, une région située dans la partie
orientale du pays, entre le Dniestr et la
frontière ukrainienne. Elles ont prétendu,
ce jour-là, avoir déjoué un complot des
services de renseignement ukrainiens
(SBU) visant à assassiner des dirigeants
transnistriens. « Nous ne relaierons pas
cette information, nous prévient la pré-
sentatrice avant l’émission. Nous la
croyons fausse. » À l’inverse, le texte
d’introduction d’une vidéo qu’un journa-
liste de la rédaction s’apprête à mettre en
ligne indique que des magistrats anticor-
ruption ont saisi quelque 50 000 euros en
espèces, appartenant à une « organisation
criminelle » : la somme devait servir à
financer des contestations de rue orches-
trées par un parti d’opposition.
Depuis le début de la guerre qui
touche son voisin ukrainien, des rumeurs
de coups d’État et de manœuvres de
déstabilisation bruissent en Moldavie.
Le conflit en Ukraine agit comme un
catalyseur des fractures et des luttes d’in-
Cinquième colonne
T OUTEFOIS, la guerre en Ukraine a fait
glisser le pays dans une profonde crise
politique et économique. Le 12 mars der-
nier, plusieurs milliers de manifestants,
venus en car de tout le pays, se rassem-
blaient à nouveau sur le boulevard Stefan
cel Mare pour scander, sous des drapeaux
moldaves, « Jos [à bas] Maia Sandu ! »,
obligeant des policiers en uniforme noir
à bloquer l’accès au Parlement. Derrière
cette protestation, comme derrière celles
qui s’organisent dans les rues de la capi-
tale depuis l’automne 2022, se dresse
l’ombre de l’oligarque en fuite Ilan Șor.
Condamné par contumace à quinze ans
d’emprisonnement, l’homme d’affaires
a participé au détournement de 1 milliard
de dollars au détriment de trois banques
moldaves entre 2012 et 2014. La révéla-
tion de ce scandale avait provoqué, à
l’époque, un vaste mouvement de
colère (2) et préparé le terrain de l’élec-
tion de Mme Sandu.
* Journaliste.
10
C HIȘINĂU ACCÉLÈRE SON VIRAGE EURO - ATLANTIQUE
fluence auxquelles se livrent la Russie
et les Occidentaux dans le pays. Depuis
son indépendance en août 1991, cette
ex-république soviétique est hantée par
© ANTON POLYAKOV - ANTON-POLYAKOV.COM
le spectre de la dislocation. Les autorités
centrales de Chișinău, la capitale, ont
perdu en 1992 le contrôle de la Trans-
nistrie, qui s’est autoproclamée indépen-
dante dès 1990. Des troupes russes y sta-
tionnent depuis lors, protégeant le
pouvoir local prorusse. Dans le sud du
pays, la Gagaouzie, peuplée d’une mino-
rité de langue turcique, bénéficie quant
à elle d’une large autonomie. Cette
région a confirmé son ancrage prorusse
avec l’élection le 14 mai d’un gouver-
neur favorable au Kremlin. ANTON POLYAKOV. – « Self-Portrait on a Newspaper » (Autoportrait sur un journal), 2020
De son côté, le pouvoir central accélère Tout coûte cher. Je ne sais même pas si
le tournant résolument proeuropéen pris j’aurai droit à une retraite. »
depuis l’élection en novembre 2020 de
Mme Maia Sandu à la tête de l’État, grâce La Moldavie dépend des importations,
notamment au vote massif de la diaspora ce qui la rend extrêmement vulnérable
(16 % du corps électoral) en sa faveur (1). aux perturbations des chaînes d’appro-
Alors âgée de 48 ans, elle évince au visionnement et à la hausse du prix des
second tour (57 % des voix) son prédé- carburants. Sur fond de coupures de gaz
cesseur prorusse Igor Dodon, chef du par Moscou, l’inflation a atteint 34 %
Parti des socialistes de la République de l’année dernière, alors que le pays
Moldavie, avec la promesse de resserrer accueille des dizaines de milliers de réfu-
les liens avec l’Union européenne et de giés ukrainiens. D’après un sondage
lutter contre la corruption, un problème mené par l’International Republican Ins-
endémique dans le pays. En mai 2022, titute (IRI) fin 2022, 57 % des Moldaves
son ex-rival est placé en garde à vue dans considèrent le coût de la vie comme le
le cadre d’une enquête pour « trahison principal problème du pays (4). Seuls
d’État », « corruption passive », « finan- 8 % d’entre eux jugent prioritaires les
cement d’un parti politique par une orga- conflits extérieurs, la guerre et l’insécu-
nisation criminelle » et « enrichissement rité. Cependant, le gouvernement de
illégal », puis assigné à résidence. Le Mme Sandu semble déterminé à décrédi-
mois suivant, la Moldavie obtient le statut biliser toute critique. « On assiste à une
de candidat à l’adhésion à l’Union euro- radicalisation des positions, analyse la
péenne, en même temps que l’Ukraine. sociologue moldave Vitalie Sprinceana.
Les dirigeants prétendent que tout oppo-
sant est un agent de la Russie. Ils usent
de plusieurs arguments pour assimiler
les manifestants à une cinquième
Depuis son exil en Israël, M. Șor
exploite désormais la colère sociale qui
colonne ; comme si le fait de manifester
faisait de vous un traître. »
monte dans le pays. Le gouvernement
l’accuse de bénéficier d’appuis finan-
ciers et organisationnels au Kremlin. En
La réaction du gouvernement moldave
à l’invasion russe de l’Ukraine se voulait
initialement prudente. Au lendemain du
février, Mme Sandu a annoncé que les 24 février, Chișinău appelle au retrait
services de renseignement ukrainiens des troupes du Kremlin et au respect de
l’avaient informée d’un complot visant l’intégrité territoriale de son voisin, tout
à infiltrer des agitateurs étrangers dans en réaffirmant la neutralité de la Molda-
les manifestations (serbes, monténé- vie, inscrite dans la Constitution, et en
grins, russes ou biélorusses) afin de ren- cherchant à limiter la montée des ten-
verser le gouvernement (3). Une hypo- sions avec la Transnistrie, dont les diri-
thèse confortée par divers éléments, geants craignent aussi une contagion du
notamment l’arrestation d’un merce- conflit. Mais, au fil des mois, c’est l’en-
naire du groupe russe Wagner à l’aéro- grenage. Alors que la ville ukrainienne
port de Chișinău. Les griefs des mani- d’Odessa est dans le viseur de l’armée
festants anti-Sandu n’en restent pas russe, le gouvernement craint que les
moins légitimes. « [Le gouvernement] soldats russes opèrent une jonction avec
prétend que nous sommes payés pour leurs compatriotes stationnés en Trans-
venir manifester, que nous travaillons nistrie. De leur côté, les autorités trans-
pour la Russie. Ils ne nous écoutent pas, nistriennes redoutent une opération
ils refusent de communiquer, se plaint ukrainienne préventive.
Alexandru, 58 ans, qui a passé une
grande partie de sa vie à travailler dans Même si Moscou semble avoir écarté
des fermes. Je n’ai ni travail ni salaire. Odessa de la liste de ses objectifs, la
question sécuritaire continue de tarauder
Chișinău. Dans une interview pour le
journal Politico en janvier 2023,
Mme Sandu a déclaré qu’il existait « une
sérieuse discussion sur [la] capacité [du
pays] à se défendre seul ou [s’il devait]
faire partie d’une alliance plus large »,
tout en prenant soin de ne pas nommer
l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN), un repoussoir pour Mos-
cou comme pour une partie de la popu-
lation. L’abandon du statut de neutralité,
a-t-elle ajouté, devrait faire l’objet d’un
« processus démocratique ». Selon un
sondage de l’IRI, 60 % des Moldaves
considèrent encore la neutralité comme
leur meilleure garantie de sécurité.
La guerre en Ukraine est déjà en train de
lever un tabou dans les sphères gouverne-
mentales. «Nous devons comprendre que
la neutralité qui figure dans notre Consti-
tution ne signifie pas nécessairement que
nous devions rester sans défense. Nous
devrions nous engager à investir davantage
et intégrer une infrastructure de défense
plus grande», a affirmé M. Dorin Recean,
alors conseiller présidentiel sur les questions
de sécurité, lors d’un conseil de défense en
présence des ambassadeurs américain et
allemand, le 15 novembre dernier. Londres
figure parmi les capitales occidentales les
plus favorables à un renforcement de la coo-
pération entre l’OTAN et la Moldavie, sur
le modèle de la trajectoire ukrainienne après
l’annexion de la Crimée en 2014. «Je vou-
drais voir la Moldavie équipée selon les
normes de l’OTAN », confiait Mme Liz
Truss, alors ministre des affaires étrangères
du Royaume-Uni, dans un entretien au Tele-
graph en mai 2022. Bruxelles a promis
début mai une nouvelle aide militaire de
40 millions d’euros, s’ajoutant à une enve-
loppe d’un même montant débloquée en
juin, dans le cadre de la facilité européenne
pour la paix (FEP).
Le roumain, langue officielle
N OMMÉ, le 18 février, au poste de
premier ministre, M. Recean a imprimé
un nouveau durcissement de la politique
sécuritaire. Lors de sa prise de fonc-
tions, il déclare au micro d’une radio
publique vouloir acquérir un système
de défense antiaérienne. « Nous irons
voir tous nos amis pour l’obtenir (…)
mais en attendant nous devons nous
occuper d’autres menaces : la déstabi-
lisation, le désordre public, les attaques
contre les institutions, la guerre
hybride, la désinformation, la montée
de l’inquiétude dans la société et de la
haine interethnique. »
Sur ce dernier point, l’ethnonationalisme
du gouvernement – assimilant l’identité
moldave à la « roumanité » (6) – a plutôt
soufflé sur les braises. Le 16 mars 2023,
un amendement à la Constitution a été
adopté par le Parlement, remplaçant l’ex-
pression « langue moldave » par « langue
roumaine » pour désigner la langue offi-
cielle du pays. Autre motif d’inquiétude,
relevé par la Commission de Venise (un
organe consultatif auprès du Conseil de
l’Europe composé d’experts indé-
pendants en droit constitutionnel),
Mme Sandu a étendu les prérogatives des
services de renseignement (SIS) afin d’y
ajouter les écoutes téléphoniques et la
surveillance, tout en brouillant les dis-
tinctions entre les enquêtes criminelles
et les enquêtes de renseignement, ce qui
subordonne potentiellement le SIS au
cabinet présidentiel (7).
Pendant ce temps, plusieurs responsa-
bles américains des questions sécuritaires
se sont rendus en Moldavie, comme le
général William J. Hartman, comman-
Alors que l’ancrage de la Moldavie
dans les structures euro-atlantiques se
précise, la lutte contre les ingérences du
Kremlin s’intensifie. En juin 2022,
Mme Sandu a promulgué une loi de sécu-
rité de l’information qui interdit la dif-
fusion des journaux télévisés et des
émissions russes. Cette loi dispose en
outre que 50 % des contenus doivent
provenir de l’Union européenne, des
États-Unis ou d’autres États ayant ratifié
la convention européenne sur la télévi-
sion transfrontière, lancée par le Conseil
de l’Europe. Entre 2017 et 2021, le
département d’État des États-Unis a
versé près de 100 millions de dollars à
« des organisations de la société civile
(…) et des médias », faisant de la Mol-
davie le premier pays récipiendaire du
Fonds de lutte contre l’influence russe
(CRIF) (5). Même si l’attractivité de la
Russie est en perte de vitesse, celle-ci
dispose encore de leviers importants, par
le biais de financements de partis ou via
l’Église orthodoxe rattachée au patriarcat
de Moscou.
dant de la Cyber National Mission Force.
Une délégation, à laquelle participait
Mme Laura Cooper, ministre adjointe de
la défense pour la Russie, l’Ukraine et
l’Eurasie, est arrivée à Chișinău le
15 mars dernier dans le cadre du dialogue
stratégique entre les États-Unis et la Mol-
davie, relancé l’année dernière par le
secrétaire d’État américain Antony Blin-
ken. À cette occasion, un groupe de jazz
de l’armée de l’air américaine s’est
même produit en concert dans tout le
pays. Dans les années 1950, des jazzmen
comme Louis Amstrong ou Duke Elling-
ton ont joué le rôle d’ambassadeurs de
la propagande culturelle américaine à
travers le monde. Des musiciens de
moindre talent pourraient-ils suffire à
séduire les Moldaves ?
(Traduit de l’anglais par Métissa André.)
(1) Andrew Wilson, « Separate ways : Contrasting
elections in Georgia and Moldova », European
Council on Foreign Relations, 19 novembre 2020,
www.ecfr.eu
(2) Lire Julia Beurq, « Un milliard disparaît de
Moldavie », Le Monde diplomatique, octobre 2016.
(3) « Russia’s security service works to subvert
Moldova’s pro-Western government», The Washington
Post, 28 octobre 2022.
(4) « Public opinion survey : Residents of Moldova,
october-november 2022 », IRI, Washington, DC,
9 novembre 2022.
(5) « Information report : Countering Russian
Influence Fund », bureau de l’inspection générale,
département d’État des États-Unis, décembre 2022.
(6) Lire Loïc Ramirez, «Transnistrie, vestige d’un
conflit gelé », Le Monde diplomatique, janvier 2022.
(7) « On the draft on the Intelligence and
Security Service, as well as on the draft law on
counterintelligence and intelligence activity »,
rapport de la Commission de Venise, Strasbourg,
13 mars 2023.

En Russie, le mirage du soutien à la guerre
Drone survolant le Kremlin, évacuation de civils de la
région de Belgorod, attentat contre l’écrivain nationaliste
Zakhar Prilepine : en mai, Kiev a multiplié les opérations
sur le sol russe. Symboliques, ces actions peuvent-elles enta-
mer le crédit du pouvoir ? Si l’effet de ralliement derrière
le drapeau demeure, la critique des élites gagne également
du terrain. Bien au-delà des seuls opposants à la guerre...
PAR ALEXEÏ SAKHINE
ET LISA SMIRNOVA *
À
PREMIÈRE vue, le bateau russe sur-
nage dans la tempête qu’a déclenchée le
Kremlin en attaquant son voisin ukrainien.
Plus d’un an après le début de la guerre,
l’économie du pays ralentit sans s’effondrer
(– 2,1 % en 2022). À en croire les son-
dages, y compris ceux menés par les ins-
tituts indépendants du pouvoir (1), une
majorité de la population continue de se
dégager en faveur de la poursuite des opé-
rations militaires. Pourtant, les fissures dans
l’édifice de la société s’élargissent et
d’étonnantes convergences s’opèrent :
quelle que soit leur opinion sur la guerre,
les Russes sont de plus en plus nombreux
à se défier des «élites». Déjà sensible avant
le début de l’invasion en février 2022 (2),
le phénomène prend de l’ampleur.
Alors qu’un climat de peur s’installe en
Russie, prendre le pouls de sa société
relève du tour de force. La lecture des
notes méthodologiques que joignent les
instituts de sondage indépendants à leurs
résultats apporte parfois des enseignements
utiles. Ainsi de l’effondrement des taux de
réponse. Selon Russian Field, prestataire
en études marketing et enquêtes d’opinion,
seuls 5,9 à 9,3 % des personnes interrogées
répondent à l’intégralité de ses questions
De l’incompétence des généraux
L E parti de la guerre a ses porte-voix
sur les réseaux sociaux à travers les
comptes de ceux que l’on peut nommer
des « turbo-patriotes ». Leur liberté d’ex-
pression, pour l’heure, ne se heurte à
aucune restriction, mais suscite une cer-
taine inquiétude chez les dirigeants, qui
craignent la surenchère. « Ce n’est pas un
Maïdan [renversement du pouvoir, en
référence aux événements de 2014 en
Ukraine] libéral que nous devons crain-
dre : les libéraux ont tous fui. (…)
Aujourd’hui, l’unique danger pour notre
État est un Maïdan turbo-patriotique
teinté d’un léger gauchisme et, par la
même occasion, de débats sur la corrup-
tion », a déclaré, en février dernier,
M. Oleg Matveïtchev, député à la Douma
du parti présidentiel Russie unie (5).
Dès le début de l’invasion, de prétendus
« correspondants de guerre » (voïenkory),
en fait des militants d’extrême droite aux
compétences militaires ou paramilitaires,
assurent la couverture des opérations sur
les réseaux sociaux. Le plus célèbre est
M. Igor Strelkov, ancien officier du Ser-
vice fédéral de sécurité (FSB) de convic-
tions monarchistes. En 2014, à la tête d’un
détachement de volontaires russes, il
s’empare de la ville de Slaviansk, dans le
Donbass ukrainien. Moscou appuie alors
militairement les séparatistes, mais les
dirigeants trop turbulents et exaltés de son
acabit inquiètent le Kremlin (6). M. Strel-
kov doit quitter le Donbass. Aujourd’hui,
il déplore sur son canal Telegram, suivi
par près d’un million de personnes, le
manque de fermeté des autorités contre
l’ennemi ukrainien. Avec les revers mili-
taires de l’automne 2022, lui comme d’au-
tres nationalistes radicaux dénoncent les
tares du régime de M. Vladimir Poutine :
mauvaise organisation du ravitaillement
de l’armée, faiblesse de l’industrie d’ar-
mement, incompétence et corruption des
généraux, médiocrité d’une élite diri-
geante qui vit dans le luxe alors que la
patrie est en danger. Ils insinuent même
qu’une partie de l’entourage de M. Pou-
tine cherche secrètement à se réconcilier
avec l’Occident, fut-ce au prix d’une capi-
* Journalistes et membres de la coalition Socialistes
contre la guerre.
PACIFISTES ET BELLICISTES UNIS DANS LA CRITIQUE DES ÉLITES
sur l’« opération militaire spéciale », un
taux trois à quatre fois inférieur à celui des
sondages réalisés avant le conflit (3). Dans
l’une de ses enquêtes (4), en février der-
nier, l’institut proposait de choisir entre
des mesures visant à intensifier l’offensive
et d’autres en faveur de la paix. Seul 27 %
de l’échantillon déclarait soutenir l’esca-
lade, contre 34 % de personnes favorables
à un chemin vers la paix.
Trois groupes se détachent. Le « parti
de la guerre », qui, selon les enquêtes,
représente entre 25 et 37 % des répondants,
approuve la persécution des contestataires,
se déclare prêt à sacrifier la politique
sociale au profit d’objectifs militaires et
condamne les déserteurs. Cette opinion est
particulièrement bien représentée chez les
personnes âgées et les tranches supérieures
de revenus. À l’autre bout du spectre, le
« parti de la paix » – 10 à 36 % des per-
sonnes interrogées – regroupe surtout des
jeunes et les répondants les plus pauvres.
Entre ces deux pôles, les personnes décla-
rent peiner à répondre ou donnent des
réponses contradictoires. Souvent oppo-
sées à l’escalade militaire, elles s’en remet-
tent néanmoins à la position officielle des
autorités.
tulation. « S’ils sabordent la Russie dans
cette guerre, nous ne pourrons probable-
ment pas toucher à leurs chers partenaires
occidentaux, mais eux, nous ferons tout
pour les atteindre », écrit M. Strelkov, le
3 février 2023. Il doute que le gouverne-
ment actuel soit capable de remporter la
guerre. « La Grande Perturbation [il
désigne ainsi les conséquences de la
guerre] est désormais inévitable. Ils en
sont bien conscients en haut lieu et ça les
inquiète. Notre objectif à nous est de
transformer la Perturbation en une vic-
toire nationale et patriotique », écrit
M. Maxime Kalachnikov (7), admirateur
de la politique de puissance de Joseph Sta-
line, et allié de M. Strelkov.
La « colère » des patriotes hors système
a gagné les loyalistes du camp de la
guerre, un motif de vive inquiétude pour
le Kremlin. Sur fond de concurrence avec
les généraux de l’armée régulière,
M. Evgueni Prigojine, propriétaire du
groupe Wagner, une milice privée
déployée notamment en Ukraine, spécule
désormais sur les problèmes d’inégalités
sociales, de corruption et d’incompétence
de la hiérarchie militaire. Mais son acti-
visme public a déplu à l’administration
présidentielle, qui lui a barré l’accès aux
prisons, où il recrutait parmi les détenus
des volontaires pour le front. Le nouveau
chef de l’état-major général Valeri Gue-
rassimov a fait réduire l’approvisionne-
ment de Wagner en munitions. Réaction
de cet ancien ultrafidèle du président :
obliger ses combattants à enregistrer des
vidéos dans le style de M. Strelkov dans
lesquelles le commandement et les fonc-
tionnaires sont accusés de trahison. Sur
l’une d’elles, un combattant déclare,
debout devant des cadavres : « Arrêtez de
faire n’importe quoi, (…) laissez-nous
défendre notre patrie (8). » M. Prigojine
a encore franchi un cap lorsqu’il a évo-
qué, dans une vidéo publiée le jour des
célébrations du 9 Mai (victoire sur le
nazisme, selon le calendrier soviétique),
un « papy bienheureux [pensant que tout
va bien] ». « Qu’adviendra-t-il de la Rus-
sie s’il s’avère, je ne fais que le supposer,
que ce papy est un couillon fini », a-t-il
ajouté dans une allusion presque trans-
parente à M. Poutine.
La colère affecte aussi les soldats et les
officiers dans les tranchées. La mobilisa-
tion annoncée fin septembre 2022 a enrôlé
entre 320 000 soldats (selon les chiffres
officiels) et 500000 (selon des estimations
indépendantes [9]). Les récentes disposi-
tions adoptées par la Douma en avril 2023
– convocation par voie électronique, inter-
diction de quitter le territoire pour les
appelés, gel des biens immobiliers des exi-
lés – devraient encore augmenter leur
nombre. La mobilisation a touché avant
tout les régions les plus pauvres, en par-
ticulier les petites villes et les villages des
provinces désolées, qui constituent la base
électorale traditionnelle de M. Poutine.
Les autorités ont d’abord fait appel aux
officiers de réserve et aux citoyens ayant
une spécialisation militaire : des hommes
d’âge moyen, venant des régions éloi-
gnées de Moscou, avec des revenus fai-
bles ou intermédiaires. Le portrait socio-
logique craché des « neutralistes », ceux
qui soutiennent la guerre non par convic-
tion militariste mais par loyauté. Or c’est
bien sur leurs épaules qu’est retombé le
poids des combats.
Pour conjurer la fronde, l’État ne lésine
pas sur les moyens. Les soldes s’élèvent
en moyenne à 200 000 roubles par mois
(environ 2 500 euros), dix fois plus que
le salaire qu’une personne peut espérer
percevoir dans une petite ville d’une
région désindustrialisée. En avril,
M. Poutine a annoncé la création d’un
fonds spécial pour les familles endeuil-
lées et les vétérans de guerre. Mais
M. Kalachnikov juge, dans une vidéo
postée le 5 février dernier sur sa chaîne
YouTube Roï, que seule une victoire per-
mettra la survie du régime : « Une réalité
totalement nouvelle est en train d’appa-
raître. Des hommes vont revenir du front,
leurs armes à la main. Ils ressembleront
aux vétérans allemands et italiens de la
première guerre mondiale : ils revien-
dront en maximalistes, avec un fort sen-
timent de justice bafouée. Et ils n’écou-
teront pas les obscénités de Russie unie. »
Pour l’heure, les soldats ont plutôt
exprimé leur « maximalisme » d’une
autre manière. Des émeutes spontanées,
certes sporadiques, ont éclaté. Des mobi-
lisés protestent contre le manque de
matériel et d’entraînement, quittant
d’eux-mêmes leurs unités, se battant avec
leurs officiers et arrêtant les trains de
transport. Les autorités ont réussi à étouf-
fer la première vague de mécontentement
en réprimant : les soldats ont été enfer-
més dans des caves, battus et intimidés.
Plusieurs de ces insurgés ont été condam-
nés à de lourdes peines, pour l’exem-
ple (10). En janvier, les mobilisés ont été
massivement transférés des unités de l’ar-
rière vers le front, et les pertes ont forte-
ment augmenté. Alors qu’en 2022 les
journalistes parvenaient à établir les
noms de 200 à 250 militaires russes tués
par semaine (les pertes réelles pourraient
être beaucoup plus élevées), en
mars 2023 la liste atteignait plus de
800 noms par semaine (11).
11
La presse rend compte de cas de déser-
tion, probablement plus nombreux dans
la réalité. Les soldats s’enfuient des hôpi-
taux (12), sautent des trains qui les trans-
portent au front (13), parcourent des
dizaines de kilomètres et vont se perdre
à l’arrière (14). Les proches de mobilisés
créent des groupes de discussion en ligne
pour aider les déserteurs à dresser leur
itinéraire, à trouver des hébergements et
à échapper aux patrouilles militaires. En
février et début mars, pas moins de dix-
huit vidéos ont été diffusées sur Internet
dans lesquelles des unités entières de
mobilisés refusaient d’effectuer des mis-
sions de combat et demandaient à être
ramenées à l’arrière (15).
L’anthropologue Alexandra Arkhi-
pova a dénombré au moins 85 lieux dans
Des fleurs pour protester
S EUL un quart de ces mémoriaux flo-
raux sont apparus dans des lieux associés
à l’Ukraine, tels que des rues portant des
noms « ukrainiens ». Dans 47 des 85 cas,
ces commémorations se sont déroulées
dans des lieux associés à des victimes de
crimes, ou de fautes, d’État : monuments
à la mémoire des victimes de la terreur
stalinienne et de catastrophes d’origine
humaine comme Tchernobyl, lieux où des
opposants ont trouvé la mort. « Le mes-
sage est sans équivoque : l’État a déjà tué
des gens, il en tue aujourd’hui et il en
tuera encore », déclare Arkhipova. Dans
les villes de Chakhty et de Saratov, les
gens ont choisi des monuments aux vic-
times du fascisme comme lieux de com-
mémoration, dressant un parallèle entre
la guerre d’agression contre l’Ukraine et
l’invasion de l’URSS par les nazis. Une
autre vague de « protestations florales » a
eu lieu à l’occasion du premier anniver-
saire de la guerre. Malgré une répression
policière plus rude, au moins 82 lieux de
recueillement spontanés ont réapparu dans
(1) Les chiffres avancés dans l’article sont tirés des
enquêtes de trois organismes ou collectifs de recherche,
l’Institut Levada, Kroniki et Russian Field, qui ne
perçoivent aucun financement public. Ils ont enregistré
entre 56 et 77 % d’opinions favorables à la guerre en
février, selon la formulation de la question.
(2) Karine Clément, Contestation sociale à bas bruit
en Russie. Critiques sociales ordinaires et nationalismes,
Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2021.
(3) « Une année d’opération militaire spéciale :
l’opinion des Russes » (en russe), enquête menée entre
le 31 janvier et le 6 février 2023, Russian Field,
https://russianfield.com
(4) Ibid.
(5) « Des membres de Russie unie évoquent la
menace d’un Maïdan turbo-patriote » (en russe), Polit-
navigator, 3 février 2023, www.politnavigator.net
(6) Lire Juliette Faure, « Qui sont les faucons de
Moscou ? », Le Monde diplomatique, avril 2022.
(7) « Dangers et démons de la Grande Pertur-
bation », Livejournal (site de blogs), 7 janvier 2023,
https://m-kalashnikov.livejournal.com
(8) Sur un canal intitulé « Razbruzka_vagnera »,
Telegram, 17 février 2023.
(9) « Marions-nous. L’augmentation du nombre de
mariages montre qu’au moins 492 000 personnes
LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
65 villes où les gens ont apporté des
fleurs et des jouets, un geste sans slogan
et silencieux pour exprimer solidarité
avec les Ukrainiens et opposition à la
guerre (16). En dépit de cette discrétion
volontaire, plusieurs personnes ont été
arrêtées à proximité de ces « mémoriaux
floraux » puis condamnées pour avoir
« discrédité l’armée russe ». Mais
plusieurs milliers de Russes ont néan-
moins pris ce risque en toute connais-
sance de cause. Parmi eux, beaucoup
n’avaient jamais participé à des rassem-
blements de l’opposition auparavant,
ont constaté la chercheuse et son équipe.
Des mémoriaux sont apparus dans des
villes qui n’avaient jamais été des cen-
tres de protestation antigouvernemen-
tale : Orenbourg, Nijni Taguil, Omsk,
Gorno-Altaïsk.
59 villes (17). Le dépôt de fleurs sur les
monuments aux victimes de l’État est ainsi
devenu une forme durable d’action col-
lective des opposants à la guerre.
Si la guerre provoque un effet de rallie-
ment derrière le drapeau, celui-ci doit être
nuancé. Dans toutes les couches de la société
et tous les camps idéologiques, on assiste au
même processus : le « nous » et le « eux »
prend un sens nouveau. Si le premier recou-
vre diverses significations (« gens ordi-
naires », « vrais patriotes », « victimes de
l’État»), le second souffre moins d’ambi-
guïté : il s’agit des autorités, et non plus seu-
lement de l’ennemi extérieur. Sans un tour-
nant sur le terrain militaire, le front pourrait
se déplacer vers l’arrière. Et aux yeux des
gens de tous bords, des nationalistes aux paci-
fistes, ce pouvoir qui a conduit le pays à la
catastrophe apparaîtra comme le seul cou-
pable. La bataille pour l’Ukraine deviendra
alors une bataille pour une nouvelle Russie.
(Traduit du russe par Bleuenn Isambard.)
étaient mobilisées en Russie à la mi-octobre » (en
russe), Mediazona, 24 octobre 2022, https://zona.media
(10) « Un soldat ayant pris à partie un officier a été
condamné à une peine de cinq ans et demi d’empri-
sonnement en régime sévère » (en russe), Gazeta.ru,
11 janvier 2023, www.gazeta.ru
(11) « Pertes de la Russie en Ukraine », infographie
régulièrement mise à jour, Mediazona,
https://zona.media/casualties
(12) « Un soldat blessé de la région de Tioumen
s’est échappé de l’hôpital de Mirny » (en russe),
Tioumen Online, 7 février 2023, https://72.ru
(13) « Des mobilisés se sont échappés du train dans
la région de Voronej » (en russe), RBK, 5 février 2023,
www.rbc.ru
(14) «À la frontière avec le Donbass, dans la région
de Rostov, un déserteur a été arrêté» (en russe), Bezformata,
3 février 2023, https://rostovnadonu.bezformata.com
(15) « Les mobilisés envoient des plaintes »,
Telegram, canal « Viorstka », 9 mars 2023,
https://t.me/svobodnieslova/1566
(16) Alexandra Arkhipova, « L’empathie comme
protestation » (en russe), Kholod, 2 février 2023,
https://holod.media
(17) Comptage effectué par Alexandra Arkhipova
et rendu public sur son fil Telegram le 27 février 2023,
https://t.me/anthro_fun/2075
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
12
CE QUE RÉVÈLE L’ ASSASSINAT D ’A BE S HINZO

Le Japon dans les rets de la secte Moon

Forte de ses relations historiques avec la famille d’Abe nymat, explique comment leurs adeptes
ont travaillé pour un ministre issu de son
Shinzo, la secte sud-coréenne Moon a tissé un réseau parti. « Depuis une dizaine d’années, je
solide au sein de la plus puissante formation politique regardais avec suspicion la multiplica-
tion inhabituelle de jeunes qui le sou-
du Japon. Cela a ironiquement abouti à l’assassinat tiennent ardemment en participant à ses
de l’ancien premier ministre, un choc pour la société séminaires et ses meetings politiques »,
indique-t-elle. Un jour, elle demande à
tout entière. Mais les mesures prises pour limiter un des secrétaires si le ministre était lui-
l’emprise sectaire demeurent faibles. même mooniste. « Il a reconnu que
c’était bel et bien le cas ! », lâche-t-elle,
encore indignée.
PAR YUTA YAGISHITA * Interrogé lors d’une conférence de
presse en août 2022, M. Tanaka Tomihiro,
qu’ils ont un ancêtre condamné à l’enfer
qui provoquerait des problèmes chez ses
descendants, comme une maladie grave.
Sous prétexte de le sauver, les moonistes
poussent alors les adeptes à faire des
dons, jusqu’à ce qu’ils tombent en fail-
lite dans certains cas. Sous leur emprise
psychologique, peu de personnes osent
dénoncer ces injustices », regrette-t-il.
Figure historique du combat contre la
secte, l’avocat l’accuse d’exploiter la
faiblesse des personnes : « Par exemple,
quand quelqu’un perd un proche dans
un accident, le discours sur un ancêtre
condamné en enfer peut sembler crédi-
ble face à la douleur. »
D’après le professeur Sakurai, le mon-
tant prodigieux des sommes extorquées
tient aussi à l’idéologie de la secte. Les
responsables « réclament de l’argent à
leurs adeptes japonais comme une
contribution indispensable pour que le
péché de leurs ancêtres, c’est-à-dire la
colonisation de la Corée, soit effacé ».
Enfin, ajoute-t-il, le culte des ancêtres,
fort répandu dans l’Archipel, « facilite
la reikan shoho ».

