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L'évolution du système de recherche et d'innovation : ce

que révèle la problématique du financement dans le cas


français
Jean-Alain Héraud, Jean Lachmann
Dans Innovations 2015/1 (n° 46), pages 9 à 32
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 1267-4982
ISBN 9782804192259
DOI 10.3917/inno.046.0009
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L’ÉVOLUTION DU SYSTÈME DE
RECHERCHE ET D’INNOVATION : CE
QUE RÉVÈLE LA PROBLÉMATIQUE
DU FINANCEMENT DANS LE CAS
FRANÇAIS
Jean-Alain HERAUD
Université de Strasbourg et CNRS (UMR7522)
Bureau d’Economie Théorique et Appliquée (BETA)
heraud@unistra.fr
Jean LACHMANN
Chercheur associé au BETA, Université de Strasbourg
et CNRS (UMR7522)
Chambre Régionale des Comptes du Centre, Limousin
jlachmann@centre-limousin.ccomptes.fr
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La recherche et l’innovation sont devenues le moteur du retour de la
croissance et portent l’espoir de sortie de la crise. Tous les pays et tous les
acteurs économiques partagent l’idée de cette nécessité de relancer l’éco-
nomie par l’innovation, mais l’efficacité des systèmes nationaux d’innova-
tion est très inégale, et les opportunités créatives comme les processus de
développement dépendent des domaines technologiques et économiques
concernés. Dans tous les cas, cependant, les pouvoirs publics ont un rôle très
important à jouer pour faciliter et soutenir un niveau élevé d’investissement
dans ces activités nouvelles. De nombreuses conditions doivent être rem-
plies pour connaître la réussite et le système de recherche et d’innovation a
besoin d’un environnement favorable et d’appuis tant des pouvoirs publics
que des intervenants privés.
Le concept central utilisé dans cet article est celui de système d’inno-
vation (SI) avec ses deux grandes variantes que sont le système national
d’innovation (SNI) dont la première description est celle de Christopher
Freeman (voir en particulier Freeman, 1982) et les différents concepts de
systèmes régionaux d’innovation (SRI), comme ceux décrits dans Braczyk
et al. (1998). Ces systèmes relient des acteurs hétérogènes comme des

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Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

universités, des centres recherche publics, des entreprises, des organismes de


« transfert de technologie », des entreprises de service spécialisées, etc. Les
auteurs qui ont contribué à forger et développer les concepts de SI ont régu-
lièrement souligné qu’il ne s’agit pas seulement de décrire un réseau d’acteurs
et de mesurer leur comportement de R&D ainsi que leurs interactions, mais
aussi de caractériser les politiques de recherche et d’innovation. Chaque pays
et même chaque territoire exprime par son approche de l’innovation une
philo­sophie politique particulière. Cette dernière est le fruit d’une histoire,
et les diverses cultures et contextes institutionnels qui sont à l’œuvre sont
susceptibles d’évoluer dans le temps.
Les comparaisons internationales sont parfois difficiles car la réalité
qui s’incarne derrière des mots standards comme « université », « pouvoirs
publics », « centre public de recherche », etc., est éminemment variable. Il
y a donc une dimension qualitative incontournable dont ne saurait rendre
compte l’observation statistique pure. En termes de politiques, certains ins-
truments majeurs (comme le crédit d’impôt recherche, particulièrement
développé en France) sont loin d’être universels. Des institutions publiques
très importantes comme les Instituts Fraunhofer en Allemagne n’ont
guère d’équivalent ailleurs. Malgré cette diversité, on observe des formes
de convergence dans le temps et c’est l’objet de cet article d’essayer d’en
rendre compte, en partant de la description du système français. Analyser
ces convergences implique de se poser la question des causes : contraintes de
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la globalisation qui tend à uniformiser les réalités économiques et sociales et
donc aussi les comportements et les politiques d’innovation ? Effets d’imi-
tation et de diffusion des bonnes pratiques ? Emergence d’un système euro-
péen ?
Nous aurons l’occasion de constater que certaines spécificités du système
national français tendent à s’atténuer dans le long terme, en particulier
l’accent très fort mis sur les champions nationaux. Le modèle français se
rapproche quelque peu du standard des autres grands pays technologiques,
avec une plus grande part de recherche privée, la contribution croissante des
PME et un élargissement de l’éventail des pouvoirs publics engagés dans les
politiques (participation des collectivités régionales).
Parler du système de recherche et d’innovation d’un pays comme le fait le
titre de cet article pourrait paraître un peu restrictif dans le sens où il laisserait
penser que l’innovation découle linéairement de la recherche. Ce n’est pas
notre point de vue, car nous avons la conviction que l’innovation dépend de
beaucoup d’autres aspects que de la seule production de connaissances scien-
tifiques ou technologiques. L’entrepreneur que décrit Schumpeter (1911)
n’est pas un simple inventeur : c’est un visionnaire et une personne capable

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L’évolution du système de recherche et d’innovation…

d’enrôler tous les partenaires de l’innovation potentielle, à commencer par


son banquier… L’innovation est un processus complexe multi-acteurs et
beaucoup d’éléments contextuels sont à prendre en compte pour caractériser
la créativité d’un pays (SNI) ou d’un territoire quelconque.
Si l’observation des stratégies d’acteurs et des politiques nationales est
l’objet général de notre étude, il faut souligner tout particulièrement la
dimension du financement, car ce dernier est très important pour comprendre
les évolutions et porter un diagnostic sur l’efficacité comparative des SNI.
C’est un des points sur lesquels les politiques publiques ont un impact com-
plexe : d’abord parce que cette fonction dépend beaucoup d’acteurs privés,
ensuite parce que c’est l’ensemble des politiques publiques ainsi que la situa-
tion générale du pays qui sont déterminants. Comme le rappellent Depret
et al. (2010, p. 87), « (…) si les politiques d’innovation se développent géné-
ralement en amont du processus d’innovation (aides au développement de pro-
jets innovants), leur succès (ou échec) dépend aussi des conditions industrielles et
financières d’accueil et d’accompagnement du processus ».
Pour aborder la spécificité du système de recherche et d’innovation fran-
çais, nous allons rappeler l’historique de son évolution en évoquant pour
commencer les stéréotypes plus ou moins représentatifs de la situation tra-
ditionnelle au lendemain de la seconde guerre mondiale, puis les grandes
évolutions des années 1990 et des années 2000. Des éléments de conver-
gence internationale apparaîtront. Ensuite, nous aborderons la question du
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système de financement, pour illustrer le problème des spécificités contex-
tuelles nationales difficilement amendables par de simples politiques d’inno-
vation.

LE STÉRÉOTYPE FRANÇAIS :
MYTHES ET RÉALITÉS
Nous énumérerons rapidement les aspects les plus saillants de cette spé-
cificité (réelle ou supposée) :
–– Une nette séparation, au sein du système d’enseignement supérieur et
de recherche (ESR), entre le sous-système universitaire et un sous-sys-
tème élitiste très particulier, celui des Grandes Ecoles (GE). La question
est ici que les élites sorties des GE « scientifiques », commerciales ou
administratives sont certes efficaces, mais que leur formation les oriente
beaucoup plus vers des fonctions de pouvoir, d’organisation et de contrôle
que vers la créativité scientifique (source des innovations les plus radi-
cales).

