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2 authors, including:
Gabriel Bayarri
University of London
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Instruments for Interference in the Performance of the Brazilian Judiciary View project
All content following this page was uploaded by Gabriel Bayarri on 17 June 2023.
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/bresils/14929
ISSN : 2425-231X
Éditeur
Editions de la maison des sciences de l'homme
Édition imprimée
ISBN : 978-2-7351-2065-9
ISSN : 2257-0543
Référence électronique
Fabio Reis Mota et Gabriel Bayarri Toscano, « De la raison des Lumières à la raison illusionniste :
considérations anthropologiques sur la « schismocratie bolsonariste » », Brésil(s) [En ligne], 23 | 2023,
mis en ligne le 31 mai 2023, consulté le 15 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/bresils/
14929
Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International
- CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
De la raison des Lumières à la raison illusionniste : considération... 1
Nous aimerions remercier ici l’appui accordé à Gabriel Bayarri Toscano par l’International
Macquarie University Research Excellence Scholarship (iMQRES) et la British Academy/Royal
Society pour le financement de la bourse Newton International Fellowship qui lui a été attribuée.
Nous remercions également le projet Capes-PRINT intitulé « International Research Network on
Conflict Management in Plural Public Spaces: Inequalities, Justice and Citizenship in a
Comparative Perspective » [Réseau International de recherche sur la gestion des conflits dans les
espaces publics pluralistes], le programme « Directeurs d’études associés » de la Fondation
Maison des sciences de l’homme, Paris, France, 2021, le Programme de soutien à la recherche de
base (APQ1) de la Fondation de soutien à la recherche de l’État de Rio de Janeiro (Faperj) et la
Bourse de Productivité du CNPq, coordonnés par Fabio Reis Mota.
1 Cet article est le résultat d’un travail construit en réseau, à partir d’un ensemble de
recherches que nous avons élaborées au cours de nos carrières académiques au Brésil et
à l’étranger. L'un d’entre nous, Gabriel Bayarri Toscano2, a fait une immersion
ethnographique durant les mois de juillet à novembre 2018 parmi les sympathisants du
candidat à l’élection présidentielle Jair Messias Bolsonaro. Ce travail de terrain, conduit
dans l’État de Rio de Janeiro, a débuté avant le début de la campagne électorale et s’est
terminé après la fin de celle-ci. L’utilisation de la caméra ainsi que du cahier de terrain
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ont été des outils fondamentaux de documentation au jour le jour. Au cours de ces
mêmes mois j’ai accompagné divers sympathisants bolsonaristes, dont le seul lien était
l’approbation de cette idéologie. J’ai également côtoyé Jair Bolsonaro, Wilson Witzel et
Flavio Bolsonaro. J’ai, par ailleurs, échangé avec plusieurs candidats au Sénat, à la
Chambre des députés fédéraux et à l’ALERJ (Assemblée législative de l’État de Rio de
Janeiero), tous liés au candidat à la présidence de la République. Parallèlement, diverses
histoires de vie de personnes, aux profils différents, qui pensaient voter pour
Bolsonaro, ont été recueillies, révélant leurs motivations profondes. Cela s’est fait en
accompagnant leur vie quotidienne (repas, conversations en famille, promenades,
participations aux manifestations).
2 Le matériau recueilli par le second d’entre nous, Fabio Reis Mota, est issu de la
compilation d’informations ethnographiques à partir de conversations, d’informations
sur WhatsApp des groupes bolsonaristes, d’interactions et de conversations menées
dans leurs milieux de proximité fournis par leur réseau familial. Cette étude est venue
en complément du travail de terrain original et immersif produit par Gabriel Bayarri
Toscano.
3 La préparation et le processus de travail de terrain ont été discutés entre nous. Notre
intention principale, dans ce texte, consiste à développer à partir de la substance
ethnographique du travail de terrain, différentes dimensions de ce que l’un d’entre
nous avait construit par ailleurs, à partir d’autres univers empiriques, et désigné
comme « régime de schisme » ou « raison schismatique » (Mota 2018 et 2021 ; Mota &
Velásquez Peláez 2021 ; Mota & Kant de Lima 2022). À ce propos, il est important de
souligner que notre intention n’est pas de formater et d’encadrer l’instrument
analytique dans une sorte de « manuel du schisme ». Tout au contraire, nous pensons
que le travail anthropologique de modelage de l’outil analytique peut aussi se
constituer à partir d’autres références interprétatives permettant d’orienter notre
vision vers d’autres phénomènes sociaux3. Notre exégèse anthropologique est, en ce
sens, « composite ». Autrement dit, elle s’articule avec d’autres éléments qui nous
aident à percevoir les évidences symboliques qui se présentent aux yeux de
l’ethnographe (Cardoso de Oliveira 2002), de façon parfois harmonieuse ou pas du tout.