L
E 8 juillet 2022, en pleine cam-
pagne pour les élections sénatoriales, Abe
Shinzo, ancien premier ministre et puis-
sant dirigeant politique qui règne sur les
députés conservateurs du Parti libéral-
démocrate (PLD), est abattu lors d’un
meeting. Arrêté immédiatement, son
assassin, M. Yamagami Tetsuya, 42 ans,
retrace pour les enquêteurs son parcours
chaotique. Il révèle que sa famille s’est
ruinée à cause de dons de sa mère à un
groupe religieux ayant des liens, selon
lui, avec Abe. Dans un premier temps,
les médias ne précisent pas son nom.
Pour les observateurs de la politique nip-
pone, cela ne fait aucun doute. Il s’agit
de l’Église de l’unification, alias secte
Moon, connue pour contraindre ses
fidèles à des offrandes démesurées et
entretenir des rapports étroits avec les
députés du PLD. Stupéfaits, les Japonais
voient alors émerger les profondeurs de
ce drame qui restera dans l’histoire natio-
nale. Ce n’est que l’aboutissement de
plus d’un demi-siècle de relations entre
les moonistes et la plus puissante forma-
tion politique du pays, au pouvoir
presque sans discontinuité depuis 1955.
Afin de démêler ces liaisons, un retour
sur l’histoire s’impose. La colonisation
nippone de la Corée et deux conflits mili-
taires – la guerre du Pacifique (1941-1945)
et celle de Corée (1950-1953) – ont, en
quelque sorte, mis au monde le gourou
coréen Sun Myung Moon (1920-2012).
En 1954, ce dernier fonde une religion
d’inspiration chrétienne, baptisée «Église
Unis par l’anticommunisme
représentant de la secte au Japon, a balayé
l’accusation d’un soutien au PLD, tout Des dons faramineux
de l’unification », en s’autoproclamant en reconnaissant qu’« avec les politiciens
second Messie, envoyé par Dieu après
l’échec de Jésus-Christ, crucifié. Moon
imagine une idéologie extravagante où se
qui ont une position claire sur le commu-
nisme, [nous] avons travaillé ensemble
pour construire un pays meilleur (6) ».
N ATURELLEMENT, la secte a dû répon-
dre de ses actes devant la justice, qui l’a
les caisses de Moon. Elle a souffert de
dépression et de troubles psychologiques,
mélangent des éléments hétéroclites : anti- condamnée une vingtaine de fois. Toute- au point d’être hospitalisée à plusieurs
communisme, culte des ancêtres et natio- Si Mme M. T. ne décolère pas contre fois, selon plusieurs sources, comme le reprises. À 20 ans, elle rompt avec la secte
nalisme coréen, indissociable d’une forte la direction de son parti, c’est qu’au journaliste Suzuki et l’avocat Yamaguchi, après avoir quitté la maison parentale. Mais
rancœur contre l’ancien empire colonisa- Japon la secte est surtout connue pour elle aurait bénéficié d’une protection elle doit affronter une crise existentielle :
teur. «Sa génération vouait une haine pro- contraindre ses adeptes à acheter des contre la police grâce à sa proximité avec « Mes parents m’avaient mise au monde
fonde au Japon, pays qui a pleinement objets religieux à des prix exorbitants le PLD. « Entre 2007 et 2010, elle a fait pour multiplier le nombre de fidèles de la
“profité” de la guerre de Corée sur le plan – pratique appelée reikan shoho (« ventes l’objet d’investigations, ce qui a failli secte. Mon existence n’avait plus de sens
économique, en servant de base arrière à spirituelles ») – ou à faire des dons fara- aboutir à une perquisition de son siège. et je me haïssais. À de nombreuses reprises,
l’armée américaine. Les Coréens, eux, se mineux. De 1987 à 2021, les dommages Mais, selon Suzuki, M. Kamei Shizuka j’ai pensé me donner la mort, sans jamais
sont retrouvés, au lendemain du conflit, financiers qu’elle a provoqués se mon- [ancien numéro quatre de l’Agence natio- trouver le courage », raconte-t-elle en
dans un pays divisé et en ruine », nous teraient à 123 milliards de yens au moins nale de la police et cadre du PLD] est pesant chaque mot.
explique Sakurai Yoshihide, spécialiste des (850 millions d’euros en valeur actuelle), intervenu pour faire cesser l’enquête. »
religions et professeur à l’université de selon le Réseau national des avocats Contacté, M. Kamei n’a pas souhaité Jusqu’ici, les souffrances de ces
Hokkaido. Moon soutient ainsi que la contre la reikan shoho (7). « Ce n’est que répondre à nos questions. enfants, dont certains se sont suicidés,
Corée est le «pays élu» et son colonisateur la partie émergée de l’iceberg », sou- étaient très peu connues du grand public,
un «État satanique» coupable d’avoir mis ligne son représentant Yamaguchi Hiro- Jusqu’à l’assassinat d’Abe, l’organisa- « à cause de l’autocensure des médias,
les Coréens sous son joug. shi, car les dégâts restent opaques. Il tion sectaire poursuivait ses activités sans accuse le journaliste Suzuki. De peur de
explique comment la secte attire les gens être vraiment inquiétée. L’engrenage faire l’objet de plaintes voire de procès
Il cherche pourtant, dès 1959, à étendre dans ses filets. « Elle dit aux fidèles menant au drame de juillet 2022 s’est donc de la part des moonistes, ils n’osaient pas
son réseau au Japon, où il a séjourné quand enclenché à l’insu de tous. En sortir leur nom. Ce silence a entraîné
il était jeune. La guerre froide bat son plein, 1991, la mère de l’assassin l’assassinat d’Abe Shinzo », tranche-t-il.
et les moonistes bénéficient alors de l’ap- Yamagami Tetsuya a rejoint les De plus, les pouvoirs publics évitent d’in-
pui de certains responsables du parti au moonistes après un parcours tervenir dans les cas de maltraitance
pouvoir, le PLD, profondément anticom- difficile. Sept ans plus tôt, cette infantile liés à une religion, au nom de la
muniste. Quand, en 1968, ils créent la femme, déjà orpheline de mère, Constitution japonaise, qui garantit la
Fédération internationale pour la victoire perd son mari, se retrouvant liberté de culte.
sur le communisme, ils choisissent comme seule à s’occuper de ses trois
président d’honneur Sasakawa Ryoichi. enfants, dont l’aîné souffre d’un Après les révélations des liens entre le
Ce notable d’extrême droite, arrêté comme cancer. Le cycle infernal de PLD et les moonistes, le premier ministre
criminel de guerre à la fin de la seconde dons se met alors en route, Kishida Fumio, dont la popularité a chuté,
guerre mondiale, puis libéré sans procès, dépassant les 100 millions a été contraint de renvoyer deux ministres.
est un ami de longue date de l’ancien pre- de yens (l’équivalent de En octobre 2022, les députés ont fini par
mier ministre Kishi Nobusuke (1896- 700 000 euros actuels). Ses voter une loi pour interdire les «invitations
1987), grand-père adulé d’Abe. enfants grandissent dans une frauduleuses » aux dons. Poussée par les
extrême précarité. Le grand enfants et les proches d’adeptes de la secte,
frère malade met fin à ses jours l’Agence de la culture, qui chapeaute les
en 2015. Dans une lettre organisations religieuses, a diligenté une
envoyée à un journaliste avant enquête pour fournir à la justice les élé-

F IGURE historique du PLD et architecte

de l’actuelle alliance militaire entre Wash-
Forts de leur proximité avec la famille
Kishi-Abe, les moonistes ont étendu leurs
le passage à l’acte, le tueur
évoque « trente ans d’histoire
entre [lui] et l’Église de l’uni-
ments pouvant aboutir à une dissolution
de la secte. Sans résultat pour le moment.

ington et Tokyo, Kishi est réputé pour son
aversion du communisme (1). Ainsi, en
1970, il participe, en tant que «responsable
de la promotion », au sommet de la Ligue
anticommuniste mondiale (WACL) sous
l’égide de la fédération de son ami Sasa-
kawa, et il devient président d’honneur du
comité d’organisation de la conférence de
Moon au Japon en 1974. «La relation avec
Kishi a été un grand propulseur du mou-
vement pour la victoire contre le commu-
nisme », écrit l’ancien président de la
branche japonaise de la secte (2).
Les liens entre les moonistes et la famille
Kishi-Abe se poursuivent jusqu’à nos jours.
Ce que confirme l’ex-cadre historique de
la secte dans un entretien télévisé, M. Abe
Masatoshi (sans lien de parenté avec Abe
Shinzo). En 2012, lors d’une tournée pour
soutenir ce dernier, en pleine traversée du
réseaux au sein du PLD. Selon une fication », marqués par la « par- Mais Shimazono Susumu, spécialiste
enquête du parti lui-même en septem- ticipation de [sa] mère à la des religions et professeur émérite de
bre 2022, au moins 179 des 379 députés secte, ses dons faramineux, l’ef- l’université de Tokyo, craint que cela ne
de la formation ont reconnu avoir été en fondrement de [sa] famille, la résolve pas vraiment les problèmes.
« contact » avec eux. Dix-sept ont même vente de la maison, puis la fail- « Jamais une religion ayant plus de cin-
bénéficié de la mobilisation de leurs lite (…) Les expériences de quante ans d’histoire n’a été dissoute dans
adeptes lors des élections, comme cette période n’ont jamais cessé l’histoire du pays. Les dirigeants de Moon
M. Kishi Nobuo, frère d’Abe et ex-minis- de me gâcher la vie », écrit-il. essaieront de survivre en changeant la
tre de la défense, ou M. Inoue Yoshiyuki, Reconnaissant qu’Abe n’est forme, le nom… Il faudrait réfléchir à ce
ancien secrétaire exécutif en chef [l’équi- que « l’un des plus influents qui va advenir après », avance-t-il, en pré-
valent de secrétaire général] du premier sympathisants de la secte », il conisant une révision de la relation entre
gouvernement Abe et actuel sénateur, qui assure n’avoir plus l’« énergie » la religion et la politique dans le pays.
a reconnu avoir été membre de la secte (5). pour réfléchir sur « le sens et les Mais, sur ce point, les réactions du PLD
conséquences politiques de la sont peu encourageantes. Bien que s’étant
Celle-ci a également étendu ses tenta- mort » de l’ancien premier engagé à « rompre toutes les relations »
cules dans les autres partis : quatorze ministre (8). avec les moonistes, M. Kishida refuse déjà
députés du Parti démocrate constitution- de faire la lumière sur les liens entre eux
nel (centre gauche) et treize du Parti japo- Pour les enfants des adeptes, et l’ex-premier ministre, au motif que ce
nais de l’innovation (centre droit) ont le sort de M. Yamagami n’a rien dernier n’est plus de ce monde.
admis avoir eu des contacts – sans plus d’anecdotique. «J’ai vécu bien
selon eux. À la différence de ce qui s’est des choses similaires », confie Il en va de même pour des responsables
PHOTOGRAPHIE : HUGARD & VANOVERSCHELDE - COURTESY SORRY WE’RE CLOSED, BRUXELLES

désert après la chute de son premier gou-
vernement en 2007, «nous avons, se sou-
vient-il, réuni quelque trois cents jeunes
[moonistes] afin de montrer qu’on était là
pour lui. (…) Cela l’a encouragé à parti-
ciper à l’élection de la direction du PLD
[en septembre 2012] (3)».
Ces dernières années, l’ex-premier
ministre ne cachait même plus ses liens
avec les moonistes. En témoigne ce mes-
sage vidéo envoyé, en septembre 2021,
à un meeting de la Fédération pour la paix
universelle, fondée en 2005 par Moon et
sa femme, Hak Ja Han, désormais prési-
dente de la secte. Il y saluait ces derniers
et leurs efforts pour une réunification des
deux Corées : « Le besoin de plus de soli-
darité entre les pays qui partagent les
valeurs de liberté et de démocratie
– comme le Japon, les États-Unis, Taïwan
et la Corée du Sud – est plus pressant que
jamais (4). »
* Journaliste, Tokyo.
passé avec le PLD. Mme Ogawa Sayuri, 26 ans, qui du PLD accusés d’accointances avec la
a souhaité prendre un pseudo- secte, comme M. Hosoda Hiroyuki, proche
Comment comprendre cette influence nyme. Ses parents ont rejoint la d’Abe et actuel président de la Chambre
au sein du plus grand parti politique du secte il y a quarante ans. Son père basse, qui observent un étrange silence.
pays? La recherche de voix pour les élec- était prêtre d’une des «églises»,
tions? Selon le journaliste spécialisé Suzuki et sa mère participait assidûment
Eito, «avec environ cent mille adeptes, la aux activités, en vendant même (1) Yoshihisa Hara, La Mémoire de Kishi Nobusuke
(en japonais), Chuo Koron Shinsha, Tokyo, 2003.
secte peut mobiliser grosso modo cent vingt des objets spirituels. Difficile de
mille voix en comptant celles des proches chiffrer le montant total des dons, (2) Kuboki Osami, Mémoires. Le sort du Japon,
pays de la maternité (en japonais), Sekai Nippo Sha,
de ses fidèles. C’est insuffisant pour faire mais Mme Ogawa, qui se souvient Tokyo, 1996.
élire un député dans une circonscription. de sa maison remplie de bibelots, (3) « L’histoire des liens entre la famille Abe et
Néanmoins, dans un scrutin national, cela livres, sceaux de toutes sortes, l’Église de l’unification » (en japonais), Tokyo Broad-
peut sauver un candidat sur une liste pro- l’estime au moins à 10 millions casting System (TBS) News, 29 décembre 2022.
portionnelle». L’intérêt tient surtout à la de yens (70 000 euros). « Nous (4) « Why did Abe appear in a Unification Church
video ? », Hankyoreh, Séoul, 12 juillet 2022.
mobilisation de bénévoles lors des cam- n’étions pas riches. Pour faire
pagnes électorales : « Les politiques ont des dons, mes parents emprun- (5) Kazuki Uechi, «Nearly 50 % of LDP lawmakers
had Unification Church ties », The Asahi Shimbun,
besoin d’énormément de personnel, que ce taient de l’argent à nos proches, Tokyo, 9 septembre 2022 ; et « Politicians come out
soit pour le collage d’affiches ou les appels allant jusqu’à confisquer mes with dealings with Unification Church », The Asahi
téléphoniques. Les moonistes peuvent étrennes», lâche-t-elle. Toujours Shimbun, 26 juillet 2022.
mobiliser gratuitement leurs fidèles, et c’est habillée de « vêtements de (6) « Je me suis associé à des politiciens qui ont
une position claire sur le communisme » (en japonais),
une aide plus que précieuse». misère », elle faisait l’objet de NHK, Tokyo, 10 août 2022.
harcèlement à l’école primaire. (7) Stopreikan, www.stopreikan.com
Mme M. T., conseillère départementale Même ses économies réalisées (8) « Electronic draft of Abe shooter’s letter found
du PLD de la région du Kanto (au cen- ERIC CROES. – « Totem Red Devil » grâce à des petits boulots quand on computer », The Japan Times, Tokyo,
tre-est du pays), qui a demandé l’ano- (Totem diable rouge), 2023 elle était au lycée partaient dans 19 juillet 2020.

Depuis l’arrivée au pouvoir du général Abdel Fattah
Al-Sissi en 2013, l’Égypte connaît un net recul en
matière de libertés et de respect des droits humains.
Cette résurgence autoritariste s’accompagne d’une
obsession du contrôle de l’espace public qui aggrave
la ségrégation entre classes populaires et couches
aisées de la population.
PAR SOPHIE POMMIER *
A
U centre de la capitale égyptienne,
la célèbre corniche où les Cairotes se
retrouvent à la fraîche, en famille ou
noyés dans la foule pour les amoureux
en mal d’intimité, a fait l’objet d’un
ambitieux réaménagement. Mamshaa,
littéralement la « promenade », s’est vu
trompeusement accoler l’expression Ahl
Misr, les « gens d’Égypte ». Le projet n’a
pourtant rien de populaire. Les bords du
Nil sont désormais structurés sur deux
niveaux : un premier espace en bord de
chaussée accessible à tous, au plus près
des voitures prises dans la zahma, litté-
ralement la « confiture », terme qui sert
à désigner les immenses embouteillages
au Caire. Et un second au ras de l’eau
avec une promenade en bois léchée qui
dessert restaurants et cafés, avec pontons
pour petits yachts privés et service de
vedettes-taxis. L’accès est payant :
20 livres, soit 0,60 euro par personne
dans un pays où le salaire minimum men-
suel est de 3 500 livres (106 euros) par
mois dans le public (2 700 livres, soit
82 euros, dans le privé).
Des postes de sécurité répartis tous les
cent mètres délivrent les tickets et procé-
deront aux contrôles quand les portiques
seront équipés. Sur la promenade, les
caméras de surveillance se succèdent tous
les vingt mètres. Si l’on s’approche de la
rambarde qui sépare ces deux mondes,
ne serait-ce que pour risquer un œil, un
vigile ne tarde pas à se manifester pour
vous faire savoir – poliment mais ferme-
ment – que vous devez rester à distance.
Le monde des riches veut rester à l’abri
des regards du vulgaire. Fini la cigarette
grillée le soir au bord du fleuve, les soi-
rées avec les amis sur les chaises en plas-
tique, à regarder passer les felouques à la
musique tonitruante. De toute façon, ces
célébrations populaires cèdent progres-
sivement la place à un service d’embar-
cations plus assagi… et plus sélect. « Avec
la construction des nouveaux quartiers,
les tours et maintenant ces berges amé-
nagées, on ne voit plus le fleuve », déplore
Selim (1). Pour ce Cairote amoureux de
sa ville, le Nil structure l’espace et fait
partie intégrante de l’identité égyptienne.
Pour entrer ensuite dans les établisse-
ments fréquentés par les happy few, se
restaurer ou boire un verre sur la prome-
nade, il ne suffit pas d’avoir acheté son
sésame. À l’entrée, le filtrage est sévère :
la classe moyenne, qui a déjà du mal à
Près de dix mille nouvelles mosquées
C ETTE politique urbaine, c’est qu’elle
sert les intérêts de l’armée, laquelle com-
mence par réaliser les travaux et s’oc-
cupe ensuite de l’exploitation des sites,
dont elle tirera de juteux bénéfices (2).
Tout le monde sait que le célèbre restau-
rant Sequoia, sis à la pointe nord de l’île
de Zamalek, a été fermé pour avoir
refusé de se soumettre plus longtemps
au racket imposé par l’armée. Les éta-
blissements qui l’ont remplacé sont
désormais gérés par les militaires. Un
autre lieu de sortie populaire, le zoo de
la capitale, vient lui aussi de leur être
confié pour rénovation avec droit d’ex-
ploitation pour vingt-cinq ans, de même
que le parc botanique qui le jouxte. Les
familles modestes qui allaient y manger
sur l’herbe le week-end ne pourront plus,
pour la plupart, s’acquitter du ticket
d’entrée à la réouverture. Même constat
pour la partie, plus ou moins abordable,
* Consultante auprès du ministère des affaires
étrangères français. Membre du comité de rédaction
de la revue en ligne Orient XXI.
L IBERTÉS CONFISQUÉES ET PRIVATISATION DE L’ ESPACE PUBLIC
Le Caire, ville entravée
suivre la hausse des prix des consomma-
tions en raison d’une inflation galopante
(32 % en avril selon l’Agence centrale des
statistiques Capmas), se retrouve progres-
sivement bannie de certains lieux. « Ils
m’ont demandé d’ouvrir mon compte
Facebook pour voir mes “amis” et éva-
luer mon niveau social », s’offusque
Mona, jeune trentenaire persuadée d’avoir
passé l’examen de justesse pour entrer
dans un restaurant, après avoir été scrutée
de la tête aux pieds. Ce qui est sûr, c’est
qu’à cause de son élégant hidjab, certains
établissements balnéaires parmi les plus
huppés de la côte méditerranéenne lui
seront désormais interdits : ces lieux clos
répondent aux critères internationaux,
bikinis et alcool à volonté, voile interdit.
Cette ségrégation de l’espace, qui
conditionne tout le développement
actuel du pays, a certes ses racines dans
une tradition héritée des Britanniques et
de leurs clubs, qui définissent un monde
clos de privilégiés. Une pratique notam-
ment adoptée de longue date par l’armée
égyptienne, qui dispose de très nom-
breux cercles (club des gardes-frontières,
club des officiers des forces armées, club
des officiers de sécurité, club des offi-
ciers de police…). De même, le fait de
dissimuler les quartiers pauvres derrière
des enceintes pour cacher une misère qui
dégrade l’image du pays ne date pas
d’hier : du temps de Hosni Moubarak,
des murs percés de quelques trouées
d’accès avaient été érigés autour des ash-
wiyat (« lieux » ou « vies aléatoires »),
les quartiers informels. Mais le concept
du clivage tend à se généraliser, et ce
pour diverses raisons. Acculée écono-
miquement, l’Égypte a besoin d’argent.
Or les riches consomment. Sur le modèle
du Golfe, on leur réservera donc des
espaces voués à la consommation, et des
lieux autrefois publics se couvrent de
restaurants, boutiques et bien sûr
agences bancaires équipées de distribu-
teurs. L’État, souvent incarné par l’ar-
mée, perçoit loyers et patentes. Les
enseignes laissent parfois rêveur, comme
celle de ce London Cafe devant lequel
montent la garde quatre soldats factices
de Buckingham Palace, uniformes
rouges et chapeaux noirs. Au risque de
tuer la poule aux œufs d’or car, dans ce
paysage normalisé et mondialisé,
l’Égypte perd son charme et sa spécifi-
cité. Mais qu’importe, le modèle hérité
du Golfe fait florès.
du Gezira Sporting Club, le Markaz Al-
Chabab, dont le prix d’entrée s’est
envolé, notamment les jours du week-
end, où l’on voyait habituellement
affluer parents, enfants et grands-
parents, toutes générations confondues.
Même les sites archéologiques ont été
pour partie privatisés, ce qui a permis
au magnat copte Naguib Sawiris d’ou-
vrir un restaurant au pied des pyramides.
À Héliopolis, au nord-est du Caire, les
habitants sont désorientés et se sentent
dépossédés de ce quartier sur lequel
plane encore l’ombre du baron Édouard
Empain, fondateur au début du XXe siè-
cle de ce qui est aujourd’hui le symbole
de cette Égypte d’autrefois où l’on aime
à répéter qu’il faisait si bon vivre. Ils ont
été nombreux à se mobiliser contre la
construction d’une voie desservant la
nouvelle capitale, projet-phare du pré-
sident Al-Sissi, qui a conduit à l’abattage
de nombreux arbres séculaires. Des amé-
nagements qui ont rendu en certains
endroits la rue inaccessible. « Ma mère,
qui est âgée, n’ose plus sortir de chez
elle, explique Mahmoud, consultant spé-
cialiste des problématiques urbaines. La
nouvelle voie rapide passe au ras de sa
porte et ils ont supprimé les trottoirs. »
Les nouveaux axes routiers, les ponts
devenus innombrables et dont les raisons
d’être répondent à des logiques inson-
dables consacrent le triomphe de la voi-
ture au détriment des piétons. « À qui
appartient la rue ? Disparition des
espaces publics en Égypte », titrait le
11 février dernier le journal libanais As-
Safir Al-Arabi.
La maîtrise sécuritaire des espaces est
la troisième clé de compréhension de
cette reconfiguration. Dès le coup d’État
militaire de juillet 2013, le gouvernorat
du Caire avait annoncé des travaux
d’aménagement des principales places
du centre-ville. Plus question de laisser
des lieux de rassemblement devenir des
espaces de contestation comme le fut la
place Tahrir en 2011 (3). Cette année-là,
la population a pris la rue ? Qu’à cela ne
tienne, supprimons la rue, semble penser
le régime. Aux riches donc, les com-
pounds (quartiers privatisés) de la grande
périphérie, où le moindre déplacement
ne peut se faire qu’en voiture. Aux pau-
vres, les banlieues lointaines qui sont
censées décongestionner le centre-ville
et le débarrasser de son habitat vétuste
ou informel. Dans ces nouveaux quar-
tiers qui s’étendent à perte de vue sur
des terrains désertiques, les barres de
béton succèdent aux barres de béton en
Expansion de la métropole cairote
et de ses inégalités
Nil
Guezirah
Imbaba
Zamalek
Mohandessin
Dokki
Al-Ahmar
Gizeh
Pyramides
Six-Octobre
0 2,5 5 km
Source : Hala Bayoumi et Karine Bennafla
(sous la dir. de), Atlas de l'Égypte contemporaine,
CNRS Éditions, 2020 ; www.tadamun.co
plein soleil. Les espaces de convivialité
se concentrent sur une artère où s’ali-
gnent quelques cafés, supermarchés et
centres commerciaux. Rien de bien inci-
tatif pour les habitants, qui doivent
souvent parcourir d’importantes dis-
tances pour y accéder. La fatigue aidant,
le temps libre sera de plus en plus passé
devant la télévision, largement contrôlée
par l’État, ou sur les réseaux sociaux,
qui ne le sont guère moins. « Reste chez
toi » pourrait être le maître mot adressé
aux Égyptiens. Un changement majeur
pour une population habituée à vivre
dans la rue dès que la température le per-
met, et particulièrement les soirs du mois
de ramadan. Dans les quartiers excen-
trés, les mosquées semblent appelées à
devenir quasiment le seul lieu de ras-
semblement possible, soumis à un étroit
contrôle passant par l’uniformisation des
prêches. Ces derniers temps, le régime
a multiplié la construction des lieux de
culte, églises comprises pour faire bonne
mesure. En décembre 2022, le ministère
des biens religieux a annoncé que
9 600 mosquées avaient été construites
ou rénovées depuis l’arrivée au pouvoir
de M. Al-Sissi en 2013.
Le parc Al-Azhar, situé en bordure du
Caire face à la Cité des morts, financé
en grande partie par la Fondation Aga
Khan pour la culture, offre certes un
exemple réussi de réhabilitation d’un
espace laissé pour compte (4), puisqu’il
a été construit sur l’ancien emplacement
des montagnes de déchets accumulés
13 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
par les zabbalin, les célèbres chiffon- cruellement défaut. Or le parc s’est
niers de la capitale. Cette zone présente coupé progressivement de cet environ-
l’avantage de pouvoir être facilement nement humain. En dépit des tarifs
circonscrite. L’accès au Caire médiéval réduits qui leur ont été accordés,
qui la borde d’un côté en contrebas est les défavorisés ne s’y sentent pas à leur
difficile et ouvre sur un labyrinthe de place, et il a vite été adopté par
petites rues. Et de l’autre côté, le parc les classes plus aisées, qui ont le senti-
est ceinturé par la voie rapide, qui le ment de s’y retrouver entre gens du
rend immédiatement accessible aux même monde.
forces de sécurité, d’autant que les sites
voisins de la Citadelle et de la colline Si la capitale concentre l’attention des
du Mokattam sont des zones militaires. autorités, les mêmes logiques sont à l’œu-
C’est sans doute la raison pour laquelle vre en province. À Alexandrie, le célèbre
de grands événements, notamment des parc Montazah, poumon vert de la ville
concerts, y sont tolérés. et objet de fierté pour ses habitants, a été
reconfiguré pour en faire un centre tou-
La manière dont ce projet s’est éloigné ristique international, avec marina pour
des objectifs initiaux affichés offre par abriter les yachts des riches visiteurs ; la
ailleurs un exemple précurseur des magnifique baie a été recouverte de blocs
évolutions qui s’affirment aujourd’hui. de béton censés endiguer la montée des
Les populations défavorisées du quartier eaux. Pour ceux qui ne peuvent s’offrir
surpeuplé de Darb Al-Ahmar situé en l’accès aux plages privées, restent la pro-
contrebas étaient censées trouver dans menade du jeudi soir, veille de week-end,
le parc, non seulement un peu de sur la corniche et un petit bout de bord
verdure, mais aussi l’espace qui leur fait de mer épargné.
La vogue du roller
M ONDIALISATION et Covid aidant, les
lieux récréatifs plus ou moins populaires
en ont les moyens pourront accéder aux
salles de sport et notamment de muscula-
tels que théâtres et cinémas typiquement tion pour les garçons, une pratique hédo-
égyptiens, avec leurs affiches criardes exa- niste qui renvoie au culte du moi et dont
gérément dramatiques ou grand-guigno- on exhibera les résultats à huis clos ou sur
lesques, ont presque disparu. Les panneaux les réseaux sociaux. Dans les quartiers
publicitaires, qui alternent dans les rues populaires et dans les provinces, les
avec les portraits géants du chef de l’État, espaces verts et les infrastructures sportives
Extension urbaine
Quartiers développés
Al-Obour de façon informelle
Villes nouvelles
en développement
« Compounds »
Al-Marg
Terres agricoles
Zone désertique
e
qu
Inégalités
éri
Cœur historique
h
Héliopolis
rip
pauvre et surpeuplé,
il
Pé
du N
en voie de gentrification
Shoubra
Corniche
Quartiers défavorisés
Parc
Quartiers aisés
Al-Azhar Nasr City
CÉCILE MARIN
Darb Nouveau Caire
Colline de
Mokattam
Place Tahrir
Fustat
Al-Obour
Maadi
El-Chorouk
Aéroport Aéroport
Sphinx
(2022)
VIIe
Cheikh Zayed Nouveau
Caire
XIXe
1960
Six-Octobre 1980
2000
10 km
Quinze-Mai 2020
parlent désormais de séries égyptiennes, à sont soit inexistants, soit non entretenus,
consommer chez soi en cercles fermés, en en déficit d’équipement et d’encadrement.
alternant avec les productions de Netflix
ou de Disney Channel. On échangera Le football, premier sport collectif
ensuite ses impressions avec les « amis » populaire et vecteur de sociabilité – mas-
de Facebook. La classe moyenne ira aussi culine –, a été mis au pas après les écarts
éventuellement visionner un film américain des ultras, parmi les fers de lance de la
rescapé de la censure et de ses critères par- révolution de 2011. Les supporteurs sont
fois improbables, dans un de ces malls triés sur le volet : l’accès aux tribunes est
(centres commerciaux) qui sont devenus contrôlé par la société My Ticket, qui
des espaces prisés de socialisation et de exige l’enregistrement sur son site Internet
consommation. Pour les loisirs, ceux qui des données personnelles selon le numéro
de carte nationale. Les rencontres sont
strictement encadrées, et les cafés qui dif-
fusent les matchs sont régulièrement
Calendrier des fêtes nationales contrôlés – et rackettés – par la police.
Alors restent quelques espaces restreints
1er - 30 juin 2023 réservés au roller, l’échappée belle des
jeunes, très en vogue. Garçons et filles
1er SAMOA Fête nationale
peuvent s’y côtoyer, du débutant au vir-
2 ITALIE Fête nationale
5 DANEMARK Fête nationale
tuose, et l’engouement touche même les
6 SUÈDE Fête nationale
munaqabat (femmes portant le voile inté-
8 ROYAUME-UNI Fête nationale
gral), les roues des patins dépassant à
10 PORTUGAL Fête nationale
peine des bords des abaya. Le temps d’ou-
12 PHILIPPINES Fête de l’indépend. blier les contraintes, les soucis du quoti-
RUSSIE Fête de l’indépend. dien et la vie de plus en plus chère. Et de
14 ROYAUME-UNI Fête nationale goûter encore le plaisir d’être ensemble.
17 ISLANDE Fête de l’indépend.
18 SEYCHELLES Fête nationale
23 LUXEMBOURG Fête nationale (1) Nombre de nos interlocuteurs ont demandé
25 CROATIE Fête nationale l’anonymat.
MOZAMBIQUE Fête de l’indépend. (2) Lire Jamal Bukhari et Ariane Lavrilleux,
« Voracité de l’armée égyptienne », Le Monde diplo-
SLOVÉNIE Fête nationale matique, juillet 2020.
26 MADAGASCAR Fête de l’indépend.
(3) Lire Martin Roux, « Place Tahrir, un symbole
27 DJIBOUTI Fête de l’indépend. assiégé », Le Monde diplomatique, février 2021.
30 RÉP. DÉMOCRAT. (4) Cf. Gaëlle Gillot, « Le parc Al-Azhar. La vieille
DU CONGO Fête de l’indépend. ville du Caire requalifiée par un jardin public », Les
Annales de la recherche urbaine, n° 105, Paris, 2008.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
14

© MATTIA VELATI

MATTIA VELATI. – Soldats de la coalition, à cinq kilomètres des lignes houthistes, Marib, 2021

M ARIB , SANCTUAIRE POUR LES CIVILS DÉPLACÉS

Survivre au Yémen
En 2014, le Yémen est coupé en Malgré l’afflux massif des populations en
détresse, Marib est redevenue un havre de mixité
deux après un soulèvement culturelle et le carrefour de la population yéménite
d’opposants houthistes. Un an qu’elle était au temps des royaumes polythéistes
de Qataban, Hadramaout, Maïn, Himyar ou encore
plus tard, une coalition menée Saba à l'époque antique et préislamique. Progres-
sivement abandonnée au VIe siècle à cause des diffi-
par l’Arabie saoudite et les cultés à maintenir les systèmes d’irrigation viables,
Émirats arabes unis intervient la région de Marib a vu ses populations migrer vers
les hauts plateaux du Yémen, plus frais et pluvieux.
pour contrer cette rébellion. Jusqu’à l’avènement de la guerre, le gouvernorat
Et en 2019, un coup de force ne comptait que 400 000 habitants. Une population
tribale essentiellement, désunie, privée d’infrastruc-
d’indépendantistes venus du sud tures publiques. Seule la justice coutumière était
appliquée. Larcins, sabotages de pipelines pétroliers
divise le pays en trois. Dans ce et enlèvements rythmaient les nouvelles locales
contexte de guerres enchevêtrées, avant que la menace d’une brutale invasion houthiste
ne change la donne.
l’existence de milliers de
déplacés est des plus précaires. Un tiers du gouvernorat a été investi par les
houthistes à force d’offensives acharnées. Les forces
tribales, bien décidées à défendre leurs terres,
© MATTIA VELATI

forment alors un bouclier tout autour de la ville, du

nord au sud et à l’ouest. Le désert de Raghwan,
PAR NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL situé à soixante kilomètres au nord de Marib, est
QUENTIN MÜLLER * constamment le théâtre de sanglants combats. Les
MATTIA VELATI. – Membres de la tribu Bani Shaddad durant la prière de l’après-midi, Lisahel, 2021 tribus d’Al-Jedaan et de Bani Shaddad se battent

D
ES enfants sortent en pagaille d’un étroit
préfabriqué. Assis, serrés, collés les uns aux autres
sur des bancs, certains finissent de recopier leurs
leçons. Nous sommes à Marib, l’un des bastions qui
demeurent contrôlés par l’armée gouvernementale
yéménite en guerre contre les rebelles houthistes
soutenus par l’Iran. M. Ahmed Mubarah, chargé de
la sécurité du camp Al-Koz, affirme que six cents
familles, soit l’équivalent de trois mille déplacés,
vivent là. Une école a été construite pour tenter de
rescolariser une jeunesse souvent privée d’éducation
depuis le début de la guerre civile, fin 2014. Les
origines sont diverses. Au total, treize gouvernorats
sont représentés, essentiellement ceux du Nord-
Ouest envahis par la rébellion (voir la carte ci-dessous).
M. Mahsah Saleh, professeur bénévole, fait « de
[son] mieux pour que [ses] élèves restent concentrés»
et qu’il puisse « leur transmettre quelque chose ». Les
conditions d’apprentissage sont
particulièrement rudes. L’aile
à l’école depuis des années. M. Saleh évoque aussi
les nombreux traumatismes psychologiques endurés
par des élèves qui n’ont connu que la guerre. C’est
le cas des enfants qui, à un moment ou à un autre,
ont été enrôlés de force et que les proches bombar-
dements plongent dans un état de panique totale.
Selon l’Unicef, entre mars 2015 et novembre 2022,
plus de onze mille enfants ont été tués ou gravement
blessés et plus de quatre mille d’entre eux ont été
enrôlés par les belligérants (1).
Un attroupement s’est formé dans la cour. Une
organisation non gouvernementale (ONG) islamique
locale distribue de la nourriture. Garçons et filles se
bousculent pour remplir leurs estomacs. Depuis
2015 et l’intervention militaire menée par l’Arabie
saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), les médias
occidentaux ont tendance à associer l’image du
Yémen à celle d’une famine endémique. La réalité
CÉCILE MARIN
est plus contrastée. Certes, le pays est continuel-
lement sur une ligne de crête, mais il n’a jamais
basculé dans une crise alimentaire comparable à
ce qu’ont connu, par exemple, des pays d’Afrique
de l’Est. À Marib, où vivent plus de deux millions de
déplacés, ce qui en fait le plus grand refuge du pays,
les autorités locales sont catégoriques : si nombre
de familles ne mangent pas à leur faim, personne
ne meurt de cette situation. Mais les difficultés
s’accumulent. L’aide humanitaire a fortement décru
depuis 2020. Lassitude des donneurs, effets de la
pandémie de Covid-19, conjoncture économique
moins favorable, priorisation du théâtre ukrainien
pour les organisations occidentales : l’aide humani-
taire a ainsi plongé de 75 % sur l’année 2022. À
Marib, seule une poignée d’organisations interna-
tionales mènent ici et là des distributions d’argent,
de nourriture et dispensent quelques soins. Oxfam
ou Médecins sans frontières (MSF) sont notamment
actives. Mais, à la suite de l’enlèvement de deux de
ses collaborateurs sur la route reliant Sayoun et
avec rage pour protéger leurs foyers. À la sortie du
village d’Al-Jawf, nous retrouvons une cinquantaine
de guerriers de cette dernière rassemblés sous une
tente, abritée par des dattiers et des arbres aux feuil-
lages plumeux. Certains visages sont encore
poupons et n’ont pas dépassé le stade de l’adoles-
cence. Une petite fille à la longue natte enjambe les
sandales laissées à l’entrée de l’abri et déroule un
papier avec l’inscription « Stop the war ». Son père,
M. Ali Zuaiza Al-Shadadi, jeune cheikh tribal, lance :
« Je suis inquiet pour l’avenir de mes enfants. Nous
nous battons ici pour notre survie. Pourquoi devons-
nous donner au ciel autant de nos fils ? »
Paradoxes
de la politique
saoudienne
À Raghwan, on alterne périodes de calme et
d’intenses combats. Dans cet immense désert, les
cheikhs de Bani Shaddad ont placé sur chaque colline
ou mont volcanique des hommes pour prévenir de

gauche de la petite école n’a plus
accès à l’électricité. « Dès que la
température monte, les classes
deviennent des fournaises en
l’absence de climatiseurs. Les
écoliers doivent aussi se partager à
six un pupitre prévu initialement
pour deux. Et les toilettes ne sont
plus reliées à l’eau courante… »,
énumère l’enseignant, qui concède
n’avoir jamais vu, de toute sa
carrière, autant d’illettrisme. « C’est
lié aux déplacements réguliers des
populations depuis la guerre et à la
déscolarisation forcée…», explique-
t-il. Selon le Haut-Commissariat des
Nations unies pour les réfugiés
(HCR), trois millions et demi
d’enfants dans le pays n’iraient plus
* Journaliste.
ARABIE SAOUDITE
Marib début 2022, MSF a été contrainte de réduire potentielles offensives ennemies. Certains combat-
la voilure. « Nous ne comprenons pas pourquoi les tants possèdent de gros appareils de télécommuni-
Saada ONG au Yémen ont basé leur siège à Sanaa [la cation pour appeler en renfort le soutien aérien de
capitale] et concentrent leurs activités là-bas. Il l’Arabie saoudite en cas d’attaque houthiste. Signe
Al-Jawf Tarim n’y a plus la guerre dans cette zone-là, alors qu’à de la volonté de Riyad de se désengager peu à peu
Mer
Rouge Amran Raghwan Sayoun Marib il y a urgence. Nous recevons toujours des de ce conflit – dans le contexte de la normalisation
Marib déplacés à cause des combats », déplore M. Saïf de ses relations avec Téhéran, nos interlocuteurs
Sanaa Nasser Muthana, chargé des populations déplacées conviennent que ce soutien par les airs se fait de plus
Anciennes frontières
entre les deux Yémens dans le gouvernorat. Depuis 2021, 12 000 nouvelles en plus rare. De leur côté, les houthistes ont miné
Hodeïdah familles en fuite se sont entassées dans les une large partie de la ligne de démarcation pour
Ataq Moukalla 189 camps répartis dans la ville et le wadi, zone à ralentir toute contre-attaque.
Dhamar
proximité du lit de la rivière Dhana. «Nous fournissons
Ibb Al-Dali Al-Baida Balhaf
les services de base à ces personnes car plus de la M. Murdhi Ka’alan, influent cheikh de la tribu Al-
Taez Ahwar moitié de notre budget va à l’effort de guerre. Notre Jedaan, a été obligé de quitter sa terre natale. Sa
Moka Mer d’Arabie défi est de connecter ces camps à l’électricité et de ville, Modghel, est désormais occupée, ce qui a
Zinjibar
ÉRYTHRÉE Lahij construire des écoles », précise-t-il. Notre interlo- entraîné la fuite de milliers de Yéménites. L’homme
Contrôle du territoire (mai 2023)
cuteur peine à rester debout trop longtemps car sa vit aujourd’hui avec les siens dans un camp de fortune
Aden Rébellion des houthistes
prothèse le gêne. « J’ai sauté sur une mine en visitant
DJIBOUTI
Forces loyalistes un camp. Les crues du wadi déplacent les engins
0 100 200 km
Al-Qaida dans la péninsule arabique explosifs, posés sur les lignes de front, vers les zones (1) Cf. «Yémen : les drames d’une guerre oubliée », 24 mars 2023,
Sources : https://yemen.liveuamap.com (AQPA) et Ansar Al-Charia
civiles », raconte-t-il. www.unicef.fr
 15 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023

MATTIA VELATI. – Camp de réfugiés

à Hareeb Junction dans la périphérie
de Marib, 2021

tout le pays par les houthistes. Selon l’organisation

Conflict Armament Research établie à Londres et
qui documente les armements utilisés dans de
nombreux conflits dans le monde – dont celui au
Yémen –, « les mines sont produites en masse par
les houthistes à une échelle seulement atteinte
auparavant par les forces de l’Organisation de l’État
islamique en Irak et en Syrie (2) ». Toujours selon cet
institut, nombre de composants de ces engins
explosifs proviendraient d’Iran. En 2019, l’organisation
Human Rights Watch dénonçait l’usage des mines
par les houthistes, estimant qu’il est susceptible de
« constituer un crime de guerre (3) ».