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Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

–– La prépondérance de l’Etat central dans le système national d’innova-


tion (SNI), avec une recherche largement financée sur budget gouver-
nemental et largement exécutée par des organismes publics. En consé-
quence, on observe relativement peu d’effort privé et une faible part des
collectivités et autres acteurs décentralisés (issus de la société civile) dans
le financement et la définition de l’agenda national de recherche. Le
terme consacré pour décrire cette approche politique et institutionnelle
générale est le colbertisme technologique (Larédo, Mustar 2001).
–– En termes de contenus et de procédures de recherche, on a souvent
caricaturé la France comme un pays centré sur des secteurs de pointe et
travaillant par grands programmes : ceux de la techno-science publique,
souvent liée à des objectifs d’indépendance stratégique, voire carrément
de défense nationale. Cette caractéristique, partagée par quelques grandes
puissances dans le monde, comme les États-Unis, est associée au colber-
tisme dans le cas de la France. Ergas (1987) distingue ces pays aux stra-
tégies technologiques « mission-oriented » des pays « diffusion-oriented »
comme l’Allemagne, la Suède ou la Grande-Bretagne, qui sont eux plus
centrés sur des technologies génériques et cherchent surtout à améliorer
les conditions générales de l’innovation (en particulier pour les entre-
prises ne faisant pas partie du club restreint des champions nationaux).
–– La recherche académique, principalement exercée à l’université et
au CNRS, est souvent déconnectée des grands enjeux économiques et
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sociaux ; elle fonctionne sur crédits récurrents administrés hiérarchique-
ment et peu sur appels d’offre compétitifs1.
La présentation des grandes réformes (et évolutions spontanées) des der-
nières décennies pourrait presque s’organiser comme un récit allant point
par point à l’encontre de cette description, même si le système français
garde encore clairement l’empreinte de son histoire. La « normalisation »
du système français, au sens de son rapprochement avec le modèle inter-
national dominant2 est en tout cas incontestable : reconstruction progres-
sive de l’université comme un acteur majeur du pays et de ses territoires
en matière de production et diffusion de la connaissance et – de plus en
plus – comme fournisseur d’expertise ; plus large ouverture des écoles sur la

1. Les mauvaises langues disent parfois que le CNRS fut le premier institut public de recherche
au monde après l’Académie des Sciences de l’URSS ! En termes de budget, au moins, ce n’est pas
faux. Le CNRS est aussi sans doute unique au monde en tant qu’institution généraliste, couvrant
toutes les disciplines sur le créneau de la recherche fondamentale, qui est normalement celui du
système universitaire.
2. Ce modèle vers lequel convergent la plupart des pays (y compris ceux de tradition centraliste
comme la Chine) donne beaucoup plus de poids aux acteurs décentralisés et organise plus de
concurrence entre eux.

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L’évolution du système de recherche et d’innovation…

recherche, éventuellement en partenariat avec des composantes universi-


taires ; augmentation de la part de la recherche industrielle privée dans la
R&D nationale totale ; multiples formes de partenariat entre les laboratoires
académiques et le monde de l’entreprise ; introduction de procédures com-
pétitives de financement sur projet (création de l’ANR à l’image de la NSF
américaine ou de la DFG allemande)3 ; montée en puissance des collectivités
via les politiques de clusters (outil national typique : les pôles de compétiti-
vité) ; développement d’autres dimensions de la gouvernance multi-niveaux
et multi-acteurs de la recherche via l’influence des programmes européens,
l’association non seulement d’entreprises mais aussi d’organisations à but
non lucratif à la recherche académique, etc.
Dès le début des années 2000, des spécialistes ont montré l’effacement
progressif du modèle colbertiste en France dans les deux dernières décennies
du 20e siècle (Mustar, Larédo, 2002). Même si les traits caricaturaux prêtés
au système français n’ont jamais été parfaitement vérifiés, il est vrai que les
années 1980 ont été marquées par la remise en cause d’une certaine « excep-
tion française ». Ainsi, en matière de science fondamentale, la séparation
entre recherche universitaire et recherche publique centrale (CNRS) est de
plus en plus compensée par le principe d’association des institutions au sein
de laboratoires mixtes (UMR). En termes de comparaison internationale,
on peut même observer qu’il n’y a pas d’équivalent de ce type de collabo-
ration en Allemagne où les instituts Max Planck sont gérés fédéralement
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et les universités dépendent financièrement des Länder. Autre exemple, en
matière de financement des thèses : les bourses Cifre4 sont, depuis leur créa-
tion en 1981, un système très utilisé et relativement5 efficace pour mettre en

3. L’association Nationale de la Recherche (ANR) a été créée en 2005 pour financer des projets
visant à dynamiser le secteur de la recherche. Depuis 2010 elle est aussi le principal opérateur
des Investissements d’avenir. La National Science Foundation (NSF) américaine a été créée en
1950 ; elle est la seule agence fédérale chargée de financer la recherche fondamentale (et l’ensei-
gnement supérieur) d’excellence pour assurer le maintien du leadership scientifique national.
La Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG) a été créée en 1951 pour aider les chercheurs selon
un principe relativement bottom up, mais elle a aussi acquis depuis une mission d’orientation
générale de la recherche (les appels à proposition ne sont pas tous « blancs »). Il est intéressant
de souligner aussi que la DFG constitue un bras fédéral pour l’action dans un domaine qui est
largement du ressort des Länder, à savoir la recherche universitaire.
4. Les Conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre), gérées par l’Association
Nationale Recherche et Technologie (ANRT), créent un partenariat entre laboratoire de
recherche, entreprise et doctorant dont l’objectif politique essentiel est de favoriser l’insertion
professionnelle des futurs docteurs, mais qui contribue à assurer de facto une fonction essentielle
d’échanges de connaissances et de compétences entre les milieux économiques et académique,
tout en aidant à réduire un fossé culturel un peu trop marqué en France entre ces acteurs.
5. On remarquera que les bénéficiaires sont souvent soit de grandes entreprises qui connaissent
déjà bien le monde de la recherche, soit des PME technologiques et des consultants qui n’ont

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Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

rapport les laboratoires et les entreprises. Cette forme d’osmose de la


recherche qui s’affranchit des limites organisationnelles privé/public pour-
rait faire des envieux, par exemple au Japon !
Par contre, le système français reste assez singulier sur d’autres aspects.
Par exemple l’importance du financement public de la recherche via le
Crédit d’Impôt Recherche (CIR) reste la marque d’une nécessité de l’inter-
vention publique pour inciter les entreprises à faire de la R&D. Les entre-
prises allemandes qui sont parmi les plus actives au monde en la matière
(y compris les entreprises moyennes, le fameux Mittelstand) ne bénéfi-
cient pas d’un tel système. Par le passé, les sphères gouvernementales en
Allemagne ont réfléchi à plusieurs reprises à introduire une forme de CIR,
mais le principe en a toujours été finalement écarté6. La France reste un des
pays dans le monde qui a choisi d’investir massivement des moyens publics
dans la recherche privée par ce biais, mais il faut souligner qu’il ne s’agit pas
d’une forme d’intervention colbertiste car le déclencheur de la dépense (ou
plutôt du manque à gagner fiscal) est le projet de l’entreprise, et non une
décision top down de favoriser tel ou tel développement techno-scientifique.
Le ministère des finances se contente de vérifier que l’entreprise réalise bien
un investissement de recherche.
Une autre caractéristique de la recherche et de l’innovation des entreprises
françaises est qu’elle reste surtout le fait des grands groupes. Progressivement,
à partir des années 80, les PME se sont mises à faire de la R&D, mais une
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petite fraction seulement de l’effectif. Au total, cette catégorie d’entreprises
reste globalement assez timorée en matière de recherche. Ce constat, qui est
souvent fait et qui constitue un des principaux contrastes avec l’Allemagne
(et avec d’autres pays en Europe du Nord, voire avec l’Italie), est lié à des
questions de taille, mais pas seulement. Le concept allemand de Mittelstand
n’est pas juste équivalent à celui d’entreprises de taille moyenne ; il s’agit
d’entreprises indépendantes et déployant des stratégies de long terme. Les
entreprises françaises de taille intermédiaire hésitent à se lancer dans de la

pas non plus de difficulté particulière à communiquer avec les milieux académiques. Par ailleurs,
Beltramo et al. (2008) montrent, pour les anciens boursiers Cifre, la persistance d’un avantage
des docteurs ingénieurs sur les docteurs universitaires en matière d’insertion professionnelle. La
marque de fabrique du système français reste donc malgré tout présente…
6. Diverses caractéristiques du système et de la culture allemandes expliquent cette réticence à
introduire un instrument de politique somme toute efficace et peu compliqué à gérer. Au moins
deux méritent d’être soulignées : le ministère des Finances n’aime guère faire des chèques en
blanc (on ne connaît pas à l’avance le volume de recherche que déclareront les entreprises et
donc le budget public qui sera impliqué dans le paiement du crédit) ; d’une manière générale
le secteur privé n’aime pas que l’État ou un quelconque acteur externe mette son nez dans ses
affaires, dans ce cas au moins par le contrôle des dépenses affectées.