Il s’agit d’un autre angle possible pour scruter le monde social et mettre en évidence le
phénomène « Bolsonaro » et le « bolsonarisme » à partir des outils analytiques
développés autour de la notion de « régime de schisme » ou « raison schismatique ».
4 Il est très important que le lecteur comprenne que, de notre point de vue, les êtres
humains sont constitués d’une multiplicité de formes, de façons d’agir et de penser qui
nous empêchent de transformer les explications sociologiques et anthropologiques en
capsules fermées sur ce qui se passe dans l’esprit humain et dans le monde social. La
« raison » telle que nous la connaissons – au moins depuis que, en 1619, René Descartes
a posé quelques pierres fondamentales d’une raison éclairée dans son Discours de la
méthode – se serait convertie au cours des deux derniers siècles en un terrain solide et
fertile pour la vie humaine des Occidentaux. Pourtant, en cette ère cybernétique et
technologique du XXIe siècle, la dimension « sablonneuse » de l’esprit humain et ses
fractures internes sera toujours présente. C’est pourquoi nous nous référons à la
« raison schismatique » ou « régime de schisme » comme une propriété de l’agir et du
discours humain qui se pare d’éléments cognitifs et symboliques différents de ceux qui
appartiennent à la « raison des Lumières ». Depuis un point de vue individuel, le
« schisme » peut être interprété comme le produit d’une rupture entre le plan du
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Rites schismatiques
6 Le matin du 28 octobre 2018, nous sommes allés dans une école primaire, l’un des
bureaux de vote du quartier Barra da Tijuca, zone de hauts revenus de Rio de Janeiro.
Les personnes qui portaient des autocollants du PT [Parti des travailleurs] ou de « Ele
Não » [Pas lui]6 se souriaient, se saluaient et échangeaient un « Ça va tourner » qui se
référait à l’espoir que Fernando Haddad puisse gagner les élections générales. Malgré
les sondages, les secteurs progressistes continuaient d’espérer. Au cours des dernières
semaines l’idée que Jair Messias Bolsonaro était dangereux et agressif s’était renforcée
et il fallait ne pas oublier d’emporter un livre au moment de voter. L’idée à transmettre,
face aux vidéos enregistrées au premier tour de personnes qui votaient en portant une
arme, était qu’il fallait « plus de livres et moins d’armes ». Ainsi, on créait une
ambiance qui soutenait une raison schismatique face à la forte polarisation présentée
dans ce rituel électoral : livres vs armes, « Pas lui » vs « Lui, oui » ou peace and love vs
violence contre les autres.
7 Une file énorme tenait tout le trottoir jusqu’au bureau de vote, chacun attendant
tranquillement son tour. Plusieurs personnes avaient revêtu un tee-shirt jaune de
l’équipe nationale de football ou des chemisettes jaunes et vertes ou, encore, des tee-
shirts avec les mots « Mon parti c’est le Brésil », claire référence à la composante
patriotique et antipartis du « discours bolsonariste7 ». Nous avons commencé à parler
avec les personnes qui portaient ces couleurs liées à celles du drapeau brésilien. Dans la
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De la raison des Lumières à la raison illusionniste : considération... 4
file un homme disait « Au Brésil on aime venir voter avec le tee-shirt de la "sélection"
ou "Mon parti c’est le Brésil", ou "Mon candidat c’est Bolsonaro" 8 ».
8 Nous avons continué à marcher le long de la file et, parmi les nombreux visages et
corps qui s’alignaient dans cet espace de rituel politique et électoral, diverses rumeurs
se propageaient. « Ils disent qu’il y a déjà eu des fraudes pour faire perdre Bolsonaro »
s’exclamait une femme9. « On dit que Bolsonaro a déjà gagné » disait un homme 10. Un
groupe de jeunes nous a expliqué : le Brésil est un pays riche où il y a du désordre, de la
violence, un manque de services de base comme l’éducation et la santé, et de la
corruption. Ils en rendaient responsables le PT de Lula et assuraient que « le peuple
était lassé de l’élite et de la grande presse » et que Bolsonaro, bien qu’il ne soit pas
parfait et qu’il ait une pensée arriérée, pourrait changer la situation. Tout au long de la
file, des personnes semaient l’idée qu’une fraude électorale était en cours et que celle-ci
pourrait avoir été déjà commise, faisant preuve de beaucoup de méfiance. « L’esprit du
soupçon » a continué de rôder sous le ciel de la journée électorale avec des airs de
schismes qui enveloppaient les mots et les gestes des partisans de Bolsonaro.