Pour se donner bonne conscience, l’Arabie

saoudite, acteur majeur du drame yéménite depuis
2015, a construit un centre de réhabilitation pour

© MATTIA VELATI
les enfants soldats rebelles faits prisonniers ou
récupérés ici et là, par le bouche-à-oreille, dans des
camps de déplacés. Via sa fondation King Salman
Humanitarian Aid and Relief Centre (KSRelief), Riyad
a également ouvert en 2020, à l’hôpital public de MATTIA VELATI. – Portrait d’Abdallah Ali Al-Fajaghamy, chef des opérations militaires de la tribu Mourad, Marib, 2021
Marib, une aile de rééducation et une fabrication de
prothèses sur mesure pour les civils mutilés par les de cette armée hétéroclite, unie par la seule détes- d’accord sur ses tarifs, il coupe l’alimentation et
mines. Tous les services y sont gratuits. Par ailleurs, tation des houthistes : « Sans l’intervention de la plusieurs quartiers se retrouvent sans électricité ! »
les Saoudiens ont lancé le projet Masam, un vaste coalition, nous étions au seuil de la défaite. On était
programme de déminage de l’ensemble de Marib à bout de souffle, désorganisés, mal armés, fatigués. Dans le camp d’Himalaya, elles sont onze familles
et du pays. C’est là tout le paradoxe de l’action Les combats urbains étaient sanglants. Beaucoup à se partager une grande maison abandonnée à
saoudienne au Yémen. D’un côté, les crimes de d’enfants et d’adolescents se battaient des deux l’ombre d’immeubles sinistres. Dans ces lieux, le clima-
guerre via des bombardements hasardeux, ayant côtés. Les mosquées de la ville appelaient à la résis- tiseur ne peut rien contre la combinaison de l’humidité
tué de nombreux civils, et la formation de milliers tance. Les mères disaient toutes adieu à leurs fils. » et de la chaleur. « Nous manquons d’eau, d’argent,
© MATTIA VELATI

de groupes paramilitaires devenus incontrôlables.
De l’autre, une offre de services tournés vers La façade de l’Hôtel Aden, ancien établissement
les populations locales, ou plus récemment l’orga- de luxe de la ville, est criblée d’impacts de balles. Les
nisation de négociations de paix entre factions riches hommes d’affaires et diplomates de passage
ont laissé place aux nids de
corbeaux noirs. Un slogan sur
le mur rappelle la victoire de
la résistance mais loue aussi
l’action des EAU en rendant
hommage à leur ancien sou-
verain, le cheikh Zayed, dé-
cédé en 2004 : «À ces enfants
abandonnés qui ne mourront
jamais… Qu’Allah ait miséri-
corde de Zayed, l’homme
sage des Arabes et des
Émirats ». Pour aider à re-
pousser les rebelles, les EAU
ont formé pendant des années
des milliers de miliciens
yéménites. Ces derniers
étaient censés obéir au
gouvernement central en
détresse. Mais, au fur et à
mesure que les rebelles sont
repoussés d’Aden, un plan
d’indépendance du sud du
pays prend forme avec
l’aide… des Émirats. En
août 2019, des Yéménites
soutenus par Abou Dhabi
prennent les armes et atta-
quent leur propre gouverne-
© MATTIA VELATI
de médicaments… Trois d’entre nous souffrent aussi
de problèmes psychologiques du fait du traumatisme
de la guerre », nous explique Mme Muna Fadel, qui vit
ici avec les siens. Venues d’Hodeïdah, où les combats
ont fait rage entre 2017 et 2018, les familles n’envi-
sagent pas de rentrer chez elles. Les mines, encore
elles, de la côte ouest et la réputation de brutalité des
rebelles sont un frein certain. « On ne croit en aucune
trêve. Notre maison est située sur la ligne de front, et
les snipers houthistes s’amusent toujours à tirer sur
les civils la nuit », affirme Mme Fadel. Chaque famille
vit avec moins de 2 dollars par mois en recyclant et
ramassant des déchets plastiques. L’aide financière
de l’ONG américaine GiveDirectly, l’une des rares à
ne pas avoir plié bagage, a été déterminante pour
rembourser les dettes accumulées depuis la fuite des
combats mais aussi pour acheter de la nourriture ainsi
que des vêtements pour les enfants.
Des patients
envoyés en Inde
ou en Égypte
La guerre civile a eu raison des infrastructures
publiques du pays, dont son réseau d’hôpitaux. Le
docteur Riad Hamood, diplômé en Ukraine soviétique
du temps du Yémen socialiste, a vu le système de
santé se disloquer. Aujourd’hui, l’homme est chargé
par son ministère d’une mission qui lui «brise le cœur
tous les jours ». Des patients incurables, souvent
atteints de cancer ou d’insuffisance rénale, le sollicitent

ment. Le Conseil de transition pour obtenir un traitement d’urgence à l’étranger. «On

MATTIA VELATI. – Vue d’Aden depuis un camp de réfugiés de la communauté noire « muhammasheen », 2021
au milieu des immensités plates et lunaires de
Raghwan. « Outre le problème de l’eau, du prix des
denrées et du manque d’électricité ou d’éducation,
le plus gros défi auquel nous faisons face, ce sont
les mines », lance le notable, un fusil-mitrailleur
kalachnikov sur ses genoux. Lui aussi insiste sur le
danger représenté par les mines disséminées dans
yéménites. Dans les camps de déplacés, ils sont
peu à être défavorables au royaume, malgré ses
bombardements. Tous ont globalement fui la guerre,
mais surtout le joug brutal des houthistes et l’enrô-
lement forcé des jeunes garçons dans leur armée.
À Marib, ils ont trouvé plus de quiétude. Sous
l’impulsion du gouverneur Sultan Al-Arada, écoles,
hôpitaux, routes, éclairages publics se sont
construits partout. Les salaires des fonctionnaires
sont payés tous les mois (cas unique dans le pays),
la sécurité est revenue après l’embauche de juges
et de policiers.
La nouvelle administration a même obtenu du
gouvernement en 2015 l’octroi de 20 % des rentes
pétrolières pour une plus grande redistribution des
richesses locales. Enfin, la liberté d’expression politique
et de la presse y est assurée plus qu’ailleurs dans le
du Sud (CTS) réclame le
départ de l’ancien président
Abd Rabbo Mansour Hadi et
souhaite recréer les frontières
de l’ancienne république
socialiste. Une aubaine pour Abou Dhabi, qui, tout à
sa stratégie de développement dans la région, s’adjuge
alors la gestion des ports stratégiques de la côte.
Une mainmise qui ne profite guère à la
population d’Aden. L’électricité publique ne
fonctionne que deux heures toutes les quatre
heures. Les familles, sans générateurs électriques
ou panneaux solaires, sont contraintes de vivre à
ce rythme. « Il nous faut une nouvelle centrale
électrique pour couvrir tous nos besoins car
l’ancienne est en panne, explique Mme Intesar Seead,
haute fonctionnaire du ministère de la planification
et de la coopération internationale. Nous louons
des petites stations privées, fonctionnant au pétrole
auprès d’un homme d’affaires. Ce dernier augmente
constamment ses prix. Si nous ne sommes pas
inscrit sur une liste des patients qui n’ont pas de
traitement adéquat pour guérir au Yémen, et on essaie
de les envoyer en Égypte, en Jordanie, en Inde ou en
Arabie saoudite. On les met en relation avec nos
ambassades dans ces pays qui vont essayer de leur
trouver un hôpital charitable qui pourrait prendre en
charge leur traitement, gratuitement ou avec une
sérieuse remise. » Sur l’année 2022, 1 050 demandes
ont été traitées et seulement 270 malades ont pu
s’envoler à l’étranger pour être soignés.
Q UENTIN M ÜLLER .
(2) « Mines and IEDs employed by houthi forces on Yemen’s west
coast », septembre 2018, www.conflictarm.com
(3) Cf. «Yémen : les mines posées par les Houthis tuent des civils
et entravent l’aide humanitaire », 22 avril 2019, www.hrw.org/fr
Retrouvez sur notre site un reportage inédit
de Quentin Müller : « À Marib, les tribus yéménites
font front commun contre les houthistes ».
www.monde-diplomatique.fr/65819

Une rébellion de fer

pays. «Nous voulons que le modèle politique que nous
créons ici se répande partout dans le pays. Sans liberté,
le gouvernement ne peut pas être stable. Nous devons
donc permettre aux gens d’exprimer leurs opinions»,
plaide le gouverneur, entouré aussi bien par des Frères
musulmans que des nasséristes, des socialistes, des
N ÉE au début des années 1990, la rébellion houthiste demeure l’un des éléments-clés de l’évolution
de la situation au Yémen. Certes, d’autres acteurs font eux aussi parler les armes, qu’il s’agisse d’Al-
Qaida dans la péninsule arabique ou des autonomistes du Sud. Mais, en parvenant à prendre la capitale
baasistes ou des partisans du Congrès général du
Sanaa en 2014, ces insurgés représentent le principal adversaire des forces gouvernementales soutenues
peuple (CPG), l’ancien parti présidentiel.
par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. D’essence tribale et régionale, le mouvement houthiste
a longtemps justifié sa rébellion par sa volonté de mettre fin à la marginalisation du nord-ouest du pays.
Au sud, Aden, la capitale de l’ancienne
À cela s’ajoute la défense de la minorité religieuse qu’il entend représenter, le zaydisme; un courant souvent
République démocratique populaire du Yémen
inclus dans le chiisme mais que certains islamologues estiment plus proche du sunnisme, au point d’en
(1967-1990), a été scarifiée par la guerre. En 2015,
faire sa cinquième branche juridique et doctrinaire. Cette nuance est importante car elle relativise les liens
forts de l’invasion du nord-ouest du pays, les
religieux qui existeraient entre les rebelles et l’Iran. Pour autant, les houthistes, qui contrôlent désormais
houthistes font marche vers le sud. Les conquêtes
une partie du pays, se situent dans un camp ouvertement opposé à l’Arabie saoudite. À la violence,
© MATTIA VELATI

militaires s’enchaînent et la cité portuaire est sur le

MATTIA VELATI. – Camp de réfugiés de la communauté
noire « muhammasheen », Aden, 2021
souvent aveugle à l’encontre des civils, de la coalition menée par Riyad, les houthistes ont opposé la
point de tomber. Des factions venues de tout le
logique implacable du talion, n’hésitant pas à employer des enfants soldats et à recourir à la terreur pour
Yémen font face. Soldats d’Al-Qaida ou de l’Orga-
faire taire toute voix dissonante, dont celle des journalistes, dans les territoires qu’ils administrent.
nisation de l’État islamique, combattants salafistes
ou volontaires venus du nord, de l’est et du sud, A KRAM B ELKAÏD .
tous font front commun. M. Ala Al-Hajj a fait partie
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
16
U N ANIMAL SUR CINQ ABATTU CHAQUE ANNÉE

Le loup, protégé ou nuisible ?

Depuis l’installation d’une meute dans le parc national ça (4) ? » À l’été 2022, le chef de l’État
a annoncé la constitution d’une seconde
du Mercantour en 1992, les loups recolonisent la France. brigade d’intervention sur les loups pour
Éradiqués à la veille des années 1940, ils profitent les Pyrénées et le sud du Massif central.
aujourd’hui de la déprise rurale, de la reforestation et Nous nous retrouvons dans un « vide
de l’abondance des proies sauvages. Ce prédateur a stratégique » à la veille de l’adoption
pour cinq ans d’un nouveau plan loup
toujours été victime de peurs infondées, que le prochain
(2024-2029). La simplification des
plan national d’action devrait éviter d’entretenir. conditions autorisant les tirs s’est faite
sans tenir compte des données accumu-
lées depuis trente ans, pour proportionner
les mesures d’intervention (effarouche-
PAR PATRICK DEGEORGES ment, défense, prélèvement) en fonction
ET FARID BENHAMMOU * de la pression de prédation (faible,
moyenne, forte à intense). Elle se pour-
locales. Il s’agirait ainsi de laisser émer-
ger une gestion différenciée et propor-
tionnée des relations avec les loups,
adaptée aux réalités socioécologiques
de chaque territoire.
La mise en place d’un régime de
mesures administratives pour assurer des
conditions de coexistence entre les loups
et l’élevage (financement de moyens de
protection, indemnisation des dégâts) est
indispensable, mais elle ne suffit pas
pour tenir compte de ce qui se joue
socialement et culturellement dans la
cohabitation. Alors que, pour coexister,
le mieux assurément est d’arriver à ne
l’élevage et concerne la société tout
entière. Le recours généralisé aux chiens
de protection pour éloigner les préda-
teurs, par les tensions qu’il suscite auprès
des usagers des espaces ruraux (voisins,
promeneurs, chasseurs, naturalistes…)
et les enjeux d’ordre public qu’il soulève
avec les élus, constitue une illustration
exemplaire de cette nécessité d’adopter
une approche à la fois plus inclusive et
plus ouverte. Or les dispositifs de
concertation existant à l’échelle locale
(comité départemental, cellule de veille)
ne portent que sur les aspects techniques
et sécuritaires de la gestion du risque de
prédation. Ils ne permettent pas d’ouvrir

E
SPÈCE protégée par la convention
de Berne (1979) et la directive euro-
péenne « Habitats, faune, flore » (1992),
le loup bénéficie légalement d’une pro-
tection stricte et ne présente pas de danger
pour les humains. Des dérogations peu-
vent autoriser, en dernier recours, l’éli-
mination de spécimens pour prévenir des
dommages importants aux troupeaux
domestiques. Depuis trente ans, l’État
met en œuvre des moyens considérables
pour assurer la coexistence entre ces cani-
d’être abattus chaque année n’apparaît
clairement plus comme un plafond mar-
quant une limite à ne pas dépasser pour
protéger l’espèce, mais plutôt comme un
objectif à atteindre pour la contrôler. Ce
tournant « régulateur » facilite l’abattage
d’un nombre croissant de ces animaux
pour limiter l’essor de la population, mais
l’approche est déconnectée de la réalité
locale des dommages.
suit au détriment de la diversité des
contextes territoriaux et en court-circui-
tant les principes d’absolue nécessité et
de proportionnalité, pourtant requis tant
par le droit de l’environnement que par
le maintien de l’ordre. Cette « désinhibi-
tion » dans le recours à la violence létale
vis-à-vis des loups correspond, en 2012,
au moment où M. Christophe Castaner
(futur ministre de l’intérieur pendant les
manifestations des « gilets jaunes ») pré-
jamais se croiser, pour cohabiter, il faut
avoir le courage de s’engager dans un
processus qui, à l’inverse, consiste à
« créer des liens », comme disait le
renard au Petit Prince. C’est pourquoi la
question de la cohabitation avec les
loups dépasse largement le secteur de
Éleveurs en première ligne
un espace de dialogue entre décideurs et
citoyens pour interroger l’utilité ou le
bien-fondé de la stratégie dans laquelle
le plan national loup s’inscrit, ou pour
laisser s’exprimer des propositions
situées en faveur d’autres façons de faire
société avec des loups.

L’étape de l’effarouchement pour éloi-

dés et les élevages – près de 30 millions
d’euros pour la seule année 2021 (1).
Cette situation témoigne des efforts
consentis pour la protection des troupeaux
par la majorité des éleveurs dans le cadre
du plan national d’action. Près de 75 %
des exploitations agricoles concernées
par des attaques n’en subissent qu’une à
deux par an, principalement grâce au ren-
forcement du gardiennage, à l’installation
de clôtures et aux chiens de protection.
Malgré le succès avéré de cette poli-
tique de prévention des attaques, une nou-
velle doctrine pour la conservation de
l’espèce a été suivie à partir de 2012. Sans
débat public, une régulation par niveau
de population a remplacé les tirs limités
et ponctuels visant à circonscrire au cas
par cas les excès de la prédation. L’aug-
mentation du nombre de loups justifierait
ainsi qu’on en détruise plus, alors que le
volume global des dommages qu’ils cau-
sent demeure stable à l’échelle nationale :
12 loups abattus en 2012, 19 en 2014, 43
en 2017… Avec un effectif estimé à
921 loups en 2022, 174 ont été mis à mort
avec l’approbation des autorités, soit
19 %. Le nombre d’individus susceptibles
Polémiques sur les quotas
sidait le Groupe national loup, qui réunit
sous l’égide des ministères chargés de
l’agriculture et de l’écologie les repré-
L
E maintien de nos milieux de vie
dépend de notre aptitude à intégrer collec-
ment aux éleveurs, mais elles constituent
plutôt un cadre social et culturel qui leur
gner les loups avant de recourir à leur mise sentants des acteurs concernés par la tivement dans toutes nos pratiques les exi- permet de partager leurs expériences au-
à mort n’est plus un préalable imposé. coexistence avec le prédateur. gences et les obligations résultant de la delà des cercles professionnels et admi-
L’installation de mesures de protection et coévolution des systèmes humains et éco- nistratifs, au sein desquels, comme disait
la possession d’un permis de chasser sont Les conséquences de cette dérive logiques. Cette interdépendance, si elle est le philosophe Antoine Nochy (7), «le loup
des conditions suffisantes pour autoriser étaient très prévisibles (5). En se dispen- assumée sérieusement, constitue un puis- rend fou ». Elles créent des conditions
un éleveur à procéder à un tir létal de sant des procédures d’encadrement des sant levier de transformation des façons de pour l’écoute des éleveurs, en mettant en
défense. Quant aux opérations publiques tirs de prélèvement considérées comme faire société. Les éleveurs se trouvent évi- place un partage d’expériences qui leur
de destruction de loups, elles ne sont plus trop restrictives, la solution est devenue demment en première ligne face à ces défis, permet d’être mieux compris par ceux qui
réservées aux agents mandatés par l’État, le problème. L’étiolement des principes confrontés à des problèmes sanitaires, aux les écoutent. Ces projets contribuent ainsi,
mais ont été élargies à des per-
sonnes privées, notamment lors de
chasses au grand gibier en battue,
à l’approche ou à l’affût. Les lieu- Loup, y es-tu ? Présence du loup en 2016
Permanente Incertaine
tenants de louveterie, qui sont des
Sporadique Zone non étudiée
chasseurs bénévoles agréés par les
préfets pour réguler des espèces Estimation du nombre de loups
FINLANDE
« nuisibles », ont recouvré leur 3 300
Plateau lorrain
fonction d’origine et se postent
Vosges 1 000 NORVÈGE
dans le périmètre où l’on a décidé 300 SUÈDE ESTONIE
d’éliminer un loup. L’usage de 50 LETTONIE
fusils à longue portée ou de
lunettes à infrarouge, armes inter- Jura DANEMARK
LITUANIE
dites pour la chasse, est permis.
L’Office français de la biodiversité
PAYS-BAS
(OFB) a constitué, sous l’impul- POLOGNE
sion de Mme Ségolène Royal, alors Savoie UKRAINE
BELGIQUE ALLEMAGNE
ministre de l’environnement, une Cantal Grésivaudan
Vercors Queyras 1
brigade mobile spécialisée dans le Alpes Mercantour FRANCE SLOVAQUIE
tir de loups. Cévennes AUTRICHE HONGRIE
SUISSE ROUMANIE
Larzac 2
Provence SERBIE
Béarn CROATIE
3
BULGARIE
4

D
200 km Cerdagne ITALIE 5 6

ANS les nouvelles zones de colo- tratif sur les tirs de loups ESPAGNE ALBANIE GRÈCE
PORTUGAL
nisation, surtout quand il s’agit de explose, les « boycotts » des ins- Présence attestée du loup
Présence remarquée
FANNY PRIVAT

bovins, les préfets, considérant ces trou-
peaux comme « non protégeables »,
n’attendent plus l’installation de
mesures de protection pour autoriser des
tirs. En facilitant sans discernement la
possibilité de tuer toujours plus de
loups, ces évolutions nuisent à l’accep-
tation de l’espèce, et pas seulement dans
les zones exposées à des dommages
significatifs. Un seuil de prédation ou
de dommage acceptable en deçà duquel
le tir est exclu n’est plus clairement
défini par les préfets. Cette indécision
attise les conflits, compromet l’adhésion
aux mesures de protection et entame la
crédibilité de la puissance publique.
Depuis 2015, le contentieux adminis-
* Respectivement philosophe, ancien responsable
de la conservation des grands prédateurs au ministère
de l’écologie entre 2005 et 2010, membre de l’institut
Michel Serres ; et géographe, chercheur au laboratoire
Ruralités de l’université de Poitiers, professeur au
lycée Camille-Guérin à Poitiers.
tances de concertation se multi-
plient, et des procédures d’infra-
ction ont été sollicitées auprès Sources : UICN, « Large carnivore initiative for Europe », 2018 ;
de la Commission européenne. Office français de la biodiversité, 2O23 (www.loupfrance.fr).
Cette approche est, de surcroît,
perçue de façon majoritairement négative
par l’opinion publique, très largement
favorable (84 %) à une protection
stricte (2). Les consultations préalables à
la promulgation des arrêtés préfectoraux
de destruction de loups témoignent
chaque année d’un rejet systématique-
ment ignoré par les pouvoirs publics (3).
Et pourtant, ce changement de paradigme
est tout à fait assumé, comme l’illustrent
les propos du président de la République
au Salon de l’agriculture, le
23 février 2019 : « Le loup, on va le régu-
ler. On va le faire de manière pragma-
tique, sur le terrain. On va le réguler avec
les préfets. (…) Comment vous dites pudi-
quement, vous, “du prélèvement”, c’est
de 2020 à 2022
1995 2000 2005 2010 2015 2020
structurants de la conservation des espèces
protégées conduit, par contrecoup, à une
cristallisation de la politique du loup sur
les polémiques que suscitent les quotas
de destruction. L’élimination annuelle de
près d’un loup sur cinq alimente des
controverses sans fin sur la viabilité de
ces prélèvements au regard du bon état de
conservation de l’espèce. Demeure une
impossibilité d’établir une corrélation
robuste entre l’augmentation du nombre
de prédateurs abattus et la diminution des
dégâts sur le cheptel (6). Par ailleurs,
aucune discussion publique sur ce que
devrait être le « bon niveau » de la popu-
lation de loups en France n’a été organi-
sée. D’une manière générale, les questions
ayant trait à l’intérêt public, que ce soit à
l’ordre public, au patrimoine culturel ou
à la place du loup dans l’histoire verna-
culaire, ont été négligées. Face au quasi-
monopole de l’État, la faible représenta-
tion des maires dans les instances de suivi
témoigne aussi de la relégation des enjeux
publics liés au retour du loup, au profit
d’enjeux principalement liés à des intérêts
professionnels et privés.
L’approche actuelle atteint ses limites.
Le prochain plan loup pourrait être l’oc-
casion d’expérimenter une stratégie
d’accompagnement d’initiatives décen-
tralisées et ajustées aux réalités locales
à travers des pratiques à même de ren-
forcer la place des collectivités et la par-
ticipation des institutions culturelles
1. RÉP. TCHÈQUE
2. SLOVÉNIE
3. BOSNIE-HERZÉGOVINE
effets du changement climatique, à l’évo-
lution des paysages autant qu’à celle des
mentalités de leurs concitoyens ou au
contexte économique… Ils sont à l’avant-
garde ! C’est pourquoi ce qui se joue avec
les loups nous concerne tous.
À quoi ressemblerait une politique de
cohabitation avec des loups? L’association
Quartier rouge, située à Felletin (Creuse),
expérimente depuis 2017, en collaboration
avec le designer Benoît Verjat et l’artiste
Boris Nordmann, un projet collectif de
création et de recherche sur le retour du
loup dans la montagne limousine avec des
habitants concernés. Ce projet a permis de
développer une cohabitation originale pour
apprendre à partager et explorer en com-
mun «ce qui se passe dans une expérience
d’interactions avec un ou plusieurs pré-
dateurs». Relayée par les institutions édu-
catives, culturelles et scientifiques, soute-
nue par des parcs naturels régionaux et des
collectivités, reprise dans des festivals,
cette initiative se diffuse, se diversifie et
se différencie pour contribuer à anticiper
l’arrivée des loups, dans le Poitou, les
Vosges, à Fontainebleau, en Bretagne…
Les pratiques transformatrices, comme
celle dont Quartier rouge a accompagné
la naissance, ne se placent pas sur le même
plan que les outils et techniques de pro-
tection des troupeaux. Elles ne cherchent
pas des solutions à la prédation en ce sens.
Elles ne s’adressent pas non plus seule-
4. MONTÉNÉGRO
5. MACÉDOINE DU NORD
6. TURQUIE (partie européenne)
par le biais des enjeux liés à la prédation
(qui, en général, divisent), à refaire société
et à laisser émerger un nouveau « public »
avec lequel il devient possible, dans une
démarche de prospective territoriale, de
coopérer pour imaginer et défendre l’ave-
nir de l’élevage. Ce qu’indique à sa
manière le titre de la pratique imaginée
avec Quartier rouge : « Faire assemblée
pastorale ».
(1) Lettre d’information InfoLoup, n° 39, bilan 2021,
préfecture de la région Auvergne-Rhône-Alpes, Lyon,
10 juin 2022.
(2) « 84 % des Français sont en faveur d’une stricte
protection du loup », communiqué de presse de la
Fondation droit animal, 18 juin 2020, www.fondation-
droit-animal.org
(3) Cf. les 9 545 contributions à la consultation
publique en ligne « sur le projet d’arrêtés fixant les
conditions et limites dans lesquelles des dérogations
aux interdictions de destruction peuvent être
accordées par les préfets concernant le loup et fixant
le nombre de spécimens de loups dont la destruction
pourra être autorisée chaque année », 17 août 2020-
13 septembre 2020, www.consultations-
publiques.developpement-durable.gouv.fr
(4) « Emmanuel Macron veut “réguler” les popula-
tions de loups », Agence France-Presse (AFP),
23 février 2019.
(5) Patrick Degeorges et Anne Lalo, «L’acceptabilité
sociale des tirs de loups », Histoire et sociétés rurales,
n° 47, Caen, premier semestre 2017.
(6) Oksana Grente, « Le phénomène de déprédation
chez le loup gris (Canis lupus) et ses interactions avec
le contrôle létal : le cas de l’arc alpin français », thèse
de doctorat en écologie et biodiversité soutenue à
l’université de Montpellier, 2021.
(7) Antoine Nochy, La Bête qui mangeait le monde,
Arthaud, Paris, 2018.