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L’évolution du système de recherche et d’innovation…

recherche ou à passer des partenariats avec des institutions de recherche de


la même manière qu’elles hésitent à se développer à l’international. Les deux
comportements nous semblent liés car ils dépendent d’une même attitude
vis-à-vis de la nouveauté et de la prise de risque à long terme. Les champions
nationaux, par contre, sont généralement devenus des groupes très efficaces
en matière d’internationalisation. Le sont-ils en matière de R&D ? Ici la
réponse est mitigée, et c’est en cela qu’on ne peut plus parler de puissance
colbertiste à propos de la France. Les champions nationaux d’aujourd’hui
ne sont finalement pas si souvent des entreprises fondées sur des techno-
logies de pointe et dépendantes de l’Etat : pensons à LVMH, PPR-Kering,
Vinci, Veolia, Danone, Accor, Michelin, Carrefour, Publicis, Sodexo… Les
grands exemples de l’aérospatial, du nucléaire ou du train à grande vitesse
ne constituent pas vraiment des preuves à charge contre notre argument, car
ce sont des restes du colbertisme passé. Le pays est finalement très présent et
relativement compétitif internationalement dans des secteurs de services ou
d’industries de technologie moyenne qui ne passent pas fondamentalement
par la commande publique. Ceci est une marque de « normalisation » à
l’aune du capitalisme mondial, mais il reste en France une forme de dichoto-
mie mal ajustée entre les activités technoscientifiques de pointe et le monde
des affaires. Les mondes de l’entreprise et de la créativité scientifique restent
trop souvent séparés sociologiquement et culturellement7.
Quant au système universitaire, il reste par certains aspects inadapté à
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la compétition mondiale : principe de gratuité et de service public souvent
au rabais, avec des dépenses par étudiant parmi les plus faibles des pays de
l’OCDE ; interdiction de sélection à l’entrée des formations classiques ;
contrôle administratif centraliste (malgré l’autonomie affichée par la nou-
velle loi sur les universités), etc. Les décennies passées ont été plus marquées
en France par la massification des universités que par leur évolution quali-
tative.

RÉSUMÉ DES GRANDES ÉVOLUTIONS


DES ANNÉES 1990
Un fait marquant des années 1990 est la baisse relative du poids des
dépenses publiques dans le total de la dépense intérieure de R&D (DIRD).

7. On peut en donner une illustration typique : alors qu’il n’est pas rare dans les pays anglo-
saxons et surtout en Allemagne, qu’un scientifique se retrouve à un haut niveau dans la gouver-
nance d’une entreprise industrielle, en France ces postes sont réservés aux ingénieurs ou autres
diplômés de GE.

n° 46 – innovations 2015/1 15
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

Cela s’explique certes par la capacité des grandes entreprises françaises à


prendre des initiatives et à les autofinancer, mais sans doute encore plus par
la baisse des programmes publics liés à la défense nationale : les dépenses
publiques de R&D militaire chutent de 55 % entre 1990 et 20008. La France
n’est pas la seule dans ce cas : les autres grands pays à stratégie orientée
mission (au sens d’Ergas, 1987), les États-Unis en tête, ont restreint leurs
programmes stratégiques, en particulier dans les années qui ont suivi l’effon-
drement de l’Union Soviétique9. Sur la décennie, la part du financement
de la dépense de R&D par l’État chute en France de 53 % à 44 %, selon
le rapport 2002 de l’OST (Observatoire des Sciences et des Techniques).
Parallèlement, ce même rapport nous apprend que la part des contrats
publics dans le total de la R&D des entreprises (un indicateur encore plus
parlant du modèle colbertiste) passe de 21 % (1990) à 11 % (1999).
Pour des raisons stratégiques autant que financières, l’État cesse d’ali-
menter aussi massivement qu’autrefois le modèle d’innovation fondé sur
les retombées militaires. Il y a aussi des évolutions qualitatives notables et
moins connues du grand public : l’armée préfère de plus en plus acheter « sur
étagère » des technologies déjà éprouvées ; les tensions sur son budget la
rendent très réticente à financer des projets technoscientifiques trop risqués
et/ou trop en amont de ses préoccupations. D’un autre côté, le monde des
sciences et techniques évoluant, les secteurs les plus fertiles en matière de
retombées économiques sont de plus en plus liés aux sciences de la vie ou
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au numérique et un peu moins aux applications de la physique comme par
exemple le nucléaire. De ce fait, de grands acteurs privés émergent dans ces
secteurs et le rôle des programmes publics de type colbertiste – particulière-
ment ceux liés à la défense – perd en importance relative. Le domaine spatial
reste un des rares secteurs fortement porté par l’initiative et le financement
publics qui illustre encore le modèle d’innovation centraliste (orienté mis-
sion). À quelques exceptions près, les grands programmes voient leur part
considérablement réduite dans le budget de la recherche publique.
De nouvelles formes d’accompagnement de la recherche privée tendent à
émerger. Les pouvoirs publics redécouvrent les PME et, d’une manière géné-
rale, la question devient davantage celle de renforcer les capacités d’inno-
vation des entreprises sans viser un secteur particulier. De facto, la politique

8. Selon la note ECODEF (Bulletin de l’Observatoire Économique de la Défense) N°54, de


février 2011.
9. Mais, à la différence des autres pays développés, en particulier d’Europe, les États-Unis ont
relancé des programmes technologiques militaires massifs avant la fin du siècle. Les coupes
claires liées à la fin de la « guerre des étoiles » ont fini par générer des levées de boucliers de la
part des secteurs industriels et des États concernés.

