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Dette privée africaine : une question

épineuse dans le contexte du Covid-19


Que valent toutes les déclarations concernant la dette africaine
quand une bonne partie de celle-ci est due à des structures
privées ? La question mérite d'être posée.

Le continent est en proie à plusieurs milliards de dollars de dette privée.© JOHN WESSELS /
AFP
Par Ahmadou Aly Mbaye*, Babacar Sène**, Cheikh Ahmed Bamba Diagne*** pour
Theconversation.com
Publié le 18/05/2020 à 11h52
La crise de 1982 avait déclenché un vaste programme de restructuration de la dette des pays en
développement, dont un certain nombre était en défaut de paiement. Dans les années 1970, ces
pays avaient largement bénéficié de prêts accordés par les gouvernements des pays développés,
les institutions de Bretton Woods et les banques commerciales internationales, dans un contexte
de montée en puissance de la liquidité mondiale largement imputable à l'accumulation des
eurodollars. Après de longues périodes de négociations entre créanciers et États en défaut de
paiement, un consensus s'est dégagé à travers le plan Brady qui a permis une restructuration de
la dette de 18 pays. Ce plan était fondé sur des mécanismes d'échanges de dettes bancaires
contre des titres obligataires.

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La crise de 1982

Au début des années 2000, après plusieurs réflexions et concertations, le Comité monétaire et
financier (CMFI), l'organe consultatif du Conseil des gouverneurs du FMI, propose deux
mécanismes de restructuration de la dette souveraine (MRDS). La première approche, plus
souple pour les débiteurs, reposait sur un cadre juridique légal de restructuration de la dette.

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Une seconde, plus compliquée, basée sur l'introduction de clauses d'action collective (CAC)
dans les émissions de titres souverains, a été retenue par les créanciers privés. En langage
simple, les clauses d'action collective permettent aux détenteurs d'obligations de se mettre
d'accord sur la restructuration de la dette, même si certains d'entre eux s'y opposent, à condition
que la majorité soit d'accord.

Les CAC sont des dispositifs de résolution que les créanciers peuvent déclencher à la suite d'un
défaut souverain. C'est la règle de la majorité qualifiée qui est appliquée, en principe entre 75 %
et 85 % des votants. Les créanciers minoritaires sont obligés de suivre la majorité favorable à
la restructuration proposée par le pays débiteur. Ces CAC représentent certes des solutions
permettant de résoudre des problèmes liés à une situation de défaut ; ces solutions sont toutefois
très compliquées à mettre en œuvre, car les créanciers sur le marché des eurobonds sont très
nombreux et dispersés. En cas d'échec, certains créanciers peuvent assigner en justice les États
en défaut pour les obliger à payer ou revendre les titres à des fonds vautours.

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Une crise sanitaire accélératrice des défauts de paiement

La crise du Covid-19 est en train de mettre à l'épreuve les mécanismes de gestion de la dette
commerciale des pays en développement. Des moratoires et des décaissements via les guichets
du FMI et d'autres institutions financières multilatérales ont été accordés à de nombreux pays
en difficulté, mais ces mesures d'urgence portent uniquement sur les dettes bilatérale et
multilatérale.

Les graphiques suivants montrent que la dette des pays en développement a connu des
mutations profondes au cours de ces dernières années. En 2019, le stock de la dette extérieure
des pays à revenu faible et intermédiaire a atteint 7 800 milliards de dollars US.

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Source : FSE (2020).
Depuis l'annonce des premiers cas confirmés de Covid-19, les rendements et les primes de
risque sur les marchés secondaires ont fortement réagi à la situation d'incertitude créée par la
pandémie. Cette situation, si elle perdure encore, peut entraîner, dans un futur proche,
des défauts en cascade. À titre d'exemple, entre mars et avril 2020, l'Équateur, l'Argentine et
le Liban sont entrés en situation de défaut technique – c'est-à-dire dans l'incapacité de
rembourser le service de la dette sur une période définie –, voire de défaut. Ces pays étaient
déjà confrontés à des difficultés bien avant la crise sanitaire mondiale. Mais la situation actuelle
a accéléré le processus de défaut de paiement dans chacun de ces trois pays.

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Source : FSE (2020).
Le gouvernement argentin a proposé fin avril 2020 une restructuration d'une partie importante
de ses emprunts obligataires émis en dollars sous juridiction américaine. La négociation portait
sur un montant de 66,5 milliards dollars US et consistait à faire de nouvelles émissions à 0,5 %
et 0,6 % avec des délais de grâce de trois ans. Ses créanciers, majoritairement américains, ont
rejeté ce plan de restructuration, ouvrant ainsi la voie au contentieux.

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Quelles implications pour les besoins de financement du continent ?