P OLITIQUES
Le ministère de la transition écologique français a
lancé, le 23 mai, une consultation sur l’adaptation de
la France à une hausse de 4 °C de sa température
moyenne. Cette anticipation des effets du dérègle-
ment climatique concerne notamment le problème
de l’eau, objet de conflits d’usage qui s’exacerbent.
Certains acteurs, agriculteurs ou industriels, se réser-
L’eau n’est pas qu’un bien commun
Q
UAND on parcourt les routes du sud de l’Arizona écra-
sées par le soleil, comment ne pas être pris par un sentiment
d’absurdité? Alors que l’Ouest américain traverse une séche-
resse prolongée, des ensembles résidentiels se construisent
et s’étendent à perte de vue dans le désert de Sonora, reliés
aux centres commerciaux par des deux fois deux voies; près
de l’aéroport de Tucson, des logements insalubres, sans
climatisation ni parfois eau courante, parsèment les plaines
arides et poussiéreuses du comté de Pima; à quelques kilo-
mètres de là, de luxueuses villas entourées de cactus cente-
naires surplombent la vallée et laissent voir de très élaborés
«jardins du désert», qui esthétisent avec des plantes xéro-
phytes et des pierres joliment agencées les recommandations
officielles à ne pas consommer trop d’eau.Afin d’entretenir
cet étalement urbain et ses bénéfices économiques, un canal
de plus de 540 kilomètres (le Central Arizona Project),
détourne les eaux du Colorado avec un débit de 85 mètres
cubes par seconde, dans une voie de plus de 7 mètres de
large en moyenne, régulée par 14 stations de pompage et
plusieurs dizaines de vannes.
C’est aussi dans cette région vivant au-dessus de ses
moyens hydriques que l’administration du comté de Pima
a pris des initiatives écologiques. La rivière Santa Cruz,
à sec depuis plusieurs décennies en raison de la surex-
ploitation des nappes phréatiques et des cours d’eau de
la région (pâturages, agro-industrie, culture du coton,
exploitations minières, croissance urbaine, etc.), s’est en
effet remise à couler, alimentée par les eaux usées de la
ville de Tucson, désormais recyclées et versées à plusieurs
endroits. Certes, le projet ne correspond pas tout à fait à
une restauration écologique qui garantirait le fonction-
nement du cycle hydrique et l’autorégulation des écosys-
tèmes, mais il met en évidence une caractéristique essen-
© CORINNE JANIER - WWW.CORINNEJANIER.COM
tielle du rapport contemporain aux « ressources
naturelles », même quand il est animé des meilleures
intentions environnementales : l’accès à l’eau dépend
d’une vaste infrastructure technique (1) – ici, des usines
d’assainissement (avec leurs dispositifs chimiques) et des
canalisations pour acheminer les eaux retraitées vers la
rivière. Les réflexions sur les conflits hydriques balayent
bien souvent ce constat ordinaire au profit d’une idée
générale et généreuse, du moins en apparence : il faudrait
considérer cette ressource comme un bien commun,
essentiel à la vie. Il en découlerait un « droit à l’eau » qui
institutionnaliserait un lien spontané entre la nature et
l’humanité. Or rien n’est moins naturel que l’accès à la
ressource et les formes socialisées de son appropriation.
Le chercheur Bernard Barraqué (2) distingue trois étapes dans le
développement de l’industrie de l’eau : la gestion quantitative s’appuyant
sur le génie civil qui approvisionne l’eau depuis des sources éloignées
(XIXe siècle), la gestion qualitative basée sur le génie sanitaire et les
institutions locales (fin XIXe - début XXe siècle) et enfin la gestion
patrimoniale impliquant une ingénierie environnementale (depuis la
fin du XXe siècle). Ce troisième âge aurait permis le passage d’une
logique de l’offre (accroissement de la ressource) à une gestion de la
demande (usages plus sobres) où l’on traite moins une ressource natu-
relle qu’un service d’approvisionnement, en particulier pour les villes.
La plupart des institutions internationales reprennent cette logique de
l’offre et de la demande. Ainsi le Partenariat mondial de l’eau (GWP)
– une organisation intergouvernementale spécialisée dans les questions
de gestion hydrologique – déplore-t-il le manque de préoccupations
dans les directives européennes pour ces problèmes de sécheresse, et
la quasi-absence de mesures sur l’adaptation des usages : en effet, si
les « plans de gestion » européens préconisent de réagir à la sécheresse
par l’augmentation des approvisionnements ou de la prévenir par le
stockage des eaux dans une perspective d’augmentation de l’offre, les
politiques d’adaptation qui relèvent d’une logique de la demande (en
adaptant les usages aux limites des ressources disponibles) sont « globa-
lement absentes des mesures européennes (3) ». Il faudrait donc, encore
et encore, travailler sur les usages de l’eau : ne plus avoir de piscines,
uriner sous la douche tout en se lavant les dents.
Mais de telles injonctions à la sobriété limitent les formes d’action
à des logiques individuelles et, surtout, en dépolitisent les enjeux. Ceux,
précisément, de la construction, de la propriété et du contrôle des équi-
pements indispensables à la fourniture des services essentiels et donc
à la vie collective. Ainsi, l’eau n’est la plupart du temps accessible qu’à
travers des réseaux de canalisations (pour son acheminement au robinet,
pour l’assainissement, etc.). Le refus des mégaprojets inutiles (grands
barrages, canaux pour transférer la ressource d’une région à une
autre, etc.) ne doit pas faire oublier que même les meilleures intentions
écologiques passent par des dispositifs techniques, qu’il s’agisse du
* Sociologue.
DOSSlER
DE LA SÉCHERESSE
vent des quantités importantes d’eau douce, en s’af-
franchissant des restrictions imposées à la popula-
tion (lire pages 18 et 19). Sur toute la planète, cette
ressource disputée alimente des tensions géopoli-
tiques (lire page 20). La question du rôle de la puis-
sance publique dans le financement des infrastruc-
tures demeure posée (lire ci-dessous).
PAR FRANCK POUPEAU *
CORINNE JANIER. – « N’est-ce pas l’eau qui décide ? », 2021
recyclage des eaux usées, du stockage des eaux de pluie, de la restau-
ration des cours d’eau, de la perméabilisation des sols, etc. La mise en
place de ces dispositifs nécessite des savoirs issus de l’hydrologie (état
de la ressource, etc.), de l’économie (tarifications, statuts des opérateurs,
contrats, etc.) et surtout d’une ingénierie environnementale attentive
au fonctionnement des écosystèmes. De nombreux projets émergent
désormais sur les « infrastructures écosystémiques » (4), notamment
dans les écoquartiers des pays du Nord, qui promeuvent des solutions
de rechange et décentralisées sans pour autant adopter le rapport sensible
à la nature promu par l’« environnementalisme des riches » (5).
C
HANGER les politiques hydriques ? La question suscite depuis
quelques années une attention particulière avec la multiplication des
épisodes de sécheresse consécutive à un profond bouleversement du cycle
hydro-social : la chaleur accroît l’évaporation, ruisseaux et rivières s’as-
sèchent, les nappes phréatiques se rechargent difficilement, au point que
l’accès à l’eau n’est plus garanti partout et toute l’année, même dans des
espaces qui ne sont pas répertoriés comme arides (6). Sur une part crois-
sante du territoire, les agences de l’eau anticipent des déficits proches de
la moitié de la consommation annuelle à l’horizon 2050. Ces boulever-
sements engendrent de nombreux conflits, par exemple entre agriculteurs
et environnementalistes sur les mégabassines en France (lire l’article de
Sylvain Leder page 18). Mais que faire face à un rapport de forces politique
si défavorable qu’on ne parvient pas davantage à empêcher la construction
d’une mégabassine que la mise en œuvre d’une réforme des retraites ?
Partir des infrastructures de l’eau, et non d’une vision d’un bien géré
par des politiques de l’offre (surconsommatrice) ou de la demande
(vertueuse), rappelle aussi les problèmes pratiques liés à l’idéal d’un
accès à l’eau pour tous : qui paie la consommation, qui finance les
réseaux d’approvisionnement, qui les construit, les entretient ? Et,
surtout, qui les possède et les contrôle ? Ce fut longtemps l’État : dans
de nombreuses sociétés asiatiques ou africaines, le pouvoir adossa sa
17 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
puissance à la « grande hydraulique », avec des canaux
d’irrigation et la prévention des inondations (7) ; de
même, les paysages de l’Ouest américain résultent d’in-
vestissements massifs de l’État fédéral depuis le
XIXe siècle pour construire des mégaprojets (eau, trans-
ports, etc.) et transformer le désert en oasis (8). Consi-
dérant que les villes étaient des lieux stratégiques de la
transformation des pays émergents, les gouvernements
occidentaux les poussèrent à déléguer l’exploitation des
infrastructures urbaines au privé dans les années 1980
et 1990, embarquant l’eau dans le grand démantèlement
des services publics (9). De leur côté, les institutions
internationales mobilisaient les entreprises pour déve-
lopper les réseaux dans le Sud.
Ces politiques ont plus ou moins explicitement remis
en cause le modèle de distribution universel, qui avait
pourtant été érigé comme la meilleure façon de répondre
depuis le XIXe siècle au défi de l’« eau pour tous ». En
particulier la construction de grands ouvrages était
présentée comme bien trop coûteuse au regard des
revenus des populations pauvres des pays émergents. Or
des travaux menés dans plusieurs pays du Sud montrent
que, pour les personnes dépourvues d’accès au service
public (et qui doivent par conséquent acheter de l’eau
en bouteille, payer des camions-citernes ou financer leur
propre équipement de stockage de pluie), l’eau revient
plus cher que dans les quartiers favorisés qui sont, eux,
desservis (10). Dans la plupart des cas, les populations
s’avèrent même en mesure de contribuer financièrement
à l’édification du réseau à condition qu’un service adapté
soit apporté. On retrouve ici l’un des paradoxes des mobi-
lisations politiques pour les services urbains : même dans
les pays pauvres, elles privilégient de meilleures condi-
tions d’accès à la gratuité du service.
Il est donc difficile de faire reposer l’accès aux
services de base des populations les plus pauvres sur la
seule revendication d’un « droit à l’eau ». Au-delà de la
prise en compte des critères de justice et de participation
démocratique, il s’agit de déterminer si le modèle d’ap-
provisionnement établi en Europe et aux États-Unis
depuis le XIXe siècle, celui d’un réseau urbain où un
opérateur agit sur un territoire, reste le plus apte à
répondre aux logiques d’étalement urbain et de demande
croissante en eau, comme le révèle la situation des
régions marquées par le « stress hydrique ». Ou s’il faut
au contraire tabler sur l’universalisation des solutions
décentralisées qui émergent au Nord sous la forme
d’écoquartiers autonomes, lesquels cohabitent pour l’instant avec les
infrastructures approvisionnant des territoires relativement étendus.
Ces ensembles résidentiels sont équipés de manière à traiter sur place
les eaux usées, récupérer les eaux de pluie, produire des boues d’épu-
ration pour fertiliser les potagers en cœur d’îlot, etc. Mais ces pratiques
vantées par des populations favorisées ou par des milieux politiques
désirant promouvoir l’expansion des « technologies vertes » fragilisent
en retour la viabilité économique du modèle de distribution universel
que les politiques néolibérales ont tenté d’anéantir. Par leur sécession-
nisme vert, leurs promoteurs sont accusés de rompre avec le service
public et, partant, avec la solidarité due aux plus démunis. Entre le
pouvoir des bureaucraties hydriques et la puissance des multinationales,
suffira-t-il d’encourager des usages plus sobres sans poser la question
financière, et politique, de la généralisation des infrastructures qui les
rendent possibles ?
(1) Ashley Carse, « Nature as infrastructure : Making and managing the Panama Canal
watershed », Social Studies of Science, vol. 42, n° 4, Londres, 2012.
(2) Bernard Barraqué, « The three ages of engineering for the water industry », Anuari
de la Societat Catalana d’Economia, n° 18, Barcelone, 2004.
(3) « Revision of the policy instruments and their potential to contribute to EU droughts
and water scarcity policies. Integrated drought management program in Central and Eastern
Europe », The Global Water Partnership Central and Eastern Europe (GWP CEE), 2020.
(4) Sabine Barles et Emma Thébault, « Des réseaux aux écosystèmes : mutation contem-
poraine des infrastructures urbaines de l’eau en France », Tracés. Revue de sciences humaines,
n° 35, Lyon, 2018 ; Daniel Childers, Paul Bois, Hilairy Hartnett et al., « Urban ecological
infrastructure : An inclusive concept for the non-built urban environment », Elementa :
Science of the Anthropocene, n° 7, Oakland, 2019.
(5) Lire «Ce qu’un arbre peut réellement cacher», Le Monde diplomatique, septembre 2020.
(6) Nathalie Bertrand, Patricia Blanc, Céline Debrieu-Levrat et al., « Retour d’expérience
sur la gestion de l’eau lors de la sécheresse 2022 », inspection générale de l’environnement
et du développement durable, Puteaux, mars 2023.
(7) Karl Wittfogel, Le Despotisme oriental, Éditions de Minuit, Paris, 1964.
(8) Joan Cortinas Muñoz, Brian O’Neill, Eliza Benites-Gambirazio et Franck Poupeau,
Le Champ des politiques hydriques, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine, 2023.
(9) Lire notre dossier « Services publics : l’intérêt général à la casse », Le Monde diplo-
matique, avril 2018.
(10) Dominique Lorrain et Franck Poupeau, Water Regimes, Routledge, Londres, 2016.
 JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
18
© CORINNE JANIER - WWW.CORINNEJANIER.COM
Droit, besoin ou marchandise ?
Considérer l’accès à l’eau comme un droit humain et
social de base « aurait entraîné des obligations trop
contraignantes pour la “liberté” des acteurs,
notamment privés », expliquait en 2000 l’économiste et
politiste Riccardo Petrella (1). C’est pourquoi, dans
son « plan eau » présenté à Savines-le-Lac, le 30 mars
dernier, cinq jours après le rassemblement de Sainte-
Soline, le président Emmanuel Macron se garde bien
d’évoquer un droit, mais se contente de parler d’un
besoin dont nous nous serions habitués « à ne plus
vraiment payer le vrai prix (2) ».
Cette conception a été rendue possible par la
marchandisation croissante de l’eau et la privatisation
des services publics. Un des points de bascule se situe
en 1992 lors de la Conférence des Nations unies sur
l’eau à Dublin, lorsque pour la première fois cette
ressource a été officiellement reconnue
internationalement comme un bien économique. Sur
cette base s’est établie une « oligarchie mondiale de
l’eau (3) » avec à sa tête la Banque mondiale, à
l’origine de la création en 1996 du Conseil mondial de
l’eau, dirigé à l’époque par de hauts cadres de
multinationales comme Suez et Vivendi (devenue
Veolia) et dont le siège est installé à Marseille. Ce
conseil a pour mission de définir une vision mondiale
de cette ressource dans un cadre libéral. La dimension
opérationnelle est assurée par le Partenariat mondial
de l’eau, créé la même année pour favoriser les
partenariats public-privé. Il suffit d’y ajouter quelques
associations complaisantes financées par le mécénat de
grands groupes et des événements symboliques
comme le Forum mondial de l’eau, et vous obtiendrez
au bout de trente années de lobbying le « plan eau » du
gouvernement français.
S. L.
(1) Riccardo Petrella, « La nouvelle conquête de l’“or bleu” », Manière
de voir, n° 50, mars 2000.
(2) Déclaration de M. Emmanuel Macron sur le plan eau à Savines-
le-Lac, le 30 mars 2023.
(3) Riccardo Petrella, L’Eau, res publica ou marchandise ?, La Dispute,
Paris, 2003.
PAR RAÚL GUILLEN
ET VINCENT PEYRET *
D
« E l’eau, pas des puces ! » Devant les grilles du chantier d’ex-
tension de STMicroelectronics (ST) à Crolles, un petit millier de
personnes manifestent derrière ce mot d’ordre le samedi 1er avril 2023.
Depuis l’installation de la multinationale franco-italienne de semi-
conducteurs en 1992 dans la vallée du Grésivaudan, à quinze kilomètres
au nord de Grenoble, les élus de cette petite commune de l’Isère (huit
mille habitants) accueillent plus habituellement des ministres et chefs
d’État que des mouvements de protestation. À la suite de Jacques Chirac,
tous les présidents de la République ont fait le déplacement, afin de
célébrer les extensions successives de cette « pépite » et d’annoncer la
distribution de centaines de millions d’euros d’aide publique.
« La réindustrialisation de la France se joue ici ! », proclamait à son
tour M. Emmanuel Macron le 12 juillet 2022. Accompagné de quatre
ministres, le président venait déposer 2,3 milliards d’euros sur la table :
la contribution de l’État aux 5 à 7 milliards d’euros que devrait coûter la
dernière extension de l’usine de ST. Cette multinationale contrôlée partiel-
lement par la banque publique d’investissement Bpifrance et le ministère
de l’économie italien s’est alliée à GlobalFoundries, un autre géant des
semi-conducteurs, domicilié aux îles Caïmans (1), qui a pour principal
actionnaire le groupe Mubadala, un fonds souverain des Émirats arabes
unis (EAU). «C’est le plus grand investissement industriel des dernières
décennies hors nucléaire et un grand pas pour notre souveraineté indus-
trielle », annonçait le ministre de l’économie et des finances, M. Bruno
Le Maire. La somme paraît colossale rapportée au nombre d’emplois
annoncé : un millier, soit 2,3 millions d’euros publics par emploi créé !
Malgré la générosité de l’État français, ST a installé son siège opérationnel
en Suisse et sa holding aux Pays-Bas, « pays de l’optimisation fiscale
des multinationales (2) » selon le magazine Challenges.
L’annonce tombait en pleine « alerte renforcée sécheresse » (niveau 3
sur 4), requalifiée à la mi-août en «crise sécheresse» (niveau 4). Or l’industrie
de la puce électronique est particulièrement gourmande en eau. Avec leur
* Respectivement journaliste et journaliste, directeur de la publication Le Postillon.
DOSSlER
La multiplication des sécheresses exacerbe
la concurrence autour de la ressource en eau,
trop souvent gaspillée par certaines activités
économiques. La filière des semi-conducteurs
se révèle très gourmande, tandis que
les mégabassines symbolisent la fuite
en avant de l’agriculture intensive.
PAR SYLVAIN LEDER *
E N arrivant à Sainte-Soline, on découvre vite la mégabassine qui
suscite tant d’opposition et a provoqué un rassemblement durement
réprimé par la gendarmerie le 25 mars dernier. Il s’agit d’un immense
cratère rectangulaire d’une quinzaine d’hectares ceinturé de murs de
terre de dix mètres de haut, entouré à perte de vue par des champs
consacrés essentiellement à la culture de maïs. Le sol de cet ouvrage
géant doit être recouvert d’une bâche en plastique pour garantir l’étan-
chéité d’un réservoir d’eau contenant l’équivalent de 250 piscines olym-
piques. Pourquoi conserver tant d’eau en surface ?
D’après Mme Emma Haziza, hydrologue, le monde agricole considère
le manque d’eau comme un problème structurel depuis 2017, et en parti-
culier dans le département des Deux-Sèvres. Dès décembre 2018, le vice-
président de région a signé un protocole
d’accord avec notamment un représen-
tant d’Océalia, l’une des plus grosses
coopératives agricoles de la région, et
le président de la très influente Fédéra-
tion nationale des syndicats d’exploi-
tants agricoles (FNSEA) (1). Ce docu-
ment prévoit initialement la construction
dans ce département de dix-neuf méga-
bassines qualifiées de «réserves de subs-
titution» (2). Au total, le coût est estimé
à 76 millions d’euros financés à 70 %
par de l’argent public via des subven-
tions étatiques et les redevances versées
par les usagers à l’agence de l’eau Loire-
© CORINNE JANIER - WWW.CORINNEJANIER.COM
Bretagne, véritable bras armé de l’État.
En échange du bénéfice de cette
réserve payée essentiellement par la
collectivité, les agriculteurs s’engagent
à des contreparties « écologiques ».
Mais, pour M. Julien Leguet, du
collectif Bassines non merci (BNM),
ces contreparties sont « dérisoires ».
* Professeur agrégé de sciences économiques
et sociales.
Ces puces qui accaparent
montée en puissance d’ici 2024, l’usine ST et sa voisine du groupe Soitec,
également spécialisée dans les semi-conducteurs, devraient consommer près
de 29000 mètres cubes par jour, soit l’équivalent de la ville de Grenoble,
ses 160000 habitants, ses industries, ses labos de recherche, ses activités
municipales ou commerciales. Avec le nouvel agrandissement annoncé, ST
prévoit d’engloutir à terme 33000 mètres cubes par jour.
L’été dernier, la contradiction entre les restrictions d’eau touchant parti-
culiers comme agriculteurs et les besoins grandissants des industriels a
poussé à la création du collectif STopMicro (3) «contre l’accaparement
des ressources par les industriels de la microélectronique ». Présentée
comme un prolongement de la contestation contre les mégabassines de
Sainte-Soline, la manifestation de Crolles n’a néanmoins pas reçu les mêmes
soutiens, notamment de la part des forces politiques de gauche. Les élus
locaux d’Europe Écologie - Les Verts (EELV) n’ont par exemple pas eu la
moindre réaction publique. Le mouvement compte pourtant dans le dépar-
tement deux députés, un sénateur et le maire de Grenoble, M. Éric Piolle.
Des composants que l’on retrouve
dans les satellites de M. Elon
Musk et dans des drones russes
Ce dernier assume s’être félicité de l’agrandissement de ST : « Pour
moi la microélectronique est le premier endroit où on voit une stratégie
industrielle européenne, nous répond-il. C’est réjouissant ! » Pour
M. Piolle, la localisation de ST à Grenoble a « une fonction continentale.
Il y a une dimension géopolitique de réduction de dépendance de l’Eu-
rope. Ne se fournir qu’en Asie, c’est dangereux ». La députée de l’Isère
Cyrielle Chatelain, présidente du groupe écologiste à l’Assemblée natio-
nale, va dans le même sens : « Sur cette question de la réindustrialisa-
tion, on ne peut pas passer son temps à dire “on veut du circuit court,
des bonnes conditions” et dire qu’on ne veut pas produire chez nous.
La production aura lieu, la question est de savoir où elle sera faite et
dans quelles conditions. » Pour les deux responsables, les critiques qui
peuvent s’appliquer aux mégabassines de l’agro-industrie, ne profitant
qu’à « un petit nombre de personnes », ne valent pas pour l’eau
consommée par la microélectronique, puisque « les produits [de ST]
servent à tout le monde », assure M. Piolle. S’ils défendent donc le
développement de ST, M. Piolle et Mme Chatelain insistent aussi
Mégabassines,
Elles s’ajoutent aux mensonges des quatre derniers ministres de l’agri-
culture : « Ils ont même essayé de nous faire croire qu’il s’agissait d’y
retenir l’eau de pluie. » Démasquées, les autorités gouvernementales
ont fini par admettre que l’eau serait pompée dans les nappes phréatiques
en hiver, pour être utilisée durant les mois d’été. « C’est une aberration
écologique, sociale et économique », reprend M. Leguet, qui reproche
aux « apprentis sorciers de la FNSEA » de négliger le rôle central des
eaux hivernales, de minimiser la quantité perdue par évaporation et de
ne pas considérer qu’une eau exposée au soleil se dégrade au point
parfois de devenir inutilisable.
La captation de la ressource
en eau ne bénéficie qu’à
un agriculteur sur vingt
En réponse à leurs détracteurs, les partisans des mégabassines invoquent
une expertise du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM)
à la demande du maître d’œuvre qui conclut aux effets globalement positifs
de ce type d’ouvrage sur le débit des cours d’eau et sur le niveau des nappes
phréatiques (3). La remise en cause de ces conclusions a toutefois conduit
le BRGM à préciser en février dernier qu’il ne s’agissait pas d’une «étude
approfondie ni [d’]une étude d’impact de toutes les conséquences possibles
des prélèvements d’eau envisagés» (4). Le bureau admettait aussi que «la
récurrence de périodes de sécheresse hivernale pourrait conduire de manière
répétée à des niveaux de nappe inférieurs aux seuils réglementaires, compro-
mettant le remplissage des réserves certaines années (5)».
«Finalement, soutient M. Leguet, les
mégabassines laissent croire à des
exploitants qu’avec une solution tech-
nique on pourrait continuer ce genre de
pratique sans rien remettre en cause.»
En réalité, les pompages hivernaux
visent principalement à échapper aux
interdictions préfectorales prises en été,
quand la ressource manque. Cet acca-
(1) Gilles Luneau, La Forteresse agricole. Une
histoire de la FNSEA, Fayard, Paris, 2004.
(2) « Protocole d’accord pour une agriculture
durable dans le territoire du bassin Sèvre niortaise
- Mignon », 18 décembre 2018.
(3) BRGM, « Simulation du projet 2021 de
réserves de substitution de la coopérative de l’eau
des Deux-Sèvres », rapport final RC-71650-FR,
17 juin 2022.
(4) Anne-Morwenn Pastier, « Décryptage du
rapport RC-71650-FR du BRGM sur la
“Simulation du projet 2021 de réserves de substi-
tution de la coopérative de l’eau des Deux-
Sèvres” », www.soulevements.cdn.prismic.io
(5) Note explicative sur l’expertise du BRGM
relative au projet de réserves de substitution dans
les Deux-Sèvres, 13 février 2023.
beaucoup sur la « relocalisation », l’« industrie verte » et le droit de
regard sur les usages. « La logique, c’est faire aussi low-tech [sobre
technologiquement] que possible et high-tech [technologie de pointe]
quand il y a besoin », nous déclare M. Piolle.
Ces intentions correspondent-elles à l’activité industrielle présente à
Crolles? Sur les sites de ST et Soitec, on travaille à la miniaturisation des
circuits intégrés, qui sont désormais de l’échelle de quelques nanomètres
sur les puces électroniques, soit bien plus petits qu’une cellule vivante.
Leurs produits principaux sont des capteurs d’image et, surtout, des micro-
contrôleurs, soit des puces qui intègrent tous les éléments d’un ordinateur.
Autant de «produits en très forte demande dans les domaines de l’auto-
mobile, des objets connectés, de l’intelligence artificielle, de l’automati-
sation», selon ST (4). La «réindustrialisation» se concentre ainsi sur des
applications de précision et des marchés émergents. Les puces produites
à Crolles se retrouvent dans les satellites Starlink de M. Elon Musk, les
voitures autonomes, les ordiphones de dernière génération ou dans quantité
d’armes sophistiquées, comme des drones russes retrouvés en Ukraine,
ST se contentant de répondre qu’elle a cessé ses activités en Russie (5).
Les puces nécessaires pour les usages de base (simple ordinateur, télé-
phonie 3G), à moindre valeur ajoutée, ne sont pas produites en Europe.
Avec 29 000 mètres cubes par jour, les sites de ST et Soitec videraient
le réservoir de Sainte-Soline en vingt-deux jours. L’eau nécessaire pour
le lavage des plaques – qui représente 75 % de l’eau consommée par
ces sites industriels, le quart restant étant essentiellement consacré à
la climatisation – doit être de l’eau ultra-pure, sans la moindre substance
ni autre particule. Sa production nécessite un traitement très énergivore
à base de filtres et de pompes, et donc moins coûteux et moins long
avec une eau de bonne qualité – le site de ST a utilisé 516 gigawattheures
en 2021, soit l’équivalent de la consommation de 230 000 Français (6).
(1) Selon le site spécialisé Infoclipper, www.info-clipper.com. Cf. aussi Forbes, New
York, 21 avril 2022.
(2) « Les Pays-Bas, le pays de l’optimisation fiscale des multinationales », Challenges,
Paris, 30 novembre 2019.
(3) www.stopmicro38.noblogs.org
(4) « Déclaration environnementale 2021, site de Crolles », STMicroelectronics, mars 2022.
(5) « Violation d’embargo sur la Russie : STMicroelectronics refuse de répondre à nos
questions », Observatoire des armements, communiqué du 6 avril 2023.
(6) « Consommation par habitant et par ville d’électricité en France », mise à jour du
27 avril 2023, www.data.gouv.fr

aux sources de la colère
© CORINNE JANIER - WWW.CORINNEJANIER.COM
CORINNE JANIER. – Les trois images de cette double page sont des détails de la peinture murale « Symphonie bleue - Opus 1 »,
(Centre social et culturel Didot à Paris 14e, 2023)
parement de l’«or bleu» ne bénéficie qu’à environ un agriculteur sur vingt :
essentiellement les producteurs de maïs irrigué. Symbole de l’agriculture
intensive, cette céréale est devenue la première produite dans le monde
avec 1 149 millions de tonnes en 2022, devant le blé (803 millions de
tonnes) et le riz (509 millions de tonnes) (6). Elle se singularise par ses
exigences en eau, non pas en volume global, mais parce que l’apport doit
être fourni essentiellement entre juin et août.
Tout commence à la Libération (7), lorsque de graves pénuries
alimentaires conduisent au plan Monnet fixant des objectifs de produc-
tion, une mécanisation de l’agriculture et l’organisation étatique du
crédit, des marchés et des filières. Le gouvernement entend bâtir un
secteur économique moderne, rentable, exportateur et capable de
libérer de la main-d’œuvre pour les usines qui en manquent. Hybri-
dation et sélection des semences doivent permettre d’augmenter les
rendements. Les premières semences de maïs hybride sont d’abord
importées des États-Unis, avant la mise au point de variétés françaises
en 1957, par l’Institut national de la recherche agronomique (INRA,
aujourd’hui Inrae). Ces semences doivent être rachetées chaque année,
mais tiennent toutes leurs promesses en termes économiques. Par la
suite, l’Europe favorise les grandes exploitations notamment avec la
réforme de la politique agricole commune (PAC) en 1992 et l’octroi
l’« or bleu » des Alpes
L’excellente qualité de l’eau de Grenoble – une des seules villes de
France qui n’a pas besoin de traitement – est l’une des raisons principales
de l’installation des industriels dans cette vallée de l’Isère. Problème :
les champs captants de la Romanche et du Drac qui fournissent cette
eau sont situés au sud de la ville, à une trentaine de kilomètres de
Crolles. Lors de l’installation de l’usine il y a trente ans, une conduite
spéciale a été construite par les collectivités locales. Ces dernières
années, celles-ci ont encore investi pour poser des surpresseurs accé-
lérant le débit et pour doubler la fin de la conduite.
Malgré tous ces efforts, l’ouvrage arrive à saturation et les élus se
demandent comment acheminer toujours plus d’eau. Si le maire de Crolles,
M. Philippe Lorimier, milite pour un doublement intégral de la conduite,
la vice-présidente de Grenoble-Alpes-Métropole dédiée au « cycle de
l’eau », gérant les champs captants, ne pense pas que cela soit possible :
« 29 000 mètres cubes, c’est le maximum que l’on puisse faire, assure
Mme Anne-Sophie Olmos. La déclaration d’utilité publique [de 1967]
prévoit des limites de pompage journalier, ajoute-t-elle. On s’approche
de la moitié de ces limites. On ne peut pas aller plus loin, car s’il y a une
grosse casse ou une grosse pollution, un champ doit compenser l’autre.»
Se pensant à l’abri des problèmes d’eau grâce à leur environnement
de montagne, les habitants de Grenoble prennent brutalement conscience
de la vulnérabilité qu’impose le développement industriel. En janvier
dernier, ils ont découvert que la nappe phréatique de la ville elle-même
était profondément polluée. Depuis plusieurs décennies, deux plates-
formes chimiques produisent au sud de l’agglomération chlore, phos-
gène, javel, soude, eau oxygénée ou polyuréthanes. Résultat, l’impor-
tante réserve d’eau disponible sous les pieds des Grenoblois présente
« une qualité chimique dégradée en surface et en profondeur en lien
avec les nombreuses activités industrielles du secteur », selon une étude
commandée par la Métropole (7). Chlorates, perchlorates, hexachlo-
robutadiène, PCE, COHV, pesticides, hydrocarbures, PFAS… de
nombreux composants chimiques rendent cette ressource inutilisable,
même pour un arrosage agricole.
En cause : les multinationales Arkema, Vencorex ou Framatome, mais
surtout l’État, qui a autorisé leurs rejets polluants. Certes, la nappe
concernée se situe en aval des champs captants de l’eau potable, mais
des traces de polluants ont été aussi retrouvées en petite quantité dans
ceux-ci, le puits des Mollots étant situé à moins de cent mètres d’un des
points de rejet autorisés par la préfecture. Cette mise en danger de l’eau
DOSSlER
de subventions en fonction du nombre d’hectares avec, en prime, une
bonification pour l’agriculture irriguée.
De nos jours, en France, on retrouve des multinationales en amont et
en aval de la production agricole. Ainsi l’américain John Deere fournit-
il les tracteurs, l’allemand Bayer les pesticides et le français Limagrain
les semences. Le maïs est ensuite revendu aux grandes coopératives et
multinationales comme Cargill ou Avril, qui le stockent, le transportent,
le transforment et le revendent sur les marchés financiers. Pour M. Basile
Dutertre, porte-parole du collectif Les Soulèvements de la Terre, les
exploitants agricoles sont les premières victimes de ce système : « Ils
se retrouvent surendettés, déracinés de la sagesse de leurs anciens qui
savaient faire avec l’eau, avec la terre, avec le vent, avec les éléments. »
Ces petits exploitants sont selon lui sous l’emprise de la FNSEA,
«acquise aux intérêts des multinationales, du complexe agro-industriel»,
et qui «ne représente pas les intérêts des exploitants de base». Beaucoup
sont condamnés à travailler un nombre incalculable d’heures pour un
revenu dérisoire avec des taux de suicide supérieurs à la moyenne de la
population et de nombreuses maladies professionnelles.
Seuls bénéficient de la situation les « agri-managers » à l’image de
M. Arnaud Rousseau, le nouveau président de la FNSEA, élu le 13 avril
potable a conduit Mme Olmos à faire des signalements au procureur :
« Les rejets polluants sont interdits par la déclaration d’utilité publique
de 1967 [censée protéger les captages], mais ils ont été autorisés par
plusieurs arrêtés [depuis au moins 1986, les derniers datant de 2007 et
2013]!» Ni l’État ni la direction régionale de l’environnement, de l’amé-
nagement et du logement n’ont souhaité répondre à nos questions.
Le décret impérial de 1810
a mis à l’abri les industriels
de leurs voisins inquiets
Situées aussi en amont de la nappe phréatique, les usines de micro-
électronique rejettent également une eau polluée. En 2021, ST utilisait
vingt et une tonnes de produits chimiques par an, se retrouvant en grande
partie dans ses effluents rejetés dans l’Isère. Ce « milieu récepteur » a
beau avoir une forte capacité d’absorption et de dispersion, il recevait
tout de même chaque jour quinze kilos de phosphore, cent vingt kilos
d’azote ammoniacal, soixante-dix kilos de fluorures ou cent cinquante
kilos d’azote (entre autres) (8). Ces pollutions devraient suivre la courbe
de la croissance de l’activité annoncée (9). En outre, ces rejets ne font
l’objet d’aucun contrôle indépendant. ST est seulement tenue de déclarer
les « indicateurs de base » qu’elle « estime les plus représentatifs de son
activité», selon le principe d’écoresponsabilité du Système communautaire
de management environnemental et d’audit (SMEA) qui encadre les décla-
rations environnementales dans l’Union européenne depuis 2001. Impos-
sible donc de connaître les quantités d’autres substances utilisées sur leur
site (tungstène, cobalt, titane ou tantale) et rejetées chaque jour dans
l’Isère. ST assure que ses « effluents sont traités conformément aux régle-
mentations en vigueur». Tout comme l’étaient ceux de l’industrie chimique
ayant entièrement contaminé la nappe phréatique grenobloise ?
L’entreprise insiste sur ses efforts pour «augmenter le taux de recyclage
de l’eau », rejointe dans cette défense par les élus rencontrés, persuadés
de la bonne volonté de la multinationale. Mais les chiffres annoncés, plus
ou moins fantaisistes (40, 50 ou 60 % de recyclage), se heurtent aux limites
inhérentes à ces processus industriels. Grâce à l’excellente qualité de l’eau
grenobloise, STMicroelectronics Crolles est un des sites mondiaux
consommant déjà le moins d’eau par plaquette de puces produite (1,7 mètre
cube). Malgré les promesses de recyclage, ST souhaite augmenter de
19 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
dernier. Diplômé d’une école de commerce, il est producteur d’oléa-
gineux – et de maïs – sur une exploitation de sept cents hectares, soit
dix fois la taille moyenne. Il est aussi maire de Trocy-en-Multien et
président du groupe agro-industriel international Avril, connu pour
l’huile Lesieur, dont le chiffre d’affaires dépassait 9 milliards d’euros
en 2022. Dès son élection, il a défendu le projet à l’égal du gouverne-
ment en affirmant : « Sainte-Soline se fera (8). »
Rentable et compétitif,
le maïs est aussi gourmand
en pesticides et en eau
Mais à quoi servent ces grains d’or ? Avec 15 millions de tonnes
produites par an, la France est le premier producteur de maïs en Europe.
Sur cent grains, à peine dix servent à nourrir directement la population,
le reste est transformé, le plus souvent en nourriture pour animaux
destinés à l’exportation, ou entre dans la fabrication d’emballages, de
biocarburants, etc. Si 40 % de la production est exportée sous forme
brute (9), c’est bien davantage si on s’intéresse au maïs transformé. En
somme, la plus grande qualité du maïs, c’est d’être particulièrement
rentable et compétitif ; son plus gros défaut, c’est d’être gourmand en
pesticides et en eau pendant la période estivale. Dans un contexte de
baisse de sa production mondiale, surtout en raison de la sécheresse,
et d’une hausse spectaculaire de son prix, on comprend alors mieux
l’acharnement à vouloir construire ces mégabassines. Quitte à passer
en force comme à Cram-Chaban (Deux-Sèvres), où cinq réservoirs ont
été construits illégalement par les agriculteurs avec le soutien de l’État
malgré les condamnations répétées des tribunaux.
À Sainte-Soline, il s’agit pour les militants écologistes d’empêcher
l’extension du modèle agro-industriel porté par la filière du maïs et incarné
par la multiplication d’ouvrages géants de ce type. « L’art d’être paysans
a été dégradé, souillé par ce complexe agro-industriel au profit des multi-
nationales, conclut M. Dutertre. [Celles-ci] ne nourrissent pas la popu-
lation, et nous enferment dans un système qui est en train de détruire la
planète et rend les gens obèses…» Les risques de surpoids liés à la consom-
mation d’aliments transformés riches en sucre et notamment en amidon
de maïs doivent en effet être pris en considération dès le plus jeune âge.
Déjà une autre bataille s’annonce, avec le départ à la retraite de la
moitié des agriculteurs actuels dans les dix ans à venir. Si l’agro-industrie
devait reprendre l’essentiel des terres vouées à changer de main, les
effets sur notre autonomie alimentaire et la destruction du vivant pour-
raient être considérables.
S YLVAIN L EDER .
(6) Conseil international des céréales, www.igc.int
(7) Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, Semences : une histoire politique. Amélioration
des plantes, agriculture et alimentation en France depuis la seconde guerre mondiale,
Charles Léopold Mayer, Paris, 2012.
(8) France Info, 14 avril 2023.
(9) « Des chiffres et des céréales. L’essentiel de la filière », Intercéréales, Paris, 2022,
www.publications.intercereales.com
190 % la quantité d’eau consommée par rapport à 2021. Le 17 février 2023,
la mission régionale environnementale Auvergne-Rhône-Alpes rendait
un avis très critique sur l’extension du site, fustigeant notamment les
« nombreuses lacunes » du dossier présenté par la multinationale : « Le
projet lui-même n’est pas suffisamment décrit, l’état initial relatif à la
consommation d’eau, l’état des ressources en eau, les rejets aqueux et
atmosphériques (…). Le dossier ne permet pas d’appréhender correcte-
ment les incidences du projet sur l’environnement (10). »
Comment expliquer l’indulgence de l’État pour les demandes et les
nuisances des industriels? Dans L’Apocalypse joyeuse (Seuil, 2012, réédité
en format poche en 2020), l’historien Jean-Baptiste Fressoz explique
comment le décret impérial de 1810, à l’origine de notre actuelle régle-
mentation sur les installations industrielles, a façonné des normes environ-
nementales favorables aux entrepreneurs. Pour les nuisances, on passe d’un
régime de police locale (avec des sanctions qui pouvaient être pénales) à
un régime centralisé, administratif et reposant sur des experts. Le promoteur
dudit décret, Jean-Antoine Chaptal, ancien industriel de la chimie, résumait
l’avantage de la situation : «Avant, le sort des fabriques était pour ainsi
dire à la merci d’un voisin inquiet.» Avec ce décret, une fois l’industrie
établie, précisait-il, «le gouvernement lui doit protection : du moment qu’elle
existe, il ne s’agit plus d’examiner s’il a été avantageux de l’introduire».
Aujourd’hui, toute réglementation environnementale passe devant le Conseil
supérieur de la prévention des risques technologiques, où siègent princi-
palement des technocrates et des représentants des industriels.
Si cette forme de réindustrialisation a un mérite, c’est celui de rappeler
aux consommateurs occidentaux les nuisances bien matérielles de la
« dématérialisation » et de l’économie numérique. Même si l’essentiel
des dégâts environnementaux et sanitaires de ce secteur – de l’extraction
des métaux rares aux poubelles de déchets électroniques – continue
d’impacter, au premier chef, les pays pauvres.
R AÚL G UILLEN ET V INCENT P EYRET .
(7) « Réalisation d’un état des lieux sur la qualité des eaux souterraines des masses d’eau
alluviales FRDG372 et FRDG371 de l’agglomération grenobloise (38) », Antea Group, 2022.
(8) Selon nos calculs basés sur la déclaration environnementale 2021 du site de Crolles,
STMicroelectronics, mars 2022.
(9) « Comment STMicro pollue l’eau », Le Postillon, n° 68, Grenoble, printemps 2023.
(10) Avis délibéré n° 2022-ARA-AP-1475, mission régionale d’autorité environnementale
(MRAE), 17 février 2023.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
20 DOSSlER

Guerre entre États…

Parmi les conséquences géopolitiques du dérèglement
climatique, on cite souvent l’hypothèse d’un conflit armé
entre deux ou plusieurs pays pour le contrôle de ressources
hydriques de plus en plus rares. Déjà, en juin 1972
à Stockholm, des militants écologistes interrompirent
brièvement les travaux du premier sommet de la Terre,
organisé sous l’égide de l’Organisation des Nations unies
(ONU), afin d’alerter contre ce risque. Mais la guerre pour Population n’ayant
l’eau est-elle inéluctable ? On relèvera que la planète pas d’accès sécurisé
n’a pas connu pareil cas au cours des dernières décennies. à l’eau potable
en pourcentage
Certes, des tensions persistantes existent sur tous
les continents et sont susceptibles de se transformer en 0 à 2,5
conflits ouverts. L’un des exemples emblématiques se situe 2,5 à 5
en Afrique, l’Égypte n’écartant pas l’usage de la force, 5 à 10
notamment aérienne, contre le grand barrage de 10 à 20
la Renaissance que construit l’Éthiopie sur le cours du Nil 20 à 40
Bleu. Ce principal affluent du Nil assure 97 % de 40 à 60 L’accès à une eau potable
la consommation égyptienne d’eau douce, et Le Caire gérée en toute sécurité n’est pas assuré pour
Absence plus de 25 % de la population mondiale,
estime avoir un droit de regard sur tout ce qui passe en de données qui doit s’approvisionner en eau à partir
amont de sa frontière. Mais, derrière les discours d’un puits ou d’une source non protégée,
bellicistes, c’est toujours la négociation et la diplomatie Source : Aqueduct 3.0, ou directement à partir d’une rivière, d’un
World Ressources Institute, 2019. canal, d’un barrage, d’un lac ou d’un étang.
qui priment. Les États-Unis, la Russie et les monarchies
du Golfe tentent de convaincre les deux parties, auxquelles
il faut ajouter le Soudan, qu’elles ont tout intérêt
à s’entendre autour de cette ressource commune. On
retrouve cette approche conciliatrice dans de nombreux
autres différends, comme, par exemple, celui qui oppose
la Turquie à l’Irak et à la Syrie à propos de l’Euphrate et
du Tigre. La guerre de l’eau n’aura peut-être pas lieu… Principaux événements violents
liés à l’eau depuis 2000
Ukraine – En février 2022,
un barrage sur le fleuve
2000-2019
Philippines –
Dnipro est ouvert pour Le 4 mai 2019, 2020-2022
inonder des terres et ralentir Kirghizstan – En 2020, un système d’adduction
France – Plus de deux cents l’avancée des blindés russes. d’importants affrontements d’eau est détruit lors Différend interétatique
blessés le 25 mars 2023, éclatent entre Kirghizes
dont deux dans le coma, et Ouzbeks au sujet
d’une attaque dans Différend intra-étatique
les Camarines du Sud.
après les affrontements de l’accès à l’eau.
et les charges des forces L’accès à l’eau...
de l’ordre à Sainte-Soline. Chine – Des centaines
d’Ouïgours sont arrêtés ... source première d’accrochage
après la mort de sept ouvriers Différend sur l’accès économique ou physique
chinois sur un barrage à l’eau, le contrôle de la ressource ou des
États-Unis
États-unis Syrie Afghanistan le 20 mai 2013. systèmes d’approvisionnement.
Honduras – Depuis 2010, les Algérie Palestine Iran
opposants à l’extension d’une Irak ... arme de guerre
mine menaçant des sources Privation d’accès à l’eau utilisée
d’eau dans le parc national Libye comme moyen de pression ou comme arme
Mexique Carlos Escaleras comptent plus Égypte
Pakistan dans un conflit violent.
de cent morts dans leurs rangs. Inde
... dégât collatéral
Mali Tchad Soudan
Sénégal Ressources en eau ou systèmes
Guatemala Venezuela d’approvisionnement cibles intentionnelles
ou fortuites de la violence dans un conflit.
Yémen – Durant l’hiver
Colombie – Soudan Éthiopie 2021-2022, la coalition
Le 21 novembre 2018, du Sud dirigée par l’Arabie saoudite Événements combinant
l’attaque d’un oléoduc bombarde plusieurs réservoirs plusieurs aspects
à Boyacá pollue Guinée – Le 17 mai 2021, et canalisations d’eau.
un cours d’eau. onze villageois sont blessés Bangladesh – Fin décembre = +
par balle lors d’une bataille 2020, deux morts et plus de = +
pour l’accès à un point Kenya – Autour du cinquante blessés dans un
d’eau contesté. 25 décembre 2021, onze différend portant sur le = +
Bolivie – Le 23 octobre tués et trois cents familles contrôle des ressources en
2021, à Capinota, trois déplacées dans le comté de eau dans l’Itna Upazila.
blessés lors d’affronte- Marsabit dans des affronte-
ments entre agriculteurs ments portant sur la rareté
et mineurs de Sicaya Afrique du Sud – Le 20 mai de l’eau et des pâturages.
pour le contrôle 2019, deux manifestants
de la rivière Arque. contre le manque d’accès
à l’eau à Henley sont blessés
par la police.
Chili

Sources : Pacific Institute - The World’s Water,
« Water conflict chronology »
(www.worldwater.org/conflict/map/) ;
Natural Earth (www.naturalearthdata.com).
Seuls figurent les événements violents (causant des blessures ou des décès) ou potentiellement violents (menaces de violence
y compris des menaces verbales, des manœuvres militaires et des démonstrations de force). Ne figurent pas les cas d’impacts
négatifs associés aux décisions de gestion de l’eau (tels que les populations déplacées par la construction d’un barrage) ou les
impacts d’événements extrêmes tels que les inondations ou les sécheresses. Les faits cités le sont à titre d’exemples.