16 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

française tend à se rapprocher du modèle « diffusion-oriented » au sens d’Ergas


(1987). Outre le CIR, on met en place des actions d’aide au recrutement
de personnel de recherche, diverses aides fiscales à l’investissement, etc. La
France crée aussi des instruments territorialisés de mise en réseau des acteurs
autour de la R&D et de l’innovation, comme les Centres Régionaux d’Inno-
vation et de Transfert de Technologie (CRITT) ou les Réseaux de Diffusion
Technologique (RDT). En fait, plutôt que de politique de « diffusion » il
serait plus juste de parler d’une approche par la stimulation de l’initiative
entreprenante en matière de recherche et d’innovation, ou de ce que la lit-
térature en anglais exprime avec le terme de capability enhancing. Tout ce qui
peut favoriser l’échange d’informations et de compétences et la mise en par-
tenariat d’acteurs va dans le sens de l’innovation (on n’innove jamais seul),
de même que ce qui peut favoriser la prise de risque et l’entrepreneuriat. Les
politiques publiques vont donc chercher à construire un cadre contextuel
correspondant à ces besoins de l’innovateur potentiel : systèmes d’informa-
tion, de mise en réseau, capital-risque, conseils, etc.
Autre évolution : ce qui tend à se substituer au moteur stratégique mili-
taire (ou aux autres grands enjeux d’indépendance nationale comme l’éner-
gie) dans la politique de recherche et d’innovation, ce sont les grands pro-
blèmes collectifs et les « questions de société » comme l’environnement, la
santé publique, la sécurité routière, l’aménagement urbain, et une multitude
d’autres thématiques. Ici on peut parler de « policy mix » au sens où la poli-
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tique de recherche et d’innovation rejoint une ou plusieurs autres politiques
et que ses instruments sont nécessairement partagés. Comme ces enjeux ne
se limitent pas à un pays, les formes d’intervention publiques deviennent
aussi de plus en plus des politiques supranationales. Comme certains ter-
ritoires se sentent particulièrement impliqués sur certaines thématiques,
l’acteur régional entre aussi en jeu. Au total, on peut parler d’une évolution
vers une gouvernance multi-niveaux de la recherche (Crespy et al., 2007)
sur une série d’objectifs thématiques orientés par des enjeux économiques
et sociaux10.
L’Union Européenne s’implique surtout au travers du Programme
Commun de Recherche et Développement (PCRD). Le premier PCRD a
été lancé dans les années 80 (il portait sur les années 1984-87), mais les 4e et
5e PCRD qui couvrent la période de 1994 à 2002 vont jouer un rôle vraiment
déterminant dans la coordination des agendas de recherche des laboratoires
et entreprises des pays européens. Les grands thèmes choisis évoluent : par
exemple, celui des technologies de l’information et de la communication qui

10. Ces questions rejoignent les analyses de Gibbons et al. (1994) sur les modes de production
de la connaissance.

n° 46 – innovations 2015/1 17
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

était modeste dans les deux premiers PCRD, devient massif dans les finan-
cements européens des années 90. Ce type de technologie générique est en
mesure de faire progresser une très grande variété de domaines économiques
et sociétaux. On s’écarte donc toujours plus du modèle des « grands pro-
grammes » d’après-guerre. Même dans un pays comme la France, l’interven-
tion publique devient largement multi-niveaux (Hooghe, Marks, 2001) et
non plus strictement nationale. Le système européen, et les systèmes natio-
naux avec lui, évoluent : une plus large part est laissée à l’initiative d’acteurs
qui se regroupent pour faire des propositions en réponse aux divers appels
d’offre thématiques proposés.
La gouvernance de la recherche devient complexe et l’implication crois-
sante des autorités régionales et locales est aussi un fait marquant à souli-
gner, accroissant cette complexité. Là encore, les outils existaient depuis
les années 80 en France, avec les Contrats de Plan Etat-Région (CPER).
Mais les plans successifs « Université 2000 » lancé en 1990, et « Université
du Troisième Millénaire » (U3M) au tournant du millénaire (impliquant le
CPER 2000-2006) ont été des moments forts dans l’évolution du système
français d’ESR. Pour diverses raisons, mais surtout sous la contrainte budgé-
taire, l’État central est amené à solliciter le partenariat des collectivités. Ces
dernières n’hésitent pas à s’engager et, ce faisant, à apporter dans la négocia-
tion leurs visions propres du rôle de la science, leur classement de priorités
thématiques, leurs compétences territoriales « distinctives » (fondant leur
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avantage comparatif). Par ailleurs, les régions essaient d’exploiter au maxi-
mum les possibilités de cofinancement européen (typiquement, les fonds
structurels), ce qui permet à la politique européenne d’imprimer sa marque.
Là encore, la France ne fait pas exception. Le tournant du millénaire
est, un peu partout dans le monde développé, un moment de bascule vers
des formes plus décentralisées de politique d’innovation. La problématique
dépasse en effet celle d’un pays centralisé qui redécouvrirait les vertus de
la décentralisation. La rationalité théorique – explicite ou implicite – des
politiques publiques (policy rationale) passe d’une certaine manière du
modèle linéaire au modèle systémique à la Kline et Rosenberg (1986).
Concrètement, les politiques visent moins le pilotage et s’en remettent plus
à l’auto-organisation des acteurs11. Ce processus créatif collectif se produit
souvent dans des espaces privilégiés comme certains secteurs industriels ou
domaines de la techno-science, mais aussi dans des espaces géographiques,

11. Comme le suggère Christian Blanc en 2004, en avant-propos de son rapport au Premier
Ministre, « l’objet n’est pas d’agir directement sur l’entreprise à travers de nouvelles subventions ou
aides fiscales venant arroser en terrain stérile. Il s’agit en revanche de créer un écosystème où des initia-
tives naissent, croissent et s’épanouissent avec plus de facilité » (Blanc, 2004, p. 1).

18 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

des territoires comme les « régions apprenantes » (Morgan 1997). À la réalité


toujours prégnante des systèmes nationaux d’innovation, se superpose celle des
systèmes régionaux d’innovation (Braczyk et al., 1998). La région apparaît de
plus en plus comme un espace pertinent aux yeux des décideurs politiques de
tous niveaux (Héraud, 2003). Les esprits y ont été préparés par des travaux
académiques des deux dernières décennies du 20e siècle, qui ont popularisé
dans les cercles politiques et administratifs des concepts comme les districts
(Becattini), les milieux (Camagni, Maillat, Perrin), les systèmes localisés de
production (Courlet, Pecqueur), les clusters (Porter), ou le modèle de gouver-
nance de la Triple Hélice (Leydersdorff, Etzkowitz). Désormais, une grande
partie des politiques d’innovation sont des politiques territorialisées. Cette
politique prend en France la forme des pôles de compétitivité.
Enfin, de nouveaux acteurs du système de recherche émergent. Dans
certains domaines bien ciblés, le principal financeur et prescripteur de la
recherche n’est plus systématiquement le MESR via l’université, le CNRS ou
d’autres organismes publics (INRA, INSERM, etc.), mais une organisation
de la société civile. C’est typiquement le cas avec la recherche sur les mala-
dies rares financée par des associations de malades (cas du Généthon qui a
joué un rôle fondamental pour l’élaboration de la première carte du génome
humain). Désormais, le cadre de la gouvernance est non seulement multi-
niveaux mais aussi multi-acteurs, car il faut tenir compte d’une large variété
de parties prenantes.
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LES POLITIQUES DES ANNÉES 2000
Le cadre général d’évolution que nous venons de décrire dans ses grands
traits donne lieu au cours des années 2000 à une série de modifications insti-
tutionnelles et d’innovations politiques.
L’instrument politique typique de la gouvernance multi-niveaux (GMN)
française est, depuis les lois de décentralisation de 1982, le CPER. Ces
contrats de plan (ultérieurement rebaptisés contrats « de projet » pour mieux
marquer la différence avec la planification verticale à l’ancienne) négo-
ciés avec les collectivités ont toujours eu un volet ESR important12. Ils ont
fait l’objet d’une réforme symbolique de l’extension de la GMN au niveau

12. Les Conseils régionaux sont progressivement devenus un financeur incontournable de l’en-
seignement supérieur et la recherche ainsi que de l’innovation, tous deux hors du champ de
leurs compétences obligatoires en tant que collectivités territoriales, et ceci dans une période
où les ressources financières se font plus rares pour financer leurs compétences obligatoires. En
effet, les Régions sont devenues de gros financeurs : elles ont investi 943 millions d’euros dans la
recherche et l’innovation, soit 3 % de leur budget en 2009.