9 Après plusieurs heures d’attente, nous sommes entrés dans le bureau de vote où les
personnes devaient montrer leur carte d’électeur au préposé à la table électorale. Sur
les murs des dessins d’enfants arboraient les mots « Démocratie et paix ». Une
professeure du quartier nous a dit « Vous voyez ces images ? Démocratie et paix, c’est
ce que nous voulons pour nos enfants. En même temps, la jeune femme faisait un geste
énergique, tout en reconnaissant que son père voterait lui aussi pour Bolsonaro 11.
10 La campagne électorale était arrivée à son climax et se présentait comme un récit
construit en des termes belliqueux et fortement émotionnels, en une victoire du
« bien » contre le « mal ». Dans cette situation exceptionnelle, pour faire que le « bien »
gagne, et sans se préoccuper des sondages, les personnes recourraient à des prières, à
des objets totémiques ou à des pratiques ésotériques qui pourraient aider leur candidat
dans les derniers moments du rituel de ce temps électoral (Palmeira & Heredia 1995).
C’était une démonstration de l’intensité du « régime de schisme » (Mota 2018, 2020a,
2021).
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prêtent. L’élection présidentielle, grâce au travail symbolique dont elle a été l’objet, est
devenue un événement, acquérant ainsi une multiplicité d’acceptions dans les diverses
pensées et pratiques. Le jour des élections a été forgé par certaines exigences morales,
politiques et symboliques qui ont acquis tout un réseau de sens nouveaux à travers
l’exercice explicatif et interprétatif déployé par les personnes inscrites dans cette
« épreuve ». En définitive, des situations comme cette violente campagne électorale
étaient porteuses d’incertitudes et d’inquiétudes qui, jusqu’alors, avaient été assumées
comme principes constitutionnels et qui, là, sont entrées dans un univers complexe de
justifications. Ceci a autorisé les acteurs et les sympathisants bolsonaristes à recourir à
une série de composants discursifs, normalisateurs de la violence et de la « croyance
schismatique », mais aptes à attribuer un sens plus ou moins généralisable parmi ceux
qui étaient rattachés au phénomène bolsonariste (Boltanski & Thévenot 1991).
18 Depuis la perspective qui est la nôtre ici, nous avons cherché à faire un examen
systématique d’un pluralisme qui divise la vie en société, sans que cette division ne soit
réduite à des problèmes de classes ou de groupes d’intérêts. Elle ne peut pas être
référée à des collectifs non plus qu’aux seuls individus, parce qu’elle trouble les
personnes elles-mêmes. De fait, cela correspond aux régimes variés des engagements
dans le monde de chacun. Notre approche est politique et morale dans le sens où la
délimitation de chaque régime tient compte du type de valorisation et de dévaluation
qui le guide. Elle est aussi réaliste car chaque régime se distingue par une manière
spécifique de percevoir la réalité en jeu (Thévenot 2006).
19 À partir de ces orientations analytiques et en scrutant les événements mis en valeur
dans le Brésil de Bolsonaro et aux États-Unis de Donald Trump (entre autres cas
internationaux), nous entendons considérer la pluralité des formes qui configurent les
démocraties sans oublier de considérer d’autres variables et facteurs qui ont contribué
à la compréhension du bolsonarisme et d’autres mouvements d’extrême-droite dans le
monde. En ce sens, nous pouvons, avec Thévenot, considérer plusieurs types de
grandeurs :
Dans la grandeur civique, le bien commun est celui d’une solidarité collective qui
contribue à l’égalité. Au représentant élu, au porte-parole, est reconnue cette
grandeur, de même qu’au collectif constitué. Dans la grandeur industrielle, le bien
commun est celui de l’efficacité technique dont peut se prévaloir le professionnel
qui « assure » pour les autres. (Thévenot 2006, 217)
20 Ici, c’est la « grandeur schismatique » qui nous intéresse, celle qui voit le bien commun
comme l’agrégation de valeurs partagées entre des semblables qui sont homogènement
égaux. On reconnait à celui qui a été élu une capacité suprême à faire de la politique.
Dans le « régime de schisme », la confiance/méfiance, cet appareil cognitif qui provient
de l’héritage du libéralisme politique, est diluée. En tant que dispositif cognitif et
moral, la méfiance, comme nous la connaissons, a occupé une place dans le monde
libéral ordonné à partir de la primauté de la raison, de la centralité des droits
individuels et de la possibilité de forger des arguments consensuels.