Étant donné le caractère très particulier de la dette privée, la question de son réaménagement
doit être appréciée tant en rapport avec sa faisabilité qu'au regard de l'espace budgétaire qui
serait libéré par son allègement, dans un contexte de ralentissement économique et de
tarissement des sources de financement.

Du fait de la part relativement importante que le service de la dette représente dans le budget
des États (environ 800 milliards de francs CFA, pour des recettes fiscales d'environ
2 600 milliards francs CFA, au Sénégal), un allègement de la dette totale libérerait autant de
ressources qui pourraient être consacrées à endiguer la pandémie de Covid-19 et à limiter la
baisse de l'activité économique qui s'est ensuivie.

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dette »

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Le niveau d'amélioration de l'espace budgétaire dépendra principalement de deux paramètres :

a) La durée de l'allègement.

Si l'allègement était total et portait sur une seule année, la marge de manœuvre budgétaire
augmenterait du montant actuel du service de la dette. Si la durée est allongée à deux ans, la
marge de manœuvre est multipliée par deux, et ainsi de suite. Dans le cadre de l'arrangement
en cours, la durée considérée est d'une année.

b) La part de la dette qui est couverte.

Dans l'arrangement actuel, la dette privée n'est pas concernée par les mesures prises. Ce qui
implique que la marge de manœuvre que gagnent les États se réduirait au montant du seul
service des dettes bilatérale et multilatérale alors que la dette privée a connu une hausse
considérable ces dernières années. Toutefois, le 30 avril 2020, le Club de Paris et l'Institut de
la finance internationale regroupant les créanciers privés ont organisé une rencontre virtuelle
pour discuter d'une initiative de suspension du service de la dette (ISSD). Malgré quelques
réserves, les créanciers privés ont soutenu l'initiative. Celle-ci vise à accorder des moratoires
aux emprunteurs qui en feront la demande.

Si un moratoire de la dette privée constituerait une énorme bouffée d'oxygène pour les États
africains, sa mise en œuvre, quoique probable, n'est pas pour autant garantie. Par ailleurs, les
coûts pour les économies africaines devraient en être évalués. Un important coût à considérer
est lié aux notations de nos économies.

Parmi les 22 États africains notés par Standard & Poor's, 19 ont reçu la note BB + ou moins,
dont 4 sont dans la catégorie CCC, qui sont les pays pour lesquels le risque de défaut est le plus
élevé (Angola, Mozambique, Zambie et RD Congo).

En résumé, quel que soit le scénario qui se présentera en rapport avec la restructuration de la
dette privée des États africains, le risque est élevé qu'il ne laisse pas intacte leur capacité
d'endettement international, à moyen et long terme. Ce qui réduirait d'autant leur espace
budgétaire, déjà fortement entamé.

Pour pouvoir financer la relance post-pandémie, dans un probable contexte de récession


mondiale, les États africains auront besoin de fournir beaucoup plus d'efforts pour la
mobilisation des ressources domestiques.

Une des solutions, en cette période de crise, consisterait à préconiser l'usage de politiques
monétaires plus accommodantes fondées sur des injections de liquidités plus importantes. Ce
dispositif devrait systématiquement être combiné avec un contrôle strict des capitaux
nécessaires – pour préserver les réserves de change et empêcher une forte dépréciation des
monnaies nationales – et d'une baisse considérable des taux d'intérêt (taux directeurs à 0 %).
Mais cette solution est peu envisageable pour les pays à faible revenu, contrairement aux pays
ayant des institutions plus fortes et une économie plus diversifiée et qui attirent beaucoup plus
de capitaux étrangers.

Les estimations qui ont été effectuées au Sénégal par Niang et Mbaye (2020) indiquent
également que le potentiel fiscal non réalisé dans ce pays atteint 11 % du PIB par an. Ce qui est

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largement supérieur aux montants dont il est question dans les discussions sur l'annulation de
la dette.

Réaliser, ne serait-ce que partiellement, le potentiel fiscal requerrait que d'importantes réformes
soient menées au niveau de l'administration fiscale, en termes d'élévation du niveau du plateau
et des compétences techniques, mais aussi de transparence et d'efficacité budgétaires. Un
élargissement de la base productive par l'amélioration de l'environnement des affaires est par
ailleurs une condition sine qua non de succès d'une telle entreprise.

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* Ahmadou Aly Mbaye est professeur d'économie, directeur du programme doctoral WASCAL à l'Université
Cheikh Anta Diop de Dakar.

** Babacar Sène est directeur du Centre de Recherches Économiques Appliquées (CREA) et du Laboratoire
d'Ingénierie Financière et Economique (LIFE). Il est professeur agrégé en économie spécialisé en Monnaie
et Finance à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

*** Cheikh Ahmed Bamba Diagne est directeur scientifique du Laboratoire de recherche économique et
monétaire (LAREM) de l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

Dette privée africaine : une question épineuse dans le contexte du Covid-19 - Le Point

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