n° 46 – innovations 2015/1 19
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

supra-national : depuis 2000, ils sont calés sur la périodicité des programmes
européens. Beaucoup d’opérations intéressant la formation supérieure, la
recherche et l’innovation sont désormais cofinancées par l’État, les trois
niveaux de gouvernance territoriale (régional, départemental et local) et
les fonds structurels européens. Des opérations nationales régionalisées
de diagnostic et de stratégie d’innovation ont été lancées sous l’impulsion
de l’Europe, via la politique des fonds structurels. L’impact de la politique
communautaire ne fut pas qu’incitative : elle a conduit les régions fran-
çaises à apprendre des méthodes de diagnostic et établir une stratégie fon-
dée sur des justifications objectives (evidence-based policy). Les Programmes
Opérationnels (PO) construits dans le cadre du FEDER 2007-2013 ont forte-
ment poussé à placer l’innovation au cœur des stratégies de développement
régional, l’Etat relayant cette exigence auprès des régions13. Le résultat fut
sensible puisque les crédits FEDER consacrés à l’innovation ont augmenté
d’un très faible niveau au début du millénaire (5 %, soit trois fois moins que
dans les autres États membres) à un niveau tout à fait raisonnable de 30 %
pour 2007-2013.
La loi sur la recherche de 1999 a engagé le système français d’ESR sur
une nouvelle trajectoire qui s’est déployée au long des années 2000. La loi
de programme d’avril 2006 et le Pacte pour la Recherche ont abouti à la créa-
tion de plusieurs instruments importants comme l’Agence Nationale de la
Recherche (ANR) et l’Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Ensei-
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gnement Supérieur (AERES). La coopération entre acteurs publics sur les
territoires est stimulée par la possibilité de créer des Pôles de Recherche et
d’Enseignement Supérieur (PRES). Le renforcement des partenariats publics/
privés « dans une logique d’excellence » est visé par la création des Réseaux
Thématiques de Recherche Avancée (RTRA). Constatant l’absence en
France d’une institution comme les Instituts Fraunhofer allemands, on crée
les Instituts Carnot qui sont censés se positionner sur ce créneau intermé-
diaire entre la recherche de base publique et la recherche appliquée14.
La loi d’août 2007 relative aux libertés et responsabilités des universi-
tés (LRU) a tenté de faire des universités françaises des établissements plus
adaptés à la concurrence internationale, en particulier en leur donnant
plus d’autonomie de gestion. Dans la pratique, les frais d’inscription res-
tant déterminés par le ministère et les diplômes gardant leur statut natio-
nal, l’autorisation ou non de sélectionner les étudiants continuant à être

13. Voir en particulier la mission confiée à Jean-Claude Prager et le rapport Madiès et Prager
(2008).
14. Encore que la démarche soit très différente, car le label Carnot octroyé à quelques équipes
existantes ne saurait se substituer à un véritable réseau dédié comme celui des instituts Fraunhofer.

20 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

fixée selon les statuts habituels des composantes universitaires, et surtout


les règles uniformes et le contrôle a priori sans souplesse de la comptabilité
publique continuant à s’exercer, la « liberté » des établissements reste bien
limitée. Les universités françaises ne sont en rien comparables par exemple
aux universités britanniques, lesquelles fonctionnent comme de véritables
entreprises.
L’autre grande innovation concernant le réseau universitaire national
fut l’instauration des universités d’excellence avec les Initiatives d’Excellence
(IDEX) visant à faire émerger une liste limitée de grands pôles pluridisci-
plinaires bénéficiaires de moyens supplémentaires issus des Investissements
d’Avenir. Une première vague en 2011 a retenu 3 sites (Bordeaux, Strasbourg
et Paris-Sciences-Lettres), et une seconde en 2012, 5 autres (3 en Ile-de-
France plus Aix-Marseille et Toulouse). Cette initiative fut fortement
influencée par celle de l’Allemagne, avec l’instauration d’universités d’élite
(Exzellenzinitiative lancée en 2006) – et qui a aussi été pour ce pays une
petite révolution : l’intervention fédérale (par le financement) dans le
domaine universitaire pouvait être interprétée comme non conforme à la
Constitution, ce qui a entraîné de difficiles négociations entre le Bund et les
Länder. On peut voir là une forme de convergence internationale dans les
politiques universitaires, par-delà les différences institutionnelles nationales,
sous la pression de la mondialisation de l’ESR.
Enfin, l’une des innovations les plus importantes de la période en matière
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de politique d’innovation fut celle des Pôles de Compétitivité (PC). Le gou-
vernement a lancé les PC en 200515 afin de valoriser de manière croisée
l’industrie et la recherche nationales. Cette stratégie nationale est au cœur
de la réorientation de plusieurs politiques : industrielle, d’aménagement du
territoire et de soutien à l’innovation. Elle tourne le dos, de manière très
marquée, à la tradition de planification des Trente Glorieuses et traduit une
vision théorique (policy rationale) plus conforme au modèle de l’innovation
en réseau. Les pôles réunissent des entreprises, des laboratoires de recherche,
des centres de formation d’une même région, impliqués sur une thématique
commune et dont le partenariat est censé augmenter la créativité, l’effica-
cité économique et la visibilité communes. La logique est celle d’ « éco-
systèmes de croissance » dont l’efficacité dépend d’acteurs qui, d’une part,
gardent une assez large latitude d’initiative (on est loin de la planification
traditionnelle) et, d’autre part, forment un ensemble varié d’organisations :
c’est le modèle de cluster à la Porter (1998), et non un district industriel. Il
est à noter que les politiques de clusters sont devenues une sorte de norme

15. Cette politique a été lancée à la suite de deux rapports : Blanc (2004) et DATAR (2004).
Voir également Lachmann (2010b).

n° 46 – innovations 2015/1 21
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

des politiques d’innovation dans la plupart des pays avancés, comme les
grands programmes étaient la norme dans les années 1950-60. Par exemple,
l’Allemagne s’est aussi engagée dans une politique de mise en compétition
de clusters de pointe (Spitzenclusterwettbewerb), en même temps qu’elle lan-
çait son initiative d’universités d’excellence en 2006 (Zenker et al., 2013,
p. 9). Toutefois, chaque pays présente une relative spécificité dans la manière
dont le concept de cluster innovant est mis en œuvre.

LA PROBLÉMATIQUE DU FINANCEMENT
L’importance de l’innovation semble aujourd’hui reconnue par tous
les acteurs publics et privés, mais son financement reste une contrainte
majeure. La créativité (scientifique, technologique, organisationnelle, etc.)
est au cœur de l’innovation, mais l’argent reste le nerf de la guerre, et la
contrainte de financement est tout particulièrement sensible pour les PME.
Dans leurs difficultés actuelles, il faut voir quelle est la part respective des
éléments conjoncturels et structurels, et envisager les solutions. Ces der-
nières ne relèvent pas que des politiques dites d’innovation. L’État d’ailleurs
ne peut pas tout faire, pour des raisons de moyens mais aussi de compétences.
Ce qu’il peut faire de mieux, n’est-ce pas simplement d’offrir des conditions
générales favorables à l’investissement et à la prise de risque ?
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Avant de détailler la question du financement de l’innovation des PME
et de poser la question des politiques les plus adaptées dans ce domaine, nous
souhaitons revenir sur l’enjeu général des politiques d’innovation. Nous
avons introduit cet article en affirmant que l’innovation est de plus en plus
considérée comme la principale solution de sortie de crise. Peut-on justifier
scientifiquement cette doctrine ? Par exemple, a-t-on la preuve d’une rela-
tion entre innovation et croissance au niveau des pays ? Les modèles écono-
métriques, dont on peut en particulier trouver une recension dans Mairesse
et Mohnen (2003), apportent en effet la preuve d’une telle relation, mais
il est important de prendre conscience des problèmes de méthode. Les
modèles économétriques se fondent généralement sur une théorie du stock
de connaissances qui est principalement alimenté par la R&D. C’est une
approche qui est surtout commode pour la mesure quantitative du phéno-
mène (disponibilité des données). Notre point de vue dans cet article est que
l’innovation est un processus beaucoup plus large, faisant appel de manière
cruciale à des facteurs financiers dans les phases de mise en œuvre, ainsi qu’à
des facteurs psychologiques et culturels (pour la relation entre innovation
et entrepreneuriat, voir Julien, 2003). Par ailleurs, l’innovation étant une
forme de destruction créatrice comme l’a montré Schumpeter, il est difficile