21 Dans une période antérieure à celle des Lumières européennes, caractérisée par une
compréhension et une logique holistique du monde (Dumont 1983), où la confiance
était externe à l’individu, les réponses se trouvaient hors des personnes. Toute la vérité
sur les représentations du monde venait d’un Être omniprésent. Dans ces conditions, la
légitimité et la compétence pour construire leurs propres vérités n’étaient pas
garanties aux « personnes » (Eco 1980).
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Le « régime de schisme »
25 La catégorie « schisme » a différentes acceptions sémantiques en portugais, espagnol,
anglais ou français. Dans ces trois dernières langues, son emploi en tant que substantif
masculin se réfère à la séparation des adeptes d’une religion (le schisme d’Orient), la
division ou la rupture dans un groupe. Dans l’usage ordinaire du Brésil – ainsi que dans
les dictionnaires de langue portugaise – cette catégorie peut aussi être utilisée comme
substantif féminin (cisma) pour désigner, selon le dictionnaire Michaelis (Weiszflog
1999) :
26 1) une pensée fixe sur quelque thème ou idée, fixation, manie, obsession ;
27 2) une opinion erronée, sans fondement, une intuition, un pressentiment ou un
sentiment ;
28 3) une idée vague ou chimérique : rêverie, divagation, délire ;
29 4) manque de confiance, peur d’être trompé, crainte, soupçon, incrédulité ;
30 5) opinion erronée : idée ou conviction qui manque de fondement ;
31 6) sentiment défavorable qui n’a pas de base ni de raison d’être, embarras,
prévarication ;
32 7) impulsion soudaine qui surgit sans motif apparent, colère, caprice, entre autres
significations qui se réfèrent à la construction d’une explication fortement formulée
comme certitude absolue sur une chose, sur un phénomène, sur une représentation ou
une idée du monde ou sur une définition unilatérale et non dialogique de l’identité ou
du rôle social d’une personne qui est l’objet d’une cisma.
33 Dans le monde des algorithmes d’Internet que nous confinent dans nos bulles
informatives, dans celui de la diffusion et de la consolidation des fake news, des formes
modernes de communication comme WhatsApp, dans celui de la claustration issue des
effets sociaux de la pandémie du virus Sars-Cov-2, dans la dynamique interactive, avec
l’apparition de mouvements d’extrême-droite, le « régime de schisme » au sens où la
langue portugaise l’entend (Mota 2018 et 2021) a été l’un des supports centraux des
actions humaines au Brésil et dans d’autres pays. Les arguments d’autorité sont passés
aux mains des influenceurs, individus qui, en raison de l’énorme volume d’information
disponible sur les réseaux et de l'évidente difficulté à vérifier leurs sources, se sont
convertis en « hérauts de la vérité », d’une vérité ramenée à leurs propres opinions et à
leurs témoignages, les seuls qui fondent et valident la connaissance qu’ils transmettent.
Nous assistons au surgissement de « gourous », personnes influentes dont l’autorité est
auto-proclamée puisqu’ils rejettent la validation de leurs connaissances par les
institutions de savoir ou par la science établie. Cela peut donner lieu à des mouvements
en faveur de la Terre plate (et non ronde), aux anti-vaccins et aux théories
conspiratrices qui dominent l’esprit de tant de gens autour de la planète. La pandémie
du virus Sars-Cov-2 a fait fleurir ces formes de fonctionnement par le schisme au
détriment de l’appareil cognitif de la méfiance, secouant certains fondements centraux
des systèmes démocratiques comme l’argumentation consensuelle, la confiance et
l’emploi des attributs rationnel-logico-cartésiens. Cette relation des réseaux sociaux
avec les nouvelles formes autoritaires de l’extrême-droite a fait l’objet de diverses
conceptualisations qui aident à synthétiser ce type d’articulation, comme « extrême-
droite pop » (Goldstein 2019) ou « populisme digital » (Cesarino 2020). Parmi les
instruments cognitifs et moraux les plus importants pour l’existence collective du
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monde des révolutions post-bourgeoises, il faut donner toute sa place à l’altérité ainsi
qu’à la différence et à l’étrangeté de l’autre. C’est là que se réalise notre condition de
sujet dans la société et que se fonde notre travail de singularisation et de
différenciation du « moi » dans le monde du self (Lévi-Strauss & Pouillon 1970 ; Mead
1934 ; Ricoeur 2004).