C ARTOGRAPHIE : C ÉCILE M ARIN .

… mainmise
des multinationales
On ne compte plus les initiatives multilatérales pour que
le monde se dirige vers une gestion plus concertée des
ressources hydriques. En mars, l’ONU a ainsi organisé une
conférence mondiale dédiée à l’eau douce. Un événement
qui a réuni cent cinquante États et une dizaine de milliers
de participants dans le cadre, pour qui l’ignorerait, de
la décennie internationale d’action « L’eau et le
développement durable (2018-2028) ». Contrairement aux
océans, qui font l’objet d’un accord mondial de protection,
adopté aussi en mars, l’eau douce, soit à peine 2,5 % de
l’hydrosphère, ne bénéficie d’aucun texte majeur encadrant
à la fois son usage, son partage et sa préservation, même si
l’ONU a entériné en 2010 le fait que l’accès à l’eau potable
fait partie des droits humains. L’urgence climatique et Stress hydrique
la multiplication des sécheresses, y compris dans les zones Très faible
tempérées, poussent les États à l’adoption d’un document Faible
plus ambitieux. Mais le chemin pour y parvenir est semé Modéré
d’embûches. Les multinationales de l’eau sont présentes Élevé
à tous les niveaux de discussion, de manière directe ou par Très élevé
le biais de lobbyistes et d’organisations non Région aride et/ou
faible utilisation de l’eau Le stress hydrique
gouvernementales de façade. L’objectif de cet entrisme mesure le rapport entre les prélèvements d’eau et
est simple : empêcher qu’un texte international bride Absence les réserves renouvelables d’eau de surface et d’eau
de données souterraine disponibles. Un ratio plus élevé indique
la marchandisation de l’eau et des réserves aquifères. une plus grande concurrence entre les utilisateurs.
Source : Aqueduct 3.0, Il est calculé par sous-bassin hydrique, à partir des
A KRAM B ELKAÏD . World Ressources Institute, 2019. ressources moyennes de la période 1960-2014.
 21 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023

U NE FICTION ITALIENNE AU CŒUR DES « ANNÉES DE PLOMB »

Aldo Moro, une vie et deux morts

Quel chemin peut emprunter la fiction pour aborder le

© ADAGP, PARIS, 2023 / SIAE - FONDATION LUCIO FONTANA, MILAN - PHOTOGRAPHIE : BPK, BERLIN - RMN-GRAND PALAIS
meurtre, par les Brigades rouges, de l’un des plus illustres
hommes politiques de l’Italie d’après-guerre ? Il y a près de
vingt ans, le réalisateur Marco Bellocchio mettait en scène
le côté «intérieur» du rapt. Sa récente minisérie sur le même
sujet repose sur un autre credo. La réalité est restituée pour
ce qu’elle est : une succession d’illusions ou de folies.

PAR EUGENIO RENZI *

Q U’ont en commun le réalisateur

Marco Bellocchio et l’homme politique
Aldo Moro ? Moro a été un des hommes
d’État les plus influents de l’après-guerre.
Bellocchio a fait le pont entre le néoréa-
lisme et la Nouvelle Vague, inventant un
cinéma moderne dont il a accompagné
l’évolution à travers les mille et une crises
de l’industrie, le réinventant tout en restant
fidèle à sa trinité personnelle : la famille,
la religion, la maladie mentale. Moro était
catholique, Bellocchio plutôt anticlérical.
L’un était un homme d’État. L’autre a
défilé avec ceux qui voulaient abattre le
système. Ils appartiennent à deux généra-
tions différentes mais, en un sens, sont nés
à deux ans d’intervalle. Moro, dirigeant
de la Démocratie chrétienne, a vu le jour
politiquement en 1963 avec le gouverne-
ment qu’il présidait, le premier depuis
l’après-guerre à intégrer des ministres
socialistes – chef-d’œuvre politique grâce
auquel il a réussi à rompre l’unité de la
gauche, à marginaliser l’extrême droite et
à garantir quinze ans de domination à lui-
même et à son parti. Bellocchio est né
cinématographiquement en 1965 avec Les
Poings dans les poches, où un drôle d’an-
tihéros, réplique du Smerdiakov des
Frères Karamazov dans la province ita-
lienne de Piacenza, décide de tuer sa pro-
pre mère. Tous deux se sont confrontés
aux conflits de leur époque : l’homme
politique pour les estomper, le cinéaste
pour les exalter. Dans le même pays et au
cours des mêmes années, leurs deux car-
rières ont donc avancé parallèlement.
Elles ont fini par se rencontrer en
2003, quand Bellocchio réalise Buon-
giorno, notte, fiction sur l’enlèvement
et le meurtre de Moro par les Brigades
rouges. Printemps 1978, l’homme poli-
tique est kidnappé alors qu’il se rend au
* Critique de cinéma.
Parlement, où les députés doivent débat-
tre du vote de confiance au nouveau gou-
vernement, auquel le Parti communiste
italien, dans le cadre du « compromis
historique », va apporter un soutien
externe. Les cinq gardes de son escorte
sont éliminés, le président est conduit
dans un appartement de la banlieue
romaine. Enfermé dans une pièce
secrète, il est soumis à un procès som-
maire, interrogé par le chef des briga-
distes Mario Moretti – notamment autour
du rôle joué par les services secrets dans
la répression du mouvement ouvrier. Le
procès débouche sur sa condamnation à LUCIO FONTANA. – « Concetto Spaziale, Attese (59 T 132) » (Concept spatial, attentes), 1959
mort. S’ensuit une longue négociation,
qui se termine par son exécution. Le culminant, les images d’archives de la ple, a réagi à l’assassinat de Moro en tre souvent chez Bellocchio : un homme
corps est retrouvé dans une rue du centre Résistance italienne, les images de la imaginant ce qui se serait passé si, au intégré dans le système social, parfaite-
de Rome, abandonné à mi-chemin entre télévision et celles de Bellocchio lui- lieu de l’exécuter, les Brigades rouges ment à l’aise dans son rôle de notable,
le siège de la Démocratie chrétienne et même se télescopaient dans l’esprit de l’avaient libéré. Le résultat de cette éla- mais prisonnier de son immobilité, inca-
celui du Parti communiste italien. On la brigadiste Chiara. Laquelle en tirait la boration collective du deuil fut la confu- pable d’amour comme de haine, opposé
pourrait dire que Buongiorno, notte met- conclusion suivante : Moro est un pri- sion du désir avec la réalité, et la création à tout véritable changement. C’est le
tait en scène le côté « intérieur » de l’en- sonnier politique ; or les prisonniers poli- d’un Moro fictif : un homme qui, s’il frère aîné des Poings dans les poches
lèvement, un huis clos familial se tiques sont des résistants ; nous, briga- avait été libéré, aurait déstabilisé le cadre ou le juge campé par Michel Piccoli du
concentrant sur les confessions du per- distes, sommes donc comme les politique. Cela n’est pas sans ironie si on Saut dans le vide. Certes, Moro s’ouvre
sonnage de Chiara, inspiré par le livre fascistes. Par ces étranges syllogismes, considère que le Moro réel fut, pendant aux communistes mais, comme il l’ex-
autobiographique Le Prisonnier de la Bellocchio donnait une forme cinémato- toute sa vie, et grâce à son infatigable plique patiemment au pape, uniquement
brigadiste Anna Laura Braghetti, mais graphique aux délires d’une époque. Une talent de médiateur, le garant de la sta- pour reconduire le même gouvernement
retranscrit dans l’univers intellectuel et partie de la gauche italienne, par exem- bilité du pouvoir. et la même politique. Le Moro prison-
esthétique de Bellocchio. nier que l’on découvre dans le dernier
épisode est également un personnage
Aujourd’hui, près de vingt ans plus Il n’y a pas d’aube « bellocchien », mais tout à fait opposé
tard, Bellocchio remet en scène l’enlève- au premier. C’est l’acteur voyou inter-
ment dans une minisérie de six épisodes
intitulée Esterno notte, récemment diffu-
sée en France par Arte. Chaque épisode
L A puissance de l’imagination, mise
par Bellocchio à la fin de Buongiorno,
Le cinéma italien a souvent péché par
naïveté, notamment lorsqu’il a mis en
prété par Michele Placido, encore dans
Le Saut dans le vide, ou le peintre Pic-
ciafuoco du Sourire de ma mère. C’est
est centré sur un personnage : Moro avant notte, est le point de départ d’Esterno scène le personnage de Moro – chez un insurgé, un destructeur, un révolté.
l’enlèvement, le ministre de l’intérieur notte. Avec une différence cruciale. Au Elio Petri, dans le film tiré du roman de Les deux Moro sont des fous. La folie
Francesco Cossiga, le pape Paul VI, la terme du film de 2003, Bellocchio inven- Leonardo Sciascia Todo modo (1976), du premier est celle que Bellocchio iden-
brigadiste Adriana Faranda, l’épouse de tait une sortie poétique du drame : Moro, ou chez Giuseppe Ferrara, dans L’Af- tifie à la bourgeoisie, au catholicisme et
Moro, et enfin Moro prisonnier. Film et abandonné par les brigadistes dans faire Moro (1986) : un cinéma qui se à la famille traditionnelle, à ceux qui se
série partagent le mot « nuit ». Une réfé- Rome, errait heureux dans l’air pur du présente comme un travail de contre- soumettent à des institutions folles. La
rence à la « nuit de la république » – titre matin. C’est d’une manière autrement enquête, avec la prétention de dévoiler folie du Moro prisonnier est en revanche
d’une émission populaire de 1986 du plus sombre qu’Esterno notte rejoue la des complots et de rétablir la vérité. Bel- celle, créative et iconoclaste, de l’artiste
journaliste Sergio Zavoli, entré dans le libération fictionnelle de Moro. Ce der- locchio, de son côté, a toujours consi- qui s’oppose à cette société. Esterno
langage commun. Ce qui suggère que nier se réveille dans une chambre d’hô- déré que le propre du cinéma n’est pas notte imagine un Moro qui réussit à se
Bellocchio n’a pas changé d’avis sur le pital, traité comme un aliéné, entouré de d’affirmer le vrai, mais plutôt de passer défaire, non pas politiquement mais per-
fait que l’assassinat de Moro constitue un ses anciens camarades de parti qui s’ap- d’une illusion à une autre ou, dans les sonnellement, de son propre catholi-
point de non-retour. Alors, pourquoi reve- prêtent à devenir ses nouveaux geôliers. termes du cinéaste, d’une folie à une cisme et parvient enfin à extérioriser ses
nir à Moro ? Off, sa voix accuse la Démocratie chré- autre. C’est de ce passage qu’il est ques- émotions réprimées, et notamment la
tienne d’avoir voulu sa mort. Le chemin, tion dans Esterno notte. Le Moro que haine envers son camarade de parti Giu-
Buongiorno, notte était, dans son trai- ici, va de l’extérieur à l’intérieur, il n’y l’on présente dans le premier épisode lio Andreotti. Il est enfin libre, ou bien
tement, un film onirique. En son point a pas d’aube. est un personnage comme on en rencon- prisonnier d’une autre folie.

Séance e-cinema
Le 13 juin, à 20 heures, sur www.cine-
mutins.com, séance VOD thématique
« Des idées de patrons » : rencontre avec
Brice Gravelle, réalisateur du film Des
idées de génie ? Dans les bagages d’un
grand patron. Avec des extraits de films.
En partenariat avec Les Mutins de Pangée
(coopérative de production). (Informations
pratiques sur le site de l’association.)
AUVERGNE-RHÔNE-ALPES
GRENOBLE. Le 13 juin, à 18h30, bibliothèque
Centre-Ville : « Contre-révolution, le prisme
latino-américain », avec Renaud Lambert.
(amd38gre@gmail.com)
LYON. Le 1 juin, à 19h45, cinéma Gérard-Phi-
er
lipe, Vénissieux : projection du film d’Audrey
Ginestet Relaxe, suivie d’un débat avec Jean-Chris-
tophe Berlioz, magistrat. (catherine.chauvin
@wanadoo.fr)
BRETAGNE
RENNES. Le 6 juin, à 19 heures, à la Maison
des associations : rencontre avec Hélène Richard
à propos du Manière de voir n° 188 « Ukraine.
Jusqu’où l’escalade ? » (avril-mai 2023). Le avec Ariane Denoyel autour de son article
22 juin, à 18 h 45, au café associatif des Gallets : « Covid, vaccins et science aux origines d’une
« café-Diplo », suivi d’un repas. Inscriptions sur défiance » (avril). (eveleveque@wanadoo.fr)
le site de l’association. (amd.rennes@gmail.com)
NOUVELLE-AQUITAINE
CENTRE-VAL DE LOIRE
GIRONDE. Le 20 juin, à 19h30, au théâtre le
TOURS. Le 16 juin, à 20 h 30, au Foyer des Levain, à Bègles : «café-Diplo». Le 23 juin, à
jeunes travailleurs : « Le problème de l’eau ».
20 heures, à la Maison des associations, à
Le 22 juin, à 19 heures, sur Radio Béton (93.6), Libourne : « café-Diplo » (amis.diplo33@
présentation du Monde diplomatique du mois.
gmail.com)
(pjc.arnaud@orange.fr)
LA ROCHELLE. Le 8 juin, à 19h30, à la librai-
GRAND-EST rie Les Rebelles ordinaires : rencontre avec Nico-
METZ. Le 8 juin, à 18 h 30, petite salle des las Framont pour son livre Parasites (Les Liens
Coquelicots : « Les soulèvements de la Terre, qui libèrent). (jose.dacunha@netc.fr)
de quoi s’agit-il ? ». Le 13 juin, à 20 heures, POITIERS. Le 6 juin, à 20 heures, au Baudet :
cinéma Le Klub : projection du film de Clara
réunion des AMD 86. Le 12 juin, à 20 heures,
López Rubio et Juan Pancorbo Hacking Justice au Toit du monde : « Dans la classe des
– Julian Assange, suivie d’un débat. (pollmann5
Freinet : “Nous préparons des lutteurs” », avec
@univ-lorraine.fr) Laurence De Cock. En partenariat avec le
groupe de la Vienne de l’Institut coopératif
HAUTS-DE-FRANCE de l’école moderne. (dominique.leblanc
LILLE. Le 29 juin, à 18 h 30, salle d’honneur @wanadoo.fr)
de la mairie de Faches-Thumesnil : « Les pol- SALIES-DE-BÉARN. Le 6 juin, à 20h30, au
lutions industrielles en Hauts-de-France », avec cinéma Le Saleys : projection du film de Fabien
Marie-Christine Blandin. (amdnord@yahoo.fr) Mazzocco De l’eau jaillit le feu, suivie d’un débat
avec Sylvain Leder. (parrabieaubies@free.fr)
ÎLE-DE-FRANCE
PARIS. Le 22 juin, à 19 h 30, aux Amarres : ren- OCCITANIE
contre avec Ariane Bonzon autour de son article
« La démocratie turque en suspens » (mai). ALBI. Le 12 juin, à 19 heures, à APF France
handicap, bâtiment B1, projection du film
(amis.diplo.75@gmail.com)
Debout les femmes, de François Ruffin, suivie
SEINE-SAINT-DENIS. Le 15 juin, à d’un débat. (patlemaoult@orange.fr)
19 heures, à la Belle Étoile, à Saint-Denis : ren-
contre avec Evelyne Pieiller, pour son livre AUDE. Le 2 juin, à 20 h 30, à la médiathèque
de Cépie : « Les langues régionales », avec
Mousquetaires et Misérables. Écrire aussi
grand que le peuple à venir : Dumas, Hugo, Philippe Descamps. Le 4 juin, à 17 h 30, Théâ-
Baudelaire et quelques autres. En partenariat tre + Cinéma, à Narbonne : projection du film
avec Jolie Môme. (amis.diplo.93@gmail.com) Le Paradis, suivie d’un débat avec le réalisa-
teur Zeno Graton. Le 5 juin, à 20 heures, au
YVELINES. Le 10 juin, à 14 heures, salle Mont- cinéma Le Colisée à Carcassonne : projection
golfier, hôtel de ville de Versailles, rencontre du film Le Paradis, suivie d’un débat avec le
réalisateur Zeno Graton. Le 6 juin, à 18 heures,
médiathèque de Conques-sur-Orbiel : rencon-
tre avec Pauline Perrenot pour son livre Les
Médias contre la gauche (Agone). Le 9 juin, à
18 heures, espace de vie sociale l’Équipage, à
Limoux : rencontre avec Fabienne Brutus pour
son livre Cassos (Cerisier) (contact@amisdi-
plo11.org). Le 13 juin, à 18 heures, média-
thèque de Conques-sur-Orbiel, rencontre
autour du Manière de voir n° 188 « Ukraine.
Jusqu’où l’escalade ? » (avril-mai 2023), avec
Hélène Richard.
PERPIGNAN. Les AMD 66 se réunissent
chaque troisième jeudi du mois, à 19 h 15, au
Casal de Perpinyà, pour discuter du dernier
numéro. (amisdiplo66@gmail.com)
TOULOUSE. Le 2 juin, à 20 heures, au
cinéma Utopia de Borderouge, projection du
film de Fabien Mazzocco De l’eau jaillit
le feu, suivie d’un débat avec Geneviève
Azam et Sylvain Leder. Le 6 juin, à 18 heures,
salle du Sénéchal : « Inflation, crise bancaire,
récession… La plomberie financière
dans l’impasse », avec Renaud Lambert. Le
13 juin, à 20 h 30, au Bijou : restitution
du bilan public de l’Atelier des territoires,
suivie d’un débat sur « Un “futur désirable”
pour l’aéroport de Toulouse ? ». (jpcremoux
@orange.fr)
PAYS DE LA LOIRE
ANGERS. Le 15 juin, à 19 heures, au café Oh
Puces : «café-Diplo» sur le thème «Le féminisme.
De l’oppression des femmes à la remise en cause
de la condition humaine». (mfranssen@orange.fr)
LA ROCHE-SUR-YON. Le 3 juin, à 10 heures,
au Champ libre : « café-Diplo » autour de deux
articles du numéro de mai : « Une guerre
froide 2.0» d’Evgeny Morozov et «Brutalisation
de l’ordre manifestant » de Laurent Bonelli.
(michelmerel54@laposte.net)
NANTES. Le 22 juin, à 19 heures, au café Le
Flesselles : « café-Diplo » autour de trois articles
du numéro de mai, « La honte et la faim »
de Benoît Bréville, «Au milieu coule
le Mékong» de Louis Raymond et «Le bonheur,
une affaire d’État ? » de Frédéric Lebaron.
(claudie.desfosses@orange.fr)
PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR
AIX-EN-PROVENCE. Le 8 juin, à 19 heures,
au centre social du Jas-de-Bouffan nord : «Au-
delà de l’emploi, pour de nouvelles consciences
et légitimités collectives », avec Pierre Bachman
et Daniel Faïta. (d.bruet@orange.fr)
AVIGNON. Le 16 juin, à 18 h 30, au Fenouil à
vapeur : « La vulnérabilité et l’adaptation des
forêts méditerranéennes au changement clima-
tique », avec Hendrik Davi. (ballaylavallee@
gmail.com)
MARSEILLE. Le 8 juin, à 19 heures, librairie
Transit : rencontre avec Christophe Ventura pour
son livre Géopolitique de l’Amérique latine
(Eyrolles). (gerald.ollivier1@gmail.com)
NICE. Le 8 juin, à 19h45, Chez Pauline : «café-
Diplo » autour de deux articles du numéro de
mai, « De l’eau dans le gaz » de Pierre Rimbert
et «Brutalisation de l’ordre manifestant» de Lau-
rent Bonelli. (diplo@geller-conseil.eu)
HORS DE FRANCE
GENÈVE. Le 13 juin, à 18 h 30, à la Maison
des associations : « café-Diplo » autour de l’arti-
cle de Constant Léon « L’Arménie en quête de
soutien » (mai). (gardondenis@gmail.com)
LUXEMBOURG. Le 22 juin, à 18 h 15, au
Casino syndical de Bonnevoie (salle 103) :
discussion autour de l’article de Catherine
Kessedjian et Anne-Thida Norodom « Qui
fabrique le droit international ? » (mai).
(amdluxembourg@gmail.com)

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr

JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
22
T RICHERIES , MONTRES

Sombres dessous
Durant deux ans et demi, Patrick Remacle et Thierry International Sports & Football Manage-
ment SA. En 2017, sept ans après avoir
Luthers ont enquêté sur les dérives du football belge. Des commencé son activité, il pouvait déclarer
dizaines de personnes ont accepté de briser l’omerta qui tout sourire à la télévision : « Je suis le
joueur de football le mieux payé de Bel-
règne habituellement dans ce milieu. Les deux journalistes gique (1). »
ont eu accès à des pièces confidentielles importantes,
notamment les auditions du premier repenti de l’histoire Après plusieurs mois d’enquête, l’opé-
ration « Mains propres » passe à la
judiciaire belge, M. Dejan Veljkovic, agent de joueurs. vitesse supérieure. Le 10 octobre 2018,
quarante-quatre perquisitions sont
menées en Belgique, et dix autres ont
lieu à l’étranger – en France, au Luxem-
PAR PATRICK REMACLE * bourg, à Chypre, au Monténégro, en Ser-
bie et en Macédoine –, coordonnées par

P
Eurojust (l’Agence de l’Union euro-

© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : GRAFILUCE - COURTESY ALFONSO ARTIACO, NAPLES

OUR l’observateur qui pénètre pour
la première fois dans le milieu du ballon
rond en Belgique, une réalité saute
immédiatement aux yeux : tout le
monde se connaît. Le pays est petit évi-
demment, et cela facilite les choses.
Mais le monde du football belge est bien
plus petit encore. Et c’est dans cet envi-
ronnement consanguin qu’au fil des ans
ont fructifié de larges dérives finan-
cières, enfantant ce qu’on a appelé le
scandale du « Footbelgate ».
Tout commence fin 2017. La cellule de
traitement des informations financières
(CTIF), qui dépend du ministère des
finances, apprend l’existence de vingt-
sept comptes en banque liés à une seule
personne dans une agence bancaire à Has-
selt, dans la province du Limbourg. La
CTIF informe le parquet fédéral. Un juge
d’instruction est nommé, une enquête
ouverte : c’est l’opération « Mains pro-
Rétrocommissions bien rodées
pres », en référence à l’enquête « Mani
pulite » qui visa, au début des
années 1990, diverses personnalités ita-
liennes (ministres, députés, sénateurs,
dirigeants d’entreprise…), mettant au jour
un vaste système de corruption.
L’individu lié aux vingt-sept comptes
est bientôt mis sur écoute. Il s’agit de
M. Dejan Veljkovic, un ancien footballeur
devenu agent de joueurs. D’origine serbe,
il vit alors en Flandre depuis plusieurs
années. Lors des écoutes, les enquêteurs
notent avec un certain étonnement que
M. Veljkovic et ses interlocuteurs parlent
totalement librement au téléphone. Pas
de messageries cryptées ni de mots
codés : ils évoquent tranquillement des
sommes d’argent, des rétrocommissions,
des montages financiers, des achats de
matchs. « Ils semblent tous trouver cela
parfaitement normal », relève un policier
dans une note de synthèse.
péenne pour la coopération judiciaire en
matière pénale). Elles touchent plusieurs
clubs de football, des dirigeants, des
agents, des arbitres, un ancien avocat,
un cabinet comptable, un entraîneur et
des journalistes. Le parquet fédéral pré-
cise alors dans un communiqué qu’« un
grand nombre de personnes ont été pri-
vées de leur liberté et emmenées pour
une audition approfondie ».
Chez M. Mogi Bayat, où les membres
des forces spéciales pénètrent en enfon-
çant la porte, l’arme au poing – l’enquête
préalable a démontré que l’individu pou-
vait être violent –, la perquisition va durer
huit heures. Dans une chambre de l’im-
mense villa, les enquêteurs découvrent
deux femmes de nationalité roumaine,
employées non déclarées. Dans une autre
pièce, ils trouvent des piles de papiers
aux noms de clubs de football, des dos-
siers de joueurs et des factures d’un bijou-
tier bruxellois. Sept voitures de luxe sont MICHEL FRANÇOIS. – Sans titre, 2023
stationnées dans le garage. Le sac à main
de l’épouse de M. Mogi Bayat contient illégal visant à maximiser ses profits au (surnom de l’équipe nationale), dont le
7 500 euros en liquide. Mais ce qui
intrigue le plus les policiers, c’est la
détriment de clubs. Pour les montres, on
parle de carrousel à la taxe sur la valeur
gardien du Real Madrid Thibaut Courtois,
a ainsi été mis en examen en septem-

B IEN vite, les écoutes et les filatures

font apparaître d’autres protagonistes. En
particulier M. Arnaud (dit « Mogi »)
Bayat, le principal agent en Belgique. Sa
famille a fui l’Iran après la chute du chah
pour s’installer dans le sud de la France.
Avec son frère Robert (dit « Mehdi »), ils
ont ensuite rejoint en Belgique leur oncle
Abbas, un homme d’affaires à l’époque
* Journaliste. Auteur, avec Thierry Luthers, du
documentaire télévisé d’investigation Le Milieu du
terrain (2021).
propriétaire et président du Sporting de
Charleroi (2000-2012). M. Mehdi Bayat
finit par racheter ce club en 2012, tandis
qu’en 2010 M. Mogi Bayat devient agent,
opérant non seulement en Belgique mais
aussi à l’étranger, où il est proche des diri-
geants des clubs de Nantes en France, de
Watford au Royaume-Uni et d’Udine en
Italie. Dans le royaume, il gère la carrière
de footballeurs dans une dizaine de clubs.
Il a fondé pour cela deux entreprises : la
société belge Creative & Management
Group et la société luxembourgeoise
découverte de boîtes de montres de luxe
– près de deux cents –, pour la plupart
vides, pour un montant potentiel estimé
ajoutée (TVA) (3), mais pas seulement.
Le parquet suspecte que des montres aient
aussi servi à « fluidifier » la conclusion
à 8 millions d’euros. « Mon client est col- de transferts de joueurs, selon un système
lectionneur de boîtes de montres de luxe de rétrocommissions au fonctionnement
depuis toujours. C’est son droit », justi- bien rodé : un club A achète un joueur au
fiera, dans une sortie mémorable, l’avocat club B, pour une indemnité de transfert
de l’agent, Me Jean-Philippe Mayence (2). convenue entre eux. L’agent impliqué ou
plutôt les agents, car ils sont souvent
M. Mogi Bayat est arrêté et passe qua- plusieurs, reçoivent une commission sous
rante-huit heures en détention préventive. la forme d’un pourcentage du montant de
Il sera ensuite incarcéré quarante-six jours cette transaction. Ils rétrocèdent alors une
à la prison de Louvain. La justice le soup- partie de leur commission à un ou
çonne d’avoir mis sur pied un système plusieurs individus ayant facilité la
transaction, par exemple le manageur
sportif du club A. Cette rétrocommission
est discrètement payée en cash, ou à tra-
vers des contreparties comme des mon-
tres de luxe. En langage pénal, on parle
de fraude fiscale, corruption privée et,
souvent, blanchiment de capitaux.
De nombreux témoignages et éléments
suggèrent la mise en place d’un tel sys-
tème, à grande échelle, dans le milieu des
agents belges, comme le montre la mul-
tiplication des affaires judiciaires ces der-
nières années. M. Christophe Henrotay,
l’agent de plusieurs « Diables rouges »
bre 2019 pour blanchiment, association
de malfaiteurs et corruption privée. En
cause notamment, le transfert d’Aleksan-
dar Mitrović d’Anderlecht vers Newcas-
tle et celui de Youri Tielemans d’Ander-
lecht vers l’AS Monaco. À la suite de la
perquisition de son domicile monégasque,
la justice belge saisit 7 millions d’euros
en espèces, un bateau, deux appartements
et trois voitures de luxe. Autre exemple :
Kevin De Bruyne, joueur belge de Man-
chester City, a déposé plainte contre son
agent historique, M. Patrick De Koster,
qu’il accuse d’une escroquerie s’élevant
à plusieurs millions d’euros depuis le
début de sa carrière. En septembre 2020,
M. De Koster est mis en examen pour
faux en écriture, usage de faux et blan-
chiment d’argent, puis incarcéré pendant
trois semaines à la prison de Saint-Gilles.
Juste avant cette plainte, l’agent avait
négocié le renouvellement du contrat du
joueur à Manchester City, moyennant 8
à 10 millions d’euros de commission sur
quatre ou cinq ans. De Bruyne a
finalement recouru à un cabinet d’avocats
bruxellois pour régler son nouveau
contrat. Montant de la facture ?
20 000 euros…

Le reste de l’Europe épargné ?