22 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

d’anticiper si une innovation particulière profitera ou non, voire nuira, à tel


ou tel pays – car les éléments de création et de destruction sont diversement
répartis par secteurs et géographiquement. On observera néanmoins que les
modèles macro-économétriques font apparaître une contribution très signi-
ficative de la R&D à la croissance du PIB : par exemple, pour la France entre
1963 et 1987, de l’ordre de 25 % à 40 % selon les périodes (travaux de P. Joly
rappelés par Mairesse et Mohnen, 2003). Un article récent de Suzanne
Berger16 sur le cas américain développe l’idée d’un sous-investissement en
R&D et en formation des grands groupes privés, qui prive le pays de possi-
bilités de relance durable de la croissance. Elle signale aussi l’apport possible
des PME pourvu qu’on les aide à passer à la production à grande échelle – et
sur ce point très délicat les pouvoirs publics ont sans doute un rôle à jouer.
Le point important à garder à l’esprit est que l’innovation doit être sou-
tenue tout au long du processus qui mène de l’idée initiale à la réalisation.
C’est la raison pour laquelle existent de nombreux modes de financement
pour les entrepreneurs : le capital risque (venture capital) intervient lors de la
phase d’amorçage (seed capital) et le capital-création permet le lancement de
la société (start up) ; intervient également le capital-transmission consacré à
la phase finale, lors de la cession des capitaux. Une étape essentielle est celle
du développement : le capital-investissement est un mode de financement
destiné principalement aux entreprises non cotées, pour des PME techno-
logiques détentrices d’un fort potentiel de croissance (Lachmann, 2009,
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2010a). Ces partenaires indispensables de l’innovateur remplissent en fait
plusieurs fonctions : le financement dans des conditions extrêmes de risque,
mais aussi une fonction d’expertise. De nombreuses études (Ueda, 2004) ont
montré que le capital investissement constitue le moyen de financement pri-
vilégié et le plus adéquat au lancement et au développement de projets dans
les domaines de la recherche et de l’innovation, contrairement aux concours
bancaires qui n’ont pas ces capacités d’expertise spécialisée et qui accordent
des crédits sur la base des capacités de remboursement par l’entreprise et non
en fonction des chances de valorisation du financement apporté à l’entre-
prise. Pour les financeurs, les projets innovants sont examinés de la même
manière que les autres investissements, alors que le risque n’est pas du tout
du même type : il n’est pas « calculable » au sens où l’on ne dispose pas de
loi de probabilité testée sur le passé. Cette dimension d’incertitude au sens
fort doit être gérée à l’aide d’autres méthodes que celles de la finance ou de
l’assurance classiques.

16. « Il faut reconstruire l’écosystème industriel américain, détruit dans les années 1980 » (Le Monde,
18/07/2014). Suzanne Berger est professeure de sciences politiques au MIT.

n° 46 – innovations 2015/1 23
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

Dans ces conditions, quel est l’environnement idéal de la firme inno-


vante ? Pour toutes les entreprises, en particulier les grandes, des dispositifs
publics comme le crédit impôt-recherche permettent de réduire le risque et
constituent donc un système incitatif non négligeable. Cependant, on voit
bien que cela ne résout pas le problème de la petite firme innovante qui a
un projet mais peu de moyens. Les pouvoirs publics peuvent créer des orga-
nismes remplissant ce rôle de conseil et de prise de risque radical, mais le
capital-investissement reste largement la fonction d’acteurs privés. Au total,
le financement de l’entreprise innovante peut être assuré par : des ressources
internes (la solution idéale préférée dans la mesure où c’est possible) ; des
appuis publics ; des ressources externes privées (financières ou industrielles).
La différence entre les SNI s’exprime entre autres par le recours variable
à ces trois types de financement. Nous examinerons dans le cas de la France,
d’abord le rôle des pouvoirs publics, puis la situation du capital « risque » et
« investissement », un mode de financement qui reste largement privé.

Le rôle des pouvoirs publics


Par leurs aides, appuis et autres soutiens, les pouvoirs publics peuvent
influencer le développement de la recherche et de l’innovation des entre-
prises. Une politique de recherche et d’innovation peut en effet diminuer
les coûts de production et de diffusion dans un secteur, que ce soit par des
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subventions, des avances remboursables ou des crédits d’impôts, mais égale-
ment par une évolution des règles sur les brevets, sur la réglementation et
autres normes.
Pour prendre un exemple sectoriel, les processus de mise sur le marché
des produits de l’industrie pharmaceutique sont très longs en France. En tout
cas, les procédures d’homologation des médicaments sont beaucoup plus
longues qu’aux États-Unis. La réglementation interfère ainsi fortement sur
la stratégie des entreprises et elle peut pénaliser l’innovation nationale. Elle
peut constituer un véritable frein et explique en partie l’orientation stra-
tégique des entreprises françaises vers des innovations d’amélioration des
médicaments au détriment de la création de nouveaux produits.
Les politiques publiques en faveur de l’innovation et de la recherche
jouent un rôle clé pour placer un pays et ses entreprises dans les meilleures
conditions afin de maintenir et de gagner des parts de marché, pour favoriser
le développement des exportations et pour préparer l’avenir. On a besoin
d’une action publique déterminée et constante dans le temps, capable de
mobiliser des ressources importantes. Il faut aussi assurer une bonne coor-
dination pour que le système fonctionne bien dans sa globalité et avec le
moins de bureaucratie possible.

24 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

Le plus souvent, lorsqu’on parle de pouvoirs publics en France, on pense à


l’État. Cette vision apparaît aujourd’hui assez réductrice car d’autres acteurs
publics sont apparus avec les fonds européens et les contributions des col-
lectivités territoriales. Certes, l’État reste généralement le premier financeur
public de la recherche et de l’innovation, avec près des trois quarts des dota-
tions publiques, mais l’Europe et les collectivités territoriales – en particulier
les collectivités régionales – se partagent le dernier quart des appuis publics
(Lachmann, 2010a).
Une enquête du ministère de l’Industrie (2001), dont les résultats n’ont
probablement pas beaucoup bougé en un peu plus de 10 ans, a montré que
le financement public est privilégié dans les premières phases de création de
la PME (seed stage et start up), après l’utilisation de l’autofinancement pour
les entreprises existantes et des fonds personnels pour les nouvelles entre-
prises. L’importance des financements publics dans la phase de R&D est
indéniable. Lorsque l’autofinancement devient insuffisant, les aides en pro-
venance des pouvoirs publics permettent de pallier l’incertitude fortement
présente lors des premières phases d’un projet innovant. De nombreuses
études ont démontré que les aides publiques orientées vers le financement
de la R&D sont déterminantes pour la PME innovante. Les aides publiques
présentent en effet plusieurs avantages : ce sont les financements publics qui
sont les moins onéreux ; ils ne posent pas de problème de gouvernance ou
de dilution du capital ; ils assurent l’acceptation du risque dès les premières
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phases en intervenant quand les capitaux-risqueurs ne sont pas encore
convaincus.
L’argument de la complexité des aides publiques est souvent avancé, mais
une étude de la SOGEDEV (2010) sur le financement de l’innovation des
PME a montré que 97 % des entreprises interrogées déclarent avoir eu recours
à une aide publique pour soutenir leur activité recherche en cette période de
crise. Il s’agit d’une nette augmentation par rapport à l’année précédente où
les chefs d’entreprise n’étaient que 75 % à s’appuyer sur ces dispositifs. En
tête des aides publiques, le CIR a été sollicité par 57 % des entreprises inno-
vantes sondées qui l’utilisent en majorité pour le recrutement de chercheurs.
Suivent les aides d’OSEO, intégré dans la BPI17, qui ont été utilisées par
42 % des entreprises. Autre indicateur de la connaissance des aides et de la
recherche d’appuis publics : près 65 % des PME cumulent différentes aides.