34 Comme nous l’avons dit auparavant, la méfiance est un héritage du libéralisme
politique. Dans ce contexte, la reconnaissance de l’autre est impérative pour la
formation de l’auto-connaissance, comme les écrits philosophiques de Hegel le
postulent. Dans la méfiance, le soupçon est éphémère et peut être négocié entre les
parties impliquées dans l’interaction, tandis que dans le schisme, au contraire, la
négociation est suspendue et on voit s’imposer, unilatéralement, une vision rigide des
choses et des personnes. C’est ce qui permet à ce régime de s’alimenter d’éléments anti-
factuels, pérennes et immuables aux yeux du schismatique, comme dans le cas du
prétendu « Kit Gay » et de quelques autres recours construits par les bolsonaristes pour
réaffirmer des certitudes et des convictions bien consolidées.
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au-dessus de tout, je suis venu gratis !!! » Des sympathisants avaient représenté une
voiture pour l’offrir à Bolsonaro : c’était une décapotable (comme la voiture utilisée le
jour de l’inauguration de la nouvelle présidence à Brasília) ; elle était accompagnée du
visage du « mythe » (Bolsonaro), de son numéro de candidat aux élections (0017) et
d’un pistolet. Autant de représentations de la « messianisation » à laquelle était soumis
Bolsonaro.
38 Des jeunes filles portaient un gâteau blanc avec plusieurs photos de Bolsonaro, tandis
qu’elles criaient « Je suis femme et j’ai voté pour Bolsonaro ! » et, sautant avec la
pâtisserie, elles ajoutaient : « Que sautent ceux qui ont voté pour le capitaine !!! » De
jeunes garçons et filles chantaient en cœur leur appui à Bolsonaro au milieu de leurs
familles. Parmi des affiches proposant « Adhésifs du "mythe" à un real » une fillette à
lunettes criait : « Lula, voleur, ta place est en prison ! » Les rengaines de la campagne,
que tout le monde connaissait, formaient un fond musical qui, maintenant, devenait la
reconnaissance d’un succès que l’on qualifiait d’historique.
39 Parmi ces airs plébiscités on entendait le proibidão Bolsonaro 25. Les paroles disaient « Je
donne à la CUT [Centrale unique des travailleurs] du pain avec de la mortadelle et pour
les féministes, du picotin dans une terrine. Les filles de droite sont les mannequins les
plus belles tandis que celles de gauche ont plus de poils que les chiennes... ». La
musique faisait référence à la stigmatisation du mouvement féministe dont la violence
se normalisait dans l’espace festif électoral. Les sympathisants ont continué à danser
tout en enregistrant des vidéos sur leurs portables jusqu’à la nuit et, au milieu d’eux,
s’élevait un énorme pitxuleco26, une poupée gonflable d’environ cinq mètres de haut
représentant Lula vêtu en prisonnier avec le numéro de plaque 13-171 27. Elle était
utilisée comme un punching ball. Une femme donna un coup à la poupée en criant,
rageuse : « Lula, voleur, ta place est en prison !!! » L’ennemi « pétiste » avait été
déterminant pour l’identification politique de camps opposés au cours de la campagne
de Bolsonaro et les vendeurs ambulants offraient avec succès de petits pitxulecos de Lula
et de l'ex-présidente du PT, Dilma Rousseff. Un marchand ambulant nous a dit : « La
poupée représente Pitxuleco, qui est tout l’argent qui a disparu dans le petrolão [scandale
Petrobras]. » Il poursuit : « Ils ne l’appelaient pas argent, ils l’appelaient Pitxuleco. » Un
homme qui travaillait dans l’organisation volontaire creva un pitxuleco de Dilma et nous
dit : « Aujourd’hui Bolsonaro a gagné à cause du PT, on ne supportait plus. Le parti du
travailleur n’a fait que voler le travailleur. » Tandis qu’il nous disait cela son fils
d’environ dix ans chantait en tenant un autre pitxuleco de Lula : « Un, deux, trois,
quatre, cinq, mille, nous avons Bolsonaro pour président du Brésil. »
40 Quand la fête a été terminée, un groupe de personnes a sorti divers instruments de
musique (trompette, tambourins, etc.) et a continué à chanter en chœur les airs de la
campagne. Ces symboles, construits dans un langage violent et anti-pétiste mais aussi
festif et carnavalesque, étaient constitutifs d’un rite de transition. On passait d’une vie
à l’autre, on accédait à un nouvel état dans lequel ceux qui avaient voté pour Bolsonaro
sentaient « qu’ils avaient récupéré le Brésil », cristallisant ainsi la nouvelle
schismocratie.