L ’ANCIEN joueur belge du Paris Saint-
Germain Thomas Meunier, qui évolue
désormais au Borussia Dortmund, a lui
aussi déposé plainte, en 2018, contre son
ancien agent, M. Didier Frenay, pour
escroquerie et abus de confiance. Les
reproches du Diable rouge concernent son
transfert de Virton à Bruges en 2011.
M. Frenay aurait alors imaginé un mon-
tage financier sur la revente du joueur,
sans l’en avertir, qui prévoyait un partage
du fruit de la transaction à parts égales
entre le club de Bruges et la société de
M. Frenay. L’agent, également visé par
une plainte du joueur belge Landry
Dimata, qui évolue actuellement aux
Pays-Bas, a été mis en examen pour faux
et usage de faux, escroquerie, blanchi-
ment et organisation criminelle.
En 2021, c’est au tour des anciens diri-
geants du Sporting d’Anderlecht,
MM. Roger Vanden Stock et Herman Van
Holsbeeck, d’être mis en examen pour
faux et usage de faux, blanchiment et
escroquerie dans le cadre de la vente de
leur club, à la suite d’une plainte du nou-
vel actionnaire majoritaire, M. Marc
Coucke. La liste des mis en examen dans
ce dossier comprend également M. Hen-
rotay (pour faux et escroquerie) ainsi que
l’ancien administrateur délégué du club
et deux avocats. La plupart de ces dossiers
sont traités par le juge d’instruction
bruxellois Michel Claise, spécialisé dans
la lutte contre la fraude fiscale et la grande
criminalité financière.
Selon Michaël Dantinne, professeur à
l’université de Liège, de nombreux fac-
teurs expliquent ces dérives : la concen-
tration de grosses sommes d’argent sur
une même transaction pour laquelle dif-
férents intervenants sont intéressés, le pou-
voir discrétionnaire d’une personne
(souvent le directeur sportif), la valeur
subjective de la « marchandise joueur » (il
n’y a pas de barème pour évaluer le prix
d’un footballeur), la souplesse de la légis-
lation belge en matière de conflits d’inté-
(1) Radio-Télévision belge de la Communauté
française (RTBF), 16 octobre 2017.
(2) Le Soir, Bruxelles, 27 mars 2019.
(3) Le carrousel à la TVA est une fraude qui implique
deux ou plusieurs entreprises. L’une d’entre elles
– souvent éphémère – se fait rembourser auprès du
Trésor public des montants de TVA concernant des
transactions commerciales, de biens ou de services,
en partie ou totalement fictives.
 23 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023

DE LUXE ET AGENTS VÉREUX

du football belge
rêts… Ce spécialiste de la criminalité en Dans cette même audition, souhaite pas rembourser Lambrecht et il
col blanc pointe également la fragilité éco- l’ingéniosité côtoie le cocasse. lui fait une proposition, que M. Veljkovic
nomique du football professionnel belge. M. Veljkovic raconte un épi- détaille : « J’ai appris par Roger Lam-
« La plupart des clubs sont dans le rouge, sode datant de 2010. Roger brecht qu’il avait convenu avec Leekens
en grande précarité financière. Les droits Lambrecht (récemment décédé, qu’il convoquerait un joueur de Lokeren
de diffusion télévisés sont faibles. Les dont le nom figurait dans le en équipe nationale. (…) Ainsi, la valeur
autres moyens de financement, comme le réquisitoire du Footbelgate) marchande du joueur serait augmentée
sponsoring et les revenus des jours de préside le club de Lokeren. Il a et Roger Lambrecht recevrait une com-
matchs, sont limités. Restent les transferts passé un préaccord avec l’en- pensation pour la rémunération au noir,
de joueurs pour tenter d’équilibrer les traîneur Georges Leekens pour sans que Leekens ne doive rembourser
comptes », explique-t-il. Pourtant, le que celui-ci rejoigne son les 200 000 euros. » Le 10 août 2011, un
royaume n’est sans doute pas un cas par- équipe. M. Veljkovic précise joueur de Lokeren, Derrick Tshimanga,
ticulier. Les mêmes facteurs criminogènes que M. Leekens a alors reçu un est bien sélectionné par M. Leekens. Il
existant ailleurs, pourquoi les autres cham- acompte de 200 000 euros au entre en jeu à quatre minutes de la fin de
pionnats seraient-ils épargnés par ces pra- noir – dans le milieu, on la rencontre amicale Slovénie-Belgique.
tiques ? « J’aimerais vraiment avoir une raconte que Lambrecht glissait Ce sera son unique sélection chez les Dia-
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : GRAFILUCE - COURTESY ALFONSO ARTIACO, NAPLES

baguette magique et soulever le couvercle les billets dans de vieux embal- bles rouges. Quelques mois plus tard, il
en Allemagne, en France et en Angleterre. lages de pain. Mais M. Leekens est transféré de Lokeren au club de Genk
Un certain nombre de protagonistes du est finalement engagé comme pour 2,5 millions d’euros. À en croire le
Footbelgate n’étaient pas seulement actifs entraîneur de l’équipe nationale site spécialisé Transfermarkt, cette
en Belgique, souligne Dantinne. J’aurais et il rompt son engagement sélection semble avoir brutalement fait
quand même du mal à penser qu’ils avec Lokeren. Néanmoins, il ne monter sa cote.
étaient totalement “clean” à l’étranger
et totalement sales en Belgique… »
Clémence pour un repenti
Mais revenons à l’opération « Mains
propres ». Au domicile de M. Veljkovic,
la perquisition se déroule calmement. Les
ordinateurs et téléphones portables sont
A PRÈS trois ans d’instruc-
tion, l’enquête est bouclée le
elles devraient se voir reprocher de ne pas
avoir déclaré des sommes reçues dans le
saisis. Dans le bureau de l’agent, les 14 janvier 2022. Le parquet cadre du Footbelgate. Pour l’un des deux
enquêteurs découvrent plusieurs armoires fédéral demande à la chambre gros poissons, M. Veljkovic, le réquisitoire
remplies de dizaines de dossiers. A priori, des mises en accusation de la met en lumière un système qui a gangrené
tout est en ordre : les papiers des cour d’appel d’Anvers de ren- l’ensemble du football belge. Une quaran-
transactions répondent parfaitement à la voyer devant le tribunal correc- taine de transferts sont concernés. Concer-
législation. Mais un détail intrigue les tionnel tout le gratin du football nant M. Mogi Bayat, le parquet énumère
policiers : des feuilles jointes, où sont ins- belge. Cinquante-six personnes dix dossiers distincts.
crits des chiffres, avec des dates, puis des physiques et une société : des
initiales. Chaque dossier est accompagné dirigeants passés ou présents de Le 25 novembre 2021, la chambre des
de sa feuille. Dans l’affaire de la vente clubs (Anderlecht, Bruges, Stan- mises en accusations d’Anvers a validé le
du Sporting d’Anderlecht, les enquêteurs MICHEL FRANÇOIS. – « One Another Football » (Un autre football), 2023 dard, La Gantoise, Charleroi, mémorandum de M. Veljkovic. En clair,
avaient fait une trouvaille à peu près simi- Genk, Malines, Beveren, Ant- son statut de repenti est confirmé par la
laire en perquisitionnant le domicile le talon d’Achille des agents. Les sommes important pour la revalorisation du werp) ainsi que deux anciens présidents démonstration de la véracité de ses révéla-
monégasque de M. Henrotay. Dans un annoncées lors des transferts ne sont contrat du joueur. « “Séba” a directement de l’Union belge de football (l’avocat tions. Conformément à l’accord passé, il
petit meuble, sous la télévision, coincé jamais payées en une fois, mais par dit (…) que je ne devrais pas me faire de François de Keersmaeker et M. Mehdi est condamné à une peine de prison de cinq
au milieu de revues, ils étaient tombés tranches, tous les six ou douze mois, cha- souci et qu’Anderlecht ne perdrait pas. Bayat), un ancien bourgmestre (maire) ans avec sursis, à une amende de
sur un petit carnet qui consignait des pitrant ainsi la durée des contrats. L’agent J’ai alors pris “Séba” dans mes bras et socialiste d’Anvers, des entraîneurs, des 80000 euros avec sursis, et ses biens acquis
noms, des dates et des sommes d’argent de joueurs rétribue les différents interve- je lui ai fait un bisou. » Score du match : joueurs et anciens joueurs, un ex-avocat illégalement, évalués à environ 4 millions
apparemment associées à des transferts. nants au même rythme et il doit pour cela 1 but partout. Et dans la foulée, nouveau et les deux meilleurs arbitres du royaume. d’euros, sont confisqués. Il devient ainsi le
Une mine d’or pour les policiers. C’est conserver certaines archives… contrat pour Hanni et commission de Sans oublier bien sûr les deux agents au premier repenti de l’histoire judiciaire belge.
440 000 euros pour l’agent. Après la cœur du système, MM. Veljkovic et Mogi
signature du contrat, « Van Holsbeeck a Bayat, le frère de Mehdi. « Un autocar Quant au procès du Footbelgate, il se fait
Directeurs sportifs impliqués dit que la vie consistait à donner et à bien rempli », raille un des enquêteurs. toujours attendre. Ce retard est notamment
prendre. Je lui ai demandé combien il imputable à des demandes d’enquêtes com-

M ONSIEUR Veljkovic a choisi un avo-

cat bien connu en Flandre, Me Kris
scouting est établie par une des sociétés
– par exemple pour la recherche de
Luycks. Un choix déterminant pour la joueurs prometteurs pendant trois
suite, car Me Luycks n’est pas seulement années au Monténégro, en Macédoine
un ténor du barreau : il fut également et en Serbie, une prestation facturée
secrétaire général de l’Open Vlaamse 800 000 euros au total. Aucun véritable
Liberalen en Democraten (Open VLD), travail n’est effectué, mais l’argent est
le parti des libéraux et démocrates fla- bien versé par un club à une société de
mands. Il a ainsi été amené à suivre un M. Veljkovic. Cet argent revient ensuite
projet de loi dit « des repentis », calqué en Belgique par des voies détournées,
sur la législation d’autres États européens pour être remis aux différents intermé-
comme l’Italie, les Pays-Bas ou l’Alle- diaires, le plus souvent des responsables
magne. Cette loi est entrée en vigueur le sportifs des clubs qui ont facilité les
17 août 2018, moins de deux mois avant transferts. Ces sommes au noir serviront
le début de l’opération « Mains propres ».
Face aux policiers, M. Veljkovic est
également à compléter les salaires d’en-
traîneurs ou de joueurs hors de la vue de
coincé par la découverte de ses archives. l’administration fiscale.
Depuis sa cellule, il a vu à la télévision
que tout le monde du football le lâchait.
Alors il va parler et tout déballer, mettant
En lisant les auditions de M. Veljkovic,
on découvre à la fois les noms des prin-
en cause des dirigeants, des joueurs, des cipaux décideurs du football belge et la
agents, des arbitres, des entraîneurs aux- grande générosité de l’agent à leur égard.
quels il aurait fait gagner, prétend-il, Enveloppes de cash (« Je lui ai donné
25,5 millions d’euros d’argent sale en l’enveloppe aux toilettes du restaurant »),
quelques années. montres de luxe pour monsieur et
madame, vêtements griffés, prêts d’argent
Parallèlement, son avocat négocie avec non remboursables pour l’achat d’une
le parquet fédéral pour demander le statut voiture : il récompense abondamment ses
de repenti pour son client. « C’était évi- partenaires en affaires.
demment tout nouveau pour les deux par-
ties. Le tout premier repenti. Chacun Parmi les auditions de l’agent, celle du
devait avoir confiance dans l’autre », 23 novembre 2018 éclaire parfaitement
nous explique-t-il. « C’était important certaines pratiques. Au terme de la sai-
d’avoir quelqu’un de l’intérieur du sys- son 2016-2017, un brillant joueur d’An-
tème, pour comprendre les différents pro- derlecht, Sofiane Hanni, veut une reva-
cessus de fraude », nous a déclaré Éric lorisation de son contrat. M. Veljkovic,
Bisschop, le procureur fédéral adjoint, son agent, insiste auprès du directeur
aux commandes du dossier jusqu’à son sportif d’Anderlecht, M. Van Holsbeeck,
décès en janvier 2023. Dans le mémoran- qui refuse dans un premier temps.
dum qu’il a conclu avec le parquet, Quelques semaines plus tard, Anderlecht
M. Veljkovic s’engage à faire des décla- affronte Bruges dans une rencontre capi-
rations sincères et complètes sur le dossier tale pour le gain du titre. M. Van Hols-
de corruption du football belge. Entre beeck invite M. Veljkovic dans son
2018 et 2021, il va être entendu vingt- bureau. « Il m’a dit que l’arbitre désigné
sept fois par les policiers de Hasselt. était Sébastien Delferrière et que c’était
un bon ami à moi. Il m’a demandé de le
Comme il l’explique aux enquêteurs, contacter pour faire en sorte qu’Ander-
son système est en fait très simple. Il éta- lecht ne perde pas à Bruges », relate
blit des fausses factures pour du « scou- l’agent. Moyennant quoi le directeur spor-
ting » (la détection de nouveaux talents). tif lui aurait promis un nouveau contrat
Pour cela, il dispose de deux sociétés, pour Hanni et une bonne commission
l’une enregistrée à Chypre et l’autre au pour l’agent. M. Veljkovic rencontre
Monténégro. Pour chaque dossier de ensuite l’arbitre dans un restaurant pour
transfert (ou presque), une facture de lui expliquer la situation : le match est
voulait, raconte encore l’agent. Il m’a
alors dit que je portais de belles montres
et qu’il en voulait une comme ça ».
Au menu du réquisitoire du parquet fédé-
ral, faux en écriture, blanchiment d’argent,
matchs truqués, organisation criminelle,
plémentaires de la part de certains accusés.
Il résulte également d’accords financiers
transactionnels entre le parquet et certaines
M. Veljkovic a donc invité M. Van Hols- fraudes à la TVA… Pour donner une idée parties. Une dizaine ont déjà été conclus et
beeck et son épouse à Anvers dans une de l’importance des clubs mis en cause, ils d’autres sont à l’examen, si bien qu’il est
bijouterie, pour leur acheter deux mon- représentent à eux seuls près de quatre- difficile de prédire aujourd’hui qui sera
tres. La facture figure dans les pièces sai- vingts titres de champion de Belgique. effectivement traduit devant un tribunal.
sies lors de la perquisition. Montant : Deux cents autres personnes du milieu du
43 500 euros. football voient leur dossier envoyé au fisc : P ATRICK R EMACLE .
Et Donald Trump est toujours debout…
L ’IDÉE que M. Donald Trump puisse être réélu président
des États-Unis l’année prochaine dépasse l’enten-
dement… de ses adversaires. L’inventaire de ses
douteuses que scabreuses payées par le Parti
démocrate. Il pointe « des biais de confirmation et une
trop grande confiance envers des sources liées à des
mensonges, violences et prévarications aurait dû, selon opposants politiques qui ont empêché les enquêteurs
eux, le disqualifier. Pourtant, le goudron, les plumes et la d’agir avec l’objectivité requise ». Les affabulations les
prison attendent toujours ; des sondages récents plus insensées ont fuité dans la presse, laquelle
n’excluent même plus une victoire de M. Trump lors des n’attendait que ça pour en rajouter.
primaires républicaines, puis face au président sortant.
Une fois M. Trump élu, le feuilleton d’espionnage alimente
Comment est-ce possible ? La quasi-totalité des médias pendant près de trois ans des milliers d’heures d’éditions
le détestent, les milieux d’affaires le méprisent (le rare spéciales. Après avoir largement profité de l’affaire (surcroît
patron connu qui le soutenait, M. Peter Thiel, fondateur d’abonnés, prix Pulitzer), le New York Times et le
de Paypal, l’a lâché), l’establishment de son parti aimerait Washington Post font amende honorable, mais avec
s’en débarrasser. Résultat : l’ancien président des États- discrétion. Des millions d’électeurs démocrates demeurent
Unis occupe une position avantageuse dans un pays en par conséquent persuadés que M. Trump était bien un
colère : celle de paria, d’outsider. Et de victime qui résiste agent du Kremlin. Au point que lors de l’élection suivante,
aux manigances des milieux dirigeants. en 2020, lorsque l’ordinateur portable du fils du président
Rendue publique le 15 mai dernier, une enquête sur le
Joseph Biden est retrouvé chez un réparateur avec des
rôle de la police fédérale (FBI) dans l’interminable saga du
fichiers compromettants, tout recommence. La nouvelle,
confirmée depuis, est aussitôt qualifiée d’opération de
« Russiagate », le rapport Durham, permet de comprendre
déstabilisation russe par d’anciens dirigeants de la CIA,
pourquoi. Pendant près de trois ans, le Parti démocrate
du FBI, ainsi que par les grands médias et les élus
et la plupart des médias, New York Times et Washington
démocrates. Twitter et Facebook allèrent jusqu’à censurer
Post en tête, ont, avec l’appui du FBI et des services de
la diffusion de l’information sur leurs réseaux.
renseignement (CIA), alimenté une théorie du complot. Elle
voyait en M. Trump un agent russe qui était parvenu au Le Wall Street Journal déteste M. Trump lui aussi. Mais
bureau Ovale de la Maison Blanche en vue d’exécuter les il a compris que la plupart de ses partisans l’apprécient
desseins de ses maîtres. L’accusé ne cessa de fulminer non pas parce qu’ils le croient franc ou fiable, mais parce
qu’il s’agissait là d’une machination, d’une chasse aux qu’ils voient en lui la victime d’une interminable cabale en
sorcières. Mais le démenti d’un menteur confirme ce qu’il même temps qu’« un opérateur cynique capable de battre
conteste. Surtout quand il passe son temps à traiter les les médias et les élites politiques à leur propre jeu (2) ».
journalistes de charlatans.
S ERGE H ALIMI .
Or même les mythomanes ont des ennemis… Non
seulement le rapport Durham taille en pièces, comme (1) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Tchernobyl médiatique »,
d’autres enquêtes l’avaient fait (1), le bobard du Le Monde diplomatique, mai 2019.
« Russiagate », mais il insiste sur le rôle du FBI dans ce (2) Holman W. Jenkins, « John Durham’s report and a presidency in
traquenard composé à partir d’informations aussi crisis », The Wall Street Journal, New York, 16 mai 2023.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
24

EUROPE SOCIÉTÉ POLITIQUE

L I T T É R AT U R E S
HAUTE ALBANIE. Une voyageuse anglaise «L’USINE». Parcours de femmes et d’hommes LA FRANCE EN MIETTES. Régionalismes,

Mosaïque pour passants

dans les Balkans en 1908. – Mary Edith Durham
Non Lieu, Paris, 2022, 315 pages, 25 euros.
« Nous avions, selon le padre de Toplana, passé
une vraie journée albanaise. Duhan, rakia,
pushke, dashtnia : tabac, fusil, alcool et amour. »
De 1900 à sa mort, Edith Durham (1863-1944)
s’est pour l’essentiel consacrée, par ses voyages
et ses écrits, aux Balkans, et plus particulièrement
à l’Albanie. En 1908, alors que l’Empire ottoman
est secoué par la révolution des Jeunes-Turcs,
à Tréfimétaux. – Collectif
Une tour, une histoire, Couëron, 2022,
214 pages, 10 euros (pour commander
l’ouvrage : unetourunehistoire@gmail.com)
Sise à Couëron (Loire-Atlantique), Tréfimétaux,
importante entreprise métallurgique jusque dans
les années 1970, a été liquidée par ses propriétaires
en 1988. Certains de ses anciens salariés ont consti-
tué en 1993 une association – Une tour, une his-
toire – pour maintenir vivante la mémoire de leurs
l’autre séparatisme. – Benjamin Morel
Éditions du Cerf, Paris,
2023, 264 pages, 20 euros.
De nombreux ouvrages décrivent comment l’État
social français est attaqué « par en haut », soumis Manhattan Transfer
au libéralisme de l’Union européenne ou à l’in-
fluence des multinationales, mais peu de travaux de John Dos Passos
s’intéressent aux attaques « par le bas ». Maître
de conférences en droit public, Benjamin Morel
s’y emploie dans un livre sur l’ethnorégionalisme, Nouvelle traduction de l’anglais
(États-Unis) par Philippe Jaworski,

celle qui est déjà membre de l’Institut royal d’an-
thropologie parcourt les montagnes du nord du
pays des Aigles. Célibataire, considérée comme
une vierge jurée (femme vivant comme un
homme et ayant fait vœu de chasteté), elle accède
à cette société masculine jusqu’alors peu obser-
vée. De ces huit mois de voyage, elle rapporte
un document exceptionnel, sans condescendance
ni complaisance : l’obsession du gjak, le sang de
la vendetta, et la condition des femmes retiennent
particulièrement son attention, mais elle analyse
aussi les règles de parenté, observe les clivages
religieux et linguistiques, les pratiques, esquisse
quelques portraits marquants. Son récit, étape
majeure dans la recherche balkanique, est accom-
pagné d’illustrations qui donnent à voir un monde
plus méconnu encore que le Tibet d’Alexandra
David-Néel.
BAPTISTE DERICQUEBOURG
RUSSIE, UN VERTIGE DE PUISSANCE. –
Jean Radvanyi
La Découverte, Paris,
2023, 192 pages, 32 euros.
En partant de la guerre actuelle en Ukraine, dont
il décrit les divers aspects (militaires, géopoli-
tiques, religieux et civilisationnels) à travers une
riche cartographie, le géographe Jean Radvanyi,
professeur émérite à l’Institut national des langues
et civilisations orientales (Inalco), se propose de
revenir aux sources des conflits postsoviétiques.
Il décrit les enchaînements qui, dès 1988, ont
embrasé d’abord le Caucase, puis l’Asie centrale
et la Moldavie. Les tensions portent aujourd’hui
sur l’isthme ponto-baltique et reflètent l’acuité de
la question des nationalités et du statut des répu-
bliques soviétiques que Moscou avait alors mises
sous le boisseau, en interdisant toute réflexion
ouverte. Si l’issue du conflit russo-ukrainien
demeure incertaine, cette guerre affaiblit durable-
ment la Russie, tant sur le plan intérieur que dans
son rayonnement extérieur : en Asie centrale, des
pays comme le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ont
désavoué l’invasion de l’Ukraine, alors que l’Inde
et la Chine sont restées sur la réserve.
EUGÈNE BERG
AFRIQUE
UNE SAISON EN ÉTHIOPIE. Chinafrique,
état d’urgence et macchiato. – Karim Lebhour,
Vincent Defait et Leo Trinidad
Steinkis, Paris, 2023, 183 pages, 22 euros.
Karim Lebhour (auteur d’Une saison à l’ONU)
et Vincent Defait racontent, dans ce roman gra-
phique illustré par Leo Trinidad, leurs années
comme correspondants de presse à Addis-Abeba,
entre 2015 et 2017. Leur témoignage permet de
mieux comprendre comment l’Éthiopie a, par la
suite, sombré dans une guerre opposant le pou-
voir central et la région du Tigré (2020-2022) :
dans les années qui ont précédé ce conflit, le
développement à marche forcée, centralisé,
bureaucratique et financé (à crédit) par la Chine,
n’a profité que de manière très inégale aux popu-
lations. Les deux journalistes voient s’accumuler
la frustration contre la mainmise du Front de
libération du peuple du Tigré (FLPT), qui, depuis
les années 1990, phagocytait le pouvoir, distri-
buait les rares emplois et muselait toute opposi-
tion. Le modèle fédéral, dévoyé, s’est traduit par
une âpre compétition entre minorités : sous les
yeux des reporters, les violences ethniques se
multiplient. « La désinvolture avec laquelle ces
jeunes tiennent des propos génocidaires est
effrayante », s’alarment les auteurs.
CÉDRIC GOUVERNEUR
PROCHE-ORIENT
WAR-TORN. The Unmaking of Syria,
2011-2021. – Leïla Vignal
Hurst & Company, Londres,
2021, 312 pages, 30 livres sterling.
Croisant des sources diverses (dont des images
satellitaires et des entretiens), la géographe Leïla
Vignal analyse les transformations qu’une décen-
nie de conflit a imposées à la société syrienne.
Revenant sur la « stratégie paradoxale » du pou-
voir en place, qui ne pouvait se maintenir à la
tête du pays qu’au prix de destructions colos-
sales, l’auteure montre comment s’est reconfi-
gurée l’économie syrienne, y compris au-delà
des frontières nationales, en fonction des rapports
de forces militaires sur le terrain. Elle articule
les déplacements forcés des populations issues
des zones urbaines particulièrement visées par
les bombardements avec des changements légis-
latifs légalisant l’accaparement des terrains lais-
sés à l’abandon, permettant ainsi au régime de
récompenser la base sociale qui lui reste fidèle.
Dans ce contexte, la reconstruction de la Syrie
paraît illusoire tant le pays, de facto fractionné,
est exsangue sur les plans économique et démo-
graphique, un tiers de sa population se trouvant
à l’étranger. Reconstruction que les soutiens de
M. Bachar Al-Assad, la Russie et l’Iran, sont
incapables de financer.
NICOLAS APPELT
J
expériences de travailleurs et de syndicalistes et mouvement qu’il qualifie d’« entreprise idéolo-
la transmettre. Après six recueils s’échelonnant gique qui instrumentalise les cultures locales » Gallimard (Folio), Paris, 2023,
de 1997 à 2016, cette publication présente, sous dans le but d’obtenir certaines formes d’autono- 544 pages, 9,70 euros.
forme de brefs récits autobiographiques, le par- mie, voire l’indépendance. Pour l’auteur, ces
cours d’une quinzaine de ces femmes et hommes. régionalismes sont autant de «constructions mili-
Pour la plupart embauchés au début des tantes récentes », basées sur des communautés
années 1970, acteurs des luttes qui ont marqué linguistiques fantasmées et des éléments de « kits
cette décennie et le début de la suivante, ils racon- identitaires » (hymnes, drapeaux…) parfois dou-
tent ce qu’ont été leurs conditions de travail, les teux. Il dénonce des liens politiques jugés «oppor-
espoirs et rêves qui les ont soutenus, l’amertume tunistes» entre ces mouvements et les partis natio- OHN Dos Passos, né en 1896 à
et le désarroi qui les ont assombris lors de la fer- naux, qui conduisent ces derniers à céder aux
meture de l’usine, leur lieu collectif d’existence, sirènes des particularismes territoriaux. On pourra Chicago dans une famille aisée, publie
comment ils se sont ressaisis ou non après. Le regretter qu’il n’explique pas davantage pourquoi Manhattan Transfer en 1925 avec un
tout atteste le «plaisir de résister ensemble à l’ef- l’ethnorégionalisme a « le vent en poupe ». Le vif succès, alors qu’il connaît déjà une
facement de la mémoire pour aller de l’avant». désengagement d’un État français de moins en certaine notoriété après plusieurs
moins social n’est-il pas le meilleur carburant de romans, en particulier Trois Soldats
ALAIN BIHR
ce localisme identitaire ?
L’HÉCATOMBE INVISIBLE. Enquête sur les
(Le Castor astral, 2018), qui présentait
AURÉLIEN BERNIER la machine militaire sous un jour bru-
morts au travail. – Matthieu Lépine
UNE HISTOIRE PERSONNELLE DE tal – lui-même s’était engagé comme
Seuil, Paris, 2023, 224 pages, 19 euros. L’ULTRAGAUCHE. – Serge Quadruppani ambulancier pendant la Grande
Enseignant en Seine-Saint-Denis, Matthieu Guerre. Il est cultivé, éduqué, il a fait
Divergences, Paris, 2023, 200 pages, 16 euros.
Lépine a commencé en janvier 2019 à recenser tout jeune le « Grand Tour » en
les morts au travail, lassé de l’individualisation Dans ce récit en clair-obscur, Serge Quadruppani,
à outrance et de la « fait-diversion » médiatique traducteur et romancier, évoque cinquante années Europe : pour l’heure, il est fortement
qui entourent ce fait social. À l’exemple du jour- de complicité avec l’ultragauche, terme qu’il refuse attiré par le communisme, dont il s’éloignera une dizaine d’années plus
naliste David Dufresne à propos des violences d’abandonner au lexique policier. Son aventure tard. Bientôt il écrira une pièce consacrée à ce qu’on appellera l’« affaire
policières, il a ouvert un compte Twitter, «Acci- politique débute très tôt avec la rencontre de René Sacco et Vanzetti », et en 1930 il publiera Le 42e Parallèle, le premier
dents du travail : silence des ouvriers meurent », Lefeuvre, fondateur des Cahiers Spartacus, qui en volume de sa trilogie U.S.A. Qui prolonge, sans nécessairement l’éclipser,
interpellant le ministère du travail – créé au len- publia les auteurs de référence. Venu à Paris, il
demain de la catastrophe de Courrières en 1906, séjourne chez Lefeuvre et découvre la richesse de l’étonnant Manhattan Transfer.
qui vit périr plus d’un millier de mineurs. Plus ce courant : auto-organisation des luttes, rejet des
d’un siècle après, si les conditions se sont nette- partis et des syndicats, critique du travail et de la Trente ans de vies multiples à Manhattan, au cœur de New York, « la
ment améliorées, la France détient néanmoins marchandisation de la vie. Quadruppani raconte ville où chacun a sa chance », horrible, violente, classe contre classe, sans
le record européen des accidents mortels : 3,53 ses expériences à la tête de plusieurs revues : Inva- merci : de Battery Park face à Ellis Island, la frontière de l’eldorado pour
pour 100 000 personnes en activité – ouvriers riance, qui défendait une critique de la notion de les misérables qui arrivent du monde entier à la poursuite du rêve américain,
du bâtiment, agriculteurs, chauffeurs routiers, prolétariat au profit de celle de «l’être-commun»;
bûcherons, marins-pêcheurs étant les plus tou- Mordicus, moins confidentielle et plus provoca- du vacarme du Lower East Side, de sa puanteur, ses asiles de nuit, ses rades
chés. Pire, elle serait même le seul pays du conti- trice… Il juge aujourd’hui l’ultragauche trop sec- minables où les femmes dansent pour un ticket de quelques cents, au luxe
nent où ce chiffre augmente. Ce qui est à relier taire et se dit proche de l’anarchisme. Il ne tait pas paisible de Washington Square et ses restaurants hors de prix pour noceurs
aux attaques contre le code du travail, à l’ubéri- la violente polémique qu’il connut au sein du parvenus, Manhattan où d’innombrables destins se heurtent, se mêlent et
sation, au recours croissant à l’apprentissage et monde du polar, en tant qu’auteur, sur la question se perdent dans le tumulte… Avec un récit ni linéaire ni chronologique,
à l’intérim – autant de mutations encouragées de la dérive antisémite d’anciens membres de
par les élites du néolibéralisme, qui choisissent l’ultragauche. Il n’épargne pas non plus René Dos Passos témoigne d’une hardiesse à la mesure de son ambition, puisqu’il
toujours « les profits plutôt que les vies ». Lefeuvre, qui abusa sexuellement de lui – à l’instar entreprend de « totaliser » la réalité d’une ville, dans cette succession de
TIMOTHÉE DE RAUGLAUDRE
de certains militants qui suivaient leur désir au moments d’existences et de voix intérieures. Ses descriptions, qu’il s’agisse
mépris du consentement. d’un paysage ou d’un personnage, sont brèves, tranchantes, inoubliables à
LA VILLE STATIONNAIRE. Comment met- PHILIPPE BAQUÉ la manière des plans dans les films de Sergueï Eisenstein, qu’il admirait.
tre fin à l’étalement urbain ? – Philippe Bihouix, Pas de commentaires, pas de considérations psychologiques, mais un
Sophie Jeantet et Clémence De Selva
montage précis de fragments concrets. Qui disent l’essentiel. Silhouettes
Actes Sud, Arles, 2022, 331 pages, 23 euros. S P O RT S fugaces comme on en croise dans la rue ou personnages que l’on retrouve
En 2018, le plan biodiversité impose le « zéro au fil du temps, de l’attentat de Sarajevo à la Prohibition des Roaring
artificialisation nette » en France d’ici à 2050 et SOCIOLOGIE DES SUPPORTERS. – Ludovic Twenties (les « années rugissantes »), ils sont plus de cinquante à être dotés
met de facto fin au grignotage effréné de terres Lestrelin d’un nom ; une dizaine se détachent. Ceux qui échouent, comme Bud le
arables qui a lieu depuis un demi-siècle. Dès lors,
où et comment construire ? Philippe Bihouix,
La Découverte, Paris, jeune hobo sautant du pont de Brooklyn, Joseph Harland ex-« sorcier de
2022, 127 pages, 11 euros. Wall Street » devenu clochard alcoolique, le brillant Stan Emery, qui brûle
directeur général du groupe AREP, une agence
d’architecture interdisciplinaire, Sophie Jeantet vif dans une cuite sans fin… Et ceux qui réussissent, comme le laitier Gus
Le monde des tribunes est devenu un acteur essen-
et Clémence De Selva, architectes-urbanistes, tiel de la vie du ballon rond. Il se trouve au McNeil devenu richissime affairiste, Congo le mataf devenu millionnaire,
envisagent tout d’abord des réponses techniques
confluent de nombreux enjeux : culturel (comme l’avocat tricheur George Baldwin qui se lance en politique… À quel prix
pour réduire l’impact environnemental désastreux le rapport avec certains styles musicaux dont le
du secteur du bâtiment et des travaux publics s’en sort-on, lorsque l’obsession de l’argent prend la place de tous les
punk), sociaux (l’importance du mouvement
(BTP) – 7 % des émissions de CO2 au niveau «ultra», dont les associations rassemblent parfois rêves ? Ellen Thatcher, jeune actrice prometteuse et douée, renonce au
mondial, soit trois fois plus que le secteur aérien : des milliers de membres) et bien sûr politiques théâtre, renonce à Jimmy Herf qu’elle aime pour le puissant Baldwin
choix d’écomatériaux, densification de l’habitat (citons leur rôle dans les révolutions arabes ou qu’elle n’aime pas. Herf, né riche, rêve d’autre chose que d’argent et de
urbain plutôt qu’étalement pavillonnaire, poly-
dans certaines contestations en Amérique latine). sécurité, même s’il ne sait pas au juste de quoi il rêve. À la fin du roman, il
valence des bâtiments, rapprochement des lieux Le sociologue Ludovic Lestrelin éclaire ce que
de travail et de résidence, etc. Mises bout à bout, s’en va. En stop. Un camion s’arrête. Le chauffeur lui demande « Vous
peut signifier le fait d’être supporteur, l’horizon
ces solutions réduisent sérieusement les émissions des motivations individuelles comme celui des allez loin ? – Sais pas… Assez loin, oui. »
de carbone du BTP, mais ne suffisent pas à mettre
expressions collectives dans l’espace public, y
un terme à l’étalement urbain proprement dit. La compris dans leur dimension idéologique. Il rap- Jean-Paul Sartre disait de Dos Passos qu’il était le plus grand
conclusion des auteurs est sans équivoque : pour pelle combien la gestion du public fut souvent romancier de son temps. On l’avait passablement oublié. Il est à espérer
l’enrayer, il faut s’attaquer au processus même
l’occasion, généralement au nom de la lutte contre qu’à la faveur de cette nouvelle traduction, due à Philippe Jaworski, on le
de métropolisation et à son imaginaire de crois- le hooliganisme, d’expérimenter des logiques sécu-
sance, au profit d’une « ville stationnaire » et de « redécouvre ». Dans sa vitalité et sa modernité.
ritaires (interdiction de stade, vidéosurveillance,
campagnes repeuplées. fichage, etc.), étendues par la suite dans la société.
MAXIME LEROLLE NICOLAS KSSIS M ARIE -N OËL R IO.
L I T T É R AT U R E
Toutes les mers et tous les ports
P
ETITpays, la Grèce pourrait être provinciale si publiant essais, pièces de théâtre, traductions, il réécrit de mal du pays. On y entend une langue piquetée de
nombre de ses auteurs n’avaient cessé d’allier la L’Odyssée avant de se lancer sur le tard dans les romans noms du bout du monde et d’expressions étrangères,
grécité au vaste monde. Il y a là le motif récurrent qui l’ont rendu célèbre : Zorba, La Liberté ou la Mort, semblable à une coque de cargo où se seraient agrégés
d’une civilisation néohellénique au destin diasporique, Le Christ recrucifié… tous situés dans des villages grecs. algues et coquillages.
soucieuse de conserver sa profondeur historique. Ce Tant de périples pour mieux retourner au point de départ,
dont témoignent à la fois un roman graphique en deux tel Ulysse. Ici, le dessin est agréable et la biographie va Signes et balises a déjà publié de Kavvadias Nous
tomes sur la vie de Nikos Kazantzakis (1883-1957), vite, mais elle fait saillir la tension entre global et local : avons la mer, le vin et les couleurs. Correspondance
cet insatiable voyageur polygraphe né en Crète ottomane poursuivant le rêve de devenir un écrivain international, 1934-1974 et Journal du timonier. L’œuvre poétique
et mort en Allemagne, mais aussi, et surtout, la publication Kazantzakis contribua à forger et imposer une image est présentée en édition bilingue. On ne peut que saluer
la persévérance et l’audace. Un regret, pourtant. Pour
de l’œuvre poétique complète du marin Nikos Kavvadias, – folklorique à certains égards – de la Grèce.
jusqu’ici essentiellement connu en France pour un une telle langue, il aurait fallu un traducteur aguerri,
unique et éblouissant roman : Le Quart (publié en Cette dialectique se retrouve chez Kavvadias (2). fidèle sans être littéral. Sans gâcher la lecture, des fautes
1954, disponible en Folio). Chez l’un comme chez Possédé dès son adolescence par le furieux désir de de sens ne rendent pas ce recueil absolument satisfaisant.
prendre la mer, il largue les amarres en se faisant télé- De même, le choix de ne pas suivre la prosodie est
l’autre de ces écrivains voyageurs, la littérature grecque
du XXe siècle perpétuait une tradition pérégrine. graphiste en 1944 pour ne quasiment plus mettre pied contestable, car en Grèce ces poèmes sont devenus des
à terre jusqu’à sa mort, en 1975. Comme si cet ancien chansons populaires…
Kazantzakis se jetait volontiers à la rencontre de combattant d’Albanie puis sympathisant communiste U LYSSE B ARATIN .
l’histoire pour mieux éprouver et faire grandir son avait voulu mettre l’océan entre lui et les déceptions
personnage. En retraçant cette vie mouvementée, Allain de l’histoire. Ses trois recueils, Marabout (1933), Brume (1) Allain Glykos et Antonin, Kazantzakis, volume 1 : Le Regard
Glykos et l’illustrateur Antonin font apparaître une éponge (1947) et le dernier, Traverso, qui sera publié après sa crétois, 1883-1919, Cambourakis, Paris, 2021, 216 pages, 23 euros ;
volume 2 : La Rumeur du monde, 1921-1957, Cambourakis, 2022,
à idéologies, un homme aimanté par le freudisme à mort, font entendre la mélancolie des traversées inter- 184 pages, 23 euros.
Vienne, le léninisme à Moscou, la vie d’ermite au Sinaï, minables, des amours de maisons closes et des amitiés
(2) Nikos Kavvadias, Courants noirs, Signes et balises, Malakoff,
avec le bouddhisme et l’hellénisme en toile de fond (1)… esquissées. Cette poésie du passage, d’une mer et d’un 2022, 420 pages, 25 euros. La revue Le Nouvel Attila, qui parut entre
Balançant entre repli mystique et engagement politique, corps à l’autre, de la vie à la mort, ne manifeste jamais 2004 et 2007, avait publié certains de ses poèmes alors inédits.