17. La Banque publique d’investissement (BPI), créé au début de 2013, est le regroupement
d’OSEO, de CDC entreprises, du FSI et de FSI régions. La BPI investira environ 12 milliards
d’euros d’ici à 2017 dans les entreprises françaises. Pour l’année 2013, son objectif est de 1,3 mil-
liard d’euros, dont 300 millions ont déjà été investis durant le premier trimestre. La BPI a d’ores
et déjà financé 3210 projets innovants et accompagné 1680 projets à l’international.

n° 46 – innovations 2015/1 25
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

Les aides sont donc bien connues et fortement sollicitées par les entreprises
qui développent des programmes de recherche et d’innovation.
Les aides publiques imposent certaines règles quant à la structure finan-
cière de la société et elles nécessitent de dégager du bénéfice ou d’apporter
des fonds propres. Les financements publics peuvent alors déboucher sur des
fonds de capital-risque et ils vont contribuer à la facilitation de leur mise en
relation avec la communauté financière privée car le dossier a été expertisé
et labellisé. Ainsi, les appuis publics et les capital-risqueurs ont un rôle pri-
mordial à jouer dans le financement de l’innovation et ils travaillent géné-
ralement de concert en échangeant les informations et en participant de
manière coordonnée au bouclage des plans de financement.
Enfin, il ne faut pas oublier qu’en matière d’aide à l’innovation, les pou-
voirs publics européens sont globalement en retrait par rapport à un pays
leader comme les États-Unis qui est en fait très interventionniste sur ce plan.
La Small Business Administration (SBA) est très active en faveur des PME à
travers le programme du SBIC (Small Business Investment Corporation), la
garantie bancaire qui peut atteindre 90 % de couverture, et le venture capital
lancé dans tous les États avec 50 % de fonds publics. Citons aussi, en faveur
de la recherche, la pratique d’accords du type R&D Limited Partnership18. Des
moyens considérables sont ainsi mis au service des entreprises américaines,
et pas seulement des grandes.
Pour conclure sur le rôle des régions dans le système d’innovation français,
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il faut évoquer le financement de la recherche. Nous quittons ici la problé-
matique du processus direct d’innovation des entreprises, mais il est clair que
l’activité générale de R&D (y compris publique) est un facteur favorable pour
l’innovation, même si l’enchaînement est tout sauf linéaire et déterministe.
Les Conseils régionaux sont progressivement devenus un financeur incon-
tournable de l’enseignement supérieur et la recherche (ainsi que de l’innova-
tion comme nous l’avons vu), tous deux hors du champ de leurs compétences
obligatoires en tant que collectivités territoriales, et ceci dans une période où
les ressources financières se font plus rares pour financer leurs compétences
obligatoires. Les Régions ont investi 943 millions d’euros dans la recherche
et l’innovation, soit 3 % de leur budget en 2009. Ce rôle important se trouve
renforcé par le fait que les Conseils Régionaux sont désormais gestionnaires
des fonds européens FEDER (l’Alsace ayant été pionnière en la matière).
En complément de ces chiffres, les données de l’ARF (Association des
Régions de France) montrent que l’investissement globalement fort des

18. Il s’agit d’un accord où des partenaires « limités », c’est-à-dire sans autorité de gestion,
apportent du capital au partenaire principal (gestionnaire) qui conduit les activités de R&D.

26 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

collectivités régionales sur la recherche et l’enseignement supérieur est assez


contrasté d’une région à l’autre. Ce sont les grosses Régions comme l’Ile-de-
France, l’Aquitaine et Rhône-Alpes qui consacrent le plus fort pourcentage
de leur budget à ces postes et on peut s’étonner que des régions en reconver-
sion industrielle comme la Lorraine et le Nord-Pas-de-Calais ne mobilisent
qu’un peu plus de 1 % de leur budget à ces activités.
Au sein du financement public, on voit que le niveau régional a pris de
l’importance. C’est une évolution du système français qui est surtout notable
à partir de 2007. Sur les dotations des Régions, 57 % sont investis dans la
recherche et l’innovation, tandis que 43 % le sont dans l’enseignement supé-
rieur. Si la recherche se taille la plus grosse part, le budget qui lui est consacré
n’a progressé depuis 2007 que de 9 %, contre + 38% pour l’enseignement
supérieur. Une des formes privilégiées d’intervention en recherche/innova-
tion est le financement des pôles de compétitivité, lancés en septembre 2005
(Lachmann, 2010b). Il est clair que la recherche et l’innovation sont deve-
nues des axes stratégiques pour les collectivités régionales.

Le capital-investissement
Dans le cas d’une PME innovante, et plus particulièrement dans le cadre
d’un processus de recherche et développement important, nous avons vu
que la levée des fonds nécessaires se fait dès les premières phases. Rappelons
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que le capital-risque et le capital-investissement19 sont un moyen de finance-
ment essentiel, et qu’en plus de fournir des ressources financières, les acteurs
concernés apportent également du conseil, de l’expertise ainsi qu’un appui
managérial et stratégique de nature à mettre l’entreprise dans les meilleures
conditions de développement. Cette présence est une forme de garantie pour
les autres partenaires de la PME et permet d’instaurer un climat de confiance.
Selon l’EVCA (European Investment Fund, 2010), au cours des années
2006-2010, les professionnels du capital investissement européen ont
investi plus de 260 milliards d’euros, soit 0,6 % du PIB européen. Gorman et
Sahlman (1989) ont montré que la présence de capital investissement per-
met à la PME d’avoir plus facilement accès aux autres modes de financement
et apporte une notoriété et une réputation à la PME innovante. Toutefois
et malgré son rôle économique incontestable, sa réputation est menacée
depuis 2008 avec la crise des subprimes. Les acteurs bancaires se sont désin-
téressés des structures de capital investissement par nécessité économique

19. Nous évoquons ici le capital-risque avec le capital-développement parce que les statistiques
sont souvent données de manière intégrée, mais il faut souligner que le capital-développement
est particulièrement lourd et que beaucoup de start-ups chutent à ce stade.

n° 46 – innovations 2015/1 27
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

(EVCA Yearbook, 2001). Le Private Equity finance moins d’entreprises en


2010 qu’en 2006.
En France, selon l’Association française des investisseurs pour la crois-
sance (Afic), les montants investis par le capital-risque et le capital-investis-
sement ont chuté depuis la crise financière : de l’ordre de 10 Mrd€ en 2008,
ils ne représentent plus qu’une moyenne de 5 Mrd€ dans les années 2009
à 2012. Les causes citées sont conjoncturelles (situation économique de la
France et de l’Europe) et réglementaires (cadre prudentiel). La collecte de
fonds est très inférieure aux besoins en fonds propres des PME et ETI (éva-
lués au double : 11 Mrd€). Le désengagement des compagnies d’assurance,
des caisses de retraites et des investisseurs étrangers est notable. Le seul fac-
teur positif, mais qui est loin de rétablir ce bilan, c’est l’accroissement des
levées de fonds publics (avec la création de la BPI) et de fonds industriels.
Au total, la situation de la France s’est dégradée en matière de transactions
en capitaux pour l’innovation : en 2007, elle se situait dans le peloton de tête
européen, entre le Royaume-Uni et l’Allemagne ; elle n’occupe plus que la
9e place en 2013.
Comme on le voit, c’est tout le système économique et réglementaire,
ainsi que le comportement de quelques acteurs clés qui détermine la capacité
d’innovation d’un pays. On est loin d’un modèle principalement piloté par la
recherche. Le passage des idées au marché dépend dans une large mesure des
possibilités de financements spécialisés. Les problèmes conjoncturels évoqués
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sont plus ou moins communs à tous les pays, mais des facteurs proprement
nationaux jouent : les spécialistes du capital-développement soulignent dans
le cas de la France un véritable problème d’image qui joue sur les investis-
seurs internationaux : instabilité du régime fiscal, hésitations politiques sur
les réformes structurelles nécessaires, etc. Or l’État n’a pas les moyens de
compenser par des politiques ciblées un tel besoin financier pour apporter
une réponse au manque de fonds propres des jeunes entreprises. C’est tout
le système politique et réglementaire qui doit être progressivement réformé
pour que le contexte national devienne vraiment favorable à l’innovation20.