41 Tout ce rituel effusif et festif a montré que la démocratie et la schismocratie se sont
rencontrées dans les voix et les corps. Cette tension entre principes et valeurs a mis en
évidence l’effondrement de la démocratie et l’avènement d’une schismocratie. La
démocratie tend à rendre légitimes les arguments sur lesquels un accord s’est constitué
ainsi que le consensus (c’est le mode de la production du dissensus dans le consensus,
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comme dirait Bourdieu), tandis que la schismocratie tend à construire des espaces dans
lesquels il existe une forte rupture de la communication et une production d’arguments
polarisés qui se fondent sur des convictions absolutistes et pratiquement immuables,
comme nous l’avons vu dans les divers témoignages. C’est le lieu d’exercice d’une sorte
de contradiction (Kant de Lima 2008 et 2009 ; Ioiro & Duarte 2015) où la « vérité » et les
« faits » ne peuvent être révélés que par la présence d’une autorité interprétative qui
définit le « réel ». Ce jour-là, la présence de Bolsonaro et les trois livres mentionnés
représentaient l’autorité interprétative des schismatiques.
42 Il est important de souligner la différence entre la « logique du contradictoire » et le
principe du contradictoire qui est présent dans pratiquement toutes les constitutions
des pays démocratiques. La constitution brésilienne de 1988 « assure aux parties, dans
les procès judiciaires ou administratifs, le contradictoire et une large défense, avec les
moyens et les recours qui y sont inclus ». Dans la « logique du contradictoire » la
possibilité que les participants – qu’ils soient parties au conflit, opérateurs juridiques
ou doctrinaires – arrivent à un accord est déniée. Cela signifie qu’au lieu de privilégier
un consensus provisoire entre des parties divergentes, on tend à produire un dissensus
indéfini dans lequel prévaut la vérité de celui qui a les plus grands attributs et la plus
grande légitimité pour l’affirmer (Iorio & Duarte 2015). Ainsi, voit-on se produire des
« bulles de vérité » qui, fermées sur elles-mêmes, se combattent et se contredisent, sans
permettre le pont fourni par le dialogue, ni même un minimum de consensus sur les
faits. Si quelqu’un élabore une critique de Bolsonaro, par exemple, ses partisans ne
tardent pas à répliquer durement « Et Lula ..., et le PT ... », produisant un monde dans
lequel les arguments ne font sens que dans un travail d’argumentation polarisé et clos.
Le jour des élections, une schismocratie à la brésilienne s’est institutionnalisée.
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connaissance avec le pouvoir, soustrayant aux parties les mécanismes de consensus qui
ont pour fonction de légitimer le résultat du processus de construction de la vérité.
Cette logique s’oppose fondamentalement à la logique contemporaine de construction
de la connaissance scientifique, qui se fonde sur une argumentation engendrant une
conviction des parties impliquées et un consensus, toujours provisoire, sur les faits et
les expériences empiriques appuyés sur le processus argumentatif. La connaissance
produite par la rationalité schismatique ne peut donc trouver sa légitimité que dans
l’autorité qui choisit et consacre le gagnant. Dans ce sens, les recours médiatiques
fournis par les dispositifs d’Internet ont renforcé les pratiques discursives de cet espace
public de contradiction, donnant une énorme projection à ce que nous avons ici défini
comme une schismocratie.
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De la raison des Lumières à la raison illusionniste : considération... 15
reconnaissance légitime aux émotions exprimées par cette inversion qui établit un
court-circuit entre le privé et le commun. En raison de leurs formes variables, ces lieux
qui s’entremêlent, renforcent un commun de tailles très différentes. En outre, la
possibilité de plusieurs liens entre ces lieux fournit des différences et des différends,
sans faire de place à un espace d’argumentation. Donc, si l’on suit le raisonnement de
l’auteur, « on peut approfondir l’analyse des formes d’autoritarisme qui émergent à
nouveau y compris dans les pays de tradition démocratique. Certains cas extrêmes
rappellent la principale figure de l’autorité incarnée par des hommes forts, dont la
forme inversée peut être facilement confondue avec le corps animé par une énergie
vitale et sexuelle exposée physiquement » (Oleynik 2010 Apud Thévenot 2007,13). Le
culte de la personnalité efface la tension produite par une telle configuration, au prix
du renoncement à la commune humanité : la distinction du surhomme est portée par
l’existence de sous-hommes. Dans ses formes contemporaines l’autoritarisme n’est pas
un simple retour à l’absolutisme. Il inclut l’appel au peuple, ce qui le range du côté du
populisme. C’est là que la troisième grammaire (celle du lieu commun, en sus de celle
du bien commun pluriel et celle libérale des intérêts) apporte une contribution
importante. Elle aide à comprendre l’appui populaire du leader qui se fonde sur les
inversions personnelles des lieux communs que le leader convoque. Elle montre
également les manières dont se réduisent ces divers lieux communs que le leader met
en œuvre pour affirmer une autorité unique et indivise contre tout pluralisme, qu’il
désigne en tant qu’ennemi. Donc, le mécanisme de construction et de maintien de cet
autoritarisme ne dépend plus seulement d’un ascendant charismatique. Ces autorités
utilisent les lieux communs pour combiner la puissante masse d’une foule qui invertit
un lieu en l’occupant, avec des réseaux de personnes engagées à distance dans un
milieu d’affinités en rapide expansion qui donne au pouvoir, de façon unique, des outils
de communication. Ces autoritarismes réunissent en un seul tous les lieux communs
qu’ils ont convoqués (Thévenot 2017, 15).