DU MONDE
Neurones en surchauffe
Fonte brute
de Sofronis Sofroniou
C
Traduit du grec (Chypre) par Nicolas Pallier,
Zulma, Paris, 2023, 348 pages, 23,50 euros.
’EST sur un monde nommé Petite Vie que se
retrouve un New-Yorkais de 66 ans après s’être fait tuer par
une balle perdue, en 1948 à Union Square, où il exerçait sa
profession de joueur d’échecs. Quand il se « réveille », il est
nu, sur le sol d’une pièce sombre, et il a le corps de ses
20 ans. Dans cet au-delà, les humains ont droit à un
« bonus » de dix années avant de s’évaporer mystérieuse-
ment. Cette société post mortem, bâtie sur les connaissances
et le savoir-faire des vivants, met à contribution les défunts
pour reconstituer la mémoire de la Terre. Le joueur d’échecs
se voit confier la restitution complète du roman 4001, de
Robert Krauss, qui est considéré soit comme « l’auteur de
langue allemande le plus important du siècle », soit comme
une « injure faite à Kafka, à Mann, à Musil, à Döblin ».
Accompagné d’une femme, Bonadea, qui doit l’épauler
dans sa mission, il commence sa recherche, mais le duo se
retrouve aux mains des Hans, un curieux groupe (chacun
des membres se prénomme Hans) qui désire restaurer une
étrange machine, faite entièrement de fonte brute : « un
gigantesque mécanisme souterrain, conçu comme une tenta-
tive de reproduction de l’encéphale humain ».
Les événements se bousculent. Les perceptions du
protagoniste se brouillent. Entre trou de mémoire et confusion,
il est pris dans des aventures cauchemardesques. Sa rencontre,
par exemple, avec un enfant – mort pendant la seconde guerre
mondiale – qui s’est retrouvé sur Petite Vie dans un corps
devenu adulte et au beau milieu d’une jungle très hostile.
Autre péripétie, il assiste à des expériences cannibales des
Hans, qui cherchent à percer le secret de la disparition des
corps sur Petite Vie. Jusqu’à ce qu’un mystérieux bond dans
le temps semble le faire revenir sur Terre dans l’Europe
connectée des années 2020, durant un festival de musique.
H I S TO I R E
L’urgence de l’exil
À
L’AUTOMNE 1933, dans le journal Notre temps,
un certain Otto Abetz exhorte les Français à
nuancer leur opinion sur le nouveau chancelier
allemand, Adolf Hitler. Chez nous, prétend-il, la culture
n’a jamais autant resplendi dans sa juste diversité.
Quand il évoque la littérature, Abetz, qui sera ambas-
sadeur du Reich à Paris sept ans plus tard, ne prend
pas de gants. « Un Heinrich Mann ou un Lion Feucht-
wanger, tant fêtés à l’étranger », ne nous sont pas des
figures acceptables, indique-t-il, pas plus que le
« styliste » Thomas Mann. Ce que le « destin allemand »
demande, ce sont des « prophètes », et « non des
écrivains de bon goût mais au cœur vide » (1).
Que Feuchtwanger soit pointé comme non-Allemand,
rien de curieux. En 1930, dans son roman Succès, il a
E S TA M P E S
Un ravissement moderniste
L
E mouvement shin
hanga (estampes
modernes), qui prend
la relève quand le succès
des estampes japonaises
traditionnelles (ukiyo-e)
s’estompe à la fin du
XIXe siècle, offre des scènes
urbaines, des paysages de
neige, des images d’acteurs
de kabuki (théâtre tradi-
tionnel) d’une intense et
délicate séduction (1). Ce
sont plus de trois mille
œuvres qui seront produites entre 1900 et 1960. La
technique et les thèmes renouvellent la tradition, et
la facture en est moderne, traduisant une certaine
influence de l’art occidental comme l’apport de
nouveaux pigments, couleurs plus vives grâce à un
papier plus robuste. Un des éditeurs, Watanabe
Shozaburo, est le maître d’œuvre de ce second souffle,
qu’il impulse par ses commandes thématiques. L’im-
pression passe de milliers d’exemplaires à de petites
séries afin d’attirer les collectionneurs. En 1923, le
tremblement de terre de Tokyo détruit son atelier et
de nombreux autres, mais la production repart. Après
avoir introduit à l’art des estampes, les auteurs de ce
S’agit-il là encore de la réalité ou d’une vision prémonitoire ?
Il terminera son voyage dans les entrailles du Mécanisme,
aux côtés de Bonadea, qui, au fil du temps, ressemble toujours
plus à sa défunte épouse.
Pour ce roman (le deuxième, mais le premier à être
traduit en français) multicouronné, Sofronis Sofroniou, formé
aux neurosciences, joue, comme le poète Roberto Bolaño,
avec les pouvoirs équivoques de la mémoire. Mémoire
personnelle, mais également collective : le joueur d’échecs
est entouré de défunts collectant les mots perdus des romans
de Franz Kafka ou tentant de tourner à l’identique les films
d’Alfred Hitchcock… Il fait écho aux réflexions de Virginia
Woolf dans Une chambre à soi : « Les chefs-d’œuvre ne sont
pas nés seuls et dans la solitude ; ils sont le résultat de
nombreuses années de pensées en commun, de pensées
élaborées par l’esprit d’un peuple entier, de sorte que l’expé-
rience de la masse se trouve derrière la voix d’un seul. »
Mais quel rôle jouent à l’échelle individuelle ces
fragments imparfaits et personnels du passé, prisonniers de
notre conscience ? Façonnent-ils notre identité, orientent-ils
notre perception ? Entre science-fiction et onirisme, ce féru
de David Bowie, Radiohead et David Lynch enchaîne les
scènes et les visions durablement marquantes, égare volon-
tairement le lecteur dans son labyrinthe fascinant d’où
surgissent régulièrement Sophocle ou Jules Verne, et crée un
monde où le passé ne peut qu’être recomposé, choc d’images
mentales. La mémoire est-elle le mètre étalon de la vérité ?
N ICOLAS M ELAN .
ridiculisé les activités du Parti national-socialiste en
Bavière. En 1931, il a eu l’audace d’écrire qu’il fallait
s’attendre, en cas de IIIe Reich, à l’« extermination de
la Science, de l’Art, de l’Esprit». Du 17 novembre 1932
au 2 mars 1933, il est aux États-Unis pour une tournée
de conférences. Vu la situation, il se résigne à ne pas
rentrer à Berlin. Quitte à tout perdre.
En avril 1933, alors qu’il s’est fixé avec sa femme
près de Toulon, à Sanary, le premier ministre britannique
lui fait une proposition : l’ébauche d’une fiction qui
servira de base à la réalisation d’un film antifasciste.
Rapidement, le projet tombe à l’eau. Lui, néanmoins,
continue. En six mois, il achève le roman Les Enfants
Oppermann (2). Son but a été de montrer, à Munich,
le sort d’une famille typique de Juifs assimilés. Il
bel ouvrage présentent 350 reproductions par thème
et par artiste. Plus d’estampes érotiques, mais des
« belles femmes » et des « femmes modernes » saisies
dans leurs gestes quotidiens – ce sont désormais des
modèles qui posent. Le mouvement se poursuivra
après 1945, mais sans éclat.
H ÉLÈNE Y VONNE M EYNAUD.
(1) Catalogue d’une exposition au musée Art et Histoire de
Bruxelles : Chris Uhlenbeck (sous la dir. de), Shin hanga. Les
estampes modernes du Japon, 1900-1960, Hazan, Vanves, 2022,
223 pages, 35 euros.
25
IDÉES
UNE HISTOIRE DU DROIT INTERNA-
TIONAL. De Salamanque à Guantánamo. –
Olivier Corten et Pierre Klein
Futuropolis, Paris, 2022, 250 pages, 27 euros.
Présenter le droit international en bande dessinée
pourrait conduire à des approximations. Au
contraire, les professeurs de droit international Oli-
vier Corten et Pierre Klein en clarifient les fonde-
ments et les évolutions par une sélection habile de
dates-clés. En ouvrant sur le sort des détenus de
Guantánamo, les auteurs rappellent une évidence :
les États puissants ont les moyens de s’affranchir
de la règle commune. Mais ils soulignent aussi,
en s’appuyant par exemple sur l’opposition de la
France à la guerre d’agression américaine contre
l’Irak en 2003, que le droit international est ce qui
permet la discussion entre les États. Sans lui, point
de cadre pour forger des arguments, point de lignes
rouges. C’est tout le paradoxe d’un ordre juridique
qui implique la «coopération loyale» de ses sujets
(les gouvernements) : malgré ses limites, il
demeure le meilleur instrument de la paix et un
cadre apprécié par les pays du Sud pour promou-
voir leurs intérêts.
ANNE-CÉCILE ROBERT
BIOGRAPHIE
BREZHNEV. The Making of a Stateman. –
Susanne Schattenberg
I. B. Tauris, Londres, 2022,
484 pages, 27 livres sterling.
Le natif d’Ukraine Leonid Brejnev campe à la
seconde place, derrière Joseph Staline, dans le
classement des dirigeants restés le plus longtemps
à la tête de l’Union soviétique. La période où il
est au pouvoir (1964-1982) est traditionnellement
associée à la stagnation du système et à la répres-
sion du «printemps de Prague» (1968). Mais, pour
la chercheuse allemande Susanne Schattenberg,
Brejnev est aussi celui qui a dit «pour la première
fois de toute son histoire au peuple soviétique
“Détendez-vous”». Sur la base d’archives inédites,
elle réévalue les efforts de l’ancien dirigeant pour
construire une paix durable entre l’Ouest et l’Est.
Et montre comment Brejnev, comme Mikhaïl Gor-
batchev plus tard, crut, à tort, que son charme
serait suffisant pour y parvenir. L’auteure apporte
aussi un éclairage nouveau sur l’invasion de l’Af-
ghanistan (1979). Selon elle, malade, Brejnev a
peu à voir avec cette décision, qui revient au Polit-
buro. Décision qui précipita le déclin de l’URSS.
MAXIMILIEN ARVELAIZ
dresse, à travers l’histoire de trois frères et leur sœur,
un panorama de ce qui pouvait être, malgré l’anti-
sémitisme ambiant, l’intégration de Juifs à la bourgeoisie.
Jusqu’à ce que les nazis la réduisent à néant.
Personnage central, Gustav, âgé de 50 ans quand
s’ouvre le roman, a tout juste décidé d’abandonner la
codirection de l’entreprise de meubles héritée du grand-
père. Il veut se consacrer à une biographie du dramaturge
Gotthold Ephraim Lessing, pionnier de la défense des
Juifs au XVIIIe siècle. En narrateur omniscient, Feucht-
wanger, comme une caméra, passe d’un personnage à
l’autre, de novembre 1932 à l’automne 1933. Son
roman de mœurs contemporaines en devient à la fois
sociologique, psychologique, historique. Et prémonitoire
de la violence dévastatrice des nazis. Si démoniaque
et terrifiante qu’elle ne cesse de tourmenter les
consciences allemandes.
En un assemblage d’extraits de lettres, de notes, de
carnets intimes qu’il emprunte aux écrivains de l’époque,
le journaliste Uwe Wittstock accomplit ainsi de façon
captivante un retour sur les événements (3). Son
procédé : un chapitre pour chacun des jours entre le
28 janvier et le 15 mars 1933. Avec, en conclusion
quotidienne, les communiqués sur le nombre de meurtres
à attribuer aux nazis. Wittstock a souhaité agencer,
a-t-il dit, une « mosaïque de faits ». Son livre est plutôt
un récit documentaire qui, par les techniques du montage,
façonne une vision kaléidoscopique. Le lecteur est
projeté dans ce que pensent les antinazis Bertolt Brecht,
Alfred Döblin, Klaus Mann, Erich Maria Remarque,
ou le rallié au nazisme Gottfried Benn. Il se perd dans
le flot d’anecdotes charriées par leurs épreuves, il est
pris dans l’abîme de leurs horizons bouchés.
Comme toute vie est menacée par la mort, toute
démocratie l’est par le fascisme. En un peu plus d’un
mois, il ne s’est pas simplement produit un désordre
d’orages dans des existences individuelles, suggère
Wittstock après Feuchtwanger. C’est un séisme qui a
déchiré la société.
L IONEL R ICHARD.
(1) Otto Abetz, «Après les autodafés, où va la littérature
allemande ? », article daté du 25 octobre 1933 à Karlsruhe
(Allemagne), publié dans Notre temps du 1er novembre 1933.
(2) Lion Feuchtwanger, Les Enfants Oppermann, traduction de
Dominique Petit, Métailié, Paris, 2023, 400 pages, 23 euros. Déjà
traduit en 1934 par Maurice Rémon, sous le titre Les Oppermann,
aux éditions Albin Michel.
(3) Uwe Wittstock, Février 33. L’hiver de la littérature, traduction
d’Olivier Mannoni, Grasset, Paris, 2023, 448 pages, 26 euros.
LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
ÉCOLOGIE
FIN DU MONDE ET PETITS FOURS. Les
ultra-riches face à la crise climatique. –
Édouard Morena
La Découverte, Paris,
2023, 163 pages, 21 euros.
Pour le politiste Édouard Morena, il importe
de corriger l’image qui présente les classes
dominantes comme oscillant entre le négation-
nisme climatique et le repli sur soi. Par-delà le
communautarisme ultrasécurisé pour les uns
et l’isolement dans des bunkers de luxe pour
les autres, il montre comment les ultrariches
investissent de plus en plus l’espace public à
coups de campagnes de communication et de
technosolutions compatibles avec la reproduc-
tion – certes reconfigurée – de leurs intérêts
de classe. La crise de 2008 puis la pandémie
de Covid-19 ont constitué deux tournants
majeurs pour la diffusion du « nouvel esprit
vert du capitalisme », lequel a su réunir une
pléthore d’acteurs disparates. C’est ainsi que
capital-risqueurs, cabinets de consultants et
fondations philanthropiques essayent de
façonner l’opinion publique, en dépolitisant
les enjeux de la transition écologique. Morena
met en lumière l’énorme pouvoir politique de
cette coalition, qui réforme les pratiques de
gouvernance (nationales et mondiales) tout en
promouvant le verdissement des secteurs du
capital technologiquement avancés et de la
haute finance.
DAVIDE GALLO LASSERE
HISTOIRE
LA FRANCE ET L’ORIENT. De Louis XV à
Emmanuel Macron. – Jean-François Figeac
Passés/composés, Paris,
2022, 283 pages, 22 euros.
Le général de Gaulle, Jacques Chirac et bien
d’autres hommes politiques ont entretenu avec
le monde arabe une relation privilégiée. Ils
illustrent les moments forts de la longue et
tumultueuse fréquentation de la France avec
l’Orient – un terme qui renvoie au monde
arabe. L’histoire de cette liaison depuis
Louis XV se décline avec ses embellies et ses
heurts, sur le plan diplomatique mais aussi
culturel et artistique, offrant notamment un ter-
reau à la naissance de l’orientalisme. Elle
connaîtra bien des épisodes : l’expédition égyp-
tienne de Napoléon Bonaparte, la protection
des chrétiens d’Orient, l’expérience du mandat
(en Syrie, au Liban…), puis l’émergence
d’Israël et la géopolitique contemporaine mar-
quée par le réveil de l’islam au Proche-
Orient… La diplomatie française n’a jamais
été immuable dans ce domaine, pas plus que
le rapport de la France au monde arabe.
L’Orient tient encore une place fantasmée dans
l’imaginaire français. Il reste, pour la diplo-
matie, un terrain à la fois familier et imprévi-
sible. Cette relation compliquée est ici confron-
tée avec rigueur aux incandescences de
l’histoire, y compris présente.
AREZKI METREF
LA RÉVOLTE LUDDITE. Briseurs de
machines à l’ère de l’industrialisation. – Kirk-
patrick Sale
L’Échappée, Paris, 2023, 321 pages, 13 euros.
Dans La Formation de la classe ouvrière
anglaise (1963), Edward P. Thompson a consa-
cré des pages superbes au luddisme, phéno-
mène alors bien oublié. Auparavant, cette hos-
tilité à la mécanisation passait pour les
prémices d’un mouvement ouvrier naissant et
immature. Depuis, en particulier ces dernières
années, il fait l’objet d’un vif regain d’intérêt.
La réédition en poche de cet essai (1995) du
journaliste et chercheur indépendant américain
Kirkpatrick Sale (traduction française de Célia
Izoard, qui signe également la préface) offre
une synthèse réussie sur cette guerre aux
« machines préjudiciables à la communauté »
menée de 1811 à 1813 par des ouvriers anglais
du textile inspirés par le mythique Ned Ludd,
dont on ne sait s’il a vraiment existé. Cette
évocation vivante et documentée d’une guerre
sociale de haute intensité veut aussi en tirer
des enseignements pour l’actuelle révolution
de l’informatique et du numérique, en vertu
du principe selon lequel « s’armer de la com-
préhension du passé » est « peut-être le moyen
de se révolter contre l’avenir ».
CHARLES JACQUIER
SAMUDARIPEN. Le génocide des Tsiganes.
– Claire Auzias
L’Esprit frappeur, Paris,
2022, 292 pages, 12 euros.
« Le métissage est présenté comme responsable
de la chute des grands empires et la question
de la pureté raciale comme la clé de voûte de
l’histoire du monde », nous prévient d’emblée
Olivier Mannoni, le préfacier de cet ouvrage
pionnier de l’historienne Claire Auzias. Samu-
daripen (« Tuez-les tous » en romani, la langue
des Tziganes et des Roms) est un travail de
synthèse majeur, dont cette troisième édition
est entièrement refondue depuis celle, initiale,
de 1999. Il s’agit bien, comme pour les Juifs,
d’un génocide racial : ils ont été assassinés par
les nazis non pas pour ce qu’ils pensaient mais
pour ce qu’ils étaient. Mais, à la différence des
Juifs, ils ont une culture de l’oralité ; et comme
le rappelle l’auteure, ils constituent un peuple
« non pas du souvenir mais de l’oubli ».
Oubli… alors que sur une population totale en
Europe de 700 000, 500 000 environ ont dis-
paru, soit 70 % !
JEAN-JACQUES GANDINI
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
ÉCONOMIE
REPENSER L’EMPLOI AVEC LES TERRI-
TOIRES ZÉRO CHÔMEUR DE LONGUE
DURÉE. – Jean-Christophe Sarrot avec
Annaïg Abjean
Quart Monde - Les Petits Matins, Montreuil-
Paris, 2022, 152 pages, 10 euros.
Proposer un contrat à durée indéterminée (CDI)
à tous les chômeurs de longue durée sur un ter-
ritoire, une utopie ? Non, une expérimentation
menée de 2016 à 2021, qui vient d’être recon-
duite, avec extension du nombre de territoires.
Une présentation et un premier bilan en sont
ici proposés. Le mécanisme : un CDI au sein
d’une entreprise à but d’emploi (EBE), sur la
base du smic ; un travail choisi pour répondre
à des besoins non traités par le secteur concur-
rentiel ; l’activité et la vie au sein de l’EBE
pensées collectivement. L’EBE est intégrée au
territoire à travers les comités locaux pour l’em-
ploi ; en contrepartie, elle perçoit les aides attri-
buées aux chômeurs, des subventions, et elle
facture ses services. En entreprenant de réaf-
fecter les coûts directs et indirects du chômage
pour financer la création des postes utiles et
durables à l’échelle locale, cette approche
repense l’emploi comme une question avant
tout politique. Mais comment évaluer ces expé-
riences avec un système, strictement comptable,
voulant des résultats à court terme ?
BRUNO LOMBARD
LA FAUSSE MONNAIE DE NOS RÊVES.
Vers une théorie anthropologique de la valeur.
– David Graeber
Les Liens qui libèrent, Paris, 2022 (première
édition en 2001), 456 pages, 26 euros.
Analysant les théories de la valeur depuis un
siècle, David Graeber explore la polysémie de
cette notion, selon que sa lecture en est sociolo-
gique, économique ou linguistique. Entremêlant
les théories de Karl Marx et de Marcel Mauss, il
utilise aussi ce que lui a appris le terrain anthro-
pologique – ainsi des effets de l’esclavage à
Madagascar, objet de sa thèse. Selon lui, « l’éco-
nomisme a tendance à réifier toutes les relations
sociales complexes, réduisant les conceptions
du droit de propriété, de l’honneur ou du statut
social à des objets que les acteurs individuels
ont ensuite pour unique tâche d’acquérir ». Pre-
mier livre (2001) de l’anthropologue, il révèle
son savoir encyclopédique, son humour déca-
pant, son aptitude à questionner les dogmes en
décryptant la valeur comme réalité dynamique,
relevant du sens. L’œuvre de ce chercheur
engagé, un des inspirateurs et meneurs d’Occupy
Wall Street, disparu en 2020, va continuer à irri-
guer le champ universitaire et la pensée de celles
et ceux qui veulent œuvrer au renversement du
capitalisme.
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD
A RT S
HISTOIRE, FORME ET SENS. La Belgique
francophone. Tome 3, L’Évitement (1945-
1970). – Marc Quaghebeur
Peter Lang, Bruxelles,
2022, 609 pages, 44,90 euros.
« Éviter » l’histoire et l’horreur de la seconde
guerre mondiale : l’écrivain et critique Marc
Quaghebeur montre, dans ce troisième volume
de l’ample recherche qu’il consacre à la littéra-
ture belge francophone, que bien des écrivains,
durant les « trente glorieuses », ont tenté « d’oc-
culter ou de dépasser les clivages idéologiques
qui trament les contradictions historiques » par
l’« idéalisation du littéraire pur » et la « célé-
bration absolutiste de la poésie ». Les institutions
officielles les y ont encouragés, en les incitant,
au nom de la langue française, à pratiquer
l’« occultation de l’origine » et l’assimilation à
la littérature française. Après avoir présenté les
« contrepoids utiles » (la collection théâtrale les
Cahiers du rideau, la revue Synthèse…) à l’es-
tompage et au gommage de l’empreinte belge,
Marc Quaghebeur se prête à l’exercice difficile
de la présentation critique, à la fois autonome et
contextualisée, des auteurs majeurs de cette
période, comme Suzanne Lilar, Patrick Bauchau,
Christian Dotremont, ou encore Jacques Brel.
ALI CHIBANI
PLAYLIST. Musique et sexualité. – Esteban
Buch
Éditions MF, Paris, 2022, 312 pages, 20 euros.
On aurait pu s’en douter mais pas à ce point.
Amorcée dans les années 1990, grâce notamment
à l’émergence de la musicologie féministe, l’ex-
ploration de la relation entre musique et sexualité
prend aujourd’hui une nouvelle dimension avec
le travail de haute volée d’Esteban Buch, Argen-
tin installé en France et directeur d’études à
l’École des hautes études en sciences sociales
(EHESS). Dans une succession de seize essais
illustrés, à lire séparément et dans n’importe quel
ordre, il analyse, parfois après enquête et non
sans humour, comment la musique intervient
dans « notre économie des plaisirs » selon son
expression, et inversement comment le sexe sur-
git dans les pratiques musicales, quel que soit le
genre concerné (savant, populaire, vocal et même
instrumental). C’est dire que le territoire arpenté
est immense et convoque des œuvres sensible-
ment diverses, de Wolfgang Amadeus Mozart
(Don Giovanni) ou Richard Wagner (Tristan et
Isolde) à Dmitri Chostakovitch (Lady Macbeth
de Mzensk) ou Kurt Weill (L’Opéra de quat’sous),
sans oublier Serge Gainsbourg (Je t’aime… moi
non plus) ou Madonna (Erotica). La lecture est
parfois ardue mais l’agrément de la découverte
est souvent à la hauteur de l’effort.
JEAN-LOUIS MINGALON
26
É C O LO G I E
Le vert n’est pas toujours rouge
C
OMME force politique, l’écologie n’est pas
toujours facile à situer. Entre appropriations
réactionnaires et absence de critique assumée
du capitalisme, il n’est absolument pas évident de la
désigner comme un mouvement immédiatement et
par essence de gauche. Dans son essai Écofascismes (1),
le chercheur en géographie politique Antoine Dubiau
rappelle très justement que l’extrême droite a idéolo-
giquement investi la question environnementale. Le
théoricien de la Nouvelle Droite, Alain de Benoist, a
ainsi fait évoluer une partie du mouvement réactionnaire
vers la critique de la consommation et la défense de
l’éthnodifférentialisme. Notamment portée par la revue
Limite (2015-2022), l’écologie d’extrême droite, dite
« intégrale », repose sur l’affirmation d’un nécessaire
« enracinement » des communautés humaines. La
nature devient, dans cette perspective, un principe
indépassable qui organise et hiérarchise les êtres.
La défense d’une écologie politiquement de gauche
n’est pas davantage une évidence lorsqu’on examine
les tentatives d’accorder la défense de l’environnement
aux principes d’un socialisme édulcoré. L’essayiste et
responsable politique Paul Magnette, élu à la présidence
du Parti socialiste belge en 2019, propose dans La Vie
large (2) d’articuler les coordonnées idéologiques de
la justice sociale et la protection de l’environnement.
Le projet achoppe sur les moyens concrets de sa mise
en œuvre. Ainsi, « partager le pouvoir dans l’en-
treprise», ce qui devrait rendre vertueuses les activités
marchandes, et voir les luttes écologiques locales
comme des moyens d’enfoncer quelques coins dans
la logique capitaliste globale, semble bien inoffensif
au regard des entreprises économiques libérales qui
font du pillage de la nature le principe même de leur
continuation. Imaginer que les résistances localisées
finiraient par gripper le capitalisme mondialisé, c’est
se méprendre sur la puissance des intérêts en jeu.
Le philosophe Pierre Charbonnier entreprend, lui
aussi, une réévaluation d’un socialisme écologique.
Abondance et liberté (3) se veut une réflexion de
grande ampleur sur la façon dont les promesses de la
IDÉES
Romantisme et révolution
E
N 1794, Samuel Taylor Coleridge et quelques
camarades ont un projet étrangement
«moderne» : ils envisagent d’aller s’installer
en Pennsylvanie pour y fonder une communauté agricole
autosuffisante et parfaitement égalitaire. Ils ont une
vingtaine d’années, ils sont poètes et ils se sont
passionnés pour la Révolution française. L’invention
de cette «proto-zone à défendre (ZAD)» n’aura pas
lieu, faute d’un accord sur l’emplacement – certains
auraient préféré le Pays de Galles, nettement plus
proche effectivement. Coleridge est une grande figure
du romantisme anglais. Il est resté célèbre pour The
Rime of the Ancient Mariner («Le Dit du vieux marin»)
et Kubla Khan, et sa dépendance au laudanum a sans
aucun doute contribué à faire de lui une personnalité
éminemment… poétique. En revanche, son engagement
politique a largement été effacé. Or le romantisme est
peu dissociable du bouleversement révolutionnaire.
Pour l’historien Edward Palmer Thompson, auteur
notamment du saisissant La Formation de la classe
ouvrière anglaise (1963, disponible aux éditions Points,
2012), grand éclaireur de l’histoire sociale et culturelle
du Royaume-Uni, comme le rappellent les préfaciers,
le romantisme «désigne moins un mouvement esthétique
qu’une conjoncture (les années 1790)» ainsi qu’«un
ancrage politique (dans le mouvement radical) et social
(dans la petite bourgeoisie intellectuelle) » (1).
Thompson, dans ce recueil posthume d’essais, étudie
des poètes avec le sérieux tonique de celui pour qui le
savoir est vivant, nerveux, relié à la compréhension
des enjeux du présent comme de l’avenir. Il se consacre
à ceux qui sont devenus les grands symboles du lyrisme
romantique, Coleridge et William Wordsworth, et à un
de leurs amis proches, l’activiste John Thelwall. Les
deux premiers furent d’ardents jacobins, qui surent
devenir bien raisonnables : des hommes «utiles»…
Thelwall, lui, ne se renia pas, même s’il finit par se
retirer de la scène. Ce qu’apporte magnifiquement
Thompson, c’est une lecture à la fois du contexte
politique, intellectuel et social du moment, et des
rapports entre les convictions et les œuvres.
L’époque est bouillonnante et sous pression, la
situation est quasi révolutionnaire, la répression bat
son plein. Les «radicaux» font vivre des clubs, des
sociétés politiques, publient des journaux (ce que fera
Coleridge, qui sera perçu entre 1795 et 1796 comme
l’un des jacobins les plus menaçants du sud de l’An-
gleterre, où il vit alors). Le mouvement est dangereux
pour le pouvoir, car il marque une alliance entre bour-
geoisie et artisans – de surcroît, même des industriels
le soutiennent, y compris financièrement. Le pouvoir
interdit donc avec une certaine fougue, emprisonne.
Thelwall, grand tribun, est quasiment enlevé, roué de
modernité, énoncées au XVIIIe siècle, ont lié, pour
longtemps, les principes politiques de l’autonomie des
individus et la disponibilité relative des ressources. La
thèse se fonde toutefois sur des concepts «extensifs»
(«gros comme des dents creuses», pour reprendre l’ex-
pression de Gilles Deleuze) : abondance et liberté
(cette dernière parfois confondue avec l’émancipation)
forment des catégories sans historicité. L’idée centrale
de l’ouvrage est celle d’un découplage moderne et
libéral entre les conditions sociales d’existence et la
matrice matérielle qui les rend possibles. Mobilisés
pour justifier cette thèse, Hugo Grotius, John Locke,
Johann Fichte, François Guizot, Alexis de Tocqueville,
Karl Marx, Thorstein Veblen… sont sommés d’abonder
l’histoire de cette fiction d’une articulation essentielle
entre abondance et liberté. Mais c’est Karl Polanyi qui
semble avoir les faveurs de Charbonnier : son socialisme
permettrait de remédier aux dissymétries imposées par
la domination coloniale et scientifique du monde occi-
dental. Cependant, une nouvelle fois, le capitalisme
semble être la valeur manquante dans l’équation. S’il
émerge, ici et là, pour illustrer les idéologies extractivistes
par exemple, il ne fait jamais l’objet d’une analyse
longitudinale. Ses mécanismes restent opaques et les
points d’appui qui servent à sa domination sont étran-
gement absents. De ce point de vue, ces propositions
ne résolvent en aucun cas la contradiction ouverte par
les tenants de la décroissance entre les conditions
d’existence et les ressources matérielles disponibles.
Face aux menaces de dévoiements, l’écologie
politique émancipatrice ne pourra se contenter d’une
réflexion évasive sur les logiques capitalistes et leur
dépassement.
J ÉRÔME L AMY.
(1) Antoine Dubiau, Écofascismes, Grevis, Caen, 2022,
216 pages, 10 euros.
(2) Paul Magnette, La Vie large. Manifeste écosocialiste,
La Découverte, Paris, 2022, 296 pages, 20 euros.
(3) Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire
environnementale des idées politiques, La Découverte, Paris,
2020, 459 pages, 24 euros.
coups, condamné… Les poètes fléchissent, ou même
se déjugent. La révolution a changé, des guerres se
déclarent avec la France, les grandes aspirations à la
liberté et à l’égalité s’émoussent, la croyance en la
perfectibilité de l’homme se fissure. Apostasie ou
désenchantement, Coleridge et Wordsworth, une fois
du côté des gagnants, ne sont plus guère étincelants.
C’est dans la tension entre les convictions et ce qu’on
choisit de lire de leurs conséquences dans la réalité
que surgit le renouvellement poétique. C’est dans
l’échec de l’espoir et l’affirmation malgré tout de la
force de l’utopie qu’apparaît la nécessité du neuf…
Si c’est également le romantisme anglo-saxon que
Robert Sayre et Michael Löwy questionnent et saluent,
ce n’est pas par une école qu’ils le définissent, mais
par une « vision du monde » aux caractéristiques
parfois ambiguës, ce qui leur permet de considérer
qu’il traverse « tout l’éventail des positions poli-
tiques » (2). Autour de figures qui « n’appartiennent
pas au canon littéraire habituel », ils s’attachent à
rendre visibles les « connexions entre la rébellion
romantique contre la modernité et la préoccupation
écologique face aux menaces modernes sur la
“nature” ». Pour ce romantisme-là, le progrès est un
récit bourgeois, et la nostalgie, la quête de l’harmonie
perdue, la rêverie sur un passé légendaire peuvent
être des moteurs critiques, des forces nourrissant le
désir de ce qui pourrait être. « Marcher à reculons
vers l’avenir », comme disait l’étonnant William
Morris, l’auteur du roman utopique Nouvelles de
nulle part, marxiste porté sur le Moyen Âge, l’un des
proches en esprit de Thompson, qu’on retrouve avec
une joie certaine dans cet essai. De Walter Benjamin
à Naomi Klein, du grand essayiste Raymond Williams
au voyageur William Bartram, cet « anticapitalisme
romantique » fait interagir les expériences du passé
avec le nouveau « pour donner naissance à des
utopies » cherchant à retrouver l’Éden, à célébrer le
vivant, à en finir avec les forces de mort d’un système
« pillard ». La démarche de Sayre et Löwy, appuyée
avec précision sur l’histoire, est extrêmement dyna-
misante, même auprès de ceux qui ont des réserves
quant à la notion de Terre-Mère : car, de façon savante
et nuancée, elle fait apparaître la possibilité renouvelée
de transformer la perte en principe espérance.
E VELYNE P IEILLER .
(1) Edward Palmer Thompson, Les Romantiques. L’Angleterre
à l’âge des révolutions, textes introduits, traduits et annotés par
Marion Leclair et Edward Lee-Six, Éditions sociales, Paris, 2022,
410 pages, 25 euros.
(2) Robert Sayre et Michael Löwy, Romantisme anticapitaliste
et nature, Payot, Paris, 2022, 220 pages, 9 euros.
DANS LES REVUES
o FOREIGN AFFAIRS. Pourquoi le président
rwandais Paul Kagamé sème le chaos en Répu-
blique démocratique du Congo ; plaidoyer en
faveur des États refusant de s’aligner sur l’Occi-
dent ; histoire secrète et leçons non apprises
de la crise des missiles de Cuba. (Vol. 102, n° 3,
mai-juin, bimestriel, 80,95 dollars par an. – New
York, États-Unis.)
o THE NEW YORK REVIEW OF BOOKS.
Une réflexion sur le bras de fer entre le gou-
vernement israélien et les opposants à M. Benya-
min Netanyahou avec, à la clé, cette question :
« Quelle Constitution et quelle démocratie ? ».
(Vol. LXX, n° 8, 11 mai, hebdomadaire, 9,95 dol-
lars. – New York, États-Unis.)
o THE BAFFLER. Ces intellectuels de droite
américains qui récusent M. Donald Trump après
avoir popularisé ses idées ; le régime punitif de
l’immigration aux États-Unis ; le végétarianisme,
instrument de surveillance et de punition en
Inde. (N° 67, mars-avril, bimestriel, 24 dollars.
– New York, États-Unis.)
o HARPER’S. Récit d’une croisière du bien-
être et de l’estime de soi de Barcelone à Rome.
Pourquoi les Américains se détachent de plus
en plus de leur travail. Méditations stoïciennes
de Marc Aurèle. (Vol. 346, n° 2076, mai, mensuel,
7,99 dollars. – New York, États-Unis.)
o THE TIMES LITERARY SUPPLEMENT.
L’Agence centrale de renseignement (CIA) et
son histoire trouble. Avec une évolution : l’in-
gérence dans la politique interne des États-
Unis après l’élection de M. Donald Trump en
2016. (N° 6266, 5 mai, hebdomadaire, 4,50 livres
sterling. – Londres.)
o PROSPECT. Comment M. Rupert Murdoch
et sa chaîne Fox News saccagent la démocratie
américaine ; les restrictions sur la circulation
automobile dans les villes font naître de surpre-
nantes théories du complot. (N° 317, mai, men-
suel, 5,95 livres sterling. – Londres, Royaume-
Uni.)
o TRIBUNE. À l’occasion des 75 ans de la
Nakba, l’expulsion des Palestiniens de Palestine
en 1948 ; un entretien avec l’un des cofondateurs
du mouvement Boycott, désinvestissement et
sanctions (BDS). (N° 17, quatre numéros par an,
9,95 livres sterling. – Londres, Royaume-Uni.)
o MOYEN-ORIENT. Longtemps absente de
la région, la Chine est de plus en plus influente
au Proche-Orient, grâce notamment à ses liens
avec l’Arabie saoudite (N° 58, avril-juin, trimes-
triel, 10,95 euros. – Paris.)
o CONFLITS. La Russie est-elle en train de
prendre le contrôle d’une partie du continent
africain ? La question est posée dans le contexte
des revers de la France dans sa lutte contre les
djihadistes au Sahel et en Afrique de l’Ouest.
(N° 45, mai-juin, bimestriel, 9,90 euros. – Paris.)
o RECHERCHES INTERNATIONALES. Un
dossier rend compte du lancement, en 2022,
de l’Institut pour la paix, qui rassemble univer-
sitaires et praticiens afin d’installer la paix
comme objet d’études et de proposer des pers-
pectives aux crises en cours. (N° 125, janvier-
mars, trimestriel, 15 euros. – Paris.)
o SEPTENTRION. Entre la Flandre et le nord
de la France, le dialogue est permanent : la
coopération transfrontalière, culturelle, touris-
tique, sportive ou commerciale, se développe
sans que la langue constitue une barrière. Micro-
initiatives et accords au sommet tissent les
liens entre les populations francophones et
néerlandophones. (N° 7, 2023, semestriel,
19 euros. – Rekkem.)
o ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES
SOCIALES. Autour du thème général «Repenser
l’internationalisation », plusieurs études dont
une sur les traductions en sciences humaines et
sociales en Russie, matrice d’une révolution
intellectuelle ; comment les universitaires turcs
révoqués par le régime ont répondu en inter-
nationalisant leurs recherches. (N° 246-247,
avril, trimestriel, 22 euros. – Paris.)
o REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE.
Pour M. François Hollande, dont l’analyse
géopolitique semble inspirer les chroniques de
France Inter, « la détestation de la démocratie
structure l’ensemble de la vision stratégique de la
Chine et de la Russie ». (N° 1106, janvier-juin, tri-
mestriel, 25 euros. – Paris.)
o F UTURIBLES . Une reprise du rapport
« Vieillir demain » montre, quarante ans plus
tard, la pertinence des travaux de prospective
et des recommandations qui concernaient
l’« adaptation de notre société au vieillissement ».
(N° 454, mai-juin, bimestriel, 22 euros. – Paris.)
o POPULATION & SOCIÉTÉS. Depuis dix
ans, le solde naturel a été divisé par quatre en
France. Le nombre de naissances baisse légère-
ment, tandis que le nombre de décès augmente
avec le vieillissement de la population. (N° 609,
mars, onze numéros par an, gratuit en ligne. –
INED, Aubervilliers.)
o ÉTUDES. Malgré le corset imposé par le
régime théocratique iranien, de nouveaux pen-
seurs du chiisme, adeptes de la raison, réclament
la séparation du politique et du religieux.
(N° 4304, mai, mensuel, 13,50 euros. – Paris.)
o REVUE INTERNATIONALE DES ÉTUDES
DU DÉVELOPPEMENT . Comment les pays
du Sud gèrent-ils leurs rentes pétrolière et
gazière ? Un document sur l’évolution de l’en-
treprise pétrolière publique au Venezuela.
(N° 251, mars, trimestriel, 20 euros. – Nogent-
sur-Marne.)