20. Le lecteur peut considérer que nous forçons exagérément le trait. Une objection possible est
en effet que la capacité d’innovation n’a pas réellement chuté récemment en France. Bouvier
(2012) montre en effet que de 2008 à 2010, années particulièrement marquées par la crise
financière, davantage de sociétés ont innové qu’au cours des trois années précédentes. L’auteur
observe cependant que les innovations technologiques ont baissé et que la hausse globale est
surtout le fait de l’innovation organisationnelle – laquelle est une réponse assez rapide à la crise
et surtout qui coûte moins cher. Le même article indique que le principal frein à l’innovation
déclaré par les entreprises est le financement (28 %), devançant nettement les questions de
marché (22 %) et – point important pour nous – l’insuffisance de connaissances (17 %).

28 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

CONCLUSION
Le système de recherche et d’innovation français a connu de profondes
évolutions au cours des dernières décennies. L’évolution s’est nettement accé-
lérée sur les premières années du 21e siècle, aussi bien dans l’enseignement
supérieur et la recherche publique qu’en matière de politique d’innovation.
En ce qui concerne les pouvoirs publics, l’émergence du niveau des collecti-
vités territoriales ainsi que l’impact des politiques européennes constituent
de notables éléments d’évolution. Un aspect central pour l’innovation est
son financement, facteur important de la réussite des entreprises, surtout
des plus petites. Nous avons vu que l’efficacité du système de financement
dépend pleinement de la mobilisation de moyens adaptés (car l’innovation
n’est pas un risque commercial classique) et d’une bonne collaboration du
public et du privé. Au total, l’évolution du système paraît assez largement
déterminée par des contraintes exogènes. Elle n’est pas le fruit d’une évolu-
tion institutionnelle parfaitement délibérée.
Concernant l’adaptation globale du SNI, les transformations fondamen-
tales observées depuis une quinzaine d’années l’ont nettement éloigné du
modèle traditionnel (colbertiste) dominé par les « grands programmes » et le
partenariat privilégié de l’État avec les « champions nationaux ». Nous pou-
vons reprendre à notre compte le constat que fait l’OCDE dans son dernier
rapport sur les politiques d’innovation en France : « La doctrine de l’action
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publique (…) fait maintenant de l’impératif de compétitivité, ainsi que de la satis-
faction de certains besoins collectifs (environnement, santé, etc.) les motivations
majeures de la politique d’innovation et voit dans le marché un mécanisme néces-
saire pour sa mise en œuvre » (OCDE, 2014, p.192). Ce faisant, la France se
rapproche du modèle contemporain des « nouvelles politiques industrielles »
pour reprendre l’expression du rapport, mais ce dernier souligne aussi les
défauts persistants du SNI. Le problème majeur souligné est l’insuffisance de
capitaux investis dans les activités entrepreneuriales, particulièrement pour
les petites entreprises qui doivent faire appel à des financements externes.
C’est sur ce point faible du système français que nous souhaitons conclure.
Nous avons constaté que le frein à l’innovation réside plus, actuellement,
dans les conditions générales du contexte national que dans la supposée
faiblesse de telle ou telle politique de recherche ou de soutien spécifique à
l’innovation. Les conditions actuelles ne sont pas favorables à l’entrepre-
neuriat. Le rapport OCDE (2014, p. 72) pointe les « conditions-cadres » de
l’activité des entreprises en France « sans lesquelles les politiques d’innovation
ne peuvent qu’avoir un rôle palliatif permettant de limiter les pertes industrielles
dans certains secteurs, mais certainement pas de réaliser des gains ». Ce constat
(plutôt sévère) ne nous choque pas, mais le diagnostic reste à notre avis

n° 46 – innovations 2015/1 29
Jean-Alain Heraud, Jean Lachmann

un peu incomplet, au sens où les conditions-cadres qui sont principalement


analysées dans le rapport concernent la formation, les ressources humaines
et les transferts de connaissance publics-privés. Ne faudrait-il pas concentrer
plus l’analyse et l’action sur les conditions institutionnelles et les compor-
tements d’acteurs défavorables à la prise de risque créative (en Europe et
particulièrement en France).
Nous avons argumenté que la sortie de la crise passera par le renforcement
des dépenses dans la recherche et l’innovation. Toutefois, les innovations,
qui sont souvent caractérisées par des délais de retour de l’investissement très
longs (avec des taux de rentabilité incertains et pas toujours faciles à relier
aux dépenses engagées), nécessitent des moyens de financement élevés et
étendus dans le temps. Une action collective et coordonnée s’avère néces-
saire, afin de faire face aux retraits et autres défaillances des mécanismes des
marchés financiers. Le recours à l’intervention des spécialistes et des fonds
particuliers, tant publics que privés – visant un objectif de long terme de
conseils stratégiques ou d’appuis financiers – est un point de passage obligé
pour permettre au projet de l’entreprise de se réaliser pleinement et aux
éventuels effets escomptés de s’exercer dans les meilleures conditions.
Les fonds publics peuvent contribuer au bouclage du plan de financement
et au desserrement des contraintes financières à un certain moment du déve-
loppement du projet innovant. Malheureusement, pour tous les acteurs (pri-
vés et publics), dans une période de crise économique généralisée comme
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celle que nous traversons actuellement, les dépenses de R&D sont souvent la
variable d’ajustement des prévisions budgétaires. On se retrouve piégé dans un
cercle vicieux, puisque le remède à la crise est bloqué par la crise elle‑même.
Dans cet article, nous avons cherché à montrer à quel point la dimension
du financement est importante pour comprendre l’efficacité d’un système
d’innovation, qu’il soit national ou régional. Cette dimension est d’ordinaire
trop peu traitée dans la littérature, qui tend à se focaliser sur des thèmes
comme les réseaux d’entreprises ou les relations entre entreprises et centres
de recherche. Ces thèmes sont sans aucun doute essentiels pour comprendre
la dynamique de l’idéation qui se trouve en amont de l’innovation (la phase
de créativité), mais l’efficacité du processus complet menant au marché
requiert d’autres appuis comme les systèmes de financement, les compé-
tences humaines, les cultures locales en matière d’entrepreneuriat, etc. Dans
le cas français, si des améliorations ont été enregistrées, il reste encore un
long chemin à parcourir pour faire du SNI un système efficace et exemplaire.
Les pouvoirs publics ont réalisé de gros efforts, mais il faudra renforcer et
consolider les instruments politiques – et plus largement tout le cadre insti-
tutionnel de l’activité des entreprises – dans les prochaines années pour faire
de la France un territoire favorable à la recherche et à l’innovation.

30 innovations 2015/1 – n° 46
L’évolution du système de recherche et d’innovation…

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