52 Dans cet article nous avons tenté de réfléchir sur la manière dont les relations
schismatiques du phénomène bolsonariste sont marquées par une rationalité qui met
en suspens les critères logiques, rationnels et cartésiens en faveur d’une raison
schismatique qui secoue les ciments de la confiance, de la reconnaissance et de la
dignité, donnant de nouvelles formes à la dynamique interactive dans le monde
moderne. En dehors du bolsonarisme et de quelques autres extrêmes-droites
internationales, nous avons récemment rencontré ces relations schismatiques dans le
surgissement des mouvements anti-vaccins, dans les débats sur l’efficacité de certains
médicaments (comme la chloroquine) pour traiter l’infection par le virus Sars-Cov-2.
Ces lieux communs auxquels se réfère Thévenot, associés au surgissement de la
rationalité schismatique que nous avons problématisée, sont des chemins alternatifs
qui nous permettent d’éclairer le phénomène de la schismocratie contemporaine. C’est
une voie entre d’autres pour traiter des questions qui, aujourd’hui, affectent toutes les
personnes de la planète.
53 Les phénomènes qui ont surgi dans les dernières années au Brésil et dans le monde
mettent en évidence les grandes mutations symboliques, morales et politiques qui
produisent des tensions sévères entre les valeurs et pratiques provenant de la raison
des Lumières et celles qui se répandent à la vitesse fournie par les réseaux sociaux
donnant naissance à une raison « illusioniste ». Cette dernière se nourrit des marges
déformées de la réalité comme le « biberon à bite » ou le « Kit Gay » ainsi que d’autres
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NOTES
1. Article reçu pour publication en juin 2021 ; approuvé en mai 2022.
2. J’ai réalisé ce travail ethnographique dans le cadre de ma thèse de doctorat dont la
soutenance a eu lieu en mai 2022. Elle est intitulée « Brésil au-dessus de tout. Dieu au-
dessus de tous : une ethnographie du sens colonial métaphorique de Bolsonaro lors des
élections brésiliennes de 2018 » (Bayarri Toscano, 2022b).
3. Voir, par exemple, sur le thème du présent article, les publications de Pinheiro-
Machado & Scalco (2020).
4. Cette coopération internationale est passée initialement (1998) par un accord Capes/
COFECUB, coordonné du côté brésilien par l’anthropologue de l’UFF, Roberto Kant de
Lima, et, du côté français, par les sociologues Isaac Joseph et Daniel Cefai. Un autre
projet Capes/COFECUB a suivi en 2010, coordonné du côté brésilien par l’anthropologue
de l’UFF, Marco Antonio da Silva Mello, et par le sociologue Laurent Thévenot du côté
français. Cette coopération avec des sociologues pragmatistes est devenue en 2017 un
projet CAPES-Print coordonné par Fabio Reis Mota. Pour plus de détails, voir
Breviglieri, Diaz & Nardacchione (2017) et Mota (2020b).
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17. Sur ce « Je suis venu gratis », nos interlocuteurs nous ont dit à plusieurs reprises
que « la gauche » payait les participants pour venir à ses manifestations, concrètement
avec « un peu d’argent et un sandwich de mortadelle ». Le mot d’ordre « Lui oui » a été
créé en opposition à celui qui avait été impulsé par les mouvements féministes et
accepté par les progressistes, « Pas lui ».
18. Olavo de Carvalho est mort en janvier 2022, mais sa figure est vénérée comme l’un
des « pères » du bolsonarisme, son gourou.
19. En référence à l’adjectif portugais « cismado », qui désigne quelqu’un qui, dans ses
jugements sur les choses ou les personnes manifeste une inébranlable conviction.