DANS LES REVUES
o LA REVUE NOUVELLE. Dossier « Exil et
santé mentale » : l’irruption de la psychiatrie
dans les politiques de migration, les pratiques
cliniques d’un service spécialisé dans le suivi
des personnes exilées. (N° 3/2023, huit numéros
par an, 12 euros. – Bruxelles, Belgique.)
o POLITIQUE. Une large part du sommaire
est consacrée à l’avenir du communisme et à ses
liens, convergences ou différences avec le fémi-
nisme, l’anarchisme, le communalisme… (N° 122,
trimestriel, mai, 12 euros. – Bruxelles, Belgique.)
o LA PENSÉE. Pour le général Vincent Des-
portes, « la Russie devra être à la table des négo-
ciations pour repenser une architecture de sécurité
qui ne saurait être réduite à une organisation de
vainqueurs ». (N° 413, janvier-mars, trimestriel,
20 euros. – Paris.)
o L’OURS, LE MENSUEL. Pour trancher
une question très originale – « Un pays irréfor-
mable ou un État inefficace ? » –, ce mensuel
proche du Parti socialiste sollicite les lumières
de l’experte médiatique Chloé Morin ou du
journaliste Fabien Escalona. (N° 528, mai, dix
numéros par an, 6 euros. – Paris.)
o TERRESTRES. Selon Jean-Baptiste Fressoz,
il n’y a pas de « transition énergétique » mais
une consommation toujours plus grande de
toutes les énergies disponibles. (N° 20, mai, en
ligne, gratuit. – Montreuil.)
o M IGRATIONS SOCIÉTÉ . Les nouvelles
routes migratoires avec, entre autres, la violence
contre laquelle les exilés doivent lutter tout au
long de leur périple. (Vol. 35, n° 191, janvier,
trimestriel, 18 euros. – Paris.)
o FAKIR. Enfants et adolescents en souffrance
mentale, mais sans dispositif médical ou hospitalier
prêt à les accueillir ; face au déficit commercial
français abyssal, une proposition de « sobriété
gagnante » : importer et consommer moins.
(N° 107, mai-juin, bimestriel, 3 euros. – Amiens.)
o CQFD. Un numéro anniversaire qui célèbre
les 20 ans de ce mensuel de critique et d’expé-
rimentation sociale. Avec une autoréflexion sur
une ligne éditoriale « largement implicite » et
«peu interrogée en interne». (N° 220, mai, mensuel,
5 euros. – Paris.)
o LA DÉCROISSANCE. Le mensuel rappelle
que, le coût de la publicité étant intégré au prix
des biens et des services consommés, « nous
payons chacun individuellement cette propagande
comme un impôt chaque fois que nous achetons ».
(N° 199, mai, mensuel, 3,50 euros. – Lyon.)
o MOINS ! Réflexions sur le côté prédateur
du modèle économique libéral, l’impact de l’agri-
culture sur le vivant mais aussi sur la désillusion
quant à la prétendue capacité humaine à survivre
à sa destruction. (N° 64, mai-juin, bimestriel,
5 francs suisses. – Lausanne, Suisse.)
o APRÈS-DEMAIN. Vus « à la croisée de toutes
les grandes questions démocratiques », les réseaux
sociaux sont explorés dans ce qu’ils offrent de
pire et de meilleur. Avec une proposition originale :
« Et si on collectivisait les réseaux sociaux ? » (N° 66,
2e trimestre, trimestriel, 9 euros. – Paris.)
o S PORT ET P LEIN A IR . Quand les anima-
teurs ou les clubs se forment au sport sur
ordonnance : depuis 2016, le code de la santé
publique permet de prescrire à des personnes
atteintes d’affection de longue durée une
activité physique. (N° 670, mai, mensuel,
3 euros. – Pantin.)
o IMAGINE. DEMAIN LE MONDE. Rencontre
avec le philosophe Geoffroy de Lagasnerie à
propos du thème de son dernier livre : l’amitié
comme projet politique. (N° 156, mai-juin, tri-
mestriel, 12 euros. – Liège, Belgique.)
o P LEIN D ROIT . Dans le dossier sur la
justice et les étrangers : parcours du combattant
pour obtenir l’aide juridictionnelle ; la Cour
nationale du droit d’asile au bord de l’implosion ;
la délivrance des visas minée par l’idéologie
sécuritaire… (N° 136, mars, trimestriel, 12 euros.
– Paris.)
o DEDANS DEHORS. Mayotte dans l’impasse
du « tout répressif ». En France, 30 % des
détenus condamnés le sont pour des violences
conjugales ou sexuelles, mais quelle est l’efficacité
de cette politique pour la cause des femmes ?
(N° 118, avril, mensuel, 7,50 euros. – Paris.)
o LA DÉFERLANTE. Enquête sur un phéno-
mène tabou, l’inceste commis par des mineurs.
Un portrait de Bintou Dembélé, une des pion-
nières du hip-hop français. (N° 10, mai, trimestriel,
19 euros. – Paris.)
o L’HISTOIRE. En marge d’un dossier sur la
réforme grégorienne – qui permit la prise de
pouvoir de l’Église en Occident à partir du
XIe siècle –, un article revient sur l’histoire de
la bouteille de Coca-Cola : cas rare, celle-ci fut
déposée comme une marque en soi après son
invention en 1915. (N° 507, mai, mensuel,
6,90 euros. – Paris.)
o LA SEPTIÈME OBSESSION. Célébré par
certains, perçu comme un charlatan par d’autres,
Christopher Nolan s’impose dans la grande
majorité des pages de cette livraison, laquelle
revient sur l’ensemble de ses œuvres. (N° 46,
mai-juin, bimestriel, 7,90 euros. – Toulouse.)
Retrouvez, sur notre site Internet,
une sélection plus étoffée de revues :
www.monde-diplomatique.fr/revues
CHANSON
Au Québec, in French, please !
Personne ne peut imaginer que Robert
Charlebois puisse chanter un jour
« I’ll come back to Montreal in a big
sea-blue Boeing ». Mais les jeunes
héritiers du chansonnier québécois,
bilingues et très sensibles au diktat
des plates-formes de musique en
ligne, n’hésitent plus à utiliser
l’anglais. De quoi inquiéter des
autorités toujours soucieuses de la
prééminence du français dans la
Belle Province.
PAR ÉRIC DELHAYE *
N
OUVEAU ministre de la langue française
dans le gouvernement du Québec, M. Jean-François
Roberge a réclamé, en novembre 2022, une «mobili-
© JULIE DOUCET - DRAWN & QUARTERLY
sation nationale». Selon Statistique Canada, en 2021,
le recul du français comme langue maternelle, langue
parlée à la maison et langue au travail a été «plus
important dans les vingt dernières années que dans
le siècle précédent». La proportion d’habitants de la
province déclarant avoir le français comme langue
maternelle est passée de 77,1 % à 74,8 % entre 2016
et 2021, et de 20,6 % à 19,6 % sur l’ensemble du
Canada. Le premier ministre François Legault, chef
du parti conservateur et nationaliste Coalition avenir
Québec, a proclamé, lors du dernier Sommet de la
francophonie en novembre 2022 à Djerba (Tunisie),
qu’avec «48 % de francophones sur l’île de Montréal,
la situation est inquiétante», justifiant ainsi son souhait
d’une immigration «100 % francophone ou fran-
cotrope» d’ici à 2026. Le gouvernement a fixé un
seuil de cinquante mille immigrants en 2023, dont
66 % parlant le français – le Maroc, l’Algérie, la
France et Haïti sont, dans cet ordre, les principaux
pays pourvoyeurs d’arrivants francophones au Québec.
Mais les lois et règlements ne suffiront pas à inverser
la tendance pour M. Roberge, qui suggère que chaque
Québécois devrait se demander : «Est-ce que je suis
en train de consommer de la culture en français?»
Quand le ministre parle de «culture en français»,
il pense notamment à la chanson québécoise. Elle
s’est propagée durant les années 1960, en même
temps que la «révolution tranquille», vaste mouvement
d’émancipation sociale, économique et culturelle tout
autant qu’affirmation d’une identité. Et même si ses
caractéristiques empruntent moins au folklore et à la
poésie endogènes qu’à des éléments exogènes, dont
la chanson française et la contre-culture américaine
(folk et rock), elle est alors devenue le vecteur privilégié
des aspirations souverainistes et du nationalisme
culturel, via des artistes comme Félix Leclerc, Pauline
Julien, Robert Charlebois… Si bien que Mon pays
(1965) et Gens du pays (1975), de Gilles Vigneault,
cette dernière entonnée par le premier ministre René
Lévesque au soir de la défaite du référendum du
20 mai 1980 portant sur son projet de souveraineté
de la province, ont été érigées en hymnes de la québé-
citude. L’époque voyait aussi fleurir les «boîtes à
chanson», petites salles dont émergèrent les interprètes
qui, selon l’écrivain montréalais Bruno Roy, «sont
devenus, sans le vouloir, les porte-parole d’un pays
qui aspire à son affirmation, à sa liberté; ils sont
devenus le témoin et la conscience d’une société aux
prises avec ses énormes difficultés d’être (1)». En
1966, l’auteur-compositeur Stéphane Venne écrivait
déjà : «La chanson est sûrement la forme d’art à
jaillir le plus spontanément au Québec. Tout le monde
veut faire des chansons. Et les autres ont l’air de
vouloir en consommer des tonnes. (…) Or on a mis
sur la chanson d’ici une charge lourde comme le
monde. Celle d’être pour les Québécois ce que le
jazz est pour les Noirs d’Amérique, l’opéra pour les
Italiens, et quoi encore. Un pivot de culture ici; un
passeport pour tous les pays du monde (2).»
La «charge lourde comme le monde» a continué
de peser pendant un demi-siècle, jusqu’à tomber sur
les épaules des jeunes candidats d’une émission de
télé-réalité. En janvier 2022, lors du premier gala de
Star Académie, dix des quatorze chansons interprétées
étaient anglophones. Même si la balance a été inversée
lors des émissions suivantes, la polémique était lancée,
d’autant plus piquante que l’émission est produite
par le Groupe TVA, que préside M. Pierre Karl
Péladeau, un ancien chef du Parti québécois, formation
souverainiste qui fit adopter la charte imposant le
français comme unique langue officielle en 1977,
sous le premier mandat de René Lévesque. Les édito-
rialistes de la presse francophone se sont émus, et
plusieurs acteurs de l’industrie musicale ont désigné
un coupable : les plates-formes de streaming à la
* Journaliste.
JULIE DOUCET. – Couverture du comic-book « Dirty Plotte », 1991
source desquelles les jeunes « consommateurs »
s’abreuvent, notamment Spotify, qui domine le marché
québécois. Selon une récente étude auprès des étudiants
en art et technologie des médias (3), 83,3 % des
sondés se connectent sur une plate-forme au moins
une heure par jour. Ceux qui écoutent de la musique
en ligne la préfèrent «majoritairement en anglais» à
51 %, contre 3,6 % «majoritairement en français»,
alors que 29,9 % alternent entre les deux langues.
En une décennie, les plates-formes de streaming
ont transformé la pratique des auditeurs, périmé le
disque compact (CD) et relancé une industrie en crise.
Elles ont également contribué à éroder l’audience des
radios (musicales surtout), qui ont perdu la moitié de
leur audience chez les Québécois de 12 à 34 ans. Les
deux médias sont concurrents, mais ils ne jouent pas
avec les mêmes règles. Les stations francophones sont
contraintes de diffuser 65 % de musique en français
de 6 heures à 20 heures en semaine (contre 40 % en
France). Le Conseil de la radiodiffusion et des télé-
communications canadiennes (CRTC) a récemment
rejeté une nouvelle fois la demande des principales
radios, qui souhaitent que leur programmation épouse
les goûts du public, d’abaisser ce seuil à 35 %. Dans
les faits, beaucoup de stations contournent les quotas
par divers stratagèmes. Mais aucune contrainte de la
sorte ne pèse sur les plates-formes. Même si elles
diffusent leur contenu à la demande de l’abonné, elles
influencent aussi ses choix, en promouvant certains
artistes et titres sur leurs portails, et en déterminant les
algorithmes dont sont issues les recommandations qui
orientent les utilisateurs. Elles abondent dans le sens
des majors et de la musique mondialisée – les mêmes
stars sont écoutées à New York, São Paulo, Tokyo,
Lagos et Montréal. En 2022, au Québec, d’après les
données des dix principales plates-formes, dont Spotify,
Deezer, Apple Music et Amazon Music, ainsi que le
site YouTube (4), les artistes de la province n’ont
totalisé que 8 % des écoutes (contre 30 % des ventes
d’albums en format physique sur la même période) et
ils n’ont eu que quatre chansons dans le top 100 :
Copilote, des rappeurs FouKi et Jay Scøtt (17e),
L’Amérique pleure, du groupe Les Cowboys Fringants
(49e), Meaningless, de Charlotte Cardin (66e), et Lullaby,
d’Alicia Moffet (78e) – ces deux dernières sont chantées
en anglais. À titre de comparaison, en France en 2022,
neuf des dix artistes les plus écoutés sur Spotify sont…
des rappeurs français. Seule exception : The Weeknd,
un artiste canadien anglophone.
E
N juin 2022, le premier ministre François
Legault s’est encore exprimé, derrière un pupitre que
barraient les mots «Notre chanson – Notre musique
– Notre maison», pour relancer un projet qui peine à
voir le jour, la Maison de la chanson et de la musique,
dont l’inauguration est désormais prévue en 2026 à
Montréal. Gilles Vigneault était présent, Catherine
Major, France D’Amour et Ilam étaient invités à
chanter. Ces trois artistes populaires, aux profils variés,
émergent difficilement sur les plates-formes : Catherine
Major, par exemple, séduit 12624 auditeurs mensuels
sur Spotify, contre 275000 pour FouKi et… 69 millions
27 LE MONDE diplomatique – JUIN 2023
pour Drake, rappeur anglo-
phone de Toronto. Le sentiment
d’être submergé trouve donc
un écho dans la réalité des
chiffres. Si bien que l’un des
plus brillants représentants de
la chanson actuelle, Pierre
Lapointe, peut conclure, dans
un entretien sur Radio Canada
(26 octobre 2022) : «Le marché
québécois, pour une grande
plate-forme comme Spotify qui
vaut des centaines de milliards
de dollars, ce n’est pas grand-
chose. Si on fait le calcul, ils
nous tiennent déjà par les
couilles.» Il en appelle donc
au soutien des diffuseurs publics,
sans quoi il prédit que « la
culture francophone va s’étein-
dre ». Un projet de loi du
gouvernement fédéral du
premier ministre Justin Trudeau,
dont l’étude parlementaire est
en cours, veut étendre les règles
du CRTC aux plates-formes en
ligne, dans le but d’assurer une
meilleure «découvrabilité» (le
concept est martelé) des con-
tenus nationaux : comme les
programmes des radios, leurs
lignes éditoriales et leurs algo-
rithmes seraient soumis à des
quotas de musique canadienne
anglophone, québécoise fran-
cophone et même autochtone,
puisque les artistes innus (5)
réclament désormais leur part.
Le Québec, qui a toujours
évoqué l’image du village assiégé par 350 millions
d’anglophones nord-américains, s’angoisse aujourd’hui
de voir ses défenses enfoncées sur deux flancs, sa
jeunesse et sa musique. Son gouvernement tente de
colmater les brèches, par exemple en décrétant que
seuls des artistes québécois francophones peuvent
être diffusés dans les établissements publics et sur
leurs répondeurs téléphoniques. Beaucoup de
subventions sont également attribuées sous réserve
de paroles en français. Quitte à créer des situations
absurdes, à l’encontre notamment du hip-hop, qui,
désormais plus écouté que la chanson, exacerbe les
débats. Ainsi, le groupe de hip-hop Dead Obies a dû
rembourser une bourse de la fondation Musicaction
pour avoir utilisé 55 % de mots français, au lieu des
70 % requis, sur son album Gesamtkunstwerk. Comme
beaucoup d’artistes du genre, Dead Obies pratique
le franglais : « J’suis tellement plus about being felt
que famous / Que même moi, j’sais plus what the
hell my name is » (Do 2 Get). Selon Kirouac, du duo
rap Kirouac & Kodakludo, qui le rappelle sur Montréal
Campus (11 mai 2021), le franglais représente « la
réalité de [sa] génération ». Les rappeurs québécois
font partie d’une génération majoritairement bilingue
(65 % des 20-29 ans)… Pilier de cette scène, Loud
manie aussi le joual (le parler québécois populaire)
et assume de jongler avec un lexique composite :
« Je ne suis qu’un rappeur, pas le sauveur de la
langue française » (Focus Vif, 20 juin 2018). Les
crispations se multiplient. En mars 2022, le Festival
international de la chanson de Granby a exclu le
rappeur Samian parce qu’il refusait de se produire
en français, alors que son dernier album est interprété
en anishinaabemowin, une langue autochtone. En
août, le Réseau express métropolitain (REM) de
Montréal a retiré une vidéo promotionnelle de son
compte TikTok après que des internautes se sont
offusqués d’y entendre un rappeur anglophone.
Réguler le marché, par le biais de quotas ou de
subventions aux œuvres produites et diffusées, pourrait
contribuer au rempart linguistique érigé par la coalition
nationaliste du gouvernement Legault, reconduit en
octobre 2022 après une campagne centrée sur l’im-
migration et l’identité québécoise. Mais ce sera
surtout un outil pour sauvegarder la vitalité d’une
scène et la diversité de ses artistes, parfois d’origine
maghrébine ou haïtienne, sans oublier les interprètes
autochtones, de plus en plus actifs. L’équation est
particulièrement complexe au Québec, terre de
paradoxes : sa plus fière ambassadrice francophone,
Céline Dion, est devenue une star internationale en
chantant en anglais à partir des années 1990.
(1) Bruno Roy, Pouvoir chanter, VLB éditeur, Montréal, 1991.
(2) Stéphane Venne, « Notre chanson en quête de hauteurs »,
Liberté, n° 46, Montréal, juillet 1966.
(3) Caroline Savard et Audrey Perron, « Portrait des habitudes
médiatiques des étudiantes et étudiants en Art et technologie des
médias du Cégep de Jonquière», École supérieure en Art et technologie
des médias, Jonquière, septembre 2022.
(4) Ces chiffres n’incluent pas ceux de la plate-forme QUB Musique,
lancée en 2020 (et qui migrera bientôt vers la plate-forme française
Qobuz), sur laquelle la création québécoise représente trois quarts
des écoutes, mais qui ne pèse pas lourd face aux géants du secteur.
(5) Peuple autochtone originaire de l’est de la péninsule du Québec-
Labrador.
JUIN 2023 – LE MONDE diplomatique
28
Interdire
l’information
en continu ?
PAR PIERRE RIMBERT
E N juin 1973, les trois chaînes de l’Office de
radiodiffusion-télévision française (ORTF) proposent
aux sommations journalistiques. Avec
les images du «direct» en toile de fond,
à leurs usagers une information résolument discon- une micro-société non élue de décideurs
tinue : trois journaux quotidiens, à 13 heures et et d’experts qui travaillent plus leur
20 heures puis un peu avant 23 heures, ce dernier pré- maquillage que leurs dossiers tranche
cédant bien souvent l’extinction des feux cathodiques. sur les sanctions à prendre contre la
L’actualité se décline également en magazines, Russie, exige plus de fermeté dans les consignes sani-
comme «La France défigurée» sur la première chaîne, taires, condamne les « violences » des manifestants.
consacré à la dégradation des paysages par des Et, ce faisant, délimite les sujets dignes d’attention
constructions hideuses, «Les dossiers de l’écran» sur et ceux condamnés au néant. L’Ukraine : oui. Le
la deuxième, précurseur de la formule film-débat, ou Yémen : non. Du 10 au 27 février dernier, l’accident
encore « Magazine 52 » avec son enquête journalis- de voiture de l’humoriste français Pierre Palmade a
tique hebdomadaire. Au total, un peu moins de été presque dix fois plus cité sur BFM TV que le
soixante-quinze heures d’information nationale aux- séisme simultané en Turquie (56 000 morts,
quelles s’ajoutent une petite dizaine d’heures en 105 000 blessés) et deux fois plus que la réforme des
moyenne de magazines régionaux (1). Corseté par la retraites (3). Certes tous les médias sélectionnent et
tutelle politique, l’audiovisuel «suit l’actualité» tandis produisent « ce qui fait l’actualité », mais CNews,
que la presse écrite la met en perspective et l’analyse. BFM TV et consorts pèsent d’un poids particulier en
conjoncture de crise, où chacun guette les dernières
Cinquante ans plus tard, la libéralisation du secteur nouvelles et brûle de « voir » ce qui se passe.
a détruit le monopole public, et la télévision numérique
terrestre propose gratuitement trente chaînes natio- Voir, peut-être – mais comprendre ? Les ravages
nales. Cinq produisent de l’information en continu qu’opèrent ces chaînes sur la vie publique tiennent
(LCI, CNews, BFM TV, France 24, Franceinfo). Et au principe même qui les constitue : le temps réel y
diffusent à elles seules plus d’actualités chaque jour règne en maître alors qu’aucune institution humaine
que l’ORTF en un mois. L’information bat au rythme ne pulse à ce rythme continu. Session parlementaire,
de la seconde. De la création de Cable News Network mobilisations sociales, conflit armé, vie politique,
(CNN) en 1980 à l’ère des smartphones et des réseaux scolaire, personnelle ou professionnelle, font alterner
sociaux, le «temps réel» s’est non seulement accéléré action et réflexion, travail et repos, effort et prépa-
mais rapproché des usagers : plus besoin de se poster ration, offensive et accalmie, sans oublier le rêve et
devant un téléviseur, il se niche dans la poche. l’évasion. Les médias ont imposé au monde leur
horloge. Le jet continu de faits, d’images et de mots
Est-on pour autant mieux informé ? noie l’usager sous un déluge de données. Pour s’in-
former, il faut bloquer un peu la trotteuse, échanger,
Écrans divisés, bavardages d’experts et joutes d’in- lire, mettre en perspective : on s’arrête, on réfléchit.
vités politiques, simulacres de débat, directs sans
contexte, faits divers crapoteux érigés au rang de Même les journalistes n’ont pas ce loisir. Réduits à
déflagrations cosmiques, injonctions à réagir à chaud, effectuer des tâches robotisables de collecte, ils incar-
saucissonnages des petites phrases postées sur les nent cette figure de l’aliénation décrite dans ces
réseaux sociaux et reprises en bandeau des commen- colonnes par l’un des plus grands reporters du XXe siè-
taires qu’elles suscitent : le modèle à bas coûts de ce cle, Ryszard Kapuściński : «Au Mexique, un de mes
genre audiovisuel a été maintes fois détaillé (2). Deux amis travaillait pour les chaînes de télévision améri-
nuisances principales en découlent : l’information caines. Je l’ai rencontré en pleine rue; il était en train
en continu produit et cadre l’actualité plus qu’elle de filmer des affrontements entre les étudiants et la
n’en rend compte ; elle n’informe pas, mais sature police. “Qu’est-ce qui se passe, John?”, lui deman-
l’audience d’un brouillard d’images et de paroles. dai-je. “Je n’en ai pas la moindre idée”, me répondit-
il sans cesser de filmer. “Je ne fais qu’enregistrer, je
Des attentats de 2015 en France à la guerre en me contente de saisir les images; ensuite je les envoie
Ukraine en passant par la crise sanitaire de 2020, à la chaîne, qui fait ce qu’elle veut de ce matériel” (4).»
LCI, i-Télé (devenue CNews) puis BFM TV ont
accru leur audience et consolidé leur influence. Suc- Au fond, tout concourait à ce que le pluralisme
combant au délicieux supplice des émissions de pla- audiovisuel de marché aboutisse à une censure par
teau, dirigeants politiques, scientifiques, militaires saturation, comme il y eut une censure par privation.
mis en demeure de dire ce que la plupart du temps Dès 1962, le sociologue américain Bertram Gross s’in-
ils ignorent, puis de surenchérir aux commentaires quiète de la surcharge d’information (information over-
de leurs homologues, se soumettent sans résistance load) qui embrume le cerveau des manageurs : l’excès
AFRIQUE CFA 5 500 F CFA • ALLEMAGNE 9,80 € • ANDORRE 9,50 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 9,40 € • CANADA 12,95 $CAN • ESPAGNE 9,50 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 9,50 € • ITALIE 9,50 € • JAPON 1 600 Y • LUXEMBOURG 9,50 € •
SOMMAIRE
PAG E 2 :
L’énergie et ses vérités. – Courrier des lecteurs. – Farceurs sans frontières,
par PIERRE RIMBERT.
PAG E 3 :
Les deux visages de la frontière, par MORVAN BUREL.
PAG E S 4 E T 5 :
Au Salvador, bitcoins, gangs et buzz présidentiel, par A NNE -D OMINIQUE
MAROC 90 DH • PAYS-BAS 9,90 € • PORTUGAL CONT. 9,50 € • SUISSE 14,80 CHF • TOM 1 700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.
CORREA. – « Sans corps, pas de crime », par BENJAMIN FERNANDEZ.
PAG E 6 :
« Ils sont mieux que les Français ! », par ANTOINE PECQUEUR.
PAG E 7 :
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
ÉNERGIE
N° 189 /// JUIN - JUILLET 2023
Et l’IRA rendit les armes, par DANIEL FINN.
© MISHKA HENNER
PAG E S 8 E T 9 :
Conflits, illusions, solutions
La Suisse peut-elle rester neutre face à la guerre en Ukraine ?, suite de l’article
d’A NGÉLIQUE M OUNIER -K UHN . – La débâcle d’une banque, un séisme
national (A. M.-K.). – Horlogerie, ordre et anarchisme, par FLORIAN EITEL.
PAG E 10 :
La Moldavie agite la menace russe, par GLEN JOHNSON.
EN VENTE CHEZ PAG E 11 :
En Russie, le mirage du soutien à la guerre, par ALEXEÏ SAKHINE ET LISA
VOTRE MARCHAND SMIRNOVA.
PAG E 12 :
DE JOURNAUX Le Japon dans les rets de la secte Moon, par YUTA YAGISHITA.
PAG E 13 :
Également sur Le Caire, ville entravée, par SOPHIE POMMIER.
www.monde-diplomatique.fr www.monde-diplomatique.fr
© ADAGP, PARIS, 2023 - PHOTOGRAPHIE : PHILIPPE MIGEAT - CENTRE POMPIDOU, MNAM-CCI, RMN-GRAND PALAIS
ARMAN. – « La Vie à pleines dents », 1960
de données entrave la décision. Quelques années plus la vie politique, les candidats à la prochaine élection
tard, alors que les chaînes de télévision se multiplient présidentielle pourraient s’accorder sur l’interdiction
aux États-Unis, le consultant Alvin Toffler décrit dans pure et simple des chaînes d’information en continu,
Le Choc du futur (1970) une population américaine à l’exception d’un canal public d’intérêt général.
gavée de nouvelles dont l’empilement angoisse et ne
fait plus sens. Dans les années 1990, l’essayiste amé- Impensable dans les années 1990 et 2000 quand la
ricain David Shenk parlera d’«infobésité» en com- fable du pluralisme audiovisuel faisait encore illusion,
parant régime alimentaire et régime informationnel : l’interdiction des médias au nom de la démocratie ne
«De même que le gras a remplacé la famine comme pose apparemment plus de problème puisque le Conseil
première préoccupation alimentaire du pays, la sur- de l’Union européenne l’a décrétée en février 2022
charge d’information a remplacé la pénurie d’actualité pour les chaînes russes RT et Sputnik. Il incomberait
comme problème majeur tant en termes psycholo- alors à la chaîne résiduelle d’information en continu
giques, sociaux que politiques (5).» La numérisation non plus de mettre en scène et de coproduire la poli-
et le foisonnement des canaux de communication dans tique, mais d’en rendre compte en suivant son rythme
les années 2000 ont popularisé l’idée d’une guerre à elle, comme le font parfois La Chaîne parlementaire -
pour capter l’attention – devenue la ressource rare – Assemblée nationale ou, aux États-Unis, le réseau
orchestrée par les industriels de la Silicon Valley. Notes Cable-Satellite PublicAffairs Network (C-SPAN). Dif-
parlementaires officielles, conseils en gestion des entre- fusion des sessions et commissions d’enquêtes parle-
prises et développement personnel : l’engorgement mentaires, discours des représentants politiques, asso-
des cerveaux saturés de données préoccupe chacun (6). ciatifs et syndicaux, présence dans les réunions
Sauf dans un domaine, celui du journalisme. publiques et au sein des mouvements sociaux. Une
telle chaîne serait en outre tenue d’appliquer le «prin-
A
cipe d’impartialité» (fairness doctrine). Cette règle en
vigueur aux États-Unis de 1949 à 1987 obligeait les
LORS que maints travaux ont exposé le carac- diffuseurs à relayer les différents points de vue – même
tère structurel de la surproduction d’information les plus minoritaires et les plus contestés – sur les ques-
sans qualité – 64 % des articles journalistiques tions d’intérêt général propres à susciter des contro-
publiés en ligne proviennent de copiés-collés d’au- verses (9). Un pari sur l’intelligence des populations;
tres sites, un phénomène imputable à la concur- un pas vers une écologie de l’information.
rence (7) –, les marchands de matières grasses jour-
nalistiques se défaussent sur la responsabilité
individuelle des consommateurs. « Les gens l’ou- (1) Source : Inathèque. L’auteur remercie Delphine Cassiman
blient quand ils râlent : si vous n’aimez pas ce que pour ses recherches.
vous regardez, zappez ! », chapitrait un chroniqueur (2) Lire Sophie Eustache, « Les recettes de l’information en
continu », et Marc Endeweld, « Des chaînes “tout info” bien peu
de France Inter à propos du traitement médiatique dérangeantes », Le Monde diplomatique, avril 2001 et juin 2007.
de l’affaire Pierre Palmade (21 février 2023). Mais, (3) Comptage sur la base Europresse.
face à la croissance illimitée de l’information en (4) Ryszard Kapuściński, « Les médias reflètent-ils la réalité du
continu, l’ajustement des comportements individuels monde ? », Le Monde diplomatique, août 1999.
ne suffit pas : il faut juguler l’offre. Comment ? (5) David Shenk, Data Smog : Surviving the Information Glut,
Harper Collins, New York, 1997.
Subitement préoccupée par les manquements au (6) Ludovic Haye, « Face à l’explosion des données : prévenir
pluralisme des chaînes contrôlées par le milliardaire la submersion », Notes scientifiques de l’Office, n° 26, Assemblée
nationale - Sénat, janvier 2023 ; Caroline Sauvajol-Rialland,
ultraconservateur Vincent Bolloré, la ministre de la « Infobésité, gros risques et vrais remèdes », L’Expansion
culture et de la communication Rima Abdul-Malak Management Review, n° 152, Paris, 2014.
fait planer la menace d’une non-reconduction de l’au- (7) Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, L’Information
torisation de diffusion de CNews et C8. Plusieurs à tout prix, INA Édition, Bry-sur-Marne, 2017.
parlementaires de gauche la soutiennent (8). Partielle (8) Entretien de la ministre au Monde, 16 janvier 2023 ; « Derrière
les provocations de Cyril Hanouna se cache un véritable bras de
et partiale, la mesure serait utilement complétée par fer politique », Le Monde, 9 février 2023.
une proposition à plus large spectre : pour contenir (9) Steve Randall, « Le principe d’impartialité », dans Manière
les ravages du cirque cathodique en temps réel sur de voir, n° 146, « Faire sauter le verrou médiatique », avril-mai 2016.
Juin 2023
PAG E S 14 E T 15 :
Survivre au Yémen, par QUENTIN MÜLLER. – Une rébellion de fer, par AKRAM
BELKAÏD.
PAG E 16 :
Le loup, protégé ou nuisible ?, par PATRICK DEGEORGES ET FARID BENHAMMOU.
PAG E S 17 À 20 :
DOSSIER : POLITIQUES DE LA SÉCHERESSE. – L’eau n’est pas qu’un bien
commun, par FRANCK POUPEAU. – Mégabassines, aux sources de la colère,
par SYLVAIN LEDER. – Ces puces qui accaparent l’« or bleu » des Alpes, par
RAÚL GUILLEN ET VINCENT PEYRET. – Cartographie, par CÉCILE MARIN.
PAG E 21 :
Aldo Moro, une vie et deux morts, par EUGENIO RENZI.
PAGES 22 ET 23 :
Sombres dessous du football belge, par PATRICK R EMACLE . – Et Donald
Trump est toujours debout…, par SERGE HALIMI.
PAG E S 24 À 26 :
LES LIVRES DU MOIS : « Manhattan Transfer », de John Dos Passos, par
M ARIE -N OËL R IO. – « Fonte brute », de Sofronis Sofroniou, par N ICOLAS
M ELAN . – Toutes les mers et tous les ports, par U LYSSE B ARATIN . –
L’urgence de l’exil, par LIONEL RICHARD. – Un ravissement moderniste, par
HÉLÈNE YVONNE MEYNAUD. – Le vert n’est pas toujours rouge, par JÉRÔME
LAMY. – Romantisme et révolution, par EVELYNE PIEILLER. – Dans les revues.
PAG E 27 :
Au Québec, in French, please !, par ÉRIC DELHAYE.
Le Monde diplomatique du mois de mai 2023 a été tiré à 204 051 exemplaires.
 ‫تم تحميل هذه الصحيفة‬

‫ميَّة اَل َ‬
‫ج َشائِ ِزيَّة‬ ‫حف اَليَى ِ‬ ‫ك َتبَة اَل ُّ‬
‫ص ُ‬ ‫م ْ‬
‫من َ‬

‫‪http://www.star7arab.com/f.asp?service=journaux‬‬

‫لتحميل المشيد من الصحف الجشائزية و بآخز إصداراتها‬

‫سوروا رابط مكتبة الصحف أعاله‬

‫كافة حقىق التحميل محفىظة لـ‬

‫سات اَل َ‬
‫ع َزبِيَّة‬ ‫س َتار َ‬
‫م ْن َت َديَات َ‬
‫ُ‬

‫‪www.star7arab.com‬‬