20. Entretien n° 7, 28.10.2018, 3 300 Avenue Lucio Costa, Barra da Tijuca, Rio de Janeiro.
21. Témoignages d’interlocuteurs le 28 octobre 2018, sur l’Avenue Lucio Costa, Barra da
Tijuca, Rio de Janeiro.
22. « Bolsonaro em 25 frases polémicas » [Bolsonaro en 25 phrases polémiques], Carta
Capital, 29 octobre 2018. Disponible sur : https://www.cartacapital.com.br/politica/
bolsonaro-em-25-frases-polemicas (consulté le 6 juillet 2022).
23. Nous remercions ici notre collègue Felipe Berocan Veiga pour avoir suggéré
l'utilisation de ce néologisme pour penser le « régime de schisme ».
24. Basée sur le livre Elite da tropa (2006), le film « Tropa de Elite » (2007), dirigé par José
Padilha, raconte l’histoire du BOPE (Bataillon d’opérations spéciales de la Police
militaire) et ses actions violentes dans les favelas de Rio de Janeiro. En écoutant sa
bande sonore, les sympathisants de Bolsonaro utilisaient le symbole du port du fusil, en
l’associant au protagoniste du film, le capitaine Nascimento, un policier violent.
25. Les proibidões sont un sous-genre de la musique funk carioca qui évoque l’univers du
crime.
26. Le pitxuleco est une poupée à l’image de Lula fabriquée par les partisans de
Bolsonaro ; le terme fait référence au mot « propina » [pot-de-vin], pour rappeler le
scandale de corruption qui a déclenché l’opération « Lava Jato ».
27. Le numéro 13 était celui du candidat du PT. Le 171 se référait à l’article du code
pénal brésilien qui porte sur l’escroquerie, c’est-à-dire la tromperie envers des
personnes pour obtenir un bénéfice pour soi-même.
28. Le temps de chaque candidat a été établi par le Tribunal supérieur électoral (TSE).
Pour comparer, le candidat Geraldo Alckmin (PSDB) a eu droit à deux blocs de 5
minutes et 32 secondes, par rapport aux 9 secondes de Bolsonaro.
29. « Datafolha: quantos eleitores de cada candidato usam redes sociais, leem e
compartilham notícias sobre política [Datafolha : combien d'électeurs de chaque
candidat utilisent les réseaux sociaux, lisent et partagent les nouvelles sur la
politique] », G1-globo.com, le 3 octobre 2018 [en ligne]. Disponible sur : https://
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compartilham-noticias-sobre-politica.ghtml (consulté le 6 juillet 2022).
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RÉSUMÉS
Cet article montre le caractère fondamental du cadre théorique du « régime des schismes » dans
l’étude du phénomène de la soi-disant « extrême-droite ». Il repose sur une enquête
ethnographique effectuée à l’occasion de la victoire électorale de Jair Bolsonaro, notamment
menée devant sa maison, à Rio de Janeiro, au soir du second tour. Ce que nous avons appelé le
« régime de schisme », et que nous considérons comme fondateur du « bolsonarisme », y apparaît
marqué par l’auto-absorption dans des mondes particuliers, formant une raison illusionniste qui
contraste avec la raison des Lumières.
This article shows the fundamental character of the theoretical framework of the « regime of
schisms » in the study of the phenomenon of the so-called « extreme right ». It is based on an
ethnographic investigation carried out on the occasion of Jair Bolsonaro’s electoral victory,
namely in front of his house in Rio de Janeiro on the evening of the second round. What we have
called the « regime of schism », and which we consider as the founder of « Bolsonarism »,
appears marked by the self-absorption in particular worlds, forming an illusionist reason that
contrasts with the reason of the Enlightenment.
INDEX
Keywords : schism regime, far right, Bolsonaro, elections, political anthropology, Brazil, 21st
century
Palavras-chave : regime da cisma, extrema direita, Bolsonaro, eleições, antropologia política,
Brasil, século XXI
Mots-clés : régime du schisme, extrême-droite, Bolsonaro, élections, anthropologie politique,
Brésil, XXIe siècle
AUTEURS
FABIO REIS MOTA
Fabio Reis Mota est professeur au département et au programme de post-graduation
d’anthropologie de l’Université fédérale Fluminense (UFF). Il est chercheur à l’Institut d’études
comparées sur l’administration institutionnelle des conflits de l’UFF (InEAC-UFF) et coordinateur
du Centre Fluminense d’études et recherche (NUFEP/UFF).
ORCID : https://orcid.org/0000-0001-7883-8258